J.-K. HUYSMANS
MARTHEHISTOIRE !>T'Nr FILLÏÏ
Dessins de Bernard j\A VD 1
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(5« Edition)
PARISCOLLECTIO ROSES •)
tl6, EOULBVATÎD SAINTOBRMM
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in 2010 with funding from
Universityof Ottawa
http://www.archive.org/details/marthehistoireduOOIiuys
MARTHE
JUSTIFICATION DU TIRAGE
// a été tiré :
20 exemplaires sur papier de Chine, numérotés de I
à XX, tirés spécialement pour la Société des
Vingt.
98 exemplaires sur Japon impérial, dont 12 hors
commerce, numérotés de l à 86 et de 87 à 98.
l35 exemplaires sur hollande Van Gelder (dont i5
hors commerce), numérotés de 99 à 218 et de
219 à 233.
110 exemplaires sur vélin de Rives, bleu d'azur (dont
10 hors commerce), numérotés de 234 à 333 et
de 334 à 343.
et des exemplaires non numérotés (édition ordinaire),
sur papier d'Alfa teinté.
TousJdroils Je leprodiiclioni d'udaplalioii cl «le Iradiiclioii réservés
pour tous p;n>.
J.-K. HUYSMANS
MARTHEHISTOIRE D'UNE FILLE
Dessins de Bernard NA UDJN
(5"^ édition)
PARISCOLLECTION « LES PROSES »
GEORGES GRÈS ET C^ ÉDITEURS
lt6, BOULEVARD SAIM -CiERMAIN
MCMXIV
AVANT-PROPOS
. Achevé d'imprimer à Bruxelles pour
Jean Gav, éditeur, le douzième jour de
septembre 1876, par les soins de Félix
Collewaert, père, imprimeur, » ce livre a
VI
été mis en vente, le i""^ octobre suivant à
Bruxelles.
Vers le milieu du mois d'août de la
même année, je me trouvais, dans cette
ville en train de surveiller l'impression de
Marthe, lorsque j'appris que M. de Con-
court se proposait de faire paraître un
roman dont le sujet pouvait ressembler au
mien : la Fille Elisa. J'ajouterai que les
bruits annonçant l'apparition de ce livre
pour le \" novembre 1876 étaient faux,
puisque la Fille Elisa n'a été mise en vente
que le 20 mars 1877, £7 Paris.
Quoi qu'il en fut, j'eus peur d'être
devancé et, hâtant la toilette imprimée de
Marthe, je fis inscrire, à sa dernière page,
l'acte de naissance mentionné plus haut.
Ce volume, le premier roman que j'ai
écrit, a été épuisé en quelques jours. Le
prix élevé qu 'il a rapidement atteint n 'en
permet plus l'achat qu'aux amateurs de
livres rares. M. Derveaux a pensé que les
VII
personnes qui avaient voulu s'intéresser
aux Sœurs \ 'A\.2ixà. seraient peut-être satis-
faites de pouvoir se procurer aisément ce
roman naturaliste du même auteur. Tel
est le motif qui a décidé l'édition française
de Marthe.
J'ai eu, je l'avoue, iintention de la
refaire de fond en comble ; il m'a sem-
blé que je l'écrirais maintenant dans une
langue moins tourmentée et plus facile,
puis j'ai voulu qu'elle restât telle qu'elle
était, qu'elle qardât ses défauts et ses
audaces de jeunesse ; j'ai surtout voulu
qu'on ne m'accusât point d'y avoir changé
un mot depuis la venue postérieure du
roman de M. de Concourt.
Je crois inutile de discuter maintenant
sur le sujet qu'il m'a plu de traiter. Les
clameurs indignées que les derniers idéa-
listes ont poussées dès l'apparition de
Marthe et des Sœurs Vatard ne m'ont
guère ému.
VIII
Je fais ce que je vois, ce que je sens et
ce que j'ai vécu, en l'écrivantdu mieux que
je puis, et voilà tout.
Cette explication n'est pas une excuse,
c'est simplement la constatation du but
que je poursuis en art.
— Tiens, vois-tu, petite, disait Ginginet,
étendu sur le velours pisseux de la ban-
quette, tu ne chantes pas mal, tu es gra-
cieuse, tu as une certaine entente de la
scène, mais ce n'est pas encore cela.
2
Ecoute-moi bien, c'est un vieux cabotin,
une roulure de la province et de l'étranger
qui te parle, un vieux loup de planche,
aussi fort sur les tréteaux qu'un marin sur
la mer, eh bien ! tu n'es pas encore assez
canaille ! ça viendra, bibiche, mais tu ne
donnes pas encore assez moelleusement le
coup des hanches qui doit pimenter le
« boum » de la grosse caisse. Tiens, vois,
j'ai les jambes en branches de pincettes
faussées, les bras en ceps de vigne, j'ouvre
la gueule comme la grenouille d'un ton-
neau, je fais le mille pour les palets de
plomb, vlan ! la cymbale claque, je remue
le tout, je râpe le dernier mot du couplet,
je me gargarise d'une roulade ratée, j'em-
poigne le public. C'est ce qu'il faut. Allons,
dégosille ton couplet, je t'apprendrai, à
mesure que tu le goualeras, les nuances à
observer. Une, deux, trois, attention, papa
entrouvre son tube auriculaire, papa
t'écoute.
3
— Dites-donc, mademoiselle Marthe,
voilà une lettre que l'ouvreuse m'a dit de
vous remettre, grasseya une grosse fille
roupieuse.
— Ah ! elle est bien bonne, s'écria l'en-
fant ; regarde donc, Ginginet, ce que je
viens de recevoir, c'est pas poli, sais-tu ?
Le comédien déploya le papier et les
coins de ses lèvres remontèrent jusqu'aux
ailes de son nez, découvrant des gencives
frottées de rouge, faisant craquer le mas-
que de fard et de plâtre qui lui vernissait la
face.
— C'est des vers, clama-t-il, visiblement
alarmé, autrement dit, celui qui te les
envoie est un homme sans le sou. Un mon-
sieur bien n'envoie pas de vers !
Les camarades s'étaient rassemblés pen-
dant ce colloque. Il faisait ce soir-là un
froid polaire, les coulisses avec leurs
4
courants d'air étaient glaciales ; tous les
histrions se pressaient devant un feu de
coke qui flambait dans la cheminée.
— Qu'est-ce que c'est que ça, dit une
actrice, insolemment décolletée du haut en
bas ?
— Oyez, dit Ginginet, et il lut, au
milieu de l'attention générale, le sonnet
suivant :
A UNE CHANTEUSE
Un fifre qui piaule et siffle d'un ton sec,
Un basson qui nasille, un vieux qui s'époumonne
A cracher ses chicots dans le cou d'un trombonne,
Un violon qui tinte ainsi qu'un vieux rebec
Un flageolet poussif dont on suce le bec,
Un piston grincheux, la grosse caisse qui tonne.
Tel est, avec un chef pansu comme une tonne,
Scrofuleux, laid enfin à tenir en échec
La femme la plus apte aux amoureuses lices,
L'orchestre du théâtre. — Et c'est là cependant
Que toi, mon seul amour, toi, mes seules délices,
Tu brames tous les soirs d'infâmes ritournelles
Et que, la bouche en cœur, l'œil clos, le bras pendant,
Tu souris aux voyous, ô la Reine des belles !
Et ce n'est pas signé !
— Dis donc, Ginginet, cela s'appelle cas-
ser du sucre sur la tête du chef d'orches-
tre ; il faudra lui montrer ces « versses, » ça
le fera rogner, ce râcleur !
— Allons, mesdames, en scène, cria un
monsieur vêtu d'un chapeau noir et d'un
mac-farlane bleu ; en place, l'orchestre com-
mence!
Les femmes se levèrent, jetèrent un man-
teau sur leurs épaules nues, se secouèrent
toutes frissonnantes et, suivies par les hom-
mes qui interrompaient leur pipe ou leur
partie de bezigue, s'en furent à la queue
6
leu-leu par la petite porte qui donnait accès
dans les coulisses.
Le pompier de service était à son poste
et, bien qu'à moitié mort de froid, il avait
des flambes dans les yeux quand il regar-
dait le dessous des jupes de quelques dan-
seuses égarées dans cette revue. Le régis-
seur frappa les trois coups, la toile se leva
lentement, découvrant une salle bondée de
monde.
A n'en pas douter, le spectacle le plus in-
téressant n'était pas sur la scène, mais bien
dans la salle. Le théâtre de Bobino, dit
Bobinche, n'était point rempli, comme ceux
de Montparnasse, de Grenelle et des autres
anciennes banlieues, par des ouvriers qui
voulaient écouter sérieusement une pièce.
Bobino avait pour clientèle, les étudiants
et les artistes, une race bruyante et gouail-
leuse si jamais il en fût. Ils ne venaient
point dans cette cahute, tapissée de mé-
chant papier amarante, pour se pâmer aux
7
lourds mélodrames ou aux folles revues,
ils venaient pour crier, rire, interrompre la
pièce, s'amuser enfin ! Aussi le rideau fut-
il à peine remonté que les braiments com-
mencèrent ; mais Ginginet n'était pas homme
à s'émouvoir pour si peu, sa longue car-
rière dramatique l'avait accoutumé aux va-
carmes et aux huées. Il salua gracieusement
ceux qui l'interrompaient, conversa avec
eux, entremêlant son rôle de boutades à
l'adresse des braillards : bref il se fit ap-
plaudir, La pièce marchait cependant assez
mal, elle clopinait dès la seconde scène. La
salle recommença à tempêter. Ce qui la
délecta, ce fut surtout l'entrée d'une actrice
énorme dont le nez marinait dans un lac
de graisse. La tirade éjaculée par la bonde
de cette cuve humaine, fut scandée à grands
renforts de « larifla, fla, fia. » La pauvre
femme était ahurie et ne savait si elle devait
rester ou fuir. Marthe parut : le charivari
cessa.
8
Elle était charmante avec son costume
qu'elle avait elle-même découpé dans des
moires et des soies à forfait. Une cuirasse
rose, couturée de fausses perles, une cui-
rasse d'un rose exquis, de ce rose faiblis-
sant et comme expiré des étoffes du Levant,
serrait ses hanches mal contenues dans
leur prison de soie ; avec son casque de
cheveux opulemment roux, ses lèvres qui
titillaient, humides, voraces, rouges, elle
enchantait, irrésistiblement séduisante !
Les deux plus intrépides hurleurs qui se
répondaient de l'orchestre au paradis,
avaient cessé leurs cris : « anneau brisé, la
sûreté des clefs, cinq centimes, un sou !
orgeat, limonade, bière ! » Soutenue par le
souffleur et par Ginginet, Marthe fut ap-
plaudie à outrance. Dès que sa romance fut
versée, le brouhaha reprit plus furieusement.
Le peintre qui siégeait aux stalles du bas, et
l'étudiant en vareuse rouge qui nichait en
haut, au poulailler, s'égosillèrent de plus
9
belle, en lazzis et en calembredaines, à la
grande joie des spectateurs que la pièce
ennuyait à mourir.
Accotée près de la rampe, à l'un des por-
tants, Marthe regardait la salle et se de-
mandait lequel de ces jeunes gens avait pu
lui adresser la lettre, mais tous les yeux
étaient braqués sur elle, tous flamboyaient
en l'honneur de sa gorge; il lui fut impos-
sible de découvrir parmi tous ces admira-
teurs celui qui lui avait envoyé le sonnet.
La toile tomba sans que sa curiosité fût
assouvie.
Le lendemain soir, les acteurs étaient
d'humeur massacrante, ils s'attendaient à
un nouveau vacarme et le Directeur qui
remplissait les fonctions de régisseur, vu
l'absence des fonds, se promenait fiévreu-
sement sur la scène, attendant que le rideau
se levât.
Il se sentit soudain frappé sur l'épaule
et, se retournant, se trouva face à face avec
10
un jeune homme qui lui serra la main et,
très calme, dit :
— Vous vous portez toujours bien ?
— Mais... mais oui... pas mal... et vous?
— Ça boulotte, je vous remercie. Main-
tenant entendons-nous : vous ne me con-
naissez pas, moi non plus. Eh bien ! je suis
journaliste et j'ai l'intention d'écrire un ar-
ticle mirifique sur votre théâtre.
— Ah! enchanté, bien ravi, certainement!
mais dans quel journal écrivez-vous ?
— Dans la Revue mensuelle
.
— Connais pas. Et ça paraît quand ?
— Généralement tous les mois.
— Enfin... asseyez-vous donc?
— Je vous remercie, mais je n'en profi-
terai pas.
Et il s'en fut dans le foyer où jacassaient
les acteurs et les actrices.
C'était un habile homme que le nouveau
venu! Il dit un mot aimable à l'un, \\\\ mot
aimable à l'autre, promit à tout le monde
11
un article gracieux, à Marthe surtout qu'il
regardait d'un œil si goulu qu'elle n'eut pas
de peine à deviner qu'il était l'auteur de la
lettre.
Il revint les jours suivants, lui fit la cour;
bref, il parvint un soir à l'entraîner chez
lui.
Ginginet, qui surveillait le manège du
jeune homme entra dans une furieuse co-
lère qu'il épancha, à grands flots, dans le
sein de Bourdeau, son collègue et ami.
Tous deux s'étaient attablés dans un ca-
baret des plus borgnes, pour boire chopine
ensemble. Je dois à la vérité de dire que
Ginginet s'était teint, depuis l'après-midi, la
gargamelle d'un rouge des plus vifs ; il pré-
tendait avoir dans la gorge des dunes qu'il
arrosait à grandes vagues de vin ; bientôt il
pencha, pencha la tête sur la table, trempa
son nez dans le verre et, sans s'adresser à
son compagnon qui dormassait plus ivre
que lui peut-être, il éructa un monologue
12
pointillé et haché par une série de soubre-
sauts et de hoquets.
Bête, la petite, très bête, supérieurement
bête, ah ! mais oui ! prendre un amant c'est
bien s'il est riche ; mieux vaut sans cela
garder le vieux museau de Ginginet — pas
beau, c'est vrai — Ginginet — pas jeune,
c'est encore vrai, — mais artiste lui ! ar-
tiste ! et elle lui préfère un greluchon qui
fait des vers ! un métier de crève-la-faim !
c'est clair, comme ma voix — pas ce soir
par exemple—je suis rogomme comme tout
— ça me rappelle tout ça la chanson que je
chantais à Amboise quand j'étais premier
ténor au Grand Théâtre, ma gloire passée,
quoi ! — la chanson de « ma femme et de
mon parapluie. » Etaient-ils bêtes, au reste,
ces couplets ! comme si une poupée et un
landau à baleines c'était pas la même chose î
tous les deux se retournent et vous lâchent
quand il fait mauvais! Eh! Bourdeau, écoute
donc, je te disais que j'étais un père pour
i3
elle, un père noble qui la laissait battre de
l'œil devant les jeunes gens riches, mais
devant des pauvres, devant des rafFalés
comme ça, pouah ! zut ! raca ! je deviens père
sérieux ; et ému juqu'aux larmes, Ginginet
accentua son soliloque par un vigoureux
coup de poing sur la table, qui fit mouton-
ner le vin dans son verre et éclaboussa son
vieux masque pelé de larges gouttes rouges.
— Il pleut dehors, il pleut dedans, pour-
suivit-il, bonsoir la compagnie, je vais me
coucher. Eh ! Bourdeau, eh ! las-d'aller !
lève-toi, c'est ton camarluche qui t'appelle!
ça se chantait autrefois à Amboise, je ne
sais plus sur quel air par exemple. — Ah !
sambregois ! quel coffre, quel creux j'avais
alors! ô malheur de malheur! dire que tout
cela est parti en même temps que mes che-
veux ! Eh toi, loufiat, cria-t-il au garçon,
voilà de la braise, éteins-la, il y a cinq cho-
pines à payer et en avant les paladins ! et
quant aux bourgeois, lanturlu !
HEt ce disant, il harpa par le bras gauche
Bourdeau qui butait des savates, rossigno-
lait du nez, bedonnait du ventre, dandinait
de la hure, chantait à gueule-que-veux-tu,
l'éloge des guimbardes et des grands vins !
II
APRÈS dix ans de luttes stériles et de
misères impatiemment supportées,
Sébastien Landousé, artiste peintre, se
maria, au moment où il^ommençait à être
i6
connu du public, avec Florence Herbier,
ouvrière en perles fausses. Malheureuse-
ment sa santé, déjà ébranlée par des amours
et des labeurs excessifs, chancela de jours
en jours, si bien qu'après une maladie de
poitrine qui l'étendit pendant six grands
mois sur son lit, il mourut et fut enterré,
faute d'argent, dans l'un des recoins de la
fosse commune.
Apathique et veule par tempérament, sa
femme se redressa sous le coup qui la
frappait, se mit vaillamment à l'ouvrage, et
quand Marthe, sa fille, eût atteint sa quin-
zième année et terminé son apprentissage,
elle mourut à son tour et fut, ainsi que son
homme, enterrée au hasard d'un cimetière.
Marthe gagnait alors, comme ouvrière
en perles fausses, un salaire de quatre francs
par jour, mais le métier était fatigant et
malsain et souvent elle ne pouvait l'exercer.
L'imitation de la perle se fabrique avec
les écailles de l'ablette, pilées et réduites
17
en une sorte de bouillie qu'un ouvrier
tourne et retourne sans trêve. L'eau, l'al-
cali, les squamnies du poisson, le tout se
gâte et devient un foyer d'infection à la
moindre chaleur, aussi prépare-t-on cette
pâte dans une cave. Plus elle est vieille,
plus précieuse elle est. On la conserve dans
des carafes, soigneusement bouchées, et
l'on renouvelle de temps à autre le bain
d'ammoniaque et d'eau.
Comme chez certains marchands de vins,
les bouteilles portent la mention de l'année
où elles furent remplies ; ainsi que la purée
septembrale, cette purée qui luit se boni-
fie avec le temps. A défaut d'étiquettes, on
reconnaîtrait d'ailleurs les jeunes flacons
des vieux, les premiers semblent étamés
de gris-noir, les autres semblent lamés de
vif-argent. Une fois cette compote bien
dense, bien homogène, l'ouvrière doit, à
l'aide d'un chalumeau, l'insuftler dans des
globules de verre ronds ou ovales, en forme
i8
de boules ou de poires, selon la forme de
la perle, et laver le tout à l'esprit de vin,
qu'elle souffle également avec son chalu-
meau. Cette opération a pour but de sécher
l'enduit ; il ne reste plus dès lors, pour
donner le poids et maintenir le tain du
verre, qu'à faire égoutter dans la perle des
larmes de cire vierge. Si son orient est bien
argenté de gris, si elle est seulement ce
que le fabricant appelle un article demi-fin,
elle vaut, telle quelle, de 3 francs à 3 fr. 5o.
Marthe passait donc ses journées à rem-
plir les boules et, le soir, quand sa tâche
était terminée, elle allait à Montrouge,
chez le frère de sa mère, un ouvrier luthier,
ou bien rentrait chez elle et, glacée par la
froideur de ce logement vide, se couchait
au plus vite, s'essayant à tuer par le som-
meil la tristesse des longues soirées claires.
C'était, au reste, une singulière fille. Des
ardeurs étranges, un dégoût de métier, une
haine de misère, une aspiration maladive
19
d'inconnu, une désespérance non résignée,
le souvenir poignant des mauvais jours sans
pain, près de son père malade ; la convic-
tion, née des rancunes de l'artiste dédaigné,
que la protection acquise au prix de toutes
les lâchetés et de toutes les vilenies est tout
ici-bas ; une appétence de bien-être et d'éclat,
un alanguissement morbide, une disposition
à la névrose qu'elle tenait de son père, une
certaine paresse instinctive qu'elle tenait de
sa mère, si brave dans les moments pénibles,
si lâche quand la nécessité ne la tenaillait
point, fourmillaient et bouillonnaient furieu-
sement en elle.
L'atelier n'était malheureusement pas fait
pour raffermir son courage à bout de force,
pour relever sa vertu aux abois.
Un atelier de femmes, c'est l'antichambre
de Saint-Lazare. Marthe ne tarda pas à
s'aguerrir aux conversations de ses com-
pagnes ; courbées tout le jour sur le
bol d'écaillés, entre l'insufflation de deux
20
perles, elles devisaient à perte de vue. A vrai
dire, la conversation variait peu ; toujours
elle roulait sur l'homme. Une telle vivait
avec un monsieur très bien, recevait tant
par mois, et toutes d'admirer son nouveau
médaillon, ses bagues, ses boucles d'oreil-
les ; toutes de la jalouser et de pressurer
leurs amants pour en avoir de semblables.
Une fille est perdue dès qu'elle voit d'autres
filles : les conversations des collégiens au
lycée ne sont rien près de celles des
ouvrières ; l'atelier, c'est la pierre de touche
des vertus, l'or y est rare, le cuivre abon-
dant. Une fillette ne choppe pas, comme
le disent les romanciers, par amour, par
entraînement des sens, mais beaucoup par
orgueil et un peu par curiosité. Marthe
écoutait les exploits de ses amies, leurs
doux et meurtriers combats, l'œil agrandi,
la bouche brûlée de fièvre. Les autres
riaient d'elle et l'avaient surnommée « la
petite serine. » A les entendre, tous les
21
hommes étaient parfaitement imbéciles !
Une telle s'était moquée de l'un deux, la
veille au soir, et l'avait fait poser à un ren-
dez-vous ; il n'en serait que plus aflfamé ;
une autre faisait le malheur de son amant,
qui l'aimait d'autant plus qu'elle lui était
moins fidèle ; toutes trompaient leurs ser-
vants ou les faisaient toupiller comme des
tontons, et toutes s'en faisaient gloire ! Mar-
the ne rougissait déjà plus des gravelu-
res qu'elle entendait, elle rougissait de
n'être pas à la hauteur de ses compagnes.
Elle n'hésitait déjà plus à se donner, elle
attendait une occasion propice. D'ailleurs,
la vie qu'elle menait lui était insupportable.
Ne jamais rire! Ne jamais s'amuser! N'avoir
pour distraction que la maison de son
oncle, une bicoque, louée à la semaine, où
s'entassaient, pêle-mêle, oncle, tante, en-
fants, chiens et chats. Le soir on jouait au
loto, à ce jeu idéalement bête, et l'on mar-
quait les quines avec des boutons de
22
culotte ; les jours de grande fête, on buvait
un verre de vin chaud entre les parties, et
l'on écossait parfois des marrons grillés ou
des châtaignes bouillies. Ces joies de pau-
vres l'exaspéraient et elle préférait encore
aller chez une de ses amies qui vivait en
concubinage avec un homme. Mais tous
deux étaient jeunes et ne se lassaient de
s'embrasser. La situation d'un tiers dans
ces duos est toujours ridicule, aussi les
quittait-elle, plus attristée et plus agacée
que jamais ! Oh ! elle en avait assez de
cette vie solitaire, de cet éternel supplice
de Tantale, de ce prurit invincible de cares-
ses et d'or! Il fallait en finir, et elle y son-
geait. Elle était suivie, tous les soirs, par un
homme déjà âgé qui lui promettait monts
et merveilles, et un jeune homme qui habi-
tait dans sa maison, à l'étage au-dessous,
la frôlait dans l'escalier et lui demandait
doucement pardon quand son bras effleu-
rait le sien. Le choix n'était pas douteux.
23
Le vieux l'emportait, dans cette balance
du cœur, où l'un ne pouvait mettre que sa
bonne grâce et sa jeunesse et où l'autre
jetait l'épée de Brennus : le bien-être et
l'or ! Il avait aussi un certain ton d'homme
bien élevé qui flattait la jeune fille, par ce
motif que ses compagnes n'avaient pour
amants que des rustres, des calicots ou des
commis de quincaillerie. Elle céda... n'ayant
seulement pas pour excuse ces pas-
sions qui font crier sous le feu et s'aban-
donner corps et âme... Elle céda et fut
profondément dégoûtée. Le lendemain,
cependant, elle raconta à ses camarades sa
défaillance, qu'elle regrettait alors ! Elle se
montra fière de sa vaillantise et, devant
tout l'atelier, prit le bras du vieux polisson
qui l'avait achetée ! Mais son courage ne
fut pas de longue durée ; ses nerfs se rebellè-
rent et, un soir, elle jeta à la porte argent
et vieillard, et se résolut à reprendre sa
vie d'autrefois. C'est l'histoire de ceux qui
24
fument et qui, malades d'écœurement,
jurent de ne plus recommencer et recom-
mencent jusqu'à ce que l'estomac consente
à se laisser dompter. Après une pipe,
une autre ; après un amant, un second.
Cette fois, elle voulut aimer un jeune
homme, comme si cela se commandait !
Celui-là l'aima... presque, mais il fut si
doux et si respectueux qu'elle s'acharna à
le faire souffrir. Ils finirent par se séparer
d'un commun accord. — Oh ! alors, elle fit
comme les autres ; une semaine, trois jours,
deux, un, la rassasièrent avec leur impor-
tunité des caresses subies. Sur ces entre-
faites, elle tomba malade et, dès qu'elle se
rétablit, fut abandonnée par son amant ;
pour comble de malheur, le médecin lui
ordonna expressément de ne pas continuer
son métier de souffleuse de perles. Que
faire alors ? Que devenir ? C'était la misère,
d'autant plus opprimante que le souvenir
du bien-être qu'elle avait goûté avec son
23
premier homme lui revenait sans cesse.
Elle s'essaya dans d'autres professions,
mais les faibles salaires qu'elle obtint la
détournèrent de tenter de nouveaux efforts.
Un beau soir, la faim la roula dans la boue
des priapées ; elle s'y étendit de tout son
long et ne se releva point.
Elle allait alors à vau-l'eau, mangeant à
même ses gains de hasard, souffrant le
jeûne quand la bise soufflait. L'apprentis-
sage de ce nouveau métier était fait ; elle
était passée vassale du premier venu,
ouvrière en passions. Un soir, elle rencon-
tra dans un bal où elle cherchait fortune
en compagnie d'une grande gaupe, à la
taille joncée et aux yeux couleur de terre
de sienne, un jeune homme qui semblait
enquête d'aventures. Marthe, avec sa bou-
che aux rougeurs de groseille, sa petite
moue câline alors qu'il la lutina, sa pres-
tance de déesse de barrière, son regard qui
se mourait, en brûlant, affama ce naïf,
26
qu'elle emmena chez elle. Cet accident
devint bientôt une habitude. Ils finirent
même par vivre ensemble. Chassés d'hôtels
en hôtels, ils se blottirent dans un affreux
terrier situé rue du Cherche-Midi.
Cette maison avait toutes les allures d'un
bouge. Porte rouilleuse, zébrée de sang de
bœuf et d'ocre, long corridor obscur dont les
murs suintaient des gouttes noires comme
du café, escalier étrange, criant à chaque
pesée de bottes, imprégné des immondes
senteurs des éviers et de l'odeur des latri-
nes dont les portes battaient à tous les
vents. Ce fut au troisième étage de ce logis
qu'ils choisirent une chambre, tapissée de
papier à fleurs, éraillé par endroits, lais-
sant couler par d'autres une pluie fine de
plâtre. Il n'y avait même plus dans cet ha-
bitacle les vases d'albâtre et de porcelaine
peinte, la pendule sans aiguilles, la glace
piquée par des chiures de mouches ; il n'y
avait même plus ce dernier luxe des hôtels
27
garnis, la gravure coloriée de Napoléon
blessé au pied et remontant à cheval ; les
murs déshabillés pissaient des gouttelettes
jaunes et le carreau, avec ses plaques de
vernis écarlate, semblait une peau malade
marbrée d'érosions rouges. Pour tout mo-
bilier, un lit en bois sale, une table sans
tiroir, des rideaux de perse bituminés et rai-
dis par la crasse, une chaise sans fond et
un vieux fauteuil qui se rigolait seul, près
de la cheminée, riant par toutes ses cre-
vasses, tirant, comme pour les narguer, ses
langues de crin noir par toutes les fentes
de ses gueules de velours.
Ils y restèrent pendant huit semaines,
vivant d'expédients, buvant et mangeant
d'inénarrables choses. Marthe commençait
à envier un autre sort, quand elle décou-
vrit qu'elle était enceinte de plusieurs mois.
Elle fondit en larmes, avoua à son amant
que l'enfant n'était pas de lui, dit qu'elle
lui rendait toute sa liberté, se l'attacha
28
irrémédiablement par cette feinte et, d'ac-
cord avec le malheureux, se résolut à se
priver du superflu pour mettre de côté la
somme nécessaire à son accouchement.
Ils n'en eurent point la peine — une
chute qu'elle fit dans l'escalier accéléra sa
délivrance. Par une claire nuit de décem-
bre, alors qu'ils n'avaient le sou, ni l'un, ni
l'autre, elle ressentit les premières douleurs
de l'enfantement. Le jeune homme se pré-
cipita dehors, en quête d'une sage-femme
qu'il ramena sur l'heure.
— Mais on gèle ici, cria cette providence
à cabas, en entrant dans la chambre ; il f;iu-
drait allumer du feu.
Craignant que si cette femme devinait
leur misère elle ne demandât à être payée
d'avance, Marthe pria son amant d'aller
chercher la clef de la cave au bois, — elle
devait être dans la poche de sa robe ou sur
la cheminée. L'autre était tellement ébahi
qu'il cherchait presque sérieusement cette
29
clef, quand Marthe se raidit, poussa un
long gémissement et retomba, inerte et
blanche, sur le grabat. — Elle venait de
mettre au monde une petite fille.
La sage-femme nettoya l'enfant, l'enve-
loppa et s'en fût, annonçant qu'elle revien-
drait le lendemain au jour.
La nuit fut invraisemblablement triste.
La fille gémissait et se plaignait de ne pou-
voir dormir ; le garçon, mourant de froid,
s'était assis sur le fauteuil et berçait la
mioche, qui vagissait de lamentable façon.
Vers trois heures, la neige tomba, le vent
se prit à mugir dans le corridor, ébranlant
les fenêtres mal jointes, souffletant la bou-
gie qui coulait éperdue, chassant de la che-
minée les cendres qui volèrent dans la
pièce. L'enfant était gelée et avait faim;
pour comble de malheur, ses langes se dé-
firent et, rendu inhabile par ces rafales
qui lui glaçaient les mains, le jeune homme
ne put jamais parvenir à les remettre.
3o
Détail trivialement horrible, cette chambre
sans feu le rendit malade et il ne sut
plus que devenir, la pauvrette criant de
plus en plus fort dès qu'il ne la berçait
point.
Le résultat de cette veillée fut que
l'enfant et l'homme moururent : l'une de
faiblesse et de froid, l'autre d'une incompa-
rable hydropisie que cette nuit hâta. Seule,
la fille sortit de la tourmente, plus fraîche
et plus affriolante que jamais. Elle vécut
pendant quelque temps, à l'affût des carre-
fours, jusqu'au soir où, découragée et ne
trouvant plus elle-même de boue où ramas-
ser son pain, elle fit la rencontre d'une an-
cienne camarade de fabrique. Celle-là n'avait
pas eu besoin de toucher un récif, elle avait
sombré en pleine mer, corps et biens. Cet
incident décida du sort de Marthe. L'autre
lui vanta les profits de sa condition ; elle
but deux verres de trop, accompagna son
amie jusqu'au bord de l'antre, y hasarda
3i
un pied, croyant pouvoir le retirer quand
bon lui semblerait.
Le lendemain elle était servante attitrée
d'une buvette d'amour.
III
ENCORE qu'elle bût jusqu'à en mourir,
pour oublier l'abominable vie qu'elle
menait, elle n'avait pu se résigner à cette
34
abdication d'elle-même, à cette geôle infran-
gible, à cet odieux métier qui n'admettait
ni répugnance, ni lassitude.
Elle n'avait pu oublier encore, dans le
morne abrutissement des ripailles, cette
terrible vie qui vous jette, de huit heu-
res du soir à trois heures du matin, sur
un divan ;qui vous force à sourire, qu'on
soit gaie ou triste, malade ou non ; qui
vous force à vous étendre près d'un affreux
ivrogne, à le subir, à le contenter, vie
plus effroyable que toutes les géhennes
rêvées par les poètes, que toutes les galè-
res, que tous les pontons, car il n'existe
pas d'état, si avilissant, si misérable qu'il
puisse être, qui égale en abjects labeurs,
en sinistres fatigues, le métier de ces
malheureuses !
Les angoisses, les dégoûts de cette fille
s'étaient ravivés ce soir-là. Elle gisait depuis
vingt minutes, éboulée sur un amas de
coussins, paraissant écouter le caquetage
35
de ses compagnes, tremblant au moindre
bruit de pas.
Elle se sentait écœurée et lasse, comme
au sortir de longues crapules. Par instants,
ses douleurs semblaient s'apaiser et elle
regardait d'un œil ébloui les splendeurs
qui l'entouraient. Ces girandoles de bou-
gies, ces murs tendus de satin, d'un rouge
mat, gaufré de fleurs en soie blanche, mi-
roitant comme des grains d'argent, dan-
saient devant ses yeux et pétillaient comme
de blanches étincelles sur la pourpre d'un
brasier ;puis sa vue se rassérénait et elle
se voyait, dans une grande glace à cadre de
verre, prostrée impudemment sur une ban-
quette, coiffée comme pour aller au bal, les
chairs relevées de dentelles pimentées
d'odeurs fortes.
Elle ne pouvait croire que cette image fût
la sienne. Elle regardait avec étonnement
ses bras poudrés de perline, ses sourcils
charbonnés, ses lèvres rouges comme des
36
viandes saignantes, ses jambes revêtues de
bas de soie cerise, sa poitrine ramassée et
peureuse, tout l'appât troublant de ses
chairs qui frissonnaient sous les fanfioles
du peignoir. Ses yeux l'effrayèrent, ils lui
parurent, dans leur cerne de pensil, s'être
creusés bizarrement et elle découvrit, dans
leur subite profondeur, je ne sais quelle
expression enfantine et canaille qui la fit
rougir sous son fard.
Puis, elle regardait avec hébétement les
poses étranges de ses camarades, des
beautés falotes et vulgaires, des caillettes
agaçantes, des hommasses et des maigriot-
tes, étendues sur le ventre, la tête dans les
mains, accroupies comme des chiennes,
sur un tabouret, accrochées comme des
oripeaux, sur des coins de divans, les che-
veux édifiés de toutes sortes : spirales
ondées, frisons crêpelés, boucles rondis-
santes, chignons gigantesques, constellés
de marguerites blanches et rouges, de
37
torsades de fausses perles, crinières noires
ou blondes, pommadées ou poudrées d'une
neige de riz.
Les peignoirs sans manches, rattachés
aux épaules par des pattes rubantées de
soie tendre, flottaient larges et laissaient
entrevoir, sous leur diaphane ampleur,
l'affriolante nudité des corps.
Les bijoux papillotaient, les rubis et les
strass arrêtaient au passage des filées de
lumière et, debout devant une glace, tour-
nant le dos à la porte, une femme, les bras
levés, enfonçait une épingle dans la som-
bre épaisseur de sa chevelure.
Son grand peignoir de gaze remontait
avec le mouvement de ses bras et laissait
un large espace entre sa pâle vapeur et le
granit des chairs ; les seins se redressaient
aussi dans cet enlèvement des coudes et
leurs orbes bombaient, blancs et durs, dans
des frises de rosettes. Une raie filant de la
nuque, un peu renversée, se brisait dans
38
ces plis ondulants qui relient les hanches
et, sillonnée d'une courbure profonde, la
croupe renflait ses neigeuses rondeurs sur
deux jambes que rosait au-dessus du genou
le serré des jarretières.
Et dans ce salon, tout imprégné des odeurs
furieuses de l'ambre et du patchouli, c'était
un vacarme, un brouhaha, un tohu-bohu !
Des rires éclataient, semblables à des esco-
petteries, des disputes se croisaient en tous
sens, charriant, dans leurs flots précipités,
des roulements d'ignominies et d'ordures.
Soudain un coup de timbre retentit.
Le silence se fit comme par enchante-
ment. Chacune s'assit, et celles qui dor-
massaient sur les banquettes se réveil-
lèrent en sursaut et se frottèrent les yeux,
s'efforçant de rallumer pour une seconde
la flamme de leur regard, alors qu'un pas-
sager montait sur le pont pour embarquer.
La porte s'ouvrit, et deux jeunes gens
entrèrent dans la pièce.
39
La débutante baissait la tête, s'effaçant
du mieux qu'elle pouvait, tâchant de se
faire petite pour n'être pas remarquée,
fixant obstinément les rosaces du tapis,
sentant le regard de ces hommes fouiller
sous la gaze.
Oh ! qu'elle les méprisait ces gens qui
venaient la voir ! Elle ne comprenait pas
que la plupart de ceux qui s'attardaient
près d'elle, venaient oublier, dans l'énerve-
ment de sa couche, de persistants ennuis,
de saignantes rancunes, d'intarissables dou-
leurs ; elle ne comprenait pas qu'après
avoir été trompés par les femmes qu'ils
aimaient, après avoir humé des vins capi-
teux dans les verres de mousseline et s'être
déchiré les lèvres aux éclats de ces verres,
la plupart ne voulaient plus boire que des
vins frelatés dans les chopes épaisses des
cabarets !
L'un de ces hommes lui fit signe. Elle
ne bougeait pas, implorant du regard ses
40
compagnes, mais toutes riaient et se gaus-
saient d'elle ; seule, Madame la fixait de son
œil mort. Elle eut peur, se leva, comme ces
mules qui, après s'être butées, s'élancent
tout à coup sous le cinglement d'un coup
de fouet; elle traversa le salon, trébuchante,
assourdie par une grêle de cris et d'éclats de
rire.
Elle montait l'escalier, s'appuyant au mur,
sentant d'amères nausées lui battre la poi-
trine comme une houle ; une bonne ouvrit
la porte et s'effaça pour les laisser passer.
Il entra, et elle, défaillante, laissa retom-
ber derrière elle la lourde portière.
Elle se réveilla le lendemain, soûle
d'ignominie, et n'eut qu'un but, qu'une
idée, s'échapper de l'immonde maison, aller
oublier au loin d'inoubliables maux.
L'atmosphère de cette chambre, alourdie
par les émanations musquées des maquil-
lages, ces fenêtres cadenassées, ces tentures
épaisses, tiédies au souffle des charbons
41
encore roses, ce lit démembré et saccagé
par le pillage des nuits, la dégoûtèrent jus-
qu'au vomissement. Tout le monde dor-
mait : elle s'habilla, descendit l'escalier en
toute hâte, tira les verrous, et s'élança dans
la rue. Ah ! alors, elle respira ! Elle mar-
chait au hasard, ne pensant à rien. Elle
était comme ivre. Soudain, le sentiment de
ses maux la poigna, elle se rappela qu'elle
fuyait les saturnales, qu'elle était en rup-
ture de ban, et elle jeta un coup d'oeil de
bête épeurée autour d'elle.
Elle se trouvait alors dans le bas du bou-
levard Saint-Michel, lorsque deux sergents
de ville descendirent tranquillement vers
la Seine, Une indéfinissable angoisse lui
serra la gorge, ses jambes fléchirent, il lui
sembla que ces hommes allaient l'arrêter
et la traîner au poste. Le soleil qui pleuvait
en gouttes blondes sur l'asphalte bordée
d'arbres lui parut la mettre, seule, en
lumière et montrer à tous qui elle était.
42
Elle s'enfuit dans une de ces petites rues
sombres qui relient le boulevard à la place
Maubert. Elle reprit haleine dans l'un de
ces corridors qui exhalent des bouffées de
cave, puis elle reprit sa marche. Pendant
ces quelques minutes de repos l'affolement
avait cessé, elle songeait à aller demander
asile à l'une de ses amies qui demeurait
rue Monge ; elle frappa inutilement à sa
porte et, sur l'assurance donnée par la
concierge, qu'elle ne tarderait pas à rentrer,
elle se mit à badauder, se promenant
de long en large dans la rue. Elle
regardait avec une attention déroutée les
vitrines d'un marchand de jouets, les billes,
les images d'Epinal, les polichinelles de
bois, les petites marmites vernissées et
vertes à l'usage des enfants, les fioles de
parfumerie taillées à côtes, bouchées à
l'émeri et coiffées d'un casque de peau
blanche, les bouteilles d'encre rouge, les
paquets d'aiguilles, enveloppées de papier
43
noir, avec les armes de l'Angleterre en or,
les images de sainteté, les crayons Mangin.
Quand elle eut bien regardé, sans même
le voir, tout ce misérable éventaire, elle
revint chez la concierge. Son amie n'était
pas encore rentrée.
Elle se promena de nouveau ; une soif
ardente lui brûlait la gorge ; elle s'arrêta
devant un marchand de vins, se demandant
si elle y devait entrer. Elle était devenue
plus peureuse qu'un enfant. Elle resta bien
pendant dix minutes en arrêt devant l'éta-
lage, lisant à voix basse l'étiquette des bou-
teilles, regardant des fioles carrées d'eau-de-
vie de Dantzick, aux pluies d'or tombées,
des litres d'orgeat semblables à des huiles
figées, des bouteilles de cognac et de cassis,
des bocaux de cerises roses, de prunes vertes,
de pêches blondes. Elle poussa enfin la
porte et une odeur de vinée lui sauta à la
gorge. Elle demanda au marchand un demi-
litre de vin et un siphon d'eau de Seltz.
44
Il lui sembla que le cabaretier la regar-
dait insolemment. Se doutait-il, lui aussi,
de quel bagne elle s'était échappée ?
Inquiète, honteuse, elle se réfugia dans une
petite salle attenant à la boutique.
Le marchand la lit attendre un quart
d'heure au moins avant que de la servir ;
puis il jeta le tout sur la table et se préci-
pita devant un homme qui cria, en pous-
sant la porte :
— Un coup de jus, mon vieux birbe, et
une croûte de brignolet !
— Tiens, vous voilà donc, monsieur Gin-
ginet, fit l'homme.
— Oui, c'est moi. Je cours comme un
dératé depuis ce matin. Imaginez-vous,
mon vieux, que je suis chargé par mon
singe de remonter le personnel du théâtre
de Bobino. Peu d'argent et des étoiles de
première grandeur, des comètes, quoi !
C'est sa devise à cet homme. Enfin, j'ai
couru chez Rodaln, chez Machut, chez
45
Adolphe, je les ai engagés ; il ne me man-
que plus que des chanteuses ; et, ce disant,
Ginginet se tailla une large miche de pain
et avala, coup sur coup, plusieurs verres.
Entre deux rasades, il aperçut Marthe, qui
reposait, sombre, presque farouche, dans
le fond du cabinet. Il se mit alors à débiter
ses bons mots de coulisses, à dévider sa
bobine de gracieusetés. Quand il la vit
sourire, il l'invita à prendre une tasse de
café ; elle refusa, mais ce diable d'homme
était si déluré, si jovial, il avait l'air d'un si
vrai gaule-bon-temps, qu'elle finit par lier
conversation avec lui. Ginginet l'examinait :
elle est superbe, murmura-t-il ; avec un
costume neuf elle allumerait une salle.
Elle a l'air panne et honteux, ça aura fait
des bêtises, ça n'a peut-être pas seulement
de domicile ; si elle a un tantinet de voix,
je l'engage séance tenante ; une luisarde
ramassée chez un mannezingue ! Je lui
apprends le chant et l'art dramatique en
46
quinze jours. A défaut de talent, elle est
jolie, c'est le principal au théâtre.
Elle accepta ; elle se sentait sauvée.
Quinze jours après elle débutait à Bobino.
Cette nouvelle vie lui plut. Gomme toutes
les malheureuses que la misère et l'embau-
chage ont traînées dans les clapiers d'une
ville, elle éprouvait, malgré elle, malgré
l'horrible dégoût qui l'avait assaillie lors
de ses premières armes, cet étrange regret,
cette maladie terrible qui fait que toute
femme qui a vécu de cette vie, retourne s'y
plonger un jour ou l'autre.
Cette existence de fièvres et de soûleries,
de sommeils vaincus, de papotages perpé-
tuels, de va-et-vient, d'entrées, de sorties,
de montées, de descentes des escaliers, de
lassitudes domptées par l'alcool et les
rires, fascine ces misérables avec l'attirance
et le vertige des gouffres.
Ce qui avait sauvé Marthe de l'épouvan-
table récurrence, c'était d'abord le peu de
47
temps qu'elle était restée dans cette maison,
c'était surtout la vie affolante des coulisses,
cette exhibition devant un public dont les
yeux brûlent, cette camaraderie avec les
acteurs, cette hâte, cette bousculade de
toutes les minutes, le soir, alors qu'elle
s'habillait et répétait son rôle. La fièvre du
théâtre avait été pour elle l'antidote le plus
puissant contre le poison qu'elle avait
absorbé.
IV
CHEMIN faisant, bras dessus, bras des-
sous, Marthe et Léo devisaient de
choses bêtes. Ils suivaient alors à contreval
5o
la rue de Madame et allaient gagner la
Croix-Rouge.
La conversation devenait de plus en plus
bête. Les louanges sur son costume, sur sa
voix, les potins du théâtre, les demandes
de la femme au sujet de la rue qu'il habi-
tait, étaient épuisés. Un chien les regardait
passer sur le trottoir et hurlait sans raison :
ils parlèrent des chiens. Lui, préférait les
chats, elle, les toutous frisés, ces affreux
roquets dont la gueule pue quand ils ont
mangé de la viande ou du sucre. Cette dis-
cussion fut bientôt close. Ils ne dirent mot
pendant quelques minutes, puis un pochard
dévala d'une rue, battant les murs, et ils
déblatérèrent sur les ivrognes, puis se
turent. Un sergent de ville passait. Elle eut
un petit frisson dans le dos. Il essaya de
l'égayer, elle ne semblait plus l'entendre.
En vérité, il était temps qu'ils arrivassent.
Le gaz était éteint. Léo prit la main de
Marthe et la guida au travers de la cour
5i
jusqu'à l'entrée du corridor. Là, ils s'arrê-
tèrent, il enflamma son rat de cave et elle
vit les premières marches d'un escalier qui
tournait dans le noir. Quand il ouvrit sa
porte, un grand feu de charbon teignait de
plaques rouges les tentures d'une petite
chambre et allumait de foyers étincelants
le verre des cadres pendus aux murs. Mar-
the enleva son chapeau, son mantelet de
zibeline et s'assit dans un vaste fauteuil de
cuir qu'il roula près du feu. A ses pieds,
ramassé à croppetons, il la regardait, émer-
veillé de sa taille plus souple que la lance
des roseaux et se mourait d'envie de baiser
ses cheveux qui se tordaient en mèches
folles sur la neige rosée du cou. Une épin-
gle se détacha et une longue spirale se
déroula sur sa robe d'un vert presque noir
qui Tétreignait comme un vêtement japo-
nais, dessinant le serpentement de sa gorge,
la corniche de ses hanches. Avec ses longs
yeux noirs splendidement lumineux, ses
52
lèvres en braises, ses joues rondes, elle
ressemblait ainsi, moins le costume si fas-
tueusement pittoresque, à Saskia, la pre-
mière femme de Rembrandt, celle dont
Ferdinand Bol nous a retracé l'image dans
un merveilleux portrait.
Marthe se leva. « Tiens, regarde donc,
dit-elle, ces gens qui boivent, » et elle tou-
chait avec l'amande rose de son ongle une
copie de Jordaens, « le Roi de la Fève »,
puis elle rit à gorge déployée à la vue de
ce monarque coiffé d'une couronne de
paillon, aux cheveux dégringolant à la
débandade, sur la serviette attachée au
cou ; elle se divertit à contempler cette
tablée de joyeux drilles qui braillent, fu-
ment, crient à tue-tête : « Le roi boit ! le
roi boit ! » Léo lui avait pris la main et lui
montrait, tout en l'embrassant, les femmes
du tableau, cette populacière ventrue qui
torche son enfant tandis que le chien vient
le flairer et les deux autres plus élancées,
53
plus blondes, qui rient et boivent, toutes
voiles dehors, les vins couleur de lumière,
les bières couleur d'ambre.
Elle eut comme une rapide vision des
gogailles passées.
Mais ni ces opulences, ni ces fougues,
ni ces débauches de chairs à la Rubens, ni
ces pourpris de lys et de vermillon, ni
cette plénitude, ni cette somptuosité de
charnure, ni ces remous, ni ces vagues de
carmin et de nacre ne la tinrent longtemps.
Elle regarda, sans s'y arrêter, différents
tableaux, puis demeura songeuse devant
une gravure d'Hogarth, un des épisodes de
la vie des courtisanes. Ces drôlesses dépoi-
traillées, ce jeune homme ivre à qui une
ravissante fillette dérobe sa montre, ces
tréteaux pleins de verres renversés, de
catins qui s'injurient, se crachent à la face,
se menacent de coups de couteau, cette co-
quine dont le harnais, le corsage, les jupes,
gisent fripés à terre et qui remet sur des bas
54
de soie ses brodequins à revers, cette figure
piquée de mouches aux lèvres et au front
et dont un des seins dévale de la chemise
pendante, ces deux malandrins loqueteux
qui ululent à la porte, et reflètent dans un
plat de cuivre la flamme d'une bougie,
évoquèrent en elle des souvenirs précis et
elle demeura, fascinée, muette, et comme
sortant d'un songe, dit entre ses dents :
« Comme c'est bien cela ! »
Elle s'assit de nouveau dans le fauteuil;
lui, se mit à cheval sur une chauffeuse et
tisonna le feu. Ils étaient déconcertés. Elle
songeait à sa vie d'autrefois. Tous ses sou-
venirs se réveillaient. Ces allures de bouge,
cette saveur de fille qu'elle s'étudiait à faire
disparaître, reparurent tout à coup et l'ob-
sédèrent invinciblement. Plus elle s'obser-
vait et plus les mots étranges, plus les
maladresses, plus les expressions qu'elle
eût voulu oublier lui revenaient et jail-
lissaient malgré elle de ses lèvres. Elle
55
rompit la conversation que Léo avait reprise
et regarda le foyer d'un air si sombre que
son amant ne sut plus ni que dire, ni que
faire.
Sur ces entrefaites, la pendule qui jasait
sans relâche, comme pour les railler de
leur silence, sonna deux heures. Marthe
leva la tête. Léo saisit l'occasion et lui dit :
— Je crois qu'il serait temps de nous
coucher.
Et tandis qu'elle passait dans l'autre
chambre, il s'enfouit dans le fauteuil qu'elle
venait de quitter, et se plongea dans ses
réflexions.
A vrai dire, elles n'étaient pas gaies. Ce
garçon s'était affranchi de bonne heure de
la servitude maternelle et il avait tant
mésusé de la liberté acquise que, venge-
resse des mœurs, la débauche l'avait flétri,
corps et âme. Se sentant un vrai talent que
devaient apprécier les artistes et honnir les
bourgeois, il s'était jeté, tête baissée, dans
56
le marécage des lettres. 11 n'y avait malheu-
reusement pas un pied d'eau à l'endroit oii il
avait plongé ; il se meurtrit si violemment
sur les pierres du fond qu'il se releva décou-
ragé avant même que d'avoir tenté de
gagner le large. Il vivait de sa plume,
autrement dit, il vivait de faim. A force de
tourmenter l'idée, d'essayer de rendre les
bizarreries qui le hantaient, les nerfs se
tendirent et une immense fatigue l'accabla.
De temps à autre, dans les bons moments,
il écrivait une page fourmillant de grotes-
ques terribles, de succubes, de larves à la
Goya, mais le lendemain, il se trouvait
incapable de jeter quatre lignes et peignait,
après des efforts inouïs, des figures qui
échappaient à l'étreinte de la critique.
Ce qu'il rêvait comme un excitant d'es-
prit, comme un coup de gong qui réveil-
lerait son talent assoupi, c'était une fan-
taisie monstrueuse, de poète et d'artiste :
une femme qui l'aimât, une femme vêtue
37
de toilettes folles, placée dans de curieux
arrêts de lumière, dans de singulières atti-
tudes de couleurs, une femme invraisem-
blable, peinte par Rembrandt, son Dieu !
une femme insolemment fastueuse dont les
yeux brasillassent avec cette indéfinissable
expression, cette ardeur de vie presque
mélancolique du chef-d'œuvre du Van Rhin
« la femme du salon carré au Louvre ! » Il
la voulait ainsi, avec une peau couleur
d'ambre, et même une pointe de rouge sur
la pommette et de cendre bleue sous l'œil,
et il la désirait avec un esprit alambiqué et
savant ; il la demandait excessive et trou-
blante à des moments convenus, sage et
dévouée pour l'ordinaire. Ce rêve impossi-
ble, cette appétence irréalisable, cette con-
voitise de sagesse et d'imprévu à heure
fixe, le torturaient. Marthe lui avait sem-
blé, avec ses gaspillages de crinière, ses
yeux de fêtes, sa bouche affamée, remplir
l'idéal qu'il poursuivait vainement. Il l'avait
58
admirée sur la scène, tour à tour provo-
cante et naïve, il comptait autant sur la
comédienne que sur la maîtresse pour
jouer le rôle qu'il lui assignait dans leur
tête-à-tête.
Il songeait à cela. Il se souvint, tout à
coup, que sa place n'était pas dans un fau-
teuil et il passa dans la chambre à coucher.
Marthe s'endormit, surprise. Elle qui
avait été la servante résignée de chacun,
elle n'avait pas encore vu pareil homme ;
ce salpêtre étonnant, cette jeunesse ravivée
et pleine de mots enthousiastes, de lyrisme
fou, de respects perdus, la ravirent. Elle se
dit que ceux qui aimaient étaient sans
doute ainsi faits et elle lui fut reconnais-
sante de n'avoir pas évoqué dans sa couche
le souvenir des anciennes défaites. Elle
qui avait guidé tant de passants vers les
Cythères, àtant la course, elle oublia de faire
des comparaisons. Léo fut vraiment son
59
premier amant. Le lendemain, au petit jour,
le jeune homme la regarda et demeura
indécis : elle sommeillait, bouche en o,
jambes en /, torse au vent et gorge au
diable ! Il se demanda s'il ne la renverrait
pas comme les autres ; il retira sa main
qui s'était coulée sous la tête de Marthe,
elle ouvrit les yeux et sourit si gentiment
qu'il l'embrassa et lui demanda si elle
avait bien dormi. Pour toute réponse, elle
l'enlaça de ses bras et baisa ses lèvres, à
petites lappées. Il perdit la tête.
Il la jugea digne de toutes les tendresses
et de tous les dévouements, mais ce qui le
désarçonna quelque peu, ce fut le lever.
Elles s'habilla comme toutes les filles,
s'assit sur le bord du lit, enfila ses longs
bas mauve, mit les boutons de ses bottines
avec une épingle à cheveux, rabattit sa
chemise sur ses jambes et, se trouvant près
de la toilette, fit comme toutes, entr'ouvrit
le rideau de la croisée et regarda dans la
6o
cour. Quelle femme n'avait eu ce geste ?
Quelle femme n'avait fait cette sotte
demande : As-tu du savon ? Tiens, de la
poudre de riz ! oh ! comme elle sent bon !
elle est à la maréchale, dis ?
Il se reprocha de l'avoir crue autre que
ses compagnes et pourtant, quand elle res-
serra dans sa robe tous les trésors qu'elle
en avait tirés la veille, il éprouva comme
un regret. Il était peiné qu'elle s'en fût : il
la retint à déjeuner. Elle attendait sa blan-
chisseuse, elle devait être rentrée de bonne
heure. Cette réponse l'exaspéra. Toutes les
femmes qui veulent s'en aller attendent
leur blanchisseuse, il ne le savait que trop !
Elle céda cependant, et tandis qu'elle ôtait
son chapeau et défaisait son manteau, le
poète héla dans la cour le concierge.
Romel, c'était son nom, leva la tête et,
grave, glapit : J'y vas. Il montait une heure
après.
— Allez me chercher, lui dit Léo, des
6i
bifstecks, un pâté, du fromage, un gâteau
et deux bouteilles de Moulin-à-vent.
— Entendu.
Et se penchant avec des airs de confi-
dence à l'oreille de Léo, Romef susurra :
Dites donc, à propos, j'ai acheté ces jours-
ci une glace Louis XVI épatante, je ne
vous la vendrai pas cher.
Quelque invraisemblable que cela puisse
paraître, Romel, concierge et savetier de
son état, avait peint dans sa jeunesse des
marines. A l'en croire, il avait eu « des dis-
positions ». Actuellement il brocantait un
tas d'ordures, s'efForçant de les vendre à
ses locataires, le matin surtout, alors qu'ils
n'étaient pas seuls. Il jugeait des charmes
et des friandises du compagnon de nuit
par le ton du refus — car tous lui refu-
saient avec ensemble. Ce matin-là, Léo lui
répondit non, doucement. Il conclut de
suite que la femme qu'il avait amenée vien-
drait souvent lui demander la clef du local,
62
et il se promit de la saluer très bas lors-
qu'elle partirait.
Tandis qu'il se rendait chez le marchand
de vins du coin pour commander le déjeu-
ner, Léo alluma un grand feu de sarment,
et comme Marthe, assise sur la chauffeuse,
relevait un peu la tête, il baisa à gorgées
lentes, son cou, ses lèvres et ses yeux qui,
se fermant, palpitèrent sous la chaude
haleine de sa bouche. Il songeait aux
exploits du fils de Jupiter et d'Alcmène, à
Hercule, tueur de monstres, quand Romel
entra, suivi d'un garçon qui charroyait dans
une serviette et mangers et vins. Il dressa
la table et partit. Léo et Marthe étaient en
face l'un de l'autre ; elle mangeait avec
appétit, lui, ne bougeait, l'écoutant faire
sonner le doux carillon des mâchoires ;
l'eau sifflait dans la bouillotte, elle la versa
sur le café, puis ils se rapprochèrent et
dans l'intervalle du bruissement de leurs
lèvres, l'eau chanta s'égouttant au travers
63
du filtre. A l'étage du dessous, une pianiste
tapotait un air de Faust. Au dehors une
voix de pauvresse, alternant avec le clapotis
du piano, s'élevait, dans un silence d'hiver,
célébrant la gloire de l'amour, et les ineffa-
çables victoires du petit « Dardant ». Ils
étaient engourdis par la chaleur des brai-
ses ; aucun d'eux n'eut le courage d'ouvrir
la fenêtre et de jeter un sou. Ils s'assoupi-
rent à écouter ce chant monotone ; elle se
leva enfin, s'étira, l'embrassa et s'enfuit,
après lui avoir donné rendez-vous pour le
soir même, au théâtre.
Il se trouva esseulé quand elle eût franchi
la porte ; son logement lui parut triste et froid.
Il s'habilla et sortit. Il fallait tuer la jour-
née. Il s'en fut relancer un éditeur qui lui
devait de l'argent : il n'en put tirer un sou.
Alors, il erra sur le boulevard et entra dans
un café ; trois heures sonnèrent à un œil-
de-bœuf juché au-dessus d'une étagère à
bouteilles. Il s'assigna la tâche de rester
64
sur la banquette pendant une heure. Il lut
et relut les journaux, bâilla, alluma un
cigare, fit la remarque que les gens qui
l'entouraient tenaient des conversations
idiotes;
que deux poussahs, dont l'un
avait un bec de lièvre et l'autre un œil de
bigle, riaient comiue des pleutres, en jouant
au billard, regarda de nouveau la pendule,
appela le garçon, qui vint trop vite à son
gré, et sortit, se reprochant de n'avoir pas
attendu, pendant cinq minutes de plus, que
l'heure fut sonnée.
Il badauda, regarda les éventaires, enfila
un passage, sourit à une petite fille qui
sautait à la corde, marcha à pas redoublés
jusqu'à la Bastille, n'admira point le génie
qui bat un entrechat sur son fût, revint en
arrière, rentra dans un café, se fit servir
un bitter, relut les journaux qu'il connais-
sait et repartit. Il fut heureux de rencon-
trer, à la hauteur de la rue Vivienne, un
ami qu'il évitait d'ordinaire ; il lui offrit
65
l'absinthe et quand l'aiguille marqua six
heures il le quitta précipitamment.
Le moment approchait où il devait revoir
Marthe. Il avait mal dîné, sans appétit et
sans soif ; il courut à la rue de Fleurus et
se rendit au foyer où étaient rassemblés
tous les acteurs.
C'était jour de première. Ginginet était
ce soir-là plus grincheux et plus bougon
que de coutume. Ses gambilles se désos-
saient, disait-il, en se tapotant les jambes.
D'ailleurs, il crevait de dépit, il venait de
perdre trois manches au besigue et la qua-
trième était bien compromise, car Bour-
deau, son partner, venait d'annoncer le 25o,
et comme il avait dans son jeu les deux as
d'atout, il annihilait du même coup, pour
son adversaire, tout espoir de revanche.
Ginginet grommelait, le nez sur ses
cartes. Quarante de galapiats, hurla-t-il
rageusement en jetant quatre valets sur la
table ; et il se leva un instant pour aller
66
voir au travers de l'œil du rideau la com-
position de la salle.
Il revint exaspéré.
— Tous des portiers et des lampistes,
clama-t-il, et avec cela des gonsesses en
soie et des pommadins ! Il n'y a dans tout
le théâtre qu'un Andalous qui reluise et
encore il est grêlé, un vrai grenier à len-
tilles ! Ah ! parole ! ça me dégoûte de jouer
devant des têtes comme celles-là. A propos,
si nous comptions les brisques ?
— Je ne joue plus que pour 20, soupira
Bourdeau.
— Et moi pour 5oo, gronda Ginginet, je
suis cuit ! Eh ! dis donc, Marthe, ma petite
gigolette, que devient ce plumitif qui
t'adore ? L'aimes-tu toujours, vaurienne ?
Eh ! voyons, ne fais pas ta tête, tu vois bien
que je blague. Tiens, je t'oflfre de fioler
avec nous une tasse de café et un verre de
camphre, ça va-t-il ?
— En scène! en scène! cria le régisseur.
67
— Au diable ! glapit Ginginet furieux.
Mais comme la toile se levait, force fut
au cabotin de dissimuler sa mauvaise hu-
meur et de faire son entrée.
Léo, qui venait d'arriver, embrassa Mar-
the et se blottit derrière un portant.
La pièce tomba à plat. Les trognons de
pommes volèrent, les imitations du bubule-
ment des hibous dominèrent le bruit que
faisaient à l'orchestre deux tristes vieillards
sans cheveux, qui chatouillaient la panse
des violoncelles. Marthe et Léo prirent la
fuite. Ce fut un sauve-qui-peut général. Le
rideau s'abaissa. Il ne restait plus en scène
que Ginginet et les deux auteurs de la
pièce qui se regardaient atterrés.
Le comédien les consola par de bonnes
paroles :
— Jeunes gens, dit-il, si le métier d'auteur
dramatique ne vous donne pas de pain, il
vous octroie du moins des pommes. Ça
vous servira à faire des chaussons. Quant
68
à mon avis sur votre œuvre, le voici : ceux
qui l'ont sifflée sont des justes, ceux qui
m'ont bombardé de projectiles sont des
cancres. Et maintenant, sonnez, trompettes,
je décale !
MARTHE prit l'habitude de venir coucher
tous les soirs chez Léo. Elle finit
même par apporter la moitié de sa garde-
robe, ne voulant pas, quand il pleuvait, se
6
70
lever de bonne heure pour aller chez elle
changer de costume.
Un mois durant, ils crurent s'aimer, puis,,
un beau jour, une double catastrophe
s'abattit sur eux. Le théâtre fit faillite et le
journal où Léo écrivait suspendit ses paye-
ments.
Le poète perdait dans cette débâcle cent
francs de copie, et Marthe se trouvait sur
le pavé, sans place.
Elle pleura, dit qu'elle ne voudrait pas
être à sa charge, qu'elle chercherait un
autre emploi, que d'ailleurs Ginginet était
son ami et que, dans quelque théâtre qu'il
entrât, elle serait sûrement engagée avec
lui.
Léo, qui détestait le comédien et se sen-
tait de furieuses envies de le giffler quand
il la tutoyait ou la houspillait avec ses
gracieusetés de barrière, lui déclara nette-
ment qu'il ne consentirait jamais à ce
qu'elle le revît.
71
— Comment faire alors, soupira-t-elle ?
Il eut un geste d'ignorance. Au fond, tous
deux avaient la même pensée et chacun
attendait que l'autre l'exprimât pour l'ac-
cepter aussitôt.
Il ne pouvait supporter les frais de deux
termes. Il fallait aviser au moyen de n'en
payer qu'un. La dépense serait ainsi dimi-
nuée de moitié. Le restaurant et la femme
de ménage seraient économisés. Elle se
chargeait de faire la cuisine, de tenir l'ap-
partement propre, de raccommoder son
linge, de le blanchir ; elle pourrait au
besoin coudre ses robes et bâtir ses cha-
peaux elle-même. Léo finit par se convain-
cre qu'ils vivraient à deux à meilleur
compte que lorsqu'il était seul.
Quand ce projet fut décidé, le poète
n'eût plus de cesse qu'il ne fût mis à exé-
cution. II la pressa de faire ses malles,
emprunta de l'argent pour acquitter sa note
à l'hôtel qu'elle habitait, cloua, décloua,
72
rangea tout à nouveau chez lui pour qu'elle
pût y installer ses affaires. Leur première
soirée de noces fut sans pareille : Marthe
rétablit l'ordre de la maison, nettoya les
tiroirs, mit de côté le linge à repriser,
épousseta les livres et les tableaux, et
quand il revint pour dîner il trouva bon
feu, lampe ne fumant pas comme d'habi-
tude, et, dans son fauteuil, une femme gen-
timent ébouriffée qui l'attendait, les pieds
au feu, le dos à table.
— Comme je vais travailler, se dit-il,
maintenant que je suis si bien chez moi !
En attendant^ l'argent fuyait, bride ava-
lée. Tous les jours c'était une dépense nou-
velle : des verres, une carafe, des assiettes;
il fut effrayé, mais il se consola, se répé-
tant qu'une place de deux cents francs par
mois lui était réservée dans un nouveau
journal ; le tout était de prendre patience;
dans quelques mois sa situation serait
meilleure.
73
Le journal mourut avant que de naître,
la misère vint et, avec elle, les terribles
désillusions du concubinage.
Les premiers temps, chacun s'efforce
d'être aimable ; c'est à qui devancera les
désirs de l'autre et cédera à toutes ses
volontés. L'on sent bien alors que la pre-
mière dispute en engendrera d'autres, mais
la misère dégrise. Grâce à elle, le vin
d'amour est bien vite cuvé. Léo commen-
çait à voir clair. Il était d'ailleurs harassé
par ces mille petits riens qui désolent à la
longue. Pourquoi s'obstinait-elle à ne pas
vouloir laisser son fauteuil devant son
bureau ? Pourquoi cette manie de lire ses
livres et d'y faire des cornes ? Et puis,
pourquoi cette volonté bien arrêtée de
pendre sur son paletot et sa culotte ses
jupes et ses peignoirs, alors qu'elle aurait
pu les accrocher à un autre clou et ne pas
le contraindre à enlever toute une charretée
de linge pour prendre sa vareuse ? Il fallait
74
subir aussi l'odeur de la cuisine, la senteur
lourde du vin dans les sauces, l'écœurante
grillade de 1 oignon dans la poêle, voir des
croûtes de pain traîner sur les tapis, des
bouts de fil sur tous les meubles ; son salon
se trouvait bouleversé de fond en comble.
Les jours de savonnage, c'était encore pis î
Il fallait bien cependant poser la planche à
repasser sur son bureau et sur une autre
table, faire essorer le linge sur des traver-
ses dans l'entrée. Ces flaques d'eau sur le
parquet, cette arôme fade de la lessive,
cette buée du linge qui mouillait ses cui-
vres et ternissait ses glaces, le désespérè-
rent.
Ces désagréments qui se répétaient tous
les jours, cette absence des amis que la
présence de la femme éloigne, cette impos-
sibilité de travailler près dune maîtresse
qui, n'ayant plus rien à faire, veut causer
et vous raconte tous les cancans de la mai-
son, l'insolence du concierge à qui l'on a
75
retiré le ménage et qui se venge par mille
tracasseries, la femme qui sent cette hosti-
lité contre elle et qui insiste pour que
l'homme s'en mêle et la fasse cesser, sa
moue dépitée quand il sortait le soir pour
affaires, ou que, pressé de travail, il lisait
ou prenait des notes, dans son lit, les
doléances sur l'état de sa robe qu'elle ne
pouvait plus raccominoder, ce soupir qui
disait si clairement, à la vue d'une chemise
trouée, que d'ici à quelques jours il en
faudrait de neuves ; cette opiniâtreté enfin
à gémir quand l'argent manquait et à le
faire mal dîner parce qu'elle avait dû se
procurer des gants, l'exaspérèrent.
Et puis, quel avantage avait-il depuis que
sa liberté était perdue ? Qu'étaient deve-
nues les robes traînantes, les jupes falba-
lassées, les corsets de soie noire, tout ce
factice qu'il adorait ? La comédienne, la
maîtresse avait disparu, il ne restait que la
bonne à tout faire. Il n'avait même plus
76
cette joie des premiers jours de leur liai-
son, quand il se disait en route : Ce soir
elle viendra. Le pas qui se presse pour
arriver plus tôt, cette angoisse même qui
vous opprime quand l'heure est passée et
que l'on n'entend point le pas connu mon-
ter et s'arrêter devant votre porte, oh ! que
tout cela était loin ! Plus de bonnes con-
versations au coin du feu, avec des amis;
plus de discussions intelligentes sur tel ou
tel livre, sur tel ou tel tableau. Allez donc
parler littérature et beaux-arts devant une
femme qui bâille dans sa main, qui regarde
furtivement la pendule, qui semble vous
dire : Mais allez donc vous en, que nous
nous couchions ! Ce suicide d'intelligence
que l'on nomme « un collage » commençait
à lui peser.
Elle, de son côté, n'était guère plus satis-
faite. Elle le trouvait froid, plus occupé de
son art que d'elle-même ; elle se révoltait
contre ses silences ou ses bouderies. Ils
77
s'accusaient mutuellement d'ingratitude.
Léo s'imaginait avoir fait un grand sacrifice
en associant Marthe à sa vie, elle, était
convaincue qu'elle se dévouait pour lui.
Elle faisait tout, récurait les meubles,
lavait le plancher et la vaisselle, blanchis-
sait son linge, ne voyait plus ses anciennes
camarades, qu'il avait mises poliment de-
' hors, et, en échange de tout cela, elle avait
la misère ! Elle ne pouvait seulement pas
s'acheter une robe !
Au reste, elle se lassa vite du travail de
chaque jour, le ménage fut balayé à la
diable, le repas préparé à toute volée ; elle
faisait monter d'une gargotte des parts de
lapin, des tranches de g^got cuit au four.
Léo se plaignit.
— Et de l'argent, disait-elle ?
Et quand il répliquait qu'il était moins
cher de faire cuire la viande chez soi que
de l'aller chercher, toute prête, au dehors,
elle gémissait, se disait exténuée, ne
78
demandant qu'à dormir. Elle ne desservait
même pas la table, se déshabillait avec des
gestes d'épuisement, s'étendait dans le lit,
disant tous les quarts d'heure à son amant
qui travaillait : Tu ne viens donc pas ?
Il répondait en grognant ; puis, de guerre
lasse, il laissait son travail et se couchait.
Alors elle ne bougeait, faisant semblant de
dormir, se rejetant avec peine sur le bord
du lit pour lui faire place dans la ruelle ;
elle lui tournait obstinément le dos, retirant
ses jambes aussitôt qu'il approchait les
siennes pour les réchauflFer. Impatienté, il
éteignait la lampe et s'essayait à dormir.
Ces taquineries puériles, ces bouderies
de femme l'agaçaient, et comme elles se
renouvelaient chaque fois qu'elle se mettait
au lit seule, il finit par céder, et, pour avoir
une maîtresse aimable, il dut fermer les
yeux à des heures stupides. Au reste, Mar-
the ne lui en fut pas reconnaissante, trou-
vant qu'il manquait de volonté et se
79
promettant bien d'user de sa faiblesse à
la première occasion.
Il était avec cela jaloux et, après une
dispute causée par des taches de boue à sa
robe, qui dénonçaient clairement, malgré
les dénégations qu'elle lui opposa, qu'elle
n'était pas restée chez elle toute la journée,
leur vie en commun devint insupportable.
Elle sortit pendant qu'il corrigeait ses
épreuves dans un bureau de journal ou qu'il
fouillonnait des livres dans une bibliothè-
que, et nia mettre les pieds dehors ; il ne
pouvait cependant s'astreindre à la surveil-
ler ; mais parfois il vérifiait le livre des
dépenses, cherchant si le ruban de velours,
si le chapeau qu'elle avait achetés étaient
inscrits. Il recommençait les additions,
craignant que ces emplettes n'y figurassent
point, se demandant si la somme qu'il lui
avait remise avait été totalement employée
aux besoins du ménage, avec quel argent
elle avait pu faire ses acquisitions nouvelles.
8o
Tout à coup ses absences cessèrent ; elle
refusa, avec une ténacité, qu'il ne put vain-
cre, de sortir avec lui dans la rue. Il attri-
bua ce brusque changement à l'un de ces
caprices de femme contre lequel serait bien
fou qui se buterait. Pour qu'il pût com-
prendre l'obstination de cette fille, il lui
eût fallu connaître son passé et il n'en
connaissait que les bribes qu'elle lui avait
servies dans des moments d'expansion rai-
sonnée. La vérité était que Marthe avait
revu d'anciennes amies, que s'étant posé,
un jour de détresse, la question de la mar-
guerite : « L'aimerai-je un peu, beaucoup,
passionnément ? » elle avait répondu :
« Beaucoup ! » Mais enfin on peut avoir de
l'affection pour un homme et cependant ne
pas lui rester fidèle, cela se voit tous les
jours ; elle avait donc tenté de s'aboucher
avec des hospodars de la halle au blé, des
gens riches si jamais il en fût ! Elle avait
presque ébauché une liaison avec l'un
8i
d'entre eux, quand elle rencontra un agent
de police qui la dévisagea curieusement.
Sa situation n'était pas claire. D'un mo-
ment à l'autre, la Préfecture pouvait mettre
la main sur elle ; elle avait fait partie d'un
bagne d'amour, elle s'était évadée ; les
limiers des mœurs pouvaient la reprendre.
Elle en vint à tressaillir quand le vent
soufflait sous la porte ou qu'un porteur
d'eau montait pesamment les marches. Elle
ne sortait plus que pour aller aux provi-
sions et rentrait aussitôt. Cette vie de tran-
ses et d'angoisses ne lui laissa plus un
instant de répit. Elle s'ivrogna pour oublier
ses épouvantes ; elle buvait du rhum à plein
verre, accroupie sur une peau de bête
devant un feu rouge et elle souriait aux
flammes, hébétée, muette, frissonnant et se
passant avec un geste épuisé les mains sur
le front ; la chaleur terrifiante des braises
l'étourdissait, la tête lui tournait, sa volonté
s'affaissait avec son corps, elle était comme
82
liée et ne pouvant remuer bras ou jambes,
elle dormassait, soûle et pâmée, devant le
feu de charbon qui ronflait et lui brûlait la
face. Parfois même, au lieu de cette torpeur
qu'elle cherchait, la fièvre l'empoignait et
avec elle l'hallucination, et de longs anéan-
tissements d'où elle se réveillait brisée et
comme morte. A ce jeu sa raison finissait
par courir la prétentaine et sa tête, après
s'être balancée sur sa gorge avec des nuta-
tions de magot, tombait pesamment sur
ses genoux relevés et elle restait ainsi,
inerte, abrutie, jusqu'à l'arrivée de Léo,
qui ouvrait toutes les fenêtres et, furieux,
la traînait à l'air.
Sa patience se lassait. Un jour qu'elle
butait contre les meubles, battue et comme
aveuglée par d'atroces névralgies, il jeta
toutes les bouteilles par la fenêtre. Elle le
regarda avec cet œil résigné des chiens
qu'on fouaille, puis elle se leva et, tout en
larmes, le serra étroitement, lui demandant
83
pardon, lui promettant de n'être plus ma-
lade, de lui rendre la vie heureuse.
Un soir qu'il rentrait, ramassant une let-
tre que le concierge, fatigué de l'attendre,
avait glissé sous sa porte, il s'approcha de
la lampe, ouvrit l'enveloppe, devint affreu-
sement pâle et deux grosses larmes jailli-
rent de ses yeux.
Marthe éclata en sanglots. Quand elle
sut que la mère de son amant était bien
malade, elle eut une attaque de nerfs qui
la secoua, affolée, trépidante, sur le lit. Il
lui fut reconnaissant de cet excès de sensi-
bilité. C'était, à la vérité, jeu de nerfs ten-
dus plus qu'une émotion vraie et cepen-
dant, au mot de « mère », elle avait senti
comme un coup dans la poitrine. Son
enfance à laquelle elle s'efforçait de ne pas
songer, lui était subitement apparue, sa
mère à elle était morte à la peine, elle la
revoyait, se penchant sur son berceau, bai-
sant ses mains quand elle les sortait du
84
lit, lui souriant avec des larmes quand la
chambre était froide. Un vieil air qu'elle lui
chantait lui revint par bribes; elle tenta de le
retrouver, mais cette tension de mémoire
achevant de la briser, elle s'endormit d'un
sommeil de plomb jusqu'au lendemain
matin.
Quand elle se réveilla, son amant était
déjà debout et prêt à partir. Elle l'embrassa
avec eflfusion, lui promit de lui écrire, vou-
lut l'accompagner jusqu'au chemin de fer,
mais il était déjà en retard. Le temps
qu'elle se vêtit, il manquerait sûrement son
train. Elle dut renoncer à son projet.
Lorsque Léo fut parti, elle enfila rapide-
ment ses jupes. Elle avait besoin de mar-
cher, d'aller à l'air ; elle traita de folle sa peur
des agents de police et, passant d'un excès
à un autre, elle eût voulu les trouver devant
elle, les narguer, leur dire en face : « Vous
n'êtes que de sales roussins » ; mais cette
surexcitation tomba dès qu'elle fut sortie»
85
Elle s'en fut voir une de ses camarades
qui desservait l'un des plus infimes cabou-
lots de la rue de Vaugirard. La salle était
presque vide lorsqu'elle y entra et pas
encore balayée. Les glaces, rendues trou-
bles par la pommade des têtes qui s'y
étaient posées, étaient claires en haut et
ternes en bas ; le plancher, poudré de
rouge, était étoile de flegmes et de cra-
chats secs, d'épaves de cigares et de bour-
res de pipes, le marbre des tables gluait
avec ses ronds de verres poissés et, au
fond, sur un divan, gisait, infamie vivante,
le père de la patronne chargé de faire
manœuvrer la pompe de la bière.
La salle sentait la vapeur refroidie du
tabac, l'odeur particulière aux estaminets.
Le vieil homme reniflait en somnolant et
Maria, l'amie de Marthe, assise sur une ban-
quette, bâillait aux mouches. Après qu'elles
se furent embrassées. Maria, entraînant Mar-
the dans la cuisine, lui dit précipitamment :
86
— As-tu reçu ma lettre ?
— Non.
— Mais la police est à tes trousses, ma
chère. C'est le petit rouge qui me l'a dit;
hier au soir, tu as été reconnue par un
agent qui avait perdu tes traces, mais qui
vient de les retrouver.
Elle demeura comme ahurie. Ses craintes
étaient donc réalisées ! Le Dispensaire
allait lui demander compte de sa fuite ! On
irait chez Léo ; la concierge saurait tout et
lui dirait quand il serait de retour, qui elle
était, quelle vie elle avait menée. Elle se
résolut à ne plus retourner chez lui.
— Je t'offrirais bien de te cacher pendant
quelques jours chez moi, disait la fille, mais
je n'habite pas seule et mon monsieur se
fâcherait. Va plutôt chez Titine.
— Où demeure-t-elle ?
— Ah ! Je ne sais pas au juste ; elle
habite, m'a-t-on dit, près des Halles, mais
j'ignore le nom et le numéro de sa rue..
87
Mais reste toujours jusqu'à la tombée de la
nuit, tu verras après. D'ici là tu auras le
temps de réfléchir et de prendre un parti.
Le soir vint et Marthe ne savait à quoi
se résoudre. Craignant les limiers de la
police qui faisaient des rafles de femmes
dans tous les caboulots du quartier, elle
s'enfuit de la boutique et, ne sachant où se
réfugier, elle chemina le long des quais
jusqu'au Pont-Neuf, se répétant, sans y
croire, que le hasard lui serait propice,
qu'elle rencontrerait son amie en route.
Arrivée sur le pont, elle se sentit si lasse,
si désolée, qu'elle s'agenouilla sur un banc,
dans une de ces demi-lunes qui surmon-
tent chaque pile. Elle regarda, les larmes
aux yeux, les remous qui clapotaient au
tournant des arches.
La Seine charriait ce soir-là des eaux
couleur de plomb, rayées çà et là par le
reflétement des réverbères. A droite, dans
un bateau de charbon, amarré à un rond
88
de fer grand comme un cerceau, des om-
bres d'hommes et de femmes se mouvaient
confusément ; à gauche, se dressait le
terre-plein du pont avec la statue du Roi.
Planté au bas, près d'un concert, un arbre
déchiquetait ses linéaments frêles sur le
gris ardoisé du ciel. Plus loin enfin, le pont
des Arts s'estompait dans la brume avec sa
couronne de becs de gaz et l'ombre de ses
piliers se mourait dans le fleuve en une
longue tache noire. Une mouche fila sur
l'arcade du pont, jetant une bouffée de va-
peur tiède au visage de Marthe, laissant der-
rière elle un long sillage de mousse blanche
qui s'éteignit peu à peu dans la suie des
eaux. Une pluie fine commençait à tomber.
Marthe ne pensait plus à rien.
Elle regardait la Seine, sans même la
voir. La pluie tomba plus drue, de plus
larges gouttes lui fouettèrent le visage. Elle
se réveilla comme d'un songe. Le spectre de
la police se dressa devant elle, implacable;
89
elle se pencha sur le parapet, eut, pen-
dant une seconde, l'idée d'en finir avec
tous ses maux, puis elle eut peur, recula
et, effarée, voulut s'enfuir, quand un
homme ineffablement ivre lui prit le bras.
— Tiens, Marthe ! Ah çà ! Que fais-tu à
regarder la Seine, pluie battante et manteau
trempé ?
Et Ginginet, remarquant coinbien elle
était pâle, lui demanda si elle souffrait.
Elle lui avoua que peu s'en était fallu
qu'elle ne se jetât dans la rivière.
— Des bêtises, fillette, glapit tragique-
ment le pochard ; meurs-tu de faim, as-tu
tué quelqu'un, t'es-tu crêpé le chignon avec
une camarade, as-tu été ramassée dans un
ruisseau, insultant la force armée, que tu
sois sans abri et que tu veuilles te suici-
der ? Pas de ça, Lisette, continua l'impi-
toyable blagueur, en tenant sa canne
comme un fusil;quand même vous seriez
le petit caporal, on ne passe pas !
90
Elle ne disait mot.
— Mais, petite oisonne, poursuivit l'ac-
teur, à quoi cela te servirait-il de te noyer ?
C'est bête comine tout la mort... même au
cinquième acte d'un drame ; là, voyons,
réfléchis un peu, te vois-tu sur le Tucker de la
Morgue avec tes cheveux rouges et un ven-
tre vert ? Tiens, ne me fais pas jouer, par
un temps semblable, le rôle d ange gardien.
Je ne l'ai pas encore étudié, celui-là !
Viens-t'en plutôt écraser un grain avec
moi, voire même pour une dame qui fré-
quente les poètes, viens pitancher un verre
de cogne. C'est dit, pas vrai ? Non ? Mais
tu es donc bûche que tu ne réponds pas ?
Je parie que c'est la faute à ce polisson que
tu as pris pour amant. Le sieur Léo t'aura
fait des misères. Eh bien ! mais lâche-le !
Au nom de son amant, Marthe se mit à
sangloter.
— Allons bon, gémit l'ivrogne, voilà de
l'eau, maintenant ! Je gare ma coupe !
9^
— Ah tiens ! s'écria-t-elle, en s'exaltant à
mesure qu'elle pleurait, tu ferais mieux de
ne pas m'empêcher de mourir ? Crois-tu
donc que j'en aie déjà tant envie ! Tu sais,
on est folle au moment, on s'imagine que
c'est tout simple de monter sur le parapet
et de faire le saut. Ça ne dure pas long-
temps, par exemple ! on a une fière peur,
va ! ça vous remue, ce bouillonnement sous
le pont ! c'est comme si on vous serrait la
gorge, on étrangle ! et c'est bête pourtant,
car mieux vaudrait en finir tout de suite
que de continuer à vivre comme je vais le
faire ! Vois-tu, Ginginet, tu diras ce que tu
voudras, mais Léo était tout de même un
bon garçon ! je me suis conduite avec lui
comme la dernière des femmes. Je me gri-
sais, sais-tu, et il me couchait et il me soi-
gnait quand j'étais malade. Est-ce que tu
aurais fait ça, toi ? Allons donc, tu te serais
soûlé avec mes restes ! Quant à ton opinion
sur moi, je m'en fiche ! entre gens comme
92
nous deux, est-ce qu'on s'aime ? on se ren-
contre et l'on couche ensemble comme on
mange lorsqu'on a faim ! Ah ! et puis j'en ai
assez de cette vie de transes continuelles,j'en
ai assez d'être traquée comme une bête ! je
me rends. Eh bien quoi ! quand tu me regar-
deras avec tes yeux effarés, crovais-tu pas
avoir trouvé une vertu le jour oii tu me raco-
las dans un cabaret ? Tu as ramassé une traî-
née de boue, mon cher ! et tu sais, on a beau
se décrotter, il en reste toujours, ça revient
comme la tache d'huile sur les étoffes ! et
puis, après tout, qu'est-ce que ça me fait? Ni
père ni mère et pas de santé, ça s'appelle
une chance quand on fait ce métier-là !
Tiens, poursuivit-elle, en enfonçant sa
bottine dans la crotte, en voilà de la boue !
eh bien, ça n'est rien ! j'y enfoncerai jus-
qu'au menton, et je te jure que je ne relè-
verai pas la tête, mon vieux, je la baisserai
jusqu'à ce que, la bouche pleine, j'en étouffe
et j'en crève !
93
— Ah ! ça, mais elle est folle, se dit
Ginginet, stupéfait de la voir s'enfuir du
côté des Halles, elle va faire des bêtises.
Sapristi î je ne blague plus, je vais la filer.
Il la rattrapa presque à un coin de rue ;
malheureusement ses jambes lui pesaient
formidablement, le petit bleu lui avait
rompu les muscles ; il dut s'arrêter, souf-
fler, rabattre sa chemise qui se sauvait de
son pantalon et de son gilet et courir de
nouveau le long des trottoirs, tantôt la per-
dant de vue dans les embarras de voitures,
tantôt l'apercevant au loin, criant après elle,
au risque de se faire arrêter par les sergents
de ville.
Vint un moment où il galopait presque
pieds nus ; ses souliers rendirent l'âme dans
cette course vertigineuse. Feuilletés comme
desgalettes, anhelant comme des soufflets,ils
s'empêtrèrent dans un monceau d'ordures,
posèrent à faux, et leur maître s'étendit de
tout son long sur le ventre.
94
Il se releva étourdi du coup et, avec cette
persistance, née plus encore de la ténacité
particulière aux ivrognes que de l'affection
qu'il portait à Marthe, il s'élança de nou-
veau à sa poursuite. Il la vit au loin tirer une
porte et disparaître. Brisé, moulu, renâclant,
suant, il arriva devant cette porte, leva le nez
en l'air, regarda la maison, resta bouche
bée, éleva les bras au ciel, lâcha sa canne
et, suffoqué par l'ivresse, étouffé par la
stupeur qu'il éprouvait, il bégaya :
— Oh ! Jésus Dieu ! eh bien, c'est du
propre !
Et il tomba tout d'une pièce sur un tas de
trognons de choux et d'épluchures de sca-
roles qui bossuaient de vert le pavé de la rue.
^ y
VI
ILfut surpris de se réveiller le lendemain
au poste. II tenta de se rappeler les
méfaits qu'il avait bien pu commettre. Ne
96
les retrouvant point, il conclut judicieu-
sement qu'il s'était pochardé ; soudain, il
se rappela avoir rencontré Marthe, l'avoir
suivie jusque dans une petite ruelle dont le
nom lui échappait. J'ai rêvé, se dit-il, c'est
impossible. Il se promit cependant, connais-
sant l'adresse de Léo, d'aller chez lui
aussitôt qu'il serait relaxé.
Il se fit, en effet, réclamer le jour même
par l'un de ses amis, et il courut au plus vite
à la recherche de Marthe. La concierge lui
apprit sa disparition et la visite des agents.
Sur ces entrefaites, Léo parut, descendant
de voiture et tenant sa malle de voyage à
la main.
Il reçut assez mal Ginginet qui lui dit,
très digne :
— Monsieur, si vous voulez avoir des
nouvelles de Marthe, vous ferez bien de
vous adresser à la Préfecture de police
(2'' bureau de la 1'" division. Service des
mœurs) ; on vous en donnera. Quant à
97
moi, si je pleure l'artiste dramatique, mon
ancienne élève, j'admire la femme, mon
ancienne maîtresse. Elle a au moins un
avantage sur les autres, elle renonce à trom-
per les hommes. Marthe ne mentira pas,
maintenant qu'elle n'aura plus l'occasion
de simuler les geigneries du parfait amour :
ce que le bourgeois appellerait piquer une
tête dans le cloaque, descendre le dernier
échelon de l'infamie, je l'appelle, moi, une
expiation, un retour à l'honnêteté !
Et ce disant, plus digne que jamais, le
cabotin souleva son feutre qui, par suite
des heurts et cahots de la nuit, gondolait
piteusement et semblait un accordéon prêt
à jouer une marche funèbre, et sa silhouette
calamiteuse et cocasse disparut subitement
au tournant du couloir.
VII
QUAND il fut parti près de sa mère mou-
rante, Léo ne songeait guère à Marthe.
Sa mère qu'il adorait, le danger qui semblait
100
imminent et qu'il appréhendait de ne pou-
voir conjurer, l'absorbèrent complètement
pendant le trajet des trains.
Il demeura plusieurs jours près d'elle ;
le péril avait disparu, ses angoisses ces-
sèrent et le souvenir de Marthe l'obséda
sans repos. L'aimait-il vraiment ? Il ne le
savait lui-même. Cette fille l'avait certai-
nement ravi plus que toute autre. Tant qu'ils
n'avaient pas habité ensemble, tant qu'ils
n'avaient pas connu les défaillances de la
vie commune, il s'était senti violeinment
épris d'elle. Au bout de huit jours de ces
côtoiements, tout ce renouveau de la femme
qui enchante quand même et qui n'est que
le résultat d'absences savamment combi-
nées, toutes les hideuses faiblesses de la
nature que chacun s'efforce d'ignorer et que
l'on se cache de part et d'autre, tout cela
était fini, tout cela était connu, tout cela ne
présentait plus ce mystère sans lequel toute
passion se lasse. Ces instincts de luxe, ces
assaisonnements de toilettes étaient épui-
sés ; après avoir goûté à des mets de haute
liesse, il avait pénétré dans les arcanes de
la cuisine et l'appétit avait disparu en même
temps que le désir de toucher à ces mets
subtils et réveillés d'épices. Il commençait
à s'ennuyer de cette monotonie sans espoir
de revanche, de ce duo ressassé sur tous
les orgues de ménage ; puis, à y bien son-
ger, cette fille lui avait rendu la vie insup-
portable avec ses appétences et ses furies
de folle, ses vices d'ivrognerie et ses abat-
tements de malade, ses tumultes des sens
alternés de froideurs trop peu feintes ; s'il
eût quitté Paris pour un motif autre que
celui qui l'en avait fait partir, il eût consi-
déré cette échappée comme un collégien
considère les vacances qui le délivrent de
l'asservissement des maîtres.
L'oisiveté qu'il mena dans la petite mai-
son de sa mère ramena forcément ses
pensées vers Paris. Il se rappela les joyeux
102
dîners, les enfantillages des premiers jours,
la traîtrise des luttes à coups de lèvres. De
loin, tous les défauts de l'idole s'évanouirent ;
il la voyait, en quelque sorte, idéalisée et
plus belle qu'elle ne lui sembla jamais ;
le poète reparut dans l'amant, il replaçait
sur un piédestal de déesse la poupée dont
il avait entrevu le son sous la couverte de
peau rose ; bref, il se mourait d'envie de
l'adorer encore.
Il était avec cela miné par l'inquiétude.
Toutes ses lettres étaient restées sans ré-
ponse et il craignait un malheur. Il en vint
à ne plus tenir en place, à s'ennuyer par-
tout ; sa mère était rétablie, rien ne le
retenait plus à la campagne. Il partit.
Le chemin de fer, si lassant quand le
trajet dure une journée entière, accéléra en-
core son désir de revoir Marthe. En vain, il
s'essayait à tuer l'interminable journée, s'ef-
forçant de prendre intérêt aux manœuvres.
io3
des trains, aux machines qui passaient
dans une vapeur rouge, à l'étincellement
du soleil sur les cuivres, aux rails qui
luisaient comme de minces filets d'eau, il
ne songeait qu'à Marthe ; il regarda les gens
entassés dans le wagon et se divertit, durant
quelques secondes, de leurs mines et de
leurs hardes. C'étaient, pour la plupart, des
paysans et des paysannes ; l'artiste se gau-
dit de cette collection de nez ; il y avait des
pieds de marmites, des nez à retroussis,
des nez gibbeux, des pifs épatés et fendus ;
il y avait des expositions de dents de tou-
tes espèces, des blanches, des jaunes, des
bleuâtres, des noires, des chicots de toutes
formes, les uns débordant sur la lèvre, les
autres battant en retraite dans les gencives.
Il prit même un calepin et s'efforça de
croquer des cous de campagnardes qui lui
tournaient le dos, des cous tapissés de
chairs grenues comme celles des volailles,
des peaux de Caraïbes, mais il s'ennuya,
104
remit son crayon dans sa poche et, passant
la tête à la portière, regarda longuement
cette ribambelle de maisons et d'arbres qui
semblaient se donner la main et danser
devant ses yeux une gigantesque faran-
dole.
Puis il retomba dans ses pensées tristes.
La gare du Nord s'estompa enfin dans la
brume, il débarqua, sauta dans une voiture,
arriva dans la cour le cœur battant, et
maintenant qu'il avait vu cet odieux Gin-
ginet, il était tombé dans un fauteuil, comme
anéanti par tout ce qu'il venait d'apprendre.
Il regarda sa chambre qui était restée telle
que le jour où il l'avait quittée. Les bot-
tines étaient échouées dans les fleurs du
tapis les pointes en l'air, les quartiers en
bas ; la couche était défaite, les couvertures
fouillonnées au hasard des plis, le couvre-
pied tamponné et tassé dans la ruelle, les
oreillers aplatis, les cornes en avant. Tout
accusait le désordre du lever, les épingles
io5
à cheveux dans une coupe, les pantoufles
égarées dans chaque coin, la camisole pen-
dant au dos d'un fauteuil, la cuvette pleine
d'eau savonneuse, l'odeur du renfermé, le
parfum de l'eau de Botot avec laquelle on
s'est rincé les dents, l'arôme fin du Chypre
qui fuyait du flacon mal bouché, tout ce
tohu-bohu d'objets, tous ces réveils de
senteurs lui rappelèrent la fuite qu'il n'a-
vait su prévoir. Il se dressa comme mu par
un ressort et, à la vue de ce lit où avaient
bivaqué toutes les tendresses, toutes les
grâces malfaisantes de Marthe, il eut
un étouffement et il demeura inerte,
l'œil stupidement fixé sur le fouillis des
draps.
Les jours qui suivirent furent atroces. Il
mena cette vie des gens enfermés dans
Paris sans famille, sans camarades, qui, à
l'heure du dîner, remettent leurs bottines
pour aller chercher pâture dans un bouillon.
Cette halle où des gens en gala viennent
io6
à plusieurs, manger des viandes insipides
et roses, ce brouhaha de bonnes en gris qui
naviguent entre des tables de marbre, ces
malheureuses topettes de vin, ces assiettes
en pâte à pipe, cette gloutonnerie d'imbé-
ciles qui dépensent deux francs en nour-
riture et huit francs en boissons de luxe,
cette épouvantable tristesse qu'évoque une
vieille femme en noir, tapie, seule, dans
un coin et mâchant, à bouchées lentes un
tronçon de bouilli, tout cet écœurement
d'odeurs, tout cet assourdissement de cris,
tous ces frôlements de foule, il les connut
pendant des mois. Il sortait du râtelier
dégoûté et las, ne sachant que faire, irrité
par la joie des autres, opprimé par un per-
sistant ennui, puis il apercevait à l'angle
d'un carrefour une taille, une robe qui res-
semblait à celle de Marthe et il recevait
comme un coup de poing dans la poitrine ;
il rentrait chez lui, les épaules en avant, les
genoux plies, s'essayait à écrire quelques
107
lignes, jetait sa plume avec rage, prenait
un livre, regardait sa montre, attendant
que dix heures sonnassent pour se mettre
au lit.
Ah ! la journée était lourde à porter !
mais le soir, avec les demi-teintes du cré-
puscule et ces ciels rouges d'automne qui
navrentjusqu'au spleen, toutes ces rancunes
se ravivaient et l'assaillaient plus opiniâ-
trement encore. Quoi qu'il voulût faire il
pensait à Marthe ; il la revoyait excitante
et narquoise, il se rappelait l'ondulation de
sa croupe sur le divan, elle lui souriait,
œil allumé et dents en l'air, et il se levait,
les sens en rumeur, prenait son chapeau et
fuyait par les rues.
A toutes ces douleurs vinrent se joindre
ces terribles détails de la vie qui brisent
les plus fiers. Ces riens, ce linge en
miettes qu'on ne raccommode pas, ces
boutons arrachés, ces bas de pantalon
qui s'effrangent et vous donnent l'air d'un
io8
misérable, ces ineptes bêtises qu'une femme
conjure en deux tours d'aiguille, le har-
celèrent de leurs mille piqûres et lui
firent sentir plus encore combien il était
délaissé par tous. Pour la première fois de
sa vie, il pensa au mariage, mais il n'avait
pas de situation, il ne pouvait raisonnable-
ment penser à en finir ainsi.
Il se reprocha de n'avoir pas retenu Gin-
ginet, de ne pas lui avoir demandé l'adresse
de Marthe et il le cherchait vainement dans
tous les cafés où il se montrait d'habitude,
lorsqu'un soir, qu'il battait les pavés, il fut
frappé sur l'épaule par l'un de ses amis, un in-
terne à l'hôpital de Lariboisière. Il lui conta
ses souffrances, lui demandant, à tout ha-
sard, s'il connaissait la demeure du cabotin.
— Mais oui, dit l'autre, Ginginet est établi
marchand de vins rue de Lourcine, seule-
ment... seulement, comme il est sur le
point de faire faillite, si tu veux le trouver,
dépêche-toi de l'aller voir.
109
Léo saisit le bras du jeune homme et
l'entraîna, bride abattue, dans les méandres
du quartier des (îobelins.
VHI
EN suivant, à gauche de l'Observatoire,
le boulevard de Port-Royal, ils arri-
vèrent après quelques minutes de marche,
devant des escaliers qui s'enfoncent sous
112
un pont et tombent dans l'une des rues les
plus hideuses de Paris, la rue de Lourcine.
Il y avait, d un côté, un terrain vague avec
des baquets pleins d'eau, des pierres de
taille accotées les unes contre les autres,
des piquets reliés par des ficelles et laissant
flotter, comme des drapeaux, des camisoles
à pois déteints, des blouses bleuâtres, des
culottes à côtes vert bouteille, des haillons
effiloqués, et, de l'autre, vis-à-vis ce chan-
tier de pierres, s'étendaient, en rang d'oi-
gnons, des masures lézardées, mitrées de
toits de zinc effondrés et croulants. Il y
avait des boutiques de petits commerçants,
joailliers en savates, orfèvres en cuir, ra-
vaudant les vieux socques, rapetassant les
bottines, débitant des semelles de paille et
de liège ; des fruiteries où l'on vendait du
lait et des soldats de plomb ; des épiceries
où s'entassaient, séparés par des cloisons
de verre, des amas de pommes tapées, aux
pelures froncées et couleur d'amadou, des
ii3
vagues d'amandes blondes, des piles de
sucre candi, des biscuits Guillout, des meu-
les de gruyère, des confitures orangées ou
roses, limpides ou bourbeuses, des litres
rouges, des tambours en bois où se liqué-
fiaient les chairs dissoutes des géromés à
l'anis ; des gargotes aux vitrines desquelles
se racornissaient des poissons rissolés et
friables, des lapins saignants encadrés d'un
mur de vaisselles opaques et de saladiers
regorgeant de pruneaux qui s'enlisaient
dans la vase de leur sauce.
Léo et son ami s'orientèrent dans la rue.
Ni l'un ni l'autre ne connaissait l'adresse
exacte du comédien. Ils avisèrent enfin,
non loin de la rue des Lyonnais, un mar-
chand de tabac qui arborait fièrement à sa
devanture, au dessus de blagues en cuir
granuleux et en vessie de porc, des grappes
de pipes blanches : têtes de jeunes filles et
de turcs, de zouaves et de boucs, debacchus
et de patriarches ; une jeune fille mafflue,
114
qui pesait des carottes à chiques, leur
indiqua la maison qu'ils cherchaient, une
maison récemment barbouillée d'une cou-
leur grumeleuse et rosâtre, quelque chose
comme un écrasement de fraises dans du
fromage blanc, de lie de vin dans du plâtre.
C'était là, en effet, derrière un comptoir en
zinc, troué de citernes minuscules pour
l'écoulement des vins, que gesticulait et
braillait le chanteur. Le ventre ceint d'un
tablier noir, les bras nus, la bouche crénelée
de bouts de dents, le groin rouge comme
une vitelotte, Ginginet, cabotin et ivrogne
par goût, cabaretier et coureur de filles par
nécessité, buvait de quatre heures du matin
à minuit, avec ses pratiques, qui travail-
laient, pour la plupart, à trier des chiffons
et à préparer des peaux de bêtes avec
du tan.
Mais ces ouvriers ne venaient guère que
le matin, au point du jour, ou le soir, à la
tombée de la nuit. Aussi le cabaret était-il
113
presque toujours vide de neuf heures du
matin à huit heures du soir, et à part une
tourbe de riboteurs qui venaient se repaître
de galimafrées d'andouillettes et de tripes
à la mode de Caen, la grande salle était
déserte. Le soir, au contraire, elle était
pleine à ne pouvoir bouger, mais le cabot
s'esquivait, laissant la garde du comptoir à
un grand échassier à calotte de velours, un
ancien pion qui lui tenait ses livres et ser-
vait, au besoin, les clients, et il allait
rejoindre dans une autre salle, séparée de
la grande par la cuisine, ses amis et
confrères, un ramassis de chanteurs et
d'échotiers de journaux. Ces pratiques-là
buvaient à ventre regoulé et sans un sou
en poche ; mais on n'a pas hurlé impuné-
ment sur les planches, la bouche en cul de
poule et les yeux en billes, et quand Gin-
ginet se trouvait avec eux, il leur faisait
volontiers crédit, regrettant presque sa
misère d'autrefois, déplorant même, quand
ii6
il avait trop bu, la mort de son oncle qui
l'avait fait hériter de ce débit de vins.
Ses compagnons regrettaient moins que
lui son changement de fortune ; ils l'aidaient
à manger son fonds et, lui, les laissait faire
avec un beau désintéressement qui prove-
nait, sans doute, de son habitude de se
pocharder de l'aube jusqu'à la nuit et de la
nuitjusqu'à l'aube. C'est à peine si, ce soir-là,
il reconnut Léo ; il s'était si fort rué en
cuisine, il s'était noyé l'âme dans un tel
lac de reginglat, qu'il vacillait comme un
navire en détresse, il faisait non pas eau
mais vin de toutes parts ; il s'était traîné
du comptoir jusque dans la petite salle, et
là, se caressant la bedaine, il débitait avec
une profonde hébétude un chapelet de
mots sonores dont il ne comprenait pas le
sens, ratiocinait pour la millième fois, rabâ-
chaitjusqu'à extinction de voix, ses théories
d'acteur en ripaille, s'adressant plus parti-
culièrement à un malheureux journaliste
117
qui butait du nez contre une table et criait
d'une voix larmoyante :
— Ginginet, tu es grandiloquent comme
feu Cicéron lui-même, mais tu m'embêtes î
Léo parvint à acculer l'ivrogne dans un
coin et lui demanda des nouvelles de
Marthe. Ginginet hurla à tue-gorge :
Elle est mon bien, elle est ma vie !
Puis, clignant de l'œil et tapant sur la
cuisse du poète, il bredouilla : Hein, mon
fils, c'est une largue qui vous traque les
entrailles, ça ? Elle a du persil, c'est clair,
mais avouez que sa tête ressemble à celle
de la statue des merlans, « M"*" Sidonie »,
avec ses mirettes noires et ses cheveux en
poils de soleil !
— Hé! pomme de canne! mugit une voix,
tu jaspineras plus tard. Sers-nous d'abord
des bocks !
Il fut impossible à Léo de reprendre la
conversation au point où il l'avait laissée.
ii8
Il s'apprêtait à sortir, se promettant de
revenir dans la journée, mais toutes les
issues étaient bouchées par des entasse-
ments de corps. Un triomphant vacarme
emplissait la salle ; une douzaine d'individus
avaient roulé par terre et dormaient, à
jambes rebindaines, et, dans les coins, des
égueulées, les cheveux épars, ardaient sous
les regards flambants et se débattaient
entre les bras des assaillants qui les vou-
laient pétrir. Léo et son ami atteignaient
enfin la porte quand elle s'ouvrit, jetant sur
le parquet une nouvelle râtelée d'artisanes
en godailles, secouant leurs jupes, riant
d'un rire stupide, hurlant à pleins pou-
mons :
— Chahut ! Chahut !
Léo pensa défaillir. Il venait de recon-
naître Marthe dans ce bataillon d'histrion-
nes ; elle devint affreusement pâle et l'at-
tendit. Il s'arrêta devant elle, l'œil en feu,
tremblant de tous ses membres. Il voulut
119
parler, sentit comme une main qui lui
serrait la gorge et ânonnant, bredouillant,
fou de rage, il fit avec le bras ce geste de
dégoût des Parisiens et, poussé par son
ami, assourdi par les huées des gens qu'il
bousculait, il se trouva dehors sans qu'il
sût comment.
Quand il fut parti, Ginginet surprit un
geste éploré de Marthe. 11 demeura pensif,
puis il l'appela et la fit monter dans sa
chambre, un taudion formé de lattis et de
plâtre, et se croisant les bras, il lui dit :
— Eh bien ?
Comme elle ne répondait pas, il reprit,
s'affolant à mesure qu'il parlait :
— Tiens, vois-tu, j'en ai plein le cœur.
Je t'ai tirée de la piolle où tu gisais, les
quatre fers en l'air, je t'ai fait rayer des
contrôles de la Préfecture, je t'ai amenée ici,
tu piffres, tu boissonnes, tu fumes, c'est
tout dans la vie, ça ! Tu as le plus beau
sort qu'une femme puisse envier, et, en
120
échange de ce paradis, en échange de toutes
ces liches, en échange de toutes ces bitures,
tu me turlupines comme un gogo, tu me
fleuris de jonquille en veux-tu, en voilà !
C'est guignolant à la fin, je réclame ! Je
n'en ai pas pour mon argent ; c'est mal
pesé, je n'ai que des os, je demande de la
réjouissance ! Non, mais c'est aussi par
trop fort ! Tu vas, tu viens, tu rentres, tu
ne rentres pas, je me tais, — je ne puis
faire autrement d'ailleurs, — tu as d'autres
amants, c'est sûr, des gosses de vingt ans
qui te répètent qu'ils t'aiment, et tu t'ima-
gines que c'est arrivé ; tu crois manger du
turbot parce que c'est écrit sur la carte,
comme s'il y avait encore du turbot ! Imbé-
cile ! c'est du carrelet que tu béquilles, c'est
comme les choses qui seraient véritable-
ment bonnes, ça n'existe pas ! C'est déci-
dément bien vrai qu'il n'y a que la foi qui
sauve... et la bêtise... Oh ! tu sais, ce n'est
pas la peine d'allumer la rampe de tes yeux,
121
j'y vois clair, va ! Je te connais, toi et tes
semblables : avoir vingt-quatre amants, un
par heure, ça ne tire pas à conséquence,
on fait le métier ou on ne le fait pas, je
n'ai rien à dire, ça me paraît tout naturel ;
mais je ne veux pas des réserves que
tu fais avec les autres, moi ! Tu m'en-
tends, n'est-ce-pas ? Aussi j'exige que tu
ne le reluques plus ton poète. S'il t'a-
grafait à nouveau, il aurait non seulement
la femme, mais la maîtresse. La femme,
passe encore, la maîtresse, non ! Voilà,
décide-toi, ma fille, c'est à prendre ou à
laisser !
— Je laisse, dit Marthe.
— Tu laisses ? A ton aise. Va le rejoindre,
ton rafale d'amant ! Non, écoute, reste
encore quelques instants et réfléchis. Avec
lui, c'est la débine sans frein ; avec moi,
c'est le verre jamais vide, c'est le boucan
perpétuel, c'est la bombance à tour de
mâchoires.
122
Et comme, sans l'écouter, Marthe prépa-
rait un paquet de ses nippes, Ginginet lui
prit les mains et poursuivit :
— Tiens ! après tout, j'ai peut-être tort,
car enfin ce n'est pas de ta faute s'il est
venu ce soir. Voyons, crois-moi, ne nous
disputons plus ; aussi bien, à force de
parler, j'ai comme du poussier dans la gar-
goine. Je suis sans rancune, toi aussi, pas
vrai ? Dis donc, chérie, si nous lichions un
petit bischoff ? Qu'en penses-tu ? je vais
crier à Ernest qu'il nous en monte un
grand bol... Non ? tu n'as pas soif? Oh !
n'aie pas peur, va, ce sera un vrai bischoff
que tu boiras, pas de ceux qu'on sert en
bas : je le ferai faire avec une bouteille de
Grave, c'est gentil, hein ? mais que faut-il
donc, bon Dieu, pour te dérider ? Voyons,
laisse-là ton baluchon, tu ne vas pas l'em-
porter ce soir. Où irais-tu d'ailleurs ? pas
chez Léo, toujours... Ah ! tonnerre ! si tu
y allais...
123
— Eh bien î et quand j'irais ? Ah çà, tu
crois donc que j'écoute toutes les guitares
que tu me grattes depuis une heure ? Tu
m'as fait sortir de ma geôle, c'est vrai.
Pourquoi ? Pour me planter dans un comp-
toir et échauffer les gens en goguette. Je
sers d'enseigne à ta bibine;je joue le rôle
d'allumette, mais je n'ai pas le droit de
brûler pour de bon ! Quant à mon rafale
d'amant, comme tu le nommes, je l'aimerais
peut-être s'il avait plus de colère au cœur,
s'il était moins gnian-gniaUj s'il était homme,
enfin. Mais, c'est égal, malgré tout, j'en
raffole presque ce soir ; il m'a fièrement
méprisée, ça m'a émue. Oh ! je ne te le
cacherai pas, j'ai été sur le point de le
suivre.
— Avec ça qu'il aurait voulu de toi !
— Il n'aurait pas voulu de moi. Ah ! çà,
mais tu es bête, dis donc ? Est-ce que tous
les hommes ne pardonnent pas aux femmes
qui les font souffrir. Il n'y aurait plus de
124
malheur sur terre alors et ce ne serait pas
la peine d'avoir des prisons et des juges !
— La belle malice que de vous empaumer,
vous autres ! Oh, c'est bien simple, va l
Et le touchant presque, elle lui tendit ses
merveilleuses lèvres, éclatantes comme des
pivoines et tout embrasées par la flamme
blanche des dents.
Ginginet fut remué de fond en comble et
il avança les bras.
— Bas les pattes, vieux ! dit-elle. Je joue
la comédie, et c'est toi qui me l'as apprise. Ni
vu, ni connu, je t'embrouille. Tout bien
considéré, vois-tu, ta bedaine me choque
avec son va-et-vient perpétuel ; tes joues
pèlent, ton nez se truffe, ta figure ne me
revient décidément plus. Bonsoir !
— Sais-tu une chose, Marthe ? dit
Ginginet très pâle, c'est que j'ai une fu-
rieuse envie de te giffler comme tu le
mérites !
— Ah, par exemple ! toi me giffler !
123
n'approche pas, tu sais, ou je te brise
cette carafe sur la tête !
Ginginet n'en attendit pas davantage ; il
se rua sur elle, attrapa à la volée un coin
du cristal qui lui bossua le crâne, mais il
empoigna la fille par les mains et la jeta
rudement sur le plancher.
Elle se releva meurtrie et elle le regarda
avec plus d'étonnement que de colère.
— Tu as ton compte ! dit le comédien,
va te coucher maintenant !
Et il sortit, fermant la porte à double
tour. Il redescendit, puis, se frappant le
front, remonta l'escalier, rouvrit la porte
et dit à Marthe :
— A propos, tu sais, s'il te plaît d'aller
retrouver Léo, ne te gêne pas, ma chère !
Elle ne soufflait mot. Ginginet murmura :
— Je la tiens. Maintenant qu'elle est
libre d'aller le rejoindre, elle ne bougera
plus, et il ajouta sentencieusement, en se
caressant la cime du nez : « C'est étonnant
126
comme les poètes sont bêtes ; ils font des
phrases, ils pleurent, ils geignent, ils crient,
comme si cela touchait les femmes ! N'est
aimé que celui qui cogne. Ce n'est pas du
marasquin qu'il faut servir aux filles, c'est
du vinaigre. J'ai maintenant pour huit jours
d'amour sur la planche ! »
IX
GiNGiNET avait pensé juste. Marthe était
arrivée à cette phase où les sens ne
vivent plus que par secousses. L'amour peu-
reux, l'amour ne vivant que de brutalités
128
et d'injures, le système nerveux bandé
à l'excès et ne se détendant que sous le
poids de la douleur physique, les joies de
la bourbe, cette haine attendrie que l'on
porte au mâle qui vous fouaille, les révol-
tes furieuses contre le servage, cette allé-
gresse à frapper son dompteur, quitte à se
faire écraser par lui, rendirent Marthe pres-
que folle. Elle eut des moments d'accable-
ment et de prostration où elle recevait les
coups sans bouger jusqu'à ce que, hurlant
de douleur, elle le supplia de ne la point
tuer. Elle eut aussi des bondissements, des
jours où, rugissante et cabrée, elle se pré-
cipitait sur lui, éprouvant une âpre jouis-
sance à se colleter corps à corps, à se rou-
ler sur le carreau, à briser tout ce qui tom-
bait sous sa main, puis, sans haleine, sans
force, énamourée et farouche, elle enlaçait
de ses bras meurtris le sinistre farceur qui
descendait lamper chopine en bas, et répon-
dait aux buveurs atterrés par ces cris :
129
— Oh ! ce n'est rien ! Je repasse la che-
mise de ma femme î
Il redescendit un jour, la figure en sang.
La salle s'esclaffa de rire. Ces railleries
l'exaspérèrent ; il remonta dans sa chambre
et il assomma presque Marthe à coups de
bottes. On dut la lui arracher des mains et la
jeter dans une voiture qui la déposa au
premier hôtel venu.
Du coup elle fut guérie de son amour.
Quand elle se réveilla, le lendemain matin,
brisée et le visage bleui par les coups, elle
s'étonna d'avoir pu supporter ces ignobles
luttes et elle ressentit un horrible dégoût
pour l'homme qui l'avait ainsi frappée. Elle
avait encore quelques sous dans sa poche ;
elle vécut à l'hôtel tant que la trace de ces
pugilats ne se fut point effacée, puis elle
s'habilla de son mieux et se résolut à aller
chercher abri chez l'une de ses camarades,
une ancienne cabotine du théâtre de Bo-
bino dont elle avait retrouvé l'adresse.
i3o
Cette femme était, depuis l'an trente-cin-
quième de son âge, entretenue par un
vieillard marié, qui venait se consoler de
la beauté de sa femme avec les grâces fre-
latées de sa maîtresse.
Quand Marthe arriva chez elle, Titine,
vautrée sur un divan, se faisait inspecter
la main par sa bonne, qui lui expliquait en
un charabia d'Auvergne la désastreuse
influence de la ligne de Saturne et s'éton-
nait qu'une femme de si peu de mœurs
n'eût pas plus de grilles sur le mont de
Vénus. Marthe interrompit la séance de chi-
romancie et expliqua en quelques mots à sa
compagne le service qu'elle attendait d'elle.
— Tu tombes bien, ma chère, répondit
la fille, il y a justement réunion ici ce soir.
Ce sera très amusant, tu verras. Il y aura
beaucoup de jeunes gens riches, et je
pourrai, si tu le désires, te mettre en rela-
tion avec l'un d'entre eux. Vois-tu, ma
petite, ce n'est pas une vie que d'aller avec
i3i
Pierre et avec Paul ! C'est déjà bien assez
que d'avoir un homme qui vous entretient
et un autre qui vous gruge ; il faut faire
une fin. Vois, moi, je suis très heureuse ;
j'ai pour amant un malbâti, c'est vrai, mais
il ne passe presque jamais la nuit ; c'est à
considérer. Gante, comme j'ai fait, un vieux
qui soit marié ou un tout petit jeune homme
qui ne le sera qu'après s'être laissé ruiner;
l'un et l'autre se valent. Le tout c'est de ne
pas prendre un amant qui atteigne la tren-
taine. Plus d'amour et pas encore de pas-
sion, c'est notre mort à nous, ces gens-là !
La soirée fut charmante. Le gros négo-
ciant arriva, flanqué d'un pâté aux truffes
et d'un panier de vins. C'était un crapoucin
bonasse et un jovial compère que ce
commerçant coureur de guilledous. Ventri-
potent et poussif, il avait des favoris en
nageoires, et sa figure offrait cette particu-
larité étonnante, que le nez était en couleur
d'aubergine, tandis que le reste de la figure
l32
semblait teint avec ce rouge éclatant des
peintres émailleurs, la pourpre de Cassius.
Il fit des compliments de boîtes de dragées
à Marthe, lui expliqua qu'il était marié,
depuis deux ou trois ans, avec une jeune
femme, qu'ils étaient séparés de Ht sinon
de corps, depuis qu'il avait connu Titine, et
il acheva ses confidences par l'aveu qu'il
adorait la jeunesse et que son plus grand
bonheur était de souper avec de joyeux
garçons et de jolies filles.
La sonnette commençait à tinter. Les
invités arrivèrent en foule. Vieillards céré-
monieux, arborant sur des lèvres sans dents
un sourire folâtre, jeunes gens vêtus de cols
cassés, de vestons courts, de pantalons
larges, de souliers à bouffettes, femmes un
peu mûres et rechampies de talc et de rose,
jeunes filles aux voix d'hommes enroués,
aux poitrines flasques ou plates, moutards
frais éclos du collège, avec une raie au
milieu du front et des bas rayés, tout cela
i33
se tassa dans le petit salon. Le mal-être
des premiers instants se dissipa bien vite,
les hommes s'enhardirent, le gros négociant
rit de tout son rire épais, Titine prit l'air
pincé d'une maîtresse de maison, la bonne
eut des familiarités de servante à filles, le
punch circula et les inepties commencèrent
à se débiter. Les femmes n'osaient encore
se révéler et laisser libre cours à leurs joies
de guinguettes, les vieux routiers se réser-
vaient pour l'heure de la bâfre, les jeunes
gens causaient du dernier bal de madame
une telle. On proposa de se dégourdir les
jambes. Le quadrille débuta presque con-
venablement, mais à mesure que les couples
s'échauffèrent et que le gros homme, inca-
pable de se maîtriser, eût commencé à
débiter de lubriques sornettes, la danse se
déginganda. A l'heure du souper, les vieil-
lards avaient déboutonné leur gilet et se
trémoussaient, les basques de l'habit en
l'air, les bras en tourniquet, époumonnés,
10
i34
suant, soufflant, battant des jambes, dode-
linant du torse.
L'Auvergnate ouvrit la porte de la salle
à manger. Chacun se précipita sur la table :
on s'assit pêle-mêle, les femmes sur les
genoux des hommes, et l'on pignocha les
petits pois et les truffes. La bedaine au
galop, les yeux paillards, le gros père exul-
tait. Il fit verser le Champagne destiné aux
femmes, le Champagne qui mousse rose,
et il appliqua ses vieilles lèvres d'œgypan
sur les bras de ses voisines. Ce fut comme
un signal. Les couples se pressèrent. Marthe
était assise près d'un jeune homme qui lui
parlait de courses et d'un pari qu'il avait
engagé sur Finette, une pouliche superbe,
disait-il.
Quand il eut épuisé ce sujet de conver-
sation, il lui mâchonna quelques lourds
madrigaux auxquels elle ne répondit que
par des sourires, se réservant de demander
à son amie quel était ce bellâtre.
i35
— C'est un fier imbécile, lui dit Titine,
bête et riche ; aiguise tes quenottes, ma
fille, et mords à belles dents. Sois aimable,
mais tiens-moi ça en laisse, c'est nécessaire
avec des morveux de cet âge !
On se leva de table et Ton fut boire au
salon du café et des liqueurs. Ce fut une
vraie débandade. Enfouis dans des fau-
teuils, les vieillards ne bougeaient plus :
ils digéraient, somnolents et gavés. Les
jeunes papillonnèrent et allumèrent des
cigarettes ; d'aucuns, très pâles, disparu-
rent; les autres s'assirent à côté des femmes
et se mirent à les lutiner. Marthe devint
froide comme un marbre dès que l'éphèbe,
enhardi par le sans-gêne des couples, vou-
lut l'embrasser. Il fut quelque peu surpris,
mais il se consola, très satisfait d'avoir
péché dans la bourbe de ce vivier une
femme qui eût de la tenue et ne se laissât
pas enlever dès le premier soir.
— Tu couches ici, n'est-ce pas ? dit Titine.
i36
— Mais comment faire ? reprit Marthe,
ton amant va rester !
— Lui ? dit la fille en montrant du doigt
le vieillard qui gisait anéanti sur un divan,
plus rouge et plus gonflé que jamais, allons
donc ! Il aurait vraiment trop de bonheur
s'il pouvait, à son âge et sans péril pour
sa santé, s'empiffrer de la viande et des
vins et rester avec moi après !
HUIT jours ne s'étaient pas écoulés
que Marthe se trouvait en possession
d'un grand appartement qu'elle fit meubler
i38
avec un goût stupide. Pour se venger d avoir
autrefois mangé avec ses doigts, elle voulut
avoir de l'argenterie, et elle n'eut garde
d'oublier dans ses achats les faux cuivres
de boule, les camelottes de bois de rose,
les glaces à cadres trop dorés, les éternel-
les appliques emmanchées de bougies
roses. Son amant ne se plaignit point d'ail-
leurs ; pourvu que sa femme fût excentri-
quement vêtue et qu elle se laissât traîner
dans les parties fines et sur les champs de
courses, il se tenait pour satisfait, et puis,
il était enchanté d'entendre des gens misé-
ricordieux dire, en levant les yeux au ciel :
— Ce petit imbécile est en train de se
faire ruiner.
L'idée qu'il fût capable de manger son
capital le ravissait. Marthe fut révoltée par
l'ineptie de cet être. Quand il amenait, à
sa suite, une ribambelle de galopins barbus,
coiffés en drôlesses et confits dans l'opo-
ponax et que. vautrés dans le salon, ils
i39
jabotaient, pendant des heures, célébrant
avec des enthousiasmes d'idiots la gloire
de « Tartine » qui avait gagné d'une lon-
gueur sur « Jacinthe », alors que Saxifrage
et Mascara s'étaient dérobés à la barrière
fixe, elle se froissait les mains avec rage.
Klle eut, il est vrai, des diversions. Le
lundi suivant, son cornac entraîna chez
elle des hommes sérieux et considérable-
ment ivres qui lui prirent le menton et
dirent avec des allures de mystère :
— Vous savez, n'est-ce pas, que demain
le marché sera très indécis, hésitant entre
les facilités offertes et les méfiances répan-
dues par la dépréciation des valeurs étran-
gères ?
— Oh ! je ne sais pas ; moi, ce qui m in-
téresse davantage, c'est d'être assuré que
le Saragosse est ferme et qu'il donnera
d'excellents dividendes.
— Peuh ! Au fond, tout cela n est pas
brillant ; si certaines actions ont une bonne
140
tenue, il est véritablement triste que notre
marché fléchisse, car enfin, si nous excep-
tons nos rentes, sur lesquelles il y aura
toujours quelques transactions à faire, les
autres valeurs sont peu offertes. Je ne
parle pas, bien entendu, des chemins de
fer, qui font bonne contenance.
— Oh ! s'écria Marthe révoltée, j'aime
encore mieux les voyous !
Son amant la trouva mal élevée, mais il
attribua cette étrange sortie à deux verres
de Champagne qu'elle avait bus.
Marthe se reprocha sa lourdise et désor-
mais elle ne dit mot, étouffant ses rancu-
nes et ses rages. Dès le premier jour, son
amant lui déplut ; elle l'exécra dès le pre-
mier soir. Il vint vers deux heures du
matin, l'œil guilleret, la bouche remplie
par un gros cigare. Il causa du cheval qu'il
choisirait au prochain handicap, et, rele-
vant avec un beau semblant de distraction
le bas de ses culottes, il fit voir à la femme
141
qu'il nourrissait un caleçon à trame rose.
Comme elle ne s'extasiait point devant cette
élégance de clown, il tira un peu son mail-
lot et dit en avançant les lèvres :
— Vois donc comme la soie est souple ?
Elle garda le silence, attendant cette
gracieuseté banale, cette amabilité de ren-
contre, que tout être, si vil ou si abêti
qu'il soit, témoigne, la première nuit au
moins, à la femme qu'il est censé vaincre.
Elle eût pu attendre longtemps ! Quand il
eut achevé son cigare et que, battant du
pied, il en eut écrasé la cendre sur le tapis,
il murmura satisfait :
— Je parie que tu ne devines pas ce que
contient cette valise ? Non ? Oh ! c est-il
drôle, les femmes, ça ne devine jamais !
Eh bien ! mais, c'est un vêtement de
nuit ; et il étala avec une monstrueuse
joie une chemisette en foulard de Su-
rah maïs, agrémentée de rubans couleur
feu.
142
Pour la première fois depuis qu'elle
l'avait quitté Marthe songeait à Léo. Quelle
différence entre le début de ces deux hom-
mes ! Oii étaient les respects égrillards du
poète, les hâtes si ralenties du déshabillé ?
Léo défaisait, une à une, ses jupes, déla-
çait son corsage, la soie sifflait et lui battait
les hanches, sa gorge s'arrondissait à l'aise
dans la chemise qui remuait du col aux
pieds. Alors il la prenait, la portait dans le
lit, faisant la maraude des baisers, tandis
qu'elle se pâmait, le corps craquant entre
ses bras. Sans doute, le soir où elle vint
chez lui, les premiers instants avaient été
pénibles, mais une fois qu'ils s'étaient
échauffés dans la lutte, de quelles vives
délices ne s'étaient-ils pas repus ! Cet
inoubliable souvenir des nuits d'oii l'on
sort, les épaules rouges et les tresses
mordues, l'opprimante vision de ces mo-
ments où les mains s'égarent, tous ces
recueillements attendris, tous ces bonheurs
143
à perte d'haleine, l'obsédèrent à nou-
veau et, furieuse, elle poussa rudement
dans l'alcôve son amant, qui se cogna
contre le mur et marmonna, tout en-
dormi :
— Ah ! bien ! mais non, tu sais, tu m'em-
bêtes, toi ! Tiens-toi donc tranquille !
Il prit l'habitude de venir tous les jours
la harasser de sa présence ; elle l'eût
étranglé avec joie, cet imbécile qui la
détaillait sans bouger quand elle se mettait
au lit ! Elle en vint à être tellement impor-
tunée par cet homme qu'elle n'eut même
plus de goût à lui manger ses biens ; elle
resta chez elle, couchée pendant des jour-
nées entières, fumant des cigarettes, buvant
des grogs, anéantie et torpide. Cette soli-
tude qu'elle se créa, renonçant aux visites
d'autres femmes, cette somnolence qui ne
la quittait plus, devait aboutir comme
autrefois, quand elle habitait chez le poète,
à d'abominables soûleries. Elle but, à gosier
144
débordant, des alcools et des bières, mais
quand sa tête s'emplissait de brumes, elle
revoyait la chambre de Léo ; cet amant
qu'elle avait torturé comme à plaisir se
vengeait par le persistant souvenir de ses
bontés.
Marthe se vautra dans le vin pour
s'égaver et chasser à jamais la hantise du
poète, mais son estomac s'y refusait main-
tenant, elle eut d'atroces flambées dans le
ventre. Elle dut interrompre ces noyades
et, un soir, exaspérée de ne pas dormir,
les nerfs malades à se rouler par terre,
elle sauta du lit, s'habilla, prit une voi-
ture et se fit conduire chez son ancien
amant.
Ce fut machinal, ce fut inconscient. Les
bouffées d'air qui entraient par les embra-
sures du fiacre la firent revenir à elle. II
était dix heures du soir, elle fut sur le
point d'arrêter le cocher et de descendre
du véhicule. Il fallait qu'elle fût vraiment
145
folle pour aller ainsi chez Léo. Demeu-
rait-il toujours à la même adresse, serait-il
chez lui, n'y trouverait-elle pas une autre
femme ? Et puis, quel accueil lui ferait-il ?
Si elle fût retournée le voir le lendemain
qui suivit leur rencontre chez Ginginet, nul
doute qu'il n'eût crié, nul doute qu'il ne
l'eût honnie, mais qu'en fin de compte, il
ne fût tombé dans ses bras ; sa rage devait
être aujourd'hui passée et avec elle cette
inévitable conséquence : la lâcheté des
sens, la faiblesse du cœur ; il pouvait tout
simplement la prier de sortir, Marthe
hésitait encore quand la voiture s'ar-
rêta, elle fit un geste qui risquait tout,
sonna au plus vite comme pour ne point
se laisser le temps de retourner sur
ses pas, monta l'escalier et, haletante,
frappa la porte de sa main. La porte
s'ouvrit et, stupéfié, Léo regarda Marthe
et dit :
— C'est toi !
146
— Oui... tu sais, je passais dans le quar-
tier, je suis venue pour savoir de tes nou-
velles... — Tu vas bien ?
— Oui, mais...
Elle lui mit les doigts sur la bouche et
reprit :
— Vovons, ne me dis rien, ne parions
plus du passé, ce qui est fait est fait. Aussi
bien, je n'ai pas grimpé tes quatre étages
pour te chercher noise. — Tiens, causons
de tout ce que tu voudras ; travailles-tu
beaucoup ? t'amuses-tu ? as-tu trouvé un
éditeur ?
Léo regardait la porte d'un air ennuyé.
— Ah ! tu l'attends, murmura-t-elle, j'au-
rais dû m'en douter — je m'en vais alors —elle est brune ou blonde ?
— Blonde et, qui plus est, honnête.
— Honnête ! avec cela qu'il y a des fem-
mes honnêtes qui viennent à onze heures
du soir chez un homme ! elle est comme
nous toutes, parbleu ! plus ou moins
147
de tenue quand elle marche, plus ou
moins d'élan quand elle se déshabille !
et après ? tiens, je voudrais la voir, je
lui dévisagerais la frimousse, moi ! tu
verrais bien si son honnêteté ne s'écail-
lerait pas; mais que je suis bête! est-ce
que cela me regarde qu'elle soit honnête
ou non.
A ce moment la sonnette tinta. — Le
jeune homme fit un mouvement, Marthe se
sentit perdue si la porte s'ouvrait, elle
se campa devant Léo et se pendit à son
cou ; il tenta de se dégager, mais les
yeux de Marthe prirent feu, ses lèvres
le brûlèrent de leurs flammes mouillées,
pantelante, dégrafée, elle l'entraîna près
de la fenêtre. — La sonnette tinta plus
fort.
— Je t'aime, murmura-t-elle, n'ouvre pas;
je me bats avec elle d'abord, si elle met les
pieds ici !
Il se résigna, furieux d'être ainsi joué. Le
148
pas s'éloignait. — Les deux amants se
regardèrent sans dire mot.
Marthe vint s'asseoir sur ses genoux et
l'embrassa ; il se laissait faire, mais ne lui
rendait pas ses caresses ; alors, comme
achevant d'exprimer une idée qui la pour-
suivait, elle s'écria ;
— Oh ! ils se ressemblent tous ! Vou-
drais-tu pas que je les aimasse ! des gens
qui se soucient d'une femme comme d'une
écale qui serait vide ! C'est bon genre d'en
charroyer une «t de se compromettre avec
elle ; c'est à ça que nous servons, nous
autres, à nous faire plaindre de vivre avec
de pareils imbéciles et à les faire huer
parce qu'ils fréquentent de semblables drô-
lesses;quand ils sont las de notre accou-
trement, bonsoir, trouves-en un autre, ma
fille ! Et l'on nous reproche de saccager des
fortunes ! mais c'est la guerre après tout !
l'on ravage et l'on pille ! Tiens, tu me
parlais autrefois d'une femme, je n'ai pu
M9
retenir son nom, je ne suis pas savante
d'abord, qui était une statue. Elle s'anima,
m'as-tu dit, sous le baiser de l'homme qui
l'avait faite ; c'est le contraire maintenant,
nous devenons de marbre quand ils nous
embrassent ! Ah ! si tu savais combien je suis
fatiguée déjouer ce rôle ! Tiens, ce n'est pas
vrai, je ne suis pas venue par hasard ici, je
suis venue exprès, je voulais me réchauffer
les pieds contre les tiens, et c'est bête ce
que je vais te dire, mais, vois-tu, il y a des
jours oij ça semble bon de ne point passer
la soirée avec des riches ; et puis, c'est bien
naturel après tout, on hait ses nourris-
seurs !
Il ne l'écoutait même pas ; elle se résolut
alors à le reconquérir quand même, elle lui
saisit la tête à pleins bras et, le couvrant
de baisers, elle le culbuta dans une charge
à fond de train des lèvres !
Il dormit mal, et dès l'aube il se leva,
s'assit dans un fauteuil et regarda la fille
11
i5o
sommeillant dans ses cheveux qui s'épan-
daient en un torrent vermeil sur le ravin
des oreillers blancs. Il avait décidément
assez d'elle, elle lui répugnait depuis
qu'il connaissait sa manière de vivre, il
la jugeait méprisable entre toutes, et ce-
pendant comment éviter la pipée de ses
yeux, comment échapper à l'affût de sa
bouche ?
Elle se retourna et, souriante, la tête un
peu renversée, le cou gonflé, la chemise
ouverte, laissant entrevoir sous le brouil-
lard des malines des éclaircies de peau
blanche, elle soupira doucement. Il la
regardait, étonné de n'avoir plus de désirs
pour cette femme qui l'embrasait jadis;
il n'éprouvait plus maintenant qu'une honte,
une sorte de déchéance, celle d'avoir subi
des caresses qu'elle prodiguait aussi large-
ment sans doute à tous ceux qu'elle ren-
contrait dans ses courses.
Certes, celle qui le visitait maintenant
i5i
était, comme maîtresse, inférieure à Marthe.
Plus d'énergies folles, plus de turbulences
charnelles, mais une quiétude profonde,
une inertie sans réveils. Léo l'avait ramas-
sée un soir en se baissant, et elle avait
poussé chez lui avec cette indifférence des
plantes vivaces. Elle était avec cela mariée
et séparée d'un époux qui la foulait à coups
de poings, et cependant quand elle y son-
geait elle avait de grosses larmes dans les
yeux, pleurant sur son sort, répétant qu'elle
eût aimé à vivre près de lui et à avoir des
enfants. Elle eût été insupportable si elle
n'avait servi au poète de havre où il ren-
floua sa barque en détresse. Il avait même
fini par s'attacher à cette pauvre femme, si
timide qu'elle n'osait lever les yeux et si
peu coquette qu'elle se coiffait, la nuit, de
madras à raies.
Il regrettait de ne pas lui avoir ouvert, et
il fut à ce moment furieux contre Marthe; il
évitait maintenant de la regarder, mais elle
l52
ouvrit les yeux et l'appela près du lit. Il fut
presque sur le point de retomber sous le
charme, tant elle était fascinante cette
gouge aux prunelles claires ! mais le jour
qui blutait sa poudre d'or au travers des
rideaux, lui montra son visage bleui par les
meurtrissures des nuits et cette attitude
qui décelait la fille traînée par tous les
cloaques des villes ; il ne répondit pas
et il sifflotta tout en regardant par la
fenêtre,
Marthe se leva, s'habilla lentement et lui
dit :
— Tu as raison, après tout, nous som-
mes usés, mon cher ;j'ai cru retrouver nos
anciennes ivresses et nous ne sommes plus
de force, ni l'un, ni l'autre, à les faire
renaître ; mieux vaut en finir et ne plus
nous revoir. Je m'en vais, et pour de bon,
cette fois.
Elle lui tendit la main ; il ne se sentit
point la force de ne pas l'embrasser sur
i53
la joue, et plus ému qu'il ne voulait
paraître, il laissa la porte se fermer sur
elle.
XI
MARTHE rentra au logis, défaillante et
farouche. Son amant l'avait attendu
pendant toute la nuit, et il avait pré-
paré pour son retour une série de phrases
i56
mi-sentimentales, mi-gouailleuses. Aux pre-
miers mots qu'il prononça, elle le regarda
en face et lui dit :
— Le loyer est-il à mon nom ?
Et comme il répondait oui : — En ce cas,
cria-t-elle, vous ne feriez pas mal de me
ficher votre camp !
Il fut étonné, balbutia quelques injures,
et finalement emporta sa chemise en fou-
lard de soie et disparut.
Quand il eut quitté la chambre, elle
respira et, courant à l'armoire, avala d'un
trait un grand verre de kirsch, puis elle
saisit avec rage le goulot du flacon et but à
même.
Cette ribote la rendit malade et plus triste
que jamais. Une foule de jeunes gens vint
la voir, se proposant de remplacer leur
ami dans ses bonnes grâces ; elle préféra
les avoir tous que d'en endurer un seul, et
elle recommença son ancienne vie, ne se
sentant aucune affection, aucune tendresse
157
pour tous ces gens qui faisaient la chaîne
le long de sa couche, comme si elle eût
été brûlée dans un incendie d'amour. Elle
en arriva à prendre pour amants de cœur
d'ignobles hommes aux casquettes bouffies
et portant sur les tempes les stigmates des
infâmes : les accroche-cœur. Ceux-là la
dégoûtèrent plus encore et elle s'ingénia à
passer les nuits seule.
Alors, sous les courtines de soie pâle,
dans l'insomnie qu'elle ne pouvait vaincre,
elle songea au passé. Elle en vint à pleurer
sa petite fille qui était morte en naissant
et à aimer presque le jeune homme qui
l'avait soignée dans cette crise horrible;
puis à mesure que sa lamentable vie se
déroulait devant elle, comme les tableaux
changeants d'un kaléidoscope, elle frisson-
nait, mesurant la profondeur des boues où
elle avait plongé, et quand elle arriva à cette
phase de son existence où elle avait servi
dans le régiment des mercenaires, alors,
i58
dans le silence de l'alcôve, se dressa, avec
sa robe bariolée et ses hurlements de sinis-
tre joie, le spectre des maisons de filles.
Elle entrait, confuse, et des âmes, ren-
dues charitables par l'ivresse, lui disaient :
N'aie donc pas peur, tu t'y feras bien vite;
puis on la déshabillait et elle n'avait plus
pour tout vêtement qu'une mousseline, sous
laquelle son corps s'estompait en rose ; l'on
apportait des verres et elle se mettait à
jouer au nain-jaune des moos de bière
louche, jusqu'à l'arrivée de M. Henri, le
coiffeur chargé de rafistoler les femmes.
Quand chacune avait sur le crâne un étage
de tignasse et au-dessus du front un tas de
banderolles et de fleurs, on buvait l'ab-
sinthe, on brassait à nouveau les cartes,
attendant l'heure d'appareiller, soit pour
Lesbos, soit pour Cythère ; après le dîner,
enfin, tout le monde descendait au salon
et, debout sur le seuil, la mère Jules guet-
tait.
i59
Il venait deux, trois, vingt personnes; on
demandait à boire, on montait au premier,
puis le timbre sonnait et toutes se bouscu-
lant, se chatouillant, se pinçant, dégringo-
laient l'escalier, quatre à quatre, faisant
tourbillonner dans la vapeur rouge des gaz
leurs oripeaux de théâtre ou se découpant,
blanches et nues, sur le faux marbre des
murailles.
On atteignait ainsi onze heures, la table
était prête pour le souper, et tout l'esca-
dron remontait et s'empiffrait des rondelles
de cervelas, des tartines de rillettes, des
parts de lapins aux pommes, et le timbre
retentissait encore ; chacune avalait le mor-
ceau qu'elle avait en bouche, et pour la
vingtième fois elles s'engouffraient avec un
bruit de tempête dans la salle du marché,
puis remontaient, sauf une ou deux, qui ren-
traient plus tard les bas luisants de pièces
d'argent ou d'or.
Mais c'était vers une heure du matin que
i6o
le délire atteignait son intensité suprême.
Les passagers affluaient ; alors les gamba-
des et les cabrioles, les piétinements et les
huées ne cessaient plus, les filles luttaient
entre elles de bêtise et d'entrain. Elles sau-
taient, se trémoussaient, se tordaient, les
lèvres éclaboussées de laque rose, les dents
frottées de ponce. Fouettées par le vin,
éperonnées par l'alcool, elles hennissaient,
regimbantes, ou s'abattaient fourbues et
veules sur les divans.
D'autres fois, au terme de la veillée, vers
trois heures du matin, alors que toutes les
femmes demandaient aux hommes de leur
dire l'heure et persistaient à les étourdir
de l'éternel refrain : Tu payes à boire ! un
monsieur entrait et disait à l'une d'elles :
« Va t'habiller, je t'emmène », et il s'instal-
lait, les jambes croisées, fumant son cigare,
attendant que son achat lui fut remis, empa-
queté dans de l'étoffe noire ; l'on entendait
alors des appels dans l'escalier, la femme
i6i
demandant une chemise à Madame, atta-
chant avec des épingles les jupes qu'on lui
prêtait ; elle descendait enfin, débarras-
sée de son rouge et de sa poudre, et allait
embrasser ses camarades comme si, partant
la nuit, à l'aventure, elle craignait de ne
les plus revoir. On sortait, et appuyée sur
la rampe, la loueuse criait de sa voix brève :
« Je t'attends demain à midi, ne t'amuse
pas en route ».
Ce fut une nouvelle fascination pour
Marthe, ce fut cette attraction du vide sur
lequel on se penche que cette vie chauffée
à blanc, que ces culbutes, que ces pirouet-
tes, que ces verres vidés sur le coude, que
ces disputes entre l'une et l'autre pour un
ruban ou pour un homme, que ces raccom-
modements entre deux galops ; elle se sou-
vint avec un singulier plaisir de ces ardeurs
et de ces fièvres qui la faisaient délirer et
se tordre, comme cette frénésie et ce ver-
tige qui font ululer et bondir les derviches
l62
hurleurs affolés par le tournoiement de
leurs rondes.
Et puis, c'était une déroute de toutes les
idées tristes, une abdication volontaire des
luttes d'ici-bas, que ce désordre sans cesse
attisé : la prison éloignait toutes les diffi-
cultés de l'existence, on ne s'occupait plus
de rien sinon de gagner assez pour perdre
au jeu et s'ivrogner si les passants se refu-
saient à payer l'écot, et cependant, quelle
misère et quelle abjection ! Sans doute,
elle s'y était faite aux baisers méprisants
des hommes, mais, les premiers temps,
comme le goût de cette bourbe lui avait tenu
en bouche ! le chaland se levait le matin et,
dégrisé, reconnaissant l'endroit où il avait
couché, furieux contre lui-même, plein de
dégoût pour la femme qui l'avait frôlé, il s'ha-
billait en un tour de main, secouait le blanc
qui marbrait ses habits et s'échappait sans
même lui dire adieu ; elle entendait son pas
précipité sur les marches, puis il s'arrêtait
i63
près de la porte, attendant que l'omnibus fût
passé pour sauter dans la rue et s'enfuir. Et
quelle humiliation lorsqu'elle-même ayant
passé la nuit dehors rentrait au jour ; le
laitier et le boucher, fumant leur pipe sur le
pas de leurs boutiques, avaient des rires
insultants et ils lui crachaient aux jambes,
quitte à venir les lui embrasser le soir !
Enfin, grâce à Ginginet, qui avait répondu
d'elle, se disant prêt à l'épouser, elle n'était
plus sujette du bureau des mœurs, et la pen-
sée qu'elle allait refaire à nouveau partie de
ce bétail que la police doit surveiller et
traquer sans relâche lui donnait froid dans
le dos.
Elle ne se dissimulait pas les douloureu-
ses voluptés de cette servitude, et cepen-
dant elle était attirée par elles comme un
insecte par le feu des lampes ; tout lui sem-
blait valoir mieux d'ailleurs, le péril des
tempêtes, la chasse sans merci, que cette
navrante solitude qui la minait.
164
Elle se réveillait de ces visions, l'esprit
détraqué, les joues en sueur, elle suffoquait
dans sa chambre, et parfois elle descendait
pour prendre l'air et se traînait le long des
murs, avec une démarche et des gestes de
mourante. La fraîcheur du matin, le clair
soleil chassaient ces rêves et elle allait
tomber sur un banc, dans un jardin public
ou dans un square, regardant le sol qu'elle
creusait avec la pointe de ses bottines,
tamisant, au travers de ses doigts, de la
terre en poudre. Mais tous ces enfants qui
faisaient des petits pâtés avec des seaux en
fer-blanc l'exaspérèrent ; ils lui rappelaient
le temps où, elle aussi, se ventrouillait
dans la poussière et plantait des branches
d'arbre sur des tas de cailloux. Elle se prit
alors à errer dans Paris, et un jour qu'elle
déambulait ainsi au hasard elle tomba, au
détour d'une route, devant une caserne, à
l'heure où les mendiants viennent chercher
la soupe.
i65
Elle s'arrêta dans une sorte de cul-de-sac,
bordé au nord par cette caserne, quelques
marchands de vins où buvaient, à l'ombre
de pins en caisse, des vieillards, pansus
comme des tourailles ; au sud, par une
échoppe à fritures et à crêpes, un restau-
rant interlope avec ses bols de riz au lait
et ses crèmes tremblantes, et par un sor-
dide marchand de bric-à-brac, à la porte
duquel pendaient en désarroi des crinolines
dont les chairs s'étaient dissoutes et dont
les carcasses d'archal sonnaient aux vents.
Plus près enfin, à l'entrée de l'impasse,
trois arbres aux troncs flacheux dressaient
de leurs manches de terre des bras éplorés
et difformes.
Une pelletée de misérables avait été jetée
dans le ruisseau au pied de ces trois arbres.
Il y avait là des pauvresses aux poitrines
rases et au teint glaiseux, des ramassis de
bancroches, des borgnes et des ventrées de
galopins morveux qui soufflaient par le nez
1 V
i66
d'incomparables chandelles et suçaient
leurs doigts, attendant l'heure de la miche.
Accotés, accroupis, couchés les uns con-
tre les autres, ils agitaient des récipients
inouïs : casseroles sans queue, pots de grès
cravatés de ficelles, bidons cabossés,
gamelles meurtries, bouillottes sans anses,
pots de fleurs bouchés par le bas.
Un soldat leur fit signe et tous se précipi-
tèrent en avant, tête baissée, aboyant comme
des dogues, puis, quand leurs écuelles furent
pleines, ils s'enfuirent avec des regards vo-
races et, le derrière sur le trottoir, les pieds
dans le ruisseau, ils avalèrent goulûment
leur bâfre.
Marthe frémit à la vue d'un vieillard qui
buvait sa soupe à même d'une chauff"erette
et elle regarda, tout interdite, ce visage
feutré d'une barbe grise, ces yeux cligno-
tants et troubles, ce nez qui perçait, tout
praliné de rouge, la croûte flasque et comme
morte desjoues. Ce crâne peluché, ces loques
i67
cousues avec des ficelles, ces habits couleur
de bouse, cette culotte mangée des mites,
étoilée de trous, cuirassée de fange, ce gilet
racorni, rongé, ratatiné partons les soleils et
par toutes les pluies, ces savates sans nom,
éculées et avachies, ouvrant, pour laisser
passer l'orteil, des lucarnes de cuir roux ;
cette figure enfin, ravagée par tous les excès,
ce hideux tremblottement des jambes, ces
mains qui dansaient toutes seules sans que
l'homme les remuât, l'émurent d'une poi-
gnante pitié, et elle blêmit alors que le men-
diant s'approcha d'elle et lui dit à voix basse :
— Tu ne me reconnais pas ? Je suis Gin-
ginet.
— Oh ! fit-elle, abasourdie, comment,
c'est toi ! Et tu en es arrivé là !
— 11 a bien fallu ; j'ai tout mangé, j'ai
tout bu, j'ai fait faillite comme un vrai com-
merçant ; ratiboisé, ma chère ; et avec ça,
plus de voix, je ne puis plus filer un son, le
battant de ma sonnette est perdu;je l'aurai
i68
avalé par mégarde dans le fond d'un litre.
Hein ? Je suis changé, dis donc ? Ah dame !
je suis vêtu sans prétention et sans chic,
mon elbeuf se déforme, mon grimpant se
détraque et mes bottes sont blettes, — que
veux-tu ! Ça vous vieillit un homme que
d'être dans la misère et d'avoir toujours
soif! Mais voyons, parlons un peu de toi.
Sais-tu que tu es toujours mignonne et,
qui plus est, crânement ficelée. Tu dois être
riche ! Ah bien alors, tu devrais bien me
prêter quelques sous pour boire une cho-
pine ; et tendant un affreux bourgeron, il
ajouta avec un effroyable sourire : Un jau-
net, ma princesse, ça vous portera bonheur.
Les yeux de Marthe eurent comme une
explosion d'ivresse :
— Ah ! dit-elle, depuis le temps où tu
me rouas de coups, tu n'as point fait for-
tune ; cela doit te paraître dur, hein, de me
demander l'aumône ?
Puis, à la vue de ce visage, tanné et
i69
comme fumé par la misère, sa jactance
tomba, la pitié lui revint au cœur, elle em-
brassa la barbe hideuse du comédien, et lui
jetant tout ce qu'elle avait en poche :
— Bah ! dit-elle, nous nous valons ; c'est
égal, mon cher, si c'était à recommencer !
Sais-tu qu'il vaudrait mieux bûcher et trimer
pour de vrai, ça rapporterait plus!
XII
L'homme qui est, à l'hôpital de Lariboi-
sière, préposé tout à la fois au service
des écritures et du balayage de la salle des
172
autopsies, poussa la petite porte qui sépare
cette pièce de la chambre des morts, ferma
les rideaux blancs des lits, épousseta l'au-
tel, renouvela, dans les terrines, les provi-
sions de chlore, repiqua sur le bois d'un
cercueil un laisser-passer qui s'envolait,
remmaillotta dans le drap le pied d'une
femme, but un coup de vin, et sans paraître
incommodé par l'épouvantable odeur fade
qui se dégageait des deux salles, il repassa
dans la première qu'il nettoya à grand ren-
fort de seaux d'eau.
Cette pièce était exclusivement meublée
de tréteaux doublés de zinc et d'une fon-
taine qui chantonnait près de la porte.
L'homme jeta, au passage, un regard indif-
férent sur un cadavre de vieillard couché
sur l'étal, les jambes rapprochées, le ventre
gonflé comme un ballon, la figure atroce-
ment révulsée, et, prenant une éponge, il
se mit en devoir de récurer les tables de la
dissection.
173
Il s'assura que leur trou n'était pas bou-
ché, que le seau de fer-blanc était bien
pendu au-dessous de leur orifice, puis il
déposa dans la vasque de la fontaine son
éponge qui se dégorgea, but une nouvelle
lappée de vin, aperçut une grande tache
rouge qui marbrait la rigole, et, pris sou-
dain d'une fringale de propreté, il rangea
le long du mur un baquet rempli de son,
une paire de galoches, deux bocaux où ma-
rinait, dans un bain d'alcool, une horrible
bourbe veinée de rose, tira les ficelles des
vasistas qui surmontent les deux fenêtres,
sortit et s'en fut au devant de deux inter-
nes, à tabliers blancs et à calottes noires,
qui refermaient la porte de la salle Saint-
Ferdinand bis.
— C'est égal, disait l'un, lorsqu'on apporta
sur une civière ce malheureux Ginginet,
j'ai reçu comme un cahot dans l'estomac,
j'ai revécu, en une minute, toute ma vie
d'autrefois;je me suis rappelé le temps
174
où, vêtu d'une vareuse rouge, je hurlais au
poulailler de Bobinche, insultant Ginginet
et applaudissant Marthe ; je me suis rap-
pelé, enfin, ce fameux soir où je conduisis
Léo dans la rue de Lourcine.
— Tiens, répliqua l'autre, qu'est-il devenu
ton ami Léo ?
— Oh ! mon cher, c'est toute une his-
toire ! il s'est enfin décidé à me répondre.
Imagine-toi que... mais non, tiens, lis plu-
tôt sa lettre, je t'assure qu'elle est curieuse.
Ce fut à ce moment que le gardien les
rejoignit.
— Eh bien ! père Machin, lui dirent-ils,
quoi de neuf?
— Je vous cherchais, toussa le vieux. Il
y a, paraît-il, un sujet intéressant ; ce matin,
on va disséquer un homme qui s'est laissé
mourir à force de lichotter ; il avait, disait
le médecin, un tas de maladies plus épa-
tantes les unes que les autres. Mais vous
avez bien dû en entendre parler, monsieur
175
Charles ; c'était le numéro 28 de la salle
Saint-Vincent.
— Ah ! fichtre, s'écria le jeune homme,
mais alors c'est Ginginet qui est mort et
moi qui voulais aller prendre de ses nou-
velles! Enfin ! nous irons au moins voir
son autopsie à ce pauvre diable !
Et ils marchèrent d'un pas plus rapide.
La séance n'était pas encore commencée ;
ils s'accotèrent, après avoir échangé force
poignées de main avec les assistants, contre
la fontaine, et, dépliant ia lettre, ils lurent
à mi-voix :
« Tu me demandes ce que je fais et à
quoi je passe mon temps ? Je vague, mon
ami, au bord d'une rivière, je regarde cou-
ler l'eau et je ne pêche pas ! — je me pro-
mène et je dors — j'arrose aussi des fleurs,
je fume des bouffardes à culottes noires, je
bois du vin âpre, je mange des ratas suc-
culents, c'est te dire que je 'me porte à
176
ravir et que j'ai eu bien du mal à trouver
un encrier pour t'écrire ces quelques
lignes.
« Mais causons maintenant de ceux que
j'ai laissés, depuis tantôt deux mois, dans
Paris. — Marthe, me dis-tu, est rentrée dans
le tripot qu'elle habitait jadis. Oh ! tu aurais
pu, pour m'apprendre cette nouvelle, éviter
toute espèce de circonlocutions : c'était
fini entre nous et tu le savais. — A défaut
d'affection, je n'ai même plus d'intérêt pour
elle ; sa vie ne changera guère maintenant.
— Admettons encore une alternance de
richesse et de misère et ce sera tout ; elle
finira dans une crise d'ivrognerie ou se
jettera, un jour de bon sens, dans la Seine.
— En vérité, ce n'est pas la peine que nous
nous occupions d'elle, et puis, que peut me
faire ce qu'elle deviendra ? car il faut bien
que je t'annonce une grande nouvelle : je
me marie.
« Eh ! ne t'exclame pas ! — Ecoute :
177
quand nous étions réunis chez moi, que
de plaisanteries, que de gorges-chaudes
nous avons faites sur le mariage ! c'était
banal, c'était bête. — Deux individus se
réunissaient, à une heure convenue, au son
d'un orgue et en présence d'invités impa-
tients d'aller se repaître de mets qui ne
leur coûteraient rien, puis, au bout d'un
nombre de mois déterminés, sauf accident,
ils donnaient le jour à d'affreux bambins
qui piaillaient, pendant des nuits entières,
sous le prétexte qu'ils souffraient des
dents, et alors, dans le grésillement des
pipes, nous décrétions que jamais un
artiste ne devait s'enjuponner sérieuse-
ment.
« Comme vous me l'avez bâillé belle avec
votre liberté que le mariage étranglait !
vous étiez à peine sortis de chez moi que
vous courriez la perdre avec des ramassées
quelconques ! Ah çà, voyons, est-ce que tu
ne les méprisais pas autant que moi, ces
178
filles dont tu te disais épris ? Est-ce que,
lorsque nous restions en tête à tête avec
elles, tous nos instincts de gens bien élevés
ne se rebellaient pas devant leur grossiè-
reté native ? Est-ce que vous ne finirez pas
comme moi, quitte à épouser, comme l'ont
fait plusieurs d'entre nous, des filles de
sorcières ou de concierges qui se tireront
les cartes et ne se peigneront plus, le jour
où elles auront traîné leur robe sur le par-
quet d'une mairie ? Et bienheureux encore
les camarades, lorsqu'elles auront des jupes
bâties à coups d'épingles et des teignasses
qui brandilleront au vent ! Celles-ci se
laissent parfois cacher, mais quand on fait
comme notre ami Brice, qu'on épouse une
fille de bohème, dont Dieu sait qui eut
l'entame ! une dondon qui enveloppe de
robes carnavalesques ses grâces de laveuse
et veut faire la dame, s'imposant quand
même chez les gens qui ne l'invitent pas,
les forçant à la faire asseoir devant une
179
table qu'elle devrait desservir, ça devient
tout simplement odieux, car celles-là ont
des ordures de ruisseau qui leur gargouil-
lent dans la bouche et qu'elles lâchent au
dessert, en même temps que les agrafes de
leur corset !
« Et voilà où nous en arrivons, nous
autres, les indépendants ! Epouser sa maî-
tresse, c'est être aussi bête que Gribouille
qui, de peur de la pluie, se jetait dans
l'eau. Et puis encore faut-il en trouver des
maîtresses;
j'en ai eues, parbleu ! des
femmes à tant le verre, mais j'avais le vin
triste ! Et c'est alors que j'ai couru après
ces fillettes qui se pendent, le dimanche,
au bras des ouvriers ; mais elles ne m'ont
pas aimé, moi ! Je n'étais pas de leur monde,
elles me trouvaient poseur, embêtant enfin,
et pourtant l'une s'amouracha de moi pen-
dant huit jours. Ce fut accablant, mon
cher;je dus sortir avec elle en cheveux,
supporter ses rires éclatants dans la rue.
i8o
subir ces abominables expressions : « vrai,
pour sûr, oh alors ! »
« Eh bien ! c'est à la suite de ces prome-
nades que j'en vins à chercher, parmi les
filles les plus pimentées de toilettes, à trou-
ver des réveillons de désirs dans une fleur
de poudre, dans un rehaut de fard, à me
gaudir enfin devant une gorge noyée dans
une brume de dentelles que déchirait
l'éclair des rubans pâles ! Et j'étais sincère
alors ! J'aimais moins une femme pour
elle-même que pour ses bouffettes et ses
chiffons. Quelle absurdité ! Et comme,
aujourd'hui que la raison m'est venue, je
m'étonne d'avoir été si bête ! Je n'ajouterai
pas à ta stupeur en te faisant l'éloge de ma
femme ; ne crains rien, je ne te dirai point
qu'elle est belle, qu'elle a des yeux de
saphir ou de jayet, et que ses lèvres sont
cinabrines, non ; elle n'est même pas jolie,
mais que m'importe ? Ce sera terre à terre
que de la regarder, le soir, ravauder mes
i8i
chaussettes et que de me faire assourdir par
les cris de mes galopins, d'accord ; mais
comme, malgré toutes nos théories, nous
n'avons pu trouver mieux, je me contente-
rai de cette vie, si banale qu'elle te puisse
sembler.
« Que te dirai-je de plus ? Je ne suis pas
un fier Sicambre, mais je brûle tout ce que
j'ai adoré ; et quant à Marthe, puisque tu
me parles encore d'elle à la fin de ta lettre,
je lui pardonne toutes ses vilenies, toutes
ses traîtrises ,• les fdles comme elle ont
cela de bon qu'elles font aimer celles qui
ne leur ressemblent pas ; elles servent de
repoussoir à l'honnêteté. Mais je t'embête,
hein, mon pauvre vieux ? Pardonne-moi
tous ces rabâchages et tends ta main, que
je la serre ».
Sacré nom !... dit le jeune homme en
repliant la lettre.
Mais ses camarades le poussèrent du
13
i
l82
coude pour le faire taire, et le père Briquet,
décalottant d'un coup de ciseau le crâne
du comédien, commença de sa voix traî-
nante :
— L'alcoolisme, Messieurs...
FIN
Aciievé d'imprimer
le viiujt-ciiuj iivril mil neuf cent, quatorze
pour
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