Réflexions pédagogiques et notes
de lecture
Divers textes écrits entre 2011 et 2014
par R. Rusé-Tasnady,
ASEA spécialité Formation Musicale
au Conservatoire de Nancy
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 1
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 2
Sommaire
Introduction P4
Vous avez dit solfège ? P6
Un texte écrit en accompagnement à la compilation de recueils de chansons traditionnelles
destinés à un partage de répertoire au sein du conservatoire de Nancy
Comment peut-on éduquer l'oreille ? 14
Qu'est-ce que la tonalité ? 14
Attraction et hiérarchie harmonique 18
Attraction et hiérarchie mélodique 21
Attraction et hiérarchie rythmique 24
Orientation sensible de l'analyse harmonique 31
Des outils pédagogiques de la Formation Musicale 35Utilisation de la solmisation 35
Mémoire et oreille intérieure 38
Comment différencier l'enseignement en FM 40
Différents stades de conscience en musique 43
Musique savante, musique de l'oralité 43
Écoute flottante, conscience flottante 44
La partition et la dépendance à l'écrit 47
Conscience et mobilisation corporelle 49
Critique des outils d'éducation de l'oreille habituellement
proposés dans les manuels français. 51
à propos des notions Conjoint/disjoint, Ascendant-descendant, et étude des intervalles,
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 3
Solfège instrumental 57
Quels objectifs ? 57
Quelques exemples 59
Les conditions matérielles, la mise en œuvre 66
Notes de lecture 67
à propos du livre « objectif musique » de Christine Culioli (1993)
Un été à Kecskemét 71Compte rendu à l'issue de l'université d'été et du symposium consacré à la pédagogie
Kodaly
Bibliographie 81
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 4
Introduction
La réforme dite de « la formation musicale » aura bientôt 40 ans (1977). La
naissance et l'essor des méthodes actives a débuté il y a maintenant un siècle, à l'instar
des sciences de l'éducation. Pourtant, l'enseignement du solfège se vit encore souvent
comme une matière en crise, et les différents réformateurs ne sont pas parvenus à faire
l'unanimité sur la voie à suivre dans ce domaine. La recherche du sens, du rôle, des
objectifs précis de cette discipline est toujours ouverte et polémique, les réformateurs sont
toujours en proie aux critiques des tenants de la « tradition » et du « c'était mieux avant ».
Si l'on résume à l'extrême les messages délivrés par ces trois courants :
• Méthodes actives (Dalcroze, Martenot, Marie-Jaël, Willems, Kodaly, Orff) Le savoir-
faire et le vécu sont placés avant le savoir, on aspire à donner une valeur humaine
à l'éducation musicale.
• Réforme de la formation musicale.
Replacer l'enseignement des notions du solfège dans la globalité et la réalité de la
« vraie » musique. Volonté d'intégrer le bénéfice des méthodes actives. Élargir le
répertoire.
• Sciences de l'éducation (en lien avec les évolutions inéluctables de notre société) :
Construire l'enseignement en partant de l'enfant, et plus uniquement de manière
« verticale », construire la motivation sur le projet personnel, pédagogie
différenciée, pédagogie par objectifs, réflexion sur l'évaluation....
Les critiques à l'égard des propositions des sciences de l'éducation ont surtout été
rendues publiques à propos de l'éducation nationale, mais ont aussi trouvé leurs partisans
dans notre discipline : accusation de démagogie, dérive libertaire et pédagogiste, perte de
rigueur, baisse du niveau...
Les critiques fréquemment entendues à l'égard des dérives des méthodes actives sont
assez joliment exprimées dans cette phrase issue de la réforme de 1977 :
Enfin, il apparaissait nécessaire de faire cesser les querelles concernant l'utilisation des
méthodes actives, car si nous savons que des abus ont permis à des incompétents
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 5
d'utiliser une pédagogie « riante » mais ne comportant aucun prolongement sérieux, cela
ne saurait remettre en cause la valeur réelle technique et philosophique de ce nouvel
esprit pédagogique.
La critique de la réforme de la formation musicale est difficile à réaliser, car, à la suite de
ce texte fondateur de 1977, et du dispositif des schémas directeurs successivement mis
en place, la mise en œuvre en a été très diverse. Là aussi les interprétations et les
réalisations ne sont pas toujours aussi inspirées que l'on aurait pu l'espérer. Si ceux qui
expriment ouvertement la volonté de faire machine arrière sont minoritaires, il est
néanmoins difficile de faire un bilan univoque.
En conséquent, cette discipline reste largement ouverte au questionnement ; la recherche
du sens, des objectifs, de la définition même de la matière demeure, à la lumière des
exemples, des réflexions, expérimentations, des œuvres de tous ces précurseurs, dont la
portée et les réussites nous appellent à la modestie, et à la lumière de tous les
égarements et tous les dogmatismes de leurs exégètes, qui nous appellent eux aussi à la
plus grande modestie.
Voici rassemblés quelques textes témoignant de réflexions pédagogiques diverses sur le
sujet de l'enseignement de la Formation musicale. Ayant été écrits à différents moment et
sous diverses motivations, certaines redites pourront apparaître. Il reste encore bien des
insuffisances, des faiblesses tant dans la réflexion que dans la rédaction, dans ce travail
qui m'a permis de mesurer ma petitesse face à l'immensité de la tâche : comment devenir
un enseignant de FM acceptable ? 1
1 En paraphrasant le titre du livre de Bruno Bettelheim « pour être des parents acceptables ».
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 6
Vous avez dit solfège ?
Un texte écrit en accompagnement à la compilation de recueils de chansons traditionnelles
destinés à un partage de répertoire au sein du conservatoire de Nancy
Le problème de l'enseignement du solfège est multiple et complexe, il est au centre de
nombreuses querelles, même entre spécialistes. Il semble difficile actuellement de pouvoir
satisfaire à la fois les élèves, les parents, et les acteurs de l'enseignement spécialisé. La nouvelle
nomenclature du solfège (Formation Musicale) n'a pas vraiment éclairci les choses, à l'instar des
cantines, qui ne comblent guère plus leurs usagers depuis qu'elles se nomment « restaurant
scolaire ».
La question de la dénomination n'est pas anodine, elle est révélatrice d'un des malaises de
cette discipline. En effet, le terme de solfège, si il est aujourd'hui très fortement connoté, avait pour
avantage de faire référence à la mission dévolue à cet enseignement, en quelque sorte un
équivalent à l'alphabétisation dans le domaine scolaire. Si nous suivons ce parallèle,
l'alphabétisation apparaît également comme la première mission des enseignants de l'école
primaire, mais les programmes scolaires ne s'arrêtent pas là. Il en est de même pour notre
matière, et c'est sans doute en grande partie ce qu'ont voulu signifier les artisans de la réforme de
la formation musicale. Cependant, les contours de ce terme sont très vagues, et posent la
difficile question de la mission de la discipline, de ses limites.
Chacun des acteurs de l'enseignement spécialisé a sa vision de ce que doit être le solfège.
Le même mot (qu'il s'agisse de solfège ou de formation musicale) désigne un contenu différent.
Les conflits sont inévitables, les solutions des uns ne pouvant combler les problèmes des autres.2
Un des grands idéaux de la réforme de la formation musicale est de placer la musique vraie
et vivante au cœur de l'enseignement, en substitution à la littérature d'exercices didactiques.
Intellectuellement, ce principe paraît très satisfaisant: Chaque musicien a déjà expérimenté
comment le premier geste reste en mémoire : par exemple, l'erreur du premier déchiffrage, ou
encore la mauvaise position, le mauvais geste, auront tendance à resurgir à moins d'un effort
2 Ce questionnement à propos du solfège est à rapprocher au débat maintenant séculaire qui anime l'éducation nationale entre d'une part partisans d'un enseignement délivrant un savoir pratique et directement utilisable (instruction), et d'autre part pédagogues soucieux de construire une éducation au sens humaniste du terme, selon l'héritage de Rousseau. Meirieu rappelle l'historique de cette querelle, la fait remonter à la controverse entre Condorcet (instruction) et Rabaut St Etienne (éducation). Philippe Meirieu « la pédagogie entre le dire et le faire »
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 7
conscient pour le contrecarrer. La première trace inscrite demeure. Par conséquent, paraît-il
contradictoire de désirer former des musiciens sensibles et guidés par la préoccupation du beau
au moyen de la répétition d'exercices mécaniques dénués de sens et de sensibilité, coupés de la
réalité musicale ?
Néanmoins l'apprentissage musical nécessite la répétition et la systématisation, afin de
créer des réflexes. C'est là un des dilemmes auquel nous ne saurions donner de réponse
univoque : l'enseignant s'efforce à construire au quotidien un équilibre entre ces besoins
apparemment contradictoires.
Un parallèle peut être fait avec l'enseignement des langues vivantes. Faut-il enseigner les
langues en se basant sur des cours de grammaire analytique à la progression rationnelle, afin
d'aboutir à une expression sans faute, ou plutôt privilégier une expression orale forgée plus
empiriquement, efficace bien qu'imparfaite ? L'enseignement musical auprès des débutants a
souvent la volonté louable d'éliminer tout « mauvais » geste dès le début de l'apprentissage. Ne
serait-il pas souhaitable, à l'instar de certaine pédagogies d'enseignement des langues, de laisser
place à la « pédagogie de l'erreur », en laissant l'élève « construire lui même son savoir », comme
l'évoquent les théoriciens de la pédagogie et des sciences de l'éducation? Cette voie est-elle
adaptée aux spécificités de l'enseignement musical ?
L'un des points du débat entre enseignants est la construction de la progression
pédagogique. Il est très satisfaisant de pouvoir concevoir une progression logique et rationnelle,
qui aurait fait ses preuves au fil des générations et qu'il serait possible de reproduire, de
transmettre.
A propos du solfège, ce débat se retrouve dans l'opposition entre enseignement globalisé
ou dissocié. Faut-il proposer des exercices adaptés traitant séparément de chaque difficulté à
surmonter ? Ou laisser l'élève se confronter à la diversité, la complexité du langage musical qu'il
devra de toute façon intégrer, comme l'ont proposé des démarches pédagogiques innovantes
récentes ? Les deux points de vue ne sont pas aussi inconciliables qu'il paraît.
L'exercice didactique et fonctionnel permet à l'élève et à l'enseignant de consacrer toute
leur attention consciente à une difficulté circonscrite.
Un matériel pédagogique intéressant, complet, et judicieusement choisi offre la même
attention consciente à une difficulté circonscrite, mais présentée dans un contexte riche. Ce
contexte, si il n'est pas la préoccupation du moment, aborde cependant un grand nombre
d'informations qui sont traitées de manière passive, inconsciente, permettant notamment à
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 8
l'apprenant de s'imprégner dans un « bain » culturel, de forger son goût esthétique, d'accéder à
des fonctionnement stylistiques idiomatiques qui échappent au rationnel. Ainsi, ces notions de
goûts, qui sont plus souvent rattachées à l'idée de don, de talent, pourraient également faire l'objet
d'une transmission efficace. Ce mécanisme met le doigt sur l'importance du choix du répertoire, de
la qualité de la littérature musicale dont nous nourrissons les élèves et de l'exemple qui en est
donné, de la qualité de la « trace » que nous allons laisser en eux.
Cette considération met l'accent sur la valeur pédagogique de la phase d'imitation. Depuis
leur plus jeune âge, c'est par l'imitation que les enfants ont réalisé un (le plus) grand nombre
d'acquisitions. Ce fonctionnement leur est très naturel, à la base de nombreux jeux. Par l'imitation
du geste du professeur, du son, de son attitude générale dans la situation musicale, etc... l'élève
reçoit un grand nombre d'informations qu'il est capable de traiter sans recours à la conscientisation
et à la verbalisation. Ce type de transmission très « instinctive » correspond bien aux jeunes et très
jeunes enfants. Cette phase ne contredit pas la volonté de rationalisation, de théorisation,
elle la prépare. Là encore, la qualité de l'exemple donné conditionne la qualité de la « trace ». On
peut noter logiquement que l'imitation peut être encore plus efficace lorsque les yeux aussi sont
disponibles: c'est à dire, donner une place équilibrée à la transmission orale.
Une construction prématurément rationalisée et analytique de l'enseignement nuit à la
naissance d'une musique vivante, vécue, et recréée, au profit d'une musique apprise. Si elle se
base toujours sur de louables intentions, elle correspond la plupart du temps à une démarche
"adulto-centriste": nous sommes difficilement capables d'imaginer comment se construisent les
schémas mentaux des enfants, et nous nous référons plutôt aux nôtres. Pourtant, à y prêter
attention, les adultes eux-mêmes ne construisent pas toujours leur savoir de manière logique et
progressive.3
Au regard de ces remarques, depuis plus d'un siècle, les pédagogies actives ont proposé
des alternatives crédibles, prônant la transmission du savoir-faire avant le savoir . Pourquoi leur
influence se limite-elle aujourd'hui à des cercles restreints de « fidèles » ? La constitution de la
plupart d'entre elles en « écoles » très exclusives peut en être la cause. Cependant, pour avoir les
3 « La culture propre à l'enfance est de nature orale, car si la plupart des enfants à travers le monde entier apprend à lire et à écrire (...) pendant une bonne partie de la période de l'enfance, leur mode de communication favori a toujours été la communication orale, souvent accompagnée par l'observation et l'imitation de comportements et de techniques. C'est ainsi que l'on peut remarquer que les traditions des enfants sont basés sur la répétition et l'utilisation de formules ritualisées » Carole H. Carpentier « les universaux de la culture enfantine » Dans le même ouvrage l'auteur recense les caractéristiques universellement reconnues dans les cultures enfantines à travers le monde. en voici quelques uns qui nous concernent plus particulièrement. Besoin d'enchantement/Grande activité, dépense physique/Espièglerie/échanges interpersonnels de forte valeur affective/gaieté, humour/Curiosité/inventivité/Imagination/Conservatisme : besoin de stabilité, de sécurité face aux incertitudes de la vie.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 9
premières posé les questions essentielles de la transmission de la musique dans une optique
résolument humaniste, elles restent à la base de nombreuses réflexions pédagogiques. 4
Certaines évolutions et décisions ne nous appartiennent pas. En effet, les bouleversements
de notre société initiés par la modernité ont profondément transformé en quelques décennies le
bagage culturel et musical de nos élèves, et avant eux de leurs parents, grands-parents,
enseignants...
Dans une société traditionnelle, les individus partagent une « langue maternelle
musicale » 5. En ce qui concerne les enfants, un répertoire de chansons, de jeux chantés, de
comptines, de jeux impliquant des acquisitions de psychomotricité essentiels pour l'éducation,
générale comme musicale. Ces pratiques comblent également des besoins psycho-affectifs,
procurent un grand sentiment de sécurité affective. Plusieurs corpus musicaux cohabitent,
spécifiquement « enfantin » ou « adulte », mais souvent, le répertoire est commun, et permet
différent niveaux de compréhension.6
Qu'en est-il aujourd'hui ? Il est difficile de généraliser, car dans le monde moderne
occidentale, la société est très hétérogène, l'héritage culturel de chaque individu est très
différencié, les contextes familiaux sont extrêmement disparates 7. Les élèves sont très rarement
imprégnés d'un fond culturel commun permettant le partage. Si l'on se réfère à la définition
énoncée par l'UNESCO, la culture serait « l'ensemble de connaissances et de valeurs qui ne fait
l'objet d'aucun enseignement et que pourtant tout membre d'une communauté sait »8. Selon cette
définition, que reste-t-il à partager dans notre société en terme de culture musicale ?
Zoltan Kodaly a construit une pédagogie musicale cohérente sur la base des chansons
traditionnelles hongroises. Bien loin de cette œuvre magnifique, nécessitant une formation globale
4 « En effet, m'étant décidé en conséquence à faire précéder les leçons de notation harmonique, d'expériences particulières d'ordre physiologique tendant à développer les fonctions auditives, je m'aperçus bien vite que chez les plus âgés de mes étudiants, les sensations acoustiques étaient retardées par des raisonnements anticipés et inutiles, tandis que chez les enfants elles se révélaient d'une façon toute spontanée, et engendraient tout naturellement l'analyse. Je me mis dès lors à éduquer l'oreille de mes élèves dès l'âge le plus tendre et constatais ainsi que non seulement les facultés d'audition se développent très vite à une époque où toute sensation neuve captive l'enfant et l'anime d'une curiosité joyeuse,_mais encore qu'une fois l'oreille entraînée aux enchaînements naturels de sons et d'accords, son esprit n'a plus aucune peine à s'habituer aux divers procédés de lecture et d'écriture » Emile Jacques Dalcroze, « le rythme, la musique et l'éducation »5 Selon le concept développé par Kodaly.6 (à l'exemple du conte de fée, dont la symbolique revêt plusieurs réalités, cf la psychanalyse des contes de fée, Bruno Bettelheim).7C'est là, selon les sociologues une des principale mise en danger de la cohésion de notre société. Cf Hugues Lagrange « le Déni des cultures »8 Cité par Alain Finkielkraut dans « la défaite de la pensée »
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 10
de l'enseignant, nous proposons en toute simplicité néanmoins de baser notre enseignement pour
les premières années sur le répertoire des chants traditionnels, populaires et enfantins. Le petit
recueil présente un répertoire destiné à l'éducation musicale des jeunes enfants.
– Proposer un répertoire musical adapté aux besoins affectifs des enfants, véhicule d'un
contenu culturel et identitaire (cet aspect de transmission d'un socle culturel à partager
fait parfois défaut dans les manuels de solfège)
– Fonder l'apprentissage sur un répertoire musical de qualité, plutôt que sur une littérature
d'exercices didactiques, conformément aux idéaux de la réforme de la formation musicale.
– En l'absence partielle (ou complète) de vécu musical enfantin antérieur, construire avec
eux un premier répertoire commun à partager, fondateur de bases et d'acquisitions
techniques fortement ancrées, sur une pratique vivante.
– Apporter un matériel pédagogique à la mesure de leur pensée musicale naissante.
L'utilisation, le type de pédagogie qui peuvent en être faite, reste ouvert. L'exploitation
instrumentale paraît assez directe, au moyen de quelques adaptations aux spécificités de chaque
instrument.
Un certain de nombre de chansons d'origines variées sont rassemblées.
Si certaines d'entre elles appartiennent à un fond culturel traditionnel collecté, étudié, ce recueil
n'a pas de vocation ethnomusicologique. La transcription de chansons issues de l'oralité est un
exercice difficile et peut prêter à discussion. Les modestes arrangements sont avant tout destinés
à répondre à des besoins pédagogiques (imprégnation aux fonctions harmoniques, à la
polyphonie).
D'autres chansons, de facture beaucoup plus récentes, et parfois de valeur esthétique plus
discutable, sont légitimées par le succès qu'elles rencontrent depuis quelques générations dans le
public enfantin, et auprès des adultes qui les véhiculent. (souris verte, facteur etc...).
Les choix ont souvent été guidés par la possibilité du jeu chanté, des rondes chantées.
Ce type de répertoire est très documenté chez les hongrois, sous l'influence de l'école
d'ethnomusicologie et de pédagogie musicale fondée par Kodaly. Sans doute le répertoire a-t-il été
aussi abondant en France9, mais la prise de conscience de la valeur pédagogique de ces
pratiques est plus récente. Nous nous sommes permis quelques adaptations françaises de jeux
chantés hongrois, l'expérience prouve déjà leur efficacité auprès des enfants.
9 Chants à danser de la période de la Renaissance et postérieur. Cf « chansons pour mener la danse », Sophie Rousseau
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 11
Ces jeux et rondes chantées peuvent servir de support de travail avec les enfants dès l'âge
de 4 ans, et ensuite bien au-delà (les adultes aussi peuvent parfois se prendre au jeu). Véritable
premier objet de joie, et de plaisir musical partagé, ces répertoires peuvent rendre évidente la
finalité du travail entrepris, alors que les objectifs qui sont offerts au jeune débutant peuvent
paraître obscures ou lointains. L'implication du ressenti corporel, notamment dans la
construction du sentiment rythmique, n'est plus à démontrer. Pulsation, mesure, phrase et
carrure sont matérialisés, souvent conjointement, la musique est mouvement.
Les bénéfices et les travers d'une pédagogie « ludique » sont maintenant suffisamment
identifiés pour que l'on puisse trouver un équilibre, et proposer une intégration du jeu au travail,
canalisée par l'enseignant, en évitant l'écueil de la démagogie10. Il n'est pas anodin de noter que
dans la plupart des langues, on « joue » de la musique. Les jeux musicaux, les jeux chantés sont
universels et ancestraux, témoignant ainsi de l'efficacité avec laquelle ils répondent aux besoins du
jeune être en devenir. Ils sont néanmoins patrimoine menacé dans notre société moderne. Ils
peuvent être une base précieuse pour notre enseignement musical. On peut même imaginer
réintroduire les jeux chantés dans la vie des enfants, pour le plus grand bénéfice de chacun. [ à
l'écart de toute intervention des adultes, certains jeux que nous proposions en cours de musique
se sont parfois intégrés à la « tradition orale enfantine » des cours de récréation, y compris des
jeux issus de transcriptions hongroises ]
Cette démarche répond également à la nécessité de réagir à la disparition progressive du chant
« domestique » . En dehors du contexte artistique, le chant a accompagné les étapes de la vie des
êtres humains à toutes les époques et dans toutes les cultures, leur apportant un grand nombre de
bénéfices, plaisir esthétique, lien social, rôle culturel, extériorisation des émotions, vertus
10 Montaigne « le jeu devrait être considéré comme l'activité la plus sérieuse des enfants. » A ce propos, un texte de Bruno Bettelheim tiré de l'ouvrage « Pour être des parents acceptables, une psychanalyse du jeu » :
Il est évident que les enfants jouent avant tout pour s'amuser ; mais il faut noter ici que le plaisir de bien fonctionner est l'un des plus purs et des plus importants que puisse éprouver un individu. Chacun aime sentir que son corps est en bon état de marche. Pavlov parle à ce sujet de la « joie musculaire » et, avant lui, Harvey évoquait la « musique silencieuse du corps »[…]Cet extrait à mon sens, exprime bien ce que l'on entend par « jouer » de la musique.
Beaucoup d'enfants qui ont peu d'occasions de jouer, seuls ou avec des partenaires, souffrent de graves arrêts ou régressions intellectuels. Sans exercices, leur pensée risque de rester superficielle et sous développée. […]
Le jeu est également très important parce que, sans que l'enfant en ai conscience, il développe chez lui des qualités indispensables au progrès intellectuel, telles que la persévérance, condition première de la réussite scolaire.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 12
« musicothérapiques » induites, structuration et éducation... Or, dans notre société moderne, le
chant se retire de plus en plus de la vie quotidienne, cette évolution est déjà en marche depuis
plusieurs générations dans notre pays. Le chant a perdu sa fonction dans la vie des individus, il
perdure encore un peu chez les enfants, mais est presque entièrement absent de la vie des
adultes. La globalisation culturelle nous éloigne d'un socle culturel stable. Dans ces conditions, il
n'est pas étonnant de constater le déclin du degré d'éducation musicale moyen, et les difficultés
croissantes que rencontrent les enseignants en musique. Le répertoire proposé ici vise à recréer
auprès des enfants l'évidence du chant.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 13
Comment peut-on éduquer l'oreille ?
Qu'est-ce que la tonalité ?
Avant de réfléchir à la manière de transmettre le sentiment de tonalité, il est essentiel de
délimiter et de préciser sa définition. Voici quelques extraits de l'article "tonalité" du
dictionnaire de la musique des éditions Larousse.
1. Dans le sens le plus général, caractère propre à toute musique fondée, dans le maniement des hauteurs,
sur le principe d'une hiérarchie entre les différents degrés de hauteur, donnant à certains d'entre eux, et
surtout à l'un, la tonique, le statut privilégié de notes attractives vers lesquelles tendent les autres degrés , et
sur lesquelles on se repose. Dans certains cas, comme celui de la musique occidentale classique, la tonalité
obéit à des lois complexes et à un système très raffiné ; dans d'autres cas (certaines musiques
contemporaines, par exemple) la répétition obstinée d'une note suffit à créer un « sentiment tonal » très
diffus, mais néanmoins très perceptible : par exemple dans les Métaboles d'Henri Dutilleux, par la répétition
ou la tenue en « pédale » de la note mi, dans un contexte pourtant très chromatique.
Il est bien connu qu'il suffit de répéter un degré de hauteur plus souvent que les autres pour lui donner ce
magnétisme « attractif », en faire une espèce de repère, de pivot, de plaque tournante… D'où
l'intransigeance et la complexité des règles proposées par Schönberg pour organiser l'atonalité, c'est-à-dire
pour créer de toutes pièces une musique sans degrés privilégiés. Il en ressort que la musique dans ses
états élémentaires, les moins savants et les plus spontanés, est toujours plus ou moins « tonale »,
même s'il s'agit d'une tonalité « sauvage », ce que démontrent les expériences d'improvisation libres (dans
le free jazz, la musique contemporaine) qui retrouvent très vite des centres d'attraction tonale. L'atonalité est
un caractère réservé à certaines musiques savantes, elle doit être voulue et entretenue en permanence, par
des procédés d'écriture très rigides, pour barrer la route à tout retour de la tonalité refoulée.
2. Plus spécifiquement, on parle de tonalité par opposition à la modalité, quand il s'agit du système tonal
occidental qui ne conserve plus que deux modes, le majeur et le mineur. Tout autre musique non atonale est
alors, par opposition, déclarée « modale » alors que dans un certain sens, la musique occidentale tonale
l'est elle-même par l'emploi des modes mineur et majeur.
La tonalité occidentale se définit donc par la limitation à deux modes, le majeur et le mineur, celui-ci étant
posé comme « relatif » de celui-là ; par un système harmonique spécifique basé sur l'accord parfait, sur des
règles d'enchaînements et d'attractions entre accords dissonants et consonants, « notes sensibles » et
« notes toniques », selon le schème « tension-détente » qui caractérise la cadence classique ;
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 14
On a vu par ailleurs des emprunts très fréquents aux modes anciens, ou à des modes nouvellement créés
autres que le majeur et le mineur (Debussy, Messiaen, Stravinski), mais, comme le dit très bien Serge Gut,
« une véritable modalité posttonale est presque impossible à réaliser, car elle absorbe toujours des éléments
et des réflexes de l'époque tonale ». La plus grande partie de la musique actuelle, depuis le domaine des
variétés jusqu'à une bonne proportion de la musique contemporaine savante, y compris certaines musiques
électroacoustiques, baigne dans une sorte de tonalité généralisée réduite parfois à sa plus simple, mais non
moins efficace, définition, c'est-à-dire à l'existence d'une note prédominante.
Quelques notions essentielles à retenir de ce texte dans l'optique d'une mise en œuvre
pédagogique :
• Tonalité signifie dans tous les cas hiérarchie des sons autour d'une tonique.
• Cette hiérarchie peut prendre différentes formes selon les époques et les systèmes
musicaux.
• Elle découle naturellement de la plus grande présence, répétition d'un son par
rapport aux autres.
• Quelques mots clés sur les rapports des sons entre eux au sein de cette
hiérarchie :
◦ Attraction, « magnétisme »
◦ Dissonance-consonance actionne les sensations de tension-détente
Dans une grande ambiguïté, le même terme de tonalité peut désigner des réalités
différentes : Soit il fait uniquement référence au système tonal majeur/mineur en usage à
partir du 17ème siècle en opposition aux autres systèmes, soit il inclut toute forme de
hiérarchie autour d'un pôle tonique (parfois plusieurs), qu'il soit modal ou composite. Selon
cette terminologie, la seule antinomie qui demeure est le système d'écriture sérielle, qui
structurellement cherche à abolir toute hiérarchie entre les sons.
Tonal music in this sense includes music based on, among other theoritical structures, the eight
ecclesiastical modes of medieval and Renaissance liturgical, the sléndro and pélog collections of indonesian
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 15
gamelan music, the modal nuclei of Arabic maqam, the scalar prergrinations of Indian Raga, the
constellation of tonic, dominant, and subdominant harmonies in the theories of Rameau, the paired major
and minor scales in the theories of Gottfried Weber, or the 144 basic transformations of the 12-note row.
Article « tonality » du new grove dictionnary of music and musicians
La tonalité, le sentiment de tonique, est facilement accessible, que l'on soit ou non doué
de l'oreille absolue. C'est une sensation instinctive, presque « naturelle »11. Par ailleurs, et
dans une moindre mesure, chaque degré, au sein de la hiérarchie de la gamme,
s'organise selon un jeu d'attractions, donnant à chacun une valeur propre, à laquelle se
rattache la notion de fonction tonale. Dans la solmisation, ce sont ces fonctions que l'on
nomme « do, ré, mi, fa, sol, la, si » et non pas des hauteurs.
Orienter, construire la progression pédagogique sur cette hiérarchie paraît logique.
Chacun, même musicien non formé, a assimilé le fonctionnement du discours musical,
structuré généralement autour des pôles tonique/dominante. Si le fonctionnement de
chaque système tonal spécifique est éminemment culturel, la présence d'un centre tonal
(un au moins) reste un trait commun à toutes les cultures12 . Distinguer et conscientiser
l'ensemble des différentes fonctions tonales relève d'un travail spécialisé d'éducation de
l'oreille. Ainsi est construit l'enseignement musical par la solmisation, éduquant à des
fonctions tonales plutôt qu'à des hauteurs de sons. Ces sensations sont également
porteuses de sens musical, de valeur affective, elles sont par conséquent musicalement
bénéfiques à tous, y compris à ceux dotés d'une oreille absolue.
Extrait de l'article « tonalité » issu de wikipédia
Ce [premier] degré remplit la « fonction tonale de tonique ». Il est donc le degré le plus important d'une
11 Le phénomène de la résonance naturelle, quelle que soit sa part d'intervention-part inconnue et certainement variable-dans la formation d'un système, implique la possibilité, sinon la nécessité, d'une organisation hiérarchique des sons. Tout système musical-le système sériel éventuellement mis à part-engendre des structures hiérarchiques aux niveaux morphologique et syntaxique. (le système sériel, en principe, semble avoir refusé une organisation hiérarchique au niveau morphologique) Celestin Deliège « les fondements de la musique tonale »12 La tonalité correspond à une hiérarchie entre les tons d'un morceau. Cette hiérarchie n'est pas absolue : elle n'existe que dans notre esprit, en fonction de notre expérience d'un style ou d'un langage musical et de schémas mentaux que nous développons tous pour comprendre la musiqueDaniel Levitin, entre la note et le cerveau
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 16
tonalité. La tonique et la dominante sont considérées comme deux pôles dont la force d'opposition/attraction
constitue la « pierre angulaire de l'harmonie tonale ».
Les autres degrés d'une tonalité dépendent de la tonique et se définissent par rapport à elle . Ainsi, la
tonique peut être considérée comme le centre de gravité d'une tonalité donnée, puisqu'on la trouve au début
et à la fin de la plupart des pièces musicales écrites durant la période allant du XVIe au XIXe siècle.
Extrait du dictionnaire de la musique de Gérard Pernon
Tonalité: ensemble des caractères d'un système musical fondé sur une hiérarchie établie entre les notes et
sur l'importance particulière de l'une d'elles, dite tonique-note attractive (M.F. Bukofzer fait remarquer que la
"tonalité et la gravitation ont été découvertes simultanément")
Tonique: Premier degré de la gamme dans l'harmonie classique. La tonique est dans le système tonal, le
centre de gravité de la tonalité, la note déterminante. Elle donne son nom à la tonalité.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 17
Attraction et hiérarchie harmonique
Cette image de la gravitation illustre bien l'attraction entre les pôles de la tonalité. La
tonalité peut être assimilée à un univers constitué de pôles mélodico-harmoniques dont la
force gravitationnelle est variable, et entraîne des attractions, à l'image du « système
solaire ». Depuis les plus anciennes « théories musicales » connues remontant à
l'antiquité égyptienne, des symboliques ont rattaché les notes (ou les différents modes)
aux planètes13.
• Classification par ordre d'importance des degrés harmoniques14
Tonique I
Dominante V
Sous-dominante (désigne soit IV soit IV et II selon les conceptions)
médiante sus-dominante sus tonique II III VI
Plus les pôles d'attraction sont fort, plus ils vont avoir tendance à attirer à eux les autres
degrés (emprunts, tonalités secondaires). Cette logique fonctionne en deux dimensions
(mélodiquement) ou en trois dimensions (harmonico-mélodique), elle se retrouve dans
presque tous les styles musicaux. Les spécificités de certains styles (musique modale,
monodique, systèmes extra-européens...) varient éventuellement dans les détails, mais la
logique fondamentale demeure.
13 Cf Max Méreaux symboliques des systèmes musicaux 14 Ce qui est valable pour une conception harmonique (celle que l'on rencontre le plus fréquemment dans les ouvrages) est parfois en adéquation, d'autre fois en interférence par rapport à la hiérarchie des degrés selon une conception mélodique.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 18
• Tentative de représentation graphique de la hiérarchie des degrés
• Classification des degrés communément admise en jazz
I Tonique
II Préparation à la dominante/substitut à la sous-dominante
III Substitut de tonique
IV Sous dominante ou préparation à la dominante
V Dominante
VI Substitut de tonique
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 19
Tonique
III
VI
IVDominante
II
• Tableau de classification extrait de « le langage musical de l’Europe occidentale »
tome 2 Louis-Marc Suter15
Fonction Degré Remarques
Tonique I À l'exclusion de tout autre accord
Dominante V
VII
III
Principalement
Forme avant tout ancienne
Rare
V et VII sont très souvent utilisés simultanément dans V7
Sous-dominante IV
II
Principalement
Très fréquemment (II peut être considéré comme l'alter ego de IV)
IV et II sont souvent utilisés simultanément dans II7
Moins définie VI Se substitue à I dans la cadence rompue, mais ne le remplace pas
Peut aussi avoir une teinte de fonction de sous-dominante
Doit également sa situation quelque peu à part parce que accord de
tonique du relatif mineur
Cette conception de la tonalité est dynamique : certains degrés sont dotés d'une tension
intrinsèque, impliquant résolution. En reprenant l'image précédente de la gravitation, on
pourrait parler d'« énergie potentielle » attachée au différents degrés de la gamme.
Du point de vue physique, l'énergie potentielle est l’énergie stockée dans les objets immobiles. Elle
dépend de la position de ces derniers. Comme son nom l’indique, elle existe potentiellement, c’est-à-dire
qu’elle ne se manifeste que lorsqu’elle est convertie en énergie cinétique. Par exemple, une balle acquiert,
quand on la soulève, une énergie potentielle dite de pesanteur, qui n’est apparente que lorsqu’on la laisse
tomber. (wikipédia)
Dans ce sens, l'usage des degrés mélodiques ou harmoniques devient dynamique.
15 Le tableau reproduit ci-dessus est accompagné de la remarque suivante : La notion de fonction harmonique est avant tout définie par le mode majeur. L'auteur fait vraisemblablement référence au « trucage » opéré sur l'accord de dominante au moyen de l'altération de la note sensible afin de le rendre aussi puissant que la dominante du majeur. Cependant, il me semble que les degrés de l'échelle mineure peuvent être dotés de fonctions originales dont l'utilisation est distincte de celle du majeur, pour exemple, les fonctions II et IV en mineur.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 20
Chaque hauteur ou accord (à l'exception peut-être de la tonique) étant tendu vers un pôle
attractif, induit le mouvement, la vie de la phrase musicale. Le compositeur, l'improvisateur
joue subtilement avec notre désir de résolution rythmique, mélodique ou/et harmonique, le
diffère, le trompe, avant de le satisfaire. Cette perspective permet d'espérer échapper à
cette musique statique, inerte, parfois rencontrée dans les classes d'enseignement
musical : Lorsque la musique a un sens (direction) elle est dotée de sens (signification)
Les compositeurs parviennent à communiquer des émotions, car ils connaissent nos attentes et choisissent
délibérément de les satisfaire ou non. Les frissons ou les larmes que nous procure la musique sont le
résultat d'une manipulation ingénieuse de nos attentes par le compositeur et les musiciens. // la création
d'attentes puis leur manipulation est au cœur de la musique.
Daniel Levitin De la note au cerveau
Éduquer l'oreille harmonique, c'est d'abord construire des repères sensoriels et affectifs
sur un univers régi par des attractions très hiérarchisées, avant de pouvoir
progressivement rendre conscient la connaissance des mécanismes et les dénominations
qui s'y rattachent. Comme le reste des disciplines concernées par l'éducation musicale,
l'éveil sensoriel et affectif doit être préalable à la théorisation, dans ce cas cette stimulation
peut intervenir très tôt.
Attraction et hiérarchie mélodique
Mélodiquement, le phénomène des attractions comporte de nombreuses implications. Le
système d'attraction harmonique, correspondant aux fonctions tonales, et le système
d'attraction mélodique, correspondant aux degrés de l'échelle hors de la logique
harmonique, se recoupent, s'entre-influencent, mais cela ne prive pas le système
mélodique de sa vie propre : historiquement, il est premier.
Nos oreilles occidentales sont tellement profondément baignées de logique harmonique,
que dans la plupart des mélodies, nous percevons consciemment ou non les attractions
harmoniques sous-jacentes. Elles dirigent, orientent les mouvements, nourrissent le
phrasé musical. Les pôles mélodiques conservent néanmoins leur force de gravité propre,
comme en témoigne par exemple le jeu des appogiatures, broderies, présent chez Mozart
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 21
aussi bien que dans une mélodie grégorienne : là encore, comme précédemment cité, l'art
du compositeur consiste à susciter nos attentes, afin de pouvoir « jouer » avec, en
différant ou trompant notre désir de résolution avant l'assouvissement final. Dans les
styles purement mélodiques, très souvent prédomine une logique de juxtaposition des
tétracordes ou pentacordes, sans que la reproduction du modèle à l'octave soit
systématique : makam de la musique classique orientale, « modes » de l'antiquité
grecque, modes grégoriens, musique traditionnelle européenne proto-harmonique... Cette
caractéristique est représentative d'un autre type de fonctionnement de la pensée
musicale, totalement différent, pédagogiquement très précieux au niveau de la formation
de l'oreille, également imprégné de la logique de la « gravitation ». Notons que cette
pensée musicale, extrêmement étrange à concevoir pour nous (autant que devoir imaginer
des mathématiques construite en base 7 plutôt qu'en base 10) coïncide avec l'ancien
système de solmisation sur l'hexacorde Do-la nécessitant mutation pour boucler la
gamme.
Éduquer l'oreille mélodique, en ce sens, peut consister à construire la perception des
degrés de l'échelle mélodique dans leur rapport hiérarchique à la tonique. Si la primauté
d'une éducation mélodique sensorielle avant la conscientisation paraît évidente, dans les
faits elle devient réellement problématique face à la disparition déjà amorcée du chant
domestique16.
Au delà de sa composante purement sonore, un son commence incontestablement à devenir musical en
devenant relation mélodique à d'autres sons, notamment à une Tonique, relation harmonique à une
fondamentale ainsi qu'à ses partenaires harmoniques, et subséquemment, relation à des fonctions tonales.
Examinons précisément cette hiérarchie d'organisation musicale. Aussi étrange que cela puisse paraître, un
son tout seul est déjà une relation : relation à ses harmoniques ou relation au son son fondamental dont il
est l'un des harmoniques
François Bovey L'écoute harmonique subjective p 59
La mesure est crée par notre cerveau qui l'extrait de signaux rythmiques et de volume.
La tonalité correspond à une hiérarchie entre les tons d'un morceau. Cette hiérarchie n'est pas absolue : elle
16 voir l'article vous avez dit solfège ? à propos de la notion de chant domestique.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 22
n'existe que dans notre esprit, en fonction de notre expérience d'un style ou d'un langage musical et de
schémas mentaux que nous développons tous pour comprendre la musique
Daniel Levitin de la note au cerveau
Le phénomène d'attraction joue un rôle majeur dans la notion de justesse. Les attractions
mélodiques sont si puissantes qu'elles peuvent faire « bouger » la hauteur fréquentielle
des sons, ce que l'on peut nommer de manière générique le « tempérament ». La encore,
l'idée d'oreille absolue, de mémoire absolue de la hauteur tonale d'un son, devient toute
relative. Dans la tradition de la musique classique, notamment c'est ce que l'on nomme
« justesse expressive ». Très judicieusement, Edgar Willems, qui a poussé ses recherches
dans l'univers « intratonal », distingue trois types de justesses : justesse naturelle
(acoustique), justesse expressive, qui prend en compte l'attractivité des pôles
gravitationnels mélodiques, et justesse tempérée. Dès lors, la légitimité du travail habituel
des intervalles en tant que maîtrise de la distance « métrique » entre les notes montre ses
limites, tant les possibles sont démultipliés.
Selon la justesse expressive, un mi bémol, par exemple, dans l'accord do-mib-sol, n'est pas le même que
dans la suite des sons : do-mib-ré, où la tendance résolutive du mib joue pleinement. Tous les vrai artistes,
parmi les violonistes et les violoncellistes, par exemple, pratiquent cette justesse, parfois même
inconsciemment. En quoi la justesse expressive diffère-t-elle de la justesse naturelle, au point de vue du
nombre des vibrations ? Prenons un sonomètre (…).Plaçons des chevalets de manière à obtenir, sur
différentes cordes, le fa dièse et le sol bémol. Ces deux sons, d 'après la justesse naturelle, sont distants
l'un de l'autre d'un neuvième de ton. Déplaçons le fa dièse vers le haut et le sol bémol vers le bas, en
doublant l'écart entre les deux. Nous obtenons ainsi un beau fa dièse, dont la tendance résolutive vers le
haut est plus caractérisée que le fa dièse naturel, tout en satisfaisant l'oreille.
Edgar Willems « les bases psychologiques de la pédagogie musicale »
On accorde communément à la solmisation la propriété de favoriser la justesse. La
considération précédente met en évidence une des explications : en rapportant tout
exemple musical au modèle simple de l'échelle diatonique première, la solmisation facilite
notre justesse expressive en rendant plus évidente et plus sensible la compréhension des
attractions, parfois embrouillées par un contexte tonal chargé en altérations.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 23
Attraction et hiérarchie rythmique
Le jeu des attractions qui a été précédemment décrit pour les hauteurs tonales et les pôles
harmoniques peut donner lieu à une lecture similaire des phénomènes rythmiques. La
hiérarchie décrite autour de la tonique se construit rythmiquement à différentes échelles,
autour de la perception de la pulsation, de la mesure, de la carrure, et de la construction
formelle (d'essence rythmique, elle aussi). Éléments rythmiques, mélodiques et
harmoniques ne peuvent d'ailleurs pas se penser séparément, ces phénomènes jouant
conjointement sur les attentes de l'auditeur, leur création puis leur assouvissement. Mon
professeur d'écriture avait l'habitude de répéter que la plupart des règles d'harmonie sont
d'ordre rythmique.
Relation rythmique
Le rythme fonctionne autant que les hauteurs de manière relative : un rythme n'est rien en
temps que tel, c'est dans la relation aux autres rythmes qu'il se définit. Cette
interdépendance est comparable au phénomène de relation mélodique à l'origine de la
notion de mélodie.
Pédagogiquement, cette constatation comporte une implication de premier ordre : nous ne
travaillons pas les rythmes en temps que tels, mais en relation avec leur environnement.
Après avoir abondamment étudié une figure de rythme, le professeur peut réaliser que la
classe est en échec devant le même rythme présenté dans un contexte différent. Le travail
rythmique demeure peu efficace si il n'est pas construit dans la relation.
Par exemple
• Travailler la blanche prend sens par rapport à la noire.
• Affermir la perception du temps par contraste avec le contre-temps.
• Pour l'étude du rythme « deux croches », selon la place et l'environnement, chaque
situation donne une autre perception de « deux croches » qui doit être travaillée
spécifiquement avant de pouvoir espérer atteindre une autonomie et une confiance
suffisante pour être capable s'adapter à toute nouvelle situation. Quel rythme avant,
après, quel tempo, quel dynamique, quel timbre, quel accompagnement.... ? Quel
type de compétence est attendue : lire, imiter, reconnaître, déchiffrer, inventer ?
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 24
• Se positionner dans les relations, les rapports entre les « 5 étages » de la
construction rythmique : 1) rythme formelle, 2) carrure, 3) mesure, 4) pulsation, 5)
rythme.
Le travail rythmique est encore souvent assimilé à un exercice métrique et arithmétique.
Tant que la hiérarchie entre temps fort et temps faible n'est pas perçue (conception élargie
aux différents « étages » : rythme, pulsation, mesure, etc...), l'élève peut se trouver
rythmiquement dans la même situation que celle décrite précédemment à propos des
hauteurs :
aussi totalement perdus que si il s'était égaré dans une ville étrangère dont ils ignorent la
langue.
Attractions
En rythme comme au niveau des hauteurs mélodiques ou des degrés harmoniques, les
attractions peuvent « altérer » les éléments, les rendre non conformes à la métrique
rationnelle de l'écriture : Le rubato à l'interprétation d'un Chopin, la délicieuse « irrégularité
régulière » d'une valse viennoise ou d'une sardane catalane, les croches irrégulières (en
jazz, en musique ancienne, musique traditionnelle, les croches sont susceptibles de
devenir inégales, voir irrégulièrement inégales), les rythmes asymétriques.... Cette non
conformité rythmique est émotionnellement très forte, c'est une qualité majeure que l'on
apprécie dans une interprétation. Au contraire, une musique très régulière est vite perçue
comme ennuyeuse. Intérieurement, ces « irrégularités » semblent elles aussi fonctionner
selon un phénomène d'attraction : les temps forts (concept qui inclut les différents degrés
de temps fort) ne sont pas altérés, ils attirent les valeurs plus faibles, par anticipation ou
précipitation.17
En musique traditionnelle, plusieurs théoriciens conçoivent certaines mesures jusqu'alors
considérées comme « asymétriques » comme l'expression de mesures « régulières » sur
lesquelles le rebond, le poids du corps dans la danse a influé. Après avoir épuisé les
17 Cette vision n'est pas « historique », il ne s'agit pas de la « dégradation » progressive d'un modèle premier conforme aux règles de l'écriture. En revanche, notre cerveau semble généralement se construire inconsciemment une norme, un étalon auquel notre perception est comparée. Cf Levitin et Jean During. Certaines cultures musicales semblent néanmoins échapper à ce fonctionnement .
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 25
différents modèles métriques de l'écriture musicale, ou même des mathématiques, la
référence aux modèles de la prosodie grecque : dactyle, spondée, iambe, trochée,
anapeste, offre parfois la solution la plus signifiante, le rapport précis de proportion entre
les différentes valeurs étant caractéristique à chaque terroir musical. A ce sujet, les
réflexions de Jean During à propos de la musique baloutche dans « rythmes ovoïdes et
quadrature du cycle » sont intéressantes.
Exemple :
En Transylvanie, le rythme « dactyle » est très largement représenté ; selon les
terroirs, les contextes , on le note en 4/4, 9/8, 10/16, 7/8 … (ou encore on ne le
note pas du tout, ce qui simplifie !) Malgré des transcriptions très diverses, l'énergie,
les appuis, et le rapport long-court-court, constitue l'essentiel d'une idée rythmique
commune.
Csárdás 4/4 h q q
Gyimesi lassu csárdás 9/8 h q q .
Invirtita 10/16 q e. e.
7/8 q . q q…...........
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 26
Ces constations relativisent la valeur et la vérité de l'écriture musicale rythmique, qui ne
rend que très peu compte des appuis, de la circulation de l'énergie, et des nombreuses
surprises que peuvent nous réserver les musiciens de talent.
Les musiciens conviennent que le groove fonctionne mieux quand il ne se conforme pas strictement au
métronome-c'est à dire quand il n'est pas mécanique
Levitin p 216
Dans la mesure où la musique reflète la dynamique de notre vie émotionnelle et de nos interactions, elle doit
se dilater et se contracter, accélérer et ralentir, s'arrêter et réfléchir. Si nous percevons ces variations, c'est
parce qu'un système d'analyse dans notre cerveau extrait les informations rythmiques et nous dit quand le
prochain temps doit tomber. Le cerveau a besoin de créer un modèle rythmique stable (un schéma) pour
déterminer à quel moment les musiciens ne s'y conforment pas. Il en va de même pour les variations d'une
mélodie : nous devons nous faire une représentation mentale d'une mélodie afin de savoir (et d'apprécier)
quand le musicien prend des libertés avec elle.
Levitin P 217
En rythme aussi, la sensation peut être comparée à la dissonance et consonance : Tous
les effets de syncope (syncope sur un temps, sur une mesure, syncope d'harmonie, de
carrure...) constituent une sorte de « dissonance » rythmique qui aspire à la résolution de
la même manière. Plus les attractions sont fortes, plus les tergiversations sont possibles
avant la résolution finale, dans la mesure où le point d'arrivée est désormais perçu comme
certain : Ce moment clé de l'attraction qui tend vers la résolution est celui qui va être
souvent le plus orné et le plus enrichi (rythme, mélodie, harmonie).
Sur un pas de Pavane Renaissance
Simple Simple Double
La plupart des tensions sont portées par le double : dissonances, syncope, avant
résolution sur l'équilibre final du dernier posé du double. Cette partie porte la partie la plus
riche de l'élan chorégraphique, rythmique, mélodique .
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 27
Tension et détente.
Cette notion, basée sur la sensation corporelle et physique d'équilibre et de déséquilibre,
irradie le discours musical dans tous ses aspects. Comme une danse, le « jeu » musical
est une exploration ludique entre tension et détente, entre équilibre et déséquilibre. Ce jeu
est dynamique. Tout blocage, arrêt, est préjudiciable. Cette conception est opposée à la
conception métrique du travail rythmique, qui opère des division d'ordre mathématique
entre des valeurs. De même, une conception mélodique générée par l'écrit se prive
beaucoup de ce sens dynamique: cette représentation graphique sous forme de points est
très imparfaite, et ne rend pas du tout compte de cette tension (attraction
« gravitationnelle ») qui nous mène d'un son à l'autre.
Reflux/Thésis Équilibre Flux/arsis
Inhibition stabilité incitation
Détente Neutre Tension
Sous-dominante Tonique dominante
Résolution après la
dissonance
Consonance vers la dissonance
Résolution de la syncope Temps Syncope
Modulation « négative »
vers les bémols
Ton initial Modulation « positive »
vers les dièses
Inhibition et incitation sont deux notions essentielles dans la pensée de la pédagogie
Dalcroze. Ces deux compétences sont développées en lien étroit avec les sensations
corporelles. L'inhibition est souvent la plus difficile à gérer : savoir ralentir, freiner l'élan du
corps, terminer l'énergie qui a été impulsée. De manière totalement prégnante mais plutôt
non didactique, cette gestion du flux de l'énergie est transmise également dans
l'enseignement de nombreuses danses.
Le tableau précédent aurait gagné à être représenté sous forme de cercle :
Entre les différentes étapes, pas de solution de continuité, depuis la levée jusqu'au
silence final, la circulation de l'énergie -mélodique, harmonique, rythmique- est continue,
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 28
arsis et thésis cohabitent souvent sous forme de tuilage.
Climax
Arsis Thésis
Équilibre
Rares sont les pensées pédagogiques qui forment à cette gestion pourtant essentielle de
la musique, on laisse souvent la vie et ses aléas faire la différence entre les élèves
« doués de talent » et ceux qui ne le sont pas. Le langage corporel nous parle des
mouvements intérieurs de la musique (à moins que ce ne soit le contraire) : rythme,
mélodie et harmonie ; il est le plus efficace, lorsque les mots sont insuffisants.
Nous rencontrons parfois avec beaucoup de tristesse, dans le métier d'enseignant de la
musique, des élèves chez qui le mouvement musical, le flux et le reflux, semblent
irrémédiablement bloqués, peut-être dû à un état psychologique ou émotionnel, peut-être
suite à un choc ou à un traumatisme... Sans en arriver à ces extrémités, certains élèves
sont freinés simplement par la peur du jugement, un rapport anxiogène à l'évaluation. Un
climat de confiance et une attention empathique sont les premières réponses que nous
puissions leur offrir.18
18 Question à laquelle j'ai été sensibilisé par Yves Klein, ou encore par Natacha Pétin, accompagnatrice au conservatoire de Nancy ayant entre autre poussé beaucoup sa réflexion du côté du trac, du rapport au corps en musique.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 29
L'habituelle « lecture rythmique » de nos cours de formation musicale, effectuée sur le
nom des notes, dénote souvent d'une grande inertie, d'un tempo inadéquat (rendu
nécessaire par la maîtrise du nom des notes) ; elle ne témoigne que de manière
incomplète de la réalité d'une musique, d'autant plus si elle est effectuée sur un exercice
dénuée de réalité musicale : les attractions mélodiques et harmoniques sous-jacentes
doivent transparaître dans une lecture rythmique réaliste.
Savoir lire une musique, c'est en avoir décrypté son énergie, savoir la « deviner » à
travers la notation.
Comment « ça coule », quel type d'engagement, de tempo, quel phrasé, quel qualité de
pulsation, quel poids, quelle carrure, quels points d'appuis, de visée etc.... Il s'agit de
savoir entendre les flux et les reflux, les attractions mélodiques, harmoniques et
rythmiques. La musique prend du sens (signification) lorsqu'elle a un sens (direction).
Il est possible de centrer l'attention des élèves sur ces informations lors d'une lecture sur
onomatopées, encadrée par la perception de pulsation, de mesure et de carrure, qui rend
mieux compte de la manière dont la musique va sonner. Cela n'exclue pas ensuite une
lecture ultérieure sur le nom des notes, à laquelle chacun trouve alors un plaisir et un
intérêt musical décuplé.
La question de la battue de mesure est un serpent de mer des réunions pédagogiques.
Sans s'aventurer à donner une réponse définitive à ce débat, il semble pourtant que cette
solution n'est pas suffisante pour développer le sentiment de mesure, de temps fort, et la
dynamique inhérente à la hiérarchie au sein de la mesure. Les outils peuvent et doivent
être diversifiés : jeu de tape main pour les petits, pas de danse, expression corporelle,
percussions, onomatopées, etc... en mettant l'accent sur la dynamique cyclique de la
mesure, l'élan. Le recours aux répertoires de musiques traditionnelle (Usul de la musique
turque ; clave de la musique cubaine...p.ex), du jazz, des musiques actuelles (musiques à
« pattern rythmique », à « tourne ») peut être une bonne ressource.
L'objectif final : savoir réaliser une mélodie profondément imprégnée de son cycle
rythmique, qui peut en faire sentir la présence alors même qu'il n'est pas exprimé, à
l'image d'une bien interprétation qui sait faire sentir le discours harmonique sous-jacent
(partita de violon J.S. Bach)
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 30
Orientation sensible de l'analyse harmonique
Les hiérarchies décrites au chapitre précédent permettent de développer une analyse et
une compréhension sensible du discours musical. En exprimant plus clairement les
déplacements au sein des fonctions tonales, (un nom pour une fonction) la solmisation
rattache l'analyse directement aux sensations harmonico-mélodiques. L'ouvrage de
François Bovey Intitulé « l'écoute harmonique subjective » propose d'intégrer pleinement
l'affectivité, la sensorialité, la subjectivité au cœur du discours théorique.
Le « déplacement » harmonique le plus fréquemment utilisé par les compositeurs comme
moyen de manipulation de nos attentes musicales, est le déplacement sur le cycle des
quintes. Les musicologues et pédagogues hongrois, dont la pensée musicale est
« solmisante », ont développé un outil d'analyse extrêmement intéressant, dans la mesure
où cette interprétation s'applique avec beaucoup de sens à des répertoires très divers,
depuis les polyphonies de la Renaissance jusqu'aux harmonies du jazz.
Se déplacer vers les bémols implique une détente, un relâchement, ou même un
assombrissement, une dépression. L'effet en est très physique, la « bémolisation »
implique ce « ramollissement » présent déjà dans l'appellation et la notation du
phénomène : bémol signifie « b mou ». Cela correspond à un lâcher d'énergie, à une
décharge d'énergie potentielle. Ce sentiment peut connaître différentes nuances,
déclinaisons, représenté par exemple de manière ténue par l'utilisation d'un accord de
sous dominante, plus prononcé par une modulation au ton de sous-dominante, encore
plus dans le cas d'un passage au ton mineur homonyme, ou d'une sixte napolitaine.
Nommons le de manière générique « charge tonale négative ».
Se déplacer vers les dièses implique un éclaircissement, allant jusqu'à la une tension.
Cela nécessite un surplus d'énergie, afin de se charger en énergie potentielle. Là aussi, la
nuance dépend de l'importance du déplacement, depuis le positionnement sur un accord
de dominante simple, jusqu'à la modulation au ton de la dominante, plus encore le
passage au ton majeur homonyme. Nommons-la « charge tonal positive ».
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 31
Ces deux sensations sont éminemment physiques, elles sont utilisées dans des cultures
musicales très diverses, mélodiquement, harmoniquement, ou structurellement. Elles
coïncident très étroitement avec les notions d'Arsis et Thésis développées précédemment.
"a propos de cette force de retour de la dominante vers la tonique, et plus généralement de la tendance d'un
accord parfait à retourner à sa sous-dominante, on peut parler d'une énergie tonale initiale. celle ci fait partie
du jeu des forces tonales et harmoniques et existe à côté de l'énergie mélodique initiale, quoiqu'elle en
découle à l'origine. "
Ernst Kurth 1913 cité par Dalhaus Die Voraussetzungen der theorischen Harmonik und der tonalen
Darstellungsystem19
Lors du séminaire Kodaly de kecskemét en 2013 Kiss katalin présente un extrait de
« super flumina Babylonis » de Palestrina Les paroles « et flevimus » (nous pleurions)
sont marquées par une charge tonale négative moins 5. Les exemples d'illustration
figuralistes de ce procédé abondent dans la littérature musicale.
Voici la « charge » tonale de chacun des accords de la gamme par rapport à la tonique.
Les (déplacements sont rapportés aux places respectives sur le cycle des quintes)
Gamme majeure
C Dm Em F G Am B 5dim
0 moins 1 plus 1 moins 1 plus 1 0 plus1
Gamme mineure
Cm D 5dim Eb Fm G Ab B 5dim
0 (plus 1) 0 moins 1 plus 4 moins 1 plus 4
(Les accords de quintes diminuée peuvent amener diverses interprétation selon le
contexte.)
19 Kurth inverse le propos habituel, en considérant l'attraction sensible-tonique comme cause de l'attraction accord de dominante/accord de tonique plutôt que comme conséquence. Il considère les deux demi-tons de la gamme comme deux sensibles potentielles: attraction mi-fa et si-do.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 32
Quelques exemples d'utilisations fréquentes et significatives
• Blues : utilisation modale du IVème degré en place de dominante , et
« bémolisation » expressive de la (des) « blue note »
• Jazz coloration des accords de manière positive ou négative par l'ajout de
superstructures aux accords (b9 ; #11 ; b 13...).
• La sixte napolitaine, charge négative -2 à -5 selon l'environnement, la sensation
d'assombrissement est très forte, en utilisant pourtant paradoxalement un accord
majeur.
• Emprunts harmoniques, modulation au mineur dans un contexte majeur, ou au
majeur dans un contexte mineur en musique classique. Schubert apprécie et utilise
souvent ce type d'effet (Gute Nacht, der Wegweiser)
• Rôle de la partie « trio » attachée par exemple au menuet, très fréquemment au ton
de la Sous-dominante, créant une sensation de détente, de relâchement de la
tension.
• Construction de la structure générale selon un plan articulé autour de la carte des
tonalités ( forme sonate, forme binaire) dans la musique « classique »
• Présence d'une apaisante modulation au ton de la sous-dominante lors de la coda,
lorsque tout est dit et que les tensions précédentes ont été résolues.
• Construction mélodique selon le même type de structure : par exemple le « style
nouveau » très présent dans les musiques traditionnelles d'Europe centrale,
hongroises notamment, selon le plan A A5 A5' A
Historiquement, la modulation a été un événement considérable, auquel les auditeurs du
18ème siècle devaient vraisemblablement être plus sensibles que nous. Sensibles
également au « sens » dans lequel on module : positif ou négatif. L'avènement du
tempérament égal, le développement de la facture des instruments d'une part, et les
développements de l'écriture musicale depuis le 19ème siècle d'autre part, ont affaibli nos
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 33
repères et émoussé notre perception. Néanmoins, éveiller nos sens à cette utilisation de
l 'énergie en musique semble une évidence et une nécessité quelque soit le répertoire. La
construction tonale est un(le) moyen essentiel utilisé par les compositeurs pour la
construction formelle de leurs pièces au moins depuis le XVIIème siècle. Cet état de fait
ne doit pas être seulement l'objet de considérations théoriques et cérébrales, il est avant
cela sensible. Cette optique en facilité la transmission à nos élèves, il s'agit alors
d'éduquer, d'affiner, de nommer des sensations. Ainsi, une forme sonate peut être perçue
comme le véritable « drame » qu'elle constitue. En outre, cette analyse est plus
dynamique : se déplacer, c'est en quelque sorte acquérir de « l'énergie potentielle ».
Autrement dit, la musique est plus dans la tension induite par les événements que dans
les événements eux-mêmes.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 34
Des outils pédagogiques en Formation Musicale
Utilisation de la solmisation
Pourquoi la solmisation permettrait-elle mieux que le solfège en « do fixe » la structuration
de l'oreille ? Car quelque soit la tonalité, elle permet de situer les sons dans le cadre
hiérarchique et de mettre un nom unique sur une fonction unique. C'est une sorte de sens
de l'orientation dans la carte des sons qu'il s'agit de développer : de quel côté est le soleil
(la tonique) ? Dans ce cadre, l'éducation harmonique est logiquement parallèle, et peut se
développer simultanément au sens mélodique, et non plus reléguée aux études
spécialisées du troisième cycle. Compréhension harmonique et mélodique en
interdépendance.
Pourquoi l'intégration totale de la solmisation pose-telle problème en France ? Dans
l'enseignement non spécialisé, elle est un formidable outil pédagogique, et rien ne la
limite, en dehors de son manque de diffusion. Son efficacité est extraordinaire en
comparaison aux autres moyens de construction de l'oreille : aboutir par exemple à de
réelles capacités de déchiffrage chanté pour des enfants non musiciens est parfaitement
réalisable.
Dans l'enseignement spécialisé, en revanche, nos élèves français sont forcément
confrontés au do fixe (souvent d'une année à l'autre, à l'occasion d'un changement de
professeur, ou même par divergence de méthode entre le professeur de formation
musicale et d'instrument). En l'absence d'utilisation de A B C D E F G comme dans les
pays anglo-saxons, nous ne disposons que d'un appareil de syllabes (do ré mi fa sol la si
do) pour solmiser comme pour solfier. L'apparente contradiction des systèmes dans la
langue française peut être lissée, ou mieux encore assumée, au moyen de quelques
aménagements, la cohabitation des deux systèmes est possible.
Sur cette question, je renvoie encore une fois au livre de François Bovey, qui présente
admirablement les intérêts et les enjeux de la solmisation. (p 109 à 132)
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 35
Quelques exemples concrets de mise en œuvre.
Surmonter l'apparente contradiction entre do fixe et do mobile dans l'enseignement
spécialisé en France.
Phonomimie et solmisation dans la première année.
Utiliser dans un premier temps la phonomimie et le do mobile dans toutes les activités de
jeu musical, rondes etc... et le do fixe dans le travail « sur table » (en fa Majeur en ce qui
concerne ma progression). Au bout de quelques mois seulement, il devient très facile
d'expliquer à des enfants de 7 ans ce que signifie changer de tonalité, et de pratiquer la
transposition (les chansons connues peuvent alors être indifféremment exprimées en fa
ou do Majeur, dans l'exemple précédemment cité) On peut alors introduire la phonomimie
« relative ». Rien n'empêche en revanche de continuer à utiliser couramment dans le
travail oral la solmisation relative.
Phonomimie relative :
Utiliser les gestes de la phonomimie solmisante en do fixe. Le poing fermé, signifiant
« do », signifie alors « tonique », et s'adapte à la nouvelle tonalité, il peut être
alternativement nommé fa, sol, etc... Chaque nouvelle tonalité introduite doit alors être
patiemment éduquée : entendre le do comme dominante et non plus comme tonique
prend au moins le temps nécessaire à fixer le geste sur la nouvelle note. Ainsi s'installe
également dans le système « do fixe » la sensation de fonction tonale.
L'expérience menée avec plusieurs classes différentes a prouvé que cette utilisation est
parfaitement « digérable » en quelques mois par des enfants en premier et en deuxième
cycle qui n'avaient eu aucun contact préalable avec la solmisation, sans les mettre en
danger au cas où l'année suivante ils devraient travailler autrement avec un autre
professeur. Le bénéfice en déchiffrage chanté et en dictée (les pratiques d'évaluation
considérées comme les plus probantes pour tester l'oreille) sont indéniables, notamment
auprès des élèves jusqu'alors en échec.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 36
Solmisation en mémorisation
Dans tous les cycles, la mémorisation peut se faire en do mobile, en s'appuyant ou non
sur la phonomimie ; Tant que le son est uniquement vocal (pas d'utilisation du piano), les
élèves gênés par le conflit avec leur oreille absolue sont une très petite minorité. Ils sont
en général de très bons élèves, à qui il est possible d'expliquer que ce petit exercice de
« transposition » ne peut tout du moins pas leur nuire. En revanche, dès que le son du
piano est entendu, les effets du conditionnement mis en œuvre par les habitudes de dictée
au piano se font sentir.
Le plus tôt possible (en deuxième ou troisième année), cette mémorisation peut inclure
une dimension polyphonique ou harmonique (accompagner le chant réel par le chant
intérieur matérialisé par le geste phonomimique) afin de construire l'interdépendance
mélodico-harmonique.
Quelques propositions pour une construction sensorielle de la sensation de degré dès le
premier cycle.
• Dans un premier temps les chansons construites sur le balancement tonique-
dominante. Les berceuses sont très nombreuses, (dodo l'enfant do, berceuse de
Schubert) citons encore « trois jeunes tambours », « chère élise », « coucou
hibou »...
• Dans un deuxième temps des chansons intégrant le IVème degré également, à
l'exemple de la berceuse de Brahms : « à la pêche aux moules », « il court il court,
le furet », « aux marches du palais »...
• Puis vient la construction lente et patiente des sensation de IIème degré (« mon
petit oiseau », « auprès de ma blonde ») et de VIème degré, lié au passage au
relatif majeur (« que ne suis-je la fougère », « la p'tite hirondelle », répertoire de
musique traditionnelle hongroise, russe)...
La mise en œuvre instrumentale est l'occasion de la « traduction » en do fixe. Des
exercices tels que le « sing and play » sont praticables dès la 1ère année, y compris pour
les non pianistes. (p. ex. jouer les do et sol qui accompagnent la mélodie)
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 37
Mémoire et oreille intérieure
L'audition intérieure est une compétence essentielle chez les musiciens. Pour certains
élèves, elle semble parfois inaccessible, irréelle.
L'audition intérieure, absolue et relative , est un phénomène de mémoire.
P78 Edgar Willems les bases psychologiques de l'éducation musicale.
J'ai été surpris de constater qu'il était pratiquement impossible de distinguer la courbe [de l''activité
cérébrale] des sujets qui imaginaient la musique. Cela laissait supposer qu'on utilise la même zone du
cerveau pour se souvenir et pour percevoir
D. Levitin P 195
Ces citations éclairent la question : entendre intérieurement, c'est comme se souvenir. Si
la quantité et la variété des expériences est suffisante, l'esprit devient capable de
construire un « faux souvenir », sur la base de l'écrit, ou de l'invention. La mémoire
fonctionne comme une simulation de perception : entendre intérieurement se distingue à
peine d'entendre réellement.
Mémoire musicale et oreille intérieure sont étroitement liées
The most important task of solfege is probably the development of inner hearing.
Inner hearing has a dual significance : firstly, it gives a « programme » ( the pupil
imagines what he wants to play, sing, clap, and so on), secondly, it has a controlling
role (the pupil subsequently checks what he has heard or produced himself).
Whithout inner hearing, there is not established in the pupil's imagination the melody
he plays or sings, on the other hand he isn't able to chek what he played or sang.
Dobszay László Hangja Világa, « the world of tones » introduction au IIème volume.
Les différentes approches convergent : la mémoire est d'autant plus efficace lorsque :
-les pistes, les entrées permettant d'actionner le souvenir sont variées (auditif,
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 38
kinesthésique, visuel)
-le souvenir est assimilé dans un contexte de forte valeur affective, émotionnelle.
Par exemple, une mélodie est plus facilement mémorisée si elle est associée au texte de
la chanson, surtout si nous réussissons à le doter d'une valeur affective et émotionnelle
propre. La gestuelle, la danse ou le petit jeu associé à la mélodie facilite également
considérablement l'apprentissage.
Du point de vue didactique, la variété des outils est une nécessité pour le travail de
l'oreille, principalement en Ier cycle : des représentations graphiques variées (schémas,
escalier, notation Curwenn, portée, « solmiplot20 ») le recours à la phonomimie (lexique de
geste associé à chaque fonction en solmisation)....Dans l'enseignement Kodaly, on insiste
sur la nécessité de rattacher la présentation d'une chanson à un contenu affectif de
grande valeur ; ce moment est particulièrement soigné. Le texte de la chanson est le
premier vecteur. La plupart du temps, l'enseignant de « formation musicale » ou solfège a
tellement à cœur de développer l'oreille qu'il pourrait avoir tendance à déconsidérer le
texte, à le reléguer au rang d'alibi dont on se débarrasse rapidement pour aller à
« l'essentiel », ou dont on se passe tout à fait. (tant de chansons transcrites sans leurs
paroles dans les manuels, ou avec des paroles incomplètes, qui perdent leur sens).
Pourtant, du point de vue de l'enfant, ce texte constitue l'essentiel, c'est par ce texte qu'il
peut pénétrer dans l'univers mélodique, que naît l'envie de musique.
Beaucoup d'étudiants en musique, à quelque niveau qu'ils soient, n'ont pas eu le privilège de participer, dans leur jeune âge, à ce genre d'activités. Ils n'ont pas bénéficié de la la chance immense d'intégrer ces paramètres musicaux au cœur d'un processus purement affectif, processus aidé en cela par un contexte généralement ludique. Toute cette phase durant laquelle les sons auraient pu être affectivement intégrés dans leurs relations mutuelles, et en conséquence, dans leur identité propre, leur a complètement échappé. Dès lors, entendre une quinte sur le « paroles » do-la ne leur pose aucun problème, alors que cela devrait leur faire mal au ventre. Et, conséquence naturelle de ce non-investissement affectif, les sons d'une gamme ou d'un mode ne seront parfois pour eux, que des paramètres solfègiques ennuyeux, certes beaux dans l'interprétation future d'une messe de W.A. Mozart, mais bien fastidieux avant. Les professeurs de solfège ne pourraient donc qu'y gagner à faire aimer les sept notes de la gamme, leurs sept prénoms respectifs et l'ensemble du réseau et des relations indissociables entre noms et notes. François Bovey P 126
20 Invention du pédagogue et musicologue Edouard Garo, qui permet de matérialiser les déplacements sonores
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 39
Comment différencier l'enseignement en FM ?
L'éducation nationale a franchi le pas depuis longtemps, et les enseignants disposent déjà
d'une importante expérience dans la différenciation des apprentissages afin de l'adapter
au mieux au besoin de chaque élève. En classe de formation musicale, les expériences
menées dans cette direction sont encore relativement rares, pour une raison technique
évidente : en musique, on travaille avec le son, il est difficile de ne pas se gêner en
proposant des tâches différentes au même moment.
Cependant, les élèves d'une classe ont des capacités et des besoins très divers, et
quelques solutions existent pour pouvoir simultanément les stimuler sur différents
registres. La solution la plus gérable jusqu'alors m'a semblé être de proposer un travail
différencié en autonomie plutôt aux élèves les plus avancés : ils sont plus à même de
travailler seuls, il faut s'efforcer d'éviter qu'ils s'ennuient alors que l'enseignant prend le
temps d'aider les élèves en difficulté.
• La consigne différenciée
Nous travaillons tous et écoutons tous la même musique, mais la recherche à effectuer
n'est pas la même pour chacun. Certains en sont encore à noter la mélodie, alors que
d'autres en sont déjà à la basse... Éventuellement, des fiches d'élève distinctes peuvent
être préparées en conséquence. Le travail par mémorisation facilite également les
choses : chacun travaille à son rythme, Les priorités peuvent être différemment orientées :
par exemple, tel élève a beaucoup de soucis méthodologiques pour organiser et structurer
ses partitions, il devra concentrer sur cet objectif, quitte à avoir peu écrit...
• La « fiche d'autonomie »
Les moyens informatiques permettent de se construire petit à petit un répertoire de fiches
de travail à proposer aux élèves ayant fini avant tout le monde, ou ayant une difficulté
particulière à surmonter. Les exercices théoriques paraissent évidents, les manuels du
commerce peuvent fournir des propositions. Voici encore quelques idées , à faire réaliser
par le chant intérieur.
Le puzzle une chanson est découpée en petit fragments dont il faut reconstruire l'ordre
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 40
Les devinettes une liste de fragments de chansons précédemment étudiées dont il faut
restituer les titres. Les fragments peuvent être dans la tonalité originale, ou dans une autre
La transcription une chanson ou un texte musical à réécrire ou compléter dans une autre
tonalité (éventuellement du majeur au mineur si les élèves ont été habitués oralement à ce
procédé) , ou un autre mode rythmique (écriture à la croche à transformer à la noire, à la
blanche, voir passer du binaire au ternaire)
• La « situation problème »
La « situation problème » est une réflexion emblématique des sciences de l'éducation,
représentative d'une démarche pédagogique où l'enseignant, idéalement, après avoir
proposé la situation initiale, n'a plus qu'à guider les élèves dans leurs recherches. Chacun
peut, idéalement, suivre le chemin qui lui convient le mieux pour construire son savoir. Ce
type de dispositif a été très décrié par les tenants de la tradition, de la rigueur en
enseignement, l'accusant de démagogie, de laxisme, de pédagogisme, et le tenant pour
une des causes de la « baisse du niveau ». Comme en toute chose, certains excès leur
ont donné raison.
Musicalement, comment peut-il être possible, en cours collectif, d'envisager une telle
démarche ? Cela peut en réalité être relativement simple et naturel, dans la mesure où le
climat relationnel de la classe est bon et la confiance mutuelle préalable est établie entre
enseignant et enseignés. On peut construire occasionnellement le cours autour d'une
mise en situation musicale, permettant à chacun de s'orienter vers les solutions qui lui
sont judicieuses (voir le chapitre « Formation Musicale instrumentale »). Cette démarche
est particulièrement adaptée au IIème et IIIème cycle, même si elle reste possible en Ier
cycle. Quelques exemples concrets ;
-Proposer une partition et en projeter la réalisation alors même qu'elle n'est pas adaptée et
ne peut pas être jouée/chantée en l'état : clés différentes, instrument transpositeur, les
accords ne sont pas réalisés, ou même pas du tout indiqués....
-Proposer la réalisation d'une musique alors même qu'on ne dispose pas de sa partition,
mais seulement d'un enregistrement. (si la musique en question a été proposée par les
élèves-sous le contrôle de faisabilité du professeur-l'enjeu est encore plus motivant).
-Proposer la réalisation d'une musique alors que sa partition est incomplète (par exemple,
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 41
les ritournelles entre chaque couplet ont été effacées, ou la photocopieuse a
« malencontreusement » refusé d'imprimer la fin du texte...)
-Le professeur joue une musique, tous les moyens sont acceptés pour arriver au but final :
être capable de la rejouer/rechanter.
• L'entraide
Cette disposition plaît énormément aux élèves, elle doit néanmoins toujours être très
encadrée du point de vue relationnel : éviter le jugement, le sentiment de supériorité ou
d'infériorité. Celui qui a terminé en avance peut aider (sur suggestion du professeur) un
élève qui peine à trouver les solutions, à s'organiser. L'aidant est sensibilisé à la méthode :
il doit poser les questions, guider, mais pas donner les réponses. Les bénéfices sont
partagés, il est notoire qu'expliquer aide à comprendre.
• L'outil informatique
Les logiciels d'aide en Formation Musicale facilitent énormément l'individualisation du
travail, permet au professeur de cibler les exercices par rapport aux besoins, et de se
rendre disponible pour d'autres. en revanche, l'ordinateur ne rend pas musicien, c'est là
une limite à ne pas sous-estimer.
• Travail autonome.
Proposer un temps de travail autonome à un ou plusieurs élèves, si l'on dispose d'un
endroit où ils puissent se préparer (salle supplémentaire, studio) sur un projet précis (un
déchiffrage polyphonique, une recherche d'accords, etc...). Ce n'est possible qu'avec des
élèves en qui on a toute confiance, et peut être l'occasion de parler de méthodologie ;
apprendre à savoir travailler sans l'encadrement du professeur est indispensable aux
musiciens (savoir travailler à la maison)
Les classes paraissent de nos jours de plus en plus hétéroclites : si l'on parle souvent de
la « baisse du niveau », il faut aussi évoquer la multiplication des « enfants précoces »,
qu'il est indispensable de stimuler selon leurs besoins. La différenciation de
l'enseignement de la Formation Musicale est de plus en plus nécessaire.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 42
Différents stades de conscience dans la pratique musicale.
Musique savante, musique de l'oralité
La tradition de l'enseignement de la musique « savante », comme son nom le suggère, se
base essentiellement sur la conscientisation des notions musicales. La rationalité, l'esprit
d'analyse, le contrôle, l'esprit de synthèse sont des compétences présentées comme
primordiales. La lecture et l'écriture musicale sont généralement à la base de l'édifice. En
revanche, il est communément admis que cette démarche peut priver ceux qui l'ont
connue d'une certaine spontanéité, d'un accès au « lâcher prise », à l'improvisation....
Dans les musiques de transmission orale, l'état de conscience du musicien en action est
différent, de nature plus intuitive. La part de rationalité est plus restreinte. Les choses qui
se passent en lui lors du jeu musical sont le résultat de l'accumulation puis de la
recombinaison des expériences passées. L'expression « ça joue » paraît plus adéquate
que « je joue ». Selon ce fonctionnement, l'interprétation d'une pièce peut varier
considérablement d'une fois à l'autre, et diffère du « par cœur » pratiqué pour la musique
savante. Le sens de la synthèse, de la créativité, basé sur la recombinaison et
l'extrapolation des expériences passées est plus libre car il n'est pas censuré par la
directivité des expériences passées et l'existence d'une vérité univoque notamment fixée
par l'écriture. La musique qui en découle est de nature organique, elle est mouvante,
vivante, la variation est un état permanent et naturel. La fixation à une forme unique est
une anomalie (qui signifie généralement la fin de sa condition de musique de tradition
orale).
Par exemple le musicien à qui on le demande est incapable de rejouer deux fois de
manière identique (sans variation), il sait difficilement reprendre le morceau à un endroit
arbitrairement fixé, il n'est pas capable de ralentir sa musique (tout du moins, la musique
en est notablement altérée). Le caractère de vérité et d'authenticité attribué à un morceau
ou a une interprétation obéit à des critères précis mais différents de ceux de la musique
savante (exactitude, respect de la partition), notamment plus attachés au rôle fonctionnel
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 43
de la musique (est-ce bon pour la danse?).
Ce type de conscience musicale est en voie de disparition, dans la mesure où la
démarche occidentale de la musique savante jouit d'un tel prestige social que les
musiciens de la tradition orale aspirent très fortement à en intégrer les codes et les
modèles. Il correspond néanmoins beaucoup plus à la manière dont on s'exprime
verbalement chaque jour ; même si l'on raconte deux fois la même chose, il est peu
probable que notre discours soit identique. Cette question de l'état de conscience dans
lequel nous vivons la musique me semble être à la source de nombreuses interrogations
de notre système d'enseignement. Pourquoi les autodidactes qui jouent du rock dans un
garage ont-ils parfois plus d'accès au plaisir musical que les élèves méticuleusement
enseignés ?
Il importe beaucoup que l'enfant vive les faits musicaux avant d'en prendre conscience. Nous dirions
volontiers que le « drame » de l'éducation musicale, et en tout cas sa difficulté majeure, se trouve dans le
passage de la vie naturelle, instinctive, à la vie consciente, maîtrisée. Cette transition, qui se situe à tous les
échelons de l'éducation musicale, devrait pouvoir s'accomplir sans porter atteinte à la réalisation naturelle
des trois stades qu'implique l'évolution : Vie inconsciente, prise de conscience, vie consciente ; ou si l'on
veut : synthèse inconsciente (syncrèse), analyse et synthèse consciente.
Edgar Willems les bases psychologiques de l'éducation musicale P 9-10
Le musicien « classique » donne lui aussi toute la mesure de son talent lorsqu'il parvient à
sublimer les contraintes, à intégrer suffisamment le langage musical d'un répertoire au
point de parvenir à une liberté de discours tout aussi « organique » que celle de la tradition
orale.
Écoute flottante, conscience flottante
Le terme d'écoute, censé signifier une certaine attention auditive, une certaine vigilance de l'oreille, gagnera
énormément à s'ouvrir désormais à une autre sphère plus vaste et d'ordre plus immatériel, et à être dès lors
associé au qualificatif de flottante. Ce terme ; signifiant quant à lui une perception quelque peu vague, libre
de toute contrainte et de toute volonté, nous permettra de mesurer combien ce mode de perception s'avère
propice ) l'établissement d'une nécessaire distance par rapport à la matérialité de certains paramètres
musicaux. // Que signifie donc le concept d'écoute flottante ? En réalité, c'est une écoute qui pourrait être
qualifiée de vague et de précise en même temps, et qui paradoxalement, saurait tirer profit de son côté flou
pour en accroître la précision. C'est une écoute qui (…) est à la limite de l'activité et de la passivité.
François Bovey P 255
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 44
Ce concept d'écoute flottante développé par F. Bovey paraît extrêmement intéressant du
point de vue de la perception ; le musicien ayant vécu le rapport à la musique de tradition
orale (ainsi qu'un bon nombre de musiciens de l'écrit, peut-être mauvais élèves en
analyse, mais en connexion constante avec leur sensibilité) y adjoindra la conscience
flottante de la situation musicale, une conscience qui elle aussi reste à la limite de
l'activité et de la passivité.
C'est dans cet état que notre capacité de réaction musicale est la plus optimale : Tant que
notre volonté est consciemment tendue vers un but défini, nous ne pouvons accepter avec
souplesse de réagir aux stimuli extérieurs que génère toute situation musicale : interaction
avec les autres musiciens, les auditeurs, les danseurs... Sans cesse, nous devons
adapter notre justesse, notre nuance, notre pulsation, etc... en fonction de ces
perceptions, et nous le faisons la plupart du temps sans passer par la conscience, fort
heureusement, de la même manière que nos main se tendent pour amortir le choc en cas
de chute. Les neurologues parlent de « circuit court » opposé au « circuit long » qui
concerne le cortex.
Les habitués de la musique improvisée, de la danse contemporaine, du théâtre travaillent
aussi dans ce sens à développer une attention, une sensibilité de groupe : par lâcher prise
et abandon de la conscience individuelle, l'ensemble finit par réagir en temps réel, sans
avoir eu le sentiment que la décision aie été portée par une volonté individuelle définie :
comme un vol d'étourneaux, ou un banc de poisson !
L'interaction musicien-danseur semble fonctionner sur le même type de canal : une
« infra » communication modifie continuellement la prestation de l'un et de l'autre en aller-
retour.
Cette considération met l'accent sur la valeur pédagogique de la phase d'imitation.
Depuis leur plus jeune âge, c'est par l'imitation que les enfants ont réalisé un (le plus)
grand nombre d'acquisitions. Ce fonctionnement leur est très naturel, à la base de
nombreux jeux. Par l'imitation du geste du professeur, du son, de son attitude générale
dans la situation musicale (grande puissance de la communication non verbale), etc...
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 45
l'élève reçoit un grand nombre d'informations qu'il est capable de traiter sans recours à la
conscientisation et à la verbalisation. Ce type de transmission très « instinctive »
correspond bien aux jeunes et très jeunes enfants. Cette phase ne contredit pas la
volonté de rationalisation, de théorisation, elle la prépare. Là encore, la qualité de
l'exemple donné conditionne la qualité de la « trace ».
Une des principales erreurs de la pédagogie du passé a été de vouloir résoudre tous les problèmes de
l'éducation par la conscience humaine réfléchie seule. C'est surtout dans l'éducation artistique que cette
erreur a été faite.
Edgar Willems p 75
Une construction prématurément rationalisée et analytique de l'enseignement nuit à
la naissance d'une musique vivante, vécue, et recréée, au profit d'une musique
« apprise ». Si elle se base toujours sur de louables intentions, elle correspond la plupart
du temps à une démarche "adulto-centriste": nous sommes difficilement capables
d'imaginer comment se construisent les schémas mentaux des enfants, et nous nous
référons plutôt aux nôtres. Pourtant, à y prêter attention, les adultes eux-mêmes ne
construisent pas toujours leur savoir de manière logique et progressive.21
La linéarité exposive n'est, le plus souvent, qu'une illusion a posteriori, l'illusion de celui qui a déjà trouvé,
par des cheminements infiniment plus étranges et complexes qu'il ne le croit lui même, et qui a déjà remis
en ordre ce qu'il a trouvé, organisant les concepts et les exemples, cherchant à combler les vides et à
écarter les éléments utiles ou redondants.
Philippe Meirieu, la pédagogie entre le dire et le faire P 142
Au regard de ces remarques, depuis plus d'un siècle, les pédagogies actives ont
proposé des alternatives crédibles, prônant la transmission du savoir-faire avant le savoir,
et replaçant au centre le sensoriel, le corporel. Là aussi, cependant, certaines démarches
21 « La culture propre à l'enfance est de nature orale, car si la plupart des enfants à travers le monde entier apprend à lire et à écrire (...) pendant une bonne partie de la période de l'enfance, leur mode de communication favori a toujours été la communication orale, souvent accompagnée par l'observation et l'imitation de comportements et de techniques. C'est ainsi que l'on peut remarquer que les traditions des enfants sont basés sur la répétition et l'utilisation de formules ritualisées » Carole H. Carpentier « les universaux de la culture enfantine » Dans le même ouvrage l'auteur recense les caractéristiques universellement reconnues dans les cultures enfantines à travers le monde. en voici quelques uns qui nous concernent plus particulièrement. Besoin d'enchantement/Grande activité, dépense physique/Espièglerie/échanges interpersonnels de forte valeur affective/gaieté, humour/Curiosité/inventivité/Imagination/Conservatisme : besoin de stabilité, de sécurité face aux incertitudes de la vie.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 46
ont tendance à pêcher par excès de rationalisation. Ces dérives sont d'ailleurs plus
souvent le fait des « suiveurs », au moment où une « méthode » se construit et se
pérennise à la suite de l'enseignement d'un grand maître. Les grands initiateurs se sont
d'ailleurs très largement méfiés, réfutant pour la plupart le terme de « méthode » qui leur a
été attribué parfois contre leur volonté (Kodaly, Dalcroze)
« En effet, m'étant décidé en conséquence à faire précéder les leçons de notation harmonique,
d'expériences particulières d'ordre physiologique tendant à développer les fonctions auditives, je m'aperçus
bien vite que chez les plus âgés de mes étudiants, les sensations acoustiques étaient retardées par des
raisonnements anticipés et inutiles, tandis que chez les enfants elles se révélaient d'une façon toute
spontanée, et engendraient tout naturellement l'analyse. Je me mis dès lors à éduquer l'oreille de mes
élèves dès l'âge le plus tendre et constatais ainsi que non seulement les facultés d'audition se développent
très vite à une époque où toute sensation neuve captive l'enfant et l'anime d'une curiosité joyeuse,_mais
encore qu'une fois l'oreille entraînée aux enchaînements naturels de sons et d'accords, son esprit n'a plus
aucune peine à s'habituer aux divers procédés de lecture et d'écriture »
Emile Jacques Dalcroze, le rythme, la musique et l'éducation
La partition et la dépendance à l'écrit
« la partition est une drogue dure » énonce Noémie Robidas, sous forme de boutade, lors
de son exposé sur la place de l'improvisation dans l'éducation musicale.
Effectivement, une formation trop prématurément analytique, et exclusivement fondée sur
l'écrit rétrécit les « possibles » de la pensée musicale. On finit par ne plus être capable de
concevoir, d'entendre, ou même simplement d'imiter un geste musical qui échapperait aux
codes de l'écriture. La perception même de la musique passe à travers le « filtre » des
codes de l'écriture musicale, on entend ce que qu'on connaît, ce qui n'est pas connu est
réduit à la forme connue la plus proche. Si cette remarque concerne tous les domaines
musicaux (hauteur tonale, tempérament, timbre, attaque, phrasé...), c'est dans le domaine
rythmique que l'exemple est plus évident : imaginez un musicien classique, élevé dans
l'écrit, qui lit une partition de jazz, quelque soit la précision du relevé qui lui a été donné à
exécuter.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 47
Dès l'âge de 5 ans ; la plupart des enfants ont intégré les progressions propres à la musique de leur culture :
ils savent détecter les écarts par rapport aux séquences standard aussi facilement qu'ils repèrent une
phrase anormale, par exemple : « la pizza était trop chaude pour dormir ».// Notre cerveau est le plus
réceptif quand nous sommes jeunes : il absorbe avidement (presque comme une éponge) tous les sons qui
passent à portée d'oreille et les incorpore dans la structure même de notre câblage neuronal. En vieillissant,
les circuits neuronaux perdent de leur souplesse et il devient difficile d'intégrer profondément de nouveaux
systèmes musicaux ou linguistiques.
Levitin p 58
Notre cerveau apprend une sorte de grammaire propre à la musique de notre culture, de la même manière
que nous apprenons à parler la langue de notre pays. // Notre cerveau ayant évolué de pair avec le langage
naturel, toutes les langues du monde partagent certains principes fondamentaux. Ainsi, notre cerveau a la
capacité d'intégrer n'importe quelle langue presque sans effort par simple exposition au cours d'une phase
cruciale de développement neuronal. De même, je pense que nous possédons tous la capacité innée
d'apprendre toutes les musiques du monde, bien qu'elles différent sensiblement les unes des autres.
Levitin P 140
Choisir de manière exclusive l'écrit comme support à l'éducation musicale n'est pas
anodin : cela modèle définitivement notre pensée musicale, « pour le meilleur et pour le
pire ». Ceci relève la question de la signification et de la représentativité de la partition, et
ouvre à toutes les réflexions menées à ce sujet depuis le XXème siècle. Savoir penser la
musique non écrite, c'est mettre en œuvre un tout autre circuit mental, c'est comme
penser en une autre langue. Pédagogiquement, et de manière plus globale, alors même
que la conscientisation, la rationalisation aura été mise en œuvre, ce rapport à la musique
demeure très intéressant :
• il nécessite une grande maîtrise du langage musical, de sa grammaire, afin d'être
capable de construire ou reconstruire ses propres phrases. Cette maîtrise doit être
intuitive et spontanée, et ne peut s'accommoder de « recettes » guidées par la
pensée rationnelle.
• Il nous invite à un véritable lâcher prise, pour une musique très vivante.
• Il laisse une très grande place à l'interconnexion avec les autre (musiciens,
danseurs, auditeurs...)
• Il nécessite des compétences solides d'anticipation, de responsabilité, d'aptitude à
la prise de décision.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 48
• Il laisse ouverte la porte à une infinité de possibles musicaux.
Combien y a-t-il de placement possible entre deux pulsations, ou entre deux
notes? : théoriquement, une infinité. De combien l'écriture musicale sait-elle rendre
compte de manière efficace ?
Est-il envisageable de pouvoir bénéficier des avantages des deux systèmes ? L'écriture
musicale est une invention extraordinaire, et le propos n'est pas d'y renoncer. Les outils de
la rationalisation et de l'analyse sont une ressource essentielle en musique. Il faudrait
pouvoir imaginer une formation musicale « bilingue », qui transmette les mécanismes des
deux univers. On dit généralement que le cerveau humain est capable d'assimiler 7
langues, plus encore pour les cas exceptionnels, pourquoi ne pourrait-il pas assimiler deux
systèmes de pensée musicale ? des exemples existent. Réussir à élaborer une démarche
pédagogique construite, cohérente, basée sur les traditions d'enseignement les plus
abouties, ne risquant pas d'exposer les élèves à des expérimentations hasardeuses tout
en bénéficiant des intérêts des uns et des autres, voici le défi.
Conscience et mobilisation corporelle
L'état de conscience dans lequel nous abordons l'acte musical se se limite pas au mental,
il est couplé avec un état de disponibilité corporelle intense, et de connexion étroite entre
la conscience et le corps, c'est tout l'enjeu du travail fondamental entrepris par la
pédagogie Dalcroze, mais qui peut parfaitement être intégré _de manière didactique ou
non_ par de nombreuses autres voies d'accès. Le corps comme l'esprit sont prêt, en éveil,
parfaitement détendus, mais pouvant être sollicités à tout moment.
Ceci a été conceptualisé par Gerda Alexander sous le terme d' « eutonie » :
tonicité harmonieusement équilibrée et en adaptation constante, en rapport juste avec la situation ou l'action à vivre.// L'Eutonie propose une recherche adaptée au monde occidental, pour aider l'homme de notre temps à atteindre une conscience approfondie de sa propre réalité corporelle et spirituelle dans une véritable unité.
Gerda Alexander le corps retrouvé par l'eutonie edition Tchou 1977
D'où la nécessité de prendre le temps de reconnecter notre corps et notre esprit, d'où
l'intense bien-être physique que peut procurer la pratique du chant, de la danse, de la
musique, qui permettent de nous rééquilibrer là où notre monde moderne nous stimule
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 49
essentiellement d'un point de vue cérébral.
(Ce point fondamental méritait beaucoup plus que ces quelques lignes)
Un enseignement musical trop majoritairement, et surtout trop précocement cérébral peut
nuire énormément à cet équilibre, à l'accès que nous pouvons avoir à nos émotions, nos
sensations, parfois de manière irrémédiable. C'est souvent dans le domaine rythmique
que ce type de blocage est constaté en premier lieu.
L'instinct rythmique, (…) qui a ses racines dans le corps humain, existe chez tout enfant. Il faut donc dès le
début établir des liens naturels entre le rythme musical et cet instinct. Celui-ci est de nature plutôt plastique
que musical ; il est, ou devrait toujours être, de nature corporelle. Nous opposons cet instinct au calcul
métrique, qui n'est qu'un moyen pour le canaliser, pour en prendre conscience et le traduire en valeurs
musicales graphiques ; ce qui est indispensable à l'écriture et la lecture musicales.
Edgar Willems Les bases psychologiques de l'éducation musicale
Pour les jeunes élèves, il est si simple, si bénéfique de commencer le travail avec une
simple ronde chantée, pour le plaisir musical et corporel partagé, pour se connecter au
sein d'un groupe, rééquilibrer corps et esprit, dans un monde où les enfants sont si
souvent et littéralement à côté de leurs pompes, fatigués, stressés, surmenés, préoccupés
(au sens étymologique), et par conséquent pas accessible à notre enseignement.
En somme, le grand défi de l'éducation musicale du 21ème siècle serait de parvenir à
concilier les apports de la musique savante, de conscience rationnelle et maîtrisée avec
les bénéfices de la musique de tradition orale, de conscience « flottante » replacée dans
un corps en éveil. La démarche pédagogique kodalyienne a le formidable intérêt d'avoir
pris la mesure de l'importance de l'intégration de la musique traditionnelle, de se baser sur
une langue maternelle musicale. En revanche, elle a peu pris en compte les spécificités de
fonctionnement de cette musique. De nouveaux chemins pédagogiques restent à inventer,
avec le défi de réussir la « quadrature du cercle ».
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 50
Critique des outils d'éducation de l'oreille
habituellement proposés dans les manuels français.
Les élèves en échec en ce qui concerne le développement de l'oreille constituent 40 à
70 % des élèves selon les classes (pour ceux qui me sont confiés dans mon
établissement). Ils ont le sentiment, en intonation comme en dictée, d'être aussi
totalement perdus que si ils s'étaient égarés dans une ville étrangère dont ils ignorent la
langue. Les efforts consentis semblent vains. Le découragement, la démotivation ou
parfois même le dégoût s'ensuivent. Il est toujours illusoire d'espérer faire le bilan d'une
pédagogie, car nous ne sommes jamais en mesure de pouvoir comparer
« scientifiquement » les avantages ou les inconvénients de différents « protocoles » dans
les mêmes conditions « expérimentales ». Pourtant, il semble que les outils habituellement
utilisés comme base de la formation de l'oreille en France manquent une partie de leurs
buts. Dans le texte de la réforme de 1977, dans les propositions des méthodes actives
(Willems notamment), dans un grand nombre de manuels, la formation de l'oreille se base
essentiellement sur les compétences suivantes :
• reconnaissance des mouvements (ascendants-descendants), association aigu/haut
grave/bas.
• identification des mouvements conjoints-disjoints
• Identification des intervalles (seconde, tierce, majeure/mineure)22
• Mémorisation des sons de type « oreille absolue »
• Certains proposent une éducation de l'oreille systématique par tonalité.
22 En fait, ces pistes de travail pour la formation de l'oreille sont les seules explicitement proposées par le texte de la réforme de la formation musicale de 1977. Cela ne signifie pas que ce sont les seules disponibles, ou même les seules auxquelles les auteurs de la réforme ont pensé. Peut-être a-t-il s'agit alors d'un « plus petit dénominateur commun » entre différentes tendances ? Cette offre restreinte est malgré tout restée la référence, et souvent la seule proposition pour beaucoup.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 51
Si ces bases ne sont pas les seules proposées, elles constituent le « socle » sur lequel
l'édifice est construit. Une majorité des manuels proposés du commerce s'articule ainsi,
les différentes nouveautés des éditeurs ne le démentent pas. A la suite du chapitre
précédent sur les attractions, notons que ce procédé omet de s'appuyer sur la hiérarchie
entre les sons, ou tout du moins ne la retient pas pour fondement, ce qui pourrait en partie
expliquer cet important pourcentage d'échec. Cette remarque ne concerne pas la petite
proportion d'élèves dotés de bonnes dispositions pour la musique, qui de toute façon,
réussirons quelque soit la « méthode », elle distingue en revanche la démarche initiée par
Kodaly, dont l'édifice pédagogique a été constitué à destination des écoles primaires et
secondaires, et dont le but annoncé est une alphabétisation musicale de masse :
Que chacun sache lire et écrire la musique comme il peut lire et écrire sa langue. Si les
résultats obtenus en Hongrie ne parviennent pas tout à fait à combler cet idéal utopique,
ils représentent un exemple mondialement reconnu de démocratisation de l'éducation
musicale.
Revenons sur quelques inconvénients du dispositif français « FM » : reconnaître les
mouvements sonores, les intervalles, distinguer conjoint/disjoint... Ces notions sont
basées sur une intellectualisation, une abstraction, elles invitent l'élève à «calculer » pour
pallier l'absence d'oreille absolue. Cela conduit fatalement à des mécanismes de contrôle
conscient, là où la formation de l'oreille par la hiérarchie tonale peut être basée sur un
engrammage sensoriel et émotionnel. (voir chapitre précédent sur le type de conscience
dont nous usons en musique). Définitivement, en musique, comme par exemple lorsque
l'on conduit un véhicule, dans la majorité des cas, si l'on doit réfléchir, « on est mort » ! En
situation de déchiffrage, devoir compter sur ses doigts ou évoquer le début de la
Marseillaise pour pouvoir surmonter la difficulté d'une quarte ne représente pas une
solution fiable.
Il faut rendre justice aux auteurs de la réforme de 1977 : en proposant explicitement
l'intervalle comme l'alpha et l'omega du travail de l'oreille, ils poursuivaient un but très
louable, celui de voir enfin la musique contemporaine (atonale) pénétrer dans les cours de
solfège. Dans ces répertoires, le travail intervallique est effectivement incontournable,
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 52
mais ne peut pas pour autant constituer le fondement de la formation de l'oreille, les
« lois » acoustiques et physiques, l'héritage culturel, les fonctionnement neurologiques s'y
opposent. Si rien ne nous empêche d'aborder la musique atonale avec les enfants, de leur
faire bénéficier par exemple de cette grande richesse de timbre, d'imaginaire musical
apportée par les répertoires du XXème et XXIème siècle, il est illusoire d'espérer former
leur oreille de cette manière pour la majorité d'entre eux du moins.
Dans une gamme, le degré le plus stable est le premier (la tonique). Toutes les autres notes de la gamme
semblent converger vers la tonique, mais avec une énergie différente. //La théorie musicale précise cette
hiérarchie. Carol Krumhansl et ses collègues ont établi que le cerveau des auditeurs ordinaires a intégré
cette hiérarchie grâce à l'exposition passive à la musique et aux normes culturelles.
Levitin P 56
De nombreuses recherches ont été menées afin de comprendre pourquoi nous trouvons certains intervalles
consonants et pas d'autres, mais les scientifiques n'ont pas tous le même point de vue sur cette question. A
l'heure actuelle, il a été établi que le tronc cérébral et le noyau cochléaire dorsal-des structures tellement
primitives que tous les vertébrés en disposent- font la distinction entre consonance et dissonance avant que
la région plus haute, la plus humaine du cerveau (le cortex) entre en jeu.
Levitin P97
Le travail des intervalles constitue une bonne idée pédagogique dont la pertinence a été
surestimée. Bovey décrit avec intelligence combien cette référence de « mesure » est peu
à même de rendre compte de la réalité complexe et éminemment affective que peut
représenter la relation mélodique. (p 68 à 70, l'intervalle : une relation plus qu'une
distance)
Les intervalles constituent la base de la mélodie, bien plus que la hauteur réelle des notes. Une mélodie est
avant tout relationnelle, pas absolue, c'est à dire qu'on définit une mélodie par ses intervalles, pas par les
notes qui la composent.
Levitin p47
Une mélodie n'a cependant d’intérêt que par les relations qui unissent les sons les uns aux autres, dégagée
de tout contingence liée à une quelconque référence rigide. Ainsi ne perd-elle en aucun cas son essence
dès lors que l'ensemble des sons qui la constituent sont uniformément décalés que l'échelle fréquentielle
des hauteurs, l'important étant que le sons gardent les espaces mutuels les unissant les uns aux autres .
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 53
François Bovey P71
Une conception métrique des mouvements sonores (mesurer l'intervalle) prive de la
dimension dynamique initiée par les mouvements sonores, cette caractéristique propre à
donner accès au phrasé, à la musicalité. Plus encore, le phénomène de relation
mélodique et harmonique influe tellement sur l'intervalle qu'il en trouble la perception :
Bovey décrit comment une tierce mineure « passive » peut être perçue comme majeure.
En d'autres termes, et selon une logique différente mais comparable, Willems distingue les
intervalles positifs et négatifs relevant lui aussi le caractère équivoque de la perception de
l'intervalle. Il a été pourtant un grand promoteur des « chansons d'intervalle » que Bovey a
su rationnellement et définitivement reléguer au musée des fausses bonnes idées
pédagogiques.
La notion de son conjoint ou disjoint, est théorique, et discutable. Par exemple, du
point de vue hiérarchique, mais aussi acoustique, le Vème degré est plus proche de la
tonique que le IIème. Une progression concevant le mouvement conjoint comme plus
facile et premier par rapport au mouvement disjoint n'est pas une évidence. Au niveau de
la dictée et du déchiffrage chanté même, où cette proposition est souvent mise en avant
pour réussir à « calculer la note suivante », il est évident qu'il peut être plus facile de
distinguer, de différencier des sons éloignés, comme c'est le cas dans une échelle
pentatonique.
L'idée des mouvement ascendants-descendants La représentation communément
admise qui associe l'aigu à quelque chose d'élevé et « fin » et le grave à quelque chose
de bas et « gros » n'a rien de naturel, immuable et indiscutable. Par exemple, dans
l'antiquité Grecque ainsi que dans un certaines cultures traditionnelles de l'Asie (chez les
csuvas et les Udmurt, par exemple23), la représentation est opposée. Vocalement,
instrumentalement, il apparaît fréquemment que l'utilisation de cette représentation n'est
pas sans effets pervers : On rencontre chez certains d'élèves, principalement lorsque
l'oreille est insuffisamment formée, une tendance préjudiciable à « tirer sur le cou » à la
recherche de ces notes supposées « hautes », ou à accentuer des crispations ou des
23 Décrit par Lüko Gabor qui étudie les symboliques attachées à la musique dans « Zenei Anyanyelvünk »
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 54
gestes instrumentaux parasites à la recherche de leur intonation défaillante (instruments à
vent)
Nous avons vu des élèves chanteurs de plus de 25 ans qui n'avaient pas la moindre notion de la hauteur
sonore. Cela les avait empêchés, évidemment, d'apprendre la lecture musicale. // Cette grave lacune
provient du fait que le professeur de chant-et cela se passe aussi dans l'étude d'un instrument- ne s'est pas
occupé de l'oreille musicale. Or d'après la plupart des méthodes, il faut placer le son entre les yeux et
toujours à la même « hauteur »
Edgar Willems les bases psychologiques de l'éducation musicale
Au final, comme le décrit Yves Klein, la sensation instrumentale ou vocale la plus musicale
est l'impression de placer toutes les notes à la même hauteur, comme les pinces sur
la corde à linge. Il est nécessaire bien sûr, de travailler à l'identification des « hauteurs »
et des « mouvements mélodiques », mais il faut être prudent et équilibrer cette conception
par d'autres approches (la transmission orale par exemple). C'est dans le chant que les
dégâts peuvent être les plus importants, privant de l'accès au legato, au cantabile, à un
sens mélodique naturel. Plusieurs professeurs (de chant de styles différents24) m'ont fait
part de manière convergente de cette impression : le solfège25 tue le « vrai chant », le
cantabile.
Voici comment Zoltan Kodaly évoque ce type de procédé en comparaison à la solmisation,
et à son rattachement indispensable à un fondement acoustique.
Seul celui qui a à l'oreille la réalité de la quinte d-s sonnant harmoniquement peut correctement intoner
l'intervalle mélodique d-s. Si l'on ressent la justesse précise de la quinte d-s chantée à deux voix (et on ne
peut la ressentir que si le piano tempéré se tait), alors l'intervalle monodique d-s sera juste lui aussi (d'abord
une partie chante d l'autre s puis l'une chante d-s, l'autre s-d). Chanter parfaitement juste la relation d-r
nécessite d'être capable d'imaginer en dessous la voix d'accompagnement d-s // Ainsi on peut trouver
l'assurance d'une intonation sûre, bien mieux qu'en suivant la méthode qui consiste à se cramponner aux
degrés d'une échelle: en cherchant le 5ème ou 6ème degré, on aura probablement déjà oublié le premier, et
l'incertitude des secondes intercalées aura ébranlé la justesse du résultat final. La « méthode de l'escalier
de do majeur » est l'ennemi du chant juste. Chaque « saut » doit être ancré pour lui même, dans sa
spécificité et selon sa fonction tonale, plutôt que calculé par empilement des degrés de l'échelle. Celui qui
24 Merci à mes professeurs !25 à entendre cette fois avec toute la connotation péjorative qui lui est souvent attribuée.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 55
cherche les grands intervalles par le procédé de l'empilement ne les trouve que lentement et de manière
imprécise. C'est la raison pour laquelle beaucoup de nos professeurs de musique semblent lire en
« trébuchant ».
Zoltán Kodály, préface de Énekeljünk tisztán edition EMB 1942
Relation mélodique selon le concept de la solmisation, voici l'explication qu'en donne
Jacquotte Ribière Raverlat dans son ouvrage « l'éducation musicale en Hongrie » :
Ceux qui ne pratiquent pas cette méthode de solmisation relative pourraient rapidement comprendre le mot
« relation »en lui donnant un synonyme, et dire que « en somme, une relation, c'est un intervalle ». Mais, en
fait, il y a une différence importante. Prenons un exemple : l'intervalle placé entre «sol » et « mi » est une
tierce mineure. A l'intérieur d'une gamme majeure, il y a d'autres tierces mineure, mais il n'y a qu'une seule
RELATION « sol-mi » placée et entendue d'une manière unique, à l'intérieur de cette tonalité. Et c'est
justement à cause de ce lien étroit entre « relation » et « sens de la tonalité » que l'on pourrait dire qu'une
relation est une fonction mélodique à l'intérieur de la tonalité.
Toutes les indications dans le texte de Kodály faisant allusion à ce mode de pensée sont
reportées selon la notation héritée de John Curwenn en usage dans la pédagogie Kodaly :
d ,r, m, f, s, l, t, désignent une fonction et une place dans la hiérarchie de la tonalité plutôt
qu'un son unique.
Beaucoup de matériel pédagogique kodalyien est rédigé en utilisant ce type de notation,
sans portée. En se passant de la portée et de la représentation graphique aigu/haut
grave/bas, ce type de notation sollicite l'oreille, l'imagination mélodique avec profit. Il en
est de même avec la notation musicale de Rousseau, toujours utilisée en Chine26.
En somme, les trois idées précédemment évoquées constituent de bons outils
pédagogiques, qu'il n'est pas question d'évincer. Le problème réside dans le fait qu'elles
ont été érigées au rang de « méthode » de formation de l'oreille, au point même de figurer
parfois parmi les objectifs de fin d'année ou les programmes d'examen. Que l'on soit ou
non convaincu du besoin de reconsidérer ces priorités, il paraît nécessaire dans tous les
cas de diversifier et d'élargir notre « boîte à outil » pédagogique, tout en gardant à l'esprit
qu'un outil n'est qu'un outil.
26 Système d'écriture (en boustrophédon !) dérivé du système avec chiffres initié par Rousseau.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 56
Solfège instrumental
Le solfège (formation musicale) a pour objectifs essentiels d'enseigner la lecture et
l'écriture, et de délivrer une éducation musicale complète, notamment en développant
une pensée musicale. Une utilisation équilibrée de l'instrument en cours de solfège
évoque le sens premier du mot: « instrument » de la pensée musicale. L'intégration de
l'instrument au cours de solfège ne doit cependant pas nous écarter des objectifs
essentiels inhérents à la discipline.
Quels objectifs ?
• Faire le lien entre les acquisitions du cours de solfège et la pratique instrumentale.
Bénéficier du vécu instrumental des élèves en cours de solfège, et vice-versa.
• Donner au cours de solfège, d'aspect parfois théorique, la dimension pratique d'une
mise en situation autre que vocale.
• Aider les élèves pratiquant un instrument transpositeur ;
les élèves clarinettistes, saxophonistes..., ont souvent des difficultés dans le
travail de l'oreille, car ils sont gênés par cette « double oreille » à former. Le
travail instrumental impose par la situation de résoudre la question. En cours
collectif, les autres élèves en sont bien sûr partie prenante.
• Mise en situation, confrontation à la continuité de la lecture.
Développer une lecture en écoutant et en jouant. C'est plus difficile, plus
stimulant et plus complet que la lecture sur table, cela correspond plus à la vie
musicale. La continuité de la lecture est imposée par la situation musicale
collective,il faut accepter les imperfections pour avancer.
• Améliorer la connexion directe oreille-geste instrumental
Mêler régulièrement chant et jeu instrumental : Je pense ce que je joue
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 57
(chante), je peux jouer(chanter) ce que je pense.
• Proposer des situations musicales faisant appel à plus d'initiative et de
connaissance du langage musical.
la simple interprétation d'une partition préparée spécialement stimule peu la
compréhension de la « mécanique » ; travailler sur une partition « inadaptée »
nécessite une compréhension plus globale du langage musical, stimule des
savoirs faire comme transposer, réaliser un accompagnement à partir d'accords
chiffrés, savoir s'intégrer dans un accompagnement harmonique, polyphonique,
adapter à son instrument une musique qui ne lui était pas destinée.... Une
adaptation écrite est toujours envisageable, il est profitable dans ce cas qu'elle
soit réalisée par les élèves.
• Travailler d'oreille, de mémoire. Pouvoir accéder au domaines musicaux
généralement écartés par une pratique basée sur la pensée musicale forgée
exclusivement par l'écrit.
• Faire des connexions entre les différentes manières de vivre la musique propre à
chaque instrument.
Selon leur instrument, les élèves développent plus ou moins certaines
aptitudes : mélodiques, harmoniques, rythmiques, polyphoniques.... Le cours
de solfège instrumental rend plus visibles ces déséquilibres, et permet de
compléter au mieux la perception musicale de chacun.
• Développer une pédagogie « de projet ».
C'est la situation musicale initiale (le texte, l'enregistrement...) qui devient le
support de l'apprentissage, plutôt que l'exercice. Face à ce but concret, les
élèves trouvent plus d'indépendance, d'autonomie, de motivation, et de plaisir
de l'aboutissement. Le chemin pédagogique est moins dicté par le professeur
de manière verticale, il est plus individualisé. Par exemple, la différenciation des
rôles musicaux (mélodie, accompagnement...) permet d'adapter aux capacités
de chaque élève.
• Améliorer l'écoute, indispensable à toute situation musicale. Écoute intérieure,
écoute collective et individuelle doivent constamment coexister.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 58
Quelques exemples
Mémorisations à jouer.
Le travail proposé ici est fondé sur l'imprégnation. Il implique un grand nombre de
répétition, les morceaux sont destinés à tourner longtemps, sous diverses formes et
variantes. La mémorisation vient finalement presque sans l'avoir désirée.
• Mélodie
De préférence à réaliser à partir de textes sélectionnés pour pouvoir être chantés.
On alterne chant et jeu instrumental. S'écouter, être ensemble, confronter les phrasés....
Transposer (avec ou sans lecture). Savoir suivre des modifications, des variations initiées
par le professeur (variations de tempo, de nuance, binaire-ternaire, majeur-mineur, 2 tps-3
tps...) L'exploitation écrite peut se placer à différents moments : au début, comme
préalable, ou tout à la fin, après avoir beaucoup joué/chanté ; Pour les classes de premier
cycle, les chansons populaires constituent un bon répertoire. On y adjoint
progressivement une dimension polyphonique harmonique.
• Mélodie à deux voix :
Le travail polyphonique en IIème cycle est souvent délicat pour les
instrumentistes monodiques. On peut travailler sur de court textes à 2 voix, à
utiliser comme dans le point précédent, mais en alternant régulièrement les
voix.
Quelques exemples :
Beethoven, symphonie°5 IIème mvt. Trio op 15 n°2.
Schubert andante de l'octuor D 803.
Mozart
Nombreux airs de danse de la période baroque, petits menuets, tambourin, etc... de
Rameau
Rondeau de la suite pour orchestre en sim de JS Bach.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 59
...
• Mélodie accompagnée.
L'écoute harmonique est peu stimulée dans l'enseignement de la musique
« classique » ; pour la plupart des instrumentistes, elle ne correspond pas à
un besoin. Sur un extrait de musique particulièrement « verticale », tout le
monde participe au travail harmonique, y compris pour les instruments
monodiques. Réalisation de « voicing » préparé à l'écrit ou improvisé.
Aboutissement sur de petits travaux de composition, d'invention, variations...
Brahms Op 18 sextuor Mvt II
Les « standards » de la Renaissance : Follia, passe mezzo, Fortune,
Greensleeves...Voir à ce propos l'ouvrage « 50 standards de la Renaissance » aux
éditions Fuzeau.
La grille de blues et sa multitude de déclinaison.
Beethoven Symphonie n°7 IIème Mvt
Schubert, la jeune fille et la mort
Etc...
• Les répertoires autres que classiques offrent encore la possibilité de mélodie avec
« pattern » rythmique.
Ce type de répertoire permet d'intégrer des percussions. Il offre aussi à
chacun d'expérimenter ce fait musical très particulier qu'est la « tourne »
rythmique
La fiesta, Chick Corea.
Musiques traditionnelles diverses
Musique latine, bossa nova, samba...
Le boléro de Ravel, la Habanera ou l'entracte de Carmen...
Mise en situation de lecture.
La mise en situation a lieu sur tous types de partitions, sans les adapter spécialement. Les
instruments transpositeurs doivent apprendre à transposer couramment, afin de pouvoir
développer progressivement cette « double oreille » indispensable.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 60
• Accéder à des partitions où la partie harmonique doit être réalisée : musiques
anciennes (basse continue), jazz, chanson...
• Travailler sur des partitions vocales polyphoniques, en aller-retour chant-instrument.
• Travailler sur des conducteurs, des partitions de piano, de quatuor à cordes etc...
où chacun doit trouver son chemin instrumental, dans l'écoute et la compréhension
des autres parties.
• Savoir simplifier une partition qu'on ne peut pas jouer en l'état, pour en donner un
rendu fonctionnel. Par exemple, comprendre des accords à partir d'une écriture en
batterie de doubles croches, la restituer en noires....
• Savoir décrypter les harmonies sous-jacentes à une mélodie
• ….
Généralement, pour la plupart des instruments, les autres parties de l'ensemble ne
sont pas apparentes sur la partition.
Toute nouvelle partition est à vivre comme une nouvelle « énigme » :
Quelle « musique » est cachée derrière ? (musique s'entend dans son sens le plus
global). Le décryptage de la partition, de tous ses signes musicaux et informations
diverses (titre, compositeur, époque, etc...) est d'abord l'objet d'un questionnement, afin
d'arriver le plus près possible de la « vérité » de la partition. Les remarques des élèves
sont généralement très pertinentes. Le professeur complète.
La première lecture peut être silencieuse. (lecture intérieure, supportée par le geste
instrumental « à la muette)
Jeux d'oreille
Ces jeux sont basés sur l'intégration de règles qui s'installent progressivement d'une
séance à l'autre, du plus simple au plus élaboré, du plus encadré vers le plus autonome.
Ils peuvent être alternativement ou conjointement joués et chantés. Bien menés, ils
stimulent les élèves par l'aiguillon du défi.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 61
• La phrase à compléter :
Le professeur commence une phrase qui s'arrête sur la dominante, à l'élève
d'en inventer la fin : Chant spontané ( le plus facile), sur le nom des notes, à
l'instrument.
• Le « perroquet » : (source C Crousier, D Varennes)
◦ Le professeur joue une phrase, qui doit être répétée instrumentalement ou
vocalement par la classe.
◦ Un élève prend le rôle du professeur
◦ On peut adjoindre d'autres consignes : tonalité, modulation, cadence... Respect
d'une carrure.
◦ Il est préférable de travailler à partir du contexte musical d'un morceau (réutiliser
les rythmes, les tournures de phrase, le caractère, les articulations... ) pour
éviter de tomber dans un exercice gratuit.
• Le rondeau
◦ à partir d'un refrain mémorisé, le plan suivant est réalisé : refrain/couplet1
(professeur) reprise du couplet1 (élèves) refrain couplet2 etc...
◦ Les couplets peuvent varier leur tonalité, leur cadence, leur carrure....
Éventuellement, la modulation du couplet peut entraîner une transposition du
refrain.
◦ La substitution du rôle du professeur est délicate tout d'abord, elle peut venir
plus tard avec l'habitude. Dans un premier temps, les élèves peuvent composer
des couplets.
◦ Le rondeau peut être réalisé en ronde, par exemple sur un pas de branle
double, qui permet d'intégrer le sentiment de carrure, et facilite le passage à
l'invention. Dans ce cas, il est bien évidemment chanté. Les mélodies de
l'Orchésographie de Arbeau se prêtent très bien au jeu.
◦ Il est facile et enrichissant de s'appuyer pour cela sur un texte de la littérature
musicale.
Travail d'intervalle
Travail conjoint vocal/instrumental sur la justesse de l'intervalle mélodique et/ou
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 62
harmonique. Par exemple, sur une pièce médiévale où la polyphonie est essentiellement
constituée de 5te ou 4te juste, qui peut être la base d'un travail sur l'accordage des
instruments, la recherche de la 5te juste « pure » vocalement et instrumentalement.
(Répertoire Médiéval et Renaissance des recueils Schola cantorum des éditions EMB)
Jeux d'intervalles diatoniques, à réaliser alternativement à l'instrument ou vocalement.
Dans une gamme donnée, chaque intervalle peut être « déroulé » au moyen d'un code
rythmique (p.ex. Quinte se déroule avec quatre double noire). Au déroulé, on répond par
l'intervalle, puis à l'intervalle, on répond par le déroulé.
Travail mélodique sous forme de schéma d'intervalles pour une exploitation instrumentale,
transposition, dans des contextes où la mélodie sort des chemins battus de la tonalité.
Exemple : yardbird suite ou Steeeplechase de C Parker.
Les spécificités techniques
La question des difficultés techniques propres à chaque instrument : tessitures, phrasé,
coup d'archet, les pédales de la harpe, les doigtés, les accords de guitare (tablature),
l'accordage, le doigté des violons....
Cette question nécessite de la part de l’enseignant une connaissance relativement
précise du fonctionnement de chaque instrument, voir une certaine expérimentation
personnelle dans les différentes familles instrumentales. Ce type de compétence est peu
délivré par l'enseignement traditionnel. La classe de solfège instrumental apporte
beaucoup à la connaissance mutuelle des instrumentistes.
Illustration : Fort/faible.
Certaines problématiques musicales se retrouvent de manière transversale d'un
instrument à l'autre.
Par exemple, il y a similarité entre les « doigtés » d'un percussionniste, les coups d'archet,
et les coups de plectre : l'alternance de geste fort et faible détermine le phrasé.
• Gauche/droite pour les percussions, avec forcément un côté fort et un côté faible ;
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 63
• Tirer/pousser pour les archet. Le fort et le faible peuvent se répartir de manière
similaire (ou en tout cas selon la même problématique)
• Pour les instruments à plectre (guitare rythmique par exemple), la même logique
se retrouve.
Par exemple, la mise en œuvre d'une rythmique satisfaisante sur la chanson « about a
girl » de nirvana a nécessité de soulever le problème avec toute la classe. Le geste des
instrumentistes les plus concernés a aidé les autres à trouver le bon phrasé, la mélodie
intégrant au final une art de l'accentuation de la rythmique.
Autre exemple : trouver des positions d'accords sur les cordes (tablature), sur le clavier (la
main ne se déplace pas). Dans le phrasé, confronter le geste correspondant sur chaque
instrument pour une articulation donnée.
expérience avec les instrumentistes
Instruments à vent
• Les saxophones, hautbois, ont des graves difficiles à contrôler, souvent
hypertrophiés, à utiliser avec prudence ;
• Le grave de la flûte traversière sonne très faiblement dans un ensemble, on peut
souvent les faire jouer à l'octave.
• Les débutants en flûte traversière ont souvent du mal à gérer leur débit d'air, ils ne
peuvent pas soutenir de phrase longue, et doivent respirer souvent. La justesse
fluctue énormément selon le moment du cycle respiratoire.
• Les flûtes à bec en bois commercialisées sont généralement accordées à 440Hz,
alors que les autres instruments sont plus généralement à 442 (y compris les
pianos des salles). Il est possible de trouver des flûtes accordées plus haut parmi
des instruments meilleur marché (résine).
• Le do# (mi en ut) du saxophone est toujours trop bas. Les élèves l'ignorent
souvent. Une petite clé sur le côté permet de corriger les choses.
• Les nuances ont des effets variables sur la justesse selon les instrument : les
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 64
anches baissent en jouant plus fort, et monte en jouant moins fort, c'est le contraire
pour les flûtes de toute sorte.
• Le ré, do, do# grave des trompettes sont trop hauts, ils se corrigent avec une petite
coulisse. Les élèves le savent, mais n'y pensent pas toujours.
• Les clarinettes ont un registre très, très faux, de sol à sib médium (fa-lab en ut). Il
est possible de corriger ces notes en bouchant la main droite simultanément. Les
élèves l'ignorent parfois
• Les cornistes sont de deux espèces, selon les professeurs, ceux qui pensent leur
instrument en fa, et ceux qui le pensent en ut, lisant dès lors toutes leurs partitions
en clé d'ut 2.
• …......
Les cordes
• Pour tous les archets, le rythme de l'archet, et sa correspondance non
systématique avec le rythme musical pose un problème rythmique très important,
principalement en ternaire. Évoquer la question des coups d'archet avec les élèves
de toute la classe permet d'éclaircir des questions de phrasés et d'appuis ; On peut
aussi un temps, poser l'archet et jouer pizzicato.
• Peu de professeurs enseignent à leurs élèves à s'accorder eux même avant le
IIème cycle. Nous pouvons le faire nous même ou l'enseigner aux élèves, d'autant
plus facilement si leur instrument dispose de tendeurs. A voir toujours en
communication avec les professeurs concernés, pour éviter de froisser des
susceptibilités.
• Les harpes : le système des altérations réalisées par les pédales nécessitent une
vraie anticipation. A préparer avec l'élève avant la lecture : repérer les changements
de pédales, les noter. Cela peut être l'occasion d'un éclaircissement avec
l'ensemble de la classe sur les différentes tonalités et modulations. En ce qui
concerne l'accordage, si un professionnel peut retoucher un accord en 5 mn, il est
difficile de s'y aventurer...
• Les guitaristes n'apprennent généralement pas les accords (tablature) au
conservatoire ; c'est pourtant simple, rapide à maîtriser, et ouvre la porte à de
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 65
nombreuses possibilités musicales (proche des goûts musicaux des adolescents) ;
il est possible d'inciter les élèves à se débrouiller pour acquérir cette compétence.
Parfois, le professeur veut bien s'y prêter. Cependant, la question du type de jeu
demeure : les guitares « rythmiques » se jouent avec un médiator, qu'il est semble-
t-il exclu d'utiliser avec les guitares classiques. On peut trouver des
accommodations avec des jeux aux doigts. L'accordage des guitares est aussi
souvent à prendre en charge tout le premier cycle, parfois au delà.
Les pianistes
Les pianistes ayant l'habitude de pratiquer seul jouent souvent trop fort, sans attention au
timbre et au toucher, ils écoutent peu ce qui se passe autour d'eux. Ils ont fréquemment
des difficultés en déchiffrage, peu d'autonomie, et lisent mal à deux voix, du fait de
l'habitude d'effectuer le travail préparatoire « main séparées ». Il faut souvent leur faire
pratiquer la lecture silencieuse tandis que l'ensemble joue en amont d'une réalisation. Leur
rappeler qu'il est préférable de s'abstenir de jouer sur une mesure plutôt que de la rater et
de gêner l'ensemble. Faire appel à leur toucher, à une sensibilité d’émission de son, de
phrasé, les rendre très actifs et responsable lors de l'accordage de la classe...
Les conditions matérielles, la mise en œuvre
Comment concrètement organiser les séances avec une classe, comment s'adapter aux
contraintes « logistiques » ?
Les limites
Le solfège instrumental est chronophage. Il nécessite au démarrage un grand
« investissement » de temps avant de parvenir à des habitudes (d'autant plus si les élèves
ont beaucoup d'efforts à faire pour s'extraire de repères de travail antérieurs très
prégnants). Une fois mis en route, le travail est très efficace, mais il est nécessaire de
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 66
pouvoir le suivre sur plusieurs années pour en apprécier les fruits.
Ne pas perdre de vue les missions du cours de solfège, éviter la confusion des genres (ce
n'est pas un cours d'ensemble, nous ne devons pas empiéter sur le terrain des collègues
d'instruments). Il est primordial d'établir préalablement des objectifs clairement délimités,
et de s'y référer régulièrement. En général ce type de démarche nécessite et favorise le
dialogue avec les collèges d’instrument. Il est utile de communiquer avec eux sur les
enjeux, les limites du travail pour éviter qu'ils aient l'impression que l'on empiète sur leur
terrain d'expertise en « apprenti sorcier ».
Les contraintes extérieures : programme, examen... comment garder de la place pour
l'écrit ? Personnellement, je choisis d'alterner des séances instrumentales avec des
séances « sur table ».
Certaines dispositions pratiques sont indispensables : une salle de cours adaptée, un
effectif intelligemment composé (difficile de gérer plus de 4 clavièristes dans une classe.
Quel jour les élèves peuvent-ils apporter leur instrument ?
Le chant est le premier outil de formation du musicien, et doit demeurer parmi nos
premières préoccupations.
Notes de lecture à propos du livre « objectif musique » de
Christine Culioli (1993)
Ce livre très intéressant quoique non exhaustif présente le travail d'une classe
expérimentale menée par Claude Crousier et Dominique Varennes de 1986 à 1989 au
conservatoire de Nice. Il pose de manière plus globale un bilan du solfège et de la
Formation Musicale, et soulève des questions de pédagogie générale.
Le dispositif est le suivant : les élèves sont constitués en groupe de niveau hétérogènes
(suivant l'exemple du « tutoring » qui fonctionne dans les maîtrises anglaises) ; Les
élèves ont deux séances par semaine : un cours de Formation Musicale à proprement
parlé, et une séance d'ensemble instrumental, à partir d’œuvres arrangées selon les
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 67
niveaux instrumentaux de chacun.
Les techniques de travail
• La pratique collective
• Le groupe est source d'enrichissement
◦ le groupe du cours de solfège est parfois vécu comme une somme
individualités, au lieu de s'appuyer sur la force du groupe.
• Une attitude positive est facteur de réussite
◦ « les enseignants s'attachent à obtenir un résultat de groupe satisfaisant, en ne
prêtant que modérément attention au niveau individuel des enfants. Le produit
musical obtenu et les performances moyennes du groupe sont seuls considérés
comme importants à court terme. L'enfant a, de ce fait, le droit de ne pas tout
réussir, d'évoluer à son rythme sans que cela soit sanctionné. Cela découle
d'un parti pris psycho-pédagogique : les enseignants font confiance à l'enfant et
à sa capacité de progresser. Ils sortent ainsi d'une attitude pédagogique trop
courante qui s'attache généralement à noter ce que l'enfant ne réussit pas, à
contrôler des aptitudes plutôt qu'à les former, et qui s'apparente à une véritable
pédagogie de la négation.
• Une pédagogie de la musique est communication
• L'imprégnation
• Ouverture d'oreille et d'esprit
• Élaboration d'une culture musicale
• Écoute affinée
• Le tâtonnement expérimental
« Osons penser que pour comprendre la musique, il faut en fabriquer, et non se contenter
de jouer ou d'entendre celle que d'autres ont composé. J'ai pu constater que ceux qui sont
ainsi initiés comprennent mieux Bach ou Mozart parce qu'ils sont confrontés à la
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 68
problématique de l'invention »
Guy Maneveau colloque à Gennevilliers en 1979 « de la musique contemporaine à
la rénovation de la pédagogie ».
Du fractionnement de l'enseignement
De la question de la progressivité, de la différenciation de la pédagogie....
Traditionnellement, les difficultés sont séparées pour être traitées individuellement, les
musiques et les concepts musicaux classés dans une progression logique. Il semble de
plus en plus que cette conception rationnelle ne corresponde pas à la réalité du
mécanisme d'apprentissage. Questionnement très intéressant, qui se rapproche de
l'évolution de l'enseignement des langues.
[Ce fractionnement correspond également à la division interprète-exécutant au service du
compositeur et du chef d'orchestre. Il semblerait que cette conception relativement récente
ait dépossédé les interprètes de leur prise de responsabilité créatrice au bénéfice d'une
très grande spécialisation et d'un très grand respect de la pensée du créateur
(compositeur, chef). Ce n'est par exemple pas du tout le cas dans d'autres répertoires
comme le jazz.]
« La pseudo-rationalité de l'esprit adulte amène donc le fractionnement de la formation
solfègique: pour que l'enfant maîtrise la réalité musicale dans sa complexité et qu'il puisse
en dominer les différents paramètres, on les lui fait travailler séparément, puis on évalue
l'une après l'autre les acquisitions. Etc... »
Une grille d'objectifs diversifiée, élargie:
L'auteure rappelle la distinction qui est faite entre les différents objectifs mis en œuvre
dans une situation pédagogique. Elle rappelle néanmoins que si cette distinction permet
une bonne compréhension des mécanismes en jeu, elle reste théorique, la réalité est plus
globale.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 69
Les séances de cours ensuite commentées semblent combler de manière plus complète
l'ensemble de ces objectifs.
• Objectifs cognitifs
acquisition de connaissances, mais aussi d'un savoir-faire intellectuel.
• Objectifs socio-affectifs
Ce qui a trait aux sentiments, émotions, convictions, vie affective, aptitude
relationnelle, rapport au groupe, confiance en soi... L'auteure insiste beaucoup sur
cet aspect qui est un point fort des motivations de l'expérimentation.
• Objectifs psychomoteurs
Ce qui touche au mouvement, capacités apprise ou réflexes ( voir, entendre,
utiliser son corps....
Les capacités poursuivies
• Maîtrise d'un savoir faire
• Transfert. Être capable de transférer un savoir faire maîtriser dans une situation
nouvelle
• L'expression, dépasser les deux niveaux précédents pour la créativité.
Où il est déploré qu'en général l'enseignement traditionnel se borne à la première étape,
dans le meilleur des cas à la deuxième.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 70
Un été à Kecskemét
Ce 21ème séminaire a été pour moi une (presque) première véritable rencontre
avec la pédagogie Kodaly. J'ai été stupéfait et fasciné par la compétence et la maîtrise des
enseignants de Kecskemét, par la qualité et la profondeur de leur démarche
pédagogique, d'un niveau que je n'ai rencontré que très rarement en France. Voici en
quelques points les réflexions que m'ont suscité ces rencontres.
La question la plus dérangeante, pour un français, est celle de la solmisation. Do
fixe, ou do mobile ?
Jusqu'alors, je n'en avais vu que les inconvénients, j'ai pu en expérimenter les bénéfices :
• Qualité et facilité du déchiffrage chanté.
• Rapport immédiat à une compréhension analytique, que ce soit d'un point de
vue mélodique ou harmonique, de manière consciente ou sous-jacente.
• Justesse qui fait « sonner » les accords, le chœur, l'orchestre...
Par exemple ; nommer un son « mi » signifie lui attribuer une fonction -tierce de
l'accord de tonique si on est en majeur, dominante si on est en mineur- et ajuster
pour ainsi dire inconsciemment sa « justesse expressive ».
• L'oreille est construite par l'éducation aux différentes relations mélodiques,
selon une progression rationnellement construite.
« Ceux qui ne pratiquent pas cette méthode de solmisation relative pourraient rapidement
comprendre le mot « relation »en lui donnant un synonyme, et dire que « en somme, une
relation, c'est un intervalle ». Mais, en fait, il y a une différence importante.
Prenons un exemple : l'intervalle placé entre «sol » et « mi » est une tierce mineure.
A l'intérieur d'une gamme majeure, il y a d'autres tierces mineure, mais il n'y a qu'une seule
RELATION « sol-mi » placée et entendue d'une manière unique, à l'intérieur de cette
tonalité. Et c'est justement à cause de ce lien étroit entre « relation » et « sens de la
tonalité » que l'on pourrait dire qu »une relation est une fonction mélodique à l'intérieur de la
tonalité.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 71
//
« Pour chacune d'elle, il y a plusieurs chants. Et, si le lecteur prend la peine de chantonner à
la suite ne serais-ce que toutes les formules citées à la première page [du Corpus Musicae
Hungaricae], il comprendra mieux ce qu'est une « relation » mélodique, et comment elle
peut-être entendue intérieurement par ces enfants qui chantent tant de chansons. » 27
• Par conséquent, l'intervalle est différemment perçu selon la place qu'il occupe
dans la tonalité. 28 On compte alors d'une certaine façon plus d'intervalles que les
12 habituellement recensés, chacun étant « démultiplié » selon les fonctions
différentes qu'il peut occuper. Avoir éduqué l'oreille à la relation sol-mi ne signifie
pas que l'intervalle de tierce mineure est acquis pour toutes les situations.
• Pour les petits niveaux, qui sont éduqués dans ce système dès le plus jeune âge, la
question de l'adaptation ne se pose pas, le do mobile est une évidence. Au bout de
quelques années de pratique, changer de do en cours de morceau suite à une
modulation est une évidence, même en déchiffrage. Il est plus difficile en revanche
de s'adapter alors que l'oreille fonctionne autrement depuis des années ou des
décennies :
• Solmiser, ce n'est pas seulement « transposer », il s'agit d'un autre fonctionnement
de la pensée musicale, mélodique comme harmonique, qui donne un accès aisé et
sensoriel aux concepts de l'analyse musicale (fonctions). En cours de solfège, avec
Kis Katalin, nous avons pu apprécier combien cette pensée « solmisante » influe
sur tout le développement de l'analyse musicale en Hongrie, de la musique
ancienne jusqu'aux limites du système tonal.
• Ce système de solmisation, sous la réserve d'une mise en œuvre bien maîtrisée,
semble être à la portée d'une grande majorité d'enfants, et ne laisserait pas tant
à l'écart du travail de l'oreille autant d'enfants que notre système du « do fixe ». Il a
d'ailleurs été conçu pour être accessible aux enfants des écoles primaires, et non
pas réservé à l'enseignement spécialisé.
• Les noms des notes ne sont presque jamais prononcés autrement que par le chant.
Nous sommes loin de nos sempiternelles et monotones séances de « lecture de
27 Extraits de « l'éducation musicale en Hongrie » de Jacquotte Ribière Raverlat, 28 Par exemple, une tierce mineure du IIème degrés n'a pas du tout le même « goût » qu'une tierce mineure du IIIème
degrés. Outre les implications analytiques, cette différenciation s'expliquerait peut-être par une persistance du tempérament inégal. malgré les siècles de tempérament égal, il semblerait que la tierce ré-fa n'ait pas tout à fait la même valeur que la tierce mi-sol, pour reprendre l'exemple précédent.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 72
note », auxquelles la réforme de la formation musicale s'efforce de donner du
sens...
Finalement, une comparaison objective mériterait d'être faite : un système très
efficace sur la « mécanique » de la lecture, une oreille de type absolu, l'autre extrêmement
performant sur le développement de l'oreille relative et de la lecture chantée ; Je pose
honnêtement la question, faisons un jour un bilan. Le tableau ci dessous n'est pas
« sérieux », basé sur des expériences personnelles (j'ai entendu chanter les élèves de
mon conservatoires, et ceux de Hongrie!), il faudrait pouvoir mener une enquête sérieuse.
Solmisation Solfège français
Avantages Justesse
Lecture musicale très efficace (la lecture
« qui entend »)
Expressivité
Accès au plus grand nombre
Technicité,
Rapidité,
Efficacité
Développement de l'oreille absolue
Inconvénients Difficultés et lenteurs, notamment lors de la
mise en œuvre instrumentale.
La prise de dictée m'a paru aussi plus
lente, plus faible, chez mes collègues
« solmisants » lors de notre cours de
solfège.
Manque de musicalité dans la formation de
l'oreille.
« Élitisme », un grand nombre d'élève en
réelle situation d'échec, surtout pour
l'oreille et le chant.
Même avec une bonne oreille, la justesse
du chant reste souvent un problème.
Quoiqu'il en soit, cette question de la solmisation restera encore longtemps une
entrave à la pénétration de la pédagogie kodalyenne29 en France : habitudes, obstacles
structurels30, et différence des priorités31. Au delà de cette question de la solmisation, la
29 A juste titre, Kodaly lui même et ses héritiers réfutent le terme de « méthode Kodaly », comme simplificateur et réducteur. Il en est de même à propos de la « méthode » Dalcroze. C'est deux démarches sont à concevoir comme une réflexion, une pensée construite et complexe, et non pas comme une « panacée universelle ».30 La manière dont sont conçues les études dans les établissements d'enseignement spécialisé de la musique implique la plupart du temps un changement fréquent de professeur de formation musicale, il n'est donc pas envisageable de passer à la solmisation autrement que par la décision unanime d'une l'équipe pédagogique.31 la solmisation m'a semblé une véritable réussite, voir même une évidence en ce qui concerne le travail vocal. La France me semble encore privilégier généralement les études instrumentales. Le chant reste souvent « parent pauvre » de l'enseignement spécialisé, ou en tout cas chasse gardée des spécialistes.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 73
pédagogie musicale comme nous la présentent les pédagogues kodalyens (hongrois pour
la majorité d'entre eux, mais aussi anglais, australiens) offre une diversité, une inventivité
rafraîchissante et stimulante. J'ai pu pour ma part suivre le cours de pédagogie de
Szirányi Borbála consacré à l'école primaire. Il s'agit d'enseigner aux enfants de 6 ans à
10 ans. Selon le modèle hongrois (qui est hélas actuellement en perte de vitesse pour
des raisons institutionnelles) cet enseignement est délivré à l'école pour l'ensemble des
enfants, considérant que la lecture et l'écriture musicale doit faire partie de l'éducation
générale. Voici les points les plus frappants qui ont retenus mon attention.
• Extrême attention portée aux enfants, afin de mener la progression dans un
sentiment de sécurité et de tranquillité affective, en évitant les situations d'échec.
Les nouvelles notions sont toujours si habillement préparées que le moment de la
conscientisation devient évident.
• Le jeu est le premier outil de sensibilisation, de préparation. Dans ce domaine,
l'imagination n'a pas de limites. Jeux chantés, jeux de rondes, de rythmes... La
situation ludique n'est pas gratuite, mais orientée par le travail en cours.
• Le travail préparatoire est déterminant. Les premières années (la maternelle, et
encore l'année des 6 ans) permettent de poser des bases musicales sensorielles,
de construire un répertoire commun qui sert ensuite de matériel
pédagogique, et de poser les préalables de l'accès à l'écrit et à la lecture. Si l'on
fait le parallèle avec ce qu'on connaît souvent en France : ces premières années
sont facultatives, une petite portion de nos élèves seulement fréquente les cours
d'éveil, initiation, etc... le contenu de ces enseignements est disparates, rarement
associé à la progression pédagogique mise en œuvre ensuite en solfège, il est
difficilement possible de s'appuyer dessus pour commencer les apprentissages en
1ère année. De plus, ces cours sont fréquemment confiés à des professeurs
insuffisamment formés, suivant l'opinion communément admise qu'ils seraient plus
faciles à assurer, et ne nécessiterait donc pas de grande compétence. Ils sont par
ailleurs fréquemment dévolus à la mission presque exclusive, et présentée comme
primordiale du choix de l'instrument.
• Développement du déchiffrage chanté dès la première année. C'est bien cela que
recouvre l'expression « lecture de la musique ». Les enfants sont habillement et
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 74
progressivement guidés depuis le matériel familier vers le matériel inconnu, de
manière à lire toujours dans un climat de sécurité, dans la joie de la découverte
musicale. 32
• Omniprésence de la notion d'oreille intérieure. Elle est nécessaire et préalable à la
lecture et à l'écriture musicale. Elle représente également un des buts décisifs
d'une éducation musicale : La naissance d'une pensée musicale
The most important task of solfege is probably the development of inner
hearing. Inner hearing has a dual significance : firstly, it gives a
« programme » ( the pupil imagines what he wants to play, sing, clap, and so
on), secondly, it has a controlling role (the pupil subsequently checks what
he has heard or produced himself). Whithout inner hearing, ther is not
established in the pupil's imagination the melody he plays or sings, on the
other hand he isn't able to chek what he played or sang.33
Cette citation donne un éclairage intéressant à une question redondante de
l'enseignement musical : pourquoi le solfège ? Pourquoi le travail de l'oreille est-il
incontournable, alors que d'un point de vue mécanique, il est possible de jouer des
musiques qui dépassent les capacités de la pensée musicale.
• Le travail polyphonique est intégré le plus tôt possible, initié dès la1ère année (et
même privilégié par rapport à l'accompagnement harmonique au piano plus
souvent en usage chez nous). Selon Kodaly, la justesse mélodique ne peut se
préciser que dans le contexte polyphonique. Dans le domaine du développement
de la compétence polyphonique, la variété des outils et la maîtrise pédagogique
des kodalyens est impressionnante.
Il est difficile d'évaluer combien sa valeur pédagogique est appréciable dans
toutes les directions, pas seulement dans l'écoute polyphonique, mais aussi
du point de vue de la justesse du chant monodique. Nous pouvons dire : il ne
sait pas chanter juste, celui qui n'a jamais chanté qu'à une voix. Il n'est
possible de maîtriser totalement la justesse du chant monodique qu'à travers
32 En France, on relègue encore souvent le déchiffrage au rôle d'épreuve d'examen. Sa maîtrise nécessite un entraînement quasi quotidien. Le stress de la situation d'évaluation nuit à la sécurité, tranquillité nécessaire.33 Dobszay László Hangja Világa, « the world of tones » introduction au IIème volume.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 75
le chant à deux voix. Les deux voix s'ajustent l'une l'autre, s'équilibrent.34
• Le développement de l'écriture est également construit avec méthode,
patiemment, toujours en respectant le sentiment de sécurité de l'enfant, partant du
matériel familier avant de s'élargir au matériel non familier. Les outils pédagogiques
propres à la pédagogie Kodály sont habiles et nombreux : phonomimie, notation
bâton... 35
• La créativité des élèves est développée tout au long de l'apprentissage, utile en soi
même, et en temps que moyen de consolidation des acquisitions : invention,
variation, improvisation... Là aussi, les clés proposées par les pédagogues
kodalyiens sont formidablement habiles, variées, et progressives.
________________________________________
Même si je n'ai pas les capacités pour me permettre de critiquer un édifice aussi
admirable que la pédagogie Kodály, et surtout d'imaginer quelques propositions plus
satisfaisantes, il semble que quelques questions méritent néanmoins d'être soulevées.
La progression pédagogique de Kodály est bâtie de manière systématique sur le
répertoire de la musique traditionnelle hongroise36. J'ai trouvé assez dérangeant de
découvrir une certaine forme de musique traditionnelle euphémisée, mise au service de la
pédagogie, un véritable « folklore kodályien ». La musique traditionnelle ne semble pas
considérée comme digne d’intérêt en tant que telle, mais simplement utile à la
formation d'élèves destinés à terme à pratiquer la « grande musique ». La musique
traditionnelle, quand elle est considérée entièrement, remet en question plusieurs valeurs
de la musique savante occidentale : invariabilité du texte, rapport à l'écriture musicale, au
34 Kodály Zoltán, „énekeljünk Tisztan » . Traduction RRT . Ceci dit, ce point de vue peut aussi amener à discussion...35 Les pédagogues que nous avons pu observer à Kecskemét ont souvent soulevé la question d'une utilisation excessive et trop « gadget » de ces outils. Ce serait apparemment une dérive « pédagogiste » assez courante dont il faut se méfier. L'outil doit rester un outil, et ne constituer une fin en soi. A vrai dire, je n'ai pas encore compris le fonctionnement de la notation bâton, le pourquoi, le fonctionnement, en revanche, j'ai pu constater son efficacité.
36 On peut noter que la distinction entre musique « folklorique » et musique « traditionnelle », et la différence de connatation est propre à la France et son évolution historique par rapport aux musiques « autochtones ». Cependant, cette différence lexicale peut être appliquée ailleurs.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 76
rythme, au tempérament, à la danse et au corps, mode de transmission, rôle de la
musique, du musicien, etc... des questions proprement musicales, mais aussi plus larges,
suscitant une autre forme de pensée musicale.
En raccourci, et à titre de comparaison, on peut évoquer l'interprétation d'une
musique baroque par un musicien qui, quelque soit sa valeur, n'a aucune idée de toute
l'évolution dans le domaine de la reconstitution des répertoires anciens, ou encore d'un
parfait musicien classique qui interpréterait une partition de jazz sans connaître les codes
propres à cette musique. Fréquemment, les pédagogues que nous avons entendus
mettent l'accent sur l'importance de la haute qualité des exemples musicaux dont nous
nourrissons les élèves. Cette musique traditionnelle cultivée « hors sol », privée de son
bagage affectif, culturel, sensoriel originel, et/ou dotée d'un nouvel ethos fabriqué pour
l'occasion, développe quelque chose d'artificiel qui ne correspond pas à cet idéal. Les
hongrois eux-même expriment des réserves importantes à ce sujet, fréquemment à
l'extérieur de la « méthode », plus minoritairement et à mi-voix, mais néanmoins
fermement à l'intérieur même.
Depuis 1967 (date du décès de Kodály), la place de la musique traditionnelle a
considérablement évolué en Hongrie. A la suite de l’œuvre de ces précurseurs de
l'ethnomusicologie mondiale qu'ont été les hongrois Bartók, Kodály, Lajtha, la musique
traditionnelle a pris une place unique dans la société hongroise moderne. Le renouveau
« folk » initié dans les années 70 aux USA a eu des répercussions dans toute l'Europe.
En Hongrie, ce mouvement revivaliste a pris une importance sans comparaison, car il a pu
se baser sur les travaux de ces grands chercheurs. Aujourd'hui, la musique et la danse
traditionnelle hongroise se perpétuent à très haut niveau de manière très riche et variée,
en lien étroit avec les travaux des chercheurs actuels (ethnomusicologie,
ethnographie,...) , dans un grand souci d'authenticité et de qualité, comparable au travail
effectué dans le domaine de la musique ancienne.37
Or, alors que cette dynamique pourrait très logiquement nourrir l'évolution de la
pédagogie Kodály, il m'a semblé au contraire qu'elle restait plutôt en grande partie
imperméable à ces évolutions (mais il reste possible que je n'ai perçu qu'une image
37 Les musiciens et pédagogues formés en Hongrie dans la « Obubai népzeneiskola »
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 77
partielle de la réalité). Il serait très intéressant, par exemple, d'imaginer quelles pourraient
être les répercussions pédagogiques : comment donner une place à une vraie démarche
de musique traditionnelle, quelles implications dans le travail, comment inclure par
exemple cette grande liberté et variabilité du texte et de la pensée musicale, etc...38
À l'initiative de Kodály lui même, puis ensuite en partie sous l'influence de la
pédagogie Dalcroze, les pédagogues kodalyiens ont souhaité développer une dimension
corporelle au travail de la musique. Dans ce domaine, la plupart des exemples que j'ai pu
croiser se cantonnaient soit au divertissement, soit à un travail très didactique (beaucoup
centré sur les questions de dissociation) sans fondement culturel: musique et utilisation
corporelle simpliste, sans source musicale réelle et documentée, sans profondeur39.
Pourquoi se contenter de si peu, alors qu'il serait très vraisemblablement possible de
construire sur un répertoire réel de danses et de musiques traditionnelles (dans la
continuité de la philosophie de Kodály), alors que les pédagogues de la danse
traditionnelle sont nombreux en Hongrie, et qu'ils sont à même de fournir un travail
conciliant les considérations didactiques et techniques avec un répertoire authentique,
vivant, et fort de sens ?40
Ceci dit, ces considérations ne remettent pas en cause mon admiration à l'égard de
la pédagogie Kodaly. Il est important de reconsidérer le projet initial de cette pédagogie :
Offrir un enseignement musical à la masse, à l'ensemble des enfants de l'école générale.
Donner accès à tout le monde à la lecture de la musique. Ces réserves précédemment
exprimées sont celles d'un « privilégié » de l'enseignement spécialisé de la musique, qui a
les moyens de faire « la fine bouche ».
__________________________________
38 Plus dérangeant, il nous est arrivé de croiser des propositions pédagogiques se référant prétendument à la musique traditionnelle véritablement indignes, comme par exemple une danse de Moldavie (mal dansée) accompagnée par un air de musique « klezmer » sans aucun rapport, et encore quelques autres exemples de « vache espagnole » révélatrice d'un manque de respect et de connaissance.39 Pour exemple, la version « chorégraphiée » du célébre canon « epo e ta taie », déjà popularisé en France aussi, dont
personne ne se soucie de connaître la signification, la provenance, et dont la musique comme les paroles ont vraisemblablement été euphémisée. La satisfaction immédiate procurée par un exotisme facile compense le manque de culture.
40 J'ai eu par exemple la chance de suivre de formidables cours de danse traditionnelle menés par Szabo Szillard et Németh Ildiko conciliant admirablement dimensions didactique, patrimoniale et artistique. Il existe également en Hongrie une faculté dédiée à la danse traditionnelle, qui forme des pédagogues complets et cultivés.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 78
La question de la pertinence du répertoire utilisé pour éduquer musicalement les
enfants n'est pas anodine, elle nous concerne directement, si notre projet est d'imaginer
une application de cet admirable pédagogie à notre enseignement musical français.
Comment et pourquoi choisir le répertoire de notre enseignement ? Cette question
comporte de nombreuses implications.
En se basant sur un répertoire traditionnel original français, nous ne pouvons que
faiblement espérer bénéficier d'une éventuelle imprégnation préalable. La société
française actuelle est culturellement extrêmement hétérogène, d'origines ethniques ou de
milieu familial et social ; Le patrimoine musical commun, véhiculé par l'école, la famille, ou
transmis d'enfant à enfant sans intervention des adultes, s'éloigne indéniablement et
inéluctablement du fond culturel traditionnel « français », sous les influences de la vie
moderne, de la disparition progressive du chant « domestique » dans la société au profit
des modèles éphémères apportés par la musique commerciale.
Si l'on se réfère à la philosophie de Kodaly, les chansons populaires seraient
cependant le mieux à même de correspondre aux spécificités linguistiques et musicales
de chaque culture : donnons pour exemple ces rythmes iambiques typiques à la prosodie
hongroise, rendant l'adaptation française des chansons quasi impossible ; Le rythme
ternaire est en revanche une composante très forte du chant traditionnel français, qui est
souvent reléguée en seconde place par les besoins de la construction pédagogique
« progressive », réminiscence de l'ancien concept parfois encore en usage de rythme
« complexe ».
L'utilisation du folklore français pose d'autres problématiques :
Les chansons des collectages ont souvent été adaptées, transformées, euphémisées,
harmonisés, selon des considérations souvent discutables.
-L'oreille moderne est tellement imprégnée d'harmonie tonale, qu'elle conçoit difficilement
la monodie. Le premier travail de la plupart des spécialistes de la chanson traditionnelle
française, est l'arrangement, l'harmonisation, l'adaptation, comme devant une véritable
peur du vide. Les critères qui guident cette démarche mériteraient d'être discutés. À titre
de comparaison, on peut rappeler les efforts des musiciens du 19ème pour harmoniser à
tout prix le chant grégorien.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 79
- Les adaptateurs, transcripteurs citent rarement leurs sources, et ne jugent pas souvent
utile de distinguer la part traditionnelle de la part d'adaptation. Le respect quasi religieux
de l'intégrité du texte original en usage dans la musique savante ne semble pas devoir
s'appliquer pas à ces répertoires, puisque cette musique est à tout le monde, c'est à dire à
personne...
-Ces chansons correspondent souvent à un monde disparu, de patois, langues régionales,
métiers, coutumes, champs lexicaux....Là aussi, l'adaptation pose des questions qui ne
sont pas toujours soulevées. Dans l'optique d'une utilisation pédagogique, elle paraît
toutefois difficilement contournable.
Est-il alors, plutôt temps d'ouvrir très large le répertoire de nos cours à toute sorte
d'influences diverses : musique du monde, musique actuelle (essentiellement imprégnée
des musiques traditionnelles américaine), création... ? Il n'est évidemment pas possible de
fermer ces portes en vivant en 2013, j'ai tendance cependant à croire que la constitution
d'une langue musicale maternelle, et par là même d'une identité culturelle commune
française devrait rester un préalable. On voit fleurir en France les ensembles amateurs ou
professionnels dévolus aux traditions les plus diverses, comme si le fait d'être exogène
leur donnait d’emblée une plus grande valeur, et cependant la chanson traditionnelle
française est largement sous-estimée et ignorée. « C'est un devoir civique de tout
musicien cultivé que de connaître à fond sa langue maternelle musicale » citation de
Kodaly reprise par Jacquotte Ribère Raverlat dans son ouvrage intitulé « l'education
musicale en Hongrie »
Ne m'estimant pas capable de proposer des solutions et des alternatives aux questions
qui sont ici soulevées, je crois cependant nécessaire d'ouvrir le débat, de poursuivre la
recherche et la curiosité, ainsi que le dialogue avec les spécialistes et les chercheurs de la
musique et de la danse traditionnelle. Des solutions peuvent très vraisemblablement
éclore de la confrontation des disciplines. C'est sans doute le manque de communication
entre les différentes branches qui explique les contradictions soulevées ci dessus au sein
de la pédagogie des hongrois.
Renaud Rusé-Tasnady, réflexions pédagogiques et notes de lecture 80
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