EDITO« La LIgnE D’unE TEnTaTIvE EsT InvraIsEmbLabLEmEnT uTOpIsTE. C’EsT sûr qu’ELLE rêvE. ELLE rêvE LEs yEux OuvErTs. »
« (…) Une tentative, c’est un petit événement prématuré. Alors qu’il faut aux événements politiques considérables une certaine maturation, voilà que sur un point très particulier de l’horlogerie de l'État et des projets politiques en cours de développement dans leur stratégie de prise du pouvoir se pointe une initiative on ne peut plus précaire qui prend corps et persiste ». Le Fes-tival Hybrides est sans doute l’une des ces lignes, magnifiquement décrites par Fernand Deligny, la ligne d’une tentative qui cherche à nous faire voir ce que nous ne voyons pas encore. Depuis une semaine maintenant, nous rencontrons des univers étranges, qui rêvent les yeux ouverts, et nous embarquent dans leur rêve. Ou pas. La scène n’a jamais eu pour tâche d’unifier les êtres, mais bien au contraire de les diviser, en eux et entre eux. La scène est le lieu de ces combats, qui nous ressemblent, souvent sans que nous le sachions. Les œuvres sont souvent ces « petits événements prématurés », inouïs, inédits, au sens littéral, mais qui persistent. Depuis samedi, les spectacles d’Hybrides me font penser à cette ligne d’une tentative, et c’est plein d’espoir. Une force et une promesse.C’est le dernier numéro d’EMREINTE, qui trouve enfin son rythme, au moment de s’arrêter. De nombreux spectateurs nous envoient des contributions. Vic-times de notre succès, nous ne pouvons tous les publier dans ce numéro. Par contre ils seront tous en ligne, sur le blog du Festival Hybrides. Vous y trouve-rez aussi l’ensemble des numéros du journal, ainsi que sur jtduoff.fr, la web TV de la culture off, animée par Jean-Pascal Girou, que toute l’équipe d’Hy-brides remercie pour sa disponibilité. Nous nous entretenons aujourd’hui avec Señor Serrano, qui nous parle de nos relations compliquées à la nature, et avec Dorian Rossel, qui nous embarque dans l’incroyable histoire vraie d’un homme coupable d’un meurtre qu’on n’a jamais pu prouver. Et nous ter-minons en beauté, avec la suite des réflexions sidérantes de l’astrophysicien Michel Cassé. La ligne d’une autre tentative. Bonne fin de Festival, et longue vie à Hybrides, pour de nombreuses lignes à venir !
Bruno Tackels
prOgrammaTIOn
aujOurD’huI
19h Breaking Théâtre de Grammont
19h Too late ! La Chapelle
19h AJR Un autre jour sans rembobiner Théâtre de Grammont
21h Soupçons Théâtre de Grammont
23h Breaking Théâtre de Grammont
DEmaIn
10h Rencontre professionnelle Arts numériques Kawenga
10h Emulation (master class) La Salle 3
13h Making up Galerie St Ravy
15h L’émission du spectateur Musée Fabre
19h Breaking Théâtre de Grammont
19h Too late ! La Chapelle
19h AJR Un autre jour sans rembobiner Théâtre de Grammont
21h Soupçons Théâtre de Grammont
21h Contra.Natura Théâtre Jean Vilar
23h Breaking Théâtre de Grammont
ZOOms sursEnsaTIOns DE spECTaTEurs
pOInTs DE vuE
Direction De publication : Compagnie Adesso e Sempre - 42 rue Adam de Craponne 34000 MontpellierréDacteur en chef : Bruno TackelsSecrétaire De réDaction : Lise Mullotcomité De réDaction : Bérengère Arnal, Nicolas Balague, Laureen Barret, Michel Cassé, Gwendoline Courtade, Sa-lomé Eon, Jessy Granvorka, Maÿlis Jallaguier, Anne-Marie Joullié, Zoé Lemonnier, Delphine Liabeuf, Armelle Majouga, Lise Mullot, Jean-Mary Nicolas, Laetitia Orlowski, Jo Papini, Loréna Schlicht, Christine Tachie, Bruno TackelsGraphiSte : Christophe CaffiercréDitS photoS : Mathieu Ducros, Marc Ginot
Ce journal est imprimé grâce à notre partenaire Arts Hélio
à suivre
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EInTE
EmprEInTE
Adesso e Sempre présente le festival Hybrides2
du 27 mars au 2 avril 2010 à MontpellierRéservation : 04 67 99 25 00Retrouvez l’actu du festival sur http://hybrides.over-blog.comContact journal : [email protected]
d'
n'4
ZOOms sur
InTErvIEw DE DOrIan rOssELprOpOs rECuEILLIs par brunO TaCkELsNous sommes à quelques heures de « Soupçons », le spectacle que vous avez créé à Genève. Un petit mot sur le processus de création du spectacle ? « Soupçons », c’est une écriture particulière. Vous êtes metteur en scène, écrivain à votre ma-nière. Comment expliquer votre rapport aux productions des spectacles ? C’est un peu singulier, on ne peut pas seulement dire metteur en scène de texte.
Une des particularités de la compagnie, c’est que nous avons toujours monté des textes
qui n’étaient pas destinés au théâtre. Nous nous posons nécessairement la question de
l’adaptation au théâtre lorsque nous montons une BD, un film ou encore, pour ce spec-
tacle, une série documentaire. Ici, il s’agit d’images du réel et de gens qui ont une parole
orale. Comment raconte-t-on ça au théâtre ? Qu’est ce qui reste au théâtre ? Qu’est ce
qui est encore pertinent au théâtre ? Que doit-on inventer ?
C’est une traduction ?C’est un documentaire sur un fait divers qui s’est déroulé aux Etats-Unis, et dont il y
avait déjà une traduction. Nous sommes partis, bien sûr, des sous-titres et aussi de tout
ce qui est généré au-delà de la langue. Nous avons écrit en faisant un va-et-vient entre
le travail au plateau, le travail à la table et les sessions de recherche, en expérimentant
avec nos comédiens les premiers jets. Nous testons les scènes, celles que l’on a écrites
et celles du film. Il s’agit de traduire le très fort impact que ce film a eu sur nous.
Quand je parle de traduction, ça veut dire langue étrangère mais ça veut dire aussi, qu’il y a un point commun entre le monde d’un procès, puisqu’il s’agit bien de cela, d’un homme soupçonné du pire, le meurtre de sa femme, et l’espace du théâtre qui d’une certaine manière a toujours été une forme de tribunal.
Quand j’ai parlé du projet à Jean-Xavier de Lestrade, le documentariste, réalisateur du
film, je lui ai demandé s’il aurait une objection. Il m’a répondu que non seulement il
n’aurait aucune objection mais qu’il trouvait que c’était une excellente idée, dans la me-
sure où, durant tout le temps où il avait été là-bas, il avait eu l’impression que tout le
monde se regardait, se mettait en scène, essayait d’étudier une manière convaincante
de raconter une histoire. Tout se joue entre l’accusation et la défense, à partir d’une
inconnue, puisque finalement on ne saura jamais le fin mot de cette histoire.
L’homme a-t-il ou pas tué sa femme ?On ne sait toujours pas. Il y a deux histoires qui se construisent du côté de l’accusation
et de la défense, autour du seul objectif de rendre plausible chaque version. Dans le do-
Deux rencontres auront lieu demain
vendredi, sur des thématiques for-
tement actives de la programmation
d’Hybrides. A 10 heures du matin à
Kawenga, en partenariat avec Ré-
seau en Scène Languedoc-Roussillon,
différents professionnels des arts
numériques proposent un dialogue
avec leurs homologues du spectacle
vivant. L’indiscipline gagne du ter-
rain et les pratiques se frottent de
plus en plus. Encore faut-il se donner
des occasions de rencontre ! A cette
occasion, la compagnie Les Faiseurs de Pluie présentera une étape de
travail, dans le prolongement de sa
résidence/rencontre avec la société
Mythe à Kawenga.
L’après-midi à 15 heures, le débat
se prolongera avec « L’Emission du spectateur », construite en lien étroit
avec le public. Ce sera à l’auditorium
du Musée Fabre, en partenariat avec
le Centre National des Ecritures du
Spectacle/La Chartreuse de Ville-
neuve lez Avignon. En présence des
artistes du festival, de Franck Bau-
chard, directeur du CNES, et de Bruno
Tackels, rédacteur en chef du journal
EMPREINTE, sera lancée la réflexion
autour de cette question centrale
dans la programmation d’Hybrides :
la place du spectateur se trouve-t-elle
déplacée dans les formes scéniques
actuelles ? De quelle manière ? Et
dans quel but ?
Soupçons
rEnCOnTrEs ET FrICTIOns
cumentaire, les protagonistes se posaient plus la question de savoir ce qu’un jury était
prêt à croire ou à ne pas croire, plutôt que de chercher d’éventuelles démonstrations ou
preuves scientifiques. Dans ce sens-là, la parole est donc plus orale. Cette volonté de
construire un discours crédible pour justifier de tout et de n’importe quoi, nous renvoie
à ce que nous connaissons aujourd’hui plus largement. Finalement, peu importe ce que
l’on dit, du moment qu’on le dit de manière convaincante.
Le documentaire nous interroge aussi sur notre refus à accepter l’inconnu, les mystères
de nos vies ? Il révèle la manière dont on construit nos identités et comment elles peu-
vent vaciller du jour au lendemain. Un petit doute, une suspicion et on commence à
regarder, à remettre en cause, à jauger tout ce qui constituait votre vie jusqu’à mainte-
nant. Michael Peterson, l’accusé du documentaire, est un écrivain. Il sait raconter des
histoires et il devient suspect à cause de cela.
Parce qu’il sait raconter des histoires ?Oui. Tout d’un coup, on s’aperçoit que, sous les apparences du couple parfait, de famille
idéale, famille recomposée, qui vit très bien ça, de manière libérale, Michael Peterson
était aussi bisexuel. Cela ne lui posait aucun problème mais dans cette société-là, la
Caroline du Nord, parce que cela se passe dans un endroit et un système juridique très
particuliers aux Etats-Unis, tout d’un coup, cela devient louche. On ne croit pas qu’il est
possible d’être heureux en étant si particulier. On est tous particulier, mais on essaie
tous, comme dans « Desperate Housewives », de construire une apparence acceptable
pour le milieu dans lequel on vit. On doit construire un discours, une manière d’être au
monde.
Pour les acteurs cela doit être difficile de jouer dans cet espace, un tribunal, où au fond, le vrai peut devenir le faux et inversement, puisqu’il ne s’agit pas de jouer des gens de la vie réelle mais des personnes déjà en situation de scénarisation ?
Nous savons que devant une caméra, nous ne sommes pas totalement naturels. Le fait
que cela soit une écriture de plateau, c’est déjà une situation inconfortable pour les
acteurs, puisque rien n’est jamais totalement fixé. A chaque nouvelle représentation, on
doit reconstruire le lien avec l’espace, avec la ville, avec le public, réécouter le public, en-
tendre comment cette histoire passe. C’est une première difficulté. Nous n’arrivons pas
avec un texte distribué, cela se construit au fur et à mesure afin de recréer cet impact
dont je parlais. La deuxième difficulté, c’est que nous évoquons des gens qui existent
vraiment, qui ont une vie maintenant, qui continuent à vivre avec cette histoire. Nous
avons rencontré des personnes qui ont vécu dans l’intimité des protagonistes et nous
nous sommes rendu compte qu’il y avait quelque chose d’indécent à trop les incarner.
Les acteurs sont avant tout eux-mêmes et ils transmettent cette parole à partir de ce
qu’ils sont. Nous leur demandons d’être humbles, de garder une certaine distance par
rapport à ça. Il s’agit de construire ensemble quelque chose dans la tête des spectateurs
sans que la scène prenne tout en charge. C’est dans la tête des spectateurs que cela
doit se construire. Le personnage principal – dans la vie Michael Peterson, dans notre
spectacle Mike Paulson – est comme un homme-miroir, sur lequel on peut tout proje-
ter, comme n’importe quel être humain, avec cette particularité que plus on connaît les
gens, plus ils sont surprenants, mystérieux et insaisissables, parce que l’homme est
toujours plus complexe que la réalité. Nous n’avançons pas avec des certitudes mais
par tentatives d’être au plus proche de la vie et de travailler avec nous-mêmes.
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ZOOm sur sEñOr sErranOprOpOs rECuEILLIs par brunO TaCkELsET aImabLEmEnT TraDuITs DE L’EspagnOL par sarah ChaumETTEBonsoir Alex Serrano. Racontez-nous votre parcours en quelques mots.
C’est un parcours un peu bizarre ; j’ai commencé avec des études de design
industriel, après j’ai étudié la communication en audiovisuel à Barcelone, et
ensuite j’ai été chef d’entreprise, dans le domaine de la publicité, et du cinéma,
en particulier en post-production. Je n’ai commencé le théâtre qu’à 27 ans !
Quel a été le déclic ?J’ai rencontré une fille (rires) ! J’ai commencé comme performer, puis comme
comédien, et ce n’est qu’ensuite que j’ai pris la décision de faire de la mise en
scène.
Quels étaient vos premiers projets ? Qu’est-ce qui vous a fait dire « je dois passer par la scène pour raconter ce que je veux raconter » ?
En fait, j’ai travaillé dans la publicité pendant très longtemps, et j’étais fatigué
de ce milieu : il y a beaucoup d’argent, mais c’est très pauvre spirituellement.
Pour moi, le théâtre, c’est le contraire : il n’y a pas d’argent en Espagne, mais il
y a la possibilité de faire des choses, car il n’y a pas de limites, tout est possible
sur la scène. J’avais largement exploré les possibilités du multimédia, et je sen-
tais que le théâtre allait me permettre de m’exprimer davantage.
Il me semble que s’il y a un mot qui cristallise votre travail, c’est le rapport à la nature, le rapport entre nature et culture. Ce ne sont pas des concepts abstraits, c’est très concret dans votre travail.
Oui, « Artefacto », la pièce que j’ai présentée hier, parle de la même chose, de
la notion d’échec, mais c’était déjà le cas pour mes cinq derniers travaux ! Nous
choisissons en fait des thèmes qui sont des sur-thèmes, des méta-thèmes. Il y
a le thème de l’échec puis celui de la nature ; celui de la résurrection dans la
pièce « Europa », la culpabilité avec « Mille tristes tigres » et enfin la solitude
avec « Autopsia ». Mais en fait tous ces projets revenaient toujours à la même
chose : l’idée de l’échec. Dans « Contra.Natura », mais aussi dans « Artefacto »,
mais plus encore dans « Contra.Natura », quelque chose comme un désastre
attend toute la création : nos conversations, la caméra qui nous filme, jusqu’aux
« Ménines » de Vélasquez, tout va disparaître ! Peut-être que dans cent ans ou
dans un million d’années, toutes ces choses auront disparu, tout comme toi et
Breaking
moi, et nos souvenirs. C’est ça la question : toute l’humanité disparaîtra.
On assiste déjà à de nombreuses disparitions ! Oui, mais pas celle de la nature. Peut-être que nous pensons que la nature est
quelque chose comme un Eden, un paradis absolument parfait, que nous vou-
lons conserver pour vivre. Si on admet que la nature s’inscrit dans un cosmos,
plus grand, il est possible qu’elle disparaisse avec notre planète, le cosmos par
contre lui survivra. Là est l’idée de l’échec : continuer à conserver cette conver-
sation avec la caméra, préserver « Les Ménines » de Vélasquez — là se trouve
déjà programmé l’échec.
Dans « Artefacto », il y a une scène très belle, qui raconte parfaitement cette idée. Dans un grand vase, des petites maisons sont progressivement recouvertes par différentes matières, naturelles ou artificielles. La petite maison est filmée par une caméra, et à chaque fois, on assiste à ce petit événement humain, progressivement recouvert, qui disparaît et qui renaît. C’est un travail très artisanal, c’est un travail qui entrecroise l’installation et la manipulation, c’est presque un travail de marionnettiste.
Oui, je travaille essentiellement à partir de sensations, je n’aime pas beaucoup
m’appuyer sur des textes — peut-être parce que j’ai fait beaucoup d’études
scientifiques.
Vous n’avez jamais monté de texte ?Non, hormis « Mille tristes tigres » et « Europa », où nous avons travaillé avec
quelques fragments. Dans « Contra.Natura », « Artefacto » ainsi que dans la
prochaine pièce, « Mémo » (qui questionnera le phénomène de la mémoire),
il n’y a pas de texte. J’aime beaucoup m’exprimer par le mime. Le texte, c’est
très concret, et en même temps, la parole est peu de chose. Nous commençons
le spectacle « Artefacto » avec les lettres « WORDS » en glace, sur le parvis du
théâtre. Elles fondent, se fissurent, et tombent sur le sol. Cela dit beaucoup de
choses.
Hier, cette scène a eu lieu devant cinquante jeunes gens médusés, en plein quartier de la Paillade.
Ce sont les paroles d’Hamlet « words, words, words ». Qu’est ce qu’il reste de la
parole ? Peut-être rien.
Dans ces différentes manipulations et projections d’objets, on sent qu’il y a du texte autour. C’est très construit, il y a une sorte de discours, du récit,
comme si c’était à nous de le faire apparaître.Dans « Artefacto » et « Contra.Natura », ce n’est pas un jeu visuel, pas un jeu
multimédia pour nous. Nous commençons avec la conceptualisation et l’écri-
ture de la pièce.
La conception est très longue.Un long processus de conception et peu de temps de répétitions. « Artefacto »
et « Contra.Natura » ont la même conception, nous avons pris la décision de
séparer et de créer deux pièces. Une pièce pour une salle : « Contra.Natura »,
qui a une ambiance de danse ou de théâtre physique. Et « Artefacto » : c’est la
« sieste scénique ». On avait envie d’expliquer le concept de contre nature qui
est le concept évident du choc entre la nature et la culture. On ne voulait pas
que deux acteurs soient face à un public, mais que le public fasse partie de la
pièce, de la forêt, du bois, des petits objets.
Qu’est-ce qui se développe dans « Contra.Natura », qui n’est pas dans « Ar-tefacto » ?
J’aime beaucoup « Contra.Natura » parce que c’est une pièce dure, peu aimable.
Le concept s’appuie davantage sur le public.
Il est moins confortable, moins agréable.« Artefacto » est confortable, « Contra.Natura » non.
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sEnsaTIOns DE spECTaTEurs
« makIng up »sEnsIbLEs s’absTEnIr…
« The Skin doesn’t get any harder »
Une phrase tirée du court métrage, retraçant
la vie d’une femme brutalisée.
hELLOPaula, une petite fille puis une adolescente
joyeuse. Une sonnerie retentit, des bruits de
pas, une rétrospective de photos, avant et
après la déchéance. Le schéma se répète,
chaque son nous faisant sursauter.
Les images résonnent dans notre tête au
rythme des pas qui claquent, et des chan-
sons d’enfants. Le quotidien d’une femme,
intérieurement marquée par de multiples
blessures, montrées sous forme de flash,
nous frappant à la vitesse d’un coup de fouet !
hELLLes images de blessures sont plus fré-
quentes, cadencées, le souffle artificiel, les
chansons qu’elle se chante nous enfoncent
encore plus dans notre malaise…
On est projeté dans le corps de cette femme,
ouvrant les yeux après chaque violence su-
bie. Sa mort, une renaissance, une porte qui
s’ouvre, elle se relève, c’est la libération…
Gwendoline courTade eT laureen BarreT
« brEakIng »Ou LEs nEws «nET-gEnEra-TIOn»...
Dans un concept novateur où la liberté et le
choix du spectateur sont privilégiés, Eli Com-
mins nous confronte en live à la brutalité de
notre actualité la plus immédiate, en nous
faisant revivre trois événements prélevés qui
ont récemment mobilisé l’attention des mé-
dia. Est évoquée une expérience singulière
qui nous fait prendre conscience de notre
étrange rapport à l’actualité où se mêlent
voyeurisme et indifférence.
A l'image du très moderne théâtre des Treize
Vents, « Breaking » nous entraine dans un
univers entièrement construit par les nou-
velles technologies, en particulier Internet
et les réseaux sociaux tels que Twitter et Fa-
cebook. Lorsque la médiatrice emmène les
spectateurs dans une petite salle annexe, à
l’extérieur du théâtre, c’est pour les plonger
dans une sorte de voyage spatial, qui nous
fait voir la réalité par un angle pour le moins
inattendu.
Une heure durant, nous revivons trois évé-
nements de l’actualité récente : le séisme en
Haïti, celui du Chili et l’expédition de la station
spatiale internationale.
Trois « protagonistes » nous adressent en
temps réel et de façon aléatoire des témoi-
gnages de ces différents événements, no-
tamment postés sur le site Twitter. Toutes
les paroles échangées proviennent du croi-
sement de plusieurs média : radio, satellite,
internet, images TV. C’est au spectateur de
les organiser, de les hiérarchiser en se dépla-
çant dans l’espace. Appelé à construire son
chemin et sa propre interprétation, il peut
passer librement d'un monde à un autre. Ces
sources sonores et visuelles nous parvien-
nent de manière brute, et sont poignantes
de vérité.
Jean-Mary nicolas
« ajr un auTrE jOur sans rEmbObInEr »Installation interactive qui nous met dans la
peau soit d’une personne sur le point d’être
expulsée de chez elle, soit de son expulseur
en alternance à chaque passage, AJR est une
expérience unique où le spectateur est à l’ori-
gine de l’action. Lâché seul dans la reconstitu-
tion d’un salon, c’est à lui de fouiller, tripoter,
explorer chaque recoin afin de déclencher ce
que je ne dévoilerai pas ici, effet de surprise
oblige. Certes encore assez expérimental et
incomplet, ce dispositif vaut le détour, ne se-
rait-ce que par curiosité. Justement, curieux, il
faudra l’être pour vivre l’expérience à 100%,
et n’hésitez pas à prendre votre temps, afin
de ne rien manquer. Malgré quelques dé-
fauts techniques qu’on ne peut pas imputer
à cette installation encore récente, AJR est un
concept novateur, une perquisition divertis-
sante et ludique, que je recommande à ceux
qui sont las de subir un spectacle sans avoir
leur mot à dire. Lancez-vous dans l’aventure !
arMelle MaJouGa
N'avez-vous jamais eu envie, par curiosité,
dans un lieu qui n'est pas le vôtre, de vous
approcher, de toucher, de fouiller et de dé-
couvrir un autre univers ? Si oui, le dispositif
« AJR » vous offre la possibilité de vous appro-
prier un monde inconnu. Malgré quelques
petites minutes d'attente à cause de petits
bugs informatiques, l'expérience est inté-
ressante et riche en sensations. C'est dans
l’une des salles du sous-sol du théâtre des
Treize Vents de Grammont, endroit qui nous
prépare déjà à cette ambiance confinée et
sombre dans laquelle nous allons nous re-
trouver, que se dressent quatre pans de mur
délimitant notre futur et néanmoins court
« chez nous ». Un réveil sonne, une lampe
s'allume et une pièce se découvre à nous.
C'est un petit studio d’étudiant peuplé d’une
multitude d'objets, que l'on doit envisager
comme les nôtres. Des appels téléphoniques
du propriétaire réclamant le loyer, des voisins
en détresse que l'on peut entendre de l'autre
côté de la cloison. C'est un véritable univers
en éveil et un mélange de découvertes
et d'interrogations. Ce projet, pas encore
totalement abouti, contient un potentiel
incroyable, et compte bien s'étendre pour
créer une histoire plus longue, qui permet
au spectateur de se retrouver véritablement
au sein de « sa propre histoire ». L'interaction
entre ces deux univers, l'inconnu et le connu,
est une idée qui a de beaux jours devant elle.
Nous avons aussi eu l'occasion de rencontrer
les réalisateurs de ce projet. Peinés des pro-
blèmes techniques survenus, ils nous ont ac-
cordé un second passage pour pouvoir vrai-
ment profiter de l'interactivité de cette pièce.
Depuis 2005 le collectif NUZ tente de faire
« LET ThE sunshInE In »Dans un ancien lycée désaffecté, nous atten-
dons que le soleil se couche. Nous entrons
dans la grande salle, les comédiens sont en
place, ils murmurent. Nous nous asseyons
au centre, en deux groupes, face à face. An-
tigone et Polynice se regardent par-dessus
le public, la bouche ouverte, les bras écartés
comme des ailes, effet souligné par leurs
vestes trop grandes, on entend leur souffle.
Cette image sollicite notre imaginaire, en
évoquant des oiseaux, image reprise par
Antigone, de dos, dévêtue, déployant
ses bras comme un oiseau aux ailes trop
courtes. Symbole de liberté réprimée dans
leur société où tout est dicté ? Deux person-
nages, seuls, dont la révolte ne semble plus
pouvoir se contenir. Les deux comédiens
déambulent dans la salle au point qu’on ne
les aperçoit parfois plus, l’espace étant trop
petit pour contenir leur désir de rébellion.
Plusieurs situations conflictuelles se succè-
dent : Antigone réagissant à l'amour de son
frère Polynice, l'affrontement entre les deux
frères Etéocle et Polynice puis le face à face
des sœurs Antigone et Ismène.
Ce spectacle comme beaucoup d'autres
au cours du festival interroge la place du
spectateur : parfois l'intrigue est suspendue,
comme si le spectateur était face à une ré-
pétition. De même, lorsqu'Antigone décide
d’enterrer son frère malgré les interdictions,
elle prend les chaises des spectateurs afin de
construire la sépulture, les mettant ainsi en
situation d'inconfort et d’action. Le comédien
interpelle ensuite le public : que doit-je faire
maintenant ? Assimilés au chœur antique,
nous sommes les témoins impuissants de la
tragédie. Cette impression est accentuée par
l'utilisation de l'espace occupé en son centre
par le public.
Techniquement, le spectacle donne à voir :
jeu d’ombres amplifiant les silhouettes, fumi-
gènes colorés qui entourent le corps d'Anti-
gone, flammes qui interviennent comme un
rite de purification. Il donne aussi à entendre :
des bruits, des coups, des souffles et des cris.
Le spectacle se termine à l’extérieur, nous
suivons la voix d’Antigone/Silvia Calde-
roni chantant « Let the sun shine » sous les
arbres en enflammant son micro. Polynice/
Benno Steinegger la rejoint sous une pluie
de paillettes, invitant le public à chanter avec
eux, mais ce soir-là le public n’avait visible-
ment pas envie de pousser la chansonnette,
dommage !
laeTiTia orlowski
Merci, merci à la compagnie Motus… Bon, je
suis un peu partiale, ayant participé à « Récits
cruels de la jeunesse », lors de Hybrides1. La
vieille dame, c’était moi. J’ai pu voir de l’in-
térieur le professionnalisme, l’implication
totale des intervenants – techniciens ou
« acteurs » – la chaleur humaine, mais exi-
geante irradiée par les metteurs en scène, le
respect des autres et l’ouverture d’esprit qui
émanaient de toute l’équipe. Cela restera un
souvenir magique, plein d’émotions.
Je suis allée voir « Let the Sunshine In », j’irai
bien sûr voir « Too late ! »… Mais là, dès le
début, le Cri Souffle… Prodigieux… J’ai bien
retrouvé Sylvia… Il émane d’elle quelque
chose de magique. Et l’autre acteur est par-
faitement cohérent, on ressent le travail de
groupe, le message est entendu, et l’on ne
peut qu’attendre impatiemment la suite de
leurs recherches. Antigone est sans aucun
doute un bon prétexte pour entrer dans le su-
jet brûlant de la révolte. Le dialogue enflam-
mé entre l’héroïne, ses frères et sa sœur nous
fait percevoir d’autres types de contestation
plus actuels. La fin, surprenante, interroge la
position de l’acteur par rapport au specta-
teur, la chanson entonnée « gaiement » m’a
semblé un pied de nez…
Je m’incline devant cette équipe. Une tech-
nique très au point qui sait se faire oublier. La
traduction simultanée par Claire Engel était
remarquable, mais forcément, cela apporte
quand même une certaine gêne… Che viva
Italia, car il y a là quelque chose de très Italien.
anne-Marie Joullié
C'est dans la confusion que l'on trouve de
l'ordre, voilà la première impression qui me
vient, en repensant à cette représentation.
Le lieu y était déjà propice : les locaux d'un ly-
cée désaffecté, laissant entrevoir les vestiges
d'un passé mêlé à l' histoire antique d'Anti-
gone, un passé remis au goût du jour.
Qui est l'Antigone d'aujourd'hui ? Se pourrait-
il qu'à travers le temps, les hommes se re-
trouvent encore et toujours dans les mêmes
problématiques morales ? N'y a t'il aucune
issue ?
La pièce de la compagnie italienne Motus
semblait vouloir faire part des sentiments
immuables qui nous traversent. Ils nous
avaient l'année dernière éblouis sur le thème
d'une jeunesse qui tente désespérément de
trouver sa place dans une société rude, par
un travail très technique, jouant sur le rap-
port entre l’image projetée et le corps. « Let
the Sunshine In » laisse davantage la place
au travail des acteurs ; ils ne subissent plus
l'environnement, le domptent et s'affirment
dans cet espace comme un cri de rébellion.
Ce qui nous fascine, c'est la présence in-
croyable des acteurs, ils nous touchent par
la justesse de leurs propos, par leur présence
sur la scène. Ils se mettent à nu devant nous :
leurs peurs, leurs faiblesses, leurs joies, le
spectateur les ressent plus que jamais.
Nos sens se perdent, les questions se suc-
cèdent, les acteurs sont à la fois le miroir de
l'autre et son complément au milieu d'un
brouillard de fumigènes et d'un brouillard
spirituel.
C'est à l’extérieur, à l'air libre, comme l'espoir
d'un jour meilleur, qu’à la fin du spectacle re-
tentit la chanson « Let the sun shine ».
Où tout ne semble plus que poussière, le
spectateur peut enfin entrevoir la lumière.
loréna schlichT
4
Ethnographiques
naître ce projet singulier. Malheureusement,
les subventions sont rares, mais leur détermi-
nation s’est avérée payante, puisqu’ils sont
finalement présents lors du festival Hybrides.
Maÿlis JallaGuier
pErFOrmanCE « vOLOn-TaIrE »
samEDI 27 mars 2010La performance « Volontaire » est issue d’un
processus animé par des professionnels du
théâtre, de la danse, du cirque, de la photo-
graphie, proposé aux amateurs de leur com-
pagnie respective. Plusieurs rencontres ont
précédé ce court moment d’Hybrides, où un
travail a été mis en œuvre, relatif au position-
nement de l’individu dans le groupe.
L’expression de la détermination de l’en-
semble des sujets, libres d’agir ou de s’abste-
nir, suivant leurs désirs, envies, associations
d’idées exprimés « hic et nunc », a été l’élé-
ment récurrent de ce processus. Le tableau
mouvant et éphémère qui en résulte est à
l’image d’un tissu vivant sous le microscope :
un entremêlement de trajectoires singulières
qui se dessinent sous nos yeux.
La volonté de chaque électron libre guide
ses trajectoires, évoluant au contact perma-
nent des autres. L’ensemble réagissant aux
paroles, silences, mouvements, immobi-
lité de l’autre par une association libre de ces
mêmes postures et éléments d’expression
qu’il s’approprie. Des combinaisons défilent,
imprévisibles, constituant un tissu ferme et
tonique à un temps t, souple et flexible la se-
conde suivante.
Dans cette micro-société d’un moment,
la singularité de l’autre, sa différence, son
poids (dans tous les sens du terme), son
positionnement physique ou verbal aussi im-
promptu soit-il, sont tolérés par les membres
du groupe et cette tolérance en conditionne
le fonctionnement.
Fluidité, osmose, respiration régissent cet
univers éphémère qui s’auto-génère par l’ac-
tion de la foule-même, mettant à l’épreuve,
sans préjugé, ses règles de fonctionnement
pour trouver son rythme.
Etre acteur et Volontaire dans ce processus,
c’est échanger, rencontrer des gens sensibles
à la nécessité de questionner son propre
positionnement en société, éprouver le re-
gard des autres, assumer une position et la
faire respecter telle quelle, ici et maintenant,
comme une condition existentielle.
Si aujourd’hui des artistes jugent pertinent
de créer un « précipité » d’éléments aussi
basiques de la vie en société, comme pour
rappeler une évidence oubliée,
Si le quidam que je suis, éprouve le besoin
de participer à cette simulation, comme pour
m'assurer que ces bases existent encore…
Est-ce un signe que l’altérité et la liberté doi-
vent se réapprendre dans notre société ?
Si ce qui résulte de ce travail commun est
qualifié de « performance » par leurs auteurs,
Est-ce le témoin de ce que l’individualisme
est si prégnant aujourd’hui, qu’être en-
semble et faire sa place en société relèvent
de l’artifice et/ou de l’exploit ?
BérenGère arnal
« sOupçOns »Inspiré d’un fait réel, « Soupçons » est le pro-
cès d’un romancier célèbre accusé d’avoir
assassiné son épouse. Le spectacle nous
happe en une fraction de seconde, nous
transporte dans différents lieux avec de mul-
tiples personnages.
Les comédiens jouent leur rôle avec une
telle intensité qu’ils nous amènent à n’avoir
d’autre choix que de nous mettre dans la
peau des jurés. Du début à la fin, nous nous
poserons la question de la culpabilité ou non
de l’accusé.
« Soupçons », histoire énigmatique… où
l’humour n’est pas en reste. Le spectateur
est interpelé sur l’impartialité de la justice
et la grave responsabilité des jurés dans un
procès.
Subtile combinaison entre texte, mise en
scène, jeux de lumière, et musique.
Quoi dire de plus que : « Allez voir Soup-
çons ! »
Jessy Granvorka
« arTEFaCTO »Surprise générale, rendez-vous étonnant !
Ce spectacle place le public dans une atmos-
phère intrigante. Celui-ci est intégré dans la
mise en scène du spectacle. Les deux perfor-
mers nous plongent dans un « décor » inquié-
tant, en nous délivrant des messages sym-
boliques et abstraits, qui laissent libre cours
à l’imagination du public. Le regard du spec-
tateur passe sans cesse de la table de mani-
pulation où défile un cortège d’objets plantés
dans des pots de fleurs à un immense écran
noir qui envahit les trois murs de l’espace.
Chaque objet filmé s’y trouve projeté, grossi,
démultiplié. Les jeux de la bande sonore, de
la lumière et des images embarquent le spec-
tateur dans leur univers énigmatique.
Plus qu'un spectacle, cette performance
nous amène à nous poser des questions sur
la condition humaine, et l'incidence qu'elle
peut avoir sur la nature. Le moins que l'on
puisse dire est que l'association de la qualité
visuelle, sonore et idéologique ne nous laisse
pas indifférents puisqu'elle donne de l'inten-
sité aux messages métaphoriques que ces
deux guides d'un soir nous transmettent.
Zoé leMonnier, delphine liaBeuf, nicolas BalaGue,
saloMé eon
> Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la cri-tique : on se laisse tellement influencer...
> Oscar Wilde
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pOInTs DE vuE
Le J.T d'Hybrides
Artefacto
COnFérEnCE DE mIChEL Cassé, asTrOphysICIEnmECanIquE DE L’InCErTITuDEDEuxIèmE parTIE
La science devient subtile. Elle n’est pas nécessairement attachée à démontrer
que les seules choses qui existent sont ce que nous voyons. Elle a fait un saut
gigantesque ces dernières années, tout en gardant sa vertu prédictive. Elle ne
peut pas encore être traduite en langage, les technologies avancent si vite, et
les mentalités cheminent si lentement qu’il appartient à des physiciens consé-
quents d’essayer de combler ce fossé, sinon c’est la fin de la démocratie — et
je considère ma présence ici comme une acte démocratique.
La mécanique quantique, c’est exactement cela. On ne nie pas les règles, on
les transgresse. Ce qui était classique était mort, et s’énonçait comme définitif.
La mécanique quantique est une pensée qui est née au siècle précédent ; elle
a d’abord donné naissance à la bombe atomique, mais aussi à l’électronique, à
Internet, au Laser, etc…. Tout ceci n’existerait pas sans cette pensée-là. Et elle
se perpétue. Ce que je vous présente, c’est la pensée du vingt et unième siècle,
à coup sûr. Ceux qui accepteront de l’étudier seront les bienvenus et seront
peut-être moins aveugles que les autres. Et vous êtes libres de l’espérer.
Depuis quelque temps, c’est extraordinairement récent, moins de dix ans, il ap-
paraît que l’harmonie physico-mathématique, c’est-à-dire la réconciliation de
la relativité générale et de la mécanique antique n’est accessible que si l’on
renonce à penser qu’il y a trois dimensions de l’espace. En fait, il y en aurait
dix. Où sont les dimensions cachées de l’espace ? Les trois dimensions appa-
rentes de l’espace dont nous avons l’usage et la perception sont l’étendue, et
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les droites. Sept dimensions supplémentaires sont en relation elles-mêmes, et
absolument minuscules. Alors il faut trouver des archets minuscules pour les
faire vibrer, et alors nous les ferons chanter. Nous avons conçu des expériences
pour qu’elles s’expriment. Il faut les exciter.
Pourriez-vous nous parler de la remise en cause de la Genèse ?Oui. Tout d’abord, l’élément premier n’est pas la lumière. L’élément premier,
c’est le vide quantique plein de particules potentielles, et celui-ci a une ouver-
ture explosive. L’univers est en expansion, l’espace se dilate entre les galaxies.
Notre galaxie, la voie lactée, s’écarte des autres galaxies parce que l’espace se
dilate comme après une explosion. J’y vois la métaphore de la violence, ou la
cause de notre violence. Notre matière a été produite par une explosion. Nous
portons l’enfer dans la chair.
Au commencement est quelque chose sans commencement, le vide. Le vide,
dans une région minuscule, crée l’espace qui entre en extension. Et le vide à
l’intérieur de cet espace se sacrifie et devient lumière. Cette lumière crée la ma-
tière et l’antimatière, double antagoniste et mortel de la matière. Les êtres sont
nés doubles, comme le dit Platon dans « Le Banquet ». Aristophane explique
que les êtres sont nés avec deux polarités. Ils étaient tellement parfaits que
Zeus demanda à Arès, le dieu de la guerre, de les couper en deux. Ils n’auront
de cesse de se réunir. On appelle cela la théorie de l’Amour.
Pour en revenir à la Genèse, dans l’univers, matière et antimatière s’attirent.
Une fois que la matière élémentaire, faite de quarks U et D, jaillit, cette matière
constitue des protons et des neutrons, qui s’assemblent dans le feu des étoiles
pour créer tous les éléments de la nature, c’est-à-dire les différentes catégories
d’atomes ainsi que l’or. Tous les éléments qui nous composent viennent des
étoiles. Nous sommes de la poussière, peut-être, mais de la poussière d’étoile.
Et le vide revient. Nous avons, à notre grande surprise, réalisé en 1798 que l’ex-
pansion de l’univers s’accélérait, ce qui veut dire que le vide revient. Le vide
était au début, le vide sera à la fin. La genèse physique se présente ainsi : le
vide, la lumière, la matière, le vide.
Ceci est vrai pour un univers, mais il n’y a aucune raison de supposer que l’uni-
vers est unique. Le Big bang ne saurait être unique. On est amené à récuser
l’unicité de l’univers. La tolérance s’étend, il y a d’autres planètes. Nous avons
franchi une nouvelle étape dans le renoncement à notre centralité, au centra-
lisme du monde, qui consiste à dire : nous ne sommes au centre de rien. Les
révolutions coperniciennes se sont succédées. La terre n’est pas au centre du
système solaire, pourtant nous continuons à dire « le soleil se lève », ce qui est
une aberration. Le soleil n’est pas au centre de la république des soleils, qu’on
appelle la Voie Lactée, il est sur le bord. La Voie Lactée n’est pas au centre de
l’univers qui n’a ni bord ni centre. La gravité que l’on croyait absolument at-
tractive se voit compensée par le vide quantique qui a une vertu répulsive, et
entraîne une diaspora de l’écartement. La force de la chute est compensée par
la force de l’envol.
Notre matière, celle des étoiles et des galaxies, ne constitue que 5% de la ma-
tière universelle. Tout le reste est appelé matière noire ou énergie noire. Nous
ne sommes que l’écume de la matière. Nous pensions que le monde était fait de
trois dimensions. Nous avons avancé que la dimension réelle du monde, c’est
dix. Nous étions convaincus que l’univers était unique, eh bien non, nous avons
tendance à remplacer la notion d’univers par celle de « plurivers ». La science
est une longue lutte contre l’anthropocentrisme et l’anthropomorphisme. Cer-
tains considèrent cela comme une blessure narcissique : « je ne suis pas au
centre ». C’est l’inverse que je ressens, l’ouverture de la cage aux oiseaux, parce
que l’imaginaire gagne : calculer à dix dimensions… quel délice !
Comment toutes ces découvertes s’articulent-elles avec les religions ?Je pense qu’il faut commencer, en ce qui concerne la science, par faire un mea
culpa : les hommes de sciences sont hautains et les mathématiques ont été
utilisées pour mesurer soi-disant l’intelligence. Les professeurs de mathéma-
tiques, peut-être malgré eux, se sont conduits de manière cruelle par rapport à
des esprits qui n’étaient pas nécessairement créés pour accueillir des chiffres.
Si bien que la science et les mathématiques ont été considérées comme des
purges par beaucoup de littéraires, par beaucoup d’êtres subtils et délicats.
Le temps est venu de dire que la science est douce. Elle peut être subtile, elle
peut être très dure. La science, c’est la science du pouvoir. Si l’on ne réalise pas
le pouvoir que le citoyen met entre les mains du physicien, qui peut s’allier au
pouvoir. Le physicien peut être un poète, un prophète, il peut chercher à parta-
ger la beauté du ciel. Mais pour un physicien de ce genre, philosophe, un peu
prophète, mille physiciens se dressent, les armes à la main.
Pour en venir au créationnisme, la cosmologie est une mythologie. Il faut com-
mencer par dire que ce que je dis ne vaut rien, sinon en tant que métaphore. Il
ne s’agit pas d’une messe, ou de graver sur une plaque de bronze la vérité ab-
solue. Je serais contradictoire si je ne revendiquais pas pour moi-même l’incer-
titude et l’imperfection. Il ne s’agit pas d’un dogmatisme ; il s’agit de l’inverse,
il s’agit de l’usage critique et permanent du doute, mais aussi d’un éblouisse-
ment, d’un ravissement, et d’un vol sur les ailes de la beauté. Maintenant, cette
chose-là peut être partagée ou non. Il s’agit d’une discipline férocement abs-
traite, mais en même temps terriblement matérielle puisque c’est notre histoire
qui est en jeu. Si je la dis de cette manière, c’est pour qu’elle soit accueillie,
sans pour autant me croire prophétique. Je ne fais que refléter la fine pointe de
la recherche. Ce que je dis, les autres le disent, mais avec d’autres mots. En fait
ils ne le disent pas, car la position qui pèse sur les esprits scientifiques, depuis
l’enfance, c’est « tais-toi et calcule » ou « calcule et tais-toi ».
Nous vivons classiquement. Il n’est pas pensable de parler de mécanique quan-
tique en langage commun. Je le fais pour donner un parfum. En réalité, c’est une
incitation à aller fouiller les livres, et à pratiquer soi-même des calculs, pour at-
teindre cette forme profonde d’existence, sinon on ne comprend rien. Si on veut
comprendre la biologie, il faut comprendre la chimie ; si on veut comprendre la
chimie, il faut comprendre la physique quantique.
Je ne dis pas que c’est un modèle social, je dis que c’est un modèle quasiment
moral. Il y a à penser la liberté. Chacun est libre de sa liberté. Ce n’est pas une
doctrine du Salut, ni une doctrine politique. C’est un éclairage, une manière
de rester vibrant, vivant – éclairage qui nous permet de ne jamais considérer
l’échec comme définitif.
AJR Un Autre Jour sans Rembobiner
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