8/4/2019 Piano et Trompette
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Piano et trompette
par Gaby No,
Laurat ex aequo du concours de nouvelles 2011
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Rien ne pouvait arriver Hubert de Beuvron. Il avait termin les tudes qu'on lui
avait demand de poursuivre, il s'tait mari avec Agathe Doulay qu'on lui avait
prsente, il dirigeait l'entreprise familiale dont il avait hrit et il levait la fille que sa
femme lui avait donne.
Son pouse, malgr un affaissement partiel de sa joue gauche conscutif une
attaque crbrale lgre, continuait de jouer la perfection son rle de Madame de
Beuvron. Ses affaires prospraient sereinement, au sein d'une entreprise o aucun
syndicat n'avait pu glisser un orteil. Et Esther sa fille s'apprtait rentrer
l'Universit.
Cet ordonnancement quasi-parfait devait tre trs prcaire car il disparut du
jour o sa fille unique dcida que son instrument tait la trompette. Non contente de
jeter aux orties des annes de piano, le clich bourgeois de la fille bien ne et la
douceur (et l'ennui) des aprs-midi familiaux, elle se mit en tte de ponctuer chaque
instant de la journe par un son de trompette plus ou moins adapt. Quand il fallait
passer table, elle tonitruait la charge du Gnral Custer, quand il tait temps de se
retirer pour dormir, on entendait la sonnerie aux morts et quand elle allait la selle,
elle le faisait savoir en accompagnant ses efforts par la musique des Shadoks.
Trs vite, tout le monde se rendit compte que quelque chose ne tournait pas
rond chez Esther. Mais aussi peu habitu l'imprvu qu'une moule, Hubert de Beuvron
ne pouvait qu'en rfrer sa mre, la vieille Claire-Marie de Beuvron, qui avaittoujours pris les grandes dcisions sa place. Elle dcrta que la trompette tait un
instrument saugrenu adopt par des mariachis avins et des jazzmen noirs
hronomanes, et qu'il fallait dtruire l'objet de la discorde sans tarder. Elle fit appel
pour cela son jardinier qui, arm d'une batte de base-ball, rduisit le pauvre cuivre
un amas de ferraille sans me. Comme on tait dans la pdagogie et l'intimidation, on
laissa Esther dcouvrir feue la trompette sur son lit comme si d'un moribond il s'tait
agi. La petite fille dveloppa une haine farouche envers toute sa famille. Et malgr une
pondration naturelle, hrite d'une ducation corsete, pronona la phrase
dfinitive : vous tes tous des cons , en versant une larme toutefois.
Prononcer ces mots chez les de Beuvron tant aussi attentatoire la bonne
marche du monde qu'une bombe neutrons, il fut dcid que la petite Esther devait
partir se mettre au vert la campagne, loin de son XVIme arrondissement de Paris.
La grand-mre alla consulter le cur de sa paroisse, le Pre Recule, qui estima
que le mieux tait d'exiler la jeune insolente dans une rgion o la modernit n'avait
pas cours, le catholicisme tait ractionnaire et les mentalits figes dans le XIXme
sicle. Tout naturellement, il pensa que le Pays Basque Intrieur tait le lieu rv.
Il ne se passa pas une semaine, et Esther partit B****, prs de Saint Palais,
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chez la famille G****. Aux dires de l'abb Recule, les G**** taient une vieille famille
catholique, un peu rigide mais garante tout autant de la moralit de la jeune Esther,
que de son intgrit physique.
Les jours passrent paisiblement chez les de Beuvron, sans nouvelles de
l'effronte. Mais si Hubert suivait la lettre les instructions de sa mre (imposer un
lourd silence comme sanction pour qu'elle expie), Agathe vivait mal l'exil forc de sa
fille. Un soir, elle lui tlphona en cachette (car Esther, comme sa mre, avait un
portable) pour prendre de ses nouvelles. La complicit n'tant pas le terme le plus
exact pour dcrire les relations entre la mre et la fille, Agathe chercha un sujet
lointain, du temps o Esther tait une adorable enfant. Elle lui parla donc de sa
collection de kalidoscopes qu'elle conservait sur ses tagres. Veux-tu que je t'en
envoie un ? , osa-t-elle prononcer dans un effort dsespr pour crer un lien avec sa
fille. Elle entendit Esther qui, manifestement, avait un peu grandi tu sais o tu peuxte le foutre ton kalidoscope ? Tu peux te le carrer dans l.... . Panique par ce qu'elle
allait entendre, Agathe coupa la communication et clata en sanglots en constatant
que sa fille avait trouv d'autres usages possibles ce tube mlant lumire et
morceaux de verre.
Elle alla l'glise pour en parler au cur. Elle le trouva effondr et envahi par le
remords. Aprs avoir soliloqu pendant un temps sur sa culpabilit, c'est ma faute,
c'est ma faute , il apprit la mre de Beuvron, que Henri G****, patriarche basque,
national-catholique, avait perdu la tte et qu'il hbergeait depuis quelques mois des
neveux et des petits-enfants chevelus, fumeurs de drogue, militants alter-mondialistes
et revendiquant l'indpendance du Pays Basque et l'amour libre. Pendant des annes,
il lui avait envoy des jeunes en rupture, en toute confiance et il ignorait que tout
s'tait dgrad trs vite ( vrai dire, il ignorait pas mal de choses, de l'volution de nos
campagnes et des mentalits). C'tait trop de bouleversements pour un prtre ayant
fait son sminaire du temps o l'Indochine tait franaise.
Une runion familiale d'urgence fut convoque. Il y fut dcid que la grand-
mre tait trop vieille pour pouvoir prendre la moindre initiative, qu'il fallait arrter de
demander conseil des curs qui ignoraient que Georges Pompidou tait mort, et qu'il
fallait faire quelque chose pour sauver Esther de la corruption, du libertinage et des
ides de gauche. Hubert, qui s'tait repos sur la famille et la religion pour avancer, se
rendit compte qu'elles avaient desservi ses intrts. Sa femme, qui n'arrtait pas de
pleurer, l'exasprait. Il n'tait pas loin de tout envoyer se faire foutre mais il y renona
car il devait savoir s'il tait capable, pour une fois, de rsoudre un problme.
Pendant ce temps, Esther, qui tait prte faire la guerre au monde entier, au
lieu d'arriver dans une maison avec des crucifix partout, trouva une bande de jeunes
autrement plus drles que ceux de son Institution Prive. Dj l'entre, elle vit une
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norme banderole o tait inscrit : Fuck le Systme. Puis des garons et des filles
peine plus gs qu'elle, vaquant ce qui ressemblait l'organisation d'un concert. Le
premier qui lui parla fut Bixente. Si tu viens voir mon oncle, il est gteux et il ne
reconnat plus personne, tu perds ton temps. Sinon, les autres personnes que tu verras
ici sont plutt musiciens. La semaine prochaine, on joue dans cette grande maison.
Elle est suffisamment isole pour qu'aucun paroissien ne vienne se plaindre. En ce
moment, on est un peu embts, il nous manque un joueur de trompette. Sais-tu en
jouer ? On l'amena dans une pice o s'entassaient divers instruments qu'elle
arriverait identifier plus tard : txistu, txalaparta, trikititxa... Esther chercha des yeux
une trompette et en trouva une. Elle demanda si elle pouvait. Elle en nettoya l'embout
et souffla dedans avec force. Tous les habitants de la maison accoururent (
l'exception de Henri G***) et elle put ainsi se prsenter, jouer un peu de musique et
tre intgre ipso facto dans le groupe. Quand elle s'installa dans la chambre qui luitait dvolue, elle se coucha sur le lit. Elle souriait. Pour la premire fois depuis
longtemps, elle se demanda si, tout compte fait, Dieu n'existerait pas un petit peu tout
de mme.
Au bout de quelques jours, quand sa mre l'appela, Esther tait perdue tout
jamais. Elle avait dcouvert des musiciens, la marijuana, le patxaran, les baisers dans
le cou, son propre corps et celui des autres. Pour l'instant, outre les rptitions, elle
s'occupait du potager (avec d'autres), des poules, des lapins et du mouton qui paissait
solitaire au milieu du pr. Elle russit calfeutrer sa fentre, et vit que l'endroit o elle
vivait tait parfait.
Cela aurait-il pu durer encore longtemps ? D'un point de vue financier, oui
puisque Henri G**** avait un peu d'argent que grait Bixente, le seul membre de la
famille bien vouloir s'occuper de lui. D'un point de vue lgal galement puisque
Esther tait majeure depuis deux mois dj. Adieu donc tudes, plan de carrire et
mariage heureux. Esther pouvait vivre sa vie et non celle voulue par les autres.
***
Dans une vie trace au cordeau, il tait enfin arriv quelque chose Hubert.
Tout le monde s'tait foutu de sa gueule : sa fille qui ne voulait plus rien savoir de sa
vie, sa femme qui, crase par le chagrin lui avait rvl qu'il tait ennuyeux,
incapable et mou et sa mre qui ne voyait pas ce qu'on lui reprochait.
Dans son malheur, Hubert avait tout de mme quelques cartes en main. Enfin
non, pas beaucoup la rflexion. Disons qu'il avait une carte en main : de l'argent.
Beaucoup d'argent.
Il savait que pour retrouver l'estime de soi, il lui fallait rcuprer sa fille. Quel
qu'en soit le prix. Il comprit, grce un dtective, qu'elle s'tait trs bien intgre
B***, que le groupe o elle jouait connaissait un petit succs local et qu'elle parlait de
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plus en plus frquemment en basque (grce Bixente et aux cours qu'elle prenait tous
les vendredis AEK).
Appeler la police tant inenvisageable (sa fille avait 18 ans), la persuasion ou la
menace inoprantes, il dcida de dtruire cette communaut de bons rien pour que
sa fille revienne vers lui.
Il contacta, par l'intermdiaire d'un de ses avocats, un marchand d'armes. Toute
sa vie, il n'avait eu que dgot pour ce genre de personnes. Non que ce qu'ils
vendaient ft condamnable (Hubert lui-mme vendait des produits trs polluants),
mais ils taient dans l'illgalit et devaient frayer avec le rebut des populations
cosmopolites de la plante. Mais la guerre comme la guerre, et il n'avait pas
beaucoup de choix puisqu'il avait dcid de tuer tous les membres de la communaut
pour isoler Esther, pour qu'il soit son seul recours. Ah, on le prenait pour un mou ! Un
vellitaire ! Ils allaient tous voir. A commencer par sa femme, dont il divorceraitensuite. A commencer par sa fille qui l'avait toujours mpris. A commencer par sa
mre qui l'avait toujours touff. C'tait beaucoup de commencements, mais il tait
trop bless pour s'en rendre compte.
C'est dans cet tat d'exaltation qu'il entama les ngociations avec le marchand
d'armes. Parti pour acheter un pistolet (un Walther 99), il finit par se procurer un
lance-missile avec un missile dedans. Le vendeur, tout dispos satisfaire son client
s'engageait placer l'arme l'endroit de son choix. Hubert, aveugl par la rage et
l'impression de puissance que procure le maniement (mme virtuel) des armes,
accepta cette solution qu'il aurait qualifie quelques semaines plus tt de stupide et
bouffonne.
Il fallut du temps pour tout mettre en place. Louer une maison quelques
centaines de mtres, se faire livrer missile et lance-missile, payer des intermdiaires,
falsifier des noms. Tout cela reprsentait une fortune et de la patience. Hubert avait
l'une et l'autre. Il tenait absolument tre l'artificier et voir la maison du vieil Henri
exploser.
Sans lui, son entreprise fonctionnait merveille. Voire mme mieux. Sa femme
s'tait trs bien habitue ne plus subir son Hubert. On la voyait rayonnante et plus
jolie. On remarquait moins sa joue gauche et son coach sportif venait beaucoup plus
souvent la maison.
Le Vendredi 14, il faut prciser la date parce que d'aucuns pourraient y voir une
maldiction, Hubert tait face la maison o vivait Esther. Il avait pris soin de se
placer deux-cents mtres, l'abri des regards. Il savait comment ne laisser aucue
trace de son passage. Il avait aussi attendu qu'elle sorte pour aller son cours de
basque. Il n'avait plus qu' appuyer sur un bouton pour que la demeure des G*** vole
en clats, qu'il ne reste rien de cette maison de malheur qui lui avait drob sa fille.
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Hubert pensait qu'il ne pouvait rien lui arriver. Et il s'tait tromp. Hubert
pensait qu'il ne fallait jamais tre en relation avec des marchands d'armes. Et il avait
raison. On lui avait vendu un matriel dfectueux et sans garantie. Au moment de
partir, le missile se bloqua et explosa. Hubert n'eut mme pas le temps de se rendre
compte de son chec. De la maison o il tait, il ne restait qu'un cratre. Et rien
rappelant le passage sur Terre de Hubert de Beuvron.
A part le marchand d'armes (qui se garda bien de se manifester), personne ne
sut jamais que l'hritier de Beuvron avait t l.
La presse imputa l'explosion une cache d'ETA, il y eut un peu de remue-
mnage. Les gendarmes arrtrent les suspects habituels puis les relchrent faute de
preuves.Sa mre mourut quelques jours plus tard sans apprendre la fin tragique de son
fils.
Sa femme se consola dans les bras de ses entraneurs personnels, elle en
changeait ds qu'ils devenaient routiniers et prvisibles, ds qu'ils se mettaient
ressembler son ancien mari.
Rien ne pouvait arriver Esther de Beuvron. Elle avait enregistr trois disques
qui connurent un succs inattendu (surtout en Allemagne). Elle jouait avec son groupe
dans diffrents festivals, elle vivait au Pays Basque avec Bixente dont elle eut un petit
Antton. Tous les trois jouaient souvent ensemble.
Elle ne devint ni alcoolique, ni hronomane mais continua d'interprter,
chaque fois qu'elle allait aux toilettes, la musique du gnrique des Shadoks.
***
Non vraiment, rien ne pouvait arriver Esther de Beuvron. Et puis un jour son fils lui
annona qu'il voulait arrter la trompette pour jouer du piano.