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De leur passion, ils ont fait un métier. Cinq amoureux de la

chaussure nous parlent de leur modèle fétiche créé pour l’été.

Autant de manières de voir la femme et la mode.

Le talon haut a été inventépar une femme qui en avaitassez d’être embrassée surle front. » La phrase n’engageque Sacha Guitry, mais l’His-toire semble lui donner rai-son. De la pourtant peu rianteCatherine de Médicis, qui se

fit fabriquer des talons pour être à la hau-teur de son fiancé, le duc d’Orléans, à Ma-rie-Antoinette, qui choisit de monter surl’échafaud haut perchée, en passant parles élégantes de la Venise période Renais-sance, déambulant sans craindre le ridiculesur des chopines, plates-formes de bois pouvant s’élever jusqu’à 60 centimètres ! Letalon aiguille, lui, est bien plus jeune. Onl’attribue tantôt à Charles Jourdan, tantôt àRoger Vivier, tantôt à des chausseurs italiensqui les auraient légèrement précédés. Il n’enreste pas moins qu’il est né dans les années

Dossier réalisé par Elvira MassonPhotos : Jean-François Robert pour L’Express Styles

« 1950 et que c’est au gré des collections deMonsieur Dior, et donc de Roger Vivier, sonchausseur attitré, qu’il a foulé la moquettedes salons avant d’attaquer le bitume. Auxbons soins de ces créateurs déjà stars quidonnèrent sa noblesse au soulier – le mot estplus joli que chaussure… mais parfaitementsynonyme, si l’on en croit l’Encyclopédie deDiderot ! − auxquels il faut ajouter SalvatoreFerragamo et André Perugia. Des noms quipréfigurent l’ascension des créateurs cultesdes années 1990, Jimmy Choo et ManoloBlahnik en tête, talonnés de près par unChristian Louboutin qui a réussi le tour deforce de faire de ses souliers des pièces à ca-ractère iconique. On désire ainsi désormaisposséder une paire d’escarpins Pigalle, aumême titre qu’on convoite à vie un Birkinde chez Hermès. Et on a aujourd’hui la mêmecuriosité pour les créateurs de chaussuresque pour les stars de la couture. � E. M.

Cinq créateurs soulier chériet leur

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Il dit créer pour des femmes contentesd’être femmes. Naturellement, sontruc à lui, c’est le talon aiguille. Qu’ildessine inlassablement depuis l’ado-lescence, puis chez Chanel, Charles

Jourdan, Yves Saint Laurent. Avant d’ouvrir,en 1991, une petite boutique où il com-mence par vendre un modèle unique, sonfameux Love, un soulier… étonnammentplat. Qui lui apprend la réussite et le com-merce ! Depuis, une success story sans aucun creux, des clientes fidèles, stars (Catherine Deneuve, Madonna, Tina Turner…) ou anonymes, sensibles à sonobsession pour la ligne, « le visage du soulier » qui définit une allure de femmeabsolue, celle qu’il formalise au gré de savie rêvée de nomade de luxe. Un optimisteamoureux de la femme, pas loin d’être unmagicien à qui on pourrait demanderdes escarpins « couleur de temps ».

L’esprit de ma collection été 2010 ?« En amont d’une collection, iln’y a pas d’idée en particulier.Je trouverais ça un peu sco-laire… Ce qui compte, c’estla forme. D’ailleurs, dèsqu’une idée surgit, j’enparle avec mon formier,au moment même où je

dessine. Cette collection-ci est composéede trois familles : celle du détail (un clou,une transparence, un effet de matières),celle du patchwork (qui marie python etdentelle, poney imprimé panthère) et cellede la ligne, du décolleté. »

Mon modèle fétiche ?« C’est Melita, en hommage à une amietrès chère à mon cœur. Une femme ac-tive, libre, enthousiaste, qui fait face àl’adversité avec grâce, sans jamais des-cendre de sa hauteur. Ce modèle l’incarnetrès bien : il garde à la jambe une certainenudité tout en étant habillé de tissu d’habit masculin rapporté de Damas.Dans ce cas de figure, il s’agit d’une sérielimitée que je décline, bien sûr, en denombreuses matières et couleurs. »

Christian Louboutin, l’éternel féminin

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Elle est la chouchoute des Amé-ricaines. Rédactrices de mode,acheteurs des department storesnew-yorkais et clientes chantentles louanges de la petite Frenchy

débarquée outre-Atlantique avec samarque, créée en 2001. Elle arrive aujour -d’hui chez Charles Jourdan. Joli saut dechat pour cette ex-danseuse, passée parl’Ecole de l’Opéra de Paris, qui a envoyé,au culot, un dossier à Michael Kors, àl’époque directeur artistique de Celine.Qui l’engagea sur le champ. Elle avait20 ans. Puis ce fut Balenciaga, avant qu’ellese lance, avec une belle idée, sa signature :le talon corseté. Jourdan s’annoncecomme un sacré défi, qu’elle a l’intentionde mener en douceur, à l’image de la ré -ouverture sans tambour ni trompette dela boutique de la rue François-Ier, à Paris.

L’esprit de ma collection été 2010 ?« Une belle collection classique, respec-tueuse des codes de la maison. Les références sont évidentes, Guy Bourdinet Helmut Newton, les constructions sim-ples – j’ai gardé le fameux talon quille, lasignature Jourdan − mais je me suis amu-sée avec les couleurs et les matières. »

Mon modèle fétiche ?« Je voulais un compensé différent, lé-ger, féminin, portable. La femme d’au-jourd’hui veut être différente sans avoirl’air déguisé. J’ai donc choisi pour ce mo-dèle Cocktail un équilibre stable entre lesuède rose, le talon (11,5 cm) en arêted’acajou rouge, et la bride. C’est le talond’un vintage Jourdan des années 1960 quime l’a inspiré. Je le trouve à la fois pop et très facile à manier. »

Alexandra Neel pour Charles Jourdan, classique mais sexy

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Un vrai enfant de la mode :mère couturière, goût pré -coce et prononcé pour ledessin de mode et, à 20 ans,début de l’aventure, chez

Scherrer, en tant qu’assistant du studioaccessoires. Là naît sa grande histoired’amour avec le soulier. Nourrie par unefoule de collaborations (Lacroix, Ungaro,Lanvin, Yves Saint Laurent) qu’il choisitd’arrêter pour concentrer son attentionsur sa propre marque, créée en 1999.Son univers est très référencé, par la modebien sûr, mais aussi par le cinéma, laphoto et la musique. Nostalgique detemps plus élégants, c’est assez natu-rellement qu’il a été appelé, en 2003, àprésider aux destinées d’un Roger Vivieren perte de repères. Avec lui, la Jolie Madame est devenue audacieuse, et l’allure se décline en mode couture.

L’esprit de ma collection été 2010 ?« Le point de départ, côté matières, c’estl’Atelier de Brancusi : des envies de bois,

Bruno Frisoni pour Roger Vivier, l’Histoire réinventée

de pierre, de bronze poli, de plâtre et deciment. Mêlées à quelque chose qui relève d’une naturalité africaine etd’une allure très cool façon disco puismâtinées d’un clin d’œil à MadeleineVionnet pour certains éléments decoupe géométrique. »

Mon modèle fétiche ?« Echo Disco, inspiré du Supernaturede Cerrone ! On est, comme le raconte

l’album, au-delà de la Nature. Il estannonciateur de ce à quoi j’aspiredésormais : une structure nouvelle,à la fois minimale et structurée,comme la vision de la sculptureselon Brancusi. Le talon fonc-tionnel est assez basique, c’estun « skyscraper » dont je me suismaintes fois servi, d’où le côtéun peu écolo-durable de ma démarche. Je l’imagine portépar une baroudeuse de luxe,sportive, en pantalon et chemisesimplissimes. »

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Créateur aux doigts d’or, àl’imaginaire très architec-turé, nourri de mille réfé-rences mais qui jamais ne se réfugie dans l’Histoire, il dou-

ble le talent d’une modestie et d’une gen-tillesse imperturbables. Dans le désor-dre, les maillons de son CV racontent laconstance d’un brillant touche-à-tout.Agrégé, diplômé de l’Ecole normale su-périeure, créateur des chaussures Chris-tian Dior pendant quatre ans, illustrateurpour Vogue Homme International et Va-nity Fair… Aujourd’hui, il est prof de scé-nographie à l’Ecole Duperré, il élaboreavec Nicolas Ghesquière les collectionsde chaussures Balenciaga et fait de mêmechez Hermès (pour qui il assure égale-ment la création des bijoux précieux). Lereste du temps ? Il travaille aux collectionsPierre Hardy. Avec, toujours, depuis 2001,une même exigence visuelle et artistique.Prochaine aventure : l’ouverture à NewYork, à l’automne, de sa première bou-tique en nom propre à l’étranger.

L’esprit de ma collection été 2010 ?« Mes collections ne racontent jamais unehistoire en particulier. En revanche, ellesprocèdent toujours d’une logique for-melle, d’une vision graphique. Pour l’été,elle est partie d’une envie de superposi-tions, de géométrie et de matières, quiforment un ensemble visuel plus qu’unenarration. Se sont agrégées des digres-sions sur un thème, cette fois, les lunettesde soleil. De là, une série de modèles enclins d’œil avec des ronds en plastique. »

Mon modèle fétiche ?« J’ai choisi cette spartiate [NDLR : sesmodèles n’ont pas de nom], car j’aimeles pieds nus. Je trouve ça magnifique,un pied de femme ! Pour moi, le nu-pieds,ce n’est pas une sous-chaussure ; il seraitmême plutôt la chaussure originelle.J’aime le côté archaïque, géométriqueet séduisant à la fois de cette sandale, l’alliance du cuir et du métal, façon Médéeen vacances à Pantelleria ! J’ose imagi-ner qu’elle irait à tout le monde, en toutescirconstances. »

Pierre Hardy, ultramoderne séduction

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Sa marque fête ses 10 ans… etelle n’en revient pas. Il faut dire,sans féminisme aucun, qu’aumoment où elle s’est lancéedans l’aventure, après avoir tra-

vaillé aux accessoires chez Chanel, cer-tains fabricants italiens lui avaient bienfait comprendre que la chaussure étaitune affaire d’hommes ! Sûre de sa pas-sion et têtue assumée, elle a maintenu lecap − avec grand succès − d’une visiondu soulier en équilibre entre éléganceet allure rock, à l’image de ce qu’elle est,une dingue de musique, qui va de concerten concert perchée sur talons de 12. Fai-sant fi des modes imposées, elle a tenule bon bout, arrondi à une époque où l’onne jurait que par les museaux en pointe,et a su s’attirer les sympathies durablesde celles qu’elle a voulu « aider à devenirfemmes » en les éduquant à la hauteur.Pour son anniversaire, elle s’offre uneboutique en Chine.

L’esprit de ma collection été 2010 ?« L’inspiration est double. Une partie dela collection est très 1950, à l’allure poin-tue et nerveuse, assez vintage, très hô-tesse de l’air de l’époque, avec des cou-leurs qui tapent. L’autre est plus 1970,Riviera, longues robes façon Pucci por-tées avec des talons plus massifs. Le pointcommun ? L’ensemble est structuré, carje n’aime pas les machins qui dépassentet qui ne servent à rien, et résolument enquête d’élégance et de raffinement. »

Karine Arabian, rock’n’roll élégance

Mon modèle fétiche ?

« Il s’appelle Carmen et m’a été inspirépar les chaussons pourvus d’une sortede cordon que portent certains moinesbouddhistes en Chine. Cette idée de dé-part a bien sûr évolué ; je l’ai travailléedans le sens d’un soulier très 1960-1970,

le genre Romy Schneider dans La

Piscine. Je le trouve à la fois mé-tissé dans ses inspirations, rock

dans son allure, mais malgrétout assez classique et trèsfacilement portable. »

Carnet d’adresses page 73