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Page 1: Rupture de marché dans les telecoms

32 La Tribune www.latribune.fr MERCREDI 16 FÉVRIER 2005

M A R C H É S | A N A L Y S E S

C H R O N I Q U E D E S M A R C H É S

I S A B E L L E C R O I Z A R D

Les francs à la casserole

Nos bonnes vieilles pièces en francs finis-sent à la casserole, ironise, avec à propos,l’Agence France Presse. Les quelque 3 mil-liards de pièces encore en circulation,d’une valeur de 600 millions d’euros, sontéchangeablescontre des eurosju squ ’à jeud i17 février, der-nier délai, au-près des seulsguichets de laB a n q u e d eFrance. Aprèsrestitution, c’estla grande aven-ture : les pièces, composées de nickel,cuivre et aluminium, sont vendues par leministère des Finances sur le marché desmétaux. Leur nickel peut servir à fabri-quer de l’acier inoxydable, le matériauidéal pour la fabrication des casserolesstandard…Depuis le passage à l’euro fiduciaire le1er janvier 2002, le ministère des Financesa lancé dix-neuf appels d’offre internatio-naux sur le marché des métaux deLondres, le LME, pour écouler les pièces.L’Etat français a déjà vendu 30.000 tonnesde métal pour environ 200 millions d’eu-ros bruts, car il en faut déduire les frais demanutention, de stockage et de sécurité,précise Bercy. Les pièces récupérées sontd’abord transportées dans des centres destockage dont le plus important est loca-lisé près de Bordeaux. L’Etat tente alors de

les vendre aumeilleur prix etdans les meilleursdélais, pour limi-ter les coûts destockage.Jusqu’à la datebutoir du 17 fé-vrier, les appelsd ’ o f f r e s p r é -

voient des dispositions pour sécuriser lestransactions. But de l’opération : éviterque les pièces achetées soient revenduesà la Banque de France sans être fondues.Le ministère s’assure aussi du sérieux desacheteurs, selon le principe qui veut quel’Etat ne puisse pas vendre à n’importequi. Les acheteurs sont majoritairementeuropéens, car le coût de transport esttrès élevé. Le métal est essentiellementvendu à des entreprises françaises, bri-tanniques et italiennes, mais une sociétéd’origine chinoise spécialisée dans le re-cyclage en aurait également acheté.L’aventure vous dit-on…

LE NICKEL, MATÉRIAU

IDÉAL POUR

LA FABRICATION

DES CASSEROLES

STANDARD.

LES ACHETEURS

SONT EUROPÉENS,

CAR LE COÛT DE

TRANSPORT EST TRÈS

ÉLEVÉ.

Source : Bloomberg La Tribune

18 000

14 000

10 000

6 000

2002 20042003 05

Cours du nickel à 3 mois au LME, en dollars par tonne

Févr.

AT&T et MCI, la mort dedeux géants des télécoms

« POUR L’ÉQUIPE

DIRIGEANTE, L’IDÉE

QUE L’INTERNET

PUISSE ÉCLIPSER

LA TÉLÉPHONIE

TRADITIONNELLE

ÉTAIT SIMPLEMENT

IMPENSABLE. »

C’est un moment de profonde stupeur dansle secteur des télécommunications. Les

deux géants AT&T et MCI ont succombé.AT&T s’est éteinte dans les bras de SBC dansune acquisition de 16 milliards de dollars, MCIest tombée dans le giron de Verizon dans unetransaction de 6,8 milliards de dollars. AT&Tétait la sage, MCI était la dissipée. AT&T repré-sentait pour les actionnaires américains le sym-bole de la stabilité. MCI, sa rivale, est surtoutcélèbre pour son scandale financier de 2002.

Une même maladie. Mais qu’est-ce qui a donccondamné sans appel leur indépendance ? Mal-gré leurs différences,elles ont souffert de la mêmemaladie : elles n’ont pas su gérer les ruptures quibouleversaient leur marché. Et pourtant elles sa-vaient. Amy Muller et Liisa Välikansas du Stra-tegos Institute racontent comment, il y a dixans, un groupe de 8 employés d’AT&T, nomméODD (Opportunity Discovery Department)prévint les dirigeants des ruptures du marché àvenir. Ils dénoncèrent l’entêtement des opéra-teurs de télécommunications à dédaigner l’In-ternet et à continuer à investir dans des straté-gies vouées à l’obsolescence. Pour eux, cetteattitude n’avait pas plus de chance de réussirque celle de la marine marchande à voileconfrontée à la concurrence des bateaux à vapeurau milieu du XIXe siècle. La problématique étaitcomplexe et se déclinait en trois dimensions.

La première était une rupture technologique.Le « Réseau Stupide », c’est-à-dire simple et effi-cace, de l’Internet avait le pouvoir de supplanterle réseau téléphonique « Intelligent », c’est-à-diresophistiqué, complexe et cher qui constituait lecœur de métier d’AT&T et MCI. La secondeétait la rupture du modèle économique, avecl’apparition de la gratuité. Le prix des commu-nications téléphoniques ne cessait de baisser etmenaçait de devenir gratuit, imposant de trou-ver de nouvelles façons de générer les profits.Uneentreprise a trouvé une solution à ce dilemme :Google jouit aujourd’hui d’une excellente profi-tabilité en fournissant un service de moteur de re-cherche gratuit qui génère du trafic pour des pu-blicités payantes. La troisième était la rupture dela demande des clients. D’une part, les utilisa-teurs de téléphone commençaient à migrer enmasse vers la téléphonie mobile. D’autre part,les internautes montraient une insatiable aviditéà tirer le maximum de la nouvelle mine d’infor-

■ Coup sur coup, AT&T et MCI ont perdu leur indépendance.■ C’est l’incapacité de cesopérateurs à faire face aux rupturestechnologique, de modèleéconomique et de la demande qui les ont condamnées.

LA SANCTION DE STRATÉGIES OBSOLÈTESl’analyse du jour

Le marché mondial de la voix sur IP*

La Tribune* Internet protocole ** Prévisions Source : Frost & Sullivan

LES TÉLÉCOMS AMENÉES À OPÉRER UNE FORTE MUEAVEC LE DÉCOLLAGE PRÉVU DE LA TÉLÉPHONIE VIA INTERNET

160

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2003200220012000 2004 2005** 2006** 2007**

CA, en milliards de dollars

mation infinie et libre que constitue l’Internet,que le média soit du texte, de l’audio ou de lavideo. Cet enthousiasme a créé le formidablemarché de l’accès haut débit d’aujourd’hui oùun accès à 8 megabits par seconde (Mb/s) pourun usage résidentiel ne surprend plus personne.

Bien que ces 8 visionnaires eussent acquis ra-pidement une forte notoriété parmi leurs col-lègues, leurs conclusions dérangèrent vite lesmembres du comité exécutif. Leur travail fut es-timé non productif et le groupe fut dissous. De-puis, AT&T a systématiquement loupé les vi-rages stratégiques qu’elle aurait dû prendre pourrenverser son inexorable déclin. En ce quiconcerne MCI, son patron Bernard Ebbers étaittrop occupé par des tactiques à court terme visantà gonfler la capitalisation de sa société pour voirles signes qui annonçaient sa perte.

Bien sûr, forts du recul, il serait injuste de semoquer de la difficulté qu’ont eue AT&T etMCI à anticiper l’évolution de leur marché.Mieux vaut en tirer les leçons et comprendre cequi les a amenées à ne pas voir ce qui paraîtmaintenant évident. Comme l’expliquait GregBlonder, le chef d’ODD, après avoir quittéAT&T : « Pour l’équipe dirigeante, l’idée que l’Inter-net puisse éclipser la téléphonie traditionnelle étaitsimplement impensable. » En effet, il était difficilede mettre de côté l’acquis de connaissances del’entreprise sur la téléphonie pour imaginer unordre où l’Internet dicte les règles du marché.

Le train de retard. Malheureusement, ces rup-tures sont irréversibles : ignorez-les, et elle re-viendront vous hanter avec de plus en plus deforce. Lorsqu’un internaute a goûté à la facilitéd’échanger par courrier électronique, il ne re-viendra pas au courrier postal. Lorsqu’un utilisa-teur a pris l’habitude d’utiliser Spyke pour télé-phoner gratuitement par Internet, on ne pourraplus lui faire payer ses communications. Lorsqueles adolescents voient que tous leurs camaradesont un téléphone portable, leurs parents éprou-vent de graves difficultés à leur demander de secontenter du téléphone fixe de la maison.

En conclusion, la seule solution face à de tellesruptures est de les prendre très au sérieux et denégocier les bons virages le plus tôt possible.Plus nous attendons, plus nous serons, commeAT&T et MCI, réduits à avoir un train de retardet à perdre nos paris. Au moment de leur dispa-rition, espérons que nous saurons tirer un peu desagesse de leur expérience.

Benoît Sarazin, directeur du cabinet FarWind Consulting

LES DEUX TITRES ONT PLUS SOUFFERT QUE LE SECTEUR

Source : Bloomberg* Bloomberg US Telecommunication Index ** Introduction en Bourse de MCI La Tribune

2003 2004 2005

L‘action MCI,à New York

L‘action AT&T,à New York

L‘indice Télécom,aux Etats-Unis*

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- 60 Nov.** Févr.

Performances en % (données hebdomadaires)

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