Jean-LouisFournier
Oùonva,papa?
2008
1CherMathieu,CherThomas,Quandvousétiezpetits,j’aieuquelquefoislatentation,àNoël,devousoffrirunlivre,unTintinpar
exemple.Onauraitpuenparlerensembleaprès.JeconnaisbienTintin,jelesailustousplusieursfois.Je ne l’ai jamais fait, ce n’était pas la peine, vous ne saviez pas lire. Vous ne saurez jamais lire.
Jusqu’àlafin,voscadeauxdeNoëlserontdescubesoudespetitesvoitures…MaintenantqueMathieuestparticherchersonballondansunendroitoùonnepourraplusl’aideràle
récupérer,maintenantqueThomas,toujourssurlaTerre,alatêtedeplusenplusdanslesnuages,jevaisquandmêmevousoffrirunlivre.Unlivrequej’aiécritpourvous.Pourqu’onnevousoubliepas,quevous ne soyez pas seulement une photo sur une carte d’invalidité. Pour écrire des choses que je n’aijamaisdites.Peut-êtredesremords.Jen’aipasétéuntrèsbonpère.Souvent,jenevoussupportaispas,vousétiezdifficilesàaimer.Avecvous,ilfallaitunepatienced’ange,etjenesuispasunange.
Vousdirequejeregrettequ’onn’aitpaspuêtreheureuxensemble,etpeut-être,aussi,vousdemanderpardondevousavoirloupés.
Onn’apaseudechance,vousetnous.C’esttombéduCiel,ças’appelleunetuile.J’arrêtedemeplaindre.Quandonparledesenfantshandicapés,onprendunairdecirconstance,commequandonparled’une
catastrophe.Pourunefois,jevoudraisessayerdeparlerdevousaveclesourire.Vousm’avezfaitrire,etpastoujoursinvolontairement.
Grâceàvous,j’aieudesavantagessurlesparentsd’enfantsnormaux.Jen’aipaseudesoucisavecvosétudes,nivotreorientationprofessionnelle.Nousn’avonspaseuàhésiterentrefilièrescientifiqueetfilièrelittéraire.Paseuànousinquiéterdecequevousferiezplustard,onasurapidementqueceserait:rien.
Etsurtout,pendantdenombreusesannées,j’aibénéficiéd’unevignetteautomobilegratuite{1}.Grâceàvous,j’aipuroulerdansdesgrossesvoituresaméricaines.
2Depuisqu’ilestmontédanslaCamaro,Thomas,dixans,répète,commeillefaittoujours:«Oùon
va,papa?»Audébut,jeréponds:«Onvaàlamaison.»Uneminuteaprès,aveclamêmecandeur, il reposelamêmequestion, iln’imprimepas.Audixième
«Oùonva,papa?»jenerépondsplus…Jenesaisplustrèsbienoùonva,monpauvreThomas.Onvaàvau-l’eau.Onvadroitdanslemur.Unenfanthandicapé,puisdeux.Pourquoipastrois…Jenem’attendaispasàça.Oùonva,papa?Onvaprendrel’autoroute,àcontresens.OnvaenAlaska.Onvacaresserlesours.Onseferadévorer.Onvaauxchampignons.Onvacueillirdesamanitesphalloïdesetonferaunebonneomelette.Onvaàlapiscine,onvaplongerdepuislegrandplongeoir,danslebassinoùiln’yapasd’eau.Onvaalleràlamer.OnvaauMont-Saint-Michel.Onirasepromenerdanslessablesmouvants.On
vas’enliser.Oniraenenfer.Imperturbable,Thomascontinue :«Oùonva,papa?»Peut-êtrequ’ilvaaméliorersonrecord.Au
boutdelacentièmefois,çadevientvraimentirrésistible.Aveclui,onnes’ennuiepas,Thomasestleroidurunninggag.
3Queceuxquin’ontjamaiseupeurd’avoirunenfantanormallèventlamain.Personnen’alevélamain.Toutlemondeypense,commeonpenseàuntremblementdeterre,commeonpenseàlafindumonde,
quelquechosequin’arrivequ’unefois.J’aieudeuxfinsdumonde.
4Quandonregardeunnouveau-né,onestadmiratif.Commec’estbienfait.Onregardesesmains,on
comptesesdoigtsminuscules,ons’aperçoitqu’ilyenacinqàchaquemain,mêmechoseàchaquepied,on est sidéré, pasquatre, pas six, non, juste cinq.C’est chaque fois unmiracle.Et je neparlepasdel’intérieur,encorepluscompliqué.
Faireunenfant,c’estunrisqueàcourir…Onnegagnepasàtouslescoups.Pourtant,oncontinueàenfaire.
ChaquesecondesurTerre,unefemmemetunenfantaumonde…Ilfautabsolumentlaretrouveretluidirequ’ellearrête,aajoutél’humoriste.
5Hier, nous sommes allés au couvent d’Abbeville présenter Mathieu à la tante Madeleine, qui est
religieuseauCarmel.Onaétéreçusdansleparloir,unepetitepièceblanchieàlachaux.Danslemurdufond,ilyavaitune
ouvertureferméeparunépaisrideau.Lerideaun’étaitpasrouge,commeauThéâtredeGuignol,ilétaitnoir.Onaentenduunevoixquisortaitdederrièrelerideau,quinousadit:«Bonjour,lesenfants.»
C’étaitlatanteMadeleine.Elleestcloîtrée,ellen’apasledroitdenousvoir.Onadiscutéunmomentavecelle,puiselleavouluvoirMathieu.Ellenousademandédeposersoncouffindevantl’ouverture,puis de nous retourner vers lemur.Les sœurs cloîtrées ont le droit de voir les petits enfants, pas lesgrands. Elle a alors appelé les religieuses pour venir admirer son petit-neveu. On a entendu unbruissementderobes,desgloussementsetdesrires,puislebruitdurideauquis’estouvert.Ç’aétéalorsunconcertdelouanges,deguili-guili,degouzi-gouziaudivinenfant.«Commeilestmignon!Regardez,maMère,ilnoussourit,ondiraitunpetitange,unpetitJésus…!»C’esttoutjustesiellesn’ontpasditqu’ilavaitl’airenavance.
Pourlesreligieuses,lesenfantssontavanttoutdescréaturesdubonDieu,ilssontdoncparfaits.ToutcequeDieufaitestparfait.Ellesneveulentpasvoirlesdéfauts.Enplus,c’estlepetit-neveudelaMèresupérieure.Unmoment,j’aieulatentationdemeretournerpourleurdirequ’ilnefallaitpascharrier.
Jenel’aipasfait,j’aibienfait.PourunefoisquelepauvreMathieuentendaitdescompliments…
6Je n’oublierai jamais le premiermédecin qui a eu le courage de nous annoncer queMathieu était
définitivementanormal.Ils’appelait leprofesseurFontaine,c’étaitàLille.Ilnousaditqu’ilnefallaitpasnousfaired’illusions.Mathieuétaitenretard,ilseraittoujoursenretard,detoutefaçoniln’yavaitrienàfaire,ilétaithandicapé,physiquementetmentalement.
Cettenuit-là,onn’apastrèsbiendormi.Jemesouviensd’avoirfaitdescauchemars.Jusqu’alors, lesdiagnosticsétaientrestésflous.Mathieuétaitenretard,onnousavaitditquec’était
seulementphysique,iln’avaitpasdeproblèmemental.Beaucoup de parents et d’amis essayaient, souvent maladroitement, de nous rassurer. Chaque fois
qu’ilslevoyaient,ilssedisaientétonnésdesprogrèsqu’ilfaisait.Jemerappelleunjourleuravoirditquemoi,j’étaisétonnédesprogrèsqu’ilnefaisaitpas.Jeregardaislesenfantsdesautres.
Mathieuétaitmou.Iln’arrivaitpasàtenirsatêtedroite,commesisoncouétaitencaoutchouc.Tandisquelesenfantsdesautresseredressaient,arrogants,pourréclameràmanger,Mathieurestaitallongé.Iln’avaitjamaisfaim,ilfallaitunepatienced’angepourlefairemanger,etsouventilvomissaitsurl’ange.
7Siunenfantquinaît,c’estunmiracle,unenfanthandicapé,c’estunmiracleàl’envers.LepauvreMathieunevoyaitpasbienclair,ilavaitdesosfragiles,lespiedstordus,ilestdevenutrès
vitebossu,ilavaitdescheveuxhirsutes,iln’étaitpasbeau,etsurtout,ilétaittriste.C’étaitdifficiledelefairerire,ilrépétaitcommeunemélopée:«Ah,là,là,Mathieu…Ah,là,là,Mathieu…»Parfois,ilavaitdes crises de larmes déchirantes, comme s’il souffrait atrocement de ne rien pouvoir nous dire.On atoujourseul’impressionqu’ilserendaitcomptedesonétat.Ildevaitpenser:«Sij’avaissu,jeneseraispasvenu.»
Onauraitbienvoululedéfendrecontrelesortquis’étaitacharnésurlui.Leplusterrible,c’estqu’onnepouvaitrien.Onnepouvaitmêmepasleconsoler,luidirequ’onl’aimaitcommeilétait,onnousavaitditqu’ilétaitsourd.
Quandjepensequejesuisl’auteurdesesjours,desjoursterriblesqu’ilapasséssurTerre,quec’estmoiquil’aifaitvenir,j’aienviedeluidemanderpardon.
8Àquoireconnaît-onunenfantanormal?Ilressembleàunenfantflou,déformé.Commesionleregardaitàtraversunverredépoli.Iln’yapasdeverredépoli.Ilneserajamaisnet.
9Unenfantanormaln’apasunevietrèsdrôle.Dèsledébut,çacommencemal.Lapremièrefoisqu’ilouvrelesyeux, ilvoit,penchéau-dessusdesonberceau,deuxvisagesqui le
regardent,catastrophés.Lepèreetlamère.Ilssontentraindepenser:«C’estnousquiavonsfaitça?»Ilsn’ontpasl’airtrèsfier.
Quelquefois, ils s’engueulent, en rejetant la responsabilité l’un sur l’autre. Ilsvontdénicher,perchédanslesarbresgénéalogiques,unarrière-grand-pèreouunvieilonclealcoolique.
Parfois,ilssequittent.
10Mathieufaitsouvent«vroum-vroum»avecsabouche.Ilseprendpouruneautomobile.Lepire,c’est
quandilfaitlesVingt-QuatreHeuresduMans.Qu’ilrouletoutelanuitsanspotd’échappement.Jesuisalléplusieursfoisluidiredecoupersonmoteur,sanssuccès.C’estimpossibledeleraisonner.Je n’arrive pas à dormir, demain je dois me lever tôt. Parfois, il me vient dans la tête des idées
terribles, j’ai enviede le jeterpar la fenêtre,maisnous sommesau rez-de-chaussée, çane servirait àrien,oncontinueraitàl’entendre.
Jemeconsoleenpensantquelesenfantsnormauxaussiempêchentleursparentsdedormir.Bienfaitpoureux.
11Mathieun’arrivepasàseredresser.Ilmanquedetonusmusculaire,ilestmoucommeunepoupéede
chiffon.Commentva-t-ilévoluer?Commentsera-t-ilquandilseragrand?Onvadevoir luimettreuntuteur?
J’ai pensé qu’il pourrait être garagiste. Mais garagiste allongé. Ceux qui réparent le dessous desvoituresdanslesgaragesoùiln’yapasdepontélévateur.
12Mathieun’apasbeaucoupdedistractions.Ilneregardepaslatélévision,iln’apaseubesoind’elle
pour être handicapé mental. Évidemment, il ne lit pas. Une seule chose a l’air de le rendre un peuheureux,c’estlamusique.Quandilenentend,iltapesursonballon,commesuruntambour,enmesure.
Sonballontientunegrandeplacedanssavie.Ilpassesontempsàl’envoyerdansunendroitoùilsaitnepaspouvoirlerécupérertoutseul.Ilvientalorsnouschercher,ilnousconduitparlamainàl’endroitoùill’ajeté.Onrécupèreleballon,onleluidonne.Cinqminutesaprès,ilrevientnouschercher,iladenouveaujetésonballon.Ilestcapablederépéterlemêmemanègedesdizainesdefoisdanslajournée.
C’estsansdoutelaseulefaçonqu’ilatrouvéedecréerunlienavecnous,pourqu’onletienneparlamain.
MaintenantMathieuestparticherchersonballontoutseul.Ill’ajetétroploin.Dansunendroitoùonnepourraplusl’aideràlerécupérer…
13Bientôt l’été. Les arbres sont en fleurs.Ma femme attend un second enfant, la vie est belle. Il va
arriverenmêmetempsquelesabricots.Onattendavecimpatienceetunpeud’inquiétude.Mafemmeestcertainement inquiète.Pournepasm’angoisser,ellen’osepas ledire.Moi, j’ose.Je
suisincapabledegardermesangoissespourmoiseul,ilfautquejepartage.Jen’aipaspum’empêcher.Jemesouviensdeluiavoirdit,avecmontacthabituel:«Imaginequecelui-làaussinesoitpasnormal.»Jenevoulaispasseulementmettredel’ambiance,plutôtmerassureretconjurerlesort.
Jepensaisbienqueçan’arriveraitpasunesecondefois.Jesaisquequiaimebienchâtiebien,maisjenepensepasqueDieum’aimeautant;jesuiségocentrique,maispasàcepoint.
PourMathieu,ildevaits’agird’unaccident,etunaccident,çan’arrivequ’unefois;enprincipe,çaneserépètepas.
Ilparaîtquelesmalheursarriventàceuxquines’yattendentpas,àceuxquin’ypensentpas.Alors,pourqueçan’arrivepas,onyapensé…
14Thomasvientdenaître,ilestsuperbe,blondavecdesyeuxnoirs,leregardvif,ilsourittoujours.Je
n’oublieraijamaismajoie.Ilesttrèsbienréussi,unobjetprécieuxetfragile.Iladescheveuxblonds,ilressembleàunpetitange
deBotticelli.Jenemelassepasdeleprendredansmesbras,deletripoter,dejoueraveclui,delefairerire.
Je me souviens d’avoir confié à des amis que, cette fois, je me rendais compte de ce que c’étaitd’avoirunenfantnormal.
15J’aiétéoptimisteunpeuvite.Thomasestfragile,ilestsouventmalade,onaétéplusieursfoisobligés
del’hospitaliser.Unjour,notremédecintraitantalecouragedenousdirelavérité.Thomasest, luiaussi,handicapé,
commesonfrère.ThomasétaitnédeuxansaprèsMathieu.Les choses rentrent dans l’ordre, Thomas va ressembler de plus en plus à son frère. C’est ma
deuxièmefindumonde.Avecmoi,lanatureaeulamainlourde.Même TF1, pour rendre le héros bouleversant et faire pleurer dans les chaumières, n’oserait pas
mettrecegenredesituationdansuntéléfilm,parpeurd’enfairetrop,denepasêtreprisausérieuxet,finalement,defairerire.
Lanaturem’adonnélerôle-titredupèreadmirable.Est-cequej’ailephysiquedurôle?Est-cequejevaisêtreadmirable?Jevaisfairepleureroujevaisfairerire?
16«Oùonva,papa?—OnvaàLourdes.»Thomass’estmisàrire,commes’ilcomprenait.Magrand-mère,assistéed’unedamed’œuvres,aessayédemeconvaincred’alleràLourdesavecmes
deuxgarçons.Elleveutmepayerlevoyage.Elleespèreunmiracle.C’estloin,Lourdes,douzeheuresdetrainavecdeuxmiochesqu’onnepeutpasraisonner.Ilsserontplussagesauretour,aditbonne-maman.Ellen’apasosédire«aprèslemiracle».Detoutefaçon,iln’yaurapasdemiracle.Silesenfantshandicapés,commejel’aidéjàentendudire,
sontunepunitionduCiel,jevoismallaSainteVierges’enmêlerenfaisantunmiracle.Ellenevoudracertainementpasintervenirdansunedécisionpriseenhautlieu.
Etpuislà-bas,danslafoule,lesprocessions,lanuit,jerisquedelesperdreetdeneplusjamaislesretrouver.
Ceseraitpeut-êtreça,lemiracle?
17Quandonadesenfantshandicapés,ilfautsupporter,enplus,d’entendredirepasmaldebêtises.Ilyaceuxquipensentqu’onnel’apasvolé.Quelqu’unquimevoulaitdubienm’aracontél’histoire
du jeune séminariste. Il allait être ordonné prêtre, quand il a rencontré une fille dont il est tombééperdumentamoureux.Ilaquittéleséminaireets’estmarié.Ilsonteuunenfant,ilétaithandicapé.Bienfaitpoureux.
Ilyaceuxquidisentquesionadesenfantshandicapés,cen’estpasparhasard.«C’estàcausedetonpère…»
Cettenuit,aucoursd’unrêve,j’airencontrémonpèredansunbistrot.Jeluiaiprésentémesenfants,ilnelesajamaisconnus,ilestmortavantleurnaissance.
«Eh,papa,regarde.—Quic’est?—Cesonttespetits-enfants,commenttulestrouves?—Pasterribles.—C’estàcausedetoi.—Qu’est-cequeturacontes?—ÀcauseduByrrh.Tusaisbien,quandlesparentsboivent.»Ilm’atournéledosetilacommandéunautreByrrh.
18Il y a ceux qui disent : « Je l’aurais étouffé à la naissance, comme un chat. » Ils n’ont pas
d’imagination.Onvoitbienqu’ilsn’ontjamaisétoufféunchat.D’abordquandunenfantnaît,àmoinsd’avoirunemalformationphysique,onnesaitpasforcéments’il
esthandicapé.Mesenfants,quandilsétaientbébés,étaienttrèsprochesdesautresbébés.Commeeuxilsnesavaientpasmangertoutseuls,commeeuxilsnesavaientpasparler,commeeuxilsnesavaientpasmarcher,ilssouriaientparfois,surtoutThomas.Mathieusouriaitmoins…
Quand on a un enfant handicapé, on ne le découvre pas toujours tout de suite. C’est comme unesurprise.
Ilyaaussiceuxquidisent:«L’enfanthandicapéestuncadeauduCiel.»Etilsneledisentpaspourrire.Cesontrarementdesgensquiontdesenfantshandicapés.
Quandonreçoitcecadeau,onaenviededireauCiel:«Oh!fallaitpas…»
19Àsanaissance,Thomasaeuuntrèsbeaucadeau,unetimbale,uneassietteetunecuilleràbouillieen
argent. Il y a des petites coquilles Saint-Jacques en relief sur le manche de la cuiller et autour del’assiette.C’est sonparrain qui les lui avait offertes, le président-directeur général d’une banque, quiétaitl’undenosamisproches.
Quand Thomas a grandi et que, rapidement, son handicap s’est révélé, il n’a plus jamais reçu decadeaudesonparrain.
S’ilavaitéténormal,certainementqu’aprèsilauraiteuunbeaustyloavecuneplumeenor,puisuneraquettedetennis,unappareilphoto…Maiscommeiln’étaitpasdanslanorme,iln’avaitplusledroitàrien.Onnepeutpasenvouloiràsonparrain,c’estnormal.Ils’estdit:«Lanatureneluiapasfaitdecadeau,iln’yapasderaisonquemoijeluienfasse.»Detoutefaçon,iln’auraitpassuquoienfaire.
J’aiencorel’assietteàbouillie,jem’enserscommecendrier.ThomasetMathieu,eux,nefumentpas,ilsnesauraientpas,ilssedroguent.
Chaquejour,onleurdonnedestranquillisantspourlesfairetenirtranquilles.
20Unpèred’enfanthandicapédoitavoirunetêted’enterrement.Ildoitportersacroix,avecunmasque
dedouleur.Pasquestiondemettreunnezrougepourfairerire.Iln’aplusledroitderire,ceseraitduplusparfaitmauvaisgoût.Quandiladeuxenfantshandicapés,c’estmultipliépardeux,ildoitavoirl’airdeuxfoisplusmalheureux.
Quandonn’apaseudechance,ilfautavoirlephysiquedel’emploi,prendrel’airmalheureux,c’estunequestiondesavoir-vivre.
J’ai souvent manqué de savoir-vivre. Je me souviens, un jour, d’avoir demandé un entretien aumédecinchefdel’institutmédico-pédagogiqueoùMathieuetThomasétaientplacés.Jeluiaifaitpartdemesinquiétudes:jemedemandaisparfoissiThomasetMathieuétaienttotalementnormaux…
Iln’apastrouvéçadrôle.Il avait raison, ce n’était pas drôle. Il n’avait pas compris que c’était la seule façon que j’avais
trouvéedegarderlatêtehorsdel’eau.CommeCyrano deBergerac qui choisissait de semoquer lui-mêmede son nez, jememoquemoi-
mêmedemesenfants.C’estmonprivilègedepère.
21Entantquepèrededeuxenfantshandicapés,j’aiétéinvitéàparticiperàuneémissiondetélévision
pourtémoigner.J’aiparlédemesenfants,j’aiinsistésurlefaitqu’ilsmefaisaientriresouventavecleursbêtiseset
qu’ilnefallaitpaspriverlesenfantshandicapésduluxedenousfairerire.Quand un enfant se barbouille enmangeant de la crème au chocolat, tout lemonde rit ; si c’est un
enfanthandicapé,onneritpas.Celui-là,ilneferajamaisrirepersonne,ilneverrajamaisdesvisagesquirientenleregardant,oualorsquelquesriresd’imbécilesquisemoquent.
J’airegardél’émission,quiavaitétéenregistrée.Onavaitcoupétoutcequiconcernaitlerire.Ladirectionavaitconsidéréqu’ilfallaitpenserauxparents.Çapouvaitleschoquer.
22Thomasessaiedes’habillertoutseul.Iladéjàmissachemise,maisilnesaitpaslaboutonner.Ilest
entrainmaintenantd’enfilersonpull-over.Ilyauntrouàsonpull-over.Ilachoisiladifficulté,ils’estmis dans l’idée de l’enfiler en passant sa tête non pas par le col, comme l’aurait fait un enfantnormalementconstitué,maispar le trou.Cen’estpassimple, le troudoitmesurercinqcentimètres.Çadurelongtemps.Ilvoitqu’onleregardefaire,etqu’oncommenceàrire.Àchaqueessai, ilagrandit letrou,ilnesedécouragepas,ilenrajouted’autantqu’ilnousvoitriredeplusenplus.Aprèsdixbonnesminutes,ilaréussi.Sonvisageradieuxsortdupull,parletrou.
Lesketchétaitterminé.Onaeuenvied’applaudir.
23C’estbientôtNoël,jesuischezlemarchanddejouets.Unvendeurveutabsoluments’occuperdemoi,
alorsquejeneluidemanderien.«C’estpourdesenfantsdequelâge?»Imprudemment,j’airépondu.MathieuaonzeansetThomasneufans.PourMathieu,levendeurm’aproposédesjeuxscientifiques.Jemesouviensd’uncoffretpermettant
deconstruiresoi-mêmeunrécepteurderadio,ilyavaitdedansunferàsouderetpleindefilsélectriques.Et pour Thomas, une carte de France en puzzle, avec tous les départements et les noms des villesdécoupés,qu’il fallaitplacer.Unmoment, j’ai imaginéunpostede radioassembléparMathieuetunecartedeFrancecomposéeparThomas,avecStrasbourgauborddelaMéditerranée,BrestenAuvergneetMarseilledanslesArdennes.
Ilm’aproposéaussilePetitChimiste,quipermetdefairedesexpériencesàdomicile,desfeuxetdesexplosions de toutes les couleurs. Pourquoi pas le Petit Kamikaze avec sa ceinture d’explosifs pourréglerdéfinitivementleproblème…
J’aiécoutélesexplicationsduvendeuravecbeaucoupdepatience, je l’airemercié,puis jemesuisdécidé. J’ai pris, comme chaque année, une boîte de cubes pourMathieu et des petites voitures pourThomas.Levendeurn’apascompris,ilafaitdeuxpaquets-cadeaux,sansriendire.Ilm’aregardépartiravecmesdeuxpaquets.J’aivuensortantqu’ilfaisaitungesteàsoncollègue,ilpointaitsondoigtsursonfront,l’airdedire:«Ilesttoc-toc…»
24ThomasetMathieun’ontjamaiscruauPèreNoël,niaupetitJésus.Ilsavaientdebonnesraisons.Ils
neluiontjamaisécritunelettrepourluidemanderquelquechose.IlsétaientbienplacéspoursavoirquelepetitJésusnefaisaitpasdecadeaux.Oualors,quandilenfaisait,valaitmieuxseméfier.
Onn’apaseuà leurmentir.Onn’apaseuà secacherpouraller leuracheter leurscubesou leurspetitesvoitures,onn’apaseuàfairesemblant.
Onn’ajamaisfaitdecrèchenidesapin.Iln’yapaseudebougie,parpeurdesincendies.Nideregardd’enfantémerveillé.Noël,c’étaitunjourcommelesautres.Iln’étaitpasencorené,ledivinenfant.
25Deseffortssontactuellementfaitspourpermettrel’intégrationdeshandicapéssurlemarchédutravail.
Lesentreprisesquilesengagentontdroitàdesavantagesfiscauxetdesabattementsdecharges.Quellebonneinitiative.Jeconnais,enprovince,unrestaurantquifaittravaillerdejeunesdébileslégerspourleservice,ilssonttouchants,ilsvousserventavecunebonnevolontéinfinie,maisattention,évitezlesplatsensauce,oualorsmettezunciré.
Jenepeuxpasm’empêcherd’imaginerMathieuetThomassurlemarchédutravail.Mathieu,quifaitsouvent«vroum-vroum»,pourraitfairechauffeurroutier,iltraverseraitl’Europeà
fondlacaisseauvolantd’unsemi-remorquedeplusieurstonnes,aveclepare-brisecouvertdenounours.Thomas, qui aime bien jouer avec des petits avions et les ranger dans des boîtes, pourrait faire
aiguilleurduciel,ilseraitchargédefaireatterrirlesgrosporteurs.Tun’aspashonte,Jean-Louis,toi,leurpère,detemoquerdedeuxpetitsmiochesquinepeuventmême
passedéfendre?Non.Çan’empêchepaslessentiments.
26Unmoment, nous avons euunebonne à demeure pour s’occuper des enfants.Elle s’appelait Josée,
c’étaitunefilleduNord,blondeauteintcoloré,elleétaitrustique,onauraitditunefermière.Elleavaittravailléchez lesgrandesfamillesde labanlieuedeLille.Ellenousademandéd’acheterunesonnettepourl’appeler.Jemesouviensqu’ellevoulaitsavoiroùétaitl’argenterie.Danssaplaceprécédente,elleavaitl’habitudedefairel’argenterieunefoisparsemaine.Mafemmeluiaditqu’elleétaitàlacampagne,maisunjourJoséeestvenueàlacampagne…
Elleétaitparfaiteaveclesenfants,pleinedebonsens.Ellesecomportaitaveceuxcommeavecdesenfantsnormaux,sansfaiblesse,sansattendrissementexcessif,ellesavaitlesrudoyerquandillefallait.Jepensequ’elle lesaimaitbeaucoup.Quand ils faisaientdesbêtises, je l’entendais leurdire :«Maisvousavezdelapailledanslatête!»
C’estleseuldiagnosticjustequiaitjamaisétéfait.Elleavaitraison,Josée,ilsavaientcertainementdelapailledanslatête.Lesmédecinsnel’avaientmêmepasvu.
27Notrealbumdephotosdefamilleestplatcommeunelimande.Onn’apasbeaucoupdephotosd’eux,
onn’apasenviedelesmontrer.Unenfantnormal,onlephotographiesoustouteslescoutures,danstoutesles postures, à toutes les occasions ; on le voit souffler sa première bougie, faire ses premiers pas,prendresonpremierbain.Onleregarde,attendri.Onsuitpasàpassesprogrès.Ungossehandicapé,onn’apasenviedesuivresadégringolade.
QuandjeregardelesraresphotosdeMathieu,jereconnaisqu’iln’étaitpastrèsbeau,onvoyaitbienqu’ilétaitanormal.Nous,sesparents,onnel’apasvu.Pournous,ilétaitmêmebeau,c’étaitlepremier.Detoutefaçon,ondittoujours«unbeaubébé».Unbébén’apasledroitd’êtrelaid,entoutcas,onn’apasledroitdeledire.
J’ai une photo de Thomas que j’aime bien. Il doit avoir trois ans. Je l’ai installé dans une grandecheminée,ilestassissurunpetitfauteuilaumilieudeschenetsetdescendres,làoùonmetlefeu.Àlaplacedudiable,unangelotfragilesourit.
Cetteannée,desamism’ontenvoyécommecartedevœuxunephotod’euxentourésdeleursenfants.Toutlemondeal’airheureux,toutelafamillerit.C’estunephototrèsdifficileàréaliserpournous.Ilfaudraitdéjà faire rireThomasetMathieu surcommande.Quantànous, lesparents,nousn’avonspastoujoursenviederigoler.
Etpuisjevoismallesmots«Bonneannée»enanglaisesdoréesjusteau-dessusdestêteshirsutesetcabosséesdemesdeuxpetitsmioches.ÇarisquederessemblerplusàunecouverturedeHara-KiriparReiserqu’àunecartedevœux.
28UnjourquejevoyaisJoséeentraindedéboucherunévieravecuneventouse,jeluiaiditquej’allais
enacheteruneseconde.Ellem’ademandé:«Pourquoideux,monsieur?Une,çasuffit.»Jeluiairépondu:«Vousoubliezquej’aideuxenfants,Josée.»Elle n’a pas compris. Je lui ai alors expliqué que quand on promenaitMathieu et Thomas et qu’il
fallaitleurfairetraverserunruisseau,ilétaitpratiquedeseservirdelaventouse.Onlafixaitsurlatêtedesenfants.Ilsuffisaitalorsdesaisirlemanchepourlessouleveretleurpermettredepasserau-dessusduruisseau,sanssemouillerlespieds.C’étaitpluspratiquequedelesprendredanslesbras.
Elleétaithorrifiée.Àpartirdecejour,laventouseadisparu.Elleadûlacacher…
29MathieuetThomasdorment,jelesregarde.Àquoirêvent-ils?Font-ilsdesrêvescommelesautres?Peut-êtrequelanuit,ilsrêventqu’ilssontintelligents.Peut-êtrequelanuit,ilsprennentleurrevanche,qu’ilsfontdesrêvesdesurdoués.Peut-êtrequelanuit,ilssontpolytechniciens,savantschercheurs,etqu’ilstrouvent.Peut-êtrequelanuit,ilsdécouvrentdeslois,desprincipes,despostulats,desthéorèmes.Peut-êtrequelanuit,ilsfontdescalculssavantsquin’enfinissentpas.Peut-êtrequelanuit,ilsparlentlegrecetlelatin.Mais dès que le jour se lève, pour que personne ne se doute et pour avoir la paix, ils reprennent
l’apparenced’enfantshandicapés.Pourqu’on les laisse tranquilles, ils font semblantdenepas savoirparler.Quandonleuradresselaparole,ilsfontcommes’ilsnecomprenaientpaspournepasêtreobligésderépondre.Ilsn’ontpasenvied’alleràl’école,defairedesdevoirs,d’apprendredesleçons.
Ilfautlescomprendre,ilssontobligésd’êtresérieuxtoutelanuit,ilsontbesoin,danslajournée,desedétendre.Alorsilsfontdesbêtises.
30Laseulechosequ’onaréussie,cesontvosprénoms.EnchoisissantMathieuetThomas,onafaitdans
lebonchicbongenre,avecenplusunpetitclind’œilàlareligion.Parcequ’onnesaitjamais,etqu’ilfauttoujoursmieuxêtrebienavectoutlemonde.
SionpensaitvousattirerlesgrâcesduCiel,ons’estunpeuplantés.Quandjepenseàvospetitsabattis,vousn’étiezpasbâtispourvousappelerTarzan…Jevousvois
mal,dans la jungle,volerdebrancheenbranche,défiantdes fauvessanguinaires,etavec la forcedesbrasdécrocherlamâchoired’unlionoutordrelecoud’unbuffle.
Vous,c’étaitplutôtTarzoon,lahontedelajungle.Sachez que je vous préfère à l’arrogant Tarzan. Vous êtes bien plus émouvants, mes deux petits
oiseaux.VousmefaitespenseràE.T.
31Thomasadeslunettes,despetiteslunettesrouges,ellesluivonttrèsbien.Avecsasalopette,ilal’air
d’unétudiantaméricain,ilestcharmant.Je ne me souviens plus comment on s’est aperçus qu’il ne voyait pas bien. Maintenant, avec ses
lunettes,toutcequ’ilregardedoitêtrenet,Snoopy,sesdessins…J’aieuunmomentl’incroyablenaïvetédepenserqu’ilallaitpouvoirenfin lire. J’allais luiacheterd’aborddesbandesdessinées,ensuitedesromansdelacollection«SignedePiste»,puisAlexandreDumas,JulesVerne,LeGrandMeaulneset,pourquoipas,après,Proust.
Non, il ne pourra jamais lire. Même si les lettres sur les pages sont devenues nettes, ça resteratoujours flou dans sa tête. Il ne saura jamais que toutes ces petites pattes demouche qui couvrent lespagesdeslivresnousracontentdeshistoiresetontlepouvoirdenoustransporterailleurs.Ilestdevantellescommemoidevantdeshiéroglyphes.
Ildoitcroirequecesontdesdessins,destoutpetitsdessinsquinereprésententrien.Oualorsilpensequecesontdesfilesdefourmiset il lesregarde,étonnéqu’ellesnesesauventpasquandilavance lamainpourlesécraser.
32Pour attendrir les passants, lesmendiants exhibent leurmisère, leur pied bot, leursmoignons, leur
vieuxchien,leurchatmité,leursenfants.Jepourraisfairecommeeux.Moi,j’aideuxbonsappelantspourémouvoir, il suffirait de mettre à mes deux garçons leur petit manteau râpé bleu marine. Je pourraism’asseoir par terre surun carton avec eux, jeprendrais l’air accablé. Jepourrais avoir un appareil àmusiqueavecdesairsentraînants,Mathieutaperaitsursonballonenmesure.
Moiquiaitoujoursvouluêtrecomédien,jepourraisréciter«Lamortduloup»,deVigny,pendantqueThomasferaitsonnuméroduloupquipleure,«ilpleure,loulou»…
Peut-êtrequelesgensseraienttrèsémusetimpressionnésparlaprestation.IlsnousdonneraientdessouspourallerboireunByrrhàlasantédeleurgrand-père.
33J’ai fait une folie, je viens de m’acheter une Bentley. Une ancienne, une Mark VI, 22 CV, elle
consommevingtlitresaucent.Elleestbleumarineetnoire,l’intérieurestencuirrouge.Letableaudebordestenroncedethuya,avecpleindepetitscadransrondsetdesvoyantslumineuxtailléscommedespierresprécieuses.Elleestbellecommeuncarrosse;quandelles’arrête,ons’attendàenvoirdescendrelareined’Angleterre.
Jel’utilisepourallerchercherThomasetMathieuàleurinstitutmédico-pédagogique.Jelesinstallesurlabanquettearrière,commedesprinces.Jesuisfierdemavoiture,toutlemondelaregardeavecrespect,essayantdedistinguer,àl’arrière,un
passagercélèbre.S’ilsvoyaientcequ’ilyaderrière,ilsseraientdéçus.Àlaplacedelareined’Angleterre,ilyadeux
petitsmiochescabossésquibavent,dontl’un,lesurdoué,répète:«Oùonva,papa?oùonva,papa?…»
Jemesouviens,unefois,surlaroute,avoireulatentationdeleurparlercommeunpèreparleàsesenfantsqu’ilestalléchercheraucollège.J’aiinventédesquestionssurleursétudes.«Alors,Mathieu,cedevoirsurMontaigne?Qu’est-cequetuaseucommenoteàtadissertation?Ettoi,Thomas,combiendefautesàtonthèmelatin?Etlatrigonométrie,commentçasepasse?»
Pendantquejeleurparlaisdeleursétudes,jeregardaisdanslerétroviseurleurspetitestêteshirsutesauregardvague.Peut-êtrequej’espéraisqu’ilsallaientmerépondresérieusement,qu’onallaitarrêterlàla comédie des enfants handicapés, que c’était pas drôle, ce jeu, qu’on allait redevenir enfin sérieuxcommetoutlemonde,qu’ilsallaientenfindevenircommelesautres…
J’aiattenduunmomentlaréponse.Thomas a dit plusieurs fois : « Où on va, papa ? Où on va, papa ? » tandis queMathieu faisait
«vroum-vroum»…Cen’étaitpasunjeu.
34ThomasetMathieugrandissent,ilsontonzeettreizeans.J’aipenséqu’unjour,ilsallaientavoirdela
barbe,onallaitdevoirlesraser.Jelesaiimaginésunmomentavecdesbarbes.J’aipenséque,quandilsseraientgrands,j’allaisleuroffriràchacunungrandrasoircoupe-chou.On
les enfermerait dans la salle de bains et on les laisserait se débrouiller avec leur rasoir. Quand onn’entendraitplusrien,oniraitavecuneserpillièrenettoyerlasalledebains.
J’airacontéçaàmafemmepourlafairerire.
35Chaque week-end, Thomas et Mathieu reviennent de leur institut médico-pédagogique couverts
d’écorchuresetdegriffures.Ilsdoiventsebattrecommedeschiffonniers.Oualors,j’aiimaginéquedansleurinstitution,quiestàlacampagne,etdepuisquelescombatsdecoqssontinterdits,leurséducateurs,poursedétendreetarrondirleursfinsdemois,organisentdescombatsd’enfants.
Àvoir laprofondeurdesplaies, ilsdoivent certainement fixer auxdoigtsdesenfantsdesergotsdemétal.Cen’estpasbien.
Jevaisdevoirécrireàladirectiondel’IMPpourquecelacesse.
36Thomasnevaplusêtrejalouxdesonfrère,ilvaavoirluiaussiuncorset.Unimpressionnantcorset
orthopédique, avecdumétal chroméetducuir.Lui aussi est en trainde s’effondrer,dedevenirbossucomme son frère. Bientôt, ils seront comme les petits vieux qui ont passé leur vie à ramasser desbetteravesdansleschamps.
Lescorsetscoûtentdesfortunes,ilssontentièrementfaitsàlamain,dansunatelierspécialiséàParis,prèsdeLaMotte-Picquet,laMaisonLeprêtre.Chaqueannée,ondoitlesameneràl’atelierprendredesmesurespourunnouveaucorsetparcequ’ilsgrandissent.Ilsselaissenttoujoursfairedocilement.
Quand on leur met le corset, ils ressemblent à des guerriers romains avec leur cuirasse ou à despersonnagesdebandedessinéedescience-fiction,àcauseduchromequibrille.
Quandonlesprenddanslesbras,onal’impressiondetenirunrobot.Unepoupéeenfer.Lesoir,onabesoind’unecléàmolettepour lesdéshabiller.Quandon leur retire leurcuirasse,on
remarque,surleurtorsenu,destracesviolettesquel’armatureenmétalalaissées,etonretrouvedeuxpetitsoiseauxdéplumésquitremblent.
37J’ai réalisépour la télévisionplusieurs émissions sur les enfants handicapés. Jeme souviensde la
première,j’avaiscommencépardesstock-shotsd’unconcoursduplusbeaubébé.L’illustrationsonore,c’étaitAndréDassaryqui chantait : «Chantons la jeunessequi, semoquantde lagloire, volevers lavictoire…»
J’avaisunregardétrangesurlesconcoursduplusbeaubébé.Jenecomprendstoujourspaspourquoionféliciteetrécompenseceuxquiontdesbeauxenfants,commesic’étaitdeleurfaute.Pourquoi,alors,nepaspuniretmettredesamendesàceuxquiontdesenfantshandicapés?
Jerevoisencorecesmèresarrogantesetsûresd’elles,brandissantleurchef-d’œuvredevantlejury.J’avaisenviequ’elleslefassenttomber.
38Jesuisrentréplustôtàl’appartement.Joséeestseuledanslachambredesenfants,lesdeuxlitssont
vides,etlafenêtreestgrandeouverte.Jemepenchedehors,jeregardeenbas,vaguementangoissé.Noussommesauquatorzièmeétage.Oùsontlesenfants?Onnelesentendpas.Joséelesajetésparlafenêtre.Elleapuavoirunecrisede
folie,onlitça,quelquefois,danslesjournaux.Jeluidemande,sérieusement:«Pourquoi,Josée,avez-vousjetélesenfantsparlafenêtre?»J’aiditçapourrire,pourchasserl’idée.Ellen’apasrépondu,ellenecomprendpas,elleestsidérée.Jecontinuesurlemêmeton:«Cen’estpasbien,Josée,cequevousavezfait.Jesaisbienqu’ilssont
handicapés,cen’estpasuneraisonpourlesjeter.»Joséeestterrifiée,ellemeregardesansriendire,jepensequ’elleapeurdemoi.Ellepartdansnotre
chambre,ellerevientaveclesenfantsdanslesbrasetlesposedevantmoi.Ilsvontbien.Joséeesttouteremuée,elledoitsedire:«Pasétonnantquemonsieuraitdesenfantsunpeufous.»
39MathieuetThomasneconnaîtrontjamaisBach,Schubert,Brahms,Chopin…Ilsneprofiterontjamaisdesbienfaitsdecesmusiciensqui,certainsmatinstristes,quandl’humeurest
griseetlechauffageenpanne,nousaidentàvivre.IlsneconnaîtrontjamaislachairdepoulequedonneunadagiodeMozart,l’énergiequ’apportentlesrugissementsdeBeethovenetlesruadesdeLiszt,WagnerquivousdonneenviedevousleverpourallerenvahirlaPologne,lesdansesfortifiantesdeBachetleslarmestièdesquefaitcoulerlechantdolentdeSchubert…
J’auraisbienaiméessayeraveceuxdeschaîneshaute-fidélitéetleurenacheterune.Leurconstituerleurpremièrediscothèque,leuroffrirleurspremiersdisques…
J’aurais bien aimé les écouter avec eux, jouer à «LaTribunedudisque», discuter desdifférentesinterprétationsetdéciderdelameilleure…
LesfairevibreraupianodesBenedetti,Gould,Arrau,etauviolondesMenuhin,Oïstrakh,Milstein…Etleurlaisserentrevoirleparadis.
40C’est l’automne. Je traverse la forêt de Compiègne dans ma Bentley, Thomas et Mathieu sont à
l’arrière.Lepaysageestd’unebeautéindicible.Laforêtestincendiéedecouleurs,c’estbeaucommeunWatteau. Je ne peux même pas leur dire : « Regardez comme c’est beau », Thomas et Mathieu neregardentpaslepaysage,ilss’enfoutent.Onnepourrajamaisrienadmirerensemble.
Ils ne connaîtront jamaisWatteau, ils n’iront jamais au musée. De ces grandes joies-là qui aidentl’humanitéàvivre,ilsvontêtreprivésaussi.
Illeurrestelesfrites.Ilsadorentlesfrites,surtoutThomas,ildit«lesfites».
41QuandjesuisseulenvoitureavecThomasetMathieu,ilmepassequelquefoisdanslatêtedesdrôles
d’idées.Jevaisacheterdeuxbouteilles,unedeButagazetunedewhisky,etjelesvideraitouteslesdeux.Je me dis que si j’avais un grave accident de voiture, ce serait peut-être mieux. Surtout pour ma
femme. Je suis de plus en plus impossible à vivre, et les enfants qui grandissent sont de plus en plusdifficiles.Alorsjefermelesyeuxetj’accélèreenlesgardantferméslepluslongtempspossible.
42Jen’oublieraijamaislemédecinextraordinairequinousareçusquandmafemmeaétéenceinteune
troisièmefois.Unavortementétaitenvisagé.Ilnousadit:«Jevaisvousparlerbrutalement.Vousêtesdansunesituationdramatique.Vousavezdéjàdeuxenfantshandicapés.Vousenauriezunenplus,est-cequeçachangeraitvraimentbeaucoup, làoùvousenêtes?Mais imaginezquecette fois,vousayezunenfantnormal.Toutchangerait.Vousneresteriezpassurunéchec,ceseraitlachancedevotrevie.»
Notrechances’estappeléeMarie,elleétaitnormaleet très jolie.C’étaitnormal,onavait faitdeuxbrouillonsavant.Lesmédecins,aucourantdesantécédents,étaientrassurés.
Deuxjoursaprèslanaissance,unpédiatreestvenuvoirnotrefille.Ilaexaminélonguementsonpied,puis,touthaut,iladit:«Ondiraitqu’elleaunpied-bot…»Aprèsunpetitmoment,ilaajouté:«Non,jemesuistrompé.»
Ilavaitcertainementditçapourrire.Ma filleagrandi, elleestdevenuenotre fierténationale.Elleestbelle, elleest intelligente.Quelle
bellerevanchesurlesort,jusqu’aujouroù…Maisassezrigolé,c’estuneautrehistoire.
43Lamèredemesenfants,que j’aipousséeàbout,enaeumarre,ellem’aquitté.Elleestpartie rire
ailleurs.Bienfaitpourmoi.Jenel’aipasvolé.Jemeretrouveseul,paumé.J’aimeraisbienretrouverunebellejeunesse.J’imaginemonannoncematrimoniale:«Adolescent,40ans,3enfantsdont2handicapés,chercheJFcultivée,jolie,sensdel’humour.»Ilvaluienfalloirbeaucoup,surtoutdunoir.J’airencontréquelquesmignonnesunpeusottes.Jemesuisbiengardédeparlerdemesenfants,sinon
ellesseseraientsauvées.Jemesouviensd’uneblondequisavaitquej’avaisdesenfants,maisellenesavaitpasdansquelétat.
Jel’entendsencoremedire:«Quandest-cequetumeprésentesàtesenfants,ondiraitquetuneveuxpas,tuashontedemoi?»
Àl’IMPoùsontplacésMathieuetThomas,ilyadejeunesmonitrices,notammentunegrandebrunetrèsbelle.Ceseraitévidemmentl’idéal,elleconnaîtmesenfantsetleurmoded’emploi.
Finalement,çan’apasmarché.Elleadûsedire:«Leshandicapés,çavalasemaine,c’estmonjob,maiss’il fautenplus les retrouver leweek-end…»Etpeut-êtreaussique jen’étaispasàsongoûtetqu’ellesedisait :«Celui-là, ilestspécialisédans l’enfanthandicapé, ilestcapabledem’enfaireun,alorsnonmerci.»
Et puis, un jour, il était une fois une fille charmante, cultivée, avec le sens de l’humour.Elle s’estintéresséeàmoietàmesdeuxpetitsmioches.Onaeubeaucoupdechance,elleestrestée.Grâceàelle,ThomasaapprisàouvriretfermerunefermetureÉclair.Paslongtemps.Lelendemain,ilnesavaitdéjàplus,ilavaittoutoublié,ilfallaitrecommencerl’apprentissageàzéro.
Avecmesenfants,onnecraintjamaisdeserépéter,ilsoublienttout.Aveceux,jamaisdelassitude,nid’habitude,nid’ennui.Riennesedémode,toutestnouveau.
44Mespetitsoiseaux,jesuisbientristedepenserquevousneconnaîtrezpascequi,pourmoi,afaitles
plusgrandsmomentsdemavie.Cesmomentsextraordinairesoùlemondeseréduitàuneseulepersonne,qu’onn’existequepourelle
etparelle,qu’ontremblequandonentendsespas,qu’onentendsavoix,etqu’ondéfaillequandonlavoit.Qu’onapeurdelacasseràforcedelaserrer,qu’ons’embrasequandonl’embrasseetquelemondeautourdenousdevientflou.
Vousneconnaîtrez jamaiscedélicieuxfrissonquivousparcourtdespiedsà la tête, faitenvousungrandchambardement,pirequ’undéménagement,uneélectrocution,ouuneexécution.Vouschamboule,voustournebouleetvousentraînedansuntourbillonquifaitperdrelabouleetdonnelachairdepoule.Vousremuetoutl’intérieur,vousdonnechaudàlagueule,vousfaitrougir,vousfaitrugir,voushérisselepoil,vousfaitbégayer,vousfaitdiren’importequoi,vousfaitrireetaussipleurer.
Parce que, hélas, mes petits oiseaux, vous ne saurez jamais conjuguer à la première personne dusingulieretàl’indicatifduprésentleverbedupremiergroupe:aimer.
45Quandonmedemandedanslarueundonpourlesenfantshandicapés,jerefuse.Jen’osepasdirequej’aideuxenfantshandicapés,onvacroirequejeblague.L’airdégagéetsouriant,jem’offreleluxededire:«Lesenfantshandicapés,j’aidéjàdonné.»
46Je viens d’inventer un oiseau. Je l’ai appeléAntivol, c’est un oiseau rare. Il n’est pas comme les
autres.Ilalevertige.C’estpasdepotpourunoiseau.Maisilalemoral.Aulieudes’attendrirsursonhandicap,ilenplaisante.
Chaquefoisqu’onluidemandedevoler,iltrouvetoujoursuneraisonamusantepournepaslefaireetilfaitriretoutlemonde.Enplus,iladuculot,ilsemoquedesoiseauxquivolent,lesoiseauxnormaux.
CommesiThomasetMathieusemoquaientdesenfantsnormauxqu’ilscroisentdanslarue.Lemondeàl’envers.
47Il pleut, Josée est rentrée plus tôt de promenade avec les enfants, elle est en train de fairemanger
Mathieu.JenevoispasThomas.Jesorsde lapièce.Dans lecouloir,auportemanteau, ilyasagrenouillère
accrochée,elleestencoregonflée,ellegardelaformed’uncorps.Jerentredanslapiècel’airsévère.«Josée,pourquoivousavezaccrochéThomasauportemanteau?»Ellemeregardesanscomprendre.Je continuemongag : «Cen’est pas parce que c’est un enfant handicapé qu’il faut l’accrocher au
portemanteau.»Joséene s’estpasdémontée, ellem’a répondu :« Je le laisse sécherunmoment,monsieur, il était
trempé.»
48Mesenfantssonttrèsaffectueux.Danslesmagasins,Thomasveutembrassertoutlemonde,lesjeunes,
lesvieux,lesriches,lespauvres,lesprolos,lesaristos,lesBlancs,lesNoirs,sansdiscrimination.Les gens sont un peu gênés quand ils voient un gamin de douze ans se précipiter sur eux pour les
embrasser.Certainsreculent,d’autresselaissentfaireetdisentaprès,ens’essuyantlevisageavecleurmouchoir:«Commeilestgentil!»
C’est vrai, ils sont gentils. Ils nevoient lemal nulle part, comme les innocents. Ils sont d’avant lepéché originel, du temps où tout le monde était bon, la nature bienveillante, tous les champignonscomestiblesetoùl’onpouvaitcaresserlestigressansdanger.
Quand ils vont au zoo, ils veulent faire des baisers aux tigres. Quand ils tirent la queue du chat,étrangement,lechatnelesgriffepas,ildoitsedire:«Cesontdeshandicapés,ilfautêtreindulgent,ilsn’ontpastouteleurtête.»
Est-cequ’untigreréagiraitdelamêmefaçonsiThomasetMathieuluitiraientlaqueue?Jevaisessayer,maisjepréviendrailetigreavant.
49Quand je me promène avec mes deux garçons, j’ai l’impression d’avoir au bout des bras des
marionnettesoudespoupéesdechiffon.Ilssont légers, ilsontdespetitsosfragiles, ilsnegrandissentpas, ils ne grossissent pas, à quatorze ans ils en paraissent sept, ce sont des petits lutins. Ils nes’exprimentpasenfrançais,ilsparlentlelutin,oubienilsmiaulent,ilsrugissent,ilsaboient,ilspiaillent,ilscaquettent,ilsjacassent,ilscouinent,ilsgrincent.Jenelescomprendspastoujours.
Qu’est-cequ’ilyadanslatêtedemeslutins?Iln’yapasdeplomb.Endehorsdelapaille,ilnedoitpasyavoirgrand-chose,aumieuxunecervelled’oiseau,ouunbric-à-bracgenreposteàgalèneouunancien poste de radio hors d’usage. Quelques fils électriques mal soudés, un transistor, une petiteampoulevacillantequis’éteintsouvent,etquelquesmotsenregistrésquitournentenboucle.
Pasétonnantqu’aveccecerveau,ilsnesoientpastrèsperformants.IlsneferontjamaisPolytechnique,c’estbiendommage,j’auraistellementétéfier,moiquiaitoujourséténulenmaths.
Récemment, j’ai euunegrandeémotion.Mathieuétait plongédans la lectured’un livre. Jeme suisapproché,toutému.
Iltenaitlelivreàl’envers.
50J’ai toujours adoré Hara-Kiri. Un moment, je voulais leur proposer une couverture. Je voulais
emprunter à mon frère, élève à Polytechnique, son grand uniforme avec le bicorne pour le mettre àMathieu,etleprendreenphoto.J’avaispenséàlalégende:«Cetteannée,lemajordePolytechniqueestungarçon{2}.»
Pardon,Mathieu.Cen’estpasdemafautesi j’avaisces idées tordues. Jen’avaispasenviedememoquerdetoi,c’estpeut-êtredemoiquejevoulaismemoquer.Prouverquej’étaiscapablederiredemesmisères.
51Mathieuestdeplus enplusvoûté.Leskinés, le corset enmétal, rienn’y fait.Àquinzeans, il a la
silhouetted’unvieuxpaysanquiapassésavieàbêcherlaterre.Quandonlepromène,ilnevoitquesespieds,ilnepeutmêmeplusvoirleciel.
Unmoment,j’aiimaginéfixersurleboutdeseschaussuresdespetitsmiroirs,commedesrétroviseursquiluirefléteraientleciel…
Sa scoliose a augmenté, elle va bientôt provoquer des ennuis respiratoires. Une opération sur lacolonnevertébraledoitêtretentée.
Elleesttentée,ilesttotalementredressé.Troisjoursplustard,ilmeurtdroit.Finalement,l’opérationquidevaitluipermettredevoirlecielaréussi.
52Monpetitgarçonestmignon,ilrittoujours,iladespetitsyeuxnoirsetbrillants,commelesrats.J’aisouventpeurdeleperdre.Ilmesuredeuxcentimètresdehaut.Pourtant,iladixans.Quandilestné,onaétésurpris,unpeuinquiets.Ledocteurnousatoutdesuiterassurés,iladit:
«Ilesttoutàfaitnormal,patientez,c’estunpetitretard,ilvagrandir.»Onpatiente,ons’impatiente,onnelevoitpasgrandir.Dixansplustard,l’entaillequ’onafaitedanslaplinthepourmarquersataillequandilavaitun
anesttoujoursvalable.Aucune école n’a accepté de le prendre sous prétexte qu’il n’est pas comme les autres. On est
obligésdelegarderàlamaison.Onadûengagerquelqu’unàdomicile.C’esttrèsdifficiledetrouverquelqu’unquiaccepte.C’estbeaucoupdesoucisetderesponsabilités,ilestsipetit,onapeurdeleperdre.Surtoutqu’ilesttrèsfarceur,iladoresecacheretilnerépondpasquandonl’appelle.Onpasse
sontempsalechercher,ilfautvidertouteslespochesdesvêtementsetchercherdanstouslestiroirs,ouvrirtouteslesboîtes.Ladernièrefois,ils’étaitcachédansuneboîted’allumettes.Fairesatoiletteestdifficile,onatoujourspeurqu’ilsenoiedanssacuvette.Ouqu’ilfileparla
vidangedulavabo.Leplusdur,c’estdeluicouperlesongles.Pourconnaîtresonpoids,ondoitalleràLaPostelemettresurunpèse-lettre.Récemment,ilaeuuneragededents.Aucundentisten’avoululesoigner,j’aidûl’emmenerchez
l’horloger.Chaquefoisquedesparentsoudesamislevoient,ilsdisent:«Commeilagrandi.»Jenelescrois
pas,jesaisbienqu’ilsdisentçapournousfaireplaisir.Unjour,unmédecinpluscourageuxquelesautresnousaditqu’ilnegrandiraitjamais.Lecoupa
étédur.Petitàpetit,ons’esthabitués,onavulesavantages.Onpeutlegardersurnous,onl’atoujourssouslamain,iln’estpasencombrant,onselemetvite
danslapoche,ilnepaiepasdanslestransportsencommun,etsurtoutilestaffectueux,iladorenouschercherdespouxdanslatête.Unjour,onl’aperdu.J’aipassélanuitàsouleverlesfeuillesmortes,uneaune.C’étaitl’automne.C’étaitunrêve.
53Ilnefautpascroirequelamortd’unenfanthandicapéestmoinstriste.C’estaussitristequelamort
d’unenfantnormal.Elleestterriblelamortdeceluiquin’ajamaisétéheureux,celuiquiestvenufaireunpetittoursur
Terreseulementpoursouffrir.Decelui-là,onadumalàgarderlesouvenird’unsourire.
54Ilparaîtqu’onvaseretrouverunjour,touslestrois.Est-ce qu’on va se reconnaître ?Comment vous serez ?Comment vous serez habillés ? Je vous ai
toujoursconnusensalopette,peut-êtrequevousserezencostumetrois-pièces,ouenaubeblanchecommelesanges?Peut-êtrequevousaurezunemoustacheouunebarbe,pourfairesérieux?Est-cequevousaurezchangé,est-cequevousaurezgrandi?
Est-cequevousallezmereconnaître?Jerisqued’arriverentrèsmauvaisétat.Jen’oseraipasvousdemandersivousêtestoujourshandicapés…Est-cequeçaexisteleshandicapés,
auCiel?Peut-êtrequevousserezdevenuscommelesautres?Est-cequ’onvapouvoirenfinseparlerd’hommeàhomme,sediredeschosesessentielles,deschoses
que jen’aipaspuvousdiresurTerreparcequevousnecompreniezpas le françaisetquemoi, jeneparlaispaslelutin?
AuCiel,onvapeut-êtreenfinsecomprendre.Etpuis,surtout,onvaretrouvervotregrand-père.Celuidontjen’aijamaispuvousparler,etquevousn’avezjamaisconnu.Vousallezvoir,c’étaitunpersonnageétonnant,ilvacertainementvousplaireetvousfairerire.
Ilvanousemmenerfairedesviréesdanssatraction, ilvavousfaireboire, là-hautondoitboiredel’hydromel.
Ilvaroulerviteavecsavoiture,trèsvite,tropvite.Onn’apaspeur.Onn’arienàcraindre,onestdéjàmorts.
55OnacraintunmomentqueThomassouffredeladisparitiondesonfrère.Audébut,ill’acherché,il
ouvraitlesarmoires,lestiroirs,maispeudetemps.Sesactivitésdiverses,lesdessins,lessoinsàSnoopyontreprisledessus.Thomasadoredessineretpeindre.Ilestplutôttendanceabstrait.Iln’apaseusonépoquefigurative,ilestpassédirectementàl’abstrait.Ilproduitbeaucoup,ilneretouchejamaisaprès.Ilfaitdessériesqu’ilintituletoujoursdelamêmefaçon.Ilyalesdessins«Pourpapa»,lesdessins«Pourmaman»,etlesdessins«PourMariemasœur».
Sonstylen’évoluepasbeaucoup,ilresteprochedePollock.Sapaletteestvive.Lesformatsrestentidentiques.Emportéparsonélan,ildébordesouventdesonpapier,ilcontinuesonœuvresurlatable,àmêmelebois.
Quandilaterminéundessin,illedonne.Quandonluiditquec’estbeau,ilal’aircontent.
56Je reçoisparfoisdescartespostalesquiviennentd’uncampdevacancesoùsontpartis lesenfants.
C’estsouventuncoucherdesoleilorangesurlamerouunemontagnescintillante.Derrière,ilestécrit:«Moncherpapa,jesuistrèscontent,jem’amusebien.Jepenseàtoi.»C’estsignéThomas.
L’écritureestbelle,régulière,iln’yapasdefautesd’orthographe,lamonitrices’estappliquée.Ellevoulaitmefaireplaisir.Jecomprendssabonneintention.
Çanemefaitpasplaisir.Je préfère les gribouillages informes et illisibles que fait Thomas. Peut-être qu’avec ses dessins
abstraits,ilmeditplusdechoses.
57Unjour,PierreDesprogesestvenuavecmoichercherThomasdanssonétablissement.Iln’avaitpas
beaucoupenvie,j’avaisinsisté.Commetouslesnouveauxvenus, ilaétéassaillipardesenfantstitubantetbavant,pastoujourstrès
ragoûtants, qui l’ont embrassé.Lui qui supportait difficilement ses semblables et était souvent réservédevantlesmanifestationsexubérantesdesesgroupies,ils’estlaisséfairedebonnegrâce.
Cettevisitel’abeaucoupremué.Ilaeuenvied’yretourner.Ilétaitfascinéparcemondeétrangeoùdesenfantsdevingtanscouvrentdebaisersleuroursenpeluche,viennentvousprendreparlamainoumenacentdevouscouperendeuxavecdesciseaux.
Luiquiadoraitl’absurde,ilavaittrouvédesmaîtres.
58Quand jepenseàMathieuetThomas, jevoisdeuxpetitsoiseauxébouriffés.Pasdes aigles, nides
paons,desoiseauxmodestes,desmoineaux.De leurs manteaux bleumarine courts sortaient des petites cannes de serin. Je me souviens aussi,
quandonleslavait,deleurpeautransparenteetmauve,celledesoisillonsavantquelesplumespoussent,deleurbréchetproéminent,deleurtorsepleindecôtes.Leurcervelleaussiétaitd’oiseau.
Ilneleurmanquaitquelesailes.Dommage.Ilsauraientpuquitterunmondequin’étaitpasfaitpoureux.Ilsseseraienttirésplusvite,àtire-d’aile.
59Jusqu’àcejour,jen’aijamaisparlédemesdeuxgarçons.Pourquoi?J’avaishonte?Peurqu’onme
plaigne?Toutçaunpeumélangé.Jecroissurtoutquec’étaitpouréchapperàlaquestionterrible:«Qu’est-ce
qu’ilsfont?»J’auraispuinventer…«ThomasestauxÉtats-Unis,auMassachusettsInstituteofTechnology.Ilprépareundiplômesurles
accélérateurs de particules. Il est content, ça marche bien, il a rencontré une jeune Américaine, elles’appelleMarilyn,elleestbellecommeuncœur,ilvacertainements’installerlà-bas.
—Cen’estpastropdurpourvous,l’éloignement?—L’Amérique, ce n’est pas le bout dumonde. Et puis, l’important, c’est qu’il soit heureux.On a
souventdesnouvelles,iltéléphonetouteslessemainesàsamère.Enrevanche,Mathieu,quifaitunstagechezunarchitecteàSydney,nedonneplusdenouvelles…»
J’auraispudirelavérité,aussi.«Vousvoulezvraimentsavoircequ’ils font?Mathieune faitplus rien, iln’estplus là.Vousne le
saviez pas, ne vous excusez pas, la disparition d’un enfant handicapé, ça passe souvent inaperçu.Onparledesoulagement…
«Thomasesttoujourslà,iltraînedanslescouloirsdesoncentremédico-pédagogiqueenserrantunevieillepoupéemâchouillée,ilparleàsamainenpoussantdescrisétranges.
—Pourtant,ilestgrandmaintenant,çaluifaitquelâge?—Non, iln’estpasgrand;vieux,peut-être,maispasgrand.Ilnesera jamaisgrand.Onnedevient
jamaisgrandquandonadelapailledanslatête.»
60Quand j’étais petit, je faisais des excentricités pour me faire remarquer. À six ans, les jours de
marché,jevolaisàl’étaldupoissonnierunhareng,etmongrandjeuétaitdepoursuivrelesfillespourfrotterleursjambesnuesavecmonpoisson.
Aucollège,pourfaireromantiqueetressembleràByron,jemettaisdeslavallièresaulieudecravates,etpourfaireiconoclastej’avaismislastatuedelaSainteViergedansleschiottes.
Chaquefoisquej’entraisdansunmagasinpouressayerunvêtement,ilsuffisaitqu’onmedise:«Çaplaîtbeaucoup,j’enaivenduunedizainehier»pourquejen’achètepas.Jenevoulaispasressemblerauxautres.
Plus tard, quand j’ai commencé à travailler à la télévision, qu’onm’a confié des petits tournages,j’essayais toujours, avec plus ou moins de bonheur, de trouver un endroit inhabituel pour placer lacaméra.
Jemesouviensd’uneanecdotedupeintreÉdouardPignonsurlequelj’avaisfaitundocumentairepourla télévision.Alors qu’il peignait des troncs d’olivier, un enfant était passé ; après avoir regardé sontableau,illuiavaitdéclaré:«Çaneressembleàrien,cequetufais.»Pignon,flatté,luiavaitdit:«Tuviensdemefaireleplusbeaucompliment,iln’yariendeplusdifficilequedefairequelquechosequineressembleàrien.»
Mes enfantsne ressemblent àpersonne.Moiqui voulais toujoursnepas faire comme les autres, jedevraisêtrecontent.
61Àchaqueépoque,danschaqueville,danschaqueécole,ilyatoujourseuetilyauratoujours,aufond
delaclasse,souventprèsduradiateur,unélèveauregardvide.Chaquefoisqu’ilselève,qu’ilouvrelabouchepourrépondreàunequestion,onsaitqu’onvarire.Ilrépondtoujoursn’importequoi,parcequ’iln’a pas compris, qu’il ne comprendra jamais. Le prof, quelquefois sadique, insiste, pour amuser lagalerie,mettredel’ambianceetremontersonaudimat.
L’enfantauregardvide,deboutaumilieudesélèvesdéchaînés,n’apasenviedefairerire,ilnelefaitpas exprès, au contraire. Il aimerait biennepas faire rire, il aimerait bien comprendre, il s’applique,maismalgréseseffortsilditdesbêtises,parcequ’ilestnoncomprenant.
Quand j’étais gosse, j’étais le premier à en rire, maintenant, j’ai une grande compassion pour cetécolierauregardvide.Jepenseàmesenfants.
Heureusement,onnepourramêmepassemoquerd’euxàl’école.Ilsn’irontjamaisàl’école.
62Jen’aimepaslemot«handicapé».C’estunmotanglais,çavoudraitdire«lamaindanslechapeau».Jen’aimepasnonpluslemot«anormal»,surtoutquandilestcolléà«enfant».Qu’est-cequeçaveutdire,normal?Commeilfautêtre,commeondevraitêtre,c’est-à-diredansla
moyenne,moyen.Jen’aimepastropcequiestdanslamoyenne,jepréfèreceuxquinesontpasdanslamoyenne, ceux au-dessus, et pourquoi pas ceux au-dessous, en tout cas pas comme tout lemonde. Jepréfèrel’expression«pascommelesautres».Parcequejen’aimepastoujourslesautres.
Nepasêtrecommelesautres,çaneveutpasdireforcémentêtremoinsbienque lesautres,çaveutdireêtredifférentdesautres.
Qu’est-cequeçaveutdire,unoiseaupascomme lesautres?Aussibienunoiseauquia levertigequ’unoiseaucapabledesifflersanspartitiontouteslessonatespourflûtedeMozart.
Unevachepascommelesautres,çapeutêtreunevachequisaittéléphoner.Quand jeparledemesenfants, jedisqu’ilsne sont«pas comme les autres».Ça laisseplanerun
doute.Einstein,Mozart,Michel-Angen’étaientpascommelesautres.
63Si vous étiez comme les autres, je vous aurais conduits aumusée.On aurait regardé ensemble les
tableauxdeRembrandt,Monet,TurneretencoreRembrandt…Si vous étiez comme les autres, je vous aurais offert des disques de musique classique, on aurait
écoutéensembled’abordMozart,puisBeethovenpuisBachetencoreMozart.Si vous étiez comme les autres, je vous aurais offert plein de livres de Prévert, Marcel Aymé,
Queneau,IonescoetencorePrévert.Sivousétiezcomme lesautres jevousauraisemmenésaucinéma,onauraitvuensemble lesvieux
filmsdeChaplin,Eisenstein,Hitchcock,BuñueletencoreChaplin.Sivousétiezcommelesautres,jevousauraisemmenésdanslesgrandsrestaurants,jevousauraisfait
boireduchambolle-musignyetencoreduchambolle-musigny.Sivousétiezcommelesautres,onauraitfaitensembledesmatchsdetennis,debasketetdevolley-
ball.Sivousétiezcommelesautres,onseraitmontésensembledanslesclochersdescathédralesgothiques,
pouravoirunpointdevued’oiseau.Sivousétiezcommelesautres,jevousauraisoffertdesfringuesàlamode,pourquevoussoyezles
plusbeaux.Si vous étiez comme les autres, je vous aurais conduits au bal avec vos fiancées dansma vieille
voituredécapotable.Si vous étiez comme les autres, je vous aurais donné en douce des petits biffetons pour faire des
cadeauxàvosfiancées.Sivousétiezcommelesautres,onauraitfaitunegrandefêtepourvotremariage.Sivousétiezcommelesautres,j’auraiseudespetits-enfants.Sivousétiezcommelesautres,j’auraispeut-êtreeumoinspeurdel’avenir.Maissivousaviezétécommelesautres,vousauriezétécommetoutlemonde.Peut-êtrequevousn’auriezrienfoutuenclasse.Vousseriezdevenusdélinquants.Vousauriezbricolélepotd’échappementdevotrescooterpourfaireplusdebruit.Vousauriezétéchômeurs.VousauriezaiméJean-MichelJarre.Vousvousseriezmariésavecuneconne.Vousauriezdivorcé.Etpeut-êtrequevousauriezeudesenfantshandicapés.Onl’aéchappébelle.
64J’ai fait castrermonchat, sans leprévenir, sans luidemander lapermission.Sans lui expliquer les
avantages et les inconvénients. Je lui ai simplement dit qu’on allait lui retirer les amygdales. J’ail’impressionquedepuis,ilmefaitlagueule.Jen’oseplusleregarderdanslesyeux.J’aidesremords.
Jepenseàuneépoqueoùonvoulaitcastrerlesenfantshandicapés.Quelabonnesociétéserassure,mesenfantsnevontpassereproduire.Jen’auraipasdepetits-enfants, jen’iraipasmepromeneravecunepetitemainquigigoteradansmavieillemain,personnenemedemanderaoùlesoleils’envaquandilsecouche,personnenem’appelleragrand-père,sauflesjeunesconsenvoiturederrièremoiparcequejeneroulepasassezvite.Lalignéevas’arrêter,onvaenresterlà.Etc’estmieuxcommeça.
Les parents ne doivent faire que des enfants normaux, ils auront tous le premier prix ex æquo auconcoursduplusbeaubébéet,plustard,lepremierprixauconcoursgénéral.L’enfantanormaldoitêtreinterdit.
Pour mes petits oiseaux, le problème ne se pose pas, on n’a pas à s’inquiéter. Ils ne feront pasbeaucoupdedégâtsavecleurpetitziziminusculecommeunbigorneau.
65Jeviensd’acheterd’occasionuneCamaro,unevoitureaméricaine.Elleestvertfoncé,l’intérieurest
ensimiliblanc,unpeum’as-tu-vu.NouspartonsenvacancesauPortugal.NousemmenonsThomasavecnous, ilvavoir lamer.Noussommespassés leprendreàLaSource,
soninstitutmédico-pédagogiqueprèsdeTours.LaCamaroglissesurlaroute,silencieuse.AprèsunenuitpasséeenEspagne,nousarrivonsàSagres,lebutduvoyage.L’hôtelestblanc,leciel
bleuetlalumièresurlamerintense,presquel’Afrique.Quelbonheurd’êtreenfinarrivés.Nous faisonsdescendreThomas, il est ravi, il regarde l’hôtel, il
s’écrie:«LaSource,LaSource!»entapantdanssesmains.IlsecroitretournéàsonIMP.Peut-êtrequ’ilestéblouiparlesoleil,ouc’estungag,ilditçapournousfairerire.
L’hôtel est un peu chichiteux, le personnel est en uniforme bordeaux avec des boutons dorés. Lesserveursportenttousunbadgeavecleurnom,lenôtres’appelleVictorHugo.Thomasveutembrassertoutlemonde.
Thomas est servi commeunpetit prince.Cequ’il n’aimepas, c’est que lemaîtred’hôtel, avantdeservir, retire les assiettes de présentation qui sont sur la table. Il semet en colère, s’accroche à sonassiette,ilneveutpasqu’onlaluiprenne,ilcrie:«Non,monsieur!Pasl’assiette!Pasl’assiette!»Ildoitcroirequesionluiprendsonassiette,iln’aurarienàmanger.
Thomasapeurde l’océan,dubruitdesesgrossesvagues.J’essaiede l’habituer.Jemarchedans lamer en le portant dansmes bras, il s’accroche àmoi, terrorisé. Je n’oublierai jamais son expressionterrifiée.Unjour,ilatrouvéuneastucepourarrêtersonsuppliceetqu’onsortedel’eau,ilaprisunairtragiqueet,trèsfort,pourqu’onl’entendemalgrélefracasdesvagues,ilacrié:«Caca!»Croyantàuneurgence,jel’aisortidel’eau.
J’aivitecomprisquecen’étaitpasvrai.J’étaistoutému.Thomasn’estpasidiot,ilyaquandmêmequelquesétincellesdanssonpetitcerveaud’oiseau.
Ilestcapabledementir.
66MathieuetThomasn’auront jamaisdeCartebleuenidecartedeparkingdans leurportefeuille. Ils
n’aurontjamaisdeportefeuille,leurseulecarte,ceseraunecarted’invalidité.Elle est de couleur orange, pour faire gai. Elle porte la mention « Station debout pénible », en
caractèresverts.ElleaétédélivréeparlecommissairedelaRépubliquedeParis.Leurtauxd’incapacité,enpourcentage,estde80%.LecommissairedelaRépublique,quinesefaitaucuneillusionsurleurévolution,laleuradélivrée
«àtitredéfinitif».Surlacarte,ilyaleurphoto.Leurétrangetête,leurregardvague…Àquoipensent-ils?Ellemesertencoreaujourd’hui.Jelametsparfoissurmonpare-brisequandjesuismalgaré.Grâceà
eux,j’éviteunecontravention.
67Mesenfantsn’aurontjamaisuncurriculumvitae.Qu’est-cequ’ilsontfait?Rien.Çatombebien,onne
leurdemanderajamaisrien.Qu’est-cequ’onpourraitmettresurleurcurriculumvitae?Enfanceanormale,puisplacementdéfinitif
eninstitutmédico-pédagogique,d’abordLaSource,puisLeCèdre,quedesjolisnoms.Mesenfantsn’auront jamaisuncasier judiciaire. Ils sont innocents. Ilsn’ont rien faitdemal, ilsne
sauraientpas.Quelquefois,l’hiver,quandjelesvoisavecleurcagoule,jelesimagineenbraqueursdebanque.Ilsne
seraientpasbiendangereuxavecleursgestesincertainsetleursmainsquitremblent.Lapolicepourraitlesattraperfacilement,ilsnesesauveraientpas,ilsnesaventpascourir.Je ne comprendrai jamais pourquoi ils ont été punis si lourdement. C’est profondément injuste, ils
n’ontrienfait.Çaressembleàuneterribleerreurjudiciaire.
68Dansunsketchinoubliable,PierreDesprogessevengedesesjeunesenfantsetdeshorreursqu’ilslui
offrentpourlafêtedesMèresetdesPères.Moi,jen’aipaseuàmevenger.Jen’aijamaisrieneu.Pasdecadeau,pasdecompliment,rien.Cejour-là,pourtant,j’auraisdonnécherpourunpotdeyaourtqueMathieuauraittransforméenvide-
poches. Il l’aurait habillé avec de la feutrine mauve et il aurait collé dessus des étoiles qu’il auraitdécoupéeslui-mêmedansdupapierdoré.
Cejour-là,j’auraisdonnécherpouravoiruncomplimentmalécritparThomas,oùilauraitréussiàtracer,avecbeaucoupdedifficulté:«Jetèmebocou.»
Cejour-là,j’auraisdonnécherpouruncendrierbiscornucommeuntopinambour,queMathieuauraitfaitavecdelapâteàmodeleretsurlequelilauraitgravé«Papa».
Commeilsnesontpascommelesautres,ilsauraientpumefairedescadeauxpascommelesautres.Cejour-là,j’auraisdonnécherpouruncaillou,unefeuilleséchée,unemoucheverte,unmarron,unebêteàbonDieu…
Commeilsnesontpascommelesautres,ilsauraientpumefairedesdessinspascommelesautres.Cejour-là, j’auraisdonnécherpourdesanimauxtorduscommedeschameauxrigolosà laDubuffetetdeschevauxàlaPicasso.
Ilsn’ontrienfait.Pasparmauvaisevolonté,pasparcequ’ilsn’ontpasvoulu, jepensequ’ils auraientbienvoulu, ils
n’ontpaspu.Àcausede leursmainsqui tremblent,de leursyeuxquinevoientpasbienclairetde lapaillequ’ilyadansleurtête.
69Cherpapa,Àl’occasiondelafêtedesPères,onvoulaitt’écrireunelettre.Lavoici.On ne te félicite pas pour ce que tu as fait : regarde-nous. C’était si difficile de faire des enfants
commetout lemonde?Quandonsait lenombred’enfantsnormauxquinaissent touslesjoursetqu’onvoitlatêtedecertainsparents,onseditqueçanedoitpasêtrebiensorcier.
Onnetedemandaitpasdefairedespetitsgénies,seulementdesnormaux.Unefoisencore,tun’aspasvoulu faire comme les autres, tu as gagné, et nous on a perdu. Tu crois que c’est marrant d’êtrehandicapé ? On a quelques avantages. On a échappé à l’école, pas de devoirs, pas de leçons, pasd’examens,pasdepunitions.Enrevanche,pasderécompenses,onaloupépasmaldechoses.
Peut-être queMathieu aurait aimé faire du football.Tu le vois sur un terrain, tout fragile aumilieud’unebandedegrossesbrutes?Iln’enseraitpassortivivant.
Moi,j’auraisbienaiméêtrechercheurenbiologie.Impossibleaveclapaillequej’aidanslatête.Tucroisquec’estmarrantdepassersavieavecdeshandicapés?Ilyenadespasfaciles,quicrient
toutletempsetnousempêchentdedormir,etdesméchantsquimordent.Commeonn’estpasrancuniersetqu’on t’aimebienquandmême,on tesouhaiteunebonnefêtedes
Pères.Tu trouveras derrière la lettre un dessin que j’ai fait pour toi. Mathieu, qui ne sait pas dessiner,
t’embrasse.
70L’enfantpascommelesautresn’estpasunespécialiténationale,ilexisteenplusieursversions.Dansl’IMPoùsontplacésThomasetMathieu,ilyaunenfantcambodgien.Sesparentsneparlentpas
très bien le français, les entretiens avec le médecin chef de l’établissement sont difficiles, parfoisépiques.Ilsensortentsouventdépités.Ilscontestenttoujoursavecforcelediagnosticdumédecin.
Leurfilsn’estpasmongolien,ilestcambodgien.
71Ilnefautpasparlerdegénétique,c’estunmotquiportemalheur.Cen’estpasmoiquipenseàlagénétique,c’estlagénétiquequiapenséàmoi.Je regardemesdeuxpetitsgaminscabossés, j’espèrequecen’estpasdemafautes’ilsnesontpas
commelesautres.S’ilsnesaventpasparler,s’ilsnesaventpasécrire,s’ilsnesaventpascompterjusqu’à100,s’ilsne
saventpasrouleràvélo,s’ilsnesaventpasnager,s’ilsnesaventpasjouerdepiano,s’ilsnesaventpaslacer leurs bottines, s’ils ne savent pas manger des bigorneaux, s’ils ne savent pas se servir d’unordinateur, ce n’est quand même pas parce que je les ai mal élevés, ce n’est pas à cause de leurenvironnement…
Regardez-les.S’ilsboitent,s’ilssontbossus,cen’estpasdemafaute.C’estlafauteàpasdechance.Peut-êtreque«génétique»,c’estletermesavantpourdirepasdechance?
72MafilleMariearacontéàsescamaradesd’écolequ’elleavaitdeuxfrèreshandicapés.Ellesn’ontpas
voululacroire.Ellesluiontditquecen’étaitpasvrai,qu’ellesevantait.
73On entend certaines mères, devant le berceau de leur enfant, dire : « On ne voudrait pas qu’il
grandisse,onvoudraitqu’ilrestetoujourscommeça.»Lesmèresd’enfantshandicapésontbeaucoupdechance,ellesjouerontàlapoupéepluslongtemps.
Maisunjour,lapoupéepèseratrentekilosetelleneserapastoujoursdocile.Les pères s’intéressent aux enfants quand ils sont plus grands, quand ils sont curieux, quand ils
commencentàposerdesquestions.J’aiattenduvainementcemoment-là.Iln’yajamaiseuqu’uneseulequestion:«Oùonva,papa?»Leplusbeaucadeauqu’onpuissefaireàunenfant,c’estderépondreàsacuriosité,luidonnerlegoût
desbelleschoses.AvecMathieuetThomas,jen’aipaseucettechance.J’auraisbienaiméêtreinstituteur,apprendredeschosesauxenfantssanslesennuyer.J’aifaitpourlesenfantsdesdessinsanimésquelesmiensn’ontpasvus,deslivresqu’ilsn’ontpas
lus.J’auraisaiméqu’ilssoientfiersdemoi.Qu’ilsdisentàleurscamarades:«Monpère,ilestmieuxque
letien.»Silesenfantsontbesoind’êtrefiersdeleurpère,peut-êtrequelespères,pourserassurer,ontbesoin
del’admirationdeleursenfants.
74À l’époqueoù ilyavaitunemireentre lesprogrammesde la télévision,MathieuetThomasétaient
capablesderesterdesheuresdevantl’écranàlaregarder.Thomasaimebienlatélévision,surtoutdepuislejouroùilm’avudansleposte.Luiquinevoitpasbien,ilaréussi,surunpetitécran,àmedistingueraumilieud’autrespersonnes.Ilm’areconnu,ilacrié:«Papa!»
Après l’émission, il n’a pas voulu aller dîner, il voulait rester devant le poste, il criait : « Papa,Papa!»Ilpensaitquej’allaisrevenir.
Jemetrompepeut-êtrequandjepensequejenecomptepasbeaucouppourluietqu’ilpeuttrèsbienvivresansmoi.Çametouche,enmêmetempsçameculpabilise.Jemevoismalvivreaveclui,allertouslesjoursàCarrefourvoirlesSnoopies.
Thomasvabientôtavoirquatorzeans.Àsonâge,jepassaismonBEPC.
75JeregardeThomas.J’aidelapeineàmereconnaîtreenlui,onneseressemblepas.C’estpeut-être
mieux.Jenediraispaspourlequeldesdeux.Qu’est-cequim’aprisdevouloirmereproduire?Del’orgueil?J’étaistellementfierdemoiquejevoulaislaissersurlaTerredespetits«moi»?Jenevoulaispasmourirentièrement,jevoulaislaisserdestraces,pourqu’onpuissemesuivre,àla
trace?J’aiparfoisl’impressiond’avoirlaissédestraces,maisdecellesqu’onlaisseaprèsavoirmarchésur
unparquetciréavecdeschaussurespleinesdeterreetqu’onsefaitengueuler.QuandjeregardeThomas,quandjepenseàMathieu,jemedemandesij’aibienfaitdelesfaire.Faudraitleleurdemander.J’espère quand même que, mises bout à bout, toutes leurs petites joies, Snoopy, un bain tiède, la
caressed’unchat,unrayondesoleil,unballon,unepromenadeàCarrefour,lessouriresdesautres,lespetitesvoitures,lesfrites…aurontrenduleséjoursupportable.
76Jeme souviens d’une colombe blanche. Elle était à l’atelier de l’IMP où les enfants faisaient des
travauxmanuels, c’est-à-direque certainsbarbouillaient depeinturedes feuilles depapier.Les autresétaientprostrésouriaientauxanges.
Quand la colombe blanche vole dans la pièce, certains enfants émerveillés battent desmains. Ellelaisseparfoistomberunepetiteplumequidescendenzigzaguantetqu’unenfantsuitduregard.Ilyadansl’atelier une sorte de paix, peut-être à cause de la colombe. Il arrive qu’elle se pose sur la table, oumieux sur l’épauled’unenfant.Onpense àPicasso, àL’Enfant à la colombe.Certains enont peur ethurlent de terreur,mais la colombe est de bonne composition.Thomas la poursuit en l’appelant « titepoule»,ilvoudraitl’attraper,peut-êtrepourlaplumer?
Lemondedesanimauxetdeshommesararementétéentelleharmonie.Entrecervellesd’oiseaux,lecourantpasse.SaintFrançoisd’Assisen’estpasloin,etGiotto,avecsestableauxpleinsd’oiseaux.
Lesinnocentsontlesmainspleines.Depeinture.
77Thomasadix-huitans,ilagrandi,iladelapeineàsetenirdebout,lecorsetnesuffitplus,ilabesoin
d’untuteur.J’aiétéchoisi.Untuteurdoitavoirlespiedsprofondémentenfoncésdanslaterre,ildoitêtresolide,stable,capable
derésisterauvent,ildoitresterdroitaumilieudestempêtes.Drôled’idéedem’avoirchoisi.C’estmoimaintenantquiailagestiondesonargent,jedoissignerleschèques.Thomas,ils’enfoutde
l’argent,ilnesaitpasbiencequec’est.Jemesouviensd’unjour,auPortugal,dansunrestaurant,ilavaitsorti demon portefeuille tous les billets et les avait distribués à tout lemonde. Je suis sûr que si jedemandaisàThomassonavis,s’ilpouvaitmeledonner,ilmedirait:«Vas-y,papa,profites-en,onvas’amuser,onvaallerclaquerensemblemesallocationsd’invalidité.»
Iln’estpasradin.Avecsonargent,ons’achèteraunbeaucabriolet.Onpartiracommedeuxvieuxamisengoguette,fairelafête.Commedanslesfilms,ondescendrasurlaCôte,oniradanslesbeauxhôtelsavecpleindelustres,ondîneradanslesgrandsrestaurants,onboiraduChampagne,onseraconterapleind’histoires,onparleradevoitures,debouquins,demusique,decinémaetdefilles…
Onsepromèneralanuitauborddelamer,surdesgrandesplagesdésertes.Onregarderalespoissonsphosphorescentslaisserdestraînéeslumineusesdansl’eaunoire.Onphilosopherasurlavie,surlamort,surDieu.On regardera les étoiles et les lumières tremblantes de la côte. Parce qu’on n’aura pas lesmêmesavissurtout,ons’engueulera.Ilmetraiteradevieuxcon,moijeluidirai:«Unpeuderespect,s’ilteplaît,jesuistonpère»,etilmerépondra:«Tun’aspasdequoiêtrefier.»
78Unenfanthandicapéaledroitdevote.Thomasestmajeur,ilvapouvoirvoter.Jesuissûrqu’ilabeaucoupréfléchi,pesélepouretlecontre,
analysé méticuleusement les programmes des deux candidats, leur fiabilité économique, il a faitl’inventairedesétats-majorsdechaqueparti.
Ilhésiteencore,iln’arrivepasàchoisir.SnoopyouMinou?
79Aprèsunsilence,iladitsoudainement:«Ettesgarçons?»Ilnedoitmêmepassavoirqu’ilyenaunquin’estpluslàdepuisplusieursannées.Sansdoutequelaconversationlanguissait,qu’ilcraignaitqu’ànouveauunangepasse.Lerepasétait
terminé, tout lemondeavaitparlédesonactualité, il fallait réactiver l’ambiance.Lemaîtredemaisonajouta,avecl’airdeceluiquienaunebienbonneàvousraconter:«Saviez-vousqueJean-Louisadeuxenfantshandicapés?»
L’information fut suivie d’un grand silence, puis d’une étrange rumeur faite de compassion,d’étonnement et de curiosité venant de ceux qui ne savaient pas. Une femme charmante se mit à meregarderaveclesouriretristeethumidequ’onvoitauxfemmesdupeintreGreuze.
Oui,monactualitéàmoi,cesontmesenfantshandicapés,maisjen’aipastoujoursenvied’enparler.Cequelemaîtredemaisonattenddemoi,c’estdefairerire.Exercicepérilleux,maisj’aifaitdemon
mieux.JeleurairacontéledernierNoëlàl’IMPoùétaientplacésmesenfants.Lesapinquelesenfantsont
faittomber,lachoraleoùchacunchantaitunechansondifférente,lesapinquiensuiteaprisfeu,l’appareilde cinémaqui est tombépendant la projection, le gâteau à la crèmequ’on a renversé et les parents àquatrepattessouslestablespouréviterlesboulesdepétanquequ’unpèreimprudentavaitoffertesàsonfilsquilesjetaitenl’air,toutçasurfondde«Ilestnéledivinenfant»…
Audébut,ilsétaientunpeugênés,ilsn’osaientpasrire.Puis,petitàpetit,ilsontosé.J’aifaitunbeausuccès.Lemaîtredemaisonétaitcontent.
Jecroisquejeserairéinvité.
80Thomasparleàsamain,ill’appelleMartine.IlaavecMartinedelonguesconversations,elledoitlui
répondre,maisilestleseulàl’entendre.Ilprendunepetitevoixpourluidiredeschosesgentilles.Quelquefoisletonmonteentreeux,iln’a
pasl’aircontentdutout,Martineadûdirequelquechosequineluiapasplu,ilprendalorsunegrossevoixetill’engueule.
Peut-êtrequ’illuireprochedenepassavoirfairegrand-chose?Il faut reconnaître queMartine n’est pas très habile et qu’elle ne l’aide pas beaucoup dans la vie
quotidiennepours’habiller,pourmanger.Ellen’estpasprécise,ellerenversequandilboit,elletâtonne,ellenesaitpasboutonnersachemise,ellenesaitpaslacersessouliers,souventelletremble…
Ellenesaitmêmepascaressercorrectementlechat,sescaressesressemblentàdescoupsetlechat,quiapeur,sesauve.
Ellenesaitpasjouerdupiano,ellenesaitpasconduireunevoiture,ellenesaitmêmepasécrire,elleesttoutjustebonneàfairedesdessinsabstraits.Peut-êtrealorsqueMartineluirépondquecen’estpasdesafaute,qu’elleattendlesordres.Cen’estpasàelledeprendrelesinitiatives,c’estàlui.
Ellen’estqu’unemain.
81«Allô,bonjourThomas,c’estpapaàl’appareil.»Ungrandsilence.J’entendsunerespirationdifficiletrèsforte,puislavoixdelamonitrice:«Tuentends,Thomas?C’estpapa.—BonjourThomas,tumereconnais?C’estpapa,tuvasbien,Thomas?»Silence.Seulementlarespirationdifficile…Enfin,Thomassemetàparler.Depuisqu’ilamué,ila
unegrossevoix.«Oùonva,papa?»Ilm’areconnu.Onpeutcontinuerlaconversation.«Commenttuvas,Thomas?—Oùonva,papa?—Tuasfaitdesbeauxdessins,pourpapa,pourmaman,pourMarietasœur?»Silence.Seulementlarespirationdifficile.«Onvaàlamaison?—Tufaisdesbeauxdessins?—Martine.—Ellevabien,Martine?—Desfitesdesfitesdesfites!—Tuasmangédesfrites,c’étaitbon?…Tuveuxmangerdesfrites?»Silence…«Tufaisunbaiseràpapa?Tudisaurevoiràpapa?Tufaisunbaiser?»Silence.J’entends le combiné qui se balance dans le vide, des voix au loin. À nouveau la monitrice à
l’appareil,ellemesignalequeThomasalâchélecombiné,ilestparti.Jeraccroche.Ons’étaitditl’essentiel.
82Thomasnevapas trèsbien. Ilestnerveuxmalgré lescalmants. Ilaparfoisdescrisesoù ilest très
violent.Ilfautquelquefoislefaireinterneràl’hôpitalpsychiatrique…Nousallonslevoirlasemaineprochaine,déjeuneraveclui.Commec’estbientôtNoël,j’aiproposéà
l’éducatricedeluiapporteruncadeau,maislequel?Ellem’aditqu’ilsécoutaientdelamusiquetoutelajournée.Toutessortesdemusiques,mêmedela
classique.UnpensionnairequiadesparentsmusiciensécouteduMozartetduBerlioz. J’aipenséauxVariationsGoldberg,unepartitionécriteparJ.-S.BachpourcalmerlecomtedeKeyserlingquiétaitunmonsieur trèsnerveux.À l’IMP, il y a certainementbeaucoupde comtesdeKeyserlingqui ont besoind’être calmés, J.-S.Bachne peut que leur faire du bien. Je leur ai apporté le disque.L’éducatrice vatenterl’expérience.
SiunjourBachpouvaitremplacerProzac…
83Trente ans plus tard, j’ai retrouvé au fond d’un tiroir les faire-part de naissance de Thomas et de
Mathieu.C’étaientdesfaire-partclassiques,nousaimionslasimplicité,nifleursnicigognes.Lepapiera jauni,maisonarrivetrèsbienàlire,écritenanglaises,quenousavonsla joiedevous
annoncerlanaissancedeMathieu,puisdeThomas.Biensûrquecefutunejoie,unmomentrare,uneexpérienceunique,uneémotionintense,unbonheur
indicible…Ladéceptionfutàlahauteur.Nousavons ladouleurdevous apprendrequeMathieuetThomas sonthandicapés,qu’ilsontde la
pailledanslatête,qu’ilsneferontjamaisd’études,qu’ilsferontdesbêtisestouteleurvie,queMathieuseratrèsmalheureuxetqu’ilnousquitterarapidement.LefragileThomasresterapluslongtemps,toujoursplusvoûté…Ilparletoujoursàsamain,ilsedéplacedifficilement,ilnedessineplus,ilestmoinsgaiqu’avant,ilnedemandeplusoùonva,papa.
Peut-êtrequ’ilestbienlàoùilest.Oualors,iln’aplusenvied’allernullepart…
84Chaquefoisquejereçoisunfaire-partdenaissance,jen’aipasenviederépondre,nideféliciterles
heureuxgagnants.Biensûrquejesuisjaloux.Jesuissurtoutagacéaprès.Quand,quelquesannéesplustard,lesparents
béatsettoutconfitsd’admirationmemontrentlesphotosdeleuradorableenfant.Ilscitentsesderniersbonsmotsetparlentdesesperformances.Jelestrouvearrogantsetvulgaires.CommeceluiquiparleraitdesperformancesdesaPorscheaupropriétaired’unevieille2CV.
«Àquatreans,ilsaitdéjàlireetcompter…»Onnem’épargnepas,onmemontrelesphotosdel’anniversaire,lepetitchériquisoufflelesquatre
bougiesaprèslesavoircomptées,lepèrequifilmeaveclecaméscope.J’aialorsdesvilainespenséesdanslatête,jevoislesbougiesquimettentlefeuàlanappe,aurideau,àtoutelamaison.
Certainementquevosenfantssontlesplusbeauxdumonde,lesplusintelligents.Lesmiens,lesplusmochesetlesplusbêtes.C’estdemafaute,jelesailoupés.
Àquinzeans,ThomasetMathieunesavaientnilire,niécrire,etàpeineparler.
85Ilyavaitlongtempsquejen’étaispasallévoirThomas.Jesuisallélevoirhier.Ilestdeplusenplus
souvent dans un fauteuil roulant. Il se déplace difficilement. Ilm’a reconnu aubout d’unmoment, il ademandé:«Oùonva,papa?»
Ilestdeplusenplusvoûté.Ilavouluallersepromenerdehors.Notreconversationestsommaireetrépétitive.Ilparlemoinsqu’avant,ilparletoujoursàsamain.
Ilnousaemmenésdanssachambre.Elleestclaireetpeinteenjaune,Snoopyesttoujourssurlelit.Surlemur,ilyauneœuvreabstraitedesesdébuts,sorted’araignéeemmêléedanssatoile.
Ilachangédepavillon,ilestdansunepetiteunitédedouzepensionnaires,desadultesquiressemblentàdesvieuxenfants.Ilsn’ontpasd’âge,ilssontindatables.Ilsontdûnaîtreun30février…
Leplusâgéfumelapipeetiltirelalangueauxéducateurs.Ilyaunaveuglequisepromènedanslescouloirsensuivantàtâtonslesmurs.Certainsnousdisentbonjour,lamajoriténousignore.Quelquefois,onentenduncri,puislesilence,seullebruitdespantouflesdel’aveugle.
Ondoitenjamberquelquespensionnairesallongésparterre,aumilieudelapièce,lesyeuxauciel;ilsrêvent,parfoisilsrientauxanges.
Ce n’est pas triste, c’est étrange, parfois beau. Les gestes lents de certains qui brassent l’airs’apparententàunechorégraphie,àdesmouvementsdedansemoderneoudethéâtreKabuki.Unautre,quifaitavecsesbrasdescontorsionsdevantsonvisage,faitpenserauxautoportraitsd’EgonSchiele.
Àune table,sontassisdeuxmalvoyantsquisecaressent lesmains.Àuneautre,unpensionnaire, lecrânedégarni,lescheveuxgris;onl’imagineraitencostumetrois-piècesgris,ilal’aird’unnotaire,saufqu’ilaunbavoiretrépètesansarrêt:«Caca,caca,caca…»
Toutestpermis,touteslesexcentricités,touteslesfolies,onn’estpasjugé.Ici,quandonestsérieuxetqu’onsecomportenormalement,onestpresquegêné,onalesentimentde
nepasêtrecommelesautresetd’êtreunpeuridicule.Quandjevaislà-bas,j’aienviedefairecommeeux,desbêtises.
86À l’IMP, tout est difficile, quelquefois impossible. S’habiller, lacer ses chaussures, fermer une
ceinture,ouvrirunefermetureÉclair,tenirunefourchette.Jeregardeunvieilenfantdevingtans.Sonéducateuressayedeluifairemangertoutseuldespetits
pois.Jemerendscomptedelaperformancequereprésententlesmoindresgestesdesaviequotidienne.Il y a quelquefois des petites victoires qui valent unemédaille d’or aux Jeux olympiques. Il vient
d’attraperplusieurspetitspoisaveclafourchetteetlesaportésàlabouchesansfairetouttomber.Ilesttrèsfier,ilnousregarde,rayonnant.Onjoueraitbienl’hymnenationalensonhonneuretenl’honneurdesonentraîneur.
87La semaine prochaine a lieu à l’institutmédico-pédagogique une grandemanifestation sportive, les
XIIIejeuxintercentres,destinésauxpensionnaireslesmoinsatteints.Ilyaplusieursdisciplines:boulessurcible,parcours tricycle,basket, lancerdeprécision,parcoursmoteuret tirsaubut. Jenepeuxpasm’empêcherdepenseraudessindeReiserreprésentantlesJeuxolympiquespourhandicapés.Lestadeestcouvertdegrandscalicotsavec,inscritdessus:«Interditderire.»
Évidemment,Thomasneparticipepas. Ilvaêtre spectateur.Onva le sortir et installer son fauteuildevantleterraindesportpourregarderlespectacle.Çam’étonneraitqueçal’intéresse,ilestdeplusenplusenfermédanssonmondeintérieur.Àquoipense-t-il?
Est-ce qu’il sait ce qu’il a représenté pourmoi, il y a plus de trente ans, le lumineuxpetit angelotblondquiriaittoujours?Maintenantilressembleàunegargouille,ilbaveetilneritplus.
Àl’issuedelamanifestation,ilyaleclassementaveclaremisedesmédaillesetdescoupes.J’auraisbienaiméavoirdesenfantsdontjesoisfier.Pouvoirmontreràmesamisvosdiplômes,vos
prixettouteslescoupesquevousauriezgagnéessurlesstades.Onlesauraitexposéesdansunevitrinedanslesalonavecdesphotosoùonnousauraitvusensemble.
J’aurais, sur la photo, la mine béate et satisfaite du pêcheur qui s’est fait photographier avec lepoissonénormequ’ilvientd’attraper.
88Quand j’étais jeune, je souhaitaisavoirplus tardune ribambelled’enfants. Jemevoyaisgravirdes
montagnesenchantant,traverserdesocéansavecdespetitsmatelotsquimeressembleraient,parcourirlemondesuiviparunejoyeusetribud’enfantscurieuxauregardvif,àquij’apprendraispleindechoses,lenomdesarbres,desoiseauxetdesétoiles.
Desenfantsàquij’apprendraisàjoueraubasketetauvolley-ball,avecquijeferaisdesmatchsquejenegagneraispastoujours.
Desenfantsàquijemontreraisdestableauxetferaisécouterdelamusique.Desenfantsàquij’apprendraisensecretdesgrosmots.Desenfantsàquij’enseigneraislaconjugaisonduverbepéter.Desenfantsàquij’expliqueraislefonctionnementdumoteuràexplosion.Desenfantspourquij’inventeraisdeshistoiresrigolotes.Jen’aipaseudechance.J’aijouéàlaloteriegénétique,j’aiperdu.
89«Ilsontquelâge,maintenant,vosenfants?»Qu’est-cequeçapeutbienvousfoutre.Mesenfantssontindatables.Mathieuesthorsd’âgeetThomasdoitavoirdanslescentans.Ce sont deux petits vieillards voûtés. Ils n’ont plus toute leur tête,mais ils sont toujours gentils et
affectueux.Mesenfantsn’ontjamaisconnuleurâge.Thomascontinueàmâchouillerunvieuxnounours,ilnesait
pasqu’ilestvieux,personneneleluiadit.Quand ils étaient petits, il fallait changer leurs chaussures, prendre chaque année une pointure
supérieure.Seulsleurspiedsontgrandi,leurQIn’apassuivi.Avecletemps,ilauraitplutôteutendanceàdiminuer.Ilsontfaitdesprogrèsàl’envers.
Quand on a eu toute sa vie des enfants qui jouent avec des cubes et qui ont un nounours, on restetoujoursjeune.Onnesaitplustrèsbienoùonenest.
Jenesaisplusbienquijesuis,jenesaisplustrèsbienoùj’ensuis,jenesaisplusmonâge.Jecroistoujoursavoirtrenteansetjememoquedetout.J’ail’impressiond’êtreembarquédansunegrandefarce,jenesuispassérieux,jeneprendsrienausérieux.Jecontinueàdiredesbêtisesetàenécrire.Maroutesetermineenimpasse,maviefinitencul-de-sac.
{1}Lesparentsd’enfantshandicapésquiavaientunecarted’invaliditépermanenteavaientdroitàunevignette automobile.En 1991, date de la disparition de la vignette, on n’a plus eu intérêt à avoir desenfantshandicapés.
{2}L’annéeprécédente,pourlapremièrefoislemajoravaitétéunefille,AnneChopinet.