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Linguistique de terrain

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Extrait de :

La linguistique de terrain Méthode et théorie Une approche ethno-sociolinguistique de Philippe BLANCHET, 2000, Rennes, Presses universitaires, pp. 28-40 (Renumérotation des pages approximative, de 28 à 45)

Une approche empirico-inductive « qualitative »1 Caractéristiques fondamentales

L’une des questions clés qui se posent en sciences du langage, en science(s) de l’Homme et en science(s) en général est l’alternative entre méthodes empirico-inductives et méthodes hypothético-déductives. Il s’agit au fond de celle, difficile, du rapport aux données et phénomènes concrets « du réel

2». Ainsi, S. Auroux écrit -il :

« L’ontologie des sciences du langage : [...] Nous pouvons faire le parallèle avec l’ontologie de la physique (ou de toute autre discipline scientifique). [...] Nous avons le même type de question dans les sciences du langage. Une transcription phonétique représente quoi du ré-el ? Quel est le statut des entités que construit le linguiste3? »

Les chercheurs qui optent pour un travail « de terrain » choisissent en même temps une option épistémologique particulière :

« Ce qui est spécifique de ce que l’on appelle linguistique de terrain, c’est l’idée que, pour construire des représentations linguistiques, il faut qu’un observateur pénètre sur ledit ter-rain et devienne partie prenante d’une relation face-à-face et individuelle. [...j C’est l’angle du caractère empirique de la linguistique : il y a des informations sur le langage que nous ne pouvons recueillir que par le truchement de données externes4. »

C. Kerbrat-Orecchioni insiste sur le fait que, en termes de méthodologie, l’introduction du concept d’interaction en linguistique a des effets profonds : « res-pect absolu des données, c’est-à-dire réhabilitation de l’empirisme descriptif, et souci de travailler à partir de corpus d’enregistrements d’interactions autant que possible "authentiques"5 ». On le voit, les incidences et présupposés en apparaissent d’emblée largement épistémologiques : c’est tout le problème de la conception en miroir du « réel » et de la « science », ainsi que du rapport que les chercheurs entre-tiennent avec ces deux polarités.

1 In La linguistique de terrain, Philippe Blanchet, 2000, Rennes, Presses Universitaires (pp.28-40). 2 Cette question est fondatrice, par exemple, de l’exposé de Jean-Louis Le Moigne, Les épistémologies constructi-vistes, Paris, PUF, 1995, cf. p. 3-35. Cf. aussi E. Morin, La méthode, v. 3, op. cit., p.212-222. 3 Sylvain Auroux, La Philosophie du langage, Paris, PUF, 1996, p. 313. 4 S. Auroux, « Les enjeux de la linguistique de terrain », dans S. Bouquet (dir.), Diversité de la (des) science(s) du langage aujourd’hui, n° 129 de Langages, 1998, p. 89-111, ici p. 89. 5 C. Kerbrat-Orrecchioni, « La notion d’interaction en linguistique : origines, apports, bilan », dans J.-L. Chiss et C. Puech (dir.), La linguistique comme discipline en France, n° 117 de Langue française, 1998, p. 51-67, ici p. 57.

Approche méthodologique : des enquêtes aux synthèses interprétatives Linguistique de terrain

Les méthodes dites « hypothético-déductives »

Les méthodes dites « hyp othético- déductives » sont dominantes en sciences depuis le XIXe siècle. Elles ont été transférées vers les sciences de l’Homme naissantes de-puis les sciences de la Nature (dites « exactes » ou « dures », ou... « science » tout court !). Elles consistent à proposer au départ de la recherche, à titre d’ hypothèse, une réponse à une question, et à valider ou inva lider cette réponse en la confrontant par expérimentation, en situation contrôlée, à des données sélectionnées (travail de bureau ou de laboratoire) :

« [La méthode expérimentale] vise à provoquer une série de réactions dans des conditions fixées à l’avance. C’est l’hypothèse de l’expérimentateur qui définit à la fois ces conditions et la série des réactions attendues. Donc, d’une part elle délimite les causes, et, de l’autre, elle prévoit les effets. [...] Pour maîtriser le rapport entre les deux variables, le chercheur est obligé de travailler en laboratoire6 »

Les données viennent de la sorte confirmer ou infirmer une construction ratio n-nelle qui, d’une certaine façon, prime sur elles, en ce sens que les données sélec-tionnées et artificiellement organisées par le chercheur pour son expérimentation sont considérées comme confirmant l’ hypothèse à partir d’un certain seuil de fr é-quence statistique (régularité quantitative) souvent par rapport à un groupe témoin ne subissant pas l’ expérimentation. L’ hypothèse est alors validée comme règle à portée générale.

On reproche notamment à ces méthodes

7 :

– leur a priori qui oriente – souvent inconsciemment – le regard du chercheur vers les données qui confirment son hypothèse, écartant ou au mieux récup é-rant dans des catégories ad hoc celles qui lui posent pr oblème ;

– leur tendance « objectiviste » et « réductionniste » à généraliser abusivement en négligeant la complexité des variables contextuelles, dont le regard du su-jet -chercheur, en atomisant un ensemble en parties artificiellement diss o-ciées ;

– le fait de n’ être que faussement déductives car l’hypothèse ne peut être for-mulée qu ’à partir d’une question préalable, question elle- même issue de phé-nomènes observés (pratiques scientifiques précédentes ou données empir i-ques).

6 S. Moscovici, La psychologi e sociale, Paris, PUF, 1988, p. 18-19, cité dans J. -C. Filloux et J. Ma isonneuve (dir.), Anthologie des sciences de l ’Homme, Paris, Dunod, 1993, t. 2, p. 131-132. 7 Cf. Edgar Morin, La Méthode, 4. Les idées, Paris, Seuil, 1991, p. 224 et suiv. Pour la linguistique, cf. A. Martinet, Fonction et dynamique des langues, Paris, A. Colin, 1989, p. 9.

Les méthodes dites « empirico-inductive » Les méthodes empirico-inductives caractérisent notamment un « para digme

compréhensif » émergeant en science de l’Homme. Il continue une approche dialo-gique, interprétative, déjà présente précédemment, comme alternative au rationa-lisme naturalo-positiviste dans la philosophie occidentale8. Ce paradigme dit « qu a-litatif » réintègre le Sujet et son contexte dans l’analyse, cons idérant que lorsque l’Homme est « l’ objet » de sa propre de connaissance, il ne peut inévitablement être que subjectif

9, c’est-à - dire, interprétatif : Alors que les sciences "normales", y compris cognitives, se fondent sur le principe disjonctif qui exclut le sujet (ici le connaissant) de l’objet (ici la connaissance), c’est-à-dire exclut le connaissant de sa propre connaissance, la connaissance de la connaissance doit affronter le paradoxe d’une connaissance qui n’est son propre objet que parce qu’elle émane d’un su-jet10»

De plus, il intègre le fait que la complexité aléatoire ou chaotique des facteurs in-tervenants dans les phénomènes humains est telle qu ’ il apparaît généralement im-possible d’ en maîtriser totalement et précisément les varia bles. On peut suivre les développements de ce courant scientifique nota mment à travers Dilthey, l’École de Chicago, le constructivisme (de Piaget et de Palo- Alto), la systémique, le dialogi-que, l’interactionnisme, les philosophes et sociologues de la « postmodernité » (no-tamment Boudon, Habermas, Lévinas, Morin, Serres)11, et précisément, l’ ethno-sociolinguistique interprétative également appelée « sociolinguistique interactio n-nelle » ou « ethnographie de la communication12 ». Ces méthodes empirico-inductives consistent à s’inter roger sur le fonctionnement et sur la signification de phénomènes humains qui éveillent la curiosité du chercheur, à rechercher des ré-ponses dans les données, celles - ci incluant les interactions mutuelles entre les diver-ses variables observables dans le contexte global d’apparition du phénomène, dans son environnement, ainsi que les représentations que les sujets s’ en font (enquêteur comme enquêtés, l’ observateur étant également obser vé). II s’agit de comprendre (c’ est-à - dire de « donner du sens à des évènements spécif iques ») et non d’expliquer (c’ est-à - dire d’ établir des lois universelles de causalité). Cette approche méthodolo-

8 Cf. Guy Jucquois La méthode comparative dans les Sciences de l’Homme, Louvain, Peeters, 1989; et Alex Mu c-chielli (dir.), Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales, Paris, A. Colin, 1996. 9 Cf. G. Jucquois, La méthode comparative..., op. cit., 1989, p. 12; et S. Auroux, La philosophie du langage, op. cit., p. 316. 10 E. Morin, La méthode, vol. 3, op. cit., p. 22. 11 Cf. Alex Mucchielli (dir.), Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales, op. cit., arti-cle « Épistémologie des méthodes qualitatives », p. 56-62. 12 Voir les titres français des ouvrages de Hymes et Gumperz.

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gique (et épistémologique) se caractérise par les dix points suivants13:

1) une recherche qualitative est inductive : les chercheurs tentent de développer une compréhension des phénomènes à partir d’un tissu de données, plutôt que de re-cueillir des données pour évaluer un modèle théorique préconçu ou des hypothè-ses a priori ;

2) dans une méthodologie qualitative, les sujets ou les groupes ne sont pas réduits à des variables, mais sont considérés comme un tout : le chercheur qualitatif étudie le contexte dans lequel évoluent les personnes ainsi que le passé de ces derniè-res ;

3) le chercheur est attentif à l’effet qu’il produit sur les personnes concernées par son étude : cet effet d’interaction inévitable doit être pris en compte dans l’interprétation des données ;

4) le chercheur essaie de comprendre les sujets à partir de leur système de réfé-rence : il observe la signification sociale attribuée par les sujets au monde qui les entoure ;

5) le chercheur ne met pas ses propres convictions, perspectives et prédispositions en avant : rien n’est pris d’emblée comme « vérité »;

6) tous les points de vue sont précieux ; 7) les méthodes qualitatives relèvent d’un courant humaniste qui implique

l’ouverture à l’autre et au social ; 8) les chercheurs insistent sur la qualité de validité de leur recherche : en observant

les sujets dans leur vie quotidienne, en les écoutant parler, ils obtiennent des données non filtrées et donc non tronquées par des concepts a priori, des défini-tions opérationnelles ou des échelles de mesure et de niveau ;

9) tous les sujets sont dignes d’étude mais restent uniques ; 10) la recherche qualitative exige, plus que l’utilisation de techniques, un savoir-

faire : elle n’est pas standardisée comme une approche quantitative et les maniè-res d’y parvenir sont souples ; le chercheur crée lui-même sa propre méthodolo-gie en fonction de son terrain d’observation.

Par conséquent, d’une certaine façon, les données priment sur la construction in-tellectuelle, tant en termes de déroulement du travail que, surtout, de méthode d’enquête et de traitement de ces données, puisque l’interprétation produite est tou-

13 Cf. J. S. Taylor and R. Bodgan, Introduction to Qualitative Research Methods, the Search for Meaning, New York, Wiley, 1984.

jours relative aux données, dont elle émerge. « Les attestations (si elles présentent un degré suffisant de généralité : il n’est pas question d’attribuer au système n’importe quel hapax) ont toujours le dernier mot ; et la règle d’or est toujours de préférer les faits à la théorie. Dans cette approche « commandée par les don-nées » (data driven), les constructions théoriques doivent entièrement être mises au service des données empiriques, et non l’inverse14. »

On reproche à ces méthodes :

- leur manque de rigueur analytique (problème de la causalité et des classifica-tions);

- leur subjectivité (problème de la distance et de la neutralité du chercheur) ; - la multiplicité des conclusions possibles (le même problème pouvant dans

l’absolu donner lieu à deux interprétations apparemment contradictoires)15. Malgré ces limites et son caractère relativement innovant face aux méthodes hypo-

thético-déductives quantitatives de la science classique et positiviste, « la démarche qualitative a acquis ses lettres de noblesse16 », car elle permet d’étudier des problè-mes trop complexes pour une approche classique.

Complémentarités et choix d’une option dominante De fait, les avantages de chacune de ces deux grandes méthodologies constituent

des palliatifs partiels à leurs faiblesses respectives. Ainsi, beaucoup de chercheurs en science de l’Homme, notamment ceux du courant interprétatif, pratiquent au-jourd’hui, un va-et-vient inductif/déductif. La méthode dite de « l’étude de cas », définie comme « une enquête empirique qui étudie un phénomène contemporain dans son contexte de vie réelle, où /es limites entre le phénomène et le contexte ne sont pas évidentes, et dans laquelle des sources d’information multiples sont utili-sées

17 », se voit attribuer en recherche qualitative deux fonctions principales : « [...] elle peut servir dans le cadre d’une approche inductive où, à partir d’une ou de quel-ques situations étudiées, on cherche à dégager des processus récurrents pour graduellement

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14 C. Kerbrat-Orrecchioni, « La notion d’interaction en linguistique : origines, apports, bilan », art. cit., p. 58. Et l’auteur d’ajouter « ou comme l’énonce assez sarcastiquement Labov : "Les linguistes ne peuvent plus désormais continuer à produire à la fois la théorie et les faits" (1976, p. 277) ». 15 Voir les « exigences épistémologiques d’une théorie de la langue » citées par Olivier Soutet, Linguistique, Paris, PUF, 1995, p. 189 et suiv., les principes aristotéliciens résumés par J.-L. Le Moigne, op. cit, p. 24 et suiv. comme « Méthodologie des connaissances positives », et la description du « paradigme de la science classique » par E. Mo-rin, La méthode, vol. 4, op. cit., p. 224-225. 16 A. Mucchielli, Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales, op. cit., p. 59. 17 R. K. Yin, Case Study Research ; designs and methods, London, Stage, 1984, p. 23, cité dans A. Mucchielli (dir.), ibid., article « Méthode des études de cas », p. 77.

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recouper les données obtenues et évoluer vers la formulation d’une théorie. Elle peut aussi servir dans le cadre d’une approche déductive (ou confirmative) où on l’utilise alors pour vé-rifier la valeur explicative ou prédictive d’une théorie précédemment élaborée, et éventue l-lement l’enrichir18 »

Une approche strictement inductive est d’ailleurs difficile, voire impossible, car dès lors que le chercheur a tiré des conclusions de l’ examen d’un cas, il projette – consciemment ou non – des hypothèses méthodologiques et théoriques sur d’autres cas, surtout lorsqu ’il continue à travailler sur un même champ et sur des cas comp a-r ables

19. Depuis l’ époque de « l’ empirisme idéaliste » de l’École de Chicago, la ré-flexion en méthodologie qualitative a considérablement avancé au sein des divers champs scientifiques dans les quels elle est utilisée. Nombreux sont ceux qui, comme R. Burgess

20 ou E. Morin21

21, proposent de ne plus opposer de façon aussi frontale et dogmat ique les méthodes déductives/quantitatives qui « expliquent » d’une part et inductives/qualitatives qui « comprennent » de l’autre, pour intégrer l’ ensemble dans une problématique méthodologique générale :

« D’une part, dans le cadre de l’approche quantitative, les chercheurs s’aperçoivent des limi-tes de l’opérationnalisme classique et de la mesure strictement mathématique et s’ouvrent à l’emploi d’autres procédures typiquement qualitatives. D’autre part, l’approche qualitative s’attache à diversifier ses positions théoriques et se penche sur des problèmes méthodolog i-ques autrefois non pris en considération22 »

L’un des problèmes clés est ici, sinon la généralisation, du moins – précis ément – la transférabilité à d’autres cas, qui contribue à confirmer la validité d’une recherche qualitative. Une recherche exclusivement inductive resterait exclusivement micro-sociolinguistique, ce qui « interdit de penser la société autrement que comme juxt a-position d’une infinité de relations élémentaires dont les liens ne sont jamais expli-cites

23 ». Or, il s’agit de concilier les données macro-sociolinguistiques et les don-nées micro-sociolinguistiques dans une vision systémique globale des cas à tous les niveaux, de la stratégie ind ividuelle aux règles générales.

Une approche totalement déductive rencontre les mêmes limites, pour les raisons inverses. Ainsi, de nombreux chercheurs ayant opté pour une approche expérimen-

18 A. Mucchielli (dir.), ibid., p. 78. 19 Cf. A. F. Chalmers, Qu’est -ce que la science?, Paris, La découverte, 1987. 20 R. G. Burgess (ed.), Issues in Educational Research Qualitative methods, London/Philadelphia, The Flamer Press, 1985. 21 E. Morin, La méthode, vol. 3, op. cit., p. 150-152. 22 A. Mucchielli (dir.), Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales, op. cit., article « Épistémologie des méthodes qualitatives », p. 59. 23 Christian Baylon, Sociolinguistique, société , langue, discours, Paris, Nathan, 1991, p. 30.

tale ont introduit une certaine dose d’approche qualitative dans leur méthodologie24 et certaines disciplines scientifiques dites « dures », au premier chef la physique – pourtant modèle déductif expérimental – ont vu des courants recadrer radicalement leurs fondements épistémologiques (physique quantique, travaux de Prigogine et Stengers, etc.) ou leur modes de catégorisation, passant d’une clôture binaire (« c’ est X = ce n’ est pas Y ») à un flou ouvert (théories des prototypes et des en-sembles flous : « c’ est plus ou moins X et Y, plutôt X mais un peu Y »).

En linguistique, André Martinet plaide dans sa terminologie pour une approche empirico-déductive

25, c’est-à -dire pour nous « empirico-inductive ». L’ emploi qui est fait en épistémologie des termes inductif et déductif est ambigu et dér outant, car on pourrait penser qu ’une démarche est déductive lor squ’ elle s’appuie avant tout sur l’ observation des phénomènes et inductive lorsque l’ hypothèse induit une expér i-mentation. En fait, c’ est l’ inverse : les phénomènes empiriques sont considérés comme induisant une théorie lor squ ’ ils la précèdent et une expérimentation ad hoc se déduit d’une théorie a priori. Martinet, considérant donc les limites qu’impose par trop aux linguistes une hypothèse théorique préalable, « relègue l’hypothèse là où elle est indispensable », mais ne la rejette pas totalement, pour autant qu ’une vé-rification expérimentale, par exemple par commutation, « ne fait pas appel à l’intuition du linguiste, mais à l’observation du comportement des locuteurs26 », c’ est-à -dire se fonde sur l’ enquête de terrain. On retrouve une pos ition très proche chez Marcellesi et Gardin pour leur linguistique sociale27.

En ethnologie/anthropologie et en sociologie, l’opposition initiale entre « cher-cheurs de bureau (ou de labo) » et chercheurs de terrain, entre struct uro-fonctionnalisme et interactionnisme, s’ est considérablement assouplie. En témo i-gnent par exemple les complémentarités et les points communs d’un Bourdieu (plu-tôt du côté d’un déterminisme objectiviste mais intégrant à ses travaux l’ expérience des significations sociales pour le sujet) et d’un Touraine (plutôt du côté d’un cons-tructivisme intersubjectif, de la stratégie du sujet, mais intégrant à ses travaux la dimension collective des systèmes institutionnels et des rapports de classes)

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Cela dit, ces deux approches méthodologiques ne se répondent pas point par point

24 Cf. A. Mucchielli (dir.), op. cit., article « Épistémologie des méthodes qualitatives », p. 57. 25 Titre du chapitre 1.1. de son ouvrage Fonction et dynamique des langues, op. cit., p. 8 et suiv. 26 A. Martinet, Fonction et dynamique des langues, Paris, op. cit., p. 9 et 10. 27 Jean-Baptiste Marcellesi et Bernard Gardin, Introduction à la sociolinguistique, la linguistique sociale, Paris, La-rousse, 1974, p. 239. 28 Cf. la présentation qu ’ en fait J. -C. Filloux sous le titre commun « Sociologies critiques » de 1.-C. Filloux et J. Maisonneuve (dir.), Anthologie des sciences de l’Homme, Paris, Dunod, 1993, t. 2, p. 28-54.

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et leurs différences, fortes sur certains problèmes tels que objectiv ité/subjectivité ou méthode expérimentale/travail de terrain, appellent et permettent un choix de « do-minante » méthodologique, ainsi qu ’un mode d’articulation de méthodes complé-mentaires, le tout en cohérence avec les phénomènes étudiés.

L’approche inductive en sciences du langage

Dans le cadre de leurs options globalistes

29 et pluridisciplinaires, les sociolinguis-tes développent ces complémentarités méthodologiques, en additionnant pour un même cas une méthode statistique sur échantillon et une méthode interprétative sur observation participante (Labov), du quantitatif et du qualitatif, des enquêtes géné-r a les (macro-sociolinguistiques) et ponctuelles (micro-sociolinguistiques), des en-quêtes dirigées/semi- dirigées/non- directives et participantes, etc. C’est en ce sens que John Gumperz présente sa contribution complémentaire à la sociolinguistique, la-quelle est venue saturer les modèles linguistiques internes (structuro-générativistes) pour leur substituer des modèles contextualistes :

« Lorsqu’on lui demande d’expliquer comment les règles de grammaire s’appliquent au comportement de groupes humains donnés, Chomsky, estimant que l’élaboration d’une théorie doit précéder l ’étude empirique, répond que les règles grammaticales rendent compte du comportement de ce qu ’il appelle le locuteur idéal, vivant dans une communauté idéale-ment uniforme. Toutefois, il n’expl ique pas comment ces idéalisations pourraient s’appliquer à ce qu’on observe dans les communautés réelles. [...] Ce n’est que lorsque William Labov (1967) a commencé à combiner l’analyse structurale des formes parlées avec les techniques d’échantillonnage de la sociologie moderne qu’on a [...] pu alors montrer comment des va-riables linguistiques spécifiques se rapportaient à des variables sociales mesurables. [...] Ce-pendant la sociolinguistique quantitative reste limitée dans ses applications lorsqu’il s’agit d’analyser les processus effectifs de communication de face à face30 »

Notons au passage que l’un des problèmes qui l’amènent à aller au-delà de la so-ciolinguistique quantitative, outre l’ hétérogénéité ethnoculturelle des échanges lin-guistiques dans les sociétés modernes notamment urbaines, est que : « La question quant à ce qui provoque la stigmatisation linguistique et quant à la raison pour la-quelle ces pratiques stigmatisées subsistent face à l’ éducation universelle et à la

29 C’est -à -dire cherchant à intégrer le plus de variables contextuelles possibles. On parle égale-ment en épistémolo-gie de théories holistes par opposition aux théories élémentaristes, mais parfois en assignant aux approches holistes un projet uniquement structural excluant l’action interprétative des sujets. Ce n’ est pas la perspective retenue ici. Cf. Jürgen Habermas, Sociologie et théorie du langage, Paris, A. Colin, 1995, p. 17 et suiv.; et Jean-Claude Filloux, « Introduction à la sociologie », dans J.-C. Filloux et J. Maisonneuve (dir.), Anthologie des sciences de l’Homme, op. cit., 1993, t. 2, p. 4. 30 John J. Gumperz, Sociolinguistique interactionnelle, une approche interprétative, op. cit.,1989, p. 19 et 24.

communication de masse ne peut être résolue par les seules études de corrélation31 »

Cette question est précisément au cœur des recherches centrées sur des situations diglossiques, sur la conscience que les locuteurs en ont, sur les fonctionnements et les usages de ces systèmes et pratiques linguistiques.

Dans une démarche interprétative, la dominante reste donc évidemment empirico-inductive, puisque le chercheur ne peut prévoir où le discours des enquêtés l’ emmènera ni le détail micro-sociolinguistique des phénomènes qui vont lui fa ire prendre conscience de l’ intérêt d’une dimension nouvelle du problème ou de la per-tinence d’un indice rapporté à un contexte particulier. De plus, dans un domaine où, par définition, le langage tient une place centrale, où il est conçu comme existant avant tout lors d’ interactions, où l’ on entre par la diversité relativisante, où les phé-nomènes d’ intersubjectivité se manifestent de façon complexe, où enfin le choix théorique fondamental est le croisement des paramètres culturels, sociaux et linguis-tiques (ethno-sociolinguistiques), une telle approche méthodologique s’ impose. Comme le rappelle avec force H. Walter à propos des enquêtes, « l’outil doit s’adapter constamment aux variations de l’objet d’étude » et non l’inverse32. II se-rait, j’en partage la conviction avec J. Gumperz, inapproprié et incohérent d’ opter pour une approche totalement ou principalement hypothético- déductive :

« Pour aborder ces problèmes, par définition difficiles à illustrer et à analyser en détail, il faut d’abord procéder à des études qualitatives. Plutôt que de se fonder sur des techniques d’enquêtes quantitatives et de dénombrer des comportements ou compiler des comptes-rendus personnels, notre analyse mettra l’accent sur des méthodes interprétatives, qui pe r-mettent de procéder à des analyses en profondeur33 »

C’est seulement à partir de conclusions tirées de ce type de travail inductif que l’approche complémentaire plus déductive permettra de contre- vérifier ces conclu-sions par comparaison sur des échantillons plus larges et des cas divers (mais tou-jours de terrain). Le principe systémique de l’action/rétroaction (en hélice34) est ici aussi à l’oeuvre.

Mise en oeuvre : une démarche en « sablier »

Pratiquement, la différence méthodologique entre approche hypothético-déductive

31 Ibid., p. 26. 32 H. Walter, Enquêtes phonologiques..., op. cit., p. 84. 33 J. Gumperz, Engager la conversation, introduction à la sociolinguistique interactionnelle, Paris, Minuit, 1989, p. 15. 34 Je préfère le terme hélice (spirale qui avance) que celui déjà établit de boucle, car la boucle est fermée.

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Approche méthodologique : des enquêtes aux synthèses interprétatives Linguistique de terrain

(à tendance quantitative) et approche empirico-inductive (à tendance qualitative) se concrétise autour de quelques modalités essentielles.

L’option hypothético- déductive a été surtout adoptée par une linguistique dont le projet consiste à mettre à jour la structuration fondamentale d’une langue ou plutôt de la Langue en unités élémentaires discrètes et stables (reproduisant en cela le pr o-jet de la physique classique). Cette linguistique « de bureau » dite « interne », pr o-duit des théories formelles, fondées sur un postulat d’objectivité et de structures sta-bles quasiment mathématisables, qui sont analysées au sein d’un champ (« la lin-guistique ») et d’un objet auto nome (« la Langue ») strictement identifiés et disso-ciés d’autres champs et objets (« sociologie », « parole35 », etc.) ; c’ est grosso modo le courant d’une linguistique structurale prolongeant, de ce point de vue, la déma r-che saussurienne de façons diverses (Saussure, cercle de Prague, Hjemslev, Harris, Ja kobson, Guillaume, Chomsky...). On s’appuie soit sur l’introspection (souvent normative) du linguiste monolingue (le « locuteur idéal » de Chomsky), dites « mé-thode des informants », soit sur des corpus décontextualisés pr étendus représentatifs de la totalité de la Langue (Harris)36. Cela y est cohérent avec le postulat d’un cer-tain universalisme linguistique où l’invariant prime (recherche structuraliste de la Langue – au sens saussurien – qui préside à toutes les paroles, et recherche génér a-tivo-cognitiviste des déterminismes universels ou généraux qu i organisent toute Langue37). C’ est également cohérent avec une certaine conception classique de la science, issue des sciences « dures » hypothético- déductives :

« Comme le souligne avec force J.-C. Milner, si les mots ont un sens, parler de science du langage, en l’espèce proposer une théorie authentiquement scientifique de la langue présu p-pose que, dans de tels emplois, les mots science et scientifique soient entendus dans leur sens strict, celui qu ’ils ont quand on parle de sciences de la nature ou de sc iences exactes38 »

Ces propos sont justement suivis par une rapide présentation des exigences épis-témologiques d’une théorie de la langue exclusivement fondées sur une approche hypothético- déductive classique.

L’approche empirico- inductive dite « de terrain » s’appuie au contraire toujours sur des corpus contextualisés réunis par enquêtes non sélectives, soit au titre de la r-ges échantillons traités quantitativement (pour partie : Labov, créolistes, lexicomé-trie, dialectométrie...) soit surtout au titre d’ interactions ponctuelles traitées qualit a-

35 La dichotomie Langue/parole est celle qui sera la plus intensément discutée par les sociolinguistes. 36 Cf. Olivier Soutet, Linguistique, op. cit., p. 178-183. 37 Voire une recherche de la langue mentale universelle des humains... 38 O. Soutet, ibid ., p. 189.

tivement par interprétation (notamment : analyse conversationnelle, ethno-méthodologie, ethnographie de la communication). Il s’agit alors d’identifier des types d’ interactions ponctuelles présentant les problèmes vis és de façon particuli è-rement pertinente : « Notre tâche est de trouver des cas typiques de situations clés ou d’évènements de langage significatifs pour l’analyse de l’arrière-plan social et ethnographique39 ». C’est ce genre de cas que j’ étudie par exemple dans les formes sociolinguistiques des questions/ réponses en français, symptomatiques des interac-tions langagières, en les élargissant aux rituels d’ ouverture/fermeture des échanges, afin de découvrir des décalages entre les variétés régionales, ainsi qu e les fonctions ethno-culturelles (identitaires) du systèmes employé en français régional de Pro-vence40. On en trouve un cas similaire dans la production/réception du texte litt é-raire régional, à cheval entre deux langues et deux cultures, dès l’ écriture, et inter-prétés différemment selon que le lecteur appartienne à l’une ou l’autre des commu-nautés ethno-sociolinguistiques concernées

41. Plus on prend en compte de variables (notamment contextuelles et qualitatives), plus le corpus est réduit en quantité... et inversement, pour de simples raisons de « faisabilité ». Cela est cohérent avec le projet des « linguistes de terrain » (fonctionnalistes

42 et surtout sociolinguistes (cf. Gumperz ci- dessus), y compris pragmaticiens du « langage ordinaire43 ») qui est :

– d’u ne part de décrire et de comprendre des situations ponctuelles (par ex. mono-graphie dialectale, analyse d’une situation sociolinguistique ou d’une conversa-tion) ;

– d’autre part d’établir les principes qui organisent le plus fréquemment les varia-tions et les usages des variations par les locuteurs, dans les rapports au contexte social (variables les plus fréquentes ou les plus agissantes);

– de proposer enfin des interprétations qualitatives de stratégies sociolinguistiques (communicationnelles, politiques, éducatives...) ; et ceci sans prétendre à l’exhaustivité ni à la théorisation totale.

La conception de la science qui sous-tend ces travaux intègre en effet la relativité d’une dimension humaine et n’est donc pas la conception classique. Martinet, entre

39 J. Gumperz, Engager la conversation..., op. cit., p . 15. 40 « L’interrogation entre provençal et français en Provence : un exemple de stratification ethno -sociolinguistique d’interférences interlinguales », L’interrogation-2, travaux du CERLICO, Presses Universitaires de Rennes, 1995, p. 197-213. 41 Ph. Blanchet, « Littérature, inter locuteur, choix de langues, réflexions à partir de l’ exemple de la Provence », à paraître dans Les Lettres Romanes, 3 -4/1999. 42 Cf. A. Martinet, Fonction et dynamique des langues, op. cit., 1989, p. 8-20. 43 Cf. par exemple John R. Searle, Les actes de langage, Paris, Hermann, 1972, p. 52-53.

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autres44, le rappelle clairement : « Impressionnés par certains acquis de la physique contemporaine, où l’on est parti d’une hypothèse ultérieurement vérifiée par l’observation, beaucoup de linguistes ont pensé qu’il devait en aller de même dans leur science. Sans chercher peut-être suffisamment à savoir si chez eux les conditions étaient celles de la physique. [...] En fait, la question va se poser dans ces termes : "Peut-on fonder la linguistique sur l’observation des données observables de la parole et des comportements concomitants, ou faut-il nécessairement, au départ, présenter une hypothèse [...] relativement à ce que l’on désigne comme la langue ?" J’insiste sur l’article défini la langue [...] j’utilise plutôt l’article indéfini une langue. [...] Il ne faut pas se laisser tromper par ce terme général de linguistique. S’il s’agit de linguistique descriptive, nous som-mes en face d’un objet qui est une langue. [...] II n’y a rien qu’on puisse désigner comme la langue. La langue, ça n’existe pas. Il y a le langage humain, et le langage humain est repré-senté par des langues, au pluriel45. »

S. Auroux va plus loin en montrant que les linguistes de terrain « soutiennent une thèse philosophique concernant la nature du langage [...] » qu’il résume de la fa-çon suivante : il y a continuité entre la langue et les besoins pour vivre dans un mi-lieu donné (linguistique, culturel, naturel)46 ; l’essence du langage est une pratique linguistique concrète et non une grammaire abstraite ; le langage écrit et parlé dé-passe tout ce qu’une formalisation théorique peut en dire (« cela signifie qu’on ne peut pas faire l’économie d’une plongée dans la véritable forme de vie »); le réel – et non les possibilités de formalisation scientifique – impose les vraies limites47.

« Impossible » ou « non-attesté » ?

Le test d’acceptabilité n’est ainsi pratiqué que dans un cadre hypothético-déductif : il s’agit, on le sait, de procéder à des manipulations et comparaisons d’éléments (commutations, dissociations, segmentations, etc.) pour faire apparaître les structures et règles, en déclarant [* non acceptable] (c’est-à-dire « impossible, agrammatical48 ») telle ou telle combinaison, en général par la simple intuition du chercheur-locuteur. Pour des raisons manifestes, ce test n’est pas utilisé dans une méthodologie empirico-inductive, en ethno-sociolinguistique, puisque le chercheur ne peut jamais être sûr, dans les faits, qu’une telle variation n’est pas produite ici ou là par des locuteurs. Insistons au passage sur le fait que les situations de monolin-

44 Cf. aussi G. Jucquois, La méthode comparative dans les sciences de l’Homme, op. cit., 1989, p. 12 ; et S. Auroux, La philosophie du langage, op. cit., p. 316. 45 A. Martinet, Fonction et dynamique des langues, op. cit., 1989, p. 8-12. 46 Reprenant ici une affirmation de l’ ethnolinguiste B. Pottier. 47 S. Auroux, « Les enjeux de la linguistique de terrain », art. cit. 48 Sous-entendu : « personne ne le dit jamais » ou « il s’agit d’une forme fautive ». Cf. 0. Soutet, op. cit., p. 181.

guisme « pur » sont exceptionnelles et, au fond, relèvent surtout d’idéalisations in-tellectuelles : l’immense majorité des humains, des communautés linguistiques et des sociétés sont plurilingues, et l’on est toujours d’une certaine façon « plurilin-gue » au sein d’une même langue, dont les limites ne sont jamais tranchées et dont les multiples variétés et variations sont ouvertes à toutes sortes de mélanges et de contacts. Ainsi, lorsque la linguistique interne travaille sur « une » langue fermée, c’est pour écarter les variations et contacts qu’elle postule secondaires et/ou margi-naux. Dans le cadre de notre approche, le fameux astérisque signalera un (provisoi-rement) [* non-attesté] dans les pratiques observées sur le terrain par le chercheur, ce qui est radicalement différent. On sait combien sont critiquables les rejets de formes comme « agrammaticales » par le test d’acceptabilité : beaucoup d’entre el-les sont banales pour qui observe la langue telle qu’elle est effectivement pratiquée, et le manque d’assurance de ce test se traduit chez les chercheurs qui l’utilisent par l’emploi régulier du signe « ? » devant des formes au statut flou. Les rares cas que j’ai observés où des sociolinguistes déclarent des variations « impossibles » sont ai-sément contredits par les attestations disponibles dès lors qu’on les connaît49.

De nombreux travaux ont montré qu’entre la représentation que le locuteur (même linguiste) se fait de sa propre pratique (et, pire encore, de celles des autres) et ces pratiques effectives, il y a souvent un écart considérable, notamment entretenu par le filtre du « regard normatif » sur la langue (c’est l’origine du concept, devenu classique en sociolinguistique, d’insécurité linguistique50). Le chercheur attentif à la réalité polymorphe des pratiques langagières ne considérera jamais une forme ou un énoncé comme « impossible », car la variabilité est infinie, selon des paramètres multiples (qu’on pense au métissage des situations plurilingues, aux aléas des énon-cés oraux, à la créativité du conteur ou de l’écrivain).

Le sablier

Dans notre domaine, on aura toujours avantage à procéder de cette façon « inté-grée », qui se vérifie par le fait que, sur un cas donné, on travaille toujours d’abord par observation participante, puis ensuite seulement par enquêtes semi-directives et directives ouvrant sur des échantillons plus larges (accompagnées d’investigations

49 Ainsi en est-il d’une forme type Je lui le donne déclarée appartenir à une « zone sans variation » du système du français et ne relevant « d’aucune norme de réalisation » (J. Boutet, Langage et société, Paris, Seuil, 1997, p. 6) alors qu’elle est banale en français rural de Haute Bretagne (je la trouve jusque dans les copies de mes étudiants!). En Provence on dira J’y donne (« je [le/la] lui donne »), donne-z-y (« donne-lui »), donne-moi-le (plutôt que donne-le-moi), etc. 50 Louis-Jean Calvet, Sociolinguistique, Paris, PUF, 1993, p. 48 et suiv.

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documentaires sur le contexte global, historique, culturel, etc.) et des traitements plus statistiques-analytiques, avant d’en tirer une synthèse interprétative ou de pro-jeter une transférabilité. Mes propres travaux sur les consciences ethnolinguistiques et les pratiques langagières dans le Pays de Retz et la Haute Bretagne sont issus d’une fréquentation assidue des locuteurs et du terrain, de rencontres avec des in-formateurs « éclairés » (chercheurs, érudits locaux), puis – dans un deuxième temps seulement – d’enquêtes plus formelles et d’analyses où les chiffres jouent un certain rôle51. Des croisements avec des enquêtes plus directives se font à la suite, en lais-sant une bonne connaissance du terrain primer sur des données plus expérimentales.

Finalement, on peut schématiser et visualiser les principes fondamentaux de cette approche méthodologique sous la forme d’un « double entonnoir » ou, le terme est probablement plus poétique, d’un « sablier » :

La démarche va du global (prise d’indices multiples en contexte complexe par ob-

servation participante) à l’analytique (via enquêtes semi-directives et directives, traitement des données, validation) pour revenir à une synthèse interprétative.

Enquêtes et corpus : globalité, représentativité, non-exhaustivité

Venons-en donc maintenant aux pratiques effectives d’enquêtes sur le terrain. J’ai dit plus haut que, d’une part, le travail se fonde toujours sur des enquêtes (et non sur l’intuition du chercheur) et que, d’autre part, il articule trois types d’enquêtes dans ce cadre méthodologique global (observation participante, enquêtes semi-directives et directives) afin de réduire les biais et de parvenir à une synthèse fiable car suffi-samment fondée. Chacun de ces trois types d’enquêtes présente en effet ses avanta-ges et ses lacunes, sa pertinence à des étapes différentes de la recherche.

51 Ph. Blanchet, « Problématique de la situation ethnolinguistique du pays de Retz (Loire-Atlantique) : pratiques linguistiques et identité en zone de marches », dans F. Manzano (dir.), Langues et parlers de l’Ouest, Presses Uni-versitaires de Rennes, 1996, p. 45-80; « Pratiques linguistiques et sentiments d’appartenance dans le pays de Retz : résultats d’enquêtes », dans F. Manzano (dir.), Vitalité des parlers de l’Ouest et du Canada francophone, Presses Universitaires de Rennes, 1997, p. 15-43; Ph. Blanchet et H. Walter, Dictionnaire du français régional de Haute-Bretagne, Paris, Bonneton, 1999.

L’observation participante et la posture « intérieure-extérieure »

L’observation participante est une méthode principalement issue du champ de l’ethnologie, où, depuis les travaux de Malinowski dans les années 1930, elle est largement pratiquée : « Les manuels de terrain abondent, tous prodiguent les mêmes recommandations pratiques, tous encouragent à l’observation participante52. » Elle est également exploitée en sociologie interactionniste, par exemple chez Goffman, et bien sûr en ethnolinguistique, notamment en ethnographie de la communication ou sociolinguistique interactionnelle (Gumperz). Notons que l’un des éléments de l’observation participante en ethnologie est l’apprentissage de la langue du groupe observé53 et que « les leçons de l’ethnolinguistique » ont été précieuses pour la mé-thodologie d’enquête de terrain des ethnologues54.

Ce type d’enquête consiste à recueillir des données en participant soi-même aux situations qui les produisent, par exemple, en ce qui concerne notre champ de re-cherche, lors de conversations spontanées auxquelles le chercheur participe ou aux-quelles il assiste dans la vie quotidienne, hors de toute situation explicite et formelle d’enquête, même lorsqu’il s’agit d’échanges centrés sur la problématique de recher-che (sur les pratiques linguistiques, etc.) ou de situations que le chercheur suscite volontairement.

« On ne peut étudier les hommes qu’en communiquant avec eux, ce qui suppose que l’on par-tage leur existence d’une manière durable ou passagère. L’observation participante consiste à participer ré-ellement à la vie et aux activités des sujets observés55. »

Je range dans ce type d’enquête les investigations interprétatives que l’on réalise en tant que lecteur récepteur (= « l’auditeur interprétant » de Gumperz) dans les textes, notamment littéraires.

Selon le degré de connaissance du terrain et d’insertion dans la communauté observée, les modalités de l’observation varient, progressant par paliers successifs vers une participation accrue et directe aux échanges. Les avantages de ce type d’enquêtes sont nombreux et particulièrement « rentables » en termes scientifiques :

52 Jean Cuisenier, « La démarche ethnographique et la pluralité des perspectives », dans J.-C. Filloux et J. Maison-neuve (dir.), Anthologie des sciences de l’Homme, op. cit., t. 2, p. 97. 53 Jacques Lombard, Introduction à l’ethnologie, Paris, A. Colin, 1994, p. 86. 54 J. Copans, L’enquête ethnologique de terrain, op. cit., p. 62 et suiv. 55 P. Laburthe-Tolra, cité dans A. Mucchielli (dir.), Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales, op. cit., article « Observation participante », p. 146.

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- il permet de réduire au maximum le fameux paradoxe de l’enquêteur (la présence de l’enquêteur modifie les pratiques qu’il souhaite observer), puisque l’enquêté n’est pas en situation d’enquête ;

- il permet conjointement d’intégrer à l’analyse et d’assumer les effets produits par le sujet-chercheur dans son interaction avec les enquêtés, de comparer les pratiques par rapport au discours sur les pratiques ;

- il permet d’enquêter de l’intérieur de l’interaction langagière et/ou de la communauté linguistique étudiées(s) et donc d’observer des phénomènes habituellement cachés aux « étrangers ».

On a là une alternative précieuse à la terrible injonction paradoxale si fréquente de l’en-quêteur à son informateur : « soyez spontané ! ».

Cette méthode participante suppose bien sûr que l’enquêteur appartienne à la communauté linguistique étudiée ou, au moins, y soit suffisamment intégré, adopté56. L’une de mes étu-diantes-doctorantes, Nathalie Tréhel, a appelé fort à propos « méthode tuperouère57 » celle par laquelle à partir de son réseau de relations locales préexistant, elle se fait introduire de foyer en foyer – où l’on suscite de « mini-réunions » café-gâteaux –, afin d’enquêter sur les pratiques du parler local dans sa commune de Bretagne gallo. Dans un champ de recherche comme le notre, portant sur des pratiques linguistiques diglossiques souvent « tabou » et pri-ses, avec les locuteurs, dans des enjeux psycho-sociaux lourds, on comprendra que l’observation participante occupe une place privilégiée58. On se rappelle que W. Labov avait dû recourir à l’intermédiaire de l’un de ses étudiants noirs pour étudier les pratiques de l’anglo-américain des Noirs de Harlem59. La plupart des sociolinguistes travail-lent sur des situations qu’ils vivent ou côtoient personnellement et la plupart des spécialistes de minorités linguistiques en sont issus ou y sont profondément inté-grés, et pour cause ! Personnellement, je considère que l’ensemble de mes travaux sur les français régionaux, les alternances codiques, les pratiques linguistiques en contextes diglossiques et identitaires problématiques (Provence, Pays de Retz, Haute Bretagne, migrants) est de fait rendu possible, avec une certaine perspicacité, par le recours à cette observation participante. C’est du reste la méthode privilégiée par tous les auteurs de référence en ethnographie de la communication, interaction-

56 En outre, le fait de pratiquer les variétés et variations linguistiques en question permet d’envisager des pistes dont on perçoit la complémentarité mais qui restent souvent ignorées ou négligées par un observateur extérieur. 57 La forme orthographique est de mon fait : outre son apparence « parler d’oil », elle évite l’emploi d’une marque déposée (même si celle-ci est devenue un nom commun en français actuel). 58 En outre, elle conserve à la recherche un aspect interpersonnel très humain, souvent très convivial, parfois inti-miste, qui empêche l’enquêteur de considérer « ses » informateurs comme des cobayes anonymes. 59 W. Labov, Le parler ordinaire. La langue dans les ghettos noirs des États-Unis, Paris, Minuit, 1978.

nisme et autre analyse conversationnelle, notamment en sociolinguistique par J. Gumperz. À partir du moment où l’on veut étudier ce genre d’échanges, il est évi-dent qu’il n’y a plus de sollicitation artificielle ni de méthode expérimentale suffi-samment adaptée (ni, bien sûr, d’échantillonnage des informateurs a priori : on prend ce qui vient, on trie éventuellement après). Enfin, en termes d’une éthique so-ciale et scientifique sur laquelle je reviendrai plus loin, le rôle d’acteur ici pris par « l’informateur », qui n’est pas un « cobaye » mais un réel producteur de savoir, et pour qui la recherche sur sa diglossie développe souvent une dynamique émancipa-toire, me semble essentiel.

En revanche, l’observation participante présente certaines limites : - la difficulté d’enregistrement des faits observés (la présence d’une caméra, d’un

micro ou même d’un simple calepin n’étant pas fréquente dans les situations de communication usuelles, notamment celles observées, et les enquêtes à appareil caché étant déontologiquement discutables);

- l’implication personnelle de l’observateur, qui peut parfois induire une percep-tion très orientée des phénomènes60 sans recul ni métaposition suffisante ulté-rieurement (à l’analyse);

- l’aspect micro-sociolinguistique qui, certes riche de la complexité des paramè-tres observés finement, ne permet pas une représentativité suffisante du contexte sociolinguistique général ni la réunion d’un corpus ordonné permettant des tech-niques analytiques par exemple en étude phonologique ou en statistiques.

C’est la raison pour laquelle sont nécessaires des procédures de distanciation, de comparaison et de contre-vérification par d’autres types d’enquêtes (semi-directives et directives) qui permettent des traitements plus quantitatifs. La distanciation et la comparaison sont également possibles grâce à une posture intérieure-extérieure qui permet des modalités de travail et des terrains d’études complémentaires. Ainsi, personnellement :

– Provençal vivant en Bretagne tout en conservant un lien étroit et très régulier avec la Provence, je bénéficie de fait d’une certaine distance géographique, tem-porelle et intellectuelle vis-à-vis des phénomènes ethno-sociolinguistiques se produisant en Provence. Je peux les observer d’un regard en partie extérieur et neuf. Je peux aller au-delà des réseaux « militants », puissants en qualité comme en quantité, qui sont à l’oeuvre sur le terrain, qui tissent des filtres et des liens

60 On en a vu les dérives idéologiques dans certaines sociolinguistiques militantes, par exemple parmi les écoles catalanistes et occitanistes de sociolinguistique. Cf. mon compte-rendu de H. Boyer, Langues en conflits, dans les Cahiers de l’institut de Linguistique de Louvain, 18 1-2, 1992, p. 212-213.

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par trop subjectifs. Mes travaux sur la Provence s’appuient ainsi sur un regard « intérieur-extérieur ».

– Vivant à Nantes, enseignant à Rennes, je suis intégré par un certain nombre de liens personnels solides dans la population locale, tout en restant à certains égards un « étranger ». Mes travaux sur la Bretagne gallo et le Pays de Retz s’appuient ainsi sur un regard « extérieur-intérieur ».

Il en va pareillement pour mes travaux sur l’enseignement des langues, que je peux observer de l’extérieur tout en m’appuyant sur une longue expérience, régu-lièrement réactivée, d’enseignant et d’apprenant de langues diverses.

L’investigation sur des terrains différents (par exemple Provence et Bretagne) et la mise en perspective avec des terrains plus vastes (France, Europe, Francopho-nie), permet des comparaisons multiples. Celles-ci constituent autant de garde-fous méthodologiques contre les éventuels « enfermements » trop subjectifs de l’hyperspécialisation sur un domaine étroit, et du regard intérieur.

L’un des points clés de la méthode consiste de la sorte à identifier et adopter cette posture. Je ne crois pas qu’on puisse enquêter efficacement en étant exclusivement à l’intérieur de la communauté ni, à plus forte raison, exclusivement à l’extérieur. J’ai montré, après d’autres (surtout des ethnologues), comment des stratégies d’ostentation ou de dissimulation, puis de récupération, sont mises en oeuvre par les informateurs en fonction du thème de l’enquête et de la relation à l’enquêteur61. Il y a un aspect psycho-social important dans la trilogie contextualisée enquêteur-informateur-thème de l’enquête.

Enfin, d’autres types d’enquêtes complètent donc l’observation participante.

61 « Problèmes méthodologiques de l’ évaluation des pratiques sociolinguistiques en langues "r égionales" ou "minoritaires" : l’exemple de la situation en France », Langage et Société, n° 69, 1994, p. 93-106; « Réflexions mé-thodologiques sur les enquêtes ethno-sociolinguistiques (en Bretagne, en Provence, ou ailleurs...) », Le questionne-ment social, Cahiers de linguistique sociale, n° 28/29, Rouen, CNRS-SUDLA, 1996, p. 63-70.

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