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Par-delà sionisme et
antisionisme Pour une critique globale de l’idéologie
nationale-étatique moderne
Benoît Bohy-Bunel
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Sommaire
1) Antisionismes modernes
a) Deux critiques concurrentes du
« sionisme » moderne
b) Antisionisme et antisémitisme
2) Une critique structurelle des Etats-nations
totalitaires modernes, par-delà « sionisme »
acritique, et « antisionisme » fétichiste
a) Le « sionisme » devenu « idéologie »
b) L’idéologie chez Arendt
c) Idéologie moderne et capitalisme
d) Capitalisme et Etats-nations
3) L’antisionisme obsessionnel : une «
critique » fétichiste et spectaculaire de l’Etat-
nation moderne
4) Critiquer la forme nationale-étatique
moderne pour défendre les individus qu’elle «
représente », et qu’elle met ainsi en danger.
5) Toute dynamique guerrière ou meurtrière
entretient le désastre
6) Un certain « antisionisme » fétichiste,
confusionniste, et trop présent aujourd’hui
7) Une certaine « extrême gauche » cloisonnée
qui s’inscrit dans une dynamique dangereuse
8) Lutter contre le nationalisme étatique
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9) Ouvertures messianiques, non
obsessionnelles, et non téléologiques
10) L’abrahamisme face aux Etats-nations
modernes
11) Perspectives plurielles
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1) Antisionismes modernes
a) Deux critiques concurrentes du « sionisme
» moderne
Le Bund, L’Union générale des
travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de
Russie, mouvement socialiste juif créé à la fin du
XIXème siècle dans l’Empire russe, milita pour
l’émancipation des travailleurs juifs. Il s’opposa
généralement à l’idéologie émergente dite «
sioniste », à toute tendance séparatiste, ainsi
qu’au centralisme bolchévique, menaçant
l’autonomie ouvrière.
Athéisme, égalité hommes-femmes,
socialisme du Bund : il y eut là le projet d’une
certaine « sécularisation » de la vocation
messianique, devenue vocation politique, qui
définissait une « nation » juive non organique,
n’excluant pas l’internationalisme
anticapitaliste, mais le supposant au contraire.
Lors de son 4e congrès, en 1901, le Bund
« considère le sionisme comme une réaction de
la classe bourgeoise contre l'antisémitisme et la
situation anormale du peuple juif (…). Le
sionisme politique érigeant pour but la création
d'un territoire pour le peuple juif ne peut
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prétendre résoudre la question juive, (…) ni
satisfaire le peuple dans son ensemble (…) et
demeure une utopie irréalisable. Le congrès
estime que l'agitation des sionistes est un frein
au développement de la conscience de classe. »
Le Bund, au contraire des sionistes,
prônait le combat sur place : il luttait avec les
ouvriers immigrés (polonais, ukrainiens) ou
russes, et affirmait qu'il fallait lutter pour la
révolution sociale à l’endroit où l’on se trouve.
Mais le Bund, ponctuellement, avant
l’horreur de la Shoah, qui le dévasta, fit des
alliances ponctuelles et tactiques avec certains
sionistes.
Le trotskisme universel-abstrait, issu des
Lumières capitalistes, lui-même antisioniste,
mais pour d’autres raisons, rejette cette volonté
du Bund d’articuler deux modes d’appartenance
(communautaire et cosmopolitique), et
considère que le Bund est constitué de « sionistes
qui ont le mal de mer ».
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b) Antisionisme et antisémitisme
L’Union Soviétique, après la Seconde
guerre mondiale, développe, déjà, un
antisémitisme, qu’elle fait passer pour un «
antisionisme ».
On songera au procès Slansky, jugeant des
membres du comité central du parti communiste
tchécoslovaque, pour des raisons antisémites qui
se prétendaient « antisionistes ».
Accusations typiques, lors de ce procès :
cosmopolitisme « juif » « sans attache »,
conspiration mondiale « juive ».
« Cette variété d’antisionisme antisémite
est arrivée au Moyen-Orient durant la guerre
froide, importée notamment par les services
secrets de pays comme l’Allemagne de l’Est. On
introduisait au Moyen-Orient une forme
d’antisémitisme que la gauche considérait
comme « légitime » et qu’elle appelait
antisionisme. Ses origines n’avaient rien à voir
avec le mouvement contre l’installation
israélienne. Bien entendu, la population arabe
de Palestine réagissait négativement à
l’immigration juive et s’y opposait. C’est tout à
fait compréhensible. En soi, ça n’a certes rien
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d’antisémite. Mais ces deux courants de
l’antisionisme se sont rejoints historiquement. »
Moishe Postone, « Le sionisme, l’antisémitisme,
et la gauche »
2) Une critique structurelle des Etats-nations
totalitaires modernes, par-delà « sionisme »
acritique, et « antisionisme » fétichiste
a) Le « sionisme » devenu « idéologie »
Les critiques modernes du « sionisme »
sont indissociables de formes politiques se
disant, idéologiquement, « anticapitalistes ».
Mais c’est un « anticapitalisme » confus,
et tronqué, qui développa un certain «
antisionisme » bien vite antisémite
(bolchévisme). Cet « anticapitalisme » confus
s’inséra de fait parfaitement dans la logique
capitaliste productiviste et étatiste moderne : par
exemple, Castoriadis, ou Maximilien Rubel,
définiront, à juste titre, l’URSS, comme
capitalisme d’Etat. Si bien que l’antisionisme
obsessionnel, devenu antisémitisme, est
davantage la conséquence d’une dissidence du
capitalisme, en son sein même, que du caractère
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pernicieux d’un anticapitalisme qui serait
cohérent et radical.
Cet antisémitisme structurel accuse donc
davantage la logique dialectique du capitalisme,
que le rejet conséquent et total de la structure
capitaliste en tant que telle (rejet strict qui fut
très rare, historiquement). Il s’agirait de
questionner à nouveaux frais cette relation entre
la critique du « sionisme » moderne et celle de la
structure politico-économique moderne, avec
des outils d’analyse plus radicaux, pour dépasser
les clivages binaires et les dérives antisémites et
identitaires liées à ces clivages.
Pour ce faire, on pourrait partir de la
critique qu’une philosophe éminente, Arendt,
formula contre la modernité « travailliste » et
tendanciellement totalitaire (désolée,
désertique). Elle n’évoqua pas toujours
explicitement la réalité économique du
capitalisme, mais dégagea des structures de
dépossessions générales, qui dévoilent des
logiques « économicistes » destructrices, de
façon complexe et non caricaturale. La relation
entre cette critique de la modernité et la critique
radicale, presque ontologique, du capitalisme,
pourra se faire dans un second temps ; et pourra
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ainsi éclairer certaines réflexions arendtiennes
profondes relatives au « sionisme » devenu
idéologie.
Certaines remarques que fit Arendt,
concernant l’histoire de l’antisémitisme, très
controversées, et à juste titre (sa référence
équivoque à un historien nazi, Walter Frank, par
exemple), ne retiendront pas l’attention, ici, ce
qui se comprend de soi-même. Ses relations trop
peu critiques aux « penseurs » antisémites et
nationaux-socialistes Heidegger et Schmitt, de
même, doivent être replacées dans un contexte
académique très déterminé, et peu propice à la
lucidité complète. Néanmoins, Arendt, dont
l’œuvre peut aussi être perçue comme la
politisation implicite d’une vocation talmudique
archaïque, ne fut en rien une philosophe
antisémite, mais put même identifier les vecteurs
de l’antisémitisme moderne de façon très
précise, pour mieux le combattre, dans la mesure
où elle avait osé entrer en profondeur dans la
complexité des « systèmes conceptuels »
antisémites, sans jamais être « contaminée » par
eux. Il s’agirait en outre de prendre au sérieux
d’autres propositions plus structurelles, qui ne
doivent pas être annulées par certains errements,
très contingents, de la philosophe.
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Face au « sionisme » de la deuxième
moitié du XXème siècle, donc, Arendt,
directement impliquée, développa
ponctuellement des réflexions politiques qui se
rattachent structurellement à l’ensemble de sa
pensée critique à propos de notre modernité.
Cette hauteur de vue, cette vision qui s’ouvre à
des processus plus généraux, plus globaux, que
de simples données « géopolitiques » locales, ne
peut se substituer à cette géopolitique plus
précise, mais détermine néanmoins des
orientations critiques porteuses, dont nous
aurions encore besoin aujourd’hui, pour ne pas
instrumentaliser ou fétichiser les conflits.
Arendt défendit un sionisme « défensif »
de circonstance, de 1933 à 1943, et c’était bien
sûr à cause d’Hitler. Arendt resta toujours
soucieuse de transformer les personnes juives en
sujets politiques, capables de revendiquer leurs
droits, et de combattre l’antisémitisme.
Mais elle rompit avec l’organisation par la
suite. Elle se voudra dès lors prophète d’un
paradoxe du triomphe malheureux : « Les Juifs
« victorieux », anticipa-t-elle, vivraient
environnés par une population arabe
entièrement hostile, enfermés entre des
frontières constamment menacées, occupés à
leur auto-défense physique au point d’y perdre
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tous leurs autres intérêts et leurs autres activités.
Le développement d’une culture juive cesserait
d’être le souci du peuple entier ;
l’expérimentation sociale serait écartée comme
un luxe inutile ; la pensée politique serait
centrée sur la stratégie militaire. »[1]
Plus tard , dans Les origines du
totalitarisme, elle sera plus claire encore : «
Après la guerre, la question juive, que tous
considéraient comme la seule véritablement
insoluble, s’est bel et bien trouvée résolue – en
l’occurrence au moyen d’un territoire colonisé
puis conquis – mais cela ne régla ni le problème
des minorités ni celui des apatrides. Au
contraire, comme pratiquement tous les
événements de notre siècle, cette solution de la
question juive n’avait réussi qu’à produire une
nouvelle catégorie de réfugiés, les Arabes,
accroissant ainsi le nombre des apatrides et des
sans-droits de quelque 700 à 800 000 personnes.
»[2]
Très essentiellement, ce que reprochera
Arendt au « sionisme » de la deuxième partie du
XXème siècle, c’est d’avoir fait d’une idée,
émancipatrice et légitime, une idéologie.
1. Elle condamnera d’abord
l’instrumentalisation par les « sionistes »
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de l’idée d’un antisémitisme éternel,
vision qui aurait trop longtemps empêché
les juifs, selon elle, d’analyser les sources
réelles de ce phénomène, de définir les
conditions d’une riposte appropriée. Elle
dira : « Il est faux que nous ayons toujours
et partout été essentiellement des
innocents persécutés. Mais si tel était le
cas, ce serait effrayant, cela nous
exclurait définitivement de l’histoire de
l’humanité comme tous les persécutés. »
(Ceterum Censeo…)
2. Elle déplorera le fait que le dit « sionisme
», au XXème siècle, ait connu le sort,
finalement, de toutes les grandes idées
politiques du XIXème siècle : « n’avoir
survécu à leurs conditions politiques que
pour déambuler, pareil à un fantôme
vivant, parmi les ruines de notre époque
».[3] Elle déplorera la captation d’idéaux
grandioses de nature révolutionnaire par
un nationalisme chauvin, nationalisme
empêchant les dits « sionistes » de
comprendre que leurs voisins arabes sont
moins des ennemis du « peuple juif » que
« ses amis potentiels ». Le principe donc
par lequel cette idée politique « sioniste »
dégénère en idéologie, avec Arendt, sera
bien la nation ou l’Etat-nation moderne.
Elle comparera très explicitement le
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nationalisme dit « sioniste » au
nationalisme allemand, dont on sait ce
qu’il a produit d’horrible et de sanguinaire
au XXème siècle (avec d’autres
nationalismes européens, d’ailleurs).
Voici ce qu’elle dira de ce nationalisme «
sioniste », qui sera la stricte inversion de
l’idée de Sion, comme projet messianique
et politique universel-concret, que voulait
défendre, philosophiquement, Walter
Benjamin, et que voudrait défendre tout
individu réifié malgré lui, mais résolu,
quel que soit son « athéisme » ou sa
religiosité : « un nationalisme inspiré de
l’Allemagne, qui soutient qu’une nation
est un corps organique éternel, le produit
de la croissance naturelle et inévitable de
qualités inhérentes et qui explique les
peuples non pas en termes
d’organisations politiques mais de
personnalités biologiques supra-
humaines. »[4]
En tant donc qu’elle aura fini par être
instrumentalisée à travers une dialectique de
l’ami et de l’ennemi (une conception qu'on
retrouve chez le « penseur » antisémite Carl
Schmitt[5]), pour fonder une unité « organique »
et abstraite de quelque « peuple » « juif », ici
effectivement « construite », théoriquement, a
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posteriori, au profit d’un principe national-
étatique, l’idée du sionisme deviendra bien,
dans la deuxième moitié du XXème siècle, au
sens arendtien, une idéologie.
b) L’idéologie chez Arendt
Mais revenons plus précisément sur ce
qu’est l’idéologie chez Arendt.
Dans Le Système totalitaire (chapitre 4),
Arendt explique que l’idéologie est la logique
d’une idée appliquée au mouvement historique,
poussée jusque dans ses conséquences les plus
extrêmes, et faisant des individus concrets,
pluriels et subjectifs, en chair et en os, de purs
moyens mécaniques et automatisés censés
permettre sa réalisation conçue comme finalité
dernière (téléologie).
L’idéologie est le propre des systèmes
tendanciellement totalitaires.
Le totalitarisme est un système qui
s'impose à tous les individus, apparemment
constitués « en masses ». Les individus ne
semblent plus séparés les uns des autres, ni
même reliés les uns aux autres, mais ils semblent
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être comprimés en masses impersonnelles, en
lesquelles ils n'ont plus aucune liberté de
mouvement, ni de rapports positifs entre eux
(concentration/dispersion).
La « société de masse » ici n’est
certainement pas une « réalité objective »,
comme s’il pouvait exister une société
« massifiée » en elle-même, mais elle renvoie
d’abord au point de vue que les idéologues,
gestionnaires de l’organisation sociale, ont sur
les individus vivant sur un « territoire » donné.
De même les idées de « surplus », de
« populace », de « plèbe », et même de
« peuple », n’ont a priori aucune consistance
« ontologique », mais renvoient à la perspective
du pouvoir qui projette ses évaluations et
orientations sur la multiplicité complexe des
individus en chair et en os. Arendt insistera
constamment sur la pluralité humaine, très
singulière, qui est le propre du politique en tant
que tel, et ne pouvait « faire sienne » la
perspective des idéologues désirant
« massifier » les consciences et diffuser diverses
sortes de pestes émotionnelles. Néanmoins,
hélas, ces formulations idéologiques tendent
toujours plus à se matérialiser au sein de
structures concrètes, et semblent rendre toujours
plus « vrais », « constatables », les mensonges
mutilants qu’elles développent.
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L'espace public, ou commun, séparé de la
sphère intime, ou privée, tel qu'il permettrait une
rencontre libre d'individus autonomes, a disparu.
L'intime et le public se confondent (société de
surveillance). La « politique » n'est plus une
sphère parmi d'autres de l'existence des
individus, mais elle a envahi tous les aspects de
la vie quotidienne, en tant qu’elle est aussi
principe de dissociation, de séparation.
L'idéologie est présente à chaque instant, elle
pénètre les consciences et les vécus intimes des
individus à tous les niveaux. Elle est ainsi elle-
même abolie dans sa spécificité, elle n’est plus
simplement une « superstructure » ou un « reflet
», mais elle devient une abstraction très « réelle
».
Le processus historique qui doit s'achever
et se précipiter vers une finalité absolue est un
processus qui engloutit tous les êtres en
gommant leurs spécificités, en niant leur liberté
individuelle, leur autonomie et leur singularité
spécifique. Chaque geste individuel, chaque acte
libre, est nié, car il doit s'insérer à l'intérieur
d'une logique irréversible régie par une
rationalité implacable.
Arendt définira très précisément ce qui est
la spécificité la plus marquante des
totalitarismes modernes : « L'homme isolé qui a
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perdu sa place dans le domaine politique de
l'action est tout autant exclu du monde des
choses, s'il n'est plus reconnu comme homo
faber, mais traité comme un animal laborans
dont le nécessaire « métabolisme naturel » n'est
un sujet de préoccupation pour personne. »
(Arendt, Système totalitaire, chapitre 4)
Cet homme sera donc dans la désolation,
dans une forme d’aliénation, devenue
apparemment « destinale », au monde. Il est
privé de monde, de rapport construit et
dialogique au monde, car il est privé du lien
intersubjectif multidimensionnel et concret,
effectif, qui pourrait permettre un tel rapport.
Il ne faut pas comprendre de façon
anthropocentrique, ou trivialement
« heideggerienne », la critique de la réduction
des individus modernes à « l'animalité »
laborieuse.
Car cette « animalité » est devenue une
construction idéologique humaine, trop
humaine, et surtout : spécifiquement moderne.
Et l’on ne fait d’abord que critiquer radicalement
ces développements idéologiques, sans jamais
s’approprier leurs critères d’évaluation. Cette
« animalité » idéologiquement déterminée
renvoie à des processus historiques qui finissent
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par se développer, au sein de la modernité
« travailliste », en fonction d'une pure survie
négative, « biologiquement » hypostasiée. Elle
est « l'animalité » d'une espèce qui voulait
s'élever au-dessus de cette animalité, et qui
s'assigne finalement, à la suite de cette
prétention narcissique, à une « animalité »
dégradée, au sein d'une dissociation absolument
destructive et négative.
Le dévoilement progressif de l’existence
d’une « société du travail », dans la continuité de
Galilée, Darwin, et Freud, est la quatrième
grande blessure narcissique de « l'Homme »
moderne. En effet, au sein de la société du
travail, l'« histoire » de cet « Homme » devient
toujours plus clairement développement d'une
espèce animale qui tâche simplement de
survivre. Un certain Marx, bien avant Arendt,
rendra plus consciente cette blessure narcissique
moderne, ce pourquoi il fut et reste souvent très
mal reçu (ou très mal compris). Ce Marx fut
peut-être plus humiliant et insupportable pour le
« sujet moderne » que les « hérétiques »
nommés Galilée, Darwin ou Freud, car il voulut
lui révéler qu'il n'avait plus rien de « subjectif »
depuis longtemps.
Dès lors, la critique de la réduction
totalitaire de l'individu moderne à l'animal
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laborans n'a rien d'anthropocentrique, mais elle
est au contraire la dénonciation radicale d'un
anthropocentrisme spécifiquement moderne,
dont la volonté de puissance est inséparable d'un
sentiment d'humiliation inconscient, et d'une
situation de désolation.
Un système politico-économique, étatico-
biologique, fondé sur des individus « travailleurs
», comme le système de la valeur accumulée,
comme le capitalisme, pourrait être, dès lors,
automatiquement, un pouvoir sur des humains
désolés et non simplement isolés, et tendrait à
devenir totalitaire.
L’organicité « nationale » ici, ou d’un «
peuple », renvoie à l’organicité des corps
physiologiques comprimés les uns contre les
autres, qui ne sont subsumés sous la «
communauté » qu’en tant qu’ils sont pris dans
les cycles biologiques du travail, de la survie, de
la consommation.
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c) Idéologie moderne et capitalisme
Un commentateur averti comme Daniel
Dagenais[6] aura aperçu qu’Arendt aura défini le
capitalisme comme principe structurel,
condition d’émergence, de tout totalitarisme
moderne.
Certains « humanistes », structurellement
libéraux, par-delà leurs pseudo-critiques, et qui
voudraient récupérer cette pensée politique
arendtienne, qui reste pourtant extrêmement
critique à l’égard de leur monde, préfèrent ne pas
voir cette évidence, pour mieux diffuser des
inepties contradictoires, proposant des «
restructurations » cosmétiques, « de l’intérieur »,
de ce mal massif et réifiant, qu’ils banalisent de
façon si banale, qu’est le capitalisme
(Finkielkraut, Cynthia Fleury[7], Luc Ferry, etc.).
La téléologie capitaliste générique, de fait,
dont la synthèse est indéfiniment ajournée
(Argent - Marchandises - Plus d’argent, Plus
d’argent- Plus de Marchandises - Encore plus
d’argent, etc.), ressemble très précisément à
celle que décrit Arendt, dans le chapitre 2 de La
crise de la culture, pour décrire la téléologie
idéologique moderne, devenue totalitaire, et qui
rend bientôt tout acte « possible et permis »
(nazisme et stalinisme : deux régimes, parmi
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d’autres, qui exhibent le potentiel massivement
meurtrier de notre modernité capitaliste) : en
cette téléologie, le désastre extatique
contemplant la « finalité dernière » de l’homme
est le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire
de notre passivité, laborieuse ou misérable ; en
cette téléologie, toute nouvelle « finalité »
atteinte (par le meurtre, la destruction, ou la
terreur) devient bien vite un moyen pour
atteindre une nouvelle pseudo-fin, etc.,
indéfiniment. Ce « moyen » donc trouve un
« sens », une justification, une orientation, dans
la mesure où il permettrait une finalité visée et
souhaitée. Mais puisque nulle « fin » n’advient
« finalement », comme il a été dit, mais qu’elle
sera toujours dégradée en « moyen »,
indéfiniment, c’est le « sens » lui-même qui est
toujours plus insensé et errant : ne restent plus
que des meurtres gratuits, des destructions
absurdes, des colères incompréhensibles. C’est
pourquoi tout serait devenu « possible et
permis » : en effet, si sens et non-sens, moyen et
fin, dans l’inversion idéologique massivement
visible, se confondent complètement, plus rien
ne peut empêcher que soit justifié
quotidiennement l’absolument injustifiable.
Capitalismes « libéral », national-
socialiste, stalinien, ont une racine commune,
même si les modalités ou degrés de la
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destruction et de la domination varient : soit une
téléologie fallacieuse, une dialectique négative,
dont la synthèse est indéfiniment posée, puis
ajournée, et qui ne correspond,
fondamentalement, qu’à la dynamique abstraite
de l’autovalorisation de la valeur « économique
».
Une citation de Marx, relative à la
condition épistémologique du « travail abstrait »,
ou du critère normatif de la valeur marchande,
dans la société moderne « travailliste »,
complétera l’analyse arendtienne : « En fin de
compte, toute activité productive, abstraction
faite de son caractère utile, est une dépense de
force humaine. La confection des vêtements et le
tissage, malgré leur différence, sont tous deux
une dépense productive du cerveau, des muscles,
des nerfs, de la main de l'homme, et en ce sens
du travail humain au même titre. La force,
humaine de travail, dont le mouvement ne fait
que changer de forme dans les diverses activités
productives, doit assurément être plus ou moins
développée pour pouvoir être dépensée sous
telle ou telle forme. Mais la valeur des
marchandises représente purement et
simplement le travail de l'homme, une dépense
de force humaine en général. » (Capital, chapitre
1).
23
Ce Marx quelque peu « ésotérique » de la
première section du Capital, certainement plus
radical et plus conséquent qu'un Marx «
positiviste », voire « progressiste », qui fut
critiqué (souvent à juste titre) par Arendt, fut très
peu connu par la philosophe (mais aussi par ses
contemporains). Mais cette rencontre manquée
n’empêche pas que soient définies a posteriori
des synthèses qui seront, aujourd’hui encore,
très efficaces. Les querelles d’écoles actuelles,
en tout cas, ne sont pas des prétextes suffisants
pour se priver de ces synthèses (« marxistes »
autoritaires contre « arendtiens » libéraux, etc.).
Au contraire, la vacuité stérile et vaniteuse de
ces querelles, qui ne visent plus depuis
longtemps la compréhension du réel en tant que
tel, ni même la compréhension de la complexité
des textes concernés, sera une raison
supplémentaire pour ne pas en tenir compte.
Souterrainement, d'ailleurs, une certaine
Arendt qui aura défendu le conseillisme, et un
certain Marx « libertaire » (celui d'un Rubel, par
exemple, ou celui qui fit l'éloge de la Commune,
en 1871), pourraient bien rendre envisageable le
dépassement de certains « désaccords »
circonstanciés.
24
Dans cette perspective, donc, la définition
arendtienne de l’idéologie, qui n’est en rien «
idéaliste », mais simplement politique, n’exclut
plus les conceptions anti-idéologiques d’un
certain Marx, mais tend à les compléter.
Ainsi, dans le chapitre 1 du Capital,
l’indifférenciation d’un travail conçu comme
pure dépense d’énergie humaine est, non pas une
donnée « naturelle » et transhistorique de « toute
activité de métabolisation avec la nature en
général », mais est un nivellement produit
théoriquement et abstraitement, par un travail
intellectuel dominateur, qui émerge
essentiellement avec le capitalisme, et surtout
avec le capitalisme industriel (XIXème siècle).
Elle n’est en rien une « nature » de l’humain,
mais annonce plutôt une structure totalisante-
abstraite, qui prépare les totalitarismes du
XXème siècle.
La détermination d’un travail « tout court
», d'un travail « sans phrase », réduit à une pure
dépense d’énergie indifférenciée, à vrai dire, est
la condition épistémologique de possibilité de ce
que Marx appela le « travail abstrait ».
25
Qu'est-ce que ce « travail abstrait » ? Le
travail abstrait, comme temps de travail
socialement nécessaire, comme temps de travail
moyen mesuré, ramené à la quantité non
spécifique, comme standard de productivité
moyen, n’est rien d’autre que le critère idéal,
abstrait, la norme, qui détermine la valeur des
marchandises, autour de laquelle gravite leurs
prix. C’est par le critère du travail abstrait que
les produits du travail peuvent se convertir en
argent, finalement, et c’est par cette norme que
le processus d’accumulation capitaliste, ou
d’accumulation de richesses marchandes, à la
fois « réelles » et abstraites, est finalement
possible et pensable.
S’appuyant sur une ontologie théologique
« protestante », qui « naturalise » le travail « en
général », cette détermination du travail abstrait
est éminemment moderne, et conditionne,
théoriquement et pratiquement, toute la
modernité capitaliste.
Autrement dit, puisque ce travail abstrait,
cette « valeur » économique définie par Marx, a
d’abord besoin de réduire l’activité productive
humaine à une pure dépense d’énergie, et
puisqu’il est la spécificité même du capitalisme,
alors ce qu’aura défini Arendt en ce qui concerne
26
le « travaillisme », le « biologisme », la
désolation, propres aux totalitarismes modernes,
concernera d’abord et avant tout le système
économique capitaliste.
d) Capitalisme et Etats-nations
La confusion public/privé, identifiée par
Arendt en ce qui concerne les « sociétés de
masse » modernes, tendanciellement totalitaires,
est un phénomène historico-politique qui est
indissociable d’un processus économique
abstrait et nivelant, conditionnant la matérialité
des affaires humaines de façon destructrice.
Politiquement, donc, ce phénomène n’est
rien d’autre que l’émergence et la consolidation
de l’Etat-nation.
La forme-nation moderne, d’abord, trouve
sa théorisation la plus conséquente, en
Allemagne, au XIXème siècle : Herder déjà
développe la conception d’une culture nationale
conçue comme « âme du peuple ». Le
déterminisme linguistique de Humboldt, la
27
notion d’une germanité « archaïque » chez Jahn,
développent une conception « organique » de la
nation allemande, mais aussi, en négatif, des
nations « étrangères ». Ces tendances se
diffusent dans le folklorisme allemand du début
du XXème siècle, jusqu’à sa nazification
désastreuse.
Cette notion organique et essentialiste,
puis finalement réductionniste, de la nation, finit
par « s’universaliser » au sein des divers
nationalismes modernes. Car elle s’adapte aux
exigences de nouvelles formes économiques
émergentes.
Que l’Allemagne ait exprimé au mieux
ces exigences nationalistes modernes n’est pas si
étonnant : comme nation européenne plus
tardivement constituée, sa théorisation de l’«
être-germanique » traduit les problématiques
nationales modernes de la façon la plus explicite.
Sa théologie politique protestante, son
messianisme théorisant, articulés à un héritage
grec antique fantasmé, cristallisent, encore
aujourd’hui, toutes les tensions mythologiques
des religions nationales du capital.
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A ce propos, osons une brève
« digression », nécessaire pour extirper Arendt
d’un « système » dangereux, et pour que donc
ses propositions structurelles radicales ne soient
plus englouties à l’intérieur d’une fange souvent
nauséabonde. Les fantasmes « démocratiques »
d’Arendt à propos de la Cité athénienne
esclavagiste et patriarcale, s’insèrent dans une
certaine logique pernicieuse, et rappellent
tristement les délires étymologiques d’un
Heidegger nationaliste-allemand, fasciné par
l’héritage mystique d’une autre Grèce,
« présocratique ». La distinction public/privé
que « pose » Arendt presque axiologiquement,
sera fondée sur ces expériences grecques
archaïques, si bien qu’elle ne questionnera pas
vraiment, ni ne critiquera en tant que telles, les
« différenciations » patriarcales scandaleuses,
ou esclavagistes, au sein du « foyer privé ». Ce
qui est plus que dommageable. Néanmoins, on
pourrait conserver structurellement l’analyse
arendtienne d’un totalitarisme qui opère la
confusion entre le public et l’intime, en
développant une critique radicale corrélative, et
nécessaire, des « premières expériences »
grecques ; et on pourra considérer que ces
expériences « politiques » anciennes
conditionnent certainement, comme faits
traditionnels, ou comme mythologies
sacralisées aujourd’hui, nos conceptions
29
politiques modernes, au moins en négatif, mais
qu’elles ne peuvent en rien constituer un modèle
« positif » aujourd’hui, à reproduire « tel quel »,
ou même à « imiter » simplement. Il s’agira
également de bien faire une distinction de base
entre, d’une part, la nécessaire intervention du
commun, ou du « public », au sein du « privé »,
lorsque les violences patriarcales deviennent
insupportables, et d’autre part, l’invasion
totalitaire des injonctions idéologiques,
économico-politiques, au sein de l’intime (c’est
d’ailleurs cette invasion totalitaire qui favorise
toujours plus certaines violences privées
patriarcales ; et c’est elle qui rend indispensables
des interventions juridiques empêchant ces
violences, interventions qui sont bien sûr
souhaitables, et à défendre, en l’état actuel des
choses). Sans cette distinction de base, on finirait
par « taxer » un certain féminisme élémentaire
de féminisme « totalitaire », ce qui n’est, hélas,
pas impossible avec Arendt, qui n’aura pas
toujours opéré des distinctions rigoureuses.
De toute façon, et ce fait n’aura pas été
assez perçu par Arendt, la distinction
« public/privé », qui repose aussi sur une
conception privative et excluante de la
« propriété », intervient de façon
paradigmatique et structurelle seulement au sein
de la modernité capitaliste, si bien qu’on ne
saurait rétroprojeter ces catégories sur la réalité
30
« antique », sans anachronisme. A dire vrai, la
confusion « public/privé » propre aux
totalitarismes modernes, qu’Arendt cible à juste
titre, n’émerge aussi fondamentalement qu’au
moment, éminemment moderne, où la séparation
fonctionnelle, sur un fond unificateur et nivelant,
du « public » (ou du « politique ») et du
« privé » (ou de « l’économie »), envahit tous les
aspects de la vie, et finit par structurer « les
social » en tant que tel, à titre de synthèse
totalisante.
Cela étant, le fait que la philosophe
allemande revendique cette « tradition »
aristocratique et masculiniste, pernicieusement,
n’annule pas l’intention plus profonde de ses
propositions politiques, qui peut et doit être
préservée : au contraire, ce fait montre que de
telles propositions sont on ne peut plus vraies,
puisqu’elles finissent par devenir une critique
ciblant la philosophe même qui la formule, en
tant que cette philosophe incarne aussi les
contradictions de la modernité.
Penser contre une Arendt potentiellement
« grecque », aujourd’hui, ce pourrait être :
penser avec Arendt, et pour Arendt, contre toute
confusion fâcheuse, et contre toute récupération
pernicieuse.
Un commentaire récent, et averti, à propos
de l’incapacité d’une Arendt, ou d’autres, à saisir
31
conceptuellement la question centrale de la
« dérivation » de l’Etat au sein de la modernité
capitaliste, permettra de cerner strictement les
limitations structurelles de la philosophe. Ce
commentaire ne cible pas la dimension
« nationaliste-allemande » relative à la référence
« grecque », mais permet de faire une relation
stricte entre cette forme nationaliste dite
« culturelle » et la forme politique fonctionnelle
étatique :
« Toute la philosophie politique
bourgeoise, d'Hannah Arendt à Carl Schmitt en
passant par Jacques Derrida (voir la critique
adressée à ses Spectres de Marx par Moishe
Postone dans Marx est-il devenu muet ?,
L'Aube, 2003), en utilisant au masculin « le
politique » pour parler d'une essence ou d'une
vérité commune éternelle, n'aura finalement fait
que naturaliser une sphère et une condition
politiques qui sont historiquement spécifiques à
la formation sociale capitaliste. On préfère
transhistoriciser de manière anachronique ces
catégories en les rétroprojetant sur toutes les
sociétés humaines, en passant ensuite son temps
sur l’étude des contenus concrets et l'évolution
historique de ces formes étatique, politique et
juridique laissées ininterrogées. Marx nous
avait pourtant déjà mis en garde, en vain : « Les
rapports juridiques ainsi que les formes de l’État
écrivait-il, ne peuvent être compris ni par eux-
32
mêmes ni par la prétendue évolution générale de
l’esprit humain » (Karl Marx, préface à
la Contribution à la critique de l’économie
politique, éditions sociales, 1957, p. 4). »
(Palim-Psao, « Un chien crevé doit ressusciter.
Pour une renaissance du débat allemand sur la «
dérivation de l'Etat. »)
Arendt pourrait cesser d’être une
« philosophie politique bourgeoise », dans la
mesure où une certaine « mise en cohérence » du
noyau radical de son geste resterait
envisageable.
Qu’on ne s’y trompe donc pas. Cette
« digression » n’en peut-être pas une,
puisqu’elle vient d’éclairer aussi,
transversalement, certaines déterminations
idéologiques du nationalisme allemand, et du
nationalisme moderne plus généralement, qui
traversent même les critiques de ces
nationalismes. Le désir anachronique d’un
ancrage politique « antique », la rétroprojection,
qui en découle, de catégories modernes sur des
réalités prémodernes, de telle sorte que cette
modernité rendra ses structures apparemment
33
« indépassables », sont bien les marques, en
effet, d’une détermination « nationaliste » assez
récente, conditionnant jusqu’à la théorie se
voulant « critique » ou « dégagée ».
L’Etat moderne, quant à lui, est la forme
juridique impersonnelle qui structure un tel
contenu national « organique ». Entérinant
juridiquement la société marchande basée sur
des expropriations fondatrices et des
colonisations « initiantes », il devient le principe
fonctionnel « politique » de l’économie, qui
garantit le respect du droit bourgeois (propriété
privée), à l’intérieur (police), et à l’extérieur
(armée), et qui garantit le « soin », « l’instruction
», « l’intégration », de la force de travail
exploitable : il est l’économie politique en tant
que telle, soit la confusion/sectorisation des
injonctions privées et publiques, des intérêts
privés, ou égoïstes, et collectifs, ou politiques,
qui doit se faire au profit d’un procès
d’accumulation essentiellement abstrait.
La valeur, ou le travail abstrait, qui est la
réduction « biologisante », la désolation par
excellence, qui est le principe même du
capitalisme, son moyen et sa fin, est
indissociable de cet Etat et de cette nation, sous
la forme unitaire de l’Etat-nation :
34
D’une part, l’organicité particulière et
relative revendiquée par la nation dessine
les contours spécifiques, les frontières et
les identités fixes, qui sont rendus
nécessaires pour qu’une participation à
une guerre économique mondiale se
développe : en effet, sans particularités
multiples et bien identifiées dans cette
guerre, les intérêts et partenariats, les
relations de concurrences et de
dépendances, de compétitions et de
tutelles, sont compromis. Le « sentiment
national populaire » n’est donc qu’un effet
dans cette affaire, ou un reflet affectif
secondaire, qui émerge sur la base d’une
nécessité fonctionnelle de l’économie
politique nationale-mondiale, et qui certes
peut rétroagir en retour sur cette
économique politique, pour mieux
consolider les frontières dont elle a
besoin.
D’autre part, l’Etat sera la structure
juridique formelle, « universelle-abstraite
», qui sera le principe d’homogénéisation
de ces multiplicités « nationales-
organiques » particulières : en dernière
instance, ce sont bien les conditions
juridiques et théorico-pratiques de
possibilité du travail abstrait, de la valeur,
de la structure marchande, et de l’argent
35
comme argent, que cette fonction «
politique » impersonnelle de l’économie
doit garantir constamment, au niveau des
« économies réelles » nationales, mais en
s’accordant aux exigences d’un marché
global.
Le particulier concret national et
l’universel abstrait étatique sont donc bien
indissociables dans le capitalisme
moderne, et ce sont bien ces formes
« culturelles » et « politiques »
fonctionnelles, qui « réguleront »
l’économie du travail abstrait, son
idéologie de la désolation, ses
destructions, et finalement ses
développements totalitaires, massivement
meurtriers.
Mais ces deux aspects de la « politique »
fonctionnelle de la modernité peuvent entrer en
conflit.
Sur un plan socio-politique, comme
capitalisme national-socialiste, le nazisme est,
essentiellement, dans le contexte d’une crise très
dure pour l’économie allemande, une réaction
populiste au capitalisme mondial : il s’oppose à
l’Etat sous sa forme universelle-abstraite (même
si cette opposition peut s’appeler abstraitement
« Etat total », elle relève essentiellement d’une
36
idéologie nationaliste particulariste) ; et il
s’oppose au capital financier « mondial », ou
« errant » ; ces deux formes seraient les deux
formes « complémentaires » du capitalisme
global et impersonnel. En personnifiant ces deux
formes impersonnelles, qu’il désigne comme
étant « juives », le nazisme devient atrocement
et massivement meurtrier.
Les structures antijudaïques affectives,
mythologiques, théologiques, plus archaïques,
de cet antisémitisme moderne, consolident
certes, une violence qui se veut d'abord
« fonctionnelle » et amorale, mais de façon
rétroactive, et secondaire : c'est d'ailleurs la
dimension horriblement « logique » et presque
« calculante » de ces meurtres qui les aura
rendus presque « acceptables », pour des
individus dépourvus de repères.
Selon une même perspective, d’ailleurs,
qui se voulait « cohérente », « rationnelle », «
fonctionnelle », mais qui devint bien sûr
délirante et pleine de fureur incontrôlable, la
façon dont le nazisme a stigmatisé, pour les
anéantir, des personnes jugées « invalides », «
improductives », ou bien des personnes ayant
des « sexualités » jugées « improductives »,
« stériles », « non-naturelles », ou bien des «
37
nomades » qui seraient « dépourvus de sol
productif », ou encore des individus révoltés,
supposés « sans attache », susceptibles de «
menacer » la productivité nationale, s’insère
dans une logique économique réactive,
nationaliste, qui voudrait « se protéger », en
temps de « crise », contre ce qu’elle considère
comme des « nuisances », ou « inutilités », «
intérieures » ou « extérieures ».
De telles horreurs ou persécutions, qui se
prolongent insidieusement aujourd’hui, puisque
« la » Nation, hypostasiée, soucieuse de sa «
puissance économique », persiste encore,
devraient évidemment favoriser des luttes
fédérées, et non des divisions, encore
aujourd’hui : mais les mémoires collectives,
sélectives ou oublieuses, ne sont plus capables
d’opérer certaines déductions élémentaires, dans
la mesure où elles sont détournées
quotidiennement par des discours idéologiques
clivants ou dissociateurs.
Ceci étant donc dit, il faudra bien préciser
que ce n’est pas le « contraire du capitalisme »
qui produit ces destructions désastreuses. Ici,
c’est plutôt un aspect du capitalisme s’isolant
(capitalisme national) qui tend à vouloir «
combattre », dans un délire meurtrier, un autre
38
aspect de ce capitalisme, mais ici complètement
fantasmé, personnifié, figuré de façon
paranoïaque (structures mondiales, universelles-
abstraites, ou encore « errantes », «
improductives », « déracinées », que des
individus traditionnellement exclus sont censés
« représenter », pour les idéologues de la
destruction).
Dans la mesure où le capitalisme s’insère
dans cette dialectique qui oppose
successivement une logique nationale et une
logique globale, et dans la mesure où les «
réactions nationales » aux crises mondiales
(crises systémiques et nécessaires), tendent à
personnifier les structures impersonnelles
globales, il faudra dire que ce capitalisme est une
dialectique négative de la destruction : les
capitalismes nationaux développent des formes
de réactions identitaires, cycliquement, face aux
crises globales (et très souvent, des formes
d’antisémitismes structurels, dans la mesure où
« le » juif devient idéologiquement,
historiquement, le principe d’un mondialisme «
abstrait » ; ou encore, des formes de « validisme
», de « naturalisme » patriarcal, d’utilitarisme,
ou de « territorialisme » destructeurs).
39
Le capitalisme global produit des
désastres réels qui encouragent ces logiques
destructrices nationales.
Mais finalement, ces deux dimensions ne
s’opposent qu’en apparence : elles sont les deux
faces d’une même pièce : la « réaction nationale
», « régulant » le capitalisme national, est
indissociable du souci de « réguler » un
impérialisme global, et de maintenir finalement
des relations plus stables entre partenaires
économiques. De même que le capitalisme
mondial trouve finalement son avantage avec
ces régulations imposées par les réactions
nationales.
Keynésianismes, régulationnismes,
protectionnisme, guerres : relances économiques
au moins temporaires pour les centres
impérialistes.
Le principe « concret » et particulier du «
national », ou le côté « réel » de cette économie,
n’est donc en rien « concret », au sens strict : il
est ramené en dernière instance à une dynamique
purement abstraite, et ses « révoltes » ne sont là
que pour maintenir la dynamique de cette
abstraction globale.
40
De même, les Lumières capitalistes
(Finkielkraut, etc.) ou les anti-Lumières
antisémites d’extrême droite (Alain de Benoist,
Francis Cousin, etc.) disent finalement la même
chose : l’universalisme abstrait, bourgeois, des
premiers n’est pas contredit par la critique
tronquée, nationaliste, du capitalisme, formulée
par les seconds, mais peut se maintenir au
contraire seulement « grâce » à la dialectique
imposée par les seconds.
Le capitalisme d’Etat stalinien détermine
une autre synthèse effrayante, mais analogue : la
forme universelle-abstraite et le principe
impérialiste articulent ces deux exigences,
étatique et nationaliste, au sein d’une logique de
la terreur et de la destruction. Dès lors,
l’antisémitisme structurel de l’URSS n’est plus
à définir comme une circonstance historique
contingente, ou comme une forme de rejet
affectif de « l’altérité ». Il s’insère au sein de
cette dialectique fonctionnelle de l’abstraction
dédoublée (particularisée, universalisée).
C’est donc finalement une seule et même
logique de la destruction, une seule et même
dialectique capitaliste négative, qui s’affirme ici,
41
à travers ces modalités différenciées du
totalitarisme : une désolation étatique-nationale,
mondiale-nationale, globalement abstraite, mais
concrètement meurtrière, qui n’est rien d’autre
que l’économie politique moderne, comme
idéologie matériellement et quotidiennement
agissante.
3) L’antisionisme obsessionnel : une «
critique » fétichiste et spectaculaire de
l’Etat-nation moderne
Arendt, lorsqu’elle critique le
développement d’un certain « sionisme » devenu
idéologie, critique plus globalement des
phénomènes idéologiques et totalitaires qui
concernent tous les Etats-nations de la
modernité, et l’économie politique moderne en
général.
Ces phénomènes furent structurellement
antisémites, impérialistes, et destructeurs.
42
L’étatisation d’une « culture » ou d’un «
peuple » hypostasié, aujourd’hui, ne saurait
échapper à ces tendances désastreuses. Un « Etat
palestinien », constitué sur la base des
souffrances répétées, puis instrumentalisées, de
populations palestiniennes, et sur la base des
meurtres (ou déportations) des civils israéliens,
pourrait lui-même reproduire ces écueils
idéologiques et destructeurs, à terme, dans un
contexte mondial où toute étatisation implique, à
un moment ou à un autre, une violence invasive,
une militarisation, en vue de la défense d’une
« organicité » « populaire-nationale », elle-
même écrasante pour les individus concernés, ou
« représentés » par ces bureaucraties
impersonnelles.
Avec Arendt, et avec un certain Marx, on
devra bien définir un processus d’ensemble, et
non un Etat isolé : c’est le mythe romantique
allemand de la nation, combiné à une économie
politique initialement anglo-saxonne, qui définit
les conditions généalogiques d’une désolation
devenue totalitaire, et qui traverse toute la
modernité (une certaine dissidence « protestante
», au niveau théologico-politique). Tout projet
nationaliste ou étatique voulant émerger sur ces
bases, finit par s’insérer dans cette matrice, qui
43
reste une matrice essentiellement négative, au fil
de ses « exportations » multiples, et qui devient,
tendanciellement, colonisatrice et meurtrière.
Cibler aujourd’hui un « Etat voyou »
parmi d’autres Etats qui seraient « plus
démocratiques », c’est refuser d’entendre ce
qu’Arendt aurait pu nous dire : toute forme de
souveraineté « nationale », « organique », et «
travailliste », aujourd’hui, produit de fait des
destructions invasives et des spatialités
séparatistes, des massifications nivelantes et des
atomisations désolées, au sein d’une spirale de
réactivités (ami/ennemi), au sein d’une
dialectique négative, qui semblent empêcher
toute interruption finale du désastre.
Le néocolonialisme « économique » des
Etats « démocratiques » dits « développés »,
européens ou autres, occidentaux ou
« occidentalisés », perpétuant des formes
racistes coloniales, indique qu’ils ne sont pas
moins « voyous » que tout autre Etat. En outre,
l’interdépendance matérielle (conteneurisation,
etc.) et juridique-formelle (OMC, Banque
mondiale, etc.), de toutes les formes politico-
économiques contemporaines, rendent fausse et
vaine toute tentative de « hiérarchisations
morales » « différenciant » les responsabilités
44
des divers Etats, en termes de destructions
provoquées : une solidarité mondiale toujours
plus intime s’affirme entre tous les Etats du
monde, accompagnant l’extension d’une
mondialisation marchande, si bien que ce que
fait un Etat ici ou là sera, directement ou
indirectement, « cautionné », voire encouragé,
par tous les autres (même les guerres locales
entre plusieurs Etats, d’ailleurs, pourraient être
comprises comme étant justifiées par des intérêts
transnationaux communs, au niveau global, qui
unissent tous les Etats du monde).
Critiquer aujourd’hui des formes étatiques
violentes locales, où qu’elles se situent, c’est
critiquer la forme-Etat moderne en général, à un
niveau global.
Dans cette perspective, cibler
obsessionnellement un phénomène isolé, comme
s’il était la « racine du mal », pour formuler une
critique radicale qui pourtant devrait être
globale, si elle était cohérente, c’est ne vouloir
voir qu’une petite goutte d’eau dans un océan de
désastre, et ne plus vouloir considérer, donc,
l’ensemble de ce désastre. Cette focalisation
simplificatrice, très vite, personnifie les
responsabilités, et cible des boucs émissaires. Et
le phénomène isolé finit par porter toute la
45
responsabilité des destructions massives et
globales qui l’entoure. La « goutte d’eau » elle-
même, finit par grossir. Et il devient toujours
plus impossible de résoudre les problèmes qu’on
prétend dénoncer, en ne voyant plus qu’elle :
puisqu’il faudrait d’abord avoir le courage de
braver les tempêtes alentour, qui menacent
partout, et qu’on encourage aussi soi-même,
pour simplement être efficient en prétendant
soigner cette blessure locale toujours plus vive.
Une illusion persiste donc : la résolution
du conflit Israël-Palestine, pourrait-on penser,
signerait presque la paix dans le monde, tant ce
conflit semble porter la responsabilité de toutes
les guerres du monde. Mais c’est plutôt le
contraire qui est vrai : dans la mesure où ce
conflit local reçoit toutes les tensions tragiques
de ce monde en guerre, son abolition engage
nécessairement la nécessité d’abolir toutes les
guerres du monde. Ce changement de
perspective nous oblige à formuler une critique
radicale globale de ce tout ce qui « s’entreprend
» aujourd’hui, à ouvrir un regard qui tend à se
resserrer toujours plus, tant ce regard est
épouvanté par l’ampleur de la tâche qui est
aujourd’hui induite par l’ampleur de la
catastrophe.
46
Les capitalismes nationaux, a-t-on dit, en
temps de crises, ciblent les principes globaux,
mondiaux, du capitalisme, comme « racines du
mal » : finance, forme juridique universelle-
abstraite, etc. Lorsqu’ils personnifient ces
logiques a priori impersonnelles, ils ciblent,
historiquement, le judaïsme. Mais aujourd’hui,
précisément, on dit qu’il y aurait un Etat qui
serait « juif ». En plus de la finance
internationale, cet Etat pourra cristalliser,
implicitement ou explicitement, toutes les
réactions haineuses des populismes nationaux «
non-juifs ». Populismes nationaux qui ne
thématisent plus leur propre héritage colonial,
mais qui prétendent dénoncer un colonialisme «
éminent » en la présence de cet Etat dit « juif ».
L’Etat israélien, qui comme Etat particulier
moderne, s’insère nécessairement dans une
logique organiciste, invasive, et
tendanciellement totalitaire, finit néanmoins par
porter, absurdement, toute la responsabilité de la
forme nationale-étatique moderne. Toutes les
culpabilités sont déviées vers lui.
Arendt ne critiqua pas le « sionisme » pour
critiquer le « sionisme » : elle constata
simplement que ce projet, devenu projet
étatique, ne fit que s’insérer dans une dynamique
moderne plus globale, et plus ancienne,
dynamique qu’il s’agissait de questionner à
47
nouveau, en ses structures propres : la critique
du « sionisme », devenu idéologie, devient ici
critique d’une modernité désertique, dont les
structures territoriales sont à ce point clivées et
destructrices que, lorsqu’elles devraient rendre
possibles l’accueil et la sécurité de
communautés dévastées par un génocide, elles
finissent par mettre en place des dynamiques
spatiales et idéologiques qui leur font porter, de
façon immonde, la responsabilité d’un désastre
que l’on dira analogue à celui qu’elles viennent
de subir atrocement.
C’est en ce sens que la situation de l’Etat
israélien reste spécifique : non pas dans le sens,
donc, où le projet de cet Etat serait plus «
meurtrier » que celui d’un autre ; car en termes
d’atrocités meurtrières, qui touchent à chaque
fois des enfants ou civils instrumentalisés,
opérer des « différenciations morales » est plus
qu’indécent ; et car on peut donc rappeler, par
exemple, que l’Etat français, encore en 2015,
exportait pour 140 millions d’euros d’armes à
l’Arabie saoudite, laquelle décime le Yémen
aujourd’hui, et que sa situation de « puissance
économique majeure » dépend, aujourd’hui
encore, très largement, de son passé colonial (et
ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, au
sein de logiques transnationales destructrices «
solidaires »). La situation de l’Etat israélien est
48
spécifique plutôt dans le sens où, cette fois-ci, ce
sont des personnes qui ont subi extrêmement
violemment les ravages de la forme étatique-
nationale moderne, qui portent désormais la «
responsabilité » des destructions provoquées par
cette forme dissociatrice. Ces tensions plus
qu’horribles ne suscitent pas un souci de
compréhension complexe, mais encouragent
hélas, toujours plus, négativement, des haines,
stigmatisations, et des redoublements de la
violence, liés à des simplifications et inversions
absurdes.
Le développement d’une conception
organique d’une « identité » juive émerge avec
ce projet étatique. Ce qui était dynamique et
pluriel (certaines fidélités juives, ou reliées, en
devenir, transmettant parfois, par le dire et
l’écrire, les vertus d’un principe universel-
concret) tend à être figé et à être défini comme
une unité synthétique abstraite, à travers les
discours idéologiques qui accompagnent ce
projet. Mais ce qui arrive ici n’est pas
spécifiquement différent de ce qui arriva en
Allemagne dans sa relation à une Grèce antique
fantasmée ; ou en Italie, dans sa relation à une
Rome mythologique ; ou en France, dans sa
relation à un « roman national » idéalisé. Les
formes de discriminations induites par ces
abstractions varient, mais les exigences
49
identitaires, d’abord fonctionnelles, relèvent de
vecteurs analogues.
En outre, l’organicité dite « juive » fut
initialement pensée par les allemands,
précisément, qui définirent les premiers, dans
l’idéologie, certaines conditions nationales ou
internationales modernes (Luther, Fichte,
Schopenhauer, Kant, Hegel, Nietzche,
Heidegger, et même Marx, évoquent à leur
manière « le » « Juif », « sa » psychologie, « sa
» morale, « son » « projet » unifié abstraitement).
Ce qui se perpétue ici est tout sauf issu des
individus subissant ces assignations : il est le
projet de la métaphysique « nationale-allemande
» qui les aura assignés et exclus a priori.
Ainsi donc, critiquer, de façon cohérente,
un certain « sionisme » devenu idéologie, ce
n’est pas être, obsessionnellement « antisioniste
» :
ce n’est pas défendre, avec Trotski,
quelque universel-abstrait « positif »,
productiviste, au nom de « l’humanisme »
des Lumières « progressistes », pour
mieux nier la situation spéciale de
communautés juives, qui auront subi des
massacres durant l’histoire, et surtout
durant l’histoire moderne ;
50
ce n’est surtout pas instrumentaliser la
critique du « sionisme » pour développer
un antisémitisme meurtrier, à la manière
de l’Union Soviétique, assimilant « le » «
Juif », de façon paranoïaque, à la finance
mondiale, ou à un projet « capitaliste » de
domination mondiale ;
ce n’est pas non plus confondre la défense
des populations palestiniennes,
massacrées et colonisées par une
bureaucratie militaire impersonnelle
(représentant une « judéité » organique,
figée, qui n’existe pas dans la réalité
complexe et dynamique), avec la
nécessité de condamner « les juifs en
général », en supposant qu’ils seraient
nécessairement « solidaires », comme «
juifs », de ces massacres.
Critiquer le développement d’un certain «
sionisme » devenu idéologie, ce n’est, pas une
seule seconde, critiquer les personnes juives ou
israéliennes, civils très souvent blessés dans leur
mémoire, et à nouveau pris entre plusieurs
guerres ; ni opposer « deux cultures » «
organiques », qui seraient a priori antagonistes.
C’est critiquer, très généralement, un projet
moderne unidimensionnel, qui écrase celles et
ceux qu’il prétend « représenter » ou « défendre
» : soit un projet étatique-national, politico-
51
économique, moderne, qui, lorsqu’il développa
ses dérives meurtrières, qui sont toujours en son
germe, aura d’ailleurs pu mener à
l’extermination ignoble, amorale, des personnes
juives elles-mêmes, assignées dans ce « contexte
» à ce qui « menacerait » ces « nations », ces
productivismes, ces économies « réelles »
(assignées au « capital financier »).
Critiquer le « sionisme » devenu idéologie
selon une intention non séparatiste, c’est peut-
être aussi renouer avec certaines intentions du
Bund, par-delà les limites structurelles,
ouvriéristes ou historicistes, de cette fidélité : la
vocation messianico-politique, ici, n’excluait
pas une défense dynamique et mouvante des
personnes juives comme sujets politiques, un
ancrage territorial, ni une vocation
internationaliste, ni une projection universelle-
concrète, mais elle pouvait s'engager, en tant que
révolutionnaire, dans le projet d’une abolition
stricte de tout projet étatico-national capitaliste,
quel qu’il soit, et tel qu’il finit par mettre en
danger les individus qu’il est censé « représenter
» abstraitement, ou « défendre » formellement.
Les critiques « antisionistes »
incohérentes et inconséquentes d’aujourd’hui
ciblent obsessionnellement un Etat qui serait
plus « voyou », plus « raciste » que les autres,
52
alors qu’elles devraient, par cohérence,
s’engager plus largement dans une critique
radicale de toute forme-Etat moderne.
Un antisémitisme « antisioniste »,
aujourd’hui, prétend même défendre quelque «
nationalité » française, ou européenne, qui serait
« menacée » par ce « sionisme », de façon
totalement contradictoire, si l’on songe que la
critique radicale de tout colonialisme est d’abord
une critique radicale des Etats-nations de la «
vieille Europe ». L’antisémitisme « antisioniste
» qui prétend défendre quelque identité
organique « culturelle » « arabe » sombre dans
le même genre d’écueils. Alain Soral, qui se
rapproche depuis quelque temps de l’Etat iranien
meurtrier, développe ces deux formes
identitaires « antisionistes » (ou antisémites)
contradictoires et aberrantes, de façon haineuse
et criminelle.
4) Critiquer la forme nationale-étatique
moderne pour défendre les individus qu’elle
« représente », et qu’elle met ainsi en danger
La critique radicale d’un Etat moderne qui
prétend « représenter » une « culture », une «
nation », ou une « religion » essentialisées, doit
se formuler en considérant que ce sont les
53
individus assignés à cette « identité » abstraite
qui subissent finalement, de la façon la plus
violente, ce genre de projets étatiques. Ce sont
finalement ces assignations, ces
territorialisations instrumentalisant les civils,
pris entre plusieurs guerres, qui provoqueront
des meurtres désolants. Aujourd’hui, des
personnes israéliennes, civiles, seront tuées,
ainsi que des personnes juives, sur le sol
européen, essentiellement parce qu’elles sont
prises entre plusieurs assignations
contradictoires et réductrices.
Ecole toulousaine juive Ozar Hatorah, le
19 mars 2012. Musée juif de Bruxelles, le 24 mai
2014. Porte de Vincennes à Paris, le 9 janvier
2015.
Les meurtriers qui commettent ces gestes,
eux-mêmes instrumentalisés, produisent
l’amalgame « personnes juives concrètes =
bureaucratie militaire impersonnelle »,
amalgame qui est aussi celui que produit,
favorise, entretient, cette bureaucratie, et de
façon mensongère, puisqu’elle est, comme
structure fonctionnelle, dépourvue de
spécificités « culturelles » concrètes. De même,
de nouveaux meurtriers (ou les mêmes),
produiront l’amalgame « personnes vivant en
France = bureaucratie militaire française »,
54
amalgame qui est aussi celui qu’encourage,
produit, la bureaucratie fonctionnelle
« française », et qui provoquera, de même, des
spirales de vengeances désastreuses. Enfin,
d’autres meurtriers produiront l’amalgame
« personnes arabes = Daesh », amalgame qui
est aussi celui qu’encourage Daesh, pour mieux
entretenir une seule et même spirale
impersonnelle de la vengeance, qui abolit des
vies réelles et plurielles, non abstraites, au nom
de principes idéaux, cyniques, calculateurs, et
mensongers.
Protéger ces civils aujourd’hui, ce n’est en
rien défendre les « Etats » qui prétendent les «
représenter ». C’est bien plutôt dénoncer ces
fonctions médiatrices impersonnelles, vers
l’abolition d’une économie politique totalitaire,
mondiale, qu’elles perpétuent, au détriment des
êtres humains vivants, en chair et en os, qui sont
beaucoup plus que de simples « identités » figées
ou que de simples rouages abstraits, qui sont
beaucoup plus que de simples « pions » «
solidaires » de la machine étatique qui les «
représente » (ils ne font que survivre,
biologiquement parlant, à l’intérieur de ses
dispositifs biopolitiques : dimension
essentiellement négative, qui ne définit aucune «
solidarité » positive de principe, mais qui définit
55
bien plutôt une soumission de fait, face à
laquelle on se sent impuissant).
5) Toute dynamique guerrière ou meurtrière
entretient le désastre
Ces bureaucraties, ou logiques
impersonnelles, purement calculantes, dénuées
de toute caractéristique humaine concrète, ne
sauraient, bien sûr, à leur tour, être combattues
par la voie du meurtre. Ses hauts gestionnaires,
technocrates sans intentions conscientes,
remplaçables a priori, ne peuvent pas plus
constituer des « boucs émissaires », ou quelque
« ennemi commun » du « peuple », que toute
autre personne humaine, pour des raisons
éthiques de base, qui ne contredisent pas les
principes stratégiques, mais qui vont au contraire
dans leur sens. Leur insertion dans ce système,
en outre, sera aussi conditionnée, en dernière
instance, par une « survie augmentée », donc de
façon purement négative. Leurs responsabilités
seront divisées indéfiniment, en fonction d’une
quantité conséquente de « fonctionnaires »
faisant tourner « la machine ». Chaque « rouage
» de la gestion fonctionnelle bureaucratique
porte une responsabilité accablante, et n’en porte
56
plus aucune, en tant que « rouage ». Si les plus «
hautes fonctions » doivent être prioritairement
destituées, pour des raisons tactiques, c’est
pourtant une transformation en profondeur, et
générale, qu’il faut oser penser et préparer, ce
qui implique d’abord l’abolition des médiations
abstraites, institutionnelles, non-humaines, qui
s’intercalent entre les individus, où qu’ils se
trouvent. Ce sont des sabotages tactiques, des
blocages ciblés, des occupations stratégiques,
des expropriations du capital, des situations
inédites, déviant la violence vers les instruments
inertes de la destruction, pour mieux construire
les valeurs qualitatives et vraies d’un monde
plus souhaitable qui, progressivement ou
irruptivement, pourraient, à terme, permettre
peut-être, la suppression d’un désastre, que les
meurtres, quels qu’ils soient, ne font que
prolonger.
Une auto-défense appropriée, qui saura
s’adapter aux dispositifs punissant ces
sabotages, est à penser encore, et à développer
pratiquement.
1° L’arme de la critique ne remplacera jamais la
critique des armes.
2° La domination n'est pas un ensemble
d'individus concrets, mais un rapport social
57
entre des personnes, médiatisé par des images,
par des abstractions.
Ces deux principes élémentaires,
induisent aujourd’hui une stratégie de luttes non
meurtrière, ciblant des médiations abstraites
matérialisées dans des institutions, et non pas
immédiatement des individus « diaboliques » en
soi, qui auraient un total contrôle
méphistophélique sur tous les êtres.
6) Un certain « antisionisme » fétichiste,
confusionniste, et trop présent aujourd’hui
Ainsi, la critique du « sionisme » est
aujourd’hui, beaucoup trop souvent, une pseudo-
critique de l’Etat, qui se focalise sur une
dimension superficielle du désastre mondial, et
qui ramène une complexité effrayante à une
simplicité rassurante, mais bientôt haineuse. On
finira finalement par « jouer le jeu » de ceux
qu’on prétend dénoncer.
Certains se disant « antisionistes », issus
du PIR (Bouteldja, etc.), ou du pire (Dieudonné,
etc.), finiront par produire l’amalgame que
produisent les gestionnaires de logiques
58
meurtrières, et que produit déjà l’Etat qu’ils sont
censés « combattre » : ils s’insèrent finalement
dans la logique négative de cet Etat, et défendent
finalement son monde (« les juifs » = Etat « juif
» ; « les arabes » = Etats « arabes »). Surtout, ils
ne font finalement de ces conflits que des
prétextes, qu’ils instrumentalisent, pour
défendre d’autres intérêts, cette fois-ci nationaux
: certains intérêts équivoques à propos de la
question de la « guerre des mémoires » en
France, par exemple ; on dira que le souvenir de
la Shoah « s’opposerait » au souvenir des
colonisations, et on fera porter « aux juifs » (ou
au « lobby juif » fantasmé) la responsabilité des
formes racistes coloniales qui se perpétuent en
France, pour mieux ignorer que c’est tout un
système qui est structurellement raciste, et pour
mieux entretenir finalement ce racisme, en
constituant des écrans de fumée et des
confusions stigmatisantes. Ces amalgames et ces
instrumentalisations ont un résultat très précis :
les palestiniens eux-mêmes, n’étant plus que des
« symboles », des « prétextes », pour une « autre
guerre », qui ne les concerne en rien, sont
insérés, malgré eux, dans d’autres dynamiques
conflictuelles, par des gens qui pourraient même
se dire parfois « pro-palestiniens », ce qui
empêche toujours plus des aides extérieures
efficaces ou désintéressées, et ce qui n’empêche
pas la perpétuation d’une guerre, dont tous les
59
civils, palestiniens comme israéliens, puis arabes
comme juifs, sont finalement victimes, au
Moyen-Orient ou en Europe.
De fait, les personnes arabes elles-mêmes,
vivant sur le sol européen, subissant toujours
plus des réductions et racismes instrumentalisant
des questions géopolitiques qui les dépasse, ainsi
associées toujours plus à des idéologies
identitaires ou antisémites, par des idéologues
identitaires et antisémites qui parlent « en leur
nom », tendent à subir toujours plus
agressivement des discriminations
insupportables. La situation des personnes juives
est très analogue : les idéologues essentialistes
qui s’adressent « en leur nom » menacent
toujours plus leur intégrité physique, très
concrètement.
Puisque c’est une seule et même structure,
donc, qui favorise aujourd’hui racisme anti-
arabes (ou « anti-musulmans ») et antisémitisme,
soit celle qui « représente » et essentialise
formellement « juifs » et « arabes », au nom de
logiques abstraites, économiques et politiques,
désastreuses, il semble immédiatement évident
que c’est la fédération de ces individus en chair
et en os qui s’impose, et non leurs conflits. C’est
bien sûr tout le contraire qui est toujours plus
vrai, car c’est par la division de celles et ceux qui
60
ont intérêt à s’unir contre elle, que la gestion
impersonnelle de la désolation se perpétue, et
elle sait bien sûr employer tous les moyens
efficaces, spectaculaires, idéologiques, et
matériels, pour entretenir cette division réelle.
La structure idéologique et politique que
dévoile Bouteldja, donc, pour ne citer qu’un «
nom » visible actuellement (bientôt remplacé par
un autre), favorise très clairement le racisme
anti-arabes aujourd’hui, outre le fait qu’elle
favorise l’antisémitisme. Ici, l’inconséquence de
la polémiste (qui n’est qu’un prétexte), est à la
mesure des inconséquences du spectacle
médiatique, dont l’effectivité réelle est toujours
plus importante, mais dont le sentiment
d’irresponsabilité augmente toujours plus
également, proportionnellement.
Pour éviter de croire qu’une certaine façon
d’opposer « deux » « devoirs de mémoire » dits
« antagonistes » serait légitime, on songera
simplement aux réflexions de Frantz Fanon à
propos des similitudes (incluant certes des
mécanismes différents) entre le racisme colonial
et l’antisémitisme modernes. Il écrit, dans le
chapitre 4 de Peau noire masques blancs : «
L’antisémitisme me touche en pleine chair, je
m’émeus, une contestation effroyable m’anémie,
on me refuse la possibilité d’être homme. Je ne
61
puis me désolidariser du sort réservé à mon
frère. Chacun de mes actes engage l’homme.
Chacune de mes réticences chacune de mes
lâchetés manifeste l’homme ». Et Fanon évoque
alors, dans la foulée, la « culpabilité
métaphysique » de Jaspers, l’allemand.
Culpabilité qui évoque à la fois celle de celui qui
porte une « identité » de colon, et celle de celui
qui porte une « identité nationale » qui a soutenu
le « projet » d’extermination des juifs : « Il existe
entre les hommes, du fait qu’ils sont des
hommes, une solidarité en vertu de laquelle
chacun se trouve co-responsable de toute
injustice et de tout mal commis dans le monde,
et en particulier de crimes commis en sa
présence, ou sans qu’il les ignore. Si je n’ai pas
risqué ma vie pour empêcher l’assassinat
d’autres hommes, si je me suis tenu coi, je me
sens coupable en un sens qui ne peut être
compris de façon adéquate ni juridiquement, ni
politiquement, ni moralement… Que je vive
encore après que de telles choses se soient
passées pèse sur moi comme une culpabilité
inexpiable ». (Jaspers, La culpabilité
allemande,)
Avec ces remarques de Fanon, un homme
ayant lutté contre le racisme colonial, on
comprend à nouveau, aujourd’hui, que les «
devoirs de mémoire » tendent à ne plus être
62
mutuellement exclusifs : au contraire, occulter
l’un, c’est mutiler l’autre, et toutes les victimes
de ces génocides, finalement, subissent la même
occultation désastreuse. Avec ces remarques, les
manières dont les idéologies racistes,
antisémites, ou identitaires européennes
instrumentalisent les conflits au Moyen-Orient
pour traiter de sujets « nationaux » « européens
», tendent à perdre toute légitimité. Et les
situations conflictuelles peuvent apparaître à
nouveau dans leurs dimensions structurelles,
complexes, mais aussi spécifiques.
7) Une certaine « extrême gauche »
cloisonnée qui s’inscrit dans une dynamique
dangereuse
Le fétichisme d’un « antisionisme »
spectaculaire aura une autre source possible,
déjà évoquée : comme le montrent déjà les
discours des rouges-bruns, qui dévoilent l’écueil
de tout « antisionisme » obsessionnel
d’aujourd’hui (Soral, Alain de Benoist, Francis
Cousin, etc.), « l’antisionisme » peut finir par
s’associer à une critique tronquée du capitalisme
: à une critique de la finance mondiale, qui serait
63
intrinsèquement « juive » (idée d’un « complot
américano-sioniste »).
La paranoïa obsessionnelle autour de la
question de « l’antisionisme », totalement
fétichiste et spectaculaire, n’est pas étrangère à
la tentation de formuler une synthèse
dangereuse, qui pourrait bien émerger bientôt, si
on ne la prévient pas, au sein d’une certaine «
extrême gauche » hébétée : soit la synthèse qui
supposerait qu’il y aurait une « cohérence
d’ensemble », définissant les projets d’un Etat
dit « juif », d’une finance « juive », et d’une
culture « juive ». En effet, cette « extrême
gauche » se dit « antisioniste » de façon assez
manichéenne, critique la « finance » de façon
obsessionnelle, et la « culture hollywoodienne »
de façon binaire. Lorsque ces deux dernières
formes (finance et Hollywood) sembleront
devenir « juives » à leur tour, au sein de ces
esprits simplificateurs, dont les idéologies se
diffusent massivement, le pire est peut-être à
craindre…
C’est bien un certain trotskisme, mais
surtout un certain « socialisme réel » (ou un
capitalisme d’Etat), en Union Soviétique, qui
définirent un certain point de départ dangereux,
dans cette affaire, et dont les prolongements
64
contemporains devraient inquiéter,
légitimement.
Telle « extrême gauche » bourgeoise,
nihiliste et inconséquente, déjà, aura pu diffuser,
en toute sérénité, en 2011, l’idée selon laquelle
la critique de l’antisémitisme, définie comme «
paranoïaque », serait aujourd’hui inappropriée
(cf. Badiou, Hazan, L’antisémitisme partout).
Ces « post-marxistes » sans repères,
culturellement bourgeois jusqu’au bout des
ongles, qui n’hésitent pas à encourager la
politique de dictateurs sanguinaires (Mao, etc.),
pour épater la galerie, n’ont plus trop paradé à
propos de tels sujets, lors des trop nombreux
attentats antisémites qui ont eu lieu en Europe
après la parution de leur livre. Mais ils ne se sont
pas non plus rétractés, car tout s’oublie très vite,
aujourd’hui, au sein du flot des myriades de
« buzz », de scandales et de « news », ce qui
encourage un sentiment de déresponsabilisation
désastreux. S’ils apprenaient une seule seconde
à observer les structures destructrices à l’œuvre
au sein du capitalisme (qu’il soit libéral,
keynésien, national-socialiste, ou d’Etat,
stalinien ou autre), capitalisme qu’ils prétendent
pourtant connaître parfaitement, ils sauraient
que ce système impersonnel favorise
massivement, au fil de ses crises nécessaires et
cycliques, un antisémitisme structurel, à travers
65
la tendance moderne à personnifier une
catégorie abstraite (capital financier) qui
deviendrait « menaçante » pour les économies
« réelles » nationales, toujours plus populistes et
discriminantes. L’assignation de cette « judéité
en général » à la catégorie « Etat » n’est que la
perpétuation de cette tendance à personnifier
illégitimement l’impersonnel. Contrairement à
ce que pensent les Badiou ou autres clowns
médiatiques, ce n’est pas oublier d’autres formes
de racismes ou de discriminations meurtrières
que d’affirmer la nécessité de combattre cet
antisémitisme structurel comme capitalisme
national, mais c’est au contraire percevoir
encore mieux leur logique. C’est surtout
encourager des fédérations révolutionnaires, des
unions porteuses. Frantz Fanon nous le rappelle
avec pertinence.
Par ailleurs, le site de Soral, Egalité et
Réconciliation, est actuellement l’un des sites «
politiques » français qui a le plus de succès dans
le monde (environ 6 millions de pages vues par
mois aujourd’hui). Tout professeur de lycée
constate que de nombreux élèves, mal informés,
commencent à être séduits par ces sites de
propagande haineux, qui pratiquent la
démagogie, la confusion, et la dissimulation,
pour se massifier. Or, Soral n’est pas simplement
« antisémite ». Il republie Mein Kampf en
66
indiquant qu’il s’agirait là d’un document qui
pourrait encore donner des orientations «
intéressantes » au niveau « économique ». Il
soutient explicitement la politique économique
de l’Allemagne des années 1930, dans Rivarol[8].
Il se situe à un degré de précision, et d’abjection
impunie, maintenant maximal.
Nos « républicains » de gouvernement, «
humanistes » trop « préoccupés » par quelque «
islamisation » fantasmée de « la France » (ce qui
ne les empêche pas de faire du commerce
d’armes avec un Etat pratiquant un « islamisme
» absolument patriarcal et destructeur, l’Etat
saoudien), ou « préoccupés » par quelque « ultra-
gauche » dérisoire, mais criminalisée, laissent
bien tranquillement se propager, de façon
massivement visible, cette peste brune qui
rappelle des souvenirs atroces, dévoilant la
misère opportuniste et lamentable d’un tel
« humanisme » qu’ils brandissent
idéologiquement. C’est donc bien un homme
aussi explicite, Soral, prônant aussi clairement le
retour à des formes antisémites meurtrières, c’est
bien lui qui séduit une jeunesse toujours plus
nombreuse, et qui gère l’un des sites internet «
politiques » français les plus puissants du
moment. Son racisme de civilisateur « français
», bien sûr, comprend un racisme anti-arabes
structurel (en particulier anti-algériens),
67
indissociable de son antisémitisme, même s’il
doit, stratégiquement, être moins explicite sur ce
point, pour donner plus de « crédibilité » à ses
positions antisémites.
Badiou et Hazan, dès 2011, pouvaient et
devaient apercevoir ces résurgences plus
qu’inquiétantes, déjà très visibles. Leurs
discours pédants et vaniteux, d’une grande
laideur et d’une grande ignorance, qui souffle sur
les braises d’un feu dangereux, montrent une
totale absence de sens historique, politique. Ils
montrent une ignorance déconnectée de la
complexité sociale concrète, qui se situe hors des
mondanités élitistes puantes, « militantes » ou
universitaires. Mais aussi une ignorance de la
complexité d’une jeunesse qui sera parfois entre
les mains de manipulateurs haineux, jeunesse à
laquelle ils aiment pourtant tellement
« s’adresser », pour faire du « chiffre éditorial ».
L’invention du terme « philosémitisme »,
dans ce contexte, terme repris aujourd’hui ici ou
là, à l’extrême « gauche » ou « droite », s’insère
dans une matrice idéologique analogue : ces
écrans de fumée finissent par opérer la confusion
entre les formes anti-essentialistes, qui
défendent les personnes juives, arabes, etc.,
menacées par ces assignations, avec des
réappropriations essentialistes, avec un racisme
68
« inversé », pour mieux faire taire toute critique
complexe de phénomènes complexes. Dans la
mesure où ce peut être aussi un messianisme
téléologique heideggerien, nietzschéen, ou
dogmatiquement « marxiste », qui voudrait se
dire ici, l’oblitération d’un autre messianique
non téléologique (Benjamin, Spinoza) réaffirme
les illusions dangereuses du « Grand soir », de
l’insurrection romantique ou adolescente, ou de
la violence rédemptrice.
La vraie vie, d’Alain Badiou : dans cet
ouvrage pénible, un vieil homme dépassé, et
déconnecté, rabâchant des vieux discours
impensés, prétend pouvoir donner une leçon de
sagesse à « la » jeunesse, de façon assez
bouffonne, et sans cerner l’absurdité de sa
position. Car ce qu’il aura défendu, n’est que
mort, meurtre, échec cuisant, révolu et à
dépasser. Car il est lui-même du côté de ceux qui
maintiennent des tutelles, des écrans de fumée,
des idéologies, des relations de maîtrises et de
servitudes. Arendt, dans La crise de la culture,
critique radicalement cette démarche absurde de
l’adulte « révolutionnaire », qui a manqué sa
révolution devenue chose poussiéreuse et sans
avenir, sans intérêt, et qui empêchera la
nouveauté de l’enfance de se manifester
lorsqu’il voudra plaquer ses idéaux périmés sur
les désirs de cette jeunesse, jeunesse qui a encore
69
tout, et beaucoup mieux, à créer. S’il prenait en
considération cette jeunesse qu’il hypostasie,
Badiou éviterait de s’adresser à elle,
reconnaissant qu’une jeunesse libre à mieux à
faire que de lire les conseils d’un vieux radoteur
qui donne des leçons de vie, sans savoir renier
son soutien à un système massivement meurtrier
(maoïsme), et sans être capable de voir que de
nouvelles pestes brunes sont toujours plus
menaçantes, aujourd’hui.
Par chance, on aura oublié très vite de
telles « œuvres », culinaires, « dans l’esprit de
leur temps » (tout comme on oublie chaque objet
consommable, donc disparaissant dans la
consommation), mais cela n’empêche : dans un
monde où les mots tuent encore, leurs
positionnements ineptes et irresponsables sont
encore à dénoncer.
Alain Badiou, favorable à un capitalisme
d’Etat éventuellement meurtrier, favorable à une
hiérarchisation, donc à une division, donc à un
affaiblissement des luttes contre les
discriminations liées au capitalisme,
représentant éminent d’une élite culturelle
bourgeoise indigente, qui transmettra un
discours pseudo-critique dans ces sphères pour
mieux constituer des écrans de fumée : Alain
Badiou, triplement, l’idiot utile du capital.
70
8) Lutter contre le nationalisme étatique
Face à la réalité d’un désastre global, qui
entretient des situations tragiques locales, des
réponses qui ne sont pas globales restent
insuffisantes, même du point de vue des
situations locales, donc.
Des stratégies de sabotages de blocages,
d’expropriations ciblées des zones « productives
», ont été envisagées. Mais celles-ci se
développent toujours sur un territoire déterminé.
Néanmoins, dans une situation de solidarités
interétatiques transnationales, combattre un Etat,
c’est combattre tous les autres, indirectement.
Une première forme d’internationalisme se
pratique ainsi localement,
(inter)communalement, de façon conséquente.
L’internationalisme du Bund, qui n’exclut
pas un ancrage local dans les luttes, mais qui le
suppose au contraire, et qui impliqua
ponctuellement des alliances avec certains
sionistes progressistes, malgré un refus de
s’associer complètement à ce projet étatique,
indique déjà la mise en place d’un principe
71
universel-concret, dont l’échec tragique
n’interdit pas certaines fidélités, aujourd’hui.
La lutte contre la forme nationale-
étatique, en France, par exemple, cible d’abord,
de façon conséquente, l’Etat français travailliste,
capitaliste, raciste, antisémite, militaire, policier,
(néo)colonial (Etat français qui soutient
d’ailleurs toute autre forme étatique capitaliste).
C’est sur cette base que toute autre forme
d’impérialisme dans le monde peut être
combattue, de façon non fétichiste. Des
solidarités internationales émergent alors
éventuellement : mais un projet qui refuse les
assignations classistes, travaillistes,
nationalistes, organicistes ou essentialistes, ne
saurait s’associer à des projets meurtriers qui les
acceptent, et qui entretiennent des logiques de
militarisations ou d’étatisations de la misère.
Si un boycott se met en place, comme on
peut le voir aujourd’hui ici ou là, cibler une seule
« culture », ou un seul « Etat », en continuant à
consommer, par exemple, des produits
américains, français, allemands, etc., paraît
stratégiquement inepte, en termes d’efficacité et
de communication, et favorise des phénomènes
de personnifications racistes des formes globales
et impersonnelles de la domination. En outre, si
ce boycott ne s’associe pas à des luttes
72
prolétaires présentes au sein même des
structures productives visées, il pénalise
finalement, essentiellement, ces prolétaires, et
non directement les dirigeants ou gestionnaires,
qui peuvent aisément détourner les boycotts
(délocalisations, etc.).
Par ailleurs, dans la mesure où le conflit
au Moyen-Orient a fini par cristalliser toutes les
tensions tragiques de la forme nationale-étatiste
de la modernité, sa situation particulière incite à
plus de prudence : là où la régulation juridique «
progressiste », dans les formes étatiques de la «
vieille Europe », relève souvent d’un cynisme «
bourgeois » inacceptable, elle semble devenir ici
une médiation nécessaire, au sein d’une
configuration inextricable. Si l’on pose comme
condition de sortie de crise l’abolition de la
forme-Etat au niveau mondial, dans ce contexte
israélo-palestinien, on envisage très vite
l’ampleur de la tâche : et ne thématiser que
l’enjeu révolutionnaire, ici, serait occulter
dangereusement la voie « réaliste », qui consiste
à rendre la situation moins désastreuse, tant que
les formes juridiques capitalistes, dans le monde,
existent encore.
C’est ainsi que Moishe Postone, qui
propose par ailleurs, mais théoriquement, une
critique radicale de la forme-valeur, de la
73
structure marchande, et du travail, c’est-à-dire
de la forme juridique capitaliste, prône, en ce qui
concerne le cas israélo-palestinien, de façon
raisonnable et pragmatique, des politiques
« progressistes », ou progressives, et non
immédiatement une abolition pure et simple de
la forme nationale-étatique (irréaliste, en l’état
actuel des choses).
Arendt, quant à elle, en 1948, prit position
également de façon « progressiste » : elle prôna
un foyer national juif, qui ne devait pas être
sacrifié à « la pseudo-souveraineté d’un État juif
» ; une immigration en Palestine « limitée en
nombre et en temps » ; une « solide coopération
judéo-arabe », incarnée dans une auto-
administration locale reposant sur des conseils
municipaux communs. Elle préconisait une
organisation politique adaptée à cette situation
spéciale, et défendait finalement un projet
fédératif, contre le projet de l’Etat-nation.
Pierre Bouretz, en 2004, dans Raisons
politiques, qualifiera Arendt, ayant adopté des
positions à la fois pessimistes et « progressistes
», de « Cassandre aux pieds d’argile ». Il
questionne : « N’a-t-elle pas été tentée à sa
manière par ce qu’elle reprochait aux hommes
du Yishouv : « Fuir sur la lune, c’est-à-dire vers
une région qui échappe à la méchanceté du
74
monde » ? » Les faits donnent en effet raison à
Pierre Bouretz, mais n’annulent pas
nécessairement les espoirs arendtiens,
indépendamment de leur limitation historique.
Certes, si l’on prend en compte la forme
étatique-nationale au niveau global, et si l’on
indique l’ampleur considérable de la tâche, plus
qu’Arendt elle-même, notre pessimisme tend à
s’intensifier encore davantage. Mais
l’insuffisance des remises en cause de la forme
étatique depuis 1948, au sein d’un principe
internationaliste conséquent, explique aussi
peut-être des échecs qui étaient finalement
programmés, puisqu’ils dérivaient de
l’impossibilité de saisir les enjeux radicaux
induits par cette situation.
La visée internationaliste anti-étatique et
anticapitaliste peut paraître disproportionnée ou
trop ambitieuse ; mais elle a aussi le mérite de
poser des conditions strictes à l’émancipation
effective de tous et de toutes, et indique que le
fatalisme complet n’est pas de mise une fois que
les exigences les plus conséquentes ont été
posées, même si elles sont très radicales, et
impliquent des bouleversements considérables.
Dans le même temps, donc, où
s’affirmeraient, dans chaque pays, des luttes
radicales remettant en cause le projet national-
étatique moderne, en réponse aux tragédies que
75
ce projet encourage, historiquement, et jusqu’à
aujourd’hui, ces luttes pourraient s’engager, à
travers l’autocritique radicale des sociétés
modernes qu’elles portent, dans le soutien à la
destitution progressive des projets nationalistes
destructeurs se manifestant au Moyen-Orient. La
remise en cause radicale de la forme étatique,
dans « nos » pays où elle n’expose pas
systématiquement à la mort, exemplifierait la
remise en cause d’un projet moderne dont
souffrent aujourd’hui les palestiniens,
essentiellement, mais aussi les civils israéliens,
et favoriserait éventuellement des voies
régulatrices, dans ces zones sinistrées, moins
désastreuses. Cette forme de solidarité indirecte,
certes tout à fait insatisfaisante serait,
néanmoins, certainement moins pernicieuse que
l’instrumentalisation du conflit à des fins
identitaires.
9) Ouvertures messianiques, non
obsessionnelles, et non téléologiques
La situation de l’Etat israélien, au niveau
idéologique, repose aussi sur
l’instrumentalisation idéologique de certaines
notions « théologiques ». De même que les
idéologies gestionnaires de l’Etat-nation
76
français, ou de tout autre Etat-nation moderne,
instrumentalisent un « roman national » qui
comporte des éléments « culturels », « religieux
», « linguistiques », « historiques », de même, les
idéologies gestionnaires de « l’intégrité » du
jeune Etat israélien instrumentalisent certains
« textes sacrés » (ou sacralisés) pour définir des
identités organiques, et l’unité synthétique d’un
« peuple ».
Ces discours idéologiques ne sont pas
immédiatement déterminants, dans la mesure où
ce sont d’abord des nécessités sociales et
matérielles, fonctionnelles et économiques, qui
orientent les logiques destructives et invasives
étatiques-nationales. Mais ils viennent
consolider dangereusement ces logiques
aveugles, rétroactivement, pour leur donner une
apparence de « sens », pour les rendre plus
« acceptables » pour les « masses », si bien que
leur critique radicale doit se faire, dans un
deuxième temps, de façon rigoureuse et précise.
« Déconstruire » historiquement,
factuellement, cette idéologie, comme a essayé
de le faire l’historien Shlomo Sand, est une
démarche qui peut sembler vaine : en effet, une
idéologie ne cesse pas d’être agissante si l’on
démontre sa « fausseté », au niveau «
scientifique » ou factuel. Par exemple, il est
77
évident, pour presque tous les « français », que
les idéaux d’une révolution française devenue
mythe, concernant l’égalité et la liberté du «
peuple », sont aujourd’hui instrumentalisés, pour
favoriser les inégalités réelles et la soumission
réelle de la plupart, mais leur fonction
d’obnubilation demeure encore opérante.
Néanmoins, un autre type d’invalidation
de ces instrumentalisations, s’il reste encore
insuffisant, pourrait être néanmoins davantage
efficient. Il s’agirait d’accepter la « lettre » qui
est revendiquée par l’idéologie, par « charité »,
et par souci stratégique, mais d’indiquer que
l’esprit de cette lettre aurait été subverti par cette
idéologie. Et que cet esprit, dynamique, reposant
sur la transmission, l’échange, la rencontre, les
luttes concrètes, indique un souci de fédération,
d’émancipation, et non de séparation. La « lettre
» ayant été conservée apparemment au sein de
cette « stratégie rhétorique », si elle continue à
être dans la bouche des idéologues, pourrait être,
éventuellement, entendue de façon différente par
ceux et celles qu’ils assignent. Ce genre de «
prises de conscience », nécessaires mais non
suffisantes, dévoilerait néanmoins la possibilité
de recevoir différemment certaines « traditions »
que l’on respecte, et qui n’encouragent le repli,
la destruction, et la haine, essentiellement subie,
que lorsqu’elles sont subverties.
78
L’idée de « messianique » développée par
Walter Benjamin pourrait être conçue comme
une tentative critique allant dans ce sens : définie
comme lutte immanente, comme projection
toujours vive d’une visée immémoriale,
universelle-concrète, elle est aussi la réfutation
totale des messianismes téléologiques modernes
(Kant, Hegel, marxisme traditionnel) ; exigence
critique toujours renouvelée, elle s’insatisfait
toujours de ce qui est, pour mieux viser,
indéfiniment, potentiellement, ce qui devrait
être.
Arendt, dans le chapitre 2 de La crise de
la culture, réfutera également radicalement le
messianisme téléologique, ou « sécularisé » de
façon historiciste, qui annonce les phénomènes
totalitaires du XXème siècle (nazisme,
stalinisme). Son concept de « miracle », défini
comme événement non surnaturel, comme
surgissement ponctuel, au sein du monde naturel
ou humain, sans violation explicite de ses
« lois », de l’infiniment improbable, soit comme
acte politique au sens fort, donc, en ce qui
concerne le monde humain, complète
singulièrement le messianique de Walter
Benjamin : il est en effet également, de façon
originale, une réfutation de tout « Grand soir »,
et de tout système mécaniste de récompense «
79
finale » faisant des souffrances humaines
antérieures de purs « moyens » (réfutation d’une
« ruse » de l’Histoire ou de la Nature,
hypostasiées, qu'on retrouve chez Hegel ou
Kant).
A propos de quelque « peuple Juif » réifié,
Hegel aura dit ceci : « Pareillement, on peut dire
du peuple juif qu'il est ou a été le plus éprouvé,
parce qu'il se trouve immédiatement devant la
porte du salut ; ce qu'il devrait être en soi et pour
soi, cette essence active, il n'est pas conscience
de l'être, mais, il la pose au-delà de soi. »[9]
Et Arendt, réaffirmant une vocation plus
ancestrale du messianique, plus attentive
également aux textes « sacrés », réfutera
radicalement cette conception tardive,
nationaliste et allemande, du messianisme : « La
liberté n’est pas un cadeau, dit un vieux
proverbe sioniste toujours d’actualité. La liberté
n’est pas non plus une récompense pour les
souffrances que l’on endure », rappelle-t-elle
souvent.
Mais il s’agirait d’approfondir maintenant
une telle « situation » herméneutique et
politique, au sens fort.
80
Comme l’indique Coralie Camilli, dans Le
temps et la loi, le dialogue talmudique, par la
multiplicité des perspectives adoptées, dénonce
avec force l’illusion d’une signification
intrinsèque aux mots, qui serait transcendante et
immuable. C’est ce qu’exprime le Talmud lui-
même, rappelle-t-elle, au traité Baba Metsia : «
la Loi n’est plus au ciel », elle est désormais
soumise à nos usages interprétatifs.
« De même que pour Wittgenstein la
signification d’un certain type d’énoncé se
comprend d’après son usage ou son contexte,
car en soi, il est dépourvu de signification
(sinnlos) parce qu’il les contient tous
possiblement (ainsi de l’énoncé « je suis là » qui
ne se trouve être signifiant qu’en fonction du
contexte).[10] » (Camilli)
Cette indication inter-dit par principe,
traditionnellement, de définir de façon
dogmatique et définitive l’idée même de «
messianique ». C’est seulement à travers une
multiplicité de points de vue, historiques ou
biographiques, collectifs ou individuels, que le
sens de cette projection peut être envisagé, et
toujours de façon relative, temporaire. La visée
restauratrice du messianique, sa dimension de
fidélité et de mémoire, s’articule ainsi, sans
81
l’exclure, avec un élan utopique vers l’avenir, de
même que l’individuel et le collectif s’articulent
progressivement, au sein cette herméneutique en
devenir. En ce sens, la souplesse,
l’indétermination riche de sens des messianiques
arendtiens et benjaminiens semblent s’accorder
davantage à l’esprit de la lettre revendiquée, en
se fondant sur le refus de tout littéralisme
fallacieux, que le dit « sionisme » étatique
devenu idéologie, lequel prétend figer, réifier, ce
qui reste dynamique et vivant.
Camilli : « Nombre des apories et de
contradictions du messianisme trouvent
justement leur fondement et leur solution dans
cette thèse surprenante selon laquelle la forme
originaire de la loi n’est pas une proposition
signifiante, mais pour ainsi dire, un
commandement qui n’ordonne rien. »[11]
Mais le devenir du messianique nous
indique aussi des orientations structurelles, par-
delà son indétermination de principe. Au sens
large et souple, le messianique indique,
progressivement, que la fin des temps renvoie
aussi au début des jours, si bien que les deux
modèles messianiques, restaurateur et utopique,
semblent se rencontrer sur un plan plus ancien,
celui de la Création.
82
La Création est à la fois fidélité, mémoire,
répétition dans la remémoration de ce qui a
émergé, mais aussi, en tant que telle, elle permet
le surgissement du nouveau en tant que nouveau,
d’une brèche, qui vient briser des processus
déterminés et cycliques. Elle concilie le linéaire
et le circulaire, mais non pas sous une forme
spatialisée ou « sécularisée », mais bien plutôt,
au sein d’une éternité sans lieu, au sein d’une
durée intime, non spatialisée, dont l’épaisseur
indique l’ouverture. En tant que telle, elle
concerne un seul individu, à chaque fois, et c’est
pour cela qu’elle concerne aussi les collectifs.
Cette idée de création continuée,
finalement, est indissociable du Tsim-Tsoum :
Dieu, qui occupe d’abord tout l’être possible, se
contracte pour libérer un espace pour le monde
et l’homme. Ce dernier étant créé sur cette base,
est donc marqué par l’inachèvement, la quête.
L’interprétation du texte relève de cette
continuation d’une création originaire, et de
cette quête indéfinie, qui est bien une attente
sans atteinte (Benjamin). Ponctuellement surgit
ce qui oriente et donne sens à cette quête, peut-
être : un événement infiniment improbable, un «
miracle » sans violation des lois naturelles, qui
est à la fois répétition, fidélité, mémoire, et
83
projection, espoir. Qui n'est en rien dû au hasard,
donc, et n'engage nul quiétisme passif, bien au
contraire.
L’incapacité à « déterminer » cette quête
précisément repose sur l’essence de cette quête :
comme elle est quête herméneutique, elle
suppose elle-même une multiplicité
d’interprétations, soit la progression du devenir
de cet éternel qui est visé, puis différé,
indéfiniment.
Mais on peut néanmoins déterminer ce
que n’est pas ce messianique : il n’est pas un «
projet » univoque, qui pourrait se formuler en
termes de « légalités » positives, fixes,
historiques ou juridiques. Le messianique ne
peut être ces sécularisations téléologiques du
XXème siècle, « positives » ou meurtrières,
fanatiques et extatiques. Il ne comprend pas les
phénomènes de « masses », de
concentration/atomisation, puisqu’il ressemble à
une vocation indicible, intime, qui devient un
message sans destinataire, excluant toute
hypostase totalisante et toute « communication
» explicite et définitive. Il enveloppe des
individualités, résolues et absorbées, fédérées,
singulières et plurielles.
84
Ce messianique ressemble donc bien à la
« messianicité sans messianisme » dont parlait
Derrida, s’il est vrai que le dit « messianisme »
s’inversa en fixation idéologique, au sein de
notre modernité. Il n’est pas utopique, au sens où
il serait une projection téléologique fixe et
littérale, mais il le devient peut-être au sens où il
est atopique, et peut advenir à chaque instant,
pour aussitôt disparaître (miracle arendtien,
comme émergence ponctuelle).
Ce messianique n’a rien du millénarisme
« New age » individualiste, dépolitisé, libéral,
confus et superstitieux : articulant la mémoire
collective et l’exigence des individus devant
l’éternel, sa profondeur morale n’exclut pas sa
vocation politique, mais la suppose.
Ce messianique « talmudique », à dire
vrai, aura été constamment confondu, dans notre
modernité, avec la sécularisation du
christianisme, et en particulier d’un certain «
protestantisme », essentialisant quelque « travail
» transhistorique, défini comme « valeur » en soi
(cf. Weber). La société marchande, indissociable
de dynamiques « démocratiques » abstraites,
incarne cette sécularisation moderne de «
85
l’Homme » abstrait « chrétien » (comme Marx
l’observe déjà dans le chapitre 1 du Capital,
lorsqu’il évoque le fétichisme de la
marchandise). Mais elle est aussi la trahison
d’une visée messianique moins déterminée, qui
hante également tout christianisme plus «
primitif ».
Kant déjà ouvre une voie, qui se révèle
être dangereuse et dogmatique a posteriori, et
non plus « critique » : la « Nature » aurait un «
dessein », un « projet final », pour « l’Homme »,
soit l’actualisation pleine de sa faculté
rationnelle/raisonnable, ou quelque « tout moral
», et utiliserait pour ce faire l’antagonisme entre
les individus, quelque « insociable sociabilité »,
favorisant un développement progressif du droit
et de l’obéissance à la loi (Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique).
Hegel développe plus précisément la
dimension historique, téléologique, de ce
messianisme sécularisé moderne : le
développement linéaire traduit ici une visée de
réconciliation finale, dialectique, mais il exclut
l’éternel qui viendrait se nicher, partout et nulle
part, dans la durée, car le dépassement qu’il
opère se fonde aussi sur un oubli irréversible
86
(Aufhebung comme suppression dans la
conservation).
Nietzsche développe la dimension de
remémoration messianique, à travers un concept
d’éternel retour du même quelque peu rénové :
mais ici encore, la faculté d’oubli «
aristocratique », qui doit accompagner ce retour,
exclut de cette éternité statique, dogmatique,
spatialisée, le passage d’un temps souvenu,
effectivement fidèle, sans clôture.
Hegel évoque finalement, aujourd’hui,
plus que la possibilité d’une « réconciliation
universelle », la dialectique négative capitaliste
(A-M-A’, A’-M-A’’, etc.)… Et le mécanisme du
« retour » nietzschéen évoque, a posteriori, plus
qu’un « grand oui » à la vie, la production
industrielle sérielle, standardisée. Tous deux
deviennent particulièrement insupportables,
après les désastres totalitaires du XXème siècle.
Et ils l’étaient déjà, de toute façon, en leur temps,
qui avait déjà vu advenir les ravages des
colonisations et d’une économie
structurellement patriarcale. Le XXème siècle,
en outre, aura illustré horriblement la face
« destructrice » et idéologique de ces
sécularisations, comme l’indique très bien
Arendt dans le chapitre 4 du Système totalitaire
87
(l’idéologie totalitaire est immédiatement liée à
un historicisme téléologique, ou cyclique,
externe ou interne).
Soit dit en passant, ce sera ici, dans les
deux cas, plus un héritage grec antique, païen et
fétichiste, aristocratique, qui sera la référence,
implicite ou explicite, que le messianique
talmudique initial, au sens strict. Cette
métaphysique allemande, fascinée par l’héritage
grec, dévoile toutes ses tensions dans le geste
mystique heideggerien, national-socialiste,
ésotérique et morbide, de façon tragique.
A ces déterminations dogmatiques et
idéologiques modernes, on pourrait opposer le
fait, à la suite de Benjamin ou d’Arendt, mais
aussi de Coralie Camilli, que le messianique
comme « indétermination » sémantique,
n’habite pas nécessairement l’éternité de ce qui
demeure à jamais. Comme attente sans atteinte,
comme messianique benjaminien, il est d’abord
mémoire des opprimés, et tension vers une
société sans classe, vers un « état d’exception »,
qui demeure toujours différé, qui ne peut devenir
« positivement » état définitif et « stable ».
Comme « miracle » non surnaturel, au sens
arendtien, comme émergence, libre et politique,
de l’infiniment improbable, au sein de processus
88
cycliques, il est le surgissement du nouveau en
tant que nouveau, du linéaire, mais précisément
en tant qu’il sait s’appuyer sur une fidélité, sur
une remémoration profonde. Il est à la fois
création continuelle de l’absolument nouveau, et
enracinement dans une mémoire millénaire : la
création sera d’autant plus libre et gracieuse que
la mémoire sera plus profonde, si bien que la
durée intime de ce messianique ressemble plus à
la durée pure qui aura été pensée par Bergson
qu’à la durée causale, productive, ou mécanique,
spatialisée, des « messianismes » téléologiques
ou obsessionnels modernes, marqués par l’oubli
défini comme « vertu », ou par le « dépassement
» oublieux.
Dans cette perspective, Camilli indique
qu’un messianique non dogmatique, non figé,
qui saurait s’adapter à ces exigences, qui saurait
articuler répétition et devenir de l’intime,
mémoire et projection, devient un messianique
de l’éphémère : la durée messianique peut
advenir (et l’on s’en rend compte, d’ailleurs,
souvent, après coup), pour disparaître à
nouveau. Elle hante chaque possibilité et chaque
acte, individuel et collectif. Comme résolution
qui marche au-devant de chaque mort propre,
elle devient aussi révolution, si les vocations
fidèles s’associent pour faire cesser un désastre
89
remémoré. Mais une révolution « messianique »
n’indique plus une « réconciliation finale », car
elle finit, comme émergence infiniment
improbable, comme « miracle », par produire
des processus bientôt circulaires, banalisés,
prévisibles.
Si l’on se tourne maintenant vers Spinoza,
qui n’aura pas « sécularisé » la dite « pensée
juive », mais qui l’aura dotée d’une
métaphysique conséquente du temps, on devine
que cet éphémère est finalement la disponibilité
indéfinie de l’éternel dans chaque acte, la
réconciliation non extatique du devenir et de
l’être-à-jamais. L’éternel est une possibilité
constante de chaque moment de la durée des
êtres finis, dans la mesure où il y a de l’amour et
de la joie en eux. L’absence de « réconciliation
finale », au profit d’un messianique éphémère,
devient finalement la meilleure des nouvelles, et
non pas l’affirmation du désespoir : car la
possibilité constante du « salut », avec Spinoza,
implique que ne seront pas simplement « sauvés
» les individus de la « fin des temps », mais que
chacun, chacune, tend à l’être, pour autant qu’il
y a un désir de vie, d’amour, de résistance, de
lutte, et de connaissance en lui, en elle.
90
A la lumière de ces propositions, on verra
plusieurs choses :
Nul projet national-étatique moderne,
étant donné la structure téléologique,
oublieuse, obsessionnelle, de toute
idéologie nationale-étatique, ne saurait
traduire le « messianique » ici (in)défini,
sans le trahir.
L’antisémitisme fétichiste, spectaculaire,
qui prétend identifier au sein de
« l’abstraction » du monde marchand
quelque « esprit juif » à « abolir »,
confond le messianique au sens strict,
avec un messianisme moderne, lui-même
antisémite, qui repose d’abord sur la
sécularisation d’un certain protestantisme,
mais aussi sur la référence au paganisme
grec antique, dont le fétichisme idolâtre
est le strict contraire de la vocation
abrahamique anti-fétichiste.
Qui n’aperçoit pas que ces confusions et
amalgames fétichistes produisent un
antisémitisme structurel, encore
aujourd’hui, au sein de notre modernité,
est inepte et coupable (Hazan, Badiou,
etc.).
91
Une vocation messianique au sens strict,
aujourd’hui, qui concerne donc une
singularité intime et une universalité
concrète, pourrait dénoncer toute tentative
d’étatiser une « identité messianique », de
même qu’elle dénoncerait tous les
amalgames, encore très courants,
favorisant l’antisémitisme.
La critique formulée par le Bund « contre
» le sionisme, puis celle formulée par
Arendt, ainsi que la position complexe de
Postone, par-delà leurs limites
respectives, dessinent éventuellement les
contours d’une critique globale de toute
logique étatique à l’ère moderne ;
confronter ces critiques, politiques au sens
large, de l’idéologie, à un point de vue qui
oppose « messianisme organique et
nationaliste » et messianique comme
éphémère indéterminé, attente sans
atteinte, engage une critique plus globale
et plus totalisante des idéologies actuelles
de la destruction.
C’est finalement la question des devoirs
de mémoire qui pourrait concentrer,
aujourd’hui, des exigences radicales : la
prise en considération des désastres du
passé, coloniaux et génocidaires, qui
n’oppose plus les victimes de ces
92
désastres entre elles, mais qui vise une
fédération des mémoires, implique
potentiellement, indéfiniment, un souci
toujours plus impérieux de ne plus jamais
reproduire le pire (jusqu’à entraîner des
exigences politiques radicales,
révolutionnaires, très conséquentes).
Praxis révolutionnaire et mémoire
profonde, ici, ne s’opposent plus, et se
concilient au contraire dans la résolution,
même si l’achèvement lui-même, comme
interruption, n’est plus définitif : il n’a
plus à l’être, de toute façon, puisqu’avec
Spinoza, comme on l’a vu, sa dimension
éphémère n’exclut plus son éternité.
Concernant ce devoir de mémoire, on
pourra dévoiler finalement une aberration
scandaleuse de notre modernité : les
exterminations totalitaires du XXème
siècle, mais aussi, parfois, les
colonisations passées, sont rejetées avec
horreur, par certains de nos « humanistes
» libéraux, gestionnaires ou dirigeants des
secteurs spécialisés de « l’économie » ou
de « la politique », comme crimes absolus
à ne plus jamais reproduire. Mais si la
relation entre ces phénomènes meurtriers
et l’économie politique de notre
modernité, étatique et capitaliste, est très
explicitement montrée (et cela n’est pas
93
difficile), alors les « humanistes » qui
diaboliseront aujourd’hui par exemple le
nazisme, mais qui tenteront de défendre
les principes universels-abstraits de cette
économie politique, seront dans la pure et
simple contradiction. Le devoir de
mémoire conséquent, qui comprend que
les horreurs meurtrières passées
(colonisations, nazisme, stalinisme,
maoïsme, etc.) ne sont pas des exceptions,
des brèches désastreuses au sein de la
modernité capitaliste, mais traduisent au
contraire tout le potentiel destructeur de
ce système, et tendent à se reproduire,
sous des formes barbares nouvelles, tant
que ce système perdure, ce devoir de
mémoire devient non plus une idéologie
rendant plus souhaitables « nos »
totalitarismes « soft », mais un principe
pour l’action révolutionnaire venant
abolir ces totalitarismes contemporains.
Dire « plus jamais ça », aujourd’hui, «
plus jamais les camps et les génocides »,
ce n’est pas dire, si l’on est conséquent : «
aménageons un droit universel-abstrait
cosmopolitique pour réguler le désastre
global, et retarder l’échéance des
massacres » ; mais c’est dire : « abolissons
les catégories matériellement agissantes
que sont l’Etat-nation, la valeur, la
94
marchandise, l’argent, le travail abstrait,
l’économie politique, au profit d’un
principe plus créatif et égalitaire, pour que
les conditions modernes de possibilité de
la désolation absolue soient elles-mêmes
totalement abolies ». Au sein de ce
principe de création du nouveau comme
nouveau, émergent et « miraculeux », au
sens politique, arendtien, ce n’est pas
l’oubli des défaites, des victimes de
l’histoire, ou le dépassement dialectique
oublieux, qui s’affirmeront : c’est au
contraire la mémoire qui demeure auprès
de ces désastres, qui favorisera l’action
résolue et révolutionnaire. La révolution
n’est donc plus vengeance meurtrière ni
table rase ici, mais elle est indissociable
d’un souci de réparation, de soin, de prise
en charge des mémoires blessées, et des
vécus abolis ou mutilés. Soit
reconnaissances, prises de conscience
autonomes au sens strict, avec tout ce
qu’elles impliquent, pratiquement parlant.
95
10) L'abrahamisme face aux Etats-nations
modernes
La singularité complexe du messianique
juif tend à se combiner à une universalité
concrète, qui doit pouvoir concerner finalement
tous les individus vivants ayant reçu un certain
« héritage ».
En insistant maintenant sur un fondement
commun, Abraham, on finira par développer la
dimension singulière en dimension plus
universelle.
Abraham est le nom d’un développement
qui ne s’arrête peut-être pas au judaïsme, mais
qui se prolonge dans un certain religare devenu
chrétien, musulman, ou parfois émancipateur. Et
il est peut-être lui-même le prolongement d’une
fidélité plus ancienne (« animiste » au sens
large).
On pourrait considérer que la « fondation
», « l’autorité » que cherchait Arendt, comme
fondement « traditionnel » auquel pourrait
s’associer les mémoires pour créer la nouveauté
miraculeuse, politique ou éthique, n’était la
pseudo-démocratie antique grecque que
superficiellement, voire fallacieusement, et
96
demeurait fondamentalement abrahamique. De
nombreuses tensions tragiques pourraient
disparaître si l’on cessait d’avoir pour « modèle
» politique un paganisme aristocratique grec, qui
viole nécessairement les exigences singulières-
plurielles d’un religare affirmant la sacralité des
vies libres et égales entre elles, et ce contre tout
fétichisme destructeur. Ceci se ferait contre un
certaine « lettre » fossilisée et impensée
d’Arendt : pour Arendt.
Ainsi, il semble bien que,
souterrainement, la vocation abrahamique n’a
rien de « national », ne vise pas un « territoire »
avec des « frontières ». La frontière entre les
hommes, ce spectre invisible qui sépare les
hommes, c’est bien l’idole, la statuette,
qu’Abraham fracasse devant son père, contre le
monde clivé, fétichiste, païen, de son père [12].
Plus largement, si le geste anti-idolâtre,
fondateur, d’Abraham, est un geste anti-
fétichiste, et si la marchandise moderne, dotée
d'une « valeur » fantastique et obnubilante, est
un fétiche, un totem « sécularisé », alors une
vocation abrahamique moderne possible
dénonce toutes les frontières, toutes les
dissociations, toutes les inégalités, répressions
du vivant, induites par la structure marchande.
Jérusalem ou Sion, ou tout autre mot employé
par d’autres individus pour désigner un projet
97
analogue, n’est peut-être pas un endroit «
localisable » positivement, mais reste peut-être
l’idée, encore très vivante, en devenir, d’une
certaine vie émancipée sur terre pour toutes et
tous les esclaves ou exploité-e-s du monde,
exploité-e-s s’étant « élu-e-s » eux-mêmes, elles-
mêmes, car comprenant la vocation de tout
esclavage, qui est la libération de tous et de
toutes, concrètement et universellement
(Abraham ici pourra devenir, selon une
herméneutique « ouverte », un « type
d’individus », qui renvoie à toutes les figures
émancipatrices du monde, et le mot « juif »
pourra devenir aussi le mot « musulman », «
chrétien », « bouddhiste », « animiste », puis
aujourd’hui « prolétaire », « anticapitaliste »,
« féministe », « anticolonialiste », etc.).
Mais précisément, pour ne pas produire la
violence symbolique, voire réelle, qui
consisterait, en tant qu’esclaves ayant une
vocation universelle, à s’arroger toute
l’humanité possible, violence désastreuse pour
tout projet politique-relié d’émancipation, les
individus juifs portant cette fidélité purent
considérer qu’ils n’étaient qu’un ensemble
singulier. En ne disant pas qu’ils étaient toute
l’humanité en étant juifs, mais simplement un
ensemble d’individus qui s’était parfois désigné,
élu lui-même (comme tout ensemble d’individus
98
aspirant à la liberté aime à le faire), certains
penseurs éthiques et politiques juifs voulurent
certainement éviter tout totalitarisme
dissociateur fondé sur un universel-abstrait.
Appliquée à l’analyse d’un patriarcat
religieux tendanciel, aujourd’hui tout à fait
insupportable, cette remarque signifierait que
Sarah, la compagne d'Abraham, serait restée
fidèle au geste abrahamique anti-fétichiste, et à
la singularité plurielle juive initiale, si elle avait
tenté, de façon conséquente, d’abolir la parole
patriarcale fétichisée, du « mari » ou du « père »,
niant l’humanité du « féminin ».
Quoi qu’il en soit, l’attitude éthique et
stratégique messianique ici considérée, qui est le
contraire du racisme, mais aussi du «
différentialisme » (cf. Alain de Benoist, etc.),
puisqu’elle suppose modestie de principe,
réfutation de tout « colonialisme » idéologique
ou réel, mais aussi et surtout transmission,
échange messianique, qui transforme le singulier
en pluriel, tend à être subvertie au sein d’une
modernité qui tend à représenter
systématiquement les personnes exterminées,
après le désastre, à travers un principe universel-
abstrait, mis au service de l’extermination
d’autres personnes.
99
Pourtant, une telle attitude pourrait
inspirer encore d’autres vocations, intimes ou
collectives, d’émancipation, éphémères en tant
que peut-être un jour plus durables, voire les «
réajuster » : pour limiter la prétention d’un
prosélytisme impensé, par exemple, ou pour
limiter toute fétichisation des assignations que
subissent les personnes dominées.
La « religion abrahamique » (ou
« sarahique », également) n’est rien d’autre
qu’un religare plus général, qui émerge de façon
singulière, mais sans trahison d’un élan plus
ancien ; soit la perpétuation du religare qui
affirme l’animation et l’incarnation de l’être,
qu’il suppose une stricte immanence, ou une
transcendance indicible et absente, au sein de ce
qui est visible. C’est bien pour respecter celui
qu’on a appelé « Dieu » qu’il ne faut pas
idolâtrer les fétiches, les totems, les statuettes.
Les chrétiens tout comme les musulmans
affirment constamment cette nécessité à leur
tour. Mais « Dieu », quand son autorité
transcendante devient celle des dominants
humains, masculins, patriarcaux, lorsqu’il
devient lui-même un fétiche justifiant les pires
sacrifices, s’abolit en tant que tel, et doit devenir
la vie même, ou plutôt les vies réifiées, qui ne se
100
« transcendent » elles-mêmes que dans la mesure
où elles s’émancipent, en tant qu’immanentes
(cet athéisme révolutionnaire, qui interprète
différemment l’idée de transcendance, prolonge
un abrahamisme souterrain, et ne le subvertit pas
totalement). Ici, la singularité messianique,
d’abord juive, accède potentiellement à une
universalité complète, très concrète, et plus
révolutionnaire que jamais (sans considération
bassement « historiciste », toutefois). Le paradis
supraterrestre, parfois chrétien, ou musulman,
devient une interprétation : il devient l’éternel
qui peut s’intégrer, ponctuellement, au sein de
chaque vie terrestre, pour autant qu’il y a
résolution et mémoire en elle.
Quoi qu’il en soit, il pourrait être visible
aujourd’hui que pour ce « Dieu » s’étant aboli
lui-même, c’est-à-dire pour les vies réifiées en
tant qu’elles se dépassent, se surpassent, se
transcendent, s’émancipent, toutes les religions
abrahamiques pourraient tendre aujourd’hui vers
l’abolition des fétiches, des objets qui dominent
les êtres sensibles et conscients. Et ce « Dieu »,
comme hypostase, cesse peut-être d’être un
commandement, une injonction ou un jugement,
mais finit par disparaître, au profit de ses
créateurs humains, s’ils sont un jour satisfaits de
leur libération.
101
Mais la question d’un Etat-nation
moderne qui se dirait « sioniste » aujourd’hui,
comme on le voit, soulève une question
beaucoup plus générale et structurelle : si un
abrahamisme messianique hante tout
monothéisme, encore aujourd’hui, on doit dire
que les notions d’Etats capitalistes juifs,
chrétiens, musulmans, restent trois oxymores,
trois aberrations impossibles. Trois oxymores
qu’il s’agirait donc d’abolir, au profit de ce qui
n’est ni capitaliste, ni étatique, et qui est le contraire de tout cela.
Dans cette mesure, bien sûr, tout ce qui
s’organise, aujourd’hui, en termes d’institutions
religieuses figées, accompagnant ces
dominations, trahit ces intentions archaïques
possibles, puisqu’elles abolissent leur ouverture,
leur plénitude, et leur dimension dynamique,
leur devenir progressif. Tout ce qui se dit, de
façon visible, « religieux », aujourd’hui, serait
bien sûr à combattre, mais au nom précisément
d’un religare plus primordial (s’il peut encore
exister).
Ainsi, il serait peut-être catégorique,
simpliste, d’accuser le dit « christianisme » en
102
tant que tel, protestant ou autre, en désignant des
phénomènes d’instrumentalisations modernes
du religare. Que ce religare n’existe pas de façon
visible, ou « publique », en effet, ne signifie pas
qu’il a été totalement aboli, et toute vocation «
nazaréenne », anarchiste au sens strict, n’est pas
nécessairement étouffée, à travers ces inversions
et subversions.
Ces remarques vont dans le sens des
exigences d’un Michel Henry, qui aura pensé le
religare dans sa relation à un anticapitalisme
strict. Contre toute critique tronquée, «
positiviste » et manichéenne, de « la religion »
hypostasiée. Mais contre toute institution
religieuse totalitaire, également, bousillant toute
possibilité d’émancipation.
Quoi qu’il en soit, lorsque les religions
abrahamiques sont instrumentalisées pour
organiser la domination, un phénomène
d’inversion horrible s’opère : dans « l’esprit
abrahamique », apparemment, des idoles sont
certes encore brisées. Mais ces « objets » que
l’on brise, éparpille, disloque, anéantit,
deviennent, entre les mains des dominateurs
inconscients et inconséquents, en fait, les
individus soumis eux-mêmes, qui auront « osé »
prétendre avoir une « valeur » irréductible.
Tandis que les « sujets » que l’on protège,
103
soigne, dont on veut préserver la « dignité »
intrinsèque, ce sont les choses elles-mêmes,
inertes et inanimées, marchandisées ou
fétichisées, qui détruisent les humains à petit feu,
et finalement, qui détruisent même ceux qui
orchestrent cette destruction (car ils finissent
eux-mêmes par se considérer comme des «
objets » nuisibles pour les « sujets-choses », et
devront s’abolir à leur profit : pulsion suicidaire
de tout dominateur fétichiste, s’il est humain).
Un Etat capitaliste juif, chrétien,
musulman, animiste, féministe, antiraciste, etc. :
c’est Abraham qui tuerait son père pour
protéger les idoles de son père, au lieu de briser
les idoles pour protéger son père des idoles.
C’est aussi Sarah qui continue à se taire, et
trahit Abraham, en ne luttant pas contre sa parole patriarcale fétichisée.
Abraham a fâché son père, mais il l’a
aussi sauvé. Mieux vaut mécontenter son père
que de le tuer, que de tuer son père en vertu
même du délire qui est celui de son monde
archaïque (fétichisme ou idolâtrie qui abolissent la vie et son mouvement).
De même, mieux vaut s’opposer à
Abraham qui se trahit lui-même, que de le trahir
vraiment, que de rester « sa » femme, soumise à
« ses » injonctions dominatrices.
104
Appendice : élargissement herméneutique
« À la question : peut-on réduire le
judaïsme à un principe essentiel, je réponds sans
hésiter : mais bien sûr ! La mission du peuple
juif est de réconcilier les deux premiers frères,
Caïn et Abel, dont la lutte fratricide se répètera
dans toute l’histoire chez leurs descendants
respectifs, ceux de Caïn l’agriculteur, et ceux
d’Abel le berger, c’est-à-dire les sédentaires et les nomades. »
Claude Riveline, « Réconcilier Caïn et
Abel »
Le nomadisme d’Abraham, ou l’Exode
dans le désert, est un refus de la « territorialité »
symbolisée par Caïn : soit le refus d’un monde
fétichisant les frontières, les médiations
conventionnelles, les idoles, les statuettes. Mais
la quête d’un ancrage mondain, que suppose
l’Exode, est aussi la fin du voyage dans le désert,
et le dépassement d’Abel. L’habitat espéré, qui
se trouve, indéfiniment, au seuil de ce
dépassement dialectique, sera la réconciliation
des deux premiers frères. Mais elle ne pourra
s’accomplir « parfaitement », sans quoi la
frontière, ou l’errance désolée, finiront par
105
s’imposer strictement, de telle sorte que la visée
messianique, comme attente sans atteinte, aura
été subvertie. C’est au sein de cette dynamique
indéfinie que l’abrahamisme, ou le
« sarahisme », ou le religare en devenir(s),
s’opposera toujours plus à la forme « nationale »
figée et clivée.
11) Perspectives plurielles
Posons maintenant une simple question,
pragmatique : si certaines personnes dont vous
prétendez (superficiellement) être « l’ami » ou le
« protecteur », mais qui viennent de subir, à
cause de votre inconséquence ou de votre
manque d’attention, une catastrophe horrible,
une abolition pure et simple de tout leur être, qui
les ont aussi privées de « chez-soi », vous
demandent ensuite, une fois que la tempête est
passée, un accueil, un soin, une prise en charge
à la mesure de l’horreur qu’elles viennent de
souffrir, et que vous leur dites que vous n’êtes
absolument pas capable de les héberger chez
106
vous, que vous n’en avez ni l’envie ni le projet,
mais que vous leur proposez en revanche de leur
« libérer » un espace dans un endroit lointain, qui
aurait une certaine consonance mythologique
pour elles, mais qu’elles avaient peut-être oublié
en tant que « quête », qui les ramène à leur
dimension « identitaire », figée, contre leur
fidélité dynamique, également, et où d’autres
personnes habitent déjà et ont déjà de grandes
difficultés et de grandes souffrances, passées et
présentes, pourra-t-on vraiment dire que vous
êtes un réel « ami », un « protecteur » sincère ?
Un ami comme cela, on l’appelle, dans la vraie
vie : un indifférent, un lâche, un salaud. Et s’il a
l’obscénité de prendre des poses « humanistes »
et de se dire très « concerné » par la paix et le
confort de ses « amis », on dira qu’il est en outre
un hypocrite abject, qui se débarrasserait d’un
« poids » jugé « encombrant » sans délicatesse
et sans considération, en voulant en plus qu’on
le prenne pour un « sauveur », glorieux et
attentionné.
Aujourd’hui, les personnes juives se
sentent toujours plus menacées, voire traquées,
dans les pays occidentaux. Tous ces « keynésiens
» « de gauche », qui voudraient « réguler » « la
finance », « épurer » « la dette », et tous ces
rouges-bruns antisémites qui récupèrent cette
critique tronquée et populiste, nationale-
107
socialiste, du capitalisme, doivent les effrayer
plus que jamais, car cela fait à peine 70 ans
qu’elles ont subi une horreur sans nom suite à la
montée, dans les années 1930 en Europe, de ce
genre de thèmes, tendancieux ou abjects.
Certains individus fanatisés par des gourous
capitalistes dits « islamistes », mais qui ne sont
jamais que des hommes d’affaires cyniques,
pensant voir dans « le » « juif », « le » « mal »
qui rongerait leur « communauté », produisent
un mélange confus entre ce délire lié à la finance
et ce délire lié à l’idée qu’un Etat destructeur
pourrait être « juif », et tuent des personnes
juives, les menacent, toujours plus.
Que feriez-vous donc ? Il existerait,
officiellement, idéologiquement, un territoire
qui « appartiendrait » « aux juifs »,
éventuellement menacés. Ils s’y rendent donc,
comme toute personne qui se sent menacée.
Mais cet espace est finalement devenu un
traquenard : ses « gestionnaires » impersonnels
organisent le meurtre méthodique, et la
stigmatisation destructrice, de communautés
arabes, et menacent directement la vie de toute
personne juive ou israélienne qui s’y serait
rendue. Il arrivera fréquemment que certaines
soient tuées lors d’un attentat, par une autre
personne colonisée, qui aura subi non pas le «
mal » que ces individus ici visés auraient
108
provoqué, mais celui que l’instance les «
représentant » fallacieusement, « l’Etat »
moderne, avec son appareil militaire et policier,
aura commis. Nous avons donc des gestionnaires
de la destruction qui font d’individus très
longtemps persécutés, voire exterminés
(communautés juives), ou d’individus plongés
dans la misère depuis un très grand nombre
d’années (communautés palestiniennes), de la
chair à canon, des soldats de première ligne. Les
individus israéliens finalement semblent devenir
eux-mêmes des « colons », là où la guerre
essentielle, qui les utilise comme prétextes, se
joue dans leur dos : c’est à la mort que cette
guerre les prépare toujours plus.
Arendt évoquait la nécessité d’une paix
entre arabes et juifs en Israël-Palestine. Et cette
paix devra exister, de fait, puisqu’on ne refait pas
l’histoire : des individus juifs israéliens sont
maintenant sur ce territoire, sur une terre où ils
auront grandi, aimé et projeté. Qu’ils ne
deviennent plus, dans l’inversion idéologique et
étatique, des « colons », que les palestiniens ne
soient plus massacrés « en leur nom », est la
seule nécessité qui semble s’imposer. Des
mouvements fédérés favorables à cette paix
existent, mais restent peu visibles, car sont trop
peu récupérables par les ordres dominants de la
destruction.
109
Un horizon s’annonce, ici de façon plus
urgente qu’ailleurs : il faudrait un jour abolir
toute frontière, tout Etat, toute gestion politique
de la guerre et de la misère, toute assignation
destructrice, pour qu’un fond commun à
nouveau émerge : pour qu’un élan contre toute
réification, abrahamique ou émancipateur,
s’affirme clairement. Cela suppose bien sûr
l’abolition de tous les Etats du monde, si bien
que de telles exigences ne s’affirment qu’avec la
plus extrême précaution, avec prudence, voire
avec scepticisme, sous peine d’empêcher des
transformations plus modestes, plus éphémères,
ou plus progressives.
Ces remarques, finalement,
conformément à toute analyse qui prendrait en
compte un singulier qui se pluralise, se transmet,
s’universalise concrètement, tendent bientôt à
s’adapter à toutes les situations coloniales,
étatiques, qui font toujours déjà suite aux pires
désastres, au sein de notre modernité désertique.
C’est bien le combat contre tout fétichisme
moderne, ou plus archaïque, qui est engagé par
ces remarques, qui concernent bien l’humain
émancipé comme humain résolu.
110
Questionnons finalement notre point de
vue de « français ». L'Etat français, que « nous »
sommes sans « l’être », Etat anciennement
colonialiste, et désormais néocolonial, ne fait-il
pas encore aujourd'hui la guerre, économique et
militaire, au nom de « notre » économie
nationale ? Ne favorise-t-il pas, pour garantir «
notre » « bien-être » de consommateurs-
travailleurs, dans une société qu’il veut
« harmonieuse », non « envahie » par des «
vagues migratoires » « menaçantes », le meurtre
de civils innocents (plusieurs centaines de morts
civils en août 2014 lors des raids menés par la
France et d’autres pays occidentaux en Irak et en
Syrie) ? Ne favorise-t-il pas la destruction du
tissu social de pays « en voie de développement
», en encourageant un tourisme occidental de
masse dans ces pays, tourisme réducteur qui ne
sera rien d’autre qu’une nouvelle forme de
tutelle économique astreignante ? Comme tout
Etat, l’Etat français colonise et tue au nom de son
« peuple » hypostasié. Il ne se distingue pas
qualitativement, ou « moralement », de l’Etat
israélien, ou de tout autre Etat capitaliste dans le
monde. Pour autant, a-t-on le droit de penser
qu’un individu français en chair et en os « est »
absolument cet Etat, qui le « représente » ? Bien
sûr que non. Les terroristes qui le pensent, et qui
tuent ces individus vivant en France, produisent
l’amalgame qu’il s’agit de dénoncer ici. Dire
111
donc que le fait que des civils israéliens ou juifs
se font tuer à cause de cet amalgame serait
défendable, au nom du « peuple palestinien », est
aussi abject que de dire que le fait qu’un individu
vivant en France est tué par un terroriste
« combattant » l’Etat militaire français serait
défendable, au nom de la défense d’autres «
persécutés » instrumentalisés. Défendre de façon
conséquente les individus vivants en France, en
Israël, ou encore les palestiniens ou les arabes
persécutés, c’est défendre tous ces civils
menacés, contre toute organisation destructrice,
militaire ou guerrière, étatique ou terroriste (ce
qui est la même chose). Ce qui implique que ces
civils se battent aussi contre l'organisation
impersonnelle qui gère les conditions réifiées de
leur survie, qui sont essentiellement négatives :
en tant qu’ils s’insèrent quotidiennement,
passivement, dans le monde du travail, de
l’argent, et de l’économie, qui n’est rien d’autre
que le monde de la destruction constante, et de
leur autodestruction permanente, qu’ils ne
peuvent que rejeter, une fois qu’ils sont devenus
pleinement conscients de la situation.
Benoît Bohy-Bunel
112
Notes
[1]Arendt, « Pour sauver le foyer national juif »
[2] Arendt, Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, p. 590
[3] Arendt, « Réexamen du sionisme », p. 107
[4] « Réexamen du sionisme », pp.104-105
[5] Schmitt, La notion de politique
[6] Dagenais, Hannah Arendt, le totalitarisme et le monde contemporain
[7] Cf. « La «banalité du mal» vue par Alain
Finkielkraut et Cynthia Fleury », in L’Obs,
23/04/2013
[8]Soral, dans Rivarol : "Pour vaincre la grande
banque apatride (la City, Wall Street) et cette
autre force de destruction que sont les
revolutionnaires internationalistes (en realite
trotskistes anti-nationaux), il faut
necessairement produire l’alliance inverse du
salarie patriote et de l’entrepreneur national.
Une politique de troisieme voie qui fut en effet
menee en Italie puis en Allemagne dans les
annees 1920, 1930... Une politique de
redressement national qui donna de si bons
resultats, sur le plan economique et social, que
113
le Systeme dut les pousser a la guerre pour les
reduire a neant. À cette premiere destruction
concrete s’ajoutant une seconde destruction
symbolique : la reecriture racialiste du
phenomene, afin de le rendre repugnant et
incomprehensible aux generations futures,
empechant ainsi les peuples d’aujourd’hui de s’y interesser.
Montrer l’experience economique et sociale
cachee sous la lecture raciale qu’en fait
volontairement le Systeme – aide par les idiots
utiles d’extreme droite – voila en realite la cause
profonde de mes ennuis !
Rendre comprehensible le projet de
redressement economique national mis en place
notamment par l’economiste Hjalmar Schacht
en Allemagne. Aider a redecouvrir ce que fut le
redressement d’un pays ravage par la crise sans
recourir a l’emprunt exterieur par la mise en
place de l’etalon-travail contre l’etalon-or,,voila
qui est impardonnable."
[9]Phénoménologie de l’esprit
[10] Camilli, Le temps et la loi, I
[11] Ibid.
[12] Texte : Midrash Bereshit Rabba 38:16
« R. Hiyya petit-fils de R.Ada de Yaffo[dit] :
Terah était idolâtre.
114
Un jour, il sortit et chargea Abraham de la vente
[des idoles].
Si un homme venait acheter une statue, il lui
demandait :"Quel âge as-tu ?"
[Le client] répondait: "Cinquante" ou "Soixante
ans".
[Abraham] disait alors: "Il a soixante ans, et il
veut vénérer une statue d'un jour."
[Le client] se sentait honteux et partait.
Une femme vint un jour, avec un panier de
farine. Elle dit: "Voici pour tes dieux."Abraham
prit un bâton, et fracassa toutes les idoles, à
l'exception de la plus grande, dans la main de
laquelle il mit le bâton.
Son père revint et demanda ce qui s'était passé.
[Abraham] répondit: "Cacherais-je quoi que ce
fût à mon père ? Une femme est venue avec un
panier de farine et m'a demandé de les donner à
ces dieux." Lorsque je l'ai offerte, un dieu a dit
:"Moi d'abord !", un autre "Non, moi d'abord !"
Alors, le plus grand s'est levé et a brisé toutes
les autres.
[Son père] lui dit : "Te moques-tu de moi ?
Comment pourraient-elles faire quoi que ce soit
?"
[Abraham] répondit : "Tes oreilles
n'entendraient pas ce que ta bouche vient de
dire ?"
Terah emmena [Abraham] chez Nemrod: *
[Nemrod] lui dit: "Adorons le feu". *
115
[Abraham] lui dit: "En ce cas, adorons l'eau,
puisqu'elle éteint le feu." * [Nemrod] lui dit:
"Adorons l'eau". * [Abraham] lui dit: "En ce
cas, adorons les nuages, puisqu'ils portent
l'eau." * [Nemrod] lui dit: "Adorons les
nuages." * [Abraham] lui dit: "En ce cas,
adorons le vent, puisqu'il disperse les nuages."
* [Nemrod] lui dit: "Adorons le vent." *
[Abraham] lui dit: "En ce cas, adorons
l'homme, puisqu'il résiste au vent." * [Nemrod]
lui dit: "Ce que tu dis est absurde ; je ne
m'incline que devant le feu. Je vais t'y
précipiter. Que le Dieu devant lequel tu
t'inclines vienne et t'en sauve ».
Haran se trouvait là.
Il [se] dit : quoi qu'il en soit, si Abraham s'en
sort, je dirai que je suis d'accord avec Abraham
; si c'est Nemrod qui triomphe, je dirai que je
soutiens Nemrod.
Après qu'on eut jeté Abraham dans le four, et
qu'il en fût sorti indemne, on interrogea [Haran]
: "Avec qui es-tu [allié]" ?
Il leur dit : "Je suis avec Abraham." »