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Réflexions sur le C2 Revue de doctrine des forces terrestres 03 2019 L’ennemi générique Les FT nouvelle génération Le Partenariat militaire opérationnel

Réflexions sur le C2

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Page 1: Réflexions sur le C2

Réflexions sur le C2

Revue de doctrinedes forces terrestres

032019

L’ennemi générique

Les FT

nouvelle génération

Le Partenariat militaire opérationnel

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Réflexions sur le C2

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Illustration de couverture :

Mars 2019, dans la région du Liptako nigérien, à proximité du village d’Akabar, l’ensemble du PC Avant commence à travailler pendant que le sergent Dan et son équipe

finissent l’installation des différents réseaux de communication.© Tânhao STADEL/armée de Terre/Défense

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3/2019 – Revue de doctrine des forces terrestres 5

Éditorial du général commandant le CDEC

D ans ce nouveau numéro, je vous invite à partager nos réflexions sur le C2 (commandement et conduite des opérations), et sur la refonte des documents de doctrine Forces terrestres 01 à 05,

documents fondateurs, qui seront rebaptisés Forces terrestres nouvelle génération (FT NG).

Dans la revue précédente, je rappelais que la performance du commandement demeure un facteur de supériorité opérationnelle, sinon la clé de voûte d’une organisation militaire. Pas d’armée victorieuse sans troupe de valeur, mais également sans tête pensante, c’est-à-dire un état-major performant : Waterloo, sans le maréchal Berthier, chef d’état-major de la Grande armée ou les défaites de 1870 et de 1940, pour prendre des exemples français connus face à des états-majors expérimentés, l’ont amplement prouvé.

Les réflexions sur les nouvelles technologies (apport du numérique, management de l’information et cyber) ne doivent pas faire oublier le rôle central du chef d’état-major en opération. Le nouveau C2 sera également très impacté par la révolution numérique dans les forces terrestres. Avec l’arrivée de SCORPION, les états-majors opérationnels et plus particulièrement les niveaux tactiques (divisions et brigades) doivent être armés par des officiers et sous-officiers rompus aux techniques d’état-major, garants de la supériorité informationnelle pour permettre aux chefs – et le principe n’a pas changé – d’avoir une appréciation de situation et une vision solide des tendances de la manœuvre en temps réel. Enfin, il apparaît indispensable d’appréhender, au niveau des états-majors tactiques, le domaine cyber (capacités et menaces) afin de faire face à tout type et tout niveau d’adversité potentiellement porteur de menaces critiques pour l’intégrité de leurs systèmes d’information et de commandement.

L’altérité, qu’elle prenne le visage d’autrui, c’est-à-dire l’ennemi, le partenaire, l’allié ou encore la nation-hôte, est également au centre des préoccupations. Pas d’action envisageable sans une bonne connaissance

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6 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

préalable de ces entités et du milieu humain dans lequel la force terrestre va évoluer et va interagir. C’est tout l’enjeu des travaux doctrinaux sur le PMO et l’ennemi générique. Comme l’écrit un stagiaire de l’École de Guerre-Terre, cet ennemi « contribue notamment à mieux se définir, à la fois comme société, mais surtout comme militaire : sans cet Autre, le soldat n’en est pas vraiment un ; il combat celui-ci en opération ; il se prépare à sa rencontre le reste du temps. En découle un impératif : tisser un lien fort avec l’ennemi », mais également avec nos alliés, partenaires et les populations ambiantes. Du reste, l’ennemi ou l’adversaire d’aujourd’hui peut devenir le partenaire ou l’allié de demain. L’histoire est riche de ces retournements d’alliance.

Bonne lecture !

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3/2019 – Revue de doctrine des forces terrestres 7

Sommaire

ÉDITORIAL DU GÉNÉRAL COMMANDANT LE CDEC . . . . . . 5

LE MOT DE LA RÉDACTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

RÉFLEXIONS SUR LE C2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

La recherche opérationnelle - Vers la professionnalisation numérique des états-majors Lieutenant-colonel Loïc Tarento, CDEC, division doctrine . . . . . . . . 11

Information Management, Knowledge Management, Management de l’information : question de concepts dans un environnement interallié – Chef de bataillon Mary Baudu, CDEC, division doctrine 21

L’appui Cyber aux niveaux tactiques : genèse et enjeux pour les forces terrestres Lieutenant-colonel Julien Cheize, CDEC, division doctrine . . . . . . . 31

LIBRES PROPOS SUR LE C2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43

La figure du chef d’état-major en opération Chef de bataillon Basile Caire, CDEC, École de Guerre-Terre, stagiaire de la 132e promotion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43

LES FORCES TERRESTRES NOUVELLE GÉNÉRATION (FT NG) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55

Quel nouveau document fondateur de l’armée de Terre en matière de tactique générale ? Colonel Quentin Bourgeois, CDEC, division doctrine . . . . . . . . . . . . . 55

Les FT NG – Colonel (R) Claude Franc, CDEC, division doctrine . . . 59

LE PARTENARIAT MILITAIRE OPÉRATIONNEL (PMO) . . . . 65

Le PMO, une tradition française garantissant l’appui du partenaire sans remettre en cause le combat de haute intensité ? Colonel Pierre Bertrand, CDEC, division doctrine . . . . . . . . . . . . . . . 65

SFA - L’approche doctrinale espagnole Commandant José Ortega, Commandement de la doctrine de l’armée de Terre espagnole (MADOC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71

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8 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

L’ENNEMI GÉNÉRIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77

Un ennemi générique actualisé pour une préparation opérationnelle dynamisée, relevant le défi des menaces modernes Colonel (R) Jean-François Coppolani, CDEC, division doctrine . . . . . 77

Ne méprisons pas notre ennemi Chef d’escadrons Yann Monsegu, CDEC, École de Guerre-Terre, stagiaire de la 132e promotion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87

RETOUR D’EXPÉRIENCE (RETEX) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95

RETEX Tsahal et la bataille de Bint Jbeil Lieutenant-colonel Claire Debeaux, CDEC, division doctrine . . . . . . . 97

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Le mot de la rédaction

Chers lecteurs,

C e numéro 3 de la Revue de doctrine des forces terrestres donne principalement la parole à la DEP C2 de la division doctrine du CDEC et aux jeunes officiers stagiaires de l’École de Guerre-Terre, chacun

contribuant ainsi à l’élaboration de la pensée doctrinale.

En effet, au même titre que le RETEX ou le recours à la simulation, ces réflexions publiées sous forme d’articles, même si elles ne font pas partie du corpus doctrinal proprement dit, s’inscrivent bien dans le cycle nécessaire de mise en perspective de la doctrine puisqu’elles peuvent nous amener à remettre en question de manière salutaire certaines notions ou entraîner des développements particuliers.

L’évolution de la doctrine passe également par vos contributions, souhaitées nombreuses et pertinentes, y compris en réaction aux articles contenus dans ce numéro, la rédaction se réservant le droit de ne sélectionner que des articles bien argumentés, susceptibles de créer ou entretenir des réflexions constructives.

Vos articles sont à transmettre à [email protected]. Ils devront comprendre au moins 4 000 caractères (police Calibri 12) et ne pas excéder 20 000. Les illustrations doivent être libres de droit et avoir une résolution minimale de 360 dpi pour être publiables.

Colonel Pierre Bertrand Rédacteur en chef

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Réflexions sur le C2

La recherche opérationnelle, vers la professionnalisation numérique

des états-majors

Lieutenant-colonel Loïc TARENTO, CDEC, division doctrine

F ace aux flux de données irriguant les postes de commandement dans les engagements en cours et à venir, l’utilisation de techniques d’analyse par des spécialistes ou des automates fournira un appui

qui pourrait s’avérer décisif à la prise de décision. Afin de faciliter le processus décisionnel, la mise en place de cellules armées par des professionnels de la donnée au sein des états-majors est une condition préalable nécessaire.

Les PC face aux données

Les états-majors opérationnels des forces terrestres font face à une quan-tité croissante de données tant en exercice qu’en opération. Ces flux sont générés par un nombre toujours plus grand de systèmes d’information, de capteurs ou de systèmes d’armes et donc ils sont de nature et de qualité très diverses.

En outre, ces états-majors utilisent des systèmes d’information qui ne communiquent pas toujours entre eux et accumulent des données qui en sont issues. Générées avec des formats et des niveaux de confidentialités différents, elles doivent pouvoir être concaténées et triées pour pouvoir être exploitées. En effet, les analystes doivent avoir des données homo-gènes pour être utilisées dans les logiciels de traitement.

Ainsi, pour une brigade aux ordres d’une division dans le cadre d’une opération multinationale, six réseaux sont déployés pour assurer au chef interarmes les liaisons nécessaires pour conduire sa manœuvre. Sur ces réseaux sont mis en œuvre des systèmes d’information dédiés à la conduite des opérations, mais aussi des outils métier.

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Le logiciel JOCWATCH, par exemple, permet le suivi des événements d’une opération. Les données recueillies par ce logiciel permettent d’établir des tendances (zone de pose d’IED par exemple). Pour autant, ces données ne pourront être exploitées avec efficacité que si la saisie des différents champs à remplir se fait dans le respect des règles établies par le système. Dans le cas contraire, les bases de données seront incomplètes ou erronées et demanderont un travail d’assainissement et de fiabilisation.

La qualité et la fiabilité des données apparaissent donc comme une dimension incontournable pour un gain en efficacité lors de la phase de traitement et d’’analyse. En effet, de cette qualité dépendra la puissance de travail allouée à l’analyse et non pas à la structuration ou au nettoyage des données. Pour s’assurer de cette qualité, il convient de définir qui sera le détenteur de l’information, qui en assurera la vérification, la validation et qui définira la durée de vie de celle-ci.

Analyse et Recherche Opérationnelle « 2012 »

Les données ainsi produites par l’activité opérationnelle, une fois analysées et synthétisées, pourraient permettre d’améliorer l’efficacité des états-majors dans leur prise de décision. L’Analyse et la recherche opérationnelle (ARO) se propose de répondre à ce besoin.

La plus-value de l’ARO en tant qu’appui au commandement peut être significative tant en phase de planification qu’en phase de conduite, notamment en appui de la fonction évaluation (assessment) effectuée par le bureau planification. Elle peut également intervenir ponctuellement au profit des autres fonctions opérationnelles.

En phase de planification, l’ARO favorise la compréhension de l’environnement car elle participe à l’élaboration d’indicateurs d’efficacité ou de règles d’arbitrage au profit de confrontation des modes d’action ami et ennemi (wargaming). Les analystes sont en mesure de préconiser des modes d’actions grâce à l’analyse des données présentes sur les systèmes d’informations opérationnels en les mettant en relation avec les critères d’évaluation établis par le commandement (taux de pertes ou optimisation logistique par exemple).

En phase de conduite, et selon le rythme de la manœuvre, les analystes pourront établir des tendances ou des inflexions, avec des critères d’analyse plus objectifs, afin de sortir du « bruit » informationnel de l’opération. Ainsi, des événements considérés comme anodins a priori pourraient, une fois mis en corrélation entre eux, trouver un sens dans la prise de décision.

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La recherche opérationnelle, vers la professionnalisation… RÉFLEXIONS SUR LE C2

Dans l’EMP 21.641 « Doctrine provisoire d’emploi de l’analyse opéra-tionnelle1 », l’ARO a pour objectif « de fournir aux chefs des arguments décisionnels pertinents grâce à des analyses rigoureuses, argumentées, visuelles et directement exploitables ».

Afin d’appuyer le travail d’état-major, les analystes opérationnels (AO) font appel à des compétences spécifiques et mettent en œuvre des savoir-faire élémentaires et avancés.

Les premiers regroupent :

• la transformation et le nettoyage de la donnée, qui permettent de normaliser, organiser et ainsi rendre exploitables des données issues de divers systèmes d’information ou d’autres sources (parfois ouvertes). Si ce travail peut être lourd, il est nécessaire pour consolider la réponse à la question posée ;

• l’analyse géospatiale, qui consiste à rechercher la visualisation la plus efficace pour permettre une compréhension rapide et synthétique d’un fait particulier, s’appuie sur des outils de cartographie numérique2 ;

• la communication, c’est-à-dire générer une réponse à l’aide du média le plus explicite et de la manière la plus claire possible, sans ambiguïté, et de manière argumentée à la question posée ; la valeur de l’étude peut être gâchée par un exposé maladroit ou nébuleux ;

• les mesures et l’évaluation, qui autorisent une évaluation des activités opérationnelles et de leurs résultats3, en se basant sur des critères et des définitions précises et consolidées.

Les savoir-faire avancés demandent une formation plus exigeante. Il s’agit de :

• l’analyse statistique, cœur de métier des AO, qui vise à extraire des informations exploitables à partir de données chiffrées, c’est-à-dire l’acquisition d’une compréhension claire des faits passés, présents

1 DFT 5.1 – EMP 21.641 – approuvé le 7 février 2014.2 Outils existant dans les cellules Geo, qui ne détiennent cependant que rarement les

compétences de mise en forme des données entrantes et voient les capacités analytiques de leurs outils méconnues et sous utilisées.

3 Les termes de performance et d’efficacité couramment utilisés par l’Assessment consti-tuent une traduction piégeuse de l’Anglais, où performance désigne ce qui est fait (to perform a task = réaliser une tache), pas la qualité du résultat.

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et l’établissement des tendances probables. Afin d’atteindre un degré de certitude des informations fiables (5 % de risque généralement), il convient d’avoir un échantillonnage suffisant ;

• l’optimisation, elle rassemble l’ensemble des procédés permettant d’obtenir des optimum (maximum ou minimum), ces derniers sont particulièrement utiles dans le cadre de la répartition ou de l’utilisation de ressources limitées, ou dans l’accomplissement de tâches sous contraintes.

Afin d’appuyer les états-majors, les AO peuvent alors être employés de trois manières : centralisée, décentralisée dans les cellules ou détachée en renfort pour une mission ponctuelle. Cet emploi peut être lié au contexte, qu’il soit multinational ou non.

Ainsi, la première méthode se rencontre majoritairement chez les anglo-saxons et l’OTAN. Il s’agit de rassembler les AO dans une cellule dédiée, rattachée au chef d’état-major (CEM) à l’instar du conseiller politique (POLAD) ou du conseiller juridique (LEGAD). Ils agissent alors en tant que « conseiller scientifique » et ont une réelle capacité pour traiter des sujets transverses. Ils sont généralement mandatés sur une question précise ou pour approfondir un point délicat. Au sein de la cellule « plans », ils composeraient la cellule assessment de l’état-major. Ainsi, à l’ARRC4, l’Operational Analysis Branch, rattachée à la division opérations, comporte 6 à 8 personnes (civiles pour la moitié).

Dans le cadre de la montée en puissance de la capacité au sein de l’armée de Terre, le modèle privilégié a été celui de la distribution dans les cellules d’un état-major considéré. Les AO sont alors des officiers d’état-major ayant reçu une qualification particulière lors d’une formation d’adaptation, nécessairement plus légère que celle d’une cellule dédiée mais diffusant plus largement la culture de la donnée et la capacité de réaction et de ciblage des analyses sur les besoins opérationnels. Ces analystes sont alors en mesure d’assurer les actions décrites dans la figure ci-dessous.

Pour autant, cette méthode peut demander l’appui ponctuel de spé-cialistes de la recherche opérationnelle (RO). En effet, cette fonction demande une expertise supérieure à l’AO et repose sur une formation plus lourde.

4 Army Rapid Reaction Corps, équivalent britannique du CRR-FR.

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La recherche opérationnelle, vers la professionnalisation… RÉFLEXIONS SUR LE C2

Cet appui peut se faire sous la forme d’un détachement sur le terrain ou en reachback, souvent dans le cadre d’une phase particulière de la manœuvre. Cela a été par exemple le cas en juin 2012, lors de l’étude des flux logistiques nécessaires au désengagement de la Task Force La Fayette, en Kapisa. Le renfort d’un spécialiste en RO a permis l’optimisation des convois dans la zone d’action.

Pour ce faire, l’AO et la RO s’appuient sur des outils d’analyse leur permet-tant de répondre aux questions posées. Il existe deux catégories d’outils : standards et spécialisés. Ils sont généralement associés à un niveau de qualification.

Les outils standards, qui sont inclus dans les suites bureautiques de qualité, permettent à un AO de réaliser des produits clairs et pédagogiques. Ainsi le tableur Excel, associé à l’automatisation de tâches du pack Office de Microsoft, font partie du socle de compétence.

Optim100 %

95 %

90 %

80 %

70 %

50 %

Modèleprédictif

Liens decausalité

Corrélations

Tendances et ratios

Production de données utiles

Part

cum

ulée

du

trav

ail d

’un

AO d

éplo

Recueillir un objectif à atteindre par le décideurChoisir des leviers utilisables et proposer un ensemblede décisions permettant d’atteindre l’objectif

Visualiser les évolutions dans le temps et l’espaceCombiner les données entre elles

Trouver les sources de donnéesFiabiliser, organiser, normaliserles données accessibles

Rechercher les phénomènes évoluant conjointementMesurer la confiance à placer dans ces corrélations

Interpréter les corrélations en lien avec les experts métierÉtablir des liens de causalité entre événementsConfirmer une hypothèse / Préconiser une amélioration

Traduire les liens et corrélations dans un modèle mathématiqueUtiliser le modèle pour prévoir un résultat selon des scénarios

Degrés d’analyse Tâches essentielles de l’AOR

ECH

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HE

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PÉR

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NN

ELLE

Capacité de conseil d’analyse d’une problématique

Officier DEM Officier formé AO Officier breveté en analyseet recherche opérationnelle

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16 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

L’AO s’appuie sur des outils de renseignement économique (business intelligence). La troisième génération de ces outils permet de structurer et nettoyer la donnée de manière automatique, réclamant moins de compétences techniques au traitant.

Ces outils sont liés au niveau d’expertise des analystes. Ce niveau est acquis lors des formations d’adaptation et des formations qualifiantes.

Les formations d’adaptation sont au nombre de deux : Analyse opérationnelle de niveau 1 et 2. Le premier niveau, qui ne nécessite pas de compétences particulières, si ce n’est un esprit bien structuré, permet à un officier traitant d’état-major de savoir appréhender la donnée. Il s’agit de savoir organiser, nettoyer et réaliser des produits à l’aide d’outils de base (tableurs). Elle s’appuie sur des cas concrets et elle se déroule sur une semaine.

La seconde formation, plus technique, demande des compétences scientifiques plus solides, et aborde l’analyse statistique, la recherche de corrélation entre diverses bases des données ou l’emploi des logiciels d’analyse géospatiale. Elle est réalisée en deux semaines.

Ces deux formations sont actuellement pilotées par la section ARO de l’EMAT et se tiennent à Rennes au sein de l’école des Transmissions ou au Corps de Réaction Rapide France.

Un troisième niveau est constitué de formations qualifiantes dans le cadre d’un diplôme ou d’un brevet technique. Ainsi des scolarités sur une année, en Supply Chain, en Recherche Opérationnelle ou en Data Science, placent le traitant en immersion dans le traitement et l’analyse de la donnée.

Actuellement, les experts sont principalement centralisés à l’EMAT et les analystes sont quant à eux dilués dans les états-majors sans réelle visibilité sur leur emploi et leur plus-value.

L’ARO « 2020-2025 »

La recherche opérationnelle ne pourra apporter tout son appui aux opérations que si elle est elle-même soutenue par des processus, des outils et une RH consolidés.

Dans le domaine des processus, il s’agira de collaborer avec les intervenants du management de l’information. La cellule de management de l’information (CMI) des états-majors opérationnels sera le point de départ de la structuration et de la normalisation de la donnée. Dès l’initialisation

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La recherche opérationnelle, vers la professionnalisation… RÉFLEXIONS SUR LE C2

de la planification d’une opération, et sous la responsabilité de la chaîne de commandement, l’officier de management de l’information (OMI) doit recueillir le besoin des différentes cellules de l’état-major en termes de messageries, de sources de données et des autres informations à échanger avec les différents intervenants. Une fois les contours de cette masse de données établis, les règles relatives à la gestion et à l’administration de celle-ci doivent être définies, diffusées et expliquées. Ces règles assureront aux AO la mise à disposition d’une information exploitable.

Pour rappel, le cycle de vie d’une donnée est constitué de cinq étapes : l’acquisition, la vérification, la validation, l’analyse et la diffusion.

Ainsi les données se distinguent selon leurs sources et la manière dont elles sont collectées. La phase de saisie constitue le point clé car elle déterminera la qualité et donc l’exploitabilité de la donnée considérée.

La vérification, effectuée généralement lors de l’importation, assure la précision et la fiabilisation des données sources.

La validation permet de s’assurer qu’il n’y ait pas de données anormales, pouvant dégrader le modèle.

Après l’analyse, la diffusion assure la disponibilité de l’information dans le respect des règles de sécurité.

La CMI doit donc s’assurer que ce cycle de vie est respecté, et l’adossement d’AO à cette cellule permettrait de consolider la définition des formats et des normes. En effet, l’ARO et la CMI s’enrichissent mutuellement en fonction des besoins de l’une ou de l’autre.

Grâce à cette gestion de la donnée et de l’information, l’utilisation d’outils plus performants pourrait ouvrir la porte à des technologies plus innovantes. Comme il a été noté plus haut, certaines fonctions opérationnelles peuvent tirer bénéfice de l’AO. En particulier, le renseignement et la logistique sont friands de recherche prédictive, d’identification de schéma ou d’optimisation de leurs processus. Ainsi, le développement de l’intelligence artificielle dans le cadre du machine learning, pourrait être une piste de recherche dans ce domaine.

Stockage, maintenance, sécurité

Acquisition Vérification Validation Analyse Diffusion

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18 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

Pour la DEP C2, l’axe d’effort de développement de l’ARO repose sur l’acculturation des états-majors à une bonne hygiène de la donnée. Dans ce cadre, la DEP propose l’organisation suivante :

Dans les états-majors de niveaux 1 et 2, des cellules d’analyse seraient identifiées (au X5 ou dans l’environnement immédiat du CEM) et des référents seraient désignés au sein des différents bureaux.

Au niveau 3, seule une approche de gestion de la donnée à des fins d’analyse au niveau supérieur est retenue, l’adjoint mangement de l’information (AMI) pourrait endosser ce rôle.

Dans ce cadre, l’acculturation constitue le prérequis à la mise en œuvre de cette organisation. Ainsi, la formation de niveau 1 serait généralisée à l’ensemble des officiers passant la QIA2 et des sous-officiers supérieurs amenés à servir en états-majors (formation d’adaptation à l’emploi). Les formations de niveau 2 seraient destinées à des officiers identifiés pour servir dans les cellules d’analyse des états-majors, comme formation d’adaptation à l’emploi : ils pourraient ainsi mettre en application cette compétence sans délais.

Pour le domaine des experts, la formation d’officiers DT5 et brevetés doit être maintenue pour armer les postes en quantité et en qualité, ce qui permettra d’assurer l’expertise dans les états-majors de haut niveau (niveau 1 et au-dessus), et de renforcer les états-majors tactiques de manière ponctuelle.

� Analyste de données• Traitement et analyse des données d’état-major• Appui des niveaux subordonnés• Référent données du N+1

� Référent données• Traitement et analyse des données de sa cellule• Appui technique au profit des traitants de sa cellule

1 Expert enmégadonnées2 niveau AO2Tout o­cier QIA2 AO1

Corps d’armée

� Analyste de données• Traitement et analyse des données d’état-major• Appui des niveaux subordonnés• Référent données du N+1

� Référent données• Traitement et analyse des données de sa cellule• Appui technique au profit des traitants de sa cellule

2 niveau AO2Tout o­cier QIA2 AO1

Division

� Manager de la donnée (AMI)• Pilote la création et la structuration des données d’état-major• Référent données du N+1• Aux ordre de l’OMI

� Référent données• Traitement et analyse des données de sa cellule• Appui technique au profit des traitants de sa cellule

1 niveau AO1Tout o­cier QIA2 AO1

Brigade

5 Diplôme technique.

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3/2019 – Revue de doctrine des forces terrestres 19

La recherche opérationnelle, vers la professionnalisation… RÉFLEXIONS SUR LE C2

En parallèle, le recrutement de chercheurs civils, sous la forme de contractuels ou de réservistes (opérationnels ou citoyens), pourrait être développé. En effet, ces experts de haut niveau apporteraient une approche out of the box ainsi que des compétences au plus proche de l’évolution des techniques et des technologies.

Conclusions

Les professionnels de la donnée, que sont les analystes opérationnels appuyés par les CMI, constituent une brique essentielle à la maîtrise du numérique au sein des états-majors. Face aux enjeux de la révolution numérique à venir dans les forces terrestres, avec l’arrivée de SCORPION, les états-majors opérationnels et plus particulièrement les niveaux tactiques (divisions et brigades) doivent être armés par ces spécialistes, garants de la supériorité informationnelle. En effet, l’info-valorisation impliquera un nombre croissant de données dans un délai toujours plus contraint. Pour permettre aux chefs d’avoir une appréciation de situation avec une vision solide des tendances de la manœuvre, ces données devront être normalisées, concaténées et analysées dans des délais brefs. Seuls des officiers insérés au cœur de l’état-major, et donc parfaitement au fait de la manœuvre en cours et formés aux techniques d’analyses, seront en mesure de fournir cet appui efficace.

Par la suite, des experts de ce domaine, tournés vers des formations de scientifiques de la donnée (data scientist), pourraient contribuer au développement de l’intelligence artificielle dans les états-majors.

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3/2019 – Revue de doctrine des forces terrestres 21

Réflexions sur le C2

Information Management, Knowledge Management, Management de l’information :

question de concepts dans un environnement interalliés

Chef de bataillon Mary BAUDU, CDEC, division doctrine

L a doctrine française des forces terrestres du management de l’information date de juillet 20141 et la plupart des grandes structures de commandement sont aujourd’hui dotées de cellules de

management de l’information. Pour autant, cette fonction n’est pas toujours bien comprise ou bien délimitée notamment lorsqu’il s’agit d’engager les forces terrestres françaises dans un contexte otanien. En effet, dans ce domaine, l’OTAN a aussi défini sa propre doctrine2. De plus, lors d’exercices ou d’opérations, conduits en bilatéral ou en multilatéral3, chaque nation désigne et délimite le périmètre du management de l’information en fonction de ses pratiques et de ses perceptions. De fait, la mise en œuvre des concepts d’Information Management, de Knowledge Management et de management de l’information présente des différences.

C’est pourquoi, il est important de clarifier ces notions. Il s’agit, d’une part, de permettre à la doctrine française de bâtir sa propre vision sans toutefois s’affranchir du cadre otanien et, d’autre part, de comprendre les

Quand la polysémie des traductions, le contexte otanien et les pratiques des armées alliées sèment le doute.

1 DFT 3.2.2.3 (EMP 20.202) Doctrine du management de l’information en opération, 2013, CDEC.

2 North Atlantic Council. “ C-M (2007)0118 : The NATO Information Management Policy (NIMP) ”. 11 Décembre 2007. 1-4.

3 Lors d’exercices conjoints avec l’armée britannique ou l’armée américaine par exemple.

Page 22: Réflexions sur le C2

22 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

subtilités de ces concepts pour garantir l’interopérabilité avec les troupes françaises, tant dans le vocabulaire utilisé que dans les structures de commandement déployées.

Dans un premier temps, il apparaît essentiel, de dresser un inventaire des définitions et des contre-sens possibles selon les contextes : franco-fran-çais, otanien et interalliés hors OTAN. Ce constat conduit, dans un deuxième temps, à analyser la façon dont ces concepts ont été mis en œuvre dans les armées. Enfin, cet état des lieux permet de proposer des hypothèses pour faire évoluer la doctrine française en vigueur sur le management de l’information et de modifier en conséquence les procédures d’état-major afin de favoriser l’interopérabilité dans ce domaine.

1. Définitions et écueil des traductions : une clarification indispensable

1.1 « Information management » et « management de l ’information »

La doctrine OTAN4 définit l’information management comme :

« Une fonction qui consiste à orienter et appuyer le traitement de l’information durant son cycle de vie afin de fournir une information exacte, d’une qualité suffisante, sous la forme voulue et dans les délais requis pour répondre aux besoins d’un état-major ».

Il s’agit bien ici d’information management et non pas de management de l’information. Le terme de management en anglais se traduit littéralement par « gestion » en français. L’information management désigne donc en français l’ensemble des procédures de gestion de l’information. Certes, la gestion de l’information est une des missions du management de l’information tel que défini en doctrine5 mais ne se réduit pas seulement à cette dimension de gestion. Cette distinction est importante car elle conduit souvent à un premier écueil de traduction et à une mauvaise perception de la notion de management de l’information au sein des forces terrestres françaises.

Effectivement, en français, le management de l’information comprend les tâches techniques de gestion de l’information au sens de traitement de l’information. Cependant, il convient de comprendre le mot « management » au sens français du terme et non pas au sens anglo-saxon. En effet,

4 North Atlantic Council. “ C-M (2007)0118 : The NATO Information Management Policy (NIMP) ”. 11 Décembre 2007. 1-4.

5 PIA-6.1(A)_MI(2018) Management de l’information n° 54/ARM/CICDE/NP (en cours de rédaction).

Page 23: Réflexions sur le C2

3/2019 – Revue de doctrine des forces terrestres 23

Information Management, Knowledge Management… RÉFLEXIONS SUR LE C2

« manager » pour Jean-Noël Lhuillier signifie plus largement : « planifier, organiser, faire-faire et contrôler »6. La définition issue du petit Larousse fait elle référence à l’« ensemble des techniques de direction, d’organisation et de gestion de l’entreprise ».

Ainsi, le management de l’information dans son acception française a été défini dans la PIA 6.1 (2018) :

« Le management de l’information, responsabilité de commandement, est l’ensemble des processus organisationnels et techniques garantissant, en temps utile, la mise à disposition des informations pertinentes à la conduite des activités d’une organisation7 ».

1.2 « Knowledge Management » et « management de l ’information »

La deuxième clarification nécessaire concerne la notion de Knowledge Management ou KM.

Le KM est une notion particulière surtout développée par l’armée américaine comme :

« l’art de créer, d’organiser, d’utiliser et de transférer la connaissance afin de faciliter la compréhension de la situation et la prise de décision8 ».

Cette notion a également été déclinée dans les standards ABCANZ9, comme :

« Knowledge Management processes and procedures improve efficiency and shared understanding during training and enhance operational effectiveness during operations, especially in time-constrained environments ».

Au final, le KM s’intéresse davantage au « contenu » de l’information, contenu qui en l’occurrence présente un haut niveau d’élaboration. Il désigne ainsi les procédures de partage des connaissances afin de s’assurer d’une compréhension commune de la situation tactique pour l’ensemble de l’état-major et ainsi faciliter la prise de décision par le chef.

6 Jean-Noël LHUILLIER, Le management de l’information, des données aux connaissances et aux compétences, octobre 2005, LAVOISSIER.

7 Ibidem.8 Source FM 3-0, 2011.9 American, British, Canadian, Australian and New-Zeland. ABCA Standard 2087 Edition 2,

2015. Les standards ABCA étaient les standards utilisés lors de l’exercice JWA 19.

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24 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

Dans la doctrine française10,

« Le management de la connaissance est l’ensemble des processus garan-tissant à une organisation l’acquisition, la conservation et le développement de connaissances élaborées apportant une plus-value pour ses membres ».

Ainsi, l’Information Management aide à faire le tri des informations éven-tuellement utiles à la création de connaissance. Le Knowledge Management crée des environnements, des méthodes, des états d’esprit propices à la création et au partage d’une connaissance collective11.

La conception française du management de l’information chevauche en fait ces deux concepts et reprend à la fois les notions otanniennes d’information management et les notions anglophones (US et ABCANZ) de Knowledge Management12.

Cependant, pour ne pas ajouter de la confusion dans les définitions, la doctrine française ne déclinera pas la notion de Knowledge Management. En effet, ces procédures et ces processus de partage de l’information décrivent tout simplement la mission principale de l’état-major13.

1.3 La hiérarchie cognitive de l ’information

Une dernière source de confusion provient de la référence à la hiérarchie cognitive de l’information.

En effet, dans ce modèle, l’information apparaît comme l’étape précédent la connaissance (knowledge) puis la compréhension (wisdom). Cette classification peut s’avérer pertinente pour le modèle anglo-saxon qui dissocie l’Information Management et le Knowledge Management. En revanche, pour le modèle français qui emploie le terme de « Management de l’information », cette construction hiérarchique de la connaissance n’est pas nécessairement adaptée. En effet, le management de l’information, tel

10 PIA-6.1(A)_MI(2018) Management de l’information n° 54/ARM/CICDE/NP (en cours de rédaction).

11 Ibidem.121 Cet article repose sur les conclusions des observations qui ont pu être conduites lors de

l’exercice JWA 19. Les armées joueuses étaient des armées membres de l’ABCANZ.13 « un groupe d’individus, pour l’essentiel des officiers et du personnel de soutien de quartier

général (secrétaires, transmetteurs, logisticiens), qui contribue au bon fonctionnement du cycle décisionnel, c’est-à-dire qui est « capable de fournir au chef, en temps utile, les éléments de décision lui permettant de commander », CDT 24.201 - Doctrine de mise en œuvre du PC de groupement tactique interarmes. Approuvé le 12 juillet 2012 sous le n° 286/DEF/CDEF/DDo/B.CDT-RENS/NP.

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3/2019 – Revue de doctrine des forces terrestres 25

Information Management, Knowledge Management… RÉFLEXIONS SUR LE C2

que défini dans la doctrine française, se place plutôt aujourd’hui entre la notion d’« information » et la notion de « connaissance » car l’effet final recherché est bien de permettre un meilleur partage de l’information afin de conduire à cette connaissance (knowledge).

Figure 1 – La hiérarchie cognitive de l’information.

Ainsi, la polysémie des traductions et la variété des définitions conduit chaque organisation (OTAN ou ABCANZ) et chaque nation à bâtir ses propres concepts. Ces différences de concepts impliquent de faire des choix particuliers en termes de structures de commandement.

2. Impacts sur les structures de commandement et les pratiques d’état-major14

En fonction des concepts et des principes retenus dans les doctrines françaises, otaniennes ou alliées, l’appellation des cellules responsables du management de l’information, leurs missions, leurs périmètres et leur niveau de professionnalisation s’avèrent disparates.

2.1 Dans un contexte français et otanien

Dans un contexte franco-français, la notion de management de l’information au sens d’Information Management prévaut aujourd’hui. Cependant, les structures des cellules existantes sont encore balbutiantes et ne permettent pas réellement de couvrir l’ensemble des missions

14 Observations conduites lors de l’exercice CITADEL GUIBERT en mars 2019 et lors de l’exercice JWA 19 en mai 2019.

COMPRÉHENSION

CONNAISSANCE

INFORMATIONS

DONNÉES

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26 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

dévolues au management de l’information. Une doctrine parfois méconnue, un déficit en personnel et l’inexistence d’une formation15 adéquate ne permettent pas encore de professionnaliser la fonction.

En France, la distinction entre les notions d’Information Management, de Knowledge Management et de management de l’information doit suffisamment être prise en compte lorsqu’une structure de commandement française doit travailler à la fois avec des doctrines et des procédures françaises et otaniennes. Ainsi, au CRR-FR16, la frontière entre les notions d’Information Management et de Knowledge Management devient plus ténue car elles sont regroupées au sein d’une même cellule appelée Information & Knowledge Management (IKM). Cette cellule remplit à la fois des missions d’Information Management, au sens de gestion de l’information, et à la fois des missions de Knowledge Management, sans pour autant couvrir l’ensemble du périmètre du Knowledge Management au sens américain du terme17. Effectivement, le Knowledge Management au sein du CRR-FR constitue plutôt une fonction transverse de l’état-major. Pour autant, le CRR-FR fait effectivement du Management de l’information au sens français du terme en combinant au sein de la même cellule des missions d’Information Management et de Knowledge Management.

2.2. Dans un contexte interalliés hors OTAN

Pour nos alliés anglo-saxons, hors contexte otanien, les notions d’« Information Management » et de « Knowledge Management » restent dissociées dans l’organisation interne des postes de commandement.

Ainsi, pour l’armée de terre américaine, le « Knowledge Management » est une fonction d’état-major qui dépend du Mission Command. La cellule KM est sous les ordres du special staff, composé de l’aumônerie, de l’officier de presse, du LEGAD et du médecin.

15 Concernant les formations au management de l’information, il n’existe pas encore de stages qualifiants au sein de l’armée de terre en France mais il existe des stages à l’école de l’OTAN à Oberammergau intitulé « P5-07 NATO Information Knowledge Management (IKM) Course ».https://www.natoschool.nato.int/Academics/Resident-Courses/Course-Catalogue/Course-description?ID=8&TabId=155&keyword=Information%2bmanagement%2b&co-de=&startdate=&enddate=&exactdatematch=False&durationfrom=1&durationto=30-84&residentcourse=True&onlinecourse=True&adlmodules=False&department=&lan-guage=en-US#8aid-aid.

16 Corps de Réaction Rapide France.17 Observations et conclusions issues des entretiens avec la cellule IKM du CRR-FR lors de

l’exercice CITADEL GUIBERT en mars 2019.

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3/2019 – Revue de doctrine des forces terrestres 27

Information Management, Knowledge Management… RÉFLEXIONS SUR LE C2

En revanche, l’« Information Management » est une fonction qui dépend du X6 et qui est conçue comme une fonction technique mettant en œuvre les outils et édictant les règles de circulation de l’information à travers les systèmes d’information et de communication. Cette fonction est considérée comme venant en appui de la fonction Knowledge Management (KM). Dans les faits, les officiers interrogés lors de l’exercice JWA 1918 ne faisaient pas vraiment de distinctions entre les deux notions bien que les officiers désignés pour armer le poste de KMO aient tous effectué une formation qualifiante de deux semaines intitulée Knowledge Management.

Figure 2 – Les principes IM/KM de l’armée américaine.

Pour les autres armées membres de l’ABCANZ, (Grande-Bretagne, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande), la notion de Knowledge Management n’existe pas, seule la notion d’Information Management est utilisée et déclinée en organisation. Les officiers britanniques et canadiens suivent des formations en Information Management lorsqu’ils occupent les postes d’Information Management Officier (IMO). Néanmoins, à l’instar des officiers américains interrogés, la distinction entre les notions de Knowledge Management

18 Joint Warfighting Assessment (JWA) est un exercice multinational (MN CPX) d’une durée de 3 à 4 semaines, organisé chaque année par le Joint Modernization Command (JMC, basé à Fort Bliss et rattaché à Army Futures Command). Il a lieu alternativement en Allemagne (scénario européen, années paires) ou aux États-Unis (scénario pacifique, années impaires).

KMO, G3

COSCommanderDecisionCycle

Staff

IMO, G6

US IM/KM Roles

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28 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

et d’Information Management n’est pas très marquée. Pour preuve, lors de l’exercice JWA 19, leur cellule portait le nom d’IM/KM (Information Management/Knowledge Management).

Figure 3 – Les principes IM des nations ABCANZ (hors US).

En conclusion, la description des cellules management de l’information au sein des états-majors dépend de la façon dont les différentes nations construisent leur doctrine. Ainsi, dans un contexte interalliés, il est essentiel de bien prendre en compte ces différences de perception et de définition pour ne pas confondre les notions. Au final, il s’avère que le management de l’information, dans la doctrine française, effectue la synthèse entre les notions d’Information Management et de Knowledge Management comme l’illustre l’exemple de la cellule IKM du CRR-FR.

3. Évolution de la doctrine et des procédures françaises : le management de l’information au cœur du processus de partage de l’information dans un contexte d’interopérabilité.

3.1 Le management de l ’information « à la française » dans un cadre interalliés

Actuellement, la doctrine du management de l’information en France semble être plutôt perçue comme de l’Information Management au sens anglo-saxon du terme. Sa déclinaison se limite à la gestion et au traitement de l’information et à la mise en place d’outils numériques. Les dimensions tant procédurales qu’organisationnelles restent encore à développer.

COS

CommanderDecisionCycle

StaffIMO, G6

ABCANZ IMO RoleNote: CA, AS, NZ, UK do not have

Knowledge Management Program

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3/2019 – Revue de doctrine des forces terrestres 29

Information Management, Knowledge Management… RÉFLEXIONS SUR LE C2

C’est pourquoi, le management de l’information n’étant performant que lorsqu’il se fond totalement dans les procédures de fonctionnement des états-majors19, il doit être conçu en fonction des missions et des pratiques propres à chaque état-major, en fonction des besoins spécifiques en information de chaque cellule composant l’état-major.

Ainsi, la refonte de la doctrine du management de l’information a pour objectif d’investir tous les champs du terme « management », c’est-à-dire « planifier, organiser, faire faire et contrôler » afin de favoriser le partage de la connaissance (knowledge) au sein de l’état-major ou de l’organisme concerné. La doctrine française à venir20 (parution prévue au troisième trimestre 2019) prendra en compte à la fois les notions d’Information Management et le Knowledge Management de l’OTAN et des armées alliées anglo-saxonnes sans pour autant que le management de l’information « à la française » soit la transposition directe de la doctrine otanienne ou anglophones des armées alliées.

Cette subtilité est importante à prendre en compte pour les officiers français qui participent aux exercices dans le cadre de l’OTAN et dans un cadre interalliés, en bilatéral et en multilatéral. Cela permettra de désigner la personne idoine avec les bonnes compétences sur les bons postes et de bien comprendre les missions des cellules décrites sur les manning des différents exercices (cellule IM, cellule KM, cellule IKM ou cellule IM/KM).

3.2 Le management de l ’information comme facteur d’interopérabilité

Le management de l’information est essentiel pour assurer l’interopérabilité entre les forces alliées car :

• l’interopérabilité repose sur des normes qui sont garanties par le MI.

L’exercice JWA 19 et le cadre multinational révèle que la normalisation des procédures, en termes d’échange d’information, est primordiale. En effet, l’un des prérequis à l’interopérabilité repose sur la standardisation du nommage des fichiers et sur la définition de règles communes pour le stockage des données.

• l’interopérabilité repose sur l’échange entre nations d‘informations qui sont garanties par les outils du MI et la normalisation des procédures d’état-major.

19 Les américains appellent ce processus « unboarding function ».20 RFT 3.2.2.4 Doctrine du management de l’information dans les structures de commande-

ment de l’armée de terre, CDEC, 2019 (en cours de rédaction).

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30 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

Lors de l’exercice JWA 19, le portail collaboratif s’est avéré être un outil précieux pour le partage de l’information. Cependant, sans règles de nommage et de stockage prédéfinies, les officiers traitants n’ont pas été en mesure de retrouver l’information, bien que celle-ci soit disponible sur le portail. La façon dont l’information est partagée doit faire l’objet d’une solide planification en amont de l’exercice ou de l’opération et doit aboutir à la rédaction d’une directive du management de l’information fixant les règles dans le domaine. Ces règles doivent être ensuite déclinées en interne dans les Standard Operating Procedures (SOP) des différentes cellules de l’état-major (X1, X2, X3, X4...). Le Director of Staff (directeur d’état-major) avec son Central Staff est responsable du contrôle de cette déclinaison.

• l’interopérabilité nécessite un langage commun à la fois technique, sémantique et procédural qui est également garanti par le management de l’information.

Le management de l’information permet de garantir le respect des normes en termes de stockage et de nommage des fichiers. Cette norme permet de faciliter le processus de recherche d’information pour les officiers traitants et de retrouver la bonne information au moment où ils en ont besoin. Ainsi, le partage de l’information est optimisé, ce qui permet de garantir une meilleure compréhension commune de la situation tactique dans un contexte interalliés.

Le management de l’information n’est pas une pratique nouvelle au sein des états-majors car le partage de l’information garantit depuis toujours leur bon fonctionnement. Ce qui a évolué, avec l’ère du numérique, c’est la masse d’information produite et le volume des échanges en constante augmentation. Ainsi, cette quantité d’information échangée en continu ne peut plus être gérée et exploitée par les officiers traitants sans un appui réalisé par des professionnels de la gestion, de l’organisation et de la circulation de l’information en parfaite cohérence avec les besoins spécifiques de chaque cellule de l’état-major. Enfin, dans un contexte d’interopérabilité, le management de l’information est incontournable car il garantit le fait que chaque nation catégorise, nomme et stocke son information de la même façon. Chaque officier traitant, même de nationalité différente, doit pouvoir toujours disposer de la dernière information à jour dans un espace de stockage prédéfini et facile d’accès. Enfin, que l’on parle d’Information Management, de Knowledge Management ou de Management de l’information, l’objectif opérationnel reste le même : garantir au chef l’accès permanent aux informations nécessaires et fiables au bon moment et au bon format pour qu’il puisse prendre la meilleure décision.

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3/2019 – Revue de doctrine des forces terrestres 31

Réflexions sur le C2

L’appui Cyber aux niveaux tactiques : genèse et enjeux pour les forces terrestres

Lieutenant-colonel Julien CHEIZE, CDEC, division doctrine

L es forces terrestres se modernisent sous l’impulsion de la réforme « Au Contact » et de l’arrivée imminente du programme SCORPION. Elles vont disposer dans les mois et les années à venir de matériels

majeurs extrêmement modernes, qu’il s’agisse de véhicules, de SA1 ou de SIOC2. Cela a entraîné une réflexion de fond globale sur la conduite des opérations, entre rupture et continuité, avec un certain nombre de nouvelles opportunités offertes par ces nouvelles capacités. En parallèle de cette mutation majeure des forces terrestres, d’autres enjeux ont été identifiés afin d’être anticipés dès à présent, au rang desquels se trouve le domaine cyber.

Le développement des réflexions dans ce cadre a été très important ces dernières années, et un certain nombre d’études et de travaux doctri-naux ont été conduits afin de permettre à l’armée de Terre non seulement d’investir pleinement ce champ d’action en vue de pouvoir réagir à toute menace potentielle mais aussi de l’intégrer pleinement à sa chaîne C2 et à la conduite des opérations de demain3.

1. Qu’est-ce que le milieu cyber : le QUOI ?

« … La France développera sa posture sur la base d’une organisation de cyber-défense étroitement intégrée aux forces, disposant de capacités défensives et offensives pour préparer ou accompagner les opérations militaires… »4.

1 Systèmes d’Armes.2 Systèmes d’Information Opérationnels et de Communication.3 Réorganisation de l’EMAT et des acteurs CYBER de l’armée de Terre au 1er juillet 2019.4 Dans le Livre Blanc de la Défense Nationale de 2013.

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32 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

Le domaine cyber est un 5e milieu dans lequel l’armée de Terre et les forces terrestres s’investissent pleinement depuis quelques années. Ce milieu5 est généralement divisé en plusieurs couches (physique, logique et cognitive et sémantique).

Les actions militaires dans le cyberespace se classent selon plusieurs domaines d’engagement, répartis comme suit :

5 Tel que défini dans la DIA-3.20 « Les opérations dans le cyberespace » n° 82/ARM/CICDE/DR du 05/09/2018.

Espace

InformationCyberespace

Air

Terre

Mer

ENGAGERLII LIO

SE DÉFENDRE

CYBERPROTECTION(SSI) RÉSILIENCE

LID

SE RENSEIGNERRIC ROC

ENGAGERLII LIO

SE RENSEIGNERRIC ROC

CYBERDÉFENSE MILITAIRE

CYBERPROTECTION(SSI) RÉSILIENCE

SE DÉFENDRELID

CYBERSÉCURITÉ

Page 33: Réflexions sur le C2

3/2019 – Revue de doctrine des forces terrestres 33

L’appui Cyber aux niveaux tactiques : genèse et enjeux… RÉFLEXIONS SUR LE C2

Dans le cadre des tests conduits lors des différentes expérimentations SCORPION6, il était donc tout particulièrement pertinent d’explorer la capa-cité ENGAGER qui n’a, de manière générale, que très peu été développée et à plus forte raison au niveau tactique au sein des forces terrestres.

De surcroît, comme c’est le cas pour le rapprochement GE/cyber, un certain nombre d’études ont été menées depuis l’été 2017, au niveau interarmées, afin d’explorer des fonctions7 potentiellement complémentaires dans ce domaine (cas des domaines cyberdéfense militaire et guerre électronique) : « certaines actions coordonnées entre ces deux fonctions peuvent d’ores et déjà être envisagées. Mais la recherche de synergie future repose pour beaucoup sur la mise au point de nouveaux modes d’action mixtes. »

Les volets de cette cyberdéfense militaire se décomposent en trois volets distincts mais complémentaires, la lutte informatique offensive (LIO), la lutte informatique défensive (LID) et la lutte informatique d’influence (LII ou L2I).

Au cours des travaux préparatoires à l’exercice SCORPION VII, lorsque les hypothèses de travail initiales ont été définies en vue de donner forme à l’appui cyber au profit des niveaux tactiques, le schéma d’action générique a été défini comme suit :

6 Les expérimentations SCORPION dans le domaine CYBER ont été conduites dans le cadre du Laboratoire du combat SCORPION (LCS) de 2018 à 2019.

7 Par exemple avec la RDIA-3.20.1 « les Opérations cyber électroniques » n° 71/ARM/CICDE/DR du 09/07/2018.

Espace numérique

Espace physique

Conséquences des actions numériques = e�et tactique obtenu : - Dans l’espace numérique ; - Dans l’espace physique à travers l’espace numérique.

Appui CYBER

CYB

EW

E�ecteurs

Appui CYBER = appui électromagnétique + appui numérique.

Causes = les actions numériques : - Produites par un e�ecteur ; - Produisant des cyber e�ets.

Page 34: Réflexions sur le C2

34 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

Par ailleurs, s’agissant du niveau tactique, cet appui cyber doit répondre à un certain nombre de principes. L’environnement cyberélectromagné-tique est une source d’opportunités pour le chef tactique. En engageant l’environnement cyberélectromagnétique neutre et/ou adverse, celui-ci est en mesure de délivrer des effets qui concourent à la réalisation de sa manœuvre. En effet, les actions cyber contribuent d’une part à la préserva-tion de la liberté d’action en participant à la collecte du renseignement (RIC8 et ROC9), tout en offrant une capacité de défense des systèmes numériques de la force (LID) mais aussi à la concentration des efforts en délivrant des effets capables de contraindre ou de perturber l’adversaire en complément des autres actions (cinétiques et non cinétiques) (LIO). Les actions cyber participent d’autre part à l’économie des moyens, en perturbant ou en neutralisant une partie du potentiel de combat de l’adversaire avant les premiers contacts ou lors de l’engagement (LIO).

L’effet final recherché, disposer d’un appui de cette nature pour les forces terrestres, est double. Il s’agit d’une part de pouvoir utiliser cet appui seul dans le cadre de la manœuvre interarmes, à un moment donné de cette dernière, afin de remplir un objectif ponctuel. Il s’agit d’autre part d’être en mesure de pouvoir combiner les effets au sein de la manœuvre inter-armes. On parle de combinaison des effets cinétiques et non-cinétiques, cette complémentarité s’illustre par exemple avec une application des feux dans la profondeur suite à la géolocalisation des radars de DSA10 adverse par les unités cyber. Elle peut être observée sous d’autres aspects, comme la surveillance et l’attaque numérique :

• la surveillance d’une cible11 d’intérêt opérationnel étudiée comme pouvant faire l’objet d’effets (cinétiques ou non cinétiques) peut être effectuée à la fois dans l’environnement électromagnétique (localisation, suivi des déplacements, n° de téléphone, adresse électronique, noms associés) et numérique (adresses IP, « pattern of life », contacts) ;

• en mode offensif, la dégradation, la neutralisation voire la destruction d’un système de commandement et de contrôle ennemi, reposant sur une combinaison de moyens rayonnant et numériques, peut être effectuée par la même combinaison.

8 Renseignement d’Intérêt Cyber.9 Renseignement d’Origine Cyber.10 Défense Sol-Air.11 Une cible est une zone, structure, objet, personne, organisation, schéma de pensée, processus

mental, attitude ou mode de comportement, contre lesquels des armes ou des activités militaires peuvent être dirigées (DIA 3.9).

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3/2019 – Revue de doctrine des forces terrestres 35

L’appui Cyber aux niveaux tactiques : genèse et enjeux… RÉFLEXIONS SUR LE C2

Dans un contexte de contrôle de zone ou d’interposition, cela se traduit concrètement par l’engagement en deux temps d’un élément d’appui cyber, les effets obtenus créant des opportunités :

• reconnaissance et caractérisation des réseaux présents dans une zone afin de renseigner sur les activités et les intentions de groupes armés. L’équipe effectue ainsi des acquisitions et une étude technique de l’environnement numérique et électronique, et récupérer des identifiants techniques afin d’effectuer un meilleur ciblage des interceptions, en vue d’engager ou non par la suite les cibles.

2. Quel intérêt pour les forces terrestres : le POURQUOI ?

Le domaine cyber est resté un domaine réservé des niveaux opératifs/stratégiques jusqu’à l’été 2017 en tant que milieu d’intervention. Plusieurs raisons ont conduit à ce choix de la part de la France. Tout d’abord pour des raisons politiques, puisque la séparation franche, et voulue ainsi, des volets LID et LIO était clairement posée (le premier étant initialement prépondérant sur le second) et ne permettait pas de décliner une chaîne qui serait descendue jusqu’aux niveaux tactiques. Ensuite, le pilotage au sein de l’EMA/COMCYBER12 était une volonté affichée de centralisation d’un domaine dans lequel la France souhaitait, et souhaite toujours, maîtriser les risques induits par toute action conduite dans ce spectre. Enfin, ce nouveau domaine de conduite des opérations nécessitait une planification extrêmement rigoureuse, sur un tempo qui ne répondait pas aux critères de réactivité des échelons tactiques. Cette vision a changé à l’été 2017, et les trois armées ont été sollicitées par l’EMA/COMCYBER afin d’exprimer leurs propres besoins dans ce domaine, besoins qui ne pourraient pas être couverts par les capacités détenues par le niveau stratégique.

Or, un chef tactique13 est responsable d’une zone d’opération de plus en plus dense en termes de systèmes numériques et de volume de données, stockées et transmises par divers supports de communication. Il doit donc être en mesure d’agir sur cet environnement de façon réactive, soit pour défendre ses propres systèmes soumis à une menace croissante, soit pour saisir des opportunités tactiques en engageant l’adversaire par le biais de

12 Commandement de la cyberdéfense.13 Tel que défini dans l’étude « Tactical Cyber, building a strategy for cyber support to corps

and below » publiée en 2017 par la Rand corporation, les capacités cyber sont descendues jusqu’au niveau de la Brigade combat team (BCT).

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36 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

l’espace numérique. Ce changement de paradigme est lié à plusieurs fac-teurs, parmi lequel deux semblent prépondérants : les observations tirées de la veille des doctrines de nos alliés, entre autres, mais aussi l’étude des récents RETEX d’opérations tactiques menées en partie dans le domaine cyber.

Les doctrines étrangères se sont dotées de documents dans ce domaine, spécifiquement pour les niveaux tactiques, avec une organisation dédiée pour conduire ce type d’opérations dans le cadre de l’appui des niveaux tactiques ainsi que sur les gains attendus d’un tel appui.

Par ailleurs, les récents RETEX, comme par exemple celui des opérations menées en Ukraine, ont montré les effets tactiques que ce type d’appui était en mesure de générer au profit d’une force d’intervention, utilisé seul ou en combinaison avec des effets cinétiques classiques ou encore dans le cadre d’une opération d’influence planifiée par les niveaux opératifs/stra-tégiques, où les niveaux tactiques étaient chargés de réaliser une partie des objectifs par des effecteurs de leur niveau.

Enfin, L’armée de Terre, dans le cadre de sa réforme « Au Contact » et de l’arrivée imminente du programme SCORPION a mené une réflexion sur la conduite des opérations dans ce nouvel environnement infovalorisé qui amène de nouvelles opportunités mais aussi de nouvelles menaces potentielles. Il paraît ainsi indispensable de pouvoir se doter de tous les outils d’intervention dans le milieu cyber jusqu’aux, et y compris, échelons tactiques les plus bas. L’objectif étant d’être en mesure de pouvoir réagir à toute menace dans ce spectre des opérations mais aussi de pouvoir y exploiter toute opportunité à saisir, sur un tempo de manœuvre incompatible avec une centralisation des effecteurs au niveau stratégique.

3. Quelles en sont les conséquences capacitaires : le COMMENT ?

Fortes des conclusions préliminaires sur les bénéfices attendus pour l’armée de Terre d’investir pleinement le milieu cyber, et de l’ouverture potentielle de ce milieu par le niveau stratégique, un certain nombre de réflexions ont été menées depuis l’été 2017. Ces réflexions ont fait l’objet d’études menées en parallèle des travaux préalables à la parution de la DIA 3.20 « les opérations dans le cyberespace », doctrine de niveau interarmées qui a ouvert le champ des possibles dans le domaine cyber pour les trois armées.

Page 37: Réflexions sur le C2

3/2019 – Revue de doctrine des forces terrestres 37

L’appui Cyber aux niveaux tactiques : genèse et enjeux… RÉFLEXIONS SUR LE C2

Un mandat d’étude a été confié au COMRENS14 à l’automne 201715, afin d’explorer les cyber-effets tactiques. Les conclusions de cette étude, publiée à la fin du printemps 201816, établissaient qu’une phase d’expérimentation ultérieure devait permettre de consolider ou de modifier les choix effectués dans les champs DORESE17, tels que présentés au sein de l’étude tandis qu’une attention toute particulière devait être apportée au vivier RH, indispensable à la mise en œuvre des cyber-effets. Globalement les cyber-effets pouvaient se répartir au sein des trois types de missions génériques déclinés ainsi :

La phase de montée en puissance des forces terrestres dans le domaine cyber doit permettre d’une part aux structures de commandement du modèle « Au Contact » d’intégrer la mise en œuvre des cyber-effets au niveau tactique (en préparation opérationnelle, en conduite des opérations tactiques) et d’autre part aux unités tactiques SCORPION, lorsqu’elles seront engagées, de bénéficier de l’appui complémentaire fourni par les cyber-effets.

Le CDEC a initié ses réflexions lors de l’exercice SCORPION VII en avril 2018, puisque l’un des axes majeurs de cet exercice était d’étudier un GTIA SCORPION dans un « environnement cyber-électromagnétique contesté ».

14 Commandement du Renseignement.15 Lettre n° 508610/ARM/EMAT/OAT/BEMP/DR du 03/10/2017 « Mandat d’étude sur les

cyber effets tactiques ».16 Rapport n° 503389/COMRENS/DEP/BE/ADJINT/DR du 20/06/2018 « Les cyber-effets en

appui de la préparation et de la conduite des opérations tactiques ».17 DORESE : Doctrine, Organisation, Ressources, Équipements, Soutien, Entraînement.

Sedéfendre

Serenseigner

Engager

LID

ROCRIC

LIO

LII

Page 38: Réflexions sur le C2

38 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

Cet exercice a été l’occasion de tester un pion de manœuvre CYBER en appui d’un GTIA-S, face à un ennemi disposant de capacités miroir, afin d’observer quels pouvaient être, avec les limites de la simulation et des conditions d’exercice, les avantages à disposer d’un tel appui aux niveaux 4 et 5 spécifiquement, mais aussi quelles étaient les limites d’une telle décentralisation. Il s’est avéré, à la lumière des observations conduites dans cet opus de SCORPION, que si les gains potentiels pouvaient être ponctuellement significatifs, que ce soit en termes de LID ou de LIO, les limites étaient par ailleurs relativement rapidement atteintes pour plusieurs raisons.

La première limite d’une décentralisation aussi poussée réside dans les capacités intrinsèques d’un PC de GTIA, qui n’est pas armé pour de telles exigences de coordination, point d’attention majeur de ce type d’opérations, tant vers les GTIA voisins que vers la BIA, qu’en termes de coordination des actions de ses différents SGTIA. La seconde limite est que l’utilisation d’un nouvel appui natif à ces niveaux tactiques est contraire à la volonté d’agilité des PC. La multiplication des DL au sein d’un PC de GTIA ne paraît pas opportune lorsque le programme SCORPION cherche justement, entre autres gains attendus, à pouvoir accélérer le tempo de la manœuvre grâce à des unités toujours plus mobiles et réactives. Enfin, la dernière limite touche au capacitaire. Une généralisation de ce type d’unités pour ces niveaux est impossible à l’heure actuelle et semble extrêmement peu probable à court comme à moyen terme, puisque ce scénario nécessiterait une multiplication exponentielle des effecteurs comme des spécialistes qui armeraient ces effecteurs.

Les expérimentations ont été poursuivies lors de l’exercice SCORPION IX en mars 2019, fort des enseignements tirés de SCORPION VII, avec une remontée des effecteurs et de la coordination au sein de la BIA, au niveau 3. Cet exercice s’est avéré particulièrement probant en termes d’enseignements, le niveau BIA semble le mieux armé pour coordonner l’utilisation des effecteurs CYBER, par le biais d’une extension de la CI3D en CI5D, et avec la création d’une ANNEXE CYBER dans l’OPO, sans pour autant pénaliser l’agilité de ce niveau de PC, dont les exigences sont moins élevées que celles attendues des niveaux 4. L’existence d’une CI3D au niveau des BIA permettrait d’insérer les actions dans le domaine CYBER au sein d’une chaîne qui existe déjà, et qui dialogue donc déjà avec les niveaux supérieurs. Pour les besoins de cet exercice, une adaptation de la chaîne C2 a été mise en œuvre :

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3/2019 – Revue de doctrine des forces terrestres 39

L’appui Cyber aux niveaux tactiques : genèse et enjeux… RÉFLEXIONS SUR LE C2

Enfin, l’utilisation des unités cyber à cet échelon, comme les forces terrestres le font d’ores et déjà avec les unités du Génie ou de l’Artillerie, permettrait là encore de procéder à l’imitation entre détachements conservés aux ordres et détachements confiés à un GTIA pour un temps donné de sa propre manœuvre ou afin de marquer l’effort de la BIA, entre autres possibilités.

4. Quelles sont les conclusions prospectives : le SO WHAT ?

La multiplication des études conduites sur un tempo très rapproché, et souvent en parallèle, a entraîné une prise en compte de cette nouvelle problématique selon plusieurs angles d’attaque complémentaires. L’objectif est de mettre les forces terrestres en ordre de bataille à plus ou moins brève échéance face aux défis présentés par une présence de ce type d’unités dans ce nouveau milieu qui sera probablement significativement renforcée lors de ses déploiements futurs.

Niveau BIA

B2 CC

CYBER

B6 B4

GTIA-S 1 GTIA-S 2

DL CYB DLEO DL CYB DLEO

GIN

GAN

GACE

Niveau GTIA

CDU SGCYB

Ordres aux CYBER

Ordres du CYBER

PLAN

PLAC

Autorité fonctionnelle Autorité organique

PLAN

PLAC

G3 B3

Influence Militaire

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40 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

La coordination des efforts est assurée par l’EMAT dans le cadre de son plan d’action sur l’ambition CYBER de l’armée de terre18 où il est clairement défini que « l’ambition de l’armée de Terre a vocation à répondre au besoin opérationnel spécifique de l’armée de Terre et pour cela s’appuie sur les orientations de la Ministre des armées et du COMCYBER19 en prenant en compte l’ensemble des fonctions de la cyberdéfense militaire (LID, chaîne « se renseigner » et chaîne « engager ») et de la cybersécurité (cyber-protection, résilience, LID) ». Ce plan d’action est décliné autour des axes opérationnels (DORESE) sur les cinq années à venir, articulés en huit axes d’effort principaux.

Le traitement de cette nouvelle problématique pour les forces terrestres est pris en compte par le CFT dans sa directive de préparation opérationnelle à paraître20 dans le cadre de la PO 5D21 et pris en compte en tant que tel suite au RETEX tiré de l’exercice SCORPION IX en particulier puisque « le spectre électromagnétique (actions de brouillage de système de communications ou de radars, brouillage GPS) et le cyberespace constituent un nouvel espace d’affrontement. Une véritable CI5D (coordination des intervenants dans la 5e dimension), à l’instar de la CI3D, facilitée à terme par l’intelligence artificielle, est indispensable pour délivrer la bonne information aux bons intervenants au bon moment, protéger les données selon leur criticité, éviter la surcharge informationnelle, et obtenir une maîtrise intégrale de l’information (infovalorisation du combat SCORPION ; multiplicité des capteurs) ».

La fonction opérationnelle SIC entre autres, est un acteur prépondérant dans l’appui à la manœuvre aéroterrestre dans la 5e dimension. Elle doit d’une part, assurer la protection du spectre électromagnétique et du cyberespace, où elle opère déjà, et d’autre part, participer à garantir la maîtrise de l’information.

Enfin, cet effort majeur des forces terrestres doit faire l’objet d’une déclinaison en termes de doctrine avec la DFT 3.20 « les opérations des forces terrestres dans le cyberespace », sous forme d’une édition provisoire à l’été 2019, puis d’une version définitive prévue pour l’été 2020. Ces travaux doctrinaux seront suivis également en doctrine exploratoire par la RFT EXP 3.20.1, présentant les conclusions tirées des exercices

18. Lettre n° 505547/ARM/EMAT/MGAT/DR « Ambition cyber de l’armée de Terre » du 29/05/2019.

19 Lettre n° 38/ARM/EMA/COMCYBER du 27/02/2019.20 DPOFT 2019-2020.21 Préparation Opérationnelle.

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L’appui Cyber aux niveaux tactiques : genèse et enjeux… RÉFLEXIONS SUR LE C2

SCORPION VII et IX, non pas pour définir le futur point à atteindre mais pour explorer les pistes possibles qui seront retenues ou non en fonction des choix opérés dans les années à venir par l’armée de Terre, en termes de choix tant capacitaires que politiques.

** *

L’apparition de ce 5e milieu cyber pose des défis majeurs à une armée de Terre qui est elle-même pleinement tournée vers sa propre mutation dans le cadre du programme SORPION. Pour autant, il apparaît indispensable d’affirmer la présence des forces terrestres dans le domaine cyber afin d’être en mesure de pouvoir faire face à tout type et tout niveau d’adversité, y compris dans ce domaine, potentiellement porteur de menaces qui peuvent être critiques pour l’intégrité de ses SA, SI et SC entre autres22. Il est par ailleurs primordial d’investir ce domaine parce qu’il est aussi l’un de ceux où un adversaire asymétrique pourrait chercher à neutraliser tout avantage que les FT pourraient tirer de l’infovalorisation, et où un adversaire symétrique particulièrement fort dans ce domaine pourrait par exemple chercher à retourner le RAPFOR.

22 DFT 7.2.1 « L’ennemi générique pour l’instruction et l’entraînement des forces terrestres », COMRENS/CDEC, 2019 (en cours de finalisation).

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3/2019 – Revue de doctrine des forces terrestres 43

Libres propos sur le C2

La figure du chef d’état-major en opération

Chef de bataillon Basile CAIRE, CDEC, École de Guerre-Terre, stagiaire de la 132e promotion

L’ élément principal qui distingue la façon moderne de faire la guerre de celle du passé est sans doute l’apparition de systèmes d’états-majors. Au sein de ces derniers, le général Berthier incarne le

premier chef d’état-major (CEM) d’une armée moderne. CEM de Napoléon de 1796 à 1814, il a en effet rédigé le Document sur le Service de l’État-Major Général à l’Armée des Alpes qui donne à l’état-major son premier cadre doctrinal. Beaucoup de ses principes sont encore appliqués aujourd’hui, comme l’organisation en bureaux. Si on lui doit beaucoup, c’est qu’il représente la quintessence de l’officier d’état-major : infatigable, efficace, diligent en campagne et parfait intermédiaire entre l’Empereur et ses généraux. Il était en effet particulièrement réputé pour traduire sa pensée. Napoléon confirmera cette qualité à Sainte-Hélène en affirmant à son sujet qu’« il n’y avait pas de meilleur chef d’état-major au monde ».

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44 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

Si la plupart des travaux sur ces états-majors se sont focalisés sur la figure des commandeurs comme von Moltke ou Bradley, peu se sont intéressés à la figure des CEM qui leur étaient associés au niveau opérationnel. Pourtant, à un grand commandeur est bien souvent lié un autre nom : Berthier pour Napoléon, Ludendorff pour Hindenburg. Cet officier clé, responsable de traduire les idées du chef en plan applicable par les niveaux subordonnés sur le champ de bataille est le CEM.

Dans ce cadre, il est intéressant de s’interroger sur la place et le rôle du CEM dans les opérations. Dans cet article, il sera notamment étudié au niveau opératif, sous le prisme des opérations Sangaris et Barkhane grâce à des témoignages d’officiers placés dans cette fonction, sous leur responsabilité ou les ayant directement commandés.

Plus que tout autre, le chef d’état-major en opération apporte de la cohérence au sein d’un environnement sujet à une importante friction du fait des acteurs, de la structure de commandement et des missions.

Pour s’en convaincre, le CEM sera d’abord analysé comme « idéal-type ». Puis, son rôle actuel sera étudié au regard des défis posés par les circonstances opérationnelles d’aujourd’hui. Enfin, sera proposée une typologie des critères technico-opérationnels à respecter pour conserver au CEM sa place comme son efficacité à l’avenir.

A. Le CEM, un « idéal-type »…

L’étude de binômes COMANFOR1/CEM dans le temps long permet d’identifier les rôles clés et les qualités majeures que doit posséder tout CEM en opération. Ainsi, les qualités significatives d’un CEM en opération sont identifiées ci-dessous sous le prisme des dimensions organisationnelle, psychologique et intellectuelle.

a) La dimension organisationnelle

Le CEM est avant tout un maître d’œuvre au sein du PCIAT2. Qu’ils soient nationaux3 ou « otaniens »4, la doctrine et les mémentos5 d’unités, fruits d’une longue expérience, font clairement ressortir ce trait saillant. Ainsi,

1 Commandant de la force.2 Poste de commandement interarmées de théâtre.3 Mémento du PC de force mis en œuvre par le CPOIA version 16 mars 2016, p. 14. 4 ATP-3.2.2 Command and Control of allied land forces Edition B version 1 december 2016, p. 76.5 Staff Handbook SOP version 001 avril 2014 FHQ1 Besançon, p. 10.

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3/2019 – Revue de doctrine des forces terrestres 45

La figure du chef d’état-major en opération LIBRES PROPOS SUR LE C2

« le CEM est chargé du bon fonctionnement du PC de force. Responsable de la conduite des opérations, il oriente et coordonne l’action des bureaux. Il s’assure du suivi des travaux intercellules et prépare les décisions à soumettre au COMANFOR6. […] Il bénéficie du soutien des experts, d’une cellule de management de l’information et d’un bureau chargé des visiteurs »7. « Le CEM a un rôle central dans le système de commandement dans la mesure où il constitue l’interface entre le chef interarmées et son état-major »8.

Cette qualité de maître d’œuvre est particulièrement importante à deux niveaux :

• Au sein de l’état-major. Le CEM est en effet un chef d’orchestre absorbeur de stress et diffuseur de sérénité. Grâce à une organisation fine9 (application de la méthode, cadencement adapté du travail d’état-major, bonne gestion de l’information) et une bonne subsidiarité10 (il ne se laisse pas attirer par la conduite mais se concentre sur la planification), il doit parvenir à décliner l’intention du chef11 (l’esprit de la mission, ce que le chef est prêt à risquer, ce qu’il ne veut pas) vers les subordonnés et à faire remonter vers le COMANFOR les préoccupations d’exécution des subordonnés12. Il est aussi le garant de la cohérence logistique/opérationnelle (ravitaillement, mécanique et repos de la troupe) de la force. De même, il est responsable de l’intégration interarmées en garantissant la synchronisation des effets pendant les opérations13. Enfin, il est capable à tout moment d’apprécier l’efficacité de la force14 et l’atteinte ou non des objectifs de façon à réajuster le cap si nécessaire.

• Avec les chefs de corps. Le CEM ne commande en réalité que son état-major. Les COMGTIA sont en effet commandés directement par le COMANFOR. Ce constat permet d’orienter ses relations avec les chefs de corps et de bien se situer vis-à-vis d’eux : le CEM et son

6 Commandant de la force.7 Mémento du PC de force mis en œuvre par le CPOIA version 16 mars 2016, p. 14.8 DIA 3-A_CEO(2014) N° 151-DEF/CICDE/DR du 25 juin 2014, p. 56.9 Entretien du 23/10/2018 avec le général Soriano, COMANFOR à Sangaris.10 Entretien du 04/12/2018 avec le colonel Garetta (AA) CEM à Barkhane.11 Entretien du 09/11/2018 avec le colonel du Gardin, CEM à Sangaris.12 Entretien du 15/10/2018 avec le colonel Mettey, CDC du 6e BIMa à Sangaris.13 Entretien du 26/11/2018 avec le colonel Besse (AA), CEM à Barkhane.14 Entretien du 09/11/2018 avec le col du Gardin, CEM à Sangaris.

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46 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

état-major doivent les aider à conduire les opérations15. Cela lui demande une certaine humilité car les COMGTIA peuvent, quand cela est nécessaire, le court-circuiter.

b) La dimension psychologique et personnelle

Un CEM en opération doit conduire une double canalisation : d’une part canaliser les idées parfois farfelues de son chef, d’autre part, canaliser les initiatives, les inquiétudes de ses subordonnés. Cela nécessite de posséder et diffuser l’intention générale et le cap fixé (dans l’esprit) par le COMANFOR. Cela suppose en outre de maîtriser les contraintes logistiques, légales (ROE16) et humaines (taux d’usure de la troupe) qui pèsent sur la mission.

Une belle figure de canalisateur des ardeurs de son chef est de Guingand, CEM de Montgomery17 de 1942 à 1945, en particulier au sein de la VIIIe armée. Décrit comme vivant, plein d’humour, aimant s’amuser et sortir, de Guingand se distingue du caractère froid et arrogant de Montgomery. À son contact, il apprend à gérer une forte personnalité. Il comprend en particulier que la meilleure façon de l’influencer est de lancer subtilement une idée durant un entretien privé et de ne pas en faire mention pendant un temps jusqu’à ce que l’idée germe dans son esprit. Quelque temps plus tard, Montgomery revenait vers lui avec l’exacte même idée mais dont il était convaincu d’en être l’auteur.

On dit de de Guingand qu’il possède une bonne vision stratégique et d’excellentes dispositions diplomatiques, qualités bien nécessaires pour compenser les maladresses de son « Chief » comme il l’appelle. Durant l’opération Overlord en août 1944, Montgomery commença à désobéir à Eisenhower au sujet du débat « front étendu versus front étroit ». Eisenhower était en faveur d’un front large composé de trois groupes d’armées alliés pour attaquer l’Allemagne, Montgomery en faveur d’une concentration des alliés au nord des Ardennes permettant de redorer le prestige des Anglais en arrivant dès que possible à Berlin. Du fait de ses bonnes relations avec Eisenhower, de Guingand réussit à dissuader Eisenhower de le faire relever moyennant un billet d’excuse de Montgomery.

15 Entretien du 15/10/2018 avec le colonel Mettey, CDC du 6e BIMa à Sangaris.16 « Rules of engagement ». 17 David T. Zabecki, Chief of Staff : World War II to Korea and Vietnam.

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La figure du chef d’état-major en opération LIBRES PROPOS SUR LE C2

c) La dimension intellectuelle

Au même titre que les acteurs du « Command Group », le CEM participe à la réflexion du COMANFOR dans le but de donner une orientation initiale au PCIAT. Il doit donner corps aux idées du chef et structurer son environnement intellectuel. Le général Weygand a incarné de la plus belle manière ce rôle avec Foch.

En août 1914, pour la bataille de la Marne et des Flandres, Joffre nomme Foch pour commander un détachement d’armée. Weygand est nommé CEM alors qu’il n’est que lieutenant-colonel et non breveté. « Vivant tout le jour avec lui, présent à toutes les visites qu’il faisait et à celles qu’il recevait […], je n’ignorais rien de sa pensée, ni sur les grandes affaires […] ni sur les gens et les choses »18. Dans ce contexte, Weygand explique comment il se fait accoucheur d’idées : « un des services qu’il demande, celui d’aider à l’éclosion, à l’expression rigoureusement juste de sa pensée »19. À une idée neuve, Foch disait « pensez-y ». Une fois qu’il a travaillé à cette idée, la confrontation fait germer son idée avec plus de clarté.

Par ce biais, Weygand était dans l’intimité intellectuelle de son chef. Il lui a épargné non seulement le souci et la fatigue de toutes les besognes secondaires par un travail exact et consciencieux mais aussi des agacements en s’efforçant d’arrondir les angles autour de lui. Il lui ainsi a ménagé le calme et la sérénité pour le temps de la méditation.

B. …soumis à un environnement compliqué, sujet à la friction et au brouillard…

L’environnement actuel et immédiat d’un CEM en opération se caractérise par une complexité croissante. Générée à la fois par le niveau politique, la multiplicité des acteurs et la gestion de l’information, cette dernière constitue autant de défis à relever. Dans ce cadre, le CEM est responsable de la cohérence.

a) L’enjeu de performance

Le niveau stratégique, voire politique, peut être tenté d’entrisme et de micro-management des opérations. Afin de préserver le chef tactique de cette pression, quand elle existe, le CEM doit agir en modérateur dans la

18 David T. Zabecki, Chief of Staff : The Principal Officers Behind History’s Great Commanders, Napoleonic Wars to World War I.

19 Ibid.

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48 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

planification et la conduite des opérations et veiller à installer un climat de confiance entre des niveaux de responsabilité ne répondant pas aux mêmes critères de rationalité et de temporalité.

Quand cet entrisme est avéré, le pouvoir politique est alors tenté de suivre la guerre par les chiffres, les indicateurs. Il impose un « impératif de performance »20. C’est ce qu’a développé et appliqué Mc Namara durant la guerre du Vietnam. « Lorsque Robert McNamara, est mis à la tête du Pentagone en 1963, il ne connaît rien au problème et l’équipe des « petits sorciers » (wizards kids) qui l’entoure, pas plus. Il l’avouera dans ses mémoires : « Mes collègues et moi décidions du destin d’une région dont nous ignorions tout ». Issu de la division de statistiques de l’armée de l’air, il applique en effet à la guerre au Vietnam des recettes validées avec succès chez Ford. » Or, cette méthode a montré ses limites : déconnexion d’avec la réalité (gagner la guerre du niveau micro-tactique, recherche et destruction pour amener l’ennemi à renoncer par un simple calcul coût/bénéfices), collecte massive d’erreurs (cf. le « body count ») qui conduisit à la défaite »21.

Une conséquence de cet impératif de performance est l’obligation pour le CEM d’aller vite dans la transmission d’informations (demandes vers le bas, comptes rendus vers le haut). Or cette nécessité de vitesse s’oppose par nature avec la notion de subsidiarité qu’il établit avec ses subordonnés. De façon perverse, elle pousse alors à l’écrasement des niveaux22.

Le CEM est donc tiraillé entre la nécessité de faire de la micro-tactique pour rassurer le niveau politique dans le temps court et mener une vraie stratégie qui produit ses effets dans le temps long. Il est dès lors fondamental que le CEM soit conscient de cette contradiction pour remplir sa mission au mieux.

b) L’enjeu relationnel

Les opérations actuelles indiquent que le CEM est en interaction directe avec un nombre croissant d’acteurs très différents dont les intérêts et approches peuvent parfois diverger. Ces principaux acteurs agissent au sein du « Command Group » : conseillers, général adjoint opérations et assistant militaire. Il revient au CEM d’assurer une cohérence entre leurs actions et la volonté du chef, au risque qu’il s’enferme avec eux dans une bulle coupée de la réalité du terrain. Pour y parvenir, il doit relever deux défis majeurs :

20 Entretien du 15/10/2018 avec le colonel Wallaert, COM GTIA à Sangaris.21 Blog La voie de l’épée de Michel Goya.22 Entretien du 04/12/2018 avec le colonel Garetta (AA), CEM à Barkhane.

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La figure du chef d’état-major en opération LIBRES PROPOS SUR LE C2

• Gérer la méconnaissance et le manque de culture réciproque23 entre ces acteurs. Les conseillers du COMANFOR contribuent à sa réflexion au sein du « Command Group » en apportant leur expertise dans leur domaine de spécialité. Ils ne se substituent cependant pas au travail d’état-major. Par définition, ils conseillent  ; par conséquent, ils ne sont pas responsables et doivent bien rester dans les prérogatives fixées par les procédures opérationnelles permanentes (POP). Si cette condition n’est pas remplie en bonne intelligence, des frictions peuvent naître. Le CEM doit donc mettre en lien ces conseillers avec son état-major pour fluidifier le travail de chacun ; par exemple, mettre en lien le conseiller santé avec le chef du PECC24. Sur le sujet des conseillers, une réflexion de fond pourrait être menée pour résister à la tendance inflationniste de leur nombre.

• Gérer l’entrisme organisationnel et institutionnel de certaines directions, armées ou services. Ces derniers ont tendance à utiliser les opérations extérieures pour faire avancer des problématiques organiques. Ils constituent dès lors une sorte de chaîne de commandement parallèle. Un positionnement juste et adapté des conseillers, entre le COMANFOR et son état-major, est par conséquent une nécessité impérieuse. Le CEM doit donc assurer la bonne coordination de ces chaînes fonctionnelles, en particulier en respectant le principe d’intégration des soutiens.

c) L’enjeu technique et organisationnel : la maîtrise de l ’information

L’arrivée du système SCORPION au sein des forces va changer le combat interarmes. Jusqu’à présent, on pratiquait l’interarmes par une juxtaposition très avancée des armes. SCORPION va permettre une intégration plus profonde via l’info-valorisation. Pour le CEM, l’enjeu est de maîtriser les risques de la surinformation, du non-respect du principe de subsidiarité et de l’emballement de la boucle de décision.

• La surinformation existe lorsque des informations sont diffusées systématiquement et jusqu’au plus bas ou plus haut niveau sans filtre et analyse intermédiaire. Chaque niveau ne doit en effet recevoir que l’information qui le concerne au risque de paralyser son action par excès d’information. Le CEM, via son PCIAT, devra être capable d’exploiter judicieusement la banque de données générée par SCORPION. À ce sujet, la performance des algorithmes

23 Entretien du 09/11/2018 avec le colonel du Gardin, CEM à Sangaris.24 « Patient Evacuation and Coordination Cell ».

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50 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

d’intelligence artificielle (IA) sera cruciale pour l’y aider. Elle impliquera aussi que le CEM dispose a minima d’un niveau d’initié en IA pour conserver un jugement critique sur ce qu’elle lui offrira.

• Le non-respect du principe de subsidiarité sera un autre risque généré par SCORPION. En effet, « les échelons intermédiaires pourraient être contournés par le PCIAT, disposant d’une plus grande vue d’ensemble des opérations. Ce dernier pourrait alors être tenté de manœuvrer lui-même les différents modules de la force ou, au minimum, d’imposer à ses subordonnés le détail de leur manœuvre, annihilant ainsi leur liberté d’action »25. Le CEM devra veiller à ne pas déresponsabiliser ses subordonnés.

• Enfin, l’info-valorisation non maîtrisée constitue paradoxalement une menace sur la prise de décision. En effet, le CEM, soumis au fort impératif de résultat, pourrait être tenté de précipiter sa décision sans prendre un nécessaire temps de réflexion. En d’autres termes, la machine pourrait lui suggérer une solution sans que ni son jugement ni son intuition ne puissent s’exercer.

C. ... et qui nécessite d’identif ier des critères garantissant son eff icacité

Pour remplir sa mission, il est de la responsabilité du CEM de tout faire pour maintenir de la cohérence au milieu de la complexité décrite ci-dessus. Pour y parvenir, plusieurs pistes sont explorées dans ce chapitre.

a) La relation CEM/COMANFOR, clé pour amortir l ’impératif de performance

Nul doute qu’une relation avec le COMANFOR fondée sur la confiance et la compétence peut atténuer l’impératif de performance. Pour y parvenir, il est vital que le CEM ait compris et possède l’EFR26 stratégique donné par le CPCO27 au COMANFOR.

Ainsi, il doit d’abord être capable de livrer la connaissance essentielle28 à son chef sans le noyer sous les informations pour qu’il puisse apprécier la situation et parfaitement sentir quand et pour quelle occasion un briefing

25 Jean Max Noyer, Guerre et stratégie, les cahiers du numérique, p. 77.26 État Final Recherché.27 Centre de Planification et de Conduite des Opérations.28 Entretien du 09/11/2018 avec le colonel du Gardin, CEM à Sangaris.

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La figure du chef d’état-major en opération LIBRES PROPOS SUR LE C2

décisionnel doit être initié. Il doit fournir au COMANFOR de la subjectivité intelligente, c’est-à-dire lui proposer un narratif (à destination du CPCO, des partenaires, des adversaires, de nos propres troupes…) ; autrement dit, il fournit un nuancier faits/interprétation/narratif. Porte-parole du PCIAT, le CEM doit aussi faire preuve de loyauté sans servilité29 vis-à-vis du COMANFOR en sachant dire les problèmes. S’il ne doit pas dire non au chef, il peut dire « oui mais » ou « oui si ». Un CEM qui mentirait au COMANFOR par manque de courage serait responsable des échecs de la mission. Un COMANFOR ne peut pas – au vu de la charge qui est la sienne – tout savoir, tout apprécier et tout mesurer. Enfin, il est de la responsabilité du CEM d’obtenir du chef une orientation initiale très claire pour faire travailler son PCIAT.

b) La relation CEM/PCIAT, clé pour gérer le « Command Group »

Malgré les intérêts parfois divergents que chaque acteur du « Command Group » défend, la relation CEM/PCIAT est condamnée à être bonne. Le CEM doit faire le lien entre ce qui s’échange entre le COMANFOR et ses conseillers d’un côté et le PCIAT de l’autre. Il est de sa responsabilité de mettre de l’huile dans les rouages30 au risque de laisser s’installer de la confusion, des malentendus pouvant compromettre la réussite de la mission. Maniant à la fois la diplomatie et la fermeté, il est une courroie de transmission qui fédère utilement, rationnellement, humainement et parfois subtilement les énergies de toutes les composantes formant le PCIAT. Dans cette atmosphère, le PCIAT pourra alors exprimer tout son potentiel malgré la diversité des spécialités, des expériences, des qualités et des caractères des hommes qui le constituent. Le CEM doit aussi avoir une approche englobante31 avec les conseillers, c’est-à-dire les associer à la réflexion quand c’est nécessaire tout en prenant le soin de les débriefer quand leurs propositions n’ont pas été retenues.

Ensuite, il doit être convaincu que la bataille des perceptions32 est aussi importante que celle que l’on peut livrer sur le terrain. En sachant bien présenter une opération, on peut tout changer : une mauvaise opération en une bonne et une bonne en une mauvaise. Ainsi, le CEM doit absolument maîtriser le « shaping », les opérations et son exploitation. Il cultive donc le brassage des cultures d’armes et d’armées de façon à

29 Entretien du 26/11/2018 avec le colonel Besse (AA), CEM à Barkhane.30 Entretien du 09/11/2018 avec le colonel du Gardin, CEM à Sangaris.31 Entretien du 26/11/2018 avec le colonel Besse (AA), CEM à Barkhane.32 Entretien du 09/11/2018avec le colonel du Gardin, CEM à Sangaris.

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52 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

libérer l’imagination du PCIAT en s’affranchissant, quand c’est nécessaire, de la doctrine. S’il ne le fait pas, l’action de la force est trop prévisible. Elle ronronne33.

c) La relation à lui-même, clé pour absorber la pression

L’environnement des opérations extérieures actuelles exacerbe les qualités que doit posséder un CEM. Tout en veillant à rester lucide en permanence :

• Il doit tout d’abord faire preuve de compétence. Pour y parvenir, il doit maîtriser la grammaire des outils de planification, de SICF, d’anglais… acquis durant la mise en condition finale. Plus que tout, il doit « penser large »34 pour ne pas détenir qu’une vision parcellaire d’une quelconque problématique et pour proposer au COMANFOR les meilleures options de décision. Il doit donc bien connaître les domaines renseignement, influence, cyber et les composantes (interarmées et interalliées). En effet, les succès tactiques et opératifs passent par l’anticipation permanente et la recherche du bon RAPFOR35, en combinant les effets de l’ensemble de tous les moyens existants. En clair, on peut parfois obtenir de meilleurs résultats en combinant une campagne d’information opérationnelle, un KLE (« key leader engagement ») bien ciblé du COMANFOR et un show of force d’un binôme de Rafale qu’en déployant un GTIA complet qui se retrouverait à quatre contre un36.

• Ensuite, il doit faire preuve de résilience . La charge de travail, l’accélération du temps et la pression associée le lui imposent. Pour y parvenir, l’investissement personnel fourni doit être ajusté en permanence de façon à diffuser une image sereine et aussi à éviter un « burn out ». Cela nécessite une connaissance fine de ses limites. En outre, il doit être capable de bien gérer le flux d’information qu’il reçoit au risque d’être étouffé dans son quotidien et de ne pouvoir gérer l’imprévu. Au sujet de la gestion de ses mails, un assistant vocal de type « google assistant » pourrait être une aide précieuse37. Créer une cellule veille des informations armé par

33 Entretien du 26/11/2018 avec le colonel Besse (AA), CEM à Barkhane.34 Entretien du 09/11/2018 avec le général Brethous, COMANFOR à Barkhane et entretien du

23/10/2018 avec le général SORIANO, COMANFOR à Sangaris.35 Rapport de force.36 Entretien du 09/11/2018 avec le colonel du Gardin, CEM à Sangaris.37 Entretien du 15/10/2018 avec le colonel Mettey, CDC du 6e BIMa à Sangaris.

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La figure du chef d’état-major en opération LIBRES PROPOS SUR LE C2

un officier dédié est aussi une solution particulièrement efficace pour mettre de la discipline dans les mails, dans l’archivage de la GED (gestion électronique de documents) et pour faire de l’analyse opérationnelle38.

En définitive, le CEM doit répondre aux attentes d’un COMANFOR vis-à-vis de son PCIAT, c’est-à-dire disposer d’un outil sûr de planification, d’appréciation de situation, de réflexion et de conduite des opérations. Faisant preuve de qualités humaines et techniques remarquables, il doit tout mettre en œuvre pour offrir à son chef les conditions du succès. Homme de l’ombre agissant dans l’humilité, il est réellement celui qui incarne la cohérence au sein d’un environnement humain, opérationnel et technique complexe, sujet à une friction importante.

Pour éviter d’avoir des chefs subissant la complexité en étant intrusifs, impuissants ou tout-puissants, l’initiative et la subsidiarité seront des qualités à développer de façon significative dans l’éducation de l’officier de demain. Cultiver en formation l’indépendance de caractère pourrait dès lors être une piste à explorer pour y parvenir.

38 Entretiens du 15/10/2018 et 26/11/2018 avec respectivement les colonels Despouys, COM GTIA à Sangaris et Besse (AA), CEM à Barkhane.

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Les forces terrestres nouvelle génération (FT NG)

Quel nouveau document fondateur de l’armée de Terre en matière

de tactique générale ?

Colonel Quentin BOURGEOIS, Centre de doctrine et d ’enseignement du commandement (CDEC),

division doctrine, chef du bureau cohérence doctrinale (BCD)

L e comité directeur des études opérationnelles (CODIROPS) 2018, présidé par le CEMAT, a été l’occasion d’officialiser la refonte de quatre des cinq « Forces Terrestres » (FT), dit « livres verts ». Cette décision

procède d’un constat de vieillissement des opus initiaux, dont les dates de publication approchent bientôt la décade. Ce constat est rendu d’autant plus aigu par l’évolution de la situation générale : un nouveau contexte stratégique est apparu ; le Président de la République a voulu fixer pour l’armée française un haut niveau d’ambition que traduisent les orientations fixées par le document de référence Action Terrestre Future (ATF) ; enfin, les espoirs portés par le programme SCORPION et la préparation de l’intégration de nouveaux équipements qui le caractérise, impliquent de relancer des réflexions sur l’emploi des forces terrestres en opération.

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La série des documents Forces Terrestres (FT) 01 à 05, clé de voûte actuelle du corpus doctrinal, nécessite bien une refonte, afin de permettre à l’armée de Terre de s’appuyer sur des références qui orienteront son emploi, sa réflexion et lui permettront d’anticiper les engagements futurs.

Profitant de cette opportunité, il est apparu important de réfléchir dès l’amont à l’articulation générale et au contenu des futures publications pour éviter les redondances voire les contradictions et lier les concepts de façon plus fluide.

À cet effet, hormis FT 05 « L’exercice du commandement en opérations pour les chefs tactiques », les opus anciens seront regroupés : FT 01 « Gagner la bataille, conduire à la paix » avec FT 03 « L’emploi des FT dans les opérations interarmées » en un seul ouvrage FT 01 NG « Emploi des FT » ; FT 02 « Tactique générale » sera fusionné avec FT 04 « Les fondamentaux de la manœuvre interarmes » en un seul document FT 02 NG consacré à la « Tactique générale ».

Cette réécriture est aussi et surtout l’occasion de s’interroger sur le contenu doctrinal stricto sensu en répondant à la question du besoin, aujourd’hui, pour les forces terrestres : concernant FT 02 NG, la question portait sur la définition des attendus qu’un tel document pouvait susciter pour les cadres d’une armée professionnalisée et rompue aux opérations, a la veille d’un renouvellement complet de sa gamme d’équipements majeurs, à l’heure d’évolutions importantes du contexte géostratégique.

À ce jour, les travaux sont en cours, au stade de la coordination ; pour autant, il est intéressant de partager les idées traversant l’équipe de rédac-tion, qu’elles soient de l’ordre des critères prévalent pour le mandat ou du plan en première approche.

Parmi les critères ayant retenu l’attention de la division doctrine, l’équilibre entre des niveaux seuils de pérennité, d’universalité et d’employabilité a permis de fixer un premier cadre au mandat : la pérennité pour inscrire le document au bon niveau dans une réelle perspective à plus de 10 ans ; l’universalité afin de donner des clés de lecture pour comprendre et rai-sonner la tactique quelles que soient les époques et en s’attachant au fond des choses ; l’employabilité pour que ce FT soit utile aux chefs d’aujourd’hui et irrigue l’intégralité de la production doctrinale future, en appui de la réflexion tactique de l’armée de Terre sur le combat en mode SCORPION. Document fondateur du haut du spectre doctrinal, il a vocation à faire office de base pour le sujet qui est le sien, en livrant aux chefs tactiques les outils intellectuels de base pour penser, réfléchir à leurs dilemmes opérationnels particuliers et les résoudre par une décision appropriée.

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Quel nouveau document fondateur de l’armée de Terre… LES FT NOUVELLE GÉNÉRATION

FT 02 NG a également bénéficié d’une relecture attentive et répétée des premières publications (FT 02 et 04) pour conserver les notions et thèmes incontournables, supprimer les redondances ou les items superflus et actualiser ceux qui auraient été trop marqués par les circonstances d’une époque. L’une des approches, complémentaire, a également consisté à s’inspirer d’un certain nombre de publications institutionnelles, ou non, et dont les éclairages sont apparus opportuns.

Grâce à ces approches et pour répondre à ces objectifs, FT 02 NG a l’ambi-tion de constituer un véritable « Bescherelle », une « grammaire » néces-saire à la réflexion tactique. Il s’attache donc très logiquement à définir les termes nécessaires, à les hiérarchiser, les discuter en proposant des arti-culations entre notions fondamentales. Dans un réflexe imprégné de Foch, il entend répondre à la question « De quoi s’agit-il ? » et apporte un soin particulier aux définitions, la première d’entre elles concernant la notion de tactique générale, cœur de sujet dont le périmètre pourrait être celui-ci :

Processus intellectuel débouchant sur une prise de décision prenant la forme d’une manœuvre, en vue de s’engager militairement pour remplir une mission reçue. Il vise à concevoir, décider puis conduire l’action combinée des différents moyens de combat, létaux et non létaux, afin d’obtenir un résultat déterminé contribuant, directement ou non, à la victoire sur l’ennemi.

FT 02 NG ne commencera cependant pas par livrer cette clé ex abrupto, mais pourrait proposer en premier lieu de remettre le sujet dans son contexte doctrinal plus large qui est celui des caractéristiques des engagements dans le milieu terrestre, des principes de la guerre, des notions de niveaux (stratégique, opératif et tactique) et de l’évoquer par rapport à sa meilleure ennemie que constitue la logistique. Il s’agirait là de comprendre le sujet « par le haut » selon le principe de la vue aérienne qui permet de savoir où se trouve le sujet et quels sont ses rapports avec les concepts voisins.

Pourrait venir ensuite une vision à partir du sol, proposant les définitions de l’ensemble des notions qui constituent le cœur de la tactique générale : la manœuvre, l’effet majeur et le centre de gravité, les styles d’approche (directe, indirecte, par les effets) et les modes tactiques, par exemple. La littérature militaire, réglementaire ou non, étant prolixe en la matière voire contradictoire, il conviendra de faire des choix, à tout le moins de s’entendre sur les définitions sans pour autant faire silence sur les autres acceptions, notamment lorsqu’elles apportent un éclairage intéressant. Le point clé de cette proposition de partie sera de bien montrer comment ces notions se complètent et s’articulent entre-elles. Une « carte » articulant les concepts pourrait être utile pour éclairer la construction.

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Une troisième partie pourrait proposer ensuite de s’interroger sur la prise de décision, qui est l’apanage du chef, qui plus est « dans l’incertitude » et la complexité. L’idée serait de livrer des clés devant faciliter, à tout le moins guider, les chefs tactiques et leurs états-majors : les finalités de la tactique, qui pourraient être rebaptisées « lignes d’opérations du chef tactique », seraient de nature à constituer un cadre utile pour faire face à la complexité : aux classiques mais éclairants mantras proposés par FT 02 et 04 (contraindre l’adversaire, contrôler le milieu physique et humain et influencer les perceptions), pourrait être ajouté « agir avec/sur les alliés » en raison du cadre toujours international des engagements. À ce cadre définit par ces lignes d’opérations, s’ajouteraient quatre à cinq impératifs en remplacement des invariants et des facteurs de succès qui, si l’on voyait plus ou moins bien leur utilité, demeuraient non discriminés, de pieds différents et restaient de ce fait quelque peu « en l’air ». Quatre impératifs du haut du spectre tactique pourraient opportunément les remplacer : comprendre, maîtriser les délais, prendre et conserver l’ascendant (notions d’initiative, de surprise, de sûreté et de prise de risque), optimiser l’emploi des moyens (par l’unicité du commandement et de la manœuvre et par la définition d’un effort, la création d’un rapport de force et l’adoption d’un échelonnement adapté).

Enfin, poursuivant son développement du général au particulier, FT 02 NG aborderait les questions de modalité de la mise en œuvre, en s’efforçant de ne pas trop entrer dans le détail, encore moins de tomber dans l’écueil des schémas ou des recettes : la combinaison interarmes, les notions de mission, tâche, effets à obtenir ; la manœuvre constituerait le cœur de cette dernière partie. Elle reprendrait le contenu de FT 02 en regroupant les notions de réserve, déception et l’articulation entre « prendre l’ascendant » et « produire les effets ». Enfin, la description des fonctions opérationnelles et de leur apport au combat interarmes, comme celle des niveaux tactiques de commandement et d’emploi pourraient clôturer ce FT 02 NG, sans avoir cependant fait l’objet d’un bon toilettage.

Du point de vue du CDEC, ce projet de document fondateur portant sur la tactique générale ne se substituerait pas au cours de tactique générale de l’école de guerre Terre actuellement en cours d’élaboration, mais constitue-rait le recueil des connaissances de base qui devront être complétées par celui-ci, les documents de doctrine, les cours tactiques des organismes de formation et la lecture des ouvrages des grands auteurs.

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Les forces terrestres nouvelle génération (FT NG)

La réécriture des FT 01 et 03 sous la forme d’un « FT Emploi »

Colonel (R) Claude FRANC, CDEC, division doctrine, chargé de mission

R édigé en 2007 pour le premier, en 2013 pour le second, ces deux documents fondateurs du corpus doctrinal, FT 01 « Gagner la guerre, gagner la paix » et FT 03, « L’emploi des forces terrestres

dans les opérations interarmées » méritaient d’autant plus un toilettage en profondeur, que les conditions même, sinon la finalité, de l’engagement militaire ont largement évolué depuis cette époque.

Plus qu’une simple synthèse de deux documents antérieurs, le nouveau FT « Emploi » dont la parution est prévue cet automne, constitue bien un nouveau document fondateur prenant en compte les dernières publica-tions en la matière, tant au niveau interarmées qu’interministériel, et dont les références apparaissent d’ailleurs de façon très explicite dans le plan de l’ouvrage.

C’est ainsi qu’après avoir rappelé le cadre général de l’action, dont il sera fait état plus loin, l’ouvrage débute par l’apport des forces terrestres (FT) aux fonctions stratégiques telles que définies par le concept interarmées d’emploi des forces ; ensuite l’ouvrage expose l’apport des forces terrestres aux différentes capacités opérationnelles définies par la « revue stratégique » de 2016. Comme il est aisé de le constater, ce document fondateur de la doctrine d’emploi des FT, s’inscrit résolument dans une logique inter armées, voire inter agences.

Ensuite, le corps du texte se lance dans la description des facteurs de supériorité opérationnelle tels que définis par le document de prospective de l’armée de terre « Action terrestre future », qui, même s’il ne constitue pas à proprement parler un document de doctrine, mérite tout de même d’être considéré comme un document de référence en la matière.

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Enfin, toujours en référence au contexte interarmées des opérations, le document illustre les capacités d’intégration vis-à-vis des autres armées que possèdent les FT.

Il est donc naturel et logique que le contexte de l’engagement des FT insiste fortement sur son aspect sera systématiquement interarmées, quasi invariablement multinational et avec une dimension interministérielle toujours marquée. Ce constat est lié au fait que le contrôle dans la durée d’un espace géographique demeure en effet toujours un enjeu stratégique incontournable pour toute action militaire.

L’idée directrice qui sous-tend l’intégralité du raisonnement développé tout au long du document est la suivante : la pleine capacité de la composante terrestre est également fonction de la capacité des composantes voisines, liées autres milieux, à délivrer les effets attendus. La composante terrestre agit donc, au sein de la manœuvre interarmées, soit en appui soit comme bénéficiaire des effets délivrés. À cet égard, elle offre au commandant de l’opération quelle que soit sa posture, une réelle capacité d’intégration des effets au niveau tactique.

Les cadres d’emploi des FT peuvent être très variés. Alliant celui de l’engagement sur le territoire national, dans le cadre de réquisitions des autorités administratives à l’intervention possible en coalition dans le cadre de la mise en œuvre de l’article 5 de l’OTAN (voir de l’article 7 de l’ONU), les FT doivent être à même de pouvoir s’adapter à des conditions opérationnelles d’emploi très variées. Cette spécificité n’appartient d’ailleurs pas à la seule composante terrestre, et demeure largement partagée par les autres composantes.

Le milieu terrestre recouvre 20 % environ de la surface terrestre. La totalité de la population humaine y vit et y développe son activité. Ce développement dépend notamment depuis l’Antiquité1, pour les pays possédant une façade maritime, de leur capacité à assurer la sûreté de leurs lignes de communications maritimes. Il dépend aussi du libre accès au milieu aérien depuis un siècle environ. Depuis l’avènement de la radio transmission, la libre disposition de l’accès aux champs électromagnétiques constituait un enjeu majeur mais, phénomène plus récent, le libre accès à l’espace numérique et aux données représente aujourd’hui un enjeu nouveau. Enfin, la dépendance des activités humaines aux capacités spatiales a imposé l’espace comme enjeu de puissance

1 Problématique de l’opposition entre Sparte et Athènes dont l’exposé par Thucydide dans la Guerre du Péloponnèse n’a guère pris de rides depuis vingt-cinq siècles.

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La réécriture des FT 01 et 03… LES FT NOUVELLE GÉNÉRATION

Ainsi, l’accès à tous ces milieux, à défaut de leur libre disposition, est une condition nécessaire mais non suffisante à toute action militaire.

En conséquence, tous ces milieux influent directement sur la manœuvre de la composante terrestre, ce qui signifie que la conception de toute manœuvre terrestre doit les intégrer.

Cette intégration joue notamment aux points de jonction des milieux terrestre et maritime par l’amphibie et des milieux terrestre et aérien pour les opérations aéroportées.

Il importe donc que le dialogue interarmées tenu aux niveaux stratégique et opératif soit poursuivi vers le bas jusqu’à l’intégration et la coordination des effets au niveau tactique.

Il en ressort que le milieu terrestre, point d’application par essence de l’action militaire terrestre, se trouve marqué par un très fort degré d’hété-rogénéité.

L’environnement physique terrestre recouvre des ensembles d’une extrême variété allant des zones polaires arctiques jusqu’aux grands déserts, en passant par des terrains plus coupés voire des zones urbanisées, ce qui présente des difficultés en termes d’engagement militaire terrestre. Les FT doivent donc disposer de savoir faires et d’une capacité d’entraî-nement les rendant aptes à être engagées dans toutes ces conditions, avec des systèmes d’armes non spécifiques et qui doivent donc être polyvalents en termes de spécificité de la zone d’engagement en question.

À cette hétérogénéité physique s’ajoute une très grande diversité humaine. Les peuples, au milieu desquels les FT sont amenées à être déployées et engagées, se trouvent porteurs de cultures, de valeurs, voire de convictions, souvent très différentes de celles portées par notre nation, parfois même totalement opposées. Les forces terrestres doivent donc être préparées à interagir dans ce contexte et à comprendre les questions posées par cette diversité, à défaut d’y apporter une réponse.

Au sein de ce milieu non homogène, la zone urbaine regroupe toutes les complexités (densité de population, centralisation des centres de décision, convergence des axes de communication, concentration d’objets connectés, isolement des combattants, ubiquité de la menace…) qu’elles poussent à leur paroxysme. Elle possède de plus une dimension symbolique. (Delenda Carthago est) depuis que la guerre existe (la guerre de Troie).

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S’agissant de l’adversaire, l’analyse des conflits récents nous fait observer que sa nature n’est pas clairement marquée par une typologie déterminée. L’utilisation délibérée de la combinaison concomitante dans l’espace et dans le temps de capacités structurées de type conventionnelles et de moyens de déstabilisation de l’adversaire pouvant faire la part belle à la subversion ainsi qu’à l’influence, l’action sous couverture rend encore plus complexe la résolution des crises. Aussi, les FT doivent être équipées et entraînées autant pour pouvoir faire face à un ennemi symétrique, équipé pour dénier à la force interarmées ses facteurs de puissance traditionnels que pour s’opposer à un adversaire subversif, de nature asymétrique.

Elles doivent en outre être formées et entraînées à pouvoir passer sur un même théâtre et lors d’une même campagne d’une posture d’affrontement symétrique à une autre.

Aujourd’hui, on ne peut que constater la résurgence d’adversaires symétriques, le développement de menaces dissymétriques, et la persistance des conflits asymétriques : prégnante dans le temps long de notre histoire, mais extrêmement réduite depuis le début des années 1990, la possibilité d’une menace existentielle sur notre pays ou un de nos alliés ne peut plus être considérée comme seulement hypothétique. À ce titre, même si son occurrence est faible, la perspective d’un conflit total2 exigeant l’ensemble des ressources des nations et impliquant tous ses instruments de puissance n’est plus à écarter. Il s’agirait alors de préserver les intérêts existentiels du pays ou d’un allié face aux agressions de tous ordres d’un adversaire potentiel détenant un niveau militaire comparable voire une supériorité dans certains segments du conflit. De surcroît, les évolutions technologiques (intelligence artificielle, armements autonomes…) et leur diffusion vont modifier profondément la conception et la conduite des opérations, tout en amplifiant le spectre des menaces. En corollaire, de nouveaux lieux de conflictualité apparaissent : espace et cyberespace.

In fine, dans un tel contexte, la « persistance », caractéristique majeure et constitutive des FT, en fait un instrument irremplaçable de la puissance militaire. En effet, si des forces aériennes, navales ou même électroniques peuvent bien empêcher un adversaire d’exercer le contrôle effectif d’un territoire, seule une autre force terrestre peut s’y efforcer. Les FT conservent alors bien un rôle central, en étroite collaboration avec tous

2 Il s’agit du concept OTAN de Maximum Level of Effort (MLE) qui prévoit l’application de toutes les ressources (all in), dans tous les domaines (all domain) et l’utilisation des instruments de puissance civil, diplomatique et économique au profit de l’instrument militaire, afin de faire face à une menace existentielle (existential threat). Ce cadre conflictuel dépasse la Major Joint Operation + (MJO+) et constitue le niveau maximum d’effort de l’OTAN.

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La réécriture des FT 01 et 03… LES FT NOUVELLE GÉNÉRATION

les acteurs du théâtre d’engagement. De nombreuses organisations (pseudo-États ou non-étatiques) qui revendiquent leur part de territoire se multiplient. Cet ennemi qui est de plus en plus présent ne porte pas seulement sa lutte par des actions spectaculaires (attentats, IED3…), mais possède également la volonté de mener un conflit armé. Celle-ci signifie le retour à un conflit ouvert. Il faut alors disputer un espace de manœuvre avec, pour notre part, un volume de force taillé au plus juste.

On ne peut que conclure avec l’amiral Guillaud, ancien chef d’état-major des armées, qui s’exprimait en ces termes lors d’une audition par la commission de la Défense de l’Assemblée nationale :

« L’action au sol restera déterminante et le rôle de l’armée de Terre primordial : demain comme aujourd’hui, c’est au sol que se gagneront les guerres. […] il faut être prêt à agir dès le premier jour et à combattre tout en se déployant. Notre action au sol visera une empreinte optimisée, en volume et dans le temps. La réactivité, la polyvalence et la mobilité seront les atouts majeurs de nos forces terrestres. »

3 IED : Improvised Explosive Device – Engin explosif improvisé

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Le partenariat militaire opérationnel (PMO)

Le PMO, une tradition française garantissant l’appui du partenaire sans remettre en cause

le combat de haute intensité ?

Colonel Pierre BERTRAND, CDEC, division doctrine

L es deux mon général… ! Car il s’agit ici de démontrer toute la richesse et la pertinence du PMO et ses nombreux avantages. En effet, dans sa conception le PMO est bien destiné à accompagner le partenaire

militaire dans toutes les formes d’opération, qu’elles relèvent du bas du spectre, jusqu’à celles appartenant au haut du spectre (combat haute intensité). La France trouve ainsi la réponse et la justification à cet apparent dilemme historique remontant à la création de l’armée d’Afrique (1830) : disposer d’une armée à double vocation, destinée à défendre aussi bien son territoire qu’à intervenir outremer. « Corps blindé-mécanisé » destiné au combat haute intensité (prioritairement en Europe orientale aujourd’hui) et « Corps expéditionnaire » dédié aux interventions plus rapides (priori-tairement en Afrique) peuvent donc coexister au sein de l’armée de Terre et c’est le même soldat qui, pourrait-on dire, « opérera à Paris comme à Vilnius aussi bien qu’à Gao »1.

Le PMO, sans faire preuve de flagornerie à l’égard de nos autorités ni d’auto-satisfaction, apparaît donc comme une très bonne idée. Mais la France est connue pour être forte et fertile en bonnes idées, mais moins efficace en travaux pratiques… Le projet aboutira-t-il ? Sera-t-il mené à terme ? À cet effet, il faudra que les différents organismes ayant à en traiter du ministère des armées se fédèrent… Il faudra aussi que les ministères impliqués apprennent à davantage et surtout mieux coopérer. La propriété abusive et sans partage de certains dossiers par certains ministères et services, les traditionnelles – mais pas inévitables – querelles de clocher et de chapelle,

1 On observe à cet égard que les Britanniques ont adopté une organisation différente avec des unités spécifiquement dédiées au SFA.

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le corporatisme, l’administration (qui ne sait pas toujours travailler avec le monde civil), le manque de moyens chronique… ne risquent-ils pas de faire accoucher la montagne d’une souris, selon la fable de Lafontaine ?

1. L’héritage : Lyautey précurseur de l’approche globale et adepte de la stratégie indirecte

« Si vous pouvez m’envoyer quatre médecins de plus, je vous renvoie quatre bataillons ».

Cette citation attribuée au maréchal Lyautey, si elle est apocryphe, n’en est pas moins révélatrice du style et de la méthode Lyautey, bien en avance sur son temps. En effet, à l’époque coloniale, les forces indigènes contribuent dans le meilleur des cas à la sécurité et à la stabilité intérieure, quand il ne s’agit pas de former un renfort décisif aux troupes métropolitaines2. De même que cet officier renouvellera l’approche des relations avec les subordonnés et les appelés du contingent3, on peut affirmer que sa conception de l’œuvre coloniale est déjà originale pour l’époque et présente même de nombreuses similitudes avec le PMO tel qu’il est défini aujourd’hui, d’où l’intérêt de commencer par Lyautey, qui s’il n’est pas le seul à faire évoluer les choses (Gallieni et d’autres pourraient être cités), peut être considéré comme le véritable précurseur en la matière et sans doute le plus emblématique.

Ainsi Lyautey préconise-t-il l’usage minimal de la force et l’importance du travail politique et socio-économique. Il démontre ainsi qu’on ne prend pas de la même manière un village si on doit seulement le conquérir ou bien l’administrer dans la durée… Sa conception de la pacification qui repose déjà sur « l’approche globale » s’appuie sur une vision globale et multidimensionnelle intégrée dans une approche politique, diplomatique, économique et sociale, et une compréhension profonde du contexte, et notamment du milieu humain (hiérarchie et réseaux d’influence).

En définitive, il s’agit surtout d’agir non pas aux dépens mais au profit des populations et d’adopter autant un comportement d’administrateur et de diplomate que de soldat.

2 Approche conceptualisée par le général Mangin dans son ouvrage La Force noire (1909). Rappelons le rôle fondamental de l’armée d’Afrique durant la Première, et plus encore lors de la Deuxième Guerre mondiale.

3 Dans Le rôle social de l’officier, Lyautey préconise d’envisager le service militaire universel comme « le complément salutaire de toute éducation ».

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Le PMO, une tradition française garantissant l’appui du partenaire… LE PMO

Par ailleurs, et cela le rend d’autant plus « moderne », Lyautey prône la stratégie indirecte dans sa conception de la pacification. Bien qu’en permanence confronté à l’insoumission du bled Siba, il préconisera toujours d’agir par influence depuis les zones ralliées plutôt que de monter des opérations directes de réduction des poches de dissidence. Il loue d’ailleurs le système colonial britannique4 dont il vante la souplesse de la doctrine et l’initiative laissée aux subordonnés.

Aucun militaire français de ce rang et porteur d’autant de responsabilités n’aura œuvré et réfléchi autant à cette problématique. La réflexion actuelle sur le PMO menée au sein de l’armée de Terre, mais également chez nos principaux alliés et dans l’OTAN (concept SFA pour Security Forces Assistance), peut donc s’imprégner favorablement de l’esprit de Lyautey. Mais, s’il s’agit bien in fine de « Gagner les cœurs et les esprits » (maréchal britannique Gerald Templer), le processus de pacification, sans être délié, n’est pas une composante du PMO. En effet, le PMO aujourd’hui doit se comprendre comme une action produite au profit, en appui ou bien avec le partenaire.

2. Le PMO à la française

Le PMO est le nouveau terme appelé à remplacer l’AMO (Assistance militaire opérationnelle), dont le terme assistance a été jugé désormais inadapté dans une relation voulue plus décomplexée, mais aussi plus dynamique, avec les anciennes colonies devenues nos alliés. Le PMO comprend deux volets qui se veulent complémentaires :

• la coopération opérationnelle proprement dite qui vise à appuyer les forces étrangères déployées au titre d’une intervention ;

• la coopération structurelle conduite dans un environnement non-hostile qui se comprend dans le sens d’une coopération structurelle relevant davantage aujourd’hui de la Direction de coopération de sécurité et de défense (DCSD) du Quai d’Orsay mais qui fait appel au personnel et aux compétences des forces armées et du ministère de l’intérieur.

4 « Chez eux, le fonctionnaire est le serviteur de l’homme d’entreprise, et il lui appartient de déblayer la route et de donner des moyens. Chez nous, le contribuable, le colon est fait pour le fonctionnaire… » (Lettres du Tonkin et de Madagascar).

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Le Centre Terre pour le Partenariat militaire opérationnel (CPMO), outil de synthèse de ces deux types de coopération, en cours de montée en puissance, vise à « offrir au commandement de niveau stratégique une expertise terrestre appuyant la planification et la conduite des actions de PMO aussi bien dans le domaine opérationnel que dans la coopération structurelle, et ce durant toutes les phases des opérations, et à mettre à la disposition du chef opérationnel sur le terrain un outil de coopération projetable et polyvalent spécifiquement dédié au PMO ». Les engagements actuels de l’armée française, qu’il s’agisse de Barkhane dans la bande sahélo-saharienne ou plus encore de Chammal au Moyen-Orient accordent une large place au PMO. Il s’agit bien de forger l’outil militaire d’un pays grâce à la coopération structurelle, de l’entraîner jusqu’à l’accompagner au combat via la coopération opérationnelle ou les opérations françaises en elles-même pour participer si nécessaire à ses côtés aux actions coercitives.

Au bilan, à la double mission d’antan « conquérir et coloniser » s’est substitué le couple « intervenir et stabiliser » complétant la fonction prévention à laquelle une action de PMO contribue. La stabilisation est devenue première, au point de figurer parmi les quatre grands types de modes d’action du militaire dans l’OTAN, et, pour certains, de remettre en question la notion de « bataille décisive »5. Les termes ont changé, mais les missions sont-elles fondamentalement différentes ? En effet, les notions de conquête et de colonisation – si l’on prend l’exemple de Lyautey – englobaient déjà dans l’esprit et dans la pratique un large spectre de missions allant des opérations d’intervention militaire traditionnelle à celles relevant aujourd’hui de la stabilisation (i.e. soutien au rétablissement de la sécurité publique, des pouvoirs publics, des infrastructures, des services et de l’économie…). Le soldat français d’aujourd’hui n’a pas à rougir de son action s’il se compare à ses glorieux anciens. Les procédures ont certes évolué et se sont formalisées, mais le style d’action et le comportement sur le terrain du soldat français conservent leurs spécificités.

3. Les enjeux du Partenariat militaire opérationnel (PMO)

Forte de son héritage et de ses traditions, la France n’a ainsi pas attendu les Américains et l’OTAN pour se pencher sur la question du partenariat et de la coopération, comme la création des ENVR l’atteste – et c’est une réussite à bien des égards. Cependant le changement, ou plutôt l’évolution, apparaît sans doute en termes d’ambition, de capacités et de procédures. Dans un

5 Voir à ce sujet l’article du LCL Georges Housset : « Histoire-bataille… Histoire-globale » dans Revue de tactique générale 1/2019 (pp. 43-52).

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Le PMO, une tradition française garantissant l’appui du partenaire… LE PMO

monde et une économie mondialisés, il faut également considérer le PMO comme une entreprise qui, si on veut la voir se développer, doit évoluer, et singulièrement dans le domaine financier. Un certain nombre d’enjeux colossaux se profile dans cette conquête de parts de marché.

Le constat sous forme de bilan (non exhaustif) :

1. Le PMO permet d’entrainer aujourd’hui nos alliés en BSS, en Irak ou encore au Liban ;

2. Le PMO est complémentaire du combat haute intensité ;

3. Le PMO joue bien la carte de « l’interopérabilité des forces terrestres dans tout le spectre des opérations militaires » avec les nations partenaires ;

4. Le PMO nécessite des moyens financiers colossaux que l’UE et d’autres organisations internationales possèdent.

Et quelques conséquences :

• La nécessaire conquête de ressources financières : le PMO, par défi-nition, doit aussi faire appel à d’autres budgets que ceux consacrés aux armées ou à la DCSD par le Quai d’Orsay. Ces ressources existent manifestement au sein de l’UE, mais également dans d’autres organisations. Malheureusement, cette culture et cette expérience de la conquête des parts de marché sont rares dans nos armées.

• Malgré son ambition louable, l’armée de Terre se heurtera à la question inévitable des ressources humaines allouées : quelle participation voulons-nous apporter à la coopération internationale sachant que nos structures de formation et d’entraînement sont taillées sur notre volume d’armée et disposent donc de personnel et moyens dédiés limités ? Se pose à nouveau la question de déterminer quelles sont les activités qui pourront être externalisées et celles qui ne le seront pas.

• La participation indispensable d’alliés européens, commencer par nos grands alliés, mais également les pays plus modestes, face à des concurrents redoutables tant par leur ambition que par leurs moyens.

• Le développement de l’esprit d’entreprise et la nécessaire évolu-tion des mentalités des cadres et soldats (qui est assez éloignée de celle du monde des affaires).

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Le partenariat militaire opérationnel (PMO)

L’approche doctrinale espagnole

Commandant José ORTEGA, Commandement de la doctrine

de l ’armée de Terre espagnole (MADOC)

Introduction

L es opérations de partenariat militaire opérationnel (PMO) jouent un rôle de premier plan dans la Défense Nationale espagnole, car elles contribuent à créer un environnement international plus stable et

plus sûr en contribuant à la stabilité et en renforçant la coopération avec les partenaires, en particulier dans les domaines d’intérêt stratégique pour notre pays.

L’armée espagnole s’engage actuellement dans des missions de stabilisation de l’UE en Afrique : EUTM-Somalie, EUTM-Mali et EUTM-République Centrafricaine (RCA), ainsi que dans le cadre de la formation des forces de sécurité irakiennes de la coalition internationale (Inherent Resolve). Elle mène également à bien des activités de coopération de sécurité au Sénégal, en Mauritanie et en Tunisie, qui font partie de la diplomatie de défense et la politique étrangère de l’État.

Des concepts fondamentaux

La publication doctrinale qui comprend la description, les lignes directrices et l’organisation du PMO selon la conception des Espagnols a été préparée sur la base des retours d’expériences des unités militaires et à l’aide de diverses publications de l’OTAN et des pays alliés, dont les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. De plus, elle bénéficie de l’expérience du personnel qui a été plusieurs fois engagé dans ce type d’opérations.

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Conformément à la définition de l’OTAN dans l’AJP-3.16, Doctrine Alliée Interarmées pour l’Assistance des Forces de Sécurité, il est mentionné dans la publication espagnole que le PMO est « un ensemble d’activités qui contribuent au développement et à l’amélioration des forces locales dans un pays hôte (HN), ses services et ses institutions associées dans les situations de paix, de crise ou de conflit armé ». Le but, en revanche, est de « renforcer les structures de défense du pays hôte afin de faire face aux risques et aux menaces qui menacent sa sécurité et sa stabilité, ainsi que de contribuer au renforcement de sa souveraineté ».

Contrairement à la doctrine française, au niveau interarmées, il n’y a pas de définition du concept de PMO pour les forces armées espagnoles. Ce qui nécessite d’utiliser la doctrine alliée pour effectuer la planification interarmées de ces opérations.

Les avantages de ces opérations sont communs à tous les pays qui contribuent à la stabilité internationale dans les domaines d’intérêt stratégique majeur. L’image de forces « interventionnistes » est réduite, ce qui renforce la légitimité de la mission et suscite un plus grand soutien de la part de l’opinion publique aux niveaux local et international. Les coûts de l’opération sont réduits, car l’exécution des tâches les plus exigeantes et l’engagement des unités au combat incombent davantage aux forces locales. En outre, ces opérations permettent d’intensifier les relations avec le pays hôte afin d’établir des liens de confiance facilitant la coopération et les négociations bilatérales.

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L’approche doctrinale espagnole LE PMO

D’autre part, ce type d’opérations n’est pas exempt de risques et de menaces, ce qui oblige la force d’assistance à mettre en place un système de sécurité pour la protection du personnel. On peut mentionner l’existence d’IED1 placés dans les quartiers les plus fréquentés lors de déplacement, les feux indirects et l’utilisation des explosifs RPAS2 contre des bases et des camps d’entraînement, les activités de terrorisme, l’espionnage, la subversion, le sabotage et le crime organisé. Cependant, la menace interne (Insider threat) est la plus exigeante, car elle affecte directement le déroulement des missions d’assistance et sape les liens de confiance entre les deux forces.

Lignes directrices et activités de la SFA

Les instructions à suivre pour réussir ce type d’opérations constituent la base de l’action de la force d’assistance :

• établir des liens de confiance ; la meilleure façon d’influencer les décisions de la force locale consiste à établir des relations fondées sur la confiance mutuelle, le respect et le sens commun ;

• être patient et tolérant ; les capacités du pays hôte en tant qu’insti-tution et de son personnel présentent, en règle générale, des lacunes importantes, en ce sens le personnel qui fournit l’assistance doit faire preuve de beaucoup de patience et respecter le rythme et les conditions de travail de la force locale ;

• promouvoir l’exercice du leadership à tous les niveaux pour former le personnel en suscitant l’initiative et la pro activité dans l’exercice de leurs fonctions ;

• préciser la conception de l’opération de manière à ce que les activités se concentrent sur les besoins de sécurité du pays hôte sur la base de son histoire, de sa culture, de sa religion, de sa population et de son cadre juridique ;

• susciter l’engagement du personnel de la force locale pour promouvoir le respect de ses obligations et renforcer leur sens des responsabilités.

1 IED : Improvised explosive device.2 RPAS : Remotely Piloted Aerial System.

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Le développement des différentes activités d’assistance devrait contribuer à ce que les forces locales deviennent autosuffisantes afin d’assumer pleinement les fonctions de sécurité et de défense du pays hôte. Dans la doctrine espagnole, 7 activités sont envisagées et, à l’exception de la dernière (partnering), elles coïncident avec celles de la doctrine de l’OTAN : générer, organiser, habiliter3, former et entraîner, conseiller, développer le mentoring et le partenariat (partnering). Parmi les plus saillantes, mentionnons :

• former et entraîner ; cela inclut la formation militaire du personnel et l’exécution de tâches d’entraînement individuelles et collectives. Les programmes élaborés et mis en œuvre par la force d’assistance sont adaptés au niveau de préparation de la force locale et four-nissent des connaissances dans des domaines d’intérêt spécifiques. De plus, chaque fois que la situation le permet, le système de « train the trainers » est appliqué pour maximiser l’assistance, tant en per-sonnel qu’en termes de durée ;

• conseiller, cela inclut les tâches d’orientation et d’appui au personnel de la force locale pour contribuer à l’amélioration de leurs résultats professionnels. Un aspect clé consiste à établir un climat de confiance et une bonne communication pour favoriser le travail d’équipe et influencer les décisions ;

• Mentoring, cette activité vise à développer le leadership du personnel aux postes de commandement. L’équipe de mentoring guide, conseille et dirige leurs actions pour améliorer leurs attitudes et leurs compétences. Les OMLT4 de la mission de l’OTAN en Afghanistan constituent un exemple clair du développement de ce type d’activités par les troupes espagnoles ;

• Partnering, c’est l’ensemble des tâches incombant aux deux forces, allant des exercices d’entraînement aux opérations, via un engagement mutuel. Ces activités, qui sont dirigées par la force d’assistance jusqu’à la fin de la période de transfert des responsabilités au pays hôte, ont un effet positif sur la construction de relations de confiance et permettent d’améliorer l’efficacité au combat.

3 En anglais correspond avec enable.4 OMLT : Operational Mentoring Liaison Team.

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L’approche doctrinale espagnole LE PMO

Structure de la force d’assistance

La composition de la force d’assistance pour chaque type d’opération dépend de la structure et du degré de formation des forces locales, de la situation en matière de sécurité dans la zone d’opérations, des possibilités de soutien logistique du pays hôte et de la situation finale souhaitée de l’opération. En ce sens, il peut y avoir des équipes d’instruction dont la nature et la spécialisation seront déterminées par les besoins opérationnels des unités de la force locale en termes de formation et d’entraînement. En outre, ces équipes ont la capacité de se déplacer dans la zone d’opérations et de fournir une assistance ponctuelle aux forces locales.

D’autre part, alors que les équipes de conseil créent des groupes de travail spécifiques avec leurs interlocuteurs pour apporter un soutien dans différents domaines (doctrine, organisation, soutien logistique, préparation, renseignement, etc.), les équipes de mentoring établissent une structure parallèle à l’unité de la force locale afin que chaque personne clé soit guidée et dirigée par un officier ou un sous-officier, y compris les chefs et les officiers ayant le commandement ou des postes dans le quartier général.

En ce qui concerne la sécurité, l’unité de protection protège les équipes contre les menaces internes, escorte des convois, effectue les tâches de sécurité et de contrôle d’accès à la base et aux centres de formation et organise la force de réaction rapide.

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Enfin, il sera nécessaire de déployer les propres capacités logistiques des forces locales afin de disposer d’une autonomie suffisante pour assurer le développement de l’assistance. Afin de réduire l’empreinte logistique, l’obtention des ressources et des services peut être réalisée par le biais d’un soutien logistique multinational, d’accords avec le pays hôte, de la sous-traitance ou encore de l’acquisition sur le marché local.

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L’ennemi générique

Un ennemi générique actualisé pour une préparation opérationnelle dynamisée,

relevant le défi des menaces modernes

Colonel (R) Jean-François COPPOLANI

Le nécessaire renouveau des supports de notre préparation opéra-tionnelle

D ans le cadre de la loi de programmation militaire 2019-2025, l’armée de Terre poursuit la remontée en puissance de sa préparation opérationnelle (PO) en axant progressivement son

effort sur l’entraînement au combat de haute intensité dans un contexte d’opération de coercition majeure, face à un ennemi conventionnel. Elle vient de le formaliser dans les objectifs de sa politique de PO.

« L’armée de Terre s’engage résolument dans une montée en gamme pour devenir une armée de référence en Europe d’ici 2025, capable d’agir dans la durée, en entrée en premier, en haute intensité et en coalition, et dont les critères de vérification s’articulent autour :

1/ D’un esprit guerrier facteur de victoire et de résilience ;

2/ D’un modèle complet apte à affronter tout type de menaces ; etc. »1.

Ces nouvelles menaces et leur contexte possible d’expression avaient déjà été perçus et mis en exergue dans le projet de référence « Action Terrestre Future » (ATF) publié dès septembre 2016. En conclusion : dominer l’adversaire – qu’il soit terroriste comme aujourd’hui ou potentiellement d’une autre nature demain – n’était plus acquis par avance.

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1 Politique de PO de l’armée de Terre 2019-2021, N° 504670/ARM/EMAT/OAT/BEMP/ACT/NP du 05/05/19.

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78 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

Notre supériorité militaire sera concurrencée, à la fois par des puissances mondiales et par de nouvelles puissances régionales qui consacrent d’ores et déjà de forts budgets de recherche et de développement aux segments hauts de la technologie militaire aéroterrestre (hélicoptères, blindés, feux dans la profondeur, robotique, munitions hypervéloces). Elle sera également contestée par la dissémination accrue de systèmes d’armes performants et nivelants, qu’ils soient antichars, antiaériens, antinavires ou de guerre électronique.

La dissipation des frontières entre les différentes formes de conflits se poursuivra. Si la distinction symétrie – dissymétrie – asymétrie restera pertinente dans l’absolu, le passage de l’une à l’autre de ces formes de conflictualité pourrait être plus fréquent et imposera alors une adaptation permanente des systèmes et des esprits. Les combats les plus exigeants techniquement face à un adversaire fortement armé ne peuvent plus être exclus.

Il devenait alors nécessaire que l’armée de Terre appréhende bien ces évolutions en cours pour les anticiper, d’une part sur le long terme dans nos travaux capacitaires, d’autre part à plus court terme dans notre préparation opérationnelle.

Les nouveaux objectifs de la politique de PO de l’armée de Terre sont ensuite déclinés dans les directives de PO des forces terrestres – DPOFT – rédigées par le CFT2, qui indiquent clairement qu’on ne s’entraîne pas dans l’absolu, pour acquérir des compétences ou savoir-faire qui seraient sympathiques ou agréables à exercer, mais face à des menaces concrètes et précises, ainsi que pour des conditions d’engagement vraisemblables au regard de notre environnement géopolitique. Il y a donc un « CONTRE QUI ? » qui doit être formalisé et modélisé.

Toutefois, la France n’a pas d’ennemi : elle poursuit une politique étrangère pacifique et promeut la résolution des conflits dans le cadre des institutions internationales. Hormis les unités en phase de MCF pour lesquelles le scénario joué a vocation à coller le plus possible aux conditions réelles que l’unité va rencontrer prochainement en opération3, tant son entraînement que sa formation doivent donc prendre de la distance par rapport à tel théâtre ou engagement particulier, d’autant que les engagements récents sont loin de couvrir la palette de situations et d’exigences évoquées supra.

2 DPOFT 2018 – 2021 N° 507573/CFT/DIV.FPE/BENTDR du 06/07/2018 et version 2019 en cours de finalisation.

3 D’où par exemple, la création il y a quelques années d’une FOB fictive à Canjuers pour préparer la projection en Afghanistan.

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Un ennemi générique actualisé pour une préparation opérationnelle L’ENNEMI GÉNÉRIQUE

Le « CONTRE QUI ? » est donc représenté par un ennemi d’exercice, lui-même construit ad hoc à partir d’un support doctrinal qui est « l’ennemi générique pour l’entraînement et l’instruction des forces terrestres ». Dans cette même philosophie, le CENZUB a été conçu pour représenter des paysages urbains génériques.

Cet ennemi générique était décrit jusqu’à présent par la collection du TTA-808 (devenu avec le temps EMP 20.611 puis DFT 7.2.1 pour les tomes successifs). Initié en 2004 pour une publication de la partie principale en 2006, ce TTA avait été conçu avec des objectifs un peu différents, dans un contexte géopolitique différent. Les équipements militaires décrits y sont naturellement dépassés et les nouvelles technologies ainsi que les nou-veaux domaines d’engagement n’y sont pas ou peu représentés. Il est donc devenu obsolète.

Le nouvel ennemi générique de l’armée de Terre

Une nouvelle collection est donc mise cet été à la disposition des états-majors, unités et écoles sous l’appellation de DFT 7.2.1 (b).

Dans la ligne des directives du CEMAT et prenant en compte que l’objectif structurant des évolutions de l’armée de Terre à court et moyen terme est la mise sur pied et l’appropriation de la capacité SCORPION, la « cible prioritaire » est le groupement tactique interarmes (GTIA) SCORPION dans le combat de haute intensité. La collection lui fournit donc de la matière à la réalisation d’exercices, sans s’interdire d’introduire des capacités adverses modernes et puissantes auxquelles il pourrait être confronté, soumettant ainsi son endurance, sa réactivité et même son imagination à l’épreuve.

Elle conserve l’esprit de « boîte à outils » de la collection précédente, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un produit tout fait, imposant une armée immuable agissant dans le cadre d’un scénario unique se déroulant sur l’arrière-plan d’un country book4 défini. Au contraire, elle offre une panoplie d’ingrédients que le concepteur d’exercices devra s’approprier et mettre à profit pour réaliser le support ad hoc dont il a besoin pour sa PO. Certaines composantes seront traditionnelles et très objectives : organigrammes, schémas tactiques traditionnels avec termes de mission connus, etc. D’autres ont un caractère plus subjectif, notamment pour certaines menaces nouvelles (cyber, influence notamment), et ont vocation à fournir un support et un canevas pour des MEL-MIL5.

4 La DFT 7.2.1 (b) n’offre pas de country book, donc ne concurrence pas les scénarios OTAN de type SKOLKAN.

5 Main Events List – Main Incidents List dans le formalisme OTAN d’animation des exercices.

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80 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

Les 7 tomes de cette collection sont les suivants :

� Le tome 1 présente la finalité et le mode d’emploi de la collec-tion et regroupe, en les nuançant selon le cas, les caractéristiques communes de ces adversaires génériques.

� Le tome 2 présente une série de scénarios génériques dignes d’intérêt au regard des crises actuelles et envisageables à court et moyen termes. Ces scénarios génériques sont raisonnés et spécifiés par des tableaux d’utilisation pratique. Ils ont vocation à servir de point d’appui pour la rédaction de scénarios concrets pour des séances de formation ou des exercices.

Quatre sous-systèmes d’ennemis ont été retenus, caractérisés par une menace-type à laquelle a été associée une force dotée d’une appellation conventionnelle :

� TITAN : armée étatique de haut niveau et du haut de spectre – PUISSANCE (tome 3).

� MERCURE : armée étatique de 2e rang / dissymétrique – EMER-GENCE (tome 4).

� TANTALE : force armée non étatique – NUISANCE (tome 5).

� DEIMOS : ennemi non conventionnel – VIOLENCE (tome 6).

TITAN – la brigade dans l’attaque en souplesse en zone urbaine.

ATTAQUE ENSOUPLESSE T2

II

II

II

II

IIII

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Un ennemi générique actualisé pour une préparation opérationnelle L’ENNEMI GÉNÉRIQUE

La collection est complétée par un tome 7 regroupant les différents maté-riels et équipements, de manière synthétique et pédagogique orientée vers la PO. En effet, la diversité des fournisseurs s’avérant une règle géné-ralisée dans le monde actuel, cette diversité a été reprise pour l’ennemi générique et cette présentation s’avère alors plus pratique et économe en volume.

Cette collection va bien au-delà d’un simple « toilettage » du TTA-808. Si MERCURE correspond en partie à une modernisation de GLAISE face auquel nous nous retrouverions en situation de combat dissymétrique en notre faveur, TITAN mérite bien son nom en représentant un adversaire « du haut du spectre » qu’une force terrestre ne pourrait confronter que dans le cadre d’une coalition de type OTAN. La force terrestre est mise à l’épreuve à la fois dans le domaine du combat blindé et mécanisé classique, mais aussi dans les domaines NRBC, influence, cyber, drones, etc.

La vision présentée tant pour TITAN que pour les autres n’est pas statique mais elle offre des perspectives sur l’échéance 2030 en évoquant les menaces susceptibles d’entrer en service d’ici cette échéance. Cette présentation n’est pas de la science-fiction : elle s’appuie sur des études de notoriété publique6 en cours dans les principales grandes nations

6 D’une manière générale, pour faciliter la manipulation du document jusqu’aux plus bas échelons, les différentes parties restent du niveau DR et toutes les informations sur les matériels sont du domaine public.

Tome 1 :GÉNÉRALITÉS

Tome 7 :MATÉRIELS

GAC

Tome 3 :TITAN

Tome 4 :MERCURE

Tome 5 :TANTALE

Titre 4Manœuvre

Titre 1Politique et doctrine

Titre 3Organisation

Titre 2Facteur humain

Intro / résuméGAT GAR

Tome 2 :SCÉNARIOS

Tome 6 :DEIMOS

Pour lesconcepteurs

Pour lesunités

Pour tous

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productrices d’armement. En outre, des menaces qui semblent lointaines peuvent acquérir rapidement une actualité douloureuse : on l’a bien vu récemment en Irak avec la menace micro-drones /nano-drones.

TANTALE ne représente pas une armée régulière, mais est du niveau d’une guérilla très consistante, qui n’hésite pas devant l’emploi de modes d’action terroristes, sans se reconnaître de limites de théâtres d’opérations.

L’ennemi DEIMOS a fait l’objet d’un traitement particulier. Sous l’impulsion d’un mouvement idéologique transnational7 décrit en début de tome 6, il a été décliné selon le critère discriminant du mode d’action. Il est ainsi divisé en deux sous-groupes :

� Des Groupes Armés Terroristes, GAT, dont l’objectif est directe-ment la destruction / l’affaiblissement par la terreur de la société visée pour s’y imposer. Pour cela, ces GAT cherchent à neutra-liser les structures étatiques en frappant aussi bien les forces régaliennes que la population.

� Des Groupes Armés Radicalisés, GAR, dont l’objectif est de désta-biliser la société dans laquelle ils évoluent par des protestations/actions revendicatrices violentes (créer des clivages, une insécurité permanente, prouver l’incapacité de l’État concerné). Pour cela, ils cherchent à créer des conditions d’insécurité suffisantes pour décrédibiliser les forces régaliennes.

Ces deux groupes s’appuient à l’occasion sur des Groupes Armés Criminels (GAC) qui leur apportent appui et soutien.

Si une force terrestre se trouverait inévitablement confrontée aux GAT sur un théâtre où ils sont actifs, le combat contre les GAC et les GAR est naturellement du ressort des forces de sécurité intérieure (FSI). De nombreuses expériences en OPEX montrent toutefois que nos forces sont regardées comme des « empêcheurs de tourner en rond » par les GAC et GAR locaux, ce qui conduit à des confrontations inévitables, au moins occasionnelles. Il faut donc s’y préparer. Le fait que les actions hostiles ne reconnaissent aujourd’hui plus de frontières et que DEIMOS ou d’autres puissent avoir des retombées ou métastases sur le théâtre national est également évoqué.

7 Cette composante est peu développée car elle ressort davantage de la construction d’un scénario / d’un country book particulier.

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Un ennemi générique actualisé pour une préparation opérationnelle L’ENNEMI GÉNÉRIQUE

Ces adversaires semblent très divers et le sont en effet, mais, comme indiqué dans ATF, ils présentent de nombreux facteurs communs de dangerosité et de modernité et peuvent s’appuyer les uns sur les autres, dans une politique de relais ou d’alliances objectives de circonstance. Tout ceci est largement développé dans le tome 1.

Commentaires sur l’emploi et l’utilisation

Le lecteur intéressé constatera rapidement que cette « Encyclopedia Inimicorum » est très consistante, voire pourra paraître indigeste. Elle n’est pas directement d’emploi immédiat pour tout un chacun. En revanche, ce travail détaillé et fortement analytique, très structuré, met à disposition une mine d‘informations que les équipes chargées de concevoir et animer des exercices pourront exploiter avec profit.

Il y a donc un travail d’appropriation à faire. Les rédacteurs ne revendi-quant aucune forme de propriété intellectuelle sur l’ouvrage, le texte peut être découpé, repris et réadapté par les rédacteurs d’exercice. À cet effet, en sus de la version officielle de référence, une version numérique et les présentations d’origine des schémas seront mis à disposition par le Centre du Renseignement Terre (CRT)8 sur son site Intradef.

En outre, le CRT réalisera progressivement des aide-mémoire présentant de matière pratique et synthétique les données et schémas essentiels9 (priorité TITAN). Cet aide-mémoire, lui aussi générique, ne devra pas empêcher les utilisateurs de composer leur propre aide-mémoire personnalisé, adapté à leur niveau et leur besoin. Enfin, un travail sera accompli, en lien avec la DRHAT, pour en déduire progressivement une application pédagogique en ligne utilisant le progiciel Form@T bien connu des Écoles.

Si nous savons conceptualiser, décrire et représenter schématiquement l’engagement symétrique classique (symboles de l’AAP6, signes et termes de mission etc.), c’est d’autant moins vrai que l’engagement est plus asymétrique, à commencer par les « termes de mission » ENI. En zone urbaine, on ne peut ignorer le facteur urbain, dont la représentation en 2D représente un défi. Aussi, si la collection a un caractère de « précis doctrinal des ennemis potentiels », la question de la représentation du combat de TANTALE et a fortiori de DEIMOS n’a trouvé qu’une réponse

8 COMRENS - Strasbourg.9 Disponible également sur son site Intradef.

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partiellement satisfaisante et revêt un caractère expérimental. En fonction des retours argumentés, ces modes de représentation pourront être enrichis ou amendés.

Il y a là un chantier d’intérêt pour notre réflexion tactique, qui déborde largement l’ambition de cette collection. Toutefois, elle comporte une série de propositions sur lesquelles le CDEC sera intéressé de disposer de retours, susceptibles d’être capitalisés dans le cadre de travaux ultérieurs.

GAT – Déclenchement EEI sur cible dans le cadre de « l’attaque complexe ».

Enfin, il est bon de rappeler que si l’ennemi générique n’est pas fantaisiste et a été réfléchi, s’il a fait l’objet d’un travail collectif étendu réunissant une grande variété d’expertises, il n’en reste pas moins complètement fictif et la collection n’est pas un document de renseignement. Le lecteur intéressé par les menaces réelles et d’éventuels travaux de prospective doit se reporter aux organismes compétents (DAS, DRM, COMRENS/CRT pour l’armée de Terre).

Conclusion

L’objectif de l’EMAT étant la prise en compte de ces adversaires dès le cycle de PO 2019-2020, il y a lieu pour leurs utilisateurs de s’y intéresser sans tarder. En effet, leur application aux utilisateurs finaux (personnels en formation/unités à l’entraînement) passe nécessairement par la médiation de ceux qui vont devoir reprendre les thèmes d’exercices (BOI, EM, instructeurs), ce qui peut constituer un travail conséquent, demandant du temps et de la progressivité.

S

S

S S

S S

Cache logistique

SPY

SPY

SPY

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Un ennemi générique actualisé pour une préparation opérationnelle L’ENNEMI GÉNÉRIQUE

Par ailleurs, il n’est pas immédiat de percevoir de manière exhaustive le besoin précis d’un lectorat étendu, même si la consultation a été elle aussi large. Aussi :

� un processus d’évolution progressive via le retour d’expérience des utilisateurs sera mis en place pour, dans le cadre du concept actuel, mener des ajustements et des actualisations permettant de coller au mieux à l’évolution du besoin et des informations disponibles. Premier objectif : une V2 à l’été 2020 ;

� des études particulières viendront développer progressivement certains points jugés d’intérêt pour les forces terrestres.

Au fur et à mesure que ce nouvel ennemi générique entrera en vigueur et contribuera à l’évolution du combat dont la Brigade interarmées (BIA) SCORPION sera à terme l’acteur et le bénéficiaire, l’armée de Terre aura gagné en puissance, performance et réactivité face aux menaces contemporaines.

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L’ennemi générique

Ne méprisons pas notre ennemi

Chef d’escadrons Yann MONSEGU, CDEC, École de Guerre-Terre, stagiaire de la 132e promotion

T rident Juncture 2018 : forces de l’OTAN, Norvège, 50 000 participants (dont près de 3 000 français), combats de haute intensité sur un scénario de défense collective (article 5). Vostok 2018 : forces

armées russes, Sibérie et Extrême-Orient russe, 300 000 participants, combats de haute intensité sur un scénario opposant deux coalitions majeures.

L’année 2018 aura ainsi vu deux exercices interarmées multinationaux d’ampleur se dérouler, sur des scénarios de combat de haute intensité, de la façon la plus réaliste possible : forces adverses en nombre et agissant selon le principe de la double action1, entraînement sur terre, en mer et dans les airs, phases de déploiement logistiques jouées en conditions réelles sur des distances significatives, etc.

Le retour à de tels exercices majeurs montre combien les grandes puissances accordent d’intérêt à l’entraînement de leurs forces, dans un cadre le plus réaliste possible, face à un ennemi offrant une vraie difficulté tactique pour les participants. Et un tel déploiement de forces n’a de sens que parce que cet ennemi existe.

« Ami est quelquefois un mot vide de sens, ennemi, jamais ».

Victor Hugo, Tas de pierres.

1 Chacun des camps opposés dans l’exercice manœuvre de façon autonome et libre, l’un contre l’autre.

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L’ennemi, si l’on en croit le dictionnaire, se définit comme une personne qui veut du mal, qui est hostile ou encore comme un groupe qui combat dans le camp opposé. S’arrêter à cette approche est pourtant réducteur de ce que représente un ennemi, de son utilité, voire de sa nécessité. Dans son acception militaire, l’ennemi pourrait dès lors être considéré comme l’indispensable, comme « une évidence et une nécessité »2, sans lequel le soldat n’aurait de raison d’être.

Dans ce cadre, il semble se dessiner l’inévitable besoin pour le militaire de se construire dans une dialectique vivante avec cet « Autre » qu’est l’ennemi. Dans cette adversité fondamentale, il ressortira qu’il n’est donc nul besoin de mépriser ce « négatif » idéal qu’il faut au contraire connaître, dont il faut deviner les pensées et in fine, face auquel il faudra s’opposer.

Parvenir à connaître intimement cet adversaire ne peut attendre le dernier moment, le moment du choc. Cela se prépare, s’apprend, se construit et prend du temps.

De la nécessité d’une adversité pour se définir

Se définir comme peuple, comme Nation, comme État ne peut que difficilement s’envisager sans faire référence, au-delà de ce qui rassemble (langue, culture, histoire, etc.), à ce qui différencie voire oppose. Se définir

2 Thierry Marchand, « Éditorial », in Inflexions, n° 28, 2015, p. 8.

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Ne méprisons pas notre ennemi L’ENNEMI GÉNÉRIQUE

comme « ensemble », c’est en effet poser un certain nombre de postulats communs, qui, par essence, vont entrer en opposition avec un « autre ensemble ». De ces oppositions peuvent d’ailleurs naître des confrontations. Mais par ces oppositions se construit et se renforce également le sentiment d’appartenance à cet « ensemble ». Dans ce cadre, l’ennemi joue donc un rôle particulier : il est cet « Autre », ce déterminant essentiel.

Ennemi : d’une disparition à un retour

À la fin de la guerre froide et avec la chute de l’U.R.S.S., l’ennemi soviétique s’évaporait, laissant ainsi un grand vide après presque un demi-siècle où il avait, en tant « qu’Autre », façonné le bloc occidental, lui intimant de s’équiper, de s’entraîner, de lutter politiquement contre lui. Avec sa chute, la notion d’ennemi semblait disparaître, laissant le champ aux seuls adversaires, risques et menaces. Il est ainsi intéressant de noter l’absence du terme « ennemi » du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 1994 tout comme de ceux de 2008 et 20133. Ce glissement sémantique qui tendait à faire disparaître de la stratégie nationale française la notion d’ennemi s’est pourtant inversé en 2015 suite aux attentats terroristes du Bataclan. Dans son discours au Congrès le 16 novembre 2015, le Président de la République employait alors à sept reprises le terme d’ennemi pour qualifier ainsi Daech. En mai 2016, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, prenait la plume pour écrire un petit ouvrage intitulé Qui est l’ennemi ? où il s’intéressait à ce dernier. Ce terme réapparaissait enfin, timidement, dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017. Cette réappropriation du concept d’ennemi dans les discours et les écrits est nécessaire car « nommer celui-ci sans ambiguïté afin de savoir comment le combattre et bien comprendre de qui nous sommes l’ennemi »4 est le fondement de la réflexion stratégique. Son retour montre de surcroît combien il a muté, s’est complexifié et prend des formes multiples. Le négliger n’est donc plus envisageable.

Un ennemi nécessaire à tous les niveaux.

« L’ennemi constitue le référentiel qui depuis toujours sert de socle à toutes sortes de constructions, psychologiques, sociologiques et politiques, qui organisent notre vie quotidienne : l’armée, le soldat, l’État, la Nation, la guerre et la paix, la diplomatie et les alliances. Comme un point de référence

3 Lire à ce sujet l’article de François Chauvancy, « La France peut-elle avoir un ennemi ? », in Inflexions, n° 28, 2015, p. 57 à 66.

4 Ibid., p. 58.

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posé au cœur de la cité, la définition qu’une société fait de son ennemi et la façon dont elle le désigne conditionnent probablement beaucoup son avenir »5. L’ennemi irrigue ainsi tous les champs de la société, incluant bien évidemment les champs politiques, stratégiques et tactiques, dans cet ordre. Le choix d’un ennemi incombe en premier lieu à l’échelon politique. Par ce choix, il oriente l’action de l’État et ses politiques, pouvant même procurer ainsi un symbole et donner corps et sens à ces dernières6. Défini de la sorte, le militaire peut alors s’emparer de cet ennemi pour élaborer une stratégie. Il déclinera donc cet ennemi dans le champ militaire7 et en analysera les capacités et intentions. À fin d’anticipation, il lui faudra donc raisonner pour chercher à comprendre la stratégie adverse, et ainsi pouvoir mieux s’y opposer. Cette stratégie militaire ainsi définie permettra alors de se préparer, s’organiser structurellement par rapport à cet « Autre ». Une fois cette appropriation stratégique conduite (gardant en mémoire qu’il ne s’agit nullement d’un processus figé mais bien en perpétuelle évolution), les forces armées seront dès lors en mesure de l’affronter tactiquement, sur le terrain, dans les champs matériels et immatériels8.

L’ennemi du militaire : un choc des volontés

La guerre se définit comme « un acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté » d’après Clausewitz9. L’ennemi est donc au cœur même du fait guerrier qu’il s’agit de comprendre comme une relation entre deux entités (au moins). Le général Beaufre en précisera la définition comme « dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit »10. Émerge ainsi la notion d’affrontement des volontés, voire de « choc intellectuel »11 des volontés. Parler de choc intellectuel amène donc nécessairement sur le terrain de la réflexion et de la pensée. La mécanique ne peut suffire. Elle doit être complétée par une appropriation intellectuelle de cet adversaire car « nier la volonté de l’ennemi, c’est violer l’axiome fondamental de la stratégie »12. Cette compréhension

5 Thierry Marchand, op. cit., p. 7-8.6 Lire à ce sujet : Serge Caplain, « Penser son ennemi, modélisations de l’adversaire dans

les forces armées », in Études de l’IFRI – Focus stratégique, n° 82, juillet 2018, p. 13-14.7 Sans négliger les interactions avec les autres domaines, afin d’avoir une approche la plus

complète possible (approche globale).8 Espace cyber par exemple.9 Carl von Clausewitz, De la guerre (1832), Paris, Perrin, 2006, p. 37.10 Général André Beaufre, Introduction à la stratégie (1963), Paris, Hachette, 1998, p. 34.11 Colonel Michel Yakovleff, Tactique théorique (2006), Paris, Economica, 2007, p. 24.12 Hervé Coutau-Bégarie cité par : Général Vincent Desportes, « La stratégie en théories »,

in Politique étrangère, n° 2/2014, p. 169.

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n’est pas pour autant prévision et il serait illusoire de croire qu’il est possible de tout anticiper de l’ennemi par ce biais. Mais se priver de cette analyse, de cette connaissance de « l’Autre », serait clairement hypothéquer sa propre action, comme le soulignait Sun Tzu dans son célèbre traité de stratégie13. Il est à ce point indispensable de comprendre cette volonté ennemie qu’elle est même première dans tous les types d’ordres militaires et les méthodes de raisonnement tactique. L’ennemi constitue ainsi le « primo alpha »14, première pierre de toute manœuvre, de toute stratégie militaire. C’est à partir de lui que la manœuvre amie se construit.

Aussi, se définir comme militaire, c’est avant tout définir son ennemi, ennemi hérité de la perception et compréhension politiques, et chercher à en comprendre les volontés.

De la vertu d’un ennemi pour se préparer

Savoir définir son adversaire est un premier pas qu’il s’agit dès lors d’exploi-ter par sa compréhension. Cela commence avant même le contact avec cet ennemi, cela s’anticipe, cela prend du temps : le temps de la préparation.

13 « Qui connaît l’autre et se connaît, en cent combats ne sera point défait ; qui ne connaît l’autre mais se connaît, sera vainqueur une fois sur deux ; qui ne connaît pas plus l’autre qu’il ne se connaît sera toujours défait. », Sun Tzu, L’art de la guerre, Paris, Hachette, 2000, p. 61.

14 Paragraphe des ordres tactiques français dédié à la présentation de l’ennemi. Il est premier dans le canevas des ordres d’opération.

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Se préparer à l ’engagement

Il est aujourd’hui illusoire de penser l’engagement sans les deux piliers qui le permettent et le précèdent : la formation et l’entraînement. Les deux sont primordiaux et complémentaires pour envisager un déploiement opérationnel dans les meilleures conditions. Il n’y a pas d’impasse possible, au risque de conséquences dramatiques pour les soldats. La formation permet, en école principalement15, de s’approprier les bases et fondamentaux du métier militaire. L’entraînement, conduit par les unités, en garnison, dans les centres spécialisés ou dans les camps, permet de développer, entretenir et compléter ces savoir-faire appris en formation. L’ensemble constitue ce que l’on appelle la préparation opérationnelle, « assurance-vie de nos soldats »16.

La préparation opérationnelle a besoin d’un ennemi

L’ennemi est constitutif du fait guerrier et donc du soldat. Il doit par conséquent intégrer pleinement sa formation et son entraînement. « Tout exercice, quel que soit le niveau, nécessite une force d’opposition pour pouvoir animer l’ensemble d’une unité »17. Qu’il s’agisse de faire travailler un état-major, un escadron ou même un groupe, un ennemi doit être là pour apprendre à le décrypter, à y réagir et ainsi augmenter ses chances de succès le jour où cet ennemi sera réel. Travailler avec un ennemi est donc un invariant de la préparation opérationnelle. L’armée de Terre française, bien consciente de cette nécessité, s’est ainsi dotée au sein de ses centres spécialisés d’unités ayant pour mission de jouer cet ennemi18. L’armée américaine n’hésite pas, elle, à utiliser des sociétés pour assurer ces missions, comme elle le fait pour sa composante aérienne19.

15 Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan (ESCC) pour les officiers, École nationale des sous-officiers d’active (ENSOA) pour les sous-officiers, Centres de formation initiale des militaires du rang (CFIM) pour les militaires du rang.

16 Général Arnaud Sainte-Claire Deville, « Quelles pistes à envisager pour la préparation opérationnelle future ? », in Réflexions pour l’armée de Terre de demain (G2S), n° 22, 2018, p. 42.

17 Serge Caplain, op. cit., p. 17.18 Force adverse (FORAD), à demeure au Centre d’entraînement aux actions en zone urbaine

(CENZUB), et fournie par le 5e régiment de dragons pour le Centre d’entraînement au combat (CENTAC).

19 Société Airborne Tactical Advantage Company (ATAC), qui s’est notamment dotée de Mirage F1 pour ces missions.

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Ne méprisons pas notre ennemi L’ENNEMI GÉNÉRIQUE

Quel ennemi pour la préparation opérationnelle ?

Parce que l’ennemi réel pense lui aussi, et ce quelle que soit sa nature (qu’il soit étatique, infra-étatique, qu’il soit un groupe terroriste, qu’il soit structuré ou non), il ne faut pas le mépriser : « c’est la meilleure recette pour l’échec »20. Il faut donc qu’à l’entraînement, l’ennemi se rapproche le plus possible de cet ennemi réel : dans son organisation, dans ses modes d’action, dans sa pensée. Il faut donc balayer le spectre de toutes les formes d’ennemis possibles (symétrique, asymétrique, hybride, etc.), dans tous les milieux (terrestre, aérien, maritime, spatial, cyber), sans chercher à tricher avec lui pour facilement vaincre. Il faut donc un ennemi intelligent, exigeant, réaliste et captivant. Il ne peut être un simple pantin mécanique sans volonté réelle de gagner. Il est donc indispensable d’être ambitieux lorsque l’on conçoit un ennemi. C’est à ce prix que chaque échelon militaire pourra en tirer avantage pour sa préparation. Par ce réalisme, et par cette difficulté, il pourra mettre véritablement en œuvre la science et l’art de la tactique, conciliant, ainsi que le souligne Ardant du Picq, les héritages grecs (« connaissance mathématique ») et romains (« connaissance du cœur de l’homme »21). Car l’un ne peut aller sans l’autre. Et si la connaissance technique de l’ennemi ne demande presque que du travail, sa connaissance intellectuelle, elle, requiert une réflexion profonde, collective et de détail.

De l’importance de « penser rouge »22 : feuille de route

L’ennemi est intrinsèquement lié à l’entraînement et la formation des militaires. Réussir pendant ces phases à rentrer dans sa tête, non pas pour deviner et prédire ses actions dans les moindres détails, mais bien pour le comprendre, ainsi que ses intentions et décider de leur propre action est fondamental pour les soldats. Cet « Autre » fictif sera ainsi la clé de la victoire future lors de l’affrontement d’un ennemi réel. S’interroger sur les moyens de tendre toujours vers une meilleure appréhension de cet ennemi pourrait répondre à trois impératifs. Ils ne sont pas exhaustifs et n’ont pas vocation à l’être. Ils sont juste une base de réflexion pour ne pas dire lorsqu’il sera trop tard : « si j’avais su… ».

20 Général Vincent Desportes, La guerre probable, Paris, Economica, 2007, p. 57.21 Nicolas de Chilly, « Un pari sur l’autre », in Inflexions, n° 28, 2015, p. 23.22 Colonel Michel Yakovlef, op. cit., p. 123 : « rouge par référence au temps du Pacte de

Varsovie ».

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Être exigeants

Le premier impératif pour cet ennemi doit être l’exigence.

Une exigence de réalisme tout d’abord. Elle seule permettra aux unités de véritablement s’entraîner de façon adaptée. Ainsi, l’ennemi offert à la réflexion n’agira pas de façon ubuesque, et l’ennemi sur le terrain dans les différents exercices aura des réactions adaptées à sa doctrine (ou ses intentions). Ces dérives potentielles de simplisme et donc d’irréalisme doivent être combattues.

Une exigence de formation également. Pour réussir à « penser rouge », il faut avoir consacré lors de la formation du temps pour avoir des notions suffisamment solides sur l’ennemi. Dans ce domaine, un effort est probablement à consentir pour densifier les formations notamment des jeunes officiers et sous-officiers23. Le regain aujourd’hui pour l’enseignement de l’Histoire militaire est en ce sens une excellente chose car il y a des invariants dans l’Histoire24 et développer cette connaissance du passé, si elle n’offre pas de solution toute faite, contribue au développement de la compréhension de l’ennemi potentiel25. Comprendre cet « Autre », sa complexité, ses possibilités, chacun à son niveau de responsabilités, est donc un investissement de formation dont les subsides tomberont le jour de la confrontation.

Enfin, une exigence de tous les instants. Chaque niveau, chaque fonction opérationnelle, chacun, à quelque moment de son parcours, peut être confronté à un ennemi. Il constitue donc cet horizon indépassable qu’il ne faut jamais perdre de vue et autour duquel il faut toujours savoir se remettre en question, sans ménagement et sans états d’âme. Que l’on serve en état-major, en régiment ou ailleurs, chacun doit prendre sa part et ne pas oublier qu’il agit, conçoit, planifie, réfléchit pour in fine avoir une action sur cet ennemi.

23 L’analyse des différentes directives de programmation et d’instruction des futurs chefs de peloton de cavalerie laisse ainsi entrevoir un volume horaire dédié à l’appréhension de l’ennemi d’à peine 5 heures.

24 Jacques Attali, Une brève histoire de l’avenir, Paris, Fayard, 2006, introduction : « L’Histoire obéit à des lois qui permettent de la prévoir et de l’orienter ».

25 Les cas historiques étudiés devront, pour être pleinement efficaces, être adaptés au niveau (au sens tactique) de l’auditoire.

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Ne méprisons pas notre ennemi L’ENNEMI GÉNÉRIQUE

Être pratiques

Le deuxième impératif est celui de la praticité, voire de l’efficience. Il est essentiel en effet de ne pas se disperser et tout réinventer. Des outils existent déjà mais restent sous-employés, probablement par déficit d’instruction et donc de « maîtrise » de ces derniers. Il faut les remettre au goût du jour et les utiliser. Trop peu nombreux par exemple sont ceux qui s’appuient sur l’Ennemi générique pour l’entraînement et l’instruction des forces terrestres26 pour préparer leurs exercices, alors que cet adversaire offre de nombreuses possibilités. Il décrit différents types d’ennemi27, avec différents scénarios28, pouvant par leur combinaison recouvrir un vaste champ de possibles. En procurant ainsi un cadre cohérent et réaliste, chaque directeur d’exercice ou formateur peut y puiser une base solide pour construire l’ennemi adapté à son niveau. Mais parce que cet ennemi générique ne doit pas devenir un carcan intellectuel dont on ne saurait sortir, il faut aussi que cet ennemi soit évolutif, pour ainsi pouvoir s’adapter d’une part aux évolutions des menaces, mais également pour forcer à la remise en question. Pour cela, en plus d’une remise à jour régulière des documents officiels, les cellules renseignement (du niveau 1 au niveau 429) pourraient décliner cet ennemi générique, le faire vivre localement et de façon concrète. Elles seraient ainsi en mesure de proposer à leurs subordonnés une « matière vivante » à partir de laquelle une réflexion de qualité, profonde, réaliste et adaptée serait possible. In fine, c’est donc sortir de la mécanique pour de nouveau réfléchir et raisonner son ennemi qu’il importe de faire.

Être imaginatifs

Dernier impératif, mais non des moindres : tout en restant crédible, savoir sortir des sentiers battus. Les façons de s’entraîner à penser son ennemi n’ont pas de limites, si ce n’est de ceux qui conçoivent cet entraînement. C’est pourquoi ces derniers peuvent et doivent faire preuve d’une imagination tactique et pratique (il s’agit alors de sélectionner des

26 DFT 7.2.1 (EMP 20.611).27 Armées classiques ou conventionnelles, forces irrégulières.28 13 actuellement (allant d’un conflit majeur à haute intensité à un conflit asymétrique

régional).29 Niveau 1 : corps d’armée, niveau 2 : division, niveau 3 : brigade, niveau 4 : régiment.

Le niveau 5 (unité élémentaire) est également un niveau clé car à la fois niveau de conception et d’exécution, bien qu’il ne dispose pas d’une cellule renseignement dédiée. Le commandant d’unité devra néanmoins, appuyé par le Bureau opérations – instruction (BOI), s’attacher à inculquer ce goût et cette exigence du travail de l’ennemi à ses cadres.

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personnes qui en soient capables pour occuper ces postes). Toutes les originalités, tous les outils doivent pouvoir être expérimentés. Et se tromper doit aussi être un corollaire de cette liberté créative donnée30. Pourquoi donc ne pas tester de façon plus large le wargaming au sein des unités ? Les vertus de cet outil sont nombreuses (« forger l’esprit à appréhender l’incertitude », « vivre l’histoire militaire et penser autrement »31). Pourquoi ne pas faire sortir du simple cadre des seuls exercices cette réflexion sur l’ennemi et la transformer en fil rouge32 ? Des idées existent. Il faut saisir ces opportunités. Elles sont des possibilités de plus pour mieux développer ce fameux sens tactique, ce flair indispensable à tout soldat et ainsi mieux comprendre son ennemi potentiel.

L’ennemi est constitutif de la condition de soldat. Il contribue à mieux se définir. Sans cet « Autre », le militaire n’en est pas vraiment un : il combat celui-ci en opération ; il se prépare à sa rencontre le reste du temps. Tout l’enjeu est par conséquent cette préparation pour que le choc intellectuel des volontés s’opère de façon décisive à l’avantage des « amis ». Seule solution : tisser un lien fort avec l’ennemi, en cherchant à le décrypter et le comprendre. Apprendre à penser l’ennemi devient de fait un enjeu majeur et central pour la formation et l’entraînement des forces armées.

« On peut […] ignorer ses ennemis […] jusqu’au jour cependant où eux-mêmes ont décidé de ne plus vous ignorer. Ce jour-là est malheureusement intervenu, et il n’est par définition pas exclu qu’il se produise de nouveau. S’y préparer est donc une évidente nécessité, à laquelle chacun peut participer à son niveau. […] toute réflexion sur l’ennemi comporte […] un devoir de vigilance et d’action, qu’il nous revient d’exercer à l’heure présente »33. C’est donc au moins un coup d’avance sur l’échiquier qu’il est impératif d’avoir.

Aussi, ne méprisons pas notre ennemi.

30 Chef de bataillon Rémy Hémez, « Tactique : le devoir d’imagination », in Les cahiers de la Revue Défense Nationale - Penser autrement : pour une approche critique et créative des affaires militaires, 2015, p. 54.

31 Chef de bataillon Guillaume Levasseur, « De l’utilité du wargaming », IRSEM – note de recherche, n° 47, octobre 2017, p. 4.

32 En s’appuyant sur l’ennemi générique, décliné au niveau local par la cellule renseignement, faire vivre par exemple de façon hebdomadaire cet ennemi (points de situation, événements particuliers, éléments de renseignement, etc.) et susciter ainsi la réflexion des échelons subordonnés. Cet ennemi serait alors le même que celui des différents exercices créant ainsi de la profondeur à un ennemi fil rouge.

33 Jean-Yves Le Drian, Qui est l’ennemi ?, Paris, Cerf, 2016, p. 76.

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Retour d’expérience (RETEX)

RETEX TSAHAL et la bataille de Bint Jbeil

Lieutenant-colonel Claire DEBEAUX, CDEC, division doctrine

La bataille de Bint Jbeil

D epuis le retrait de Tsahal du sud Liban en 2000, le Hezbollah n’a jamais cessé de harceler le nord du territoire. Il a installé un centre de commandement dans le village de Bint Jbeil. Le 12 juillet 2006,

un commando du Hezbollah s’en prend à une patrouille de Tsahal sur le territoire israélien, tue huit soldats et en enlève deux. Israël lance sans délai ses troupes au Liban afin de récupérer les otages.

Le gouvernement d’Ehoud Olmert est particulièrement réticent à l’idée d’une offensive terrestre. Commence alors une campagne aérienne de grande ampleur destinée à démanteler le réseau militaire du Hezbollah et à en finir avec les tirs de roquettes sur le nord du territoire israélien.

Si la menace des lanceurs de longue portée est rapidement écartée, les plateformes lance-roquettes et le reste de l’arsenal du Hezbollah restent dissimulés dans des souterrains ou dans des structures civiles. L’offensive terrestre est donc inévitable.

Pourtant, les réticences politiques restent telles que les unités au sol ne sont engagées que très progressivement. L’adjoint du CEMA déclare : « Tsahal n’a pas l’intention de se laisser piéger en procédant à une invasion massive du Liban ». Tsahal mènera donc des actions ponctuelles afin de déloger la milice de ses fiefs frontaliers.

Bint Jbeil est considéré par TSAHAL comme principal point d’appui du Hezbollah au sud Liban. Elle pense bien connaître le site qu’elle a déjà attaqué d’abord en 1978 puis en 1982, dans des contextes néanmoins différents.

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98 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

Le 22 juillet, le brigadier-général Hirsch, commandant la 91e division, déclare aux journalistes : «  Nous allons nous emparer des bases du Hezbollah, tuer le maximum de terroristes et détruire leur infrastructure ». Le lendemain, un groupement de la 7e brigade blindée franchit la frontière à Maroun el-Ras. Le mode d’action retenu est l’encerclement de la ville en laissant une porte de sortie au nord pour les miliciens chiites. Le Hezbollah profite alors de cette opportunité non pour s’enfuir mais pour renforcer sa garnison forte de 100 hommes, par 40 hommes de ses forces spéciales.

Le 24 juillet, des chars Merkava s’approchent de Bint Jbeil pour neutraliser les positions ennemies avant l’intervention de l’infanterie. Ils sont stoppés par des mines, puis par des tirs de missiles. Deux chars sont détruits, deux membres d’équipage sont tués et plusieurs autres blessés.

Le même jour, près du village de Safed, un hélicoptère AH-64 Apache est abattu dans des circonstances mal définies. Les deux membres d’équipage sont tués.

Le 25 juillet, la brigade d’infanterie Golani termine l’encerclement de la ville. Le Hezbollah est parvenu à faire croire qu’il a évacué, et le Général Hirsh affirme de façon anticipée que le contrôle de la ville est achevé.

Le 26 juillet, les très violents combats se poursuivent. Le 51e bataillon de la brigade Golani, articulé en deux groupements de deux compagnies, reçoit l’ordre de s’emparer de la ville. La compagnie C doit contrôler la localité alors

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3/2019 – Revue de doctrine des forces terrestres 99

RETEX TSAHAL et la bataille de Bint Jbeil RETEX

que la compagnie A, qui intègre une section de génie, la flanc-garde en progressant sur un axe parallèle. Pénétrant à pied dans la ville par le nord-est, sans appui direct, les Israéliens rencontrent peu de résistance dans une

ville dévastée par les bombardements. Les chars, ne pouvant pénétrer dans Bint Jbeil en raison des mines placées par les miliciens, restent aux abords de la ville.

1 - Les éléments de tête de la compagnie C s’engagent dans une oliveraie d’environ 45 mètres de côté, clôturée par un mur de 2 mètres de haut adossé à une mosquée ;

2 - La section de tête qui traverse l’oliveraie subit un tir de grenades lancées par des miliciens postés derrière le muret.

3 - Elle perd ses premiers hommes et ouvre le feu, mais sans avoir repéré l’ennemi.

4 - Des miliciens du Hezbollah postés sur les toits ou dans les bâtiments prennent à partie la section par des tirs de mortiers, de missiles antichars et d’armes automatiques. Les 15 hommes de la section sont tous touchés en quelques instants. Le gros de la compagnie se porte au niveau des combats pour évaluer la situation mais subit également des pertes. Soixante Israéliens se retrouvent alors face à environ soixante miliciens.

5 - Alors que le bataillon tente manœuvrer pour relancer l’action tout en déployant un poste de secours, les miliciens contre-attaquent sur tout le périmètre. Malgré cela, le commandement rechigne à envoyer des hélicoptères en appui, de crainte de tomber dans une embuscade.

6-7 -8-9 - L’embuscade dans laquelle est tombée la Cie C donne lieu à une phase de confusion. Deux autres compagnies sont engagées à leur tour pour appuyer l’évacuation des blessés par hélicoptères. Mais le feu ennemi est si intense qu’il est décidé de procéder à une évacuation nocturne et par voie terrestre. L’aviation, appelée en renfort, tire par erreur sur ses propres troupes, faisant cinq blessés de plus, forçant le repli du bataillon.

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100 Revue de doctrine des forces terrestres – 3/2019

Le 27 juillet, la 35e brigade parachutiste est engagée à son tour dans Bint Jbeil. Le lendemain, l’armée israélienne reconnaît son échec et évacue la ville. Elle y a perdu une soixantaine d’hommes dont dix tués (certaines sources parlent de dix-huit). Elle revendique la mort de soixante-dix combattants islamiques.

Malgré les bombardements et un RAPFOR très favorable, les Israéliens ne contrôleront jamais Bint Jbeil.

Le RETEX tactique

Le Hezbollah s’est appuyé sur la zone urbaine pour niveler la supériorité technologique de Tsahal :

• en utilisant des missiles antichars contre les infrastructures, qui causent 50 % des pertes israéliennes ;

• en utilisant des bunkers et souterrains aménagés qui lui permettent de résister aux bombardements et de subir peu de pertes, et lui fournissent la possibilité de vivre sur les stocks protégés. Il utilise les souterrains pour transférer les forces sur les arrières et attaquer les axes logistiques ;

• la familiarité des combattants avec l’environnement géographique et humain leur octroie une excellente mobilité tactique.

Le Hezbollah valorise le terrain pour :

• interdire la progression et la manœuvre des chars en minant les axes ;

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3/2019 – Revue de doctrine des forces terrestres 101

RETEX TSAHAL et la bataille de Bint Jbeil RETEX

• protéger ses infrastructures et ses combattants principalement en les dissimulant dans ses souterrains ou au sein de zones bâties ;

• s’abriter derrière la population civile, qui lui est a priori favorable. L’imbrication de l’infrastructure militaire du Hezbollah et de cibles civiles gêne l’usage des feux adverses.

Mettant à ainsi profit le terrain connu et aménagé et la couverture offerte par les zones urbaines, le Hezbollah a privilégié les engagements à très courte distance pour empêcher l’ennemi de bénéficier d’un appui feu ou de profiter de ses capacités de détection à longue distance.

La préparation et la valorisation du terrain permettent de multiplier les effets défensifs et éventuellement de niveler la différence technologique entre adversaires.

L’analyse de l’ennemi et du terrain doivent être menées sans a priori et la recherche du renseignement doit être systématique.

Il utilise des moyens de déception efficaces :

• Le Hezbollah a utilisé diverses ruses : faire croire qu’il a abandonné la ville, communiquer dans la langue de l’adversaire, porter des copies de ses uniformes pour semer la confusion dans les rangs ennemis.

La déception et la surprise sont des éléments essentiels de la tactique.

L’absence de coordination entre unités du dispositif israélien a été patente :

• Les ordres qui ont changé en cours d’action auraient nécessité des réarticulations. La bataille s’est finalement résumée à un combat d’unités séparées sans appui mutuel.

L’agilité de la manœuvre et la recherche de la combinaison interarmes sont indispensables pour assurer le succès tactique.

Les leçons de la bataille de Bint Jbeil

Cette bataille emblématique être replacée dans le contexte plus large de la conduite de la campagne. Le 12 juillet, lorsque le Hezbollah tend son embuscade et kidnappe deux soldats, il n’a pas planifié d’attirer les forces de défense israéliennes (IDF) dans un piège. Son mode d’action privilégié est d’agresser et de harceler depuis le sud Liban le territoire d’Israël avec toute une gamme de missiles sol-sol.

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Israël, de son côté, vient de faire face avec succès à un incident majeur à Gaza et, pour rester sur sa ligne politique et ne pas laisser les provocations impunies, est tenu de réagir. Un plan d’invasion terrestre du sud Liban existe, mais le coût humain est considéré comme prohibitif. Il est décidé de ne pas le mettre en œuvre mais de lui substituer une campagne aérienne de ciblage, en suivant la toute nouvelle doctrine des Effect Based Operations (EBO), soutenue par une approche par analyse des systèmes. Celle-ci vise à désorganiser l’adversaire sans avoir à engager de troupes au sol, ou du moins, au minimum.

Cette nouvelle doctrine, adoptée officiellement en avril 2006, n’est pas encore connue, ni même IDF et soulève de nombreuses questions non résolues.

Le premier enseignement est l’échec de la doctrine israélienne basée sur les effets et la puissance de feu. Toute doctrine et tout développement capacitaire peuvent être appelés à être mis en œuvre lors d’une campagne. Ils doivent à ce titre être réalistes et robustes et répondre à un besoin opérationnel identifié et avéré.

• Confrontée à une guerre conventionnelle contre le Hezbollah, l’armée israélienne s’est trouvée incapable de défaire l’ennemi. Alors que le Hezbollah a ajusté sa tactique, avec une planification simple, les Israéliens ont élaboré une nouvelle doctrine, très complexe, peu lue et mal assimilée. Plus de la moitié du document de 170 pages n’est pas lue par les officiers, les responsables de la planification EBO de l’armée de l’air ne comprennent pas la définition d’EBO ou le mot « campagne ».

• Persuadés que l’opinion israélienne n’accepterait aucune perte, les Israéliens ont misé sur une offensive aérienne à distance. Le CEMA, le général Halutz, a peut-être également manqué d’ambition stratégique pour concevoir une opération interarmées. Toujours est-il que les réticences à envoyer des troupes au sol ont été fatales. A contrario, le Hezbollah a su intégrer parfaitement tous les aspects politiques, militaires, médiatiques et sociaux de son combat.

Le deuxième enseignement de l’échec des IDF à Bint Jbeil est l’échec du tout technologique. Le 17 juillet, le général Halutz, déclare devant la Knesset : « Avec toutes les technologies que nous avons, il n’y a pas de raison d’envoyer des troupes au sol ». Mais la configuration du terrain n’a pas permis à TSAHAL de bénéficier de son avantage technologique.

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RETEX TSAHAL et la bataille de Bint Jbeil RETEX

• Le modèle de la « guerre à distance » menée par des forces de haute technicité, est remis en cause : les 15 000 sorties de l’armée de l’air israélienne ont coûté entre 1 et 2 milliards de dollars pour un bilan tactique très limité et des effets médiatiques désastreux. En refusant d’occuper le terrain les Israéliens n’ont pu que frapper la population pour espérer atteindre les adversaires. Une campagne de bombardement devient très aléatoire face à une organisation furtive. En complément de frappes aériennes, seule une offensive terrestre contre un territoire tenu par l’ennemi peut faire cesser les tirs de roquette de courte et moyenne portée camouflées et disséminées dans un environnement urbanisé.

Le troisième enseignement de Bint Jbeil, c’est la mauvaise perception de l’ennemi. À s’engager dans le glissement de la force armée vers l’action de police, Tsahal a réduit l’ennemi au rôle de délinquant et pris de mauvaises habitudes. Le Général Shimon Naveh déclarera, à propos de la sur-focalisation sur les opérations menées dans les territoires : « Si vous combattez dans une guerre ou l’adversaire est par tous les aspects inférieurs à vous, vous pouvez perdre un gars ici ou là, mais vous avez le contrôle général, c’est chouette… ce genre de chose a fini par corrompre l’IDF » ;

• À force d’associer toutes les organisations islamiques dans la même mouvance terroriste, les IDF les ont perçues comme identiques, et le Hezbollah a été sous-estimé. Or ce dernier a progressivement évolué de la guérilla à une forme semi-conventionnelle de guerre. La plupart des cadres de Tsahal n’ont d’ailleurs conduit que des actions de police en territoire occupé. La brigade GOLANI, la 7e BB et la 35e BP comptent parmi les unités d’élite de l’armée israélienne. Si elles ne sont pas parvenues à s’emparer de Bint Jbeil, c’est une conséquence du temps passé à faire la police plutôt qu’à se préparer aux combats haute intensité. Les forces terrestres ne savent plus mener des actions coordonnées de grande ampleur.

• Pendant l’offensive contre le Hezbollah, aucun dirigeant n’explique d’ailleurs aux soldats qu’ils sont en guerre (le conflit israélo-libanais ne sera baptisé « guerre » qu’un an plus tard). C’est donc comme s’ils combattaient en Territoires palestiniens que les militaires israéliens abordent le conflit. Dès lors, la communication opérationnelle est déficiente, les ordres manquent souvent de clarté, les objectifs changent en cours de mission.

• L’efficacité des techniques militaires reste étroitement liée à leur contexte d’emploi face à un ennemi qui s’adapte. « Il s’agirait de conserver les leçons des territoires occupés, sans pour autant

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qu’elles focalisent l’attention de l’ensemble des forces. Dans le même temps, il faut également s’adapter aux autres types d’adversaires qu’Israël pourrait rencontrer et qui ont chacune leur spécificité. Plutôt que d’imposer sa propre vision du combat, l’approche israélienne doit se calquer sur l’adversaire ». J. Henrotin

Le quatrième enseignement est que la réduction d’un effort de défense engendre mécaniquement une réduction des capacités, surtout si les réorganisations s’effectuent selon des critères comptables.

• Côté israélien, les 400 chars sont dispersés, trop peu mobiles et localement trop peu nombreux pour contrer les salves de missiles et roquettes. Le retard dans l’élaboration la production et le financement de systèmes de protection active aggrave les pertes. Pour le général Yachin, « il aurait suffi d’une décision budgétaire plus rapide pour aligner quelques chars équipés de Trophy ».

• L’important déficit en équipement de la réserve, la dégradation de son entraînement pour des raisons de priorités budgétaires, le caractère précipité et désorganisé de sa mobilisation sont enfin également pointés du doigt.

• La logistique israélienne est organisée en dépôts régionaux plutôt qu’en unités organiques intégrées aux divisions : concept inadapté à la souplesse et à la réactivité requises par le combat moderne.

Enfin, et c’est le dernier enseignement, une armée engagée dans un conflit asymétrique doit rapidement en comprendre les enjeux, notamment le rôle central des populations ou l’impact des images.

• L’opinion étrangère est choquée par la mort de nombreux civils libanais, dommages collatéraux inévitables des milliers de frappes israélienne et clairement exposés aux journaux de grande audience Une bonne communication nécessite de segmenter les informations afin de bien prendre en compte les spécificités des différents publics. Ainsi, après l’échec de la technique du black-out, Tsahal a été confronté à celui d’une politique de transparence mal maîtrisée, s’appuyant sur une organisation, des personnels et des outils peu adaptés. Les leçons tirées de ces expériences malheureuses de communication ont amené les responsables politiques et militaires de l’État hébreu à infléchir à nouveau leur politique. Un certain nombre d’innovations seront d’ailleurs mises en œuvre lors de l’opération « Plomb durci » de décembre 2008 et janvier 2009.

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RETEX TSAHAL et la bataille de Bint Jbeil RETEX

Les fantassins israéliens, habitués à la guérilla palestinienne, pauvrement équipée, n’ont pas su comment se débarrasser d’une guérilla dotée d’armements lourds et doublement protégée par la population et un remarquable réseau souterrain. La deuxième phase terrestre n’obtiendra guère plus de succès que la première. Elle révèle surtout l’ampleur des lacunes accumulées par l’armée de terre depuis des années : perte des savoir-faire de la guerre de haute intensité, sous-entraînement et sous-équipement des réserves, manque d’élongation du ravitaillement.

La guerre de juillet (Bint Jbeil et les combats qui s’ensuivent au sud Liban) aura un impact majeur sur les perceptions tactiques post 2006 : Tsahal doit combattre sur l’ensemble du spectre des opérations et planifier des opérations hybrides face à un environnement moins homogène que par le passé. Une attention particulière sera portée sur l’entraînement et débouchera sur la construction d’un centre de combat urbain (combattre comme on s’entraîne).

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Directeur de la publication Général de division Michel DELION

Rédacteur en chefColonel Pierre BERTRAND

Éditeur rédactionnelCapitaine Soraya AOUATI

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Conception graphiqueMme Nathalie THORAVAL-MÉHEUT

Maquettiste-infographisteMme Sonia RIVIÈRE

Impression et routageÉDIACA, 76 rue de la Talaudière - CS 80508,

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Diffusion & Relation avec les abonnésSergent Jamila FARAJY

CDEC/DAD/PUB. Tél. 01 44 42 43 18

Tirage1 800 exemplaires

Dépôt légalSeptembre 2019

ISSN de la collection « Revue de doctrine des forces terrestres » 2650-6947

ISBN du volume (version imprimée / version électronique) 978-2-11-155171-8 / 978-2-11-155172-5

La version électronique de ce document est en ligne sur le site intradef du CDEC http://portail-cdec.intradef.gouv.fr

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