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Séminaire de l’EHESS – « Approche pluridisciplinaire des usages contemporains de l’ayahuasca »
105, bd Raspail – salle 4
Jeudi 24 mai – 19h-21h
« Le concept d’hallucination à l’épreuve des expériences psychédéliques. »
La conception classique de l’hallucination
La plupart des débats en épistémologie de la perception contemporaine trouvent leur origine dans
un problème resté célèbre : l’argument de l’hallucination. En bref, le défi que lance cet argument, et qui
menace la valeur épistémique de la perception en général, consiste à remarquer qu’il existe des cas
d’expérience visuelle dans lesquels on ne peut savoir si l’on a affaire à quelque chose de véridique ou de
faux. L’idée est que, aussi bien dans le cas d’une expérience véridique que dans celui d’une
hallucination, on a toujours affaire à des données sensorielles (sense-data) semblables. Par exemple,
lorsqu’on voit le mirage d’une oasis dans le désert, les données sensorielles enregistrées sont identiques
à celles qui le seraient dans le cas où cette oasis ne serait pas un mirage mais serait tout à fait réelle. Or,
conclut l’argument, si les données sensorielles sont similaires dans le cas d’une perception véridique et
dans le cas d’une hallucination, comment peut-on savoir, chaque fois que l’on voit quelque chose, si l’on
n’a pas affaire à une hallucination ? Un scepticisme généralisé en résulte.
Il existe diverses manières de reconstruire cet argument de l’hallucination. Une de ces manières est
celle proposée par les théories causales de la perception. Imaginons un sujet qui regarde un vase. Le vase
réel produit une activation de mécanismes cérébraux qui génèrent à leur tour l’expérience visuelle
informant le sujet qu’il voit un vase. Mais imaginons maintenant que l’on retire le vase tout en
entretenant par l’intermédiaire de puces neuro-électriques les mécanismes qui sont à l’origine de la
vision. Notre sujet a alors l’impression de toujours voir le même vase (puisque les mécanismes
cérébraux à l’origine de cette vision sont toujours stimulés), alors même que le vase a été retiré. Il en
résulte que de l’expérience de la vision qu’il existe un x, on ne saurait déduire qu’il existe réellement un x,
car on ne saurait exclure que cette expérience est une hallucination, c’est-à-dire la vision d’un objet en
l’absence de cet objet : à nouveau, le scepticisme triomphe.
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Contre les théories des sense-data, qui se déployèrent à partir de cet argument de l’hallucination,
différentes stratégies ont été proposées, dont notamment, dans les dernières décennies, les théories
disjonctivistes qui s’avèrent être dans une certaine mesure les plus convaincantes. Ce que pourfend le
disjonctivisme, c’est l’affirmation selon laquelle l’expérience visuelle véridique et l’expérience visuelle
hallucinatoire sont assimilables. Le prétendu facteur commun que partageraient les perceptions
véridiques et les hallucinations est battu en brèche par le disjonctivisme à l’aide de différentes
démonstration qui s’appuient tantôt sur des considérations métaphysiques, tantôt sur des considérations
épistémologiques ou encore sur des considérations phénoménologiques. En définitive, les théories
disjonctivistes permettent de résoudre le problème posé par l’argument de l’hallucination en cela
qu’elles affirment qu’il n’est pas vrai que, étant donnée une expérience visuelle, on ne puisse pas dire si
elle est véridique ou fausse : contre les théories du facteur commun – typiquement les théories des sense-
data – les disjonctivistes font la preuve que l’on peut toujours savoir que l’on a soit affaire à une
perception véridique soit affaire à une hallucination. Le scepticisme est en conséquence réfuté.
Vers une redéfinition du concept d’hallucination
Ce qui est regrettable, c’est que, dans toutes les théories présentées jusqu’ici, la question de
l’hallucination – et plus largement de la perception – est envisagée à partir d’expériences de pensée
parfaitement abstraites, dont on ne saurait dire quelle en est la portée réelle. L’idée qu’il puisse y avoir
une vision qui ait exactement le même caractère sensoriel quand elle est véridique et quand elle est
hallucinatoire est une invention philosophique. Dans la réalité, les choses ne se passent que très rarement
ainsi. Nous voudrions donc réinterroger les grands concepts de l’épistémologie de la perception – à
commencer par celui d’hallucination –, non pas à partir d’expériences de pensée douteuses, mais à
partir des hallucinations telles qu’elles sont réellement expérimentées sous les effets de substances
psychédéliques (essentiellement : sous acide lysergique, sous psilocybine, sous mescaline et sous
diméthyltryptamine).
La première chose que la phénoménologie des hallucinations psychédéliques nous enseigne, c’est
que l’argument de l’hallucination tel que défini classiquement n’a guère de pertinence : il n’existe
quasiment aucun cas où le contenu hallucinatoire partage strictement un facteur commun avec le
contenu de l’expérience visuelle véridique (ne serait-ce parce que les visions psychédéliques recèlent
d’entités – dragons, esprits, Idée platoniciennes, etc. – dont nous savons fort bien qu’elles ne font pas
partie du mobilier ontologique du monde ordinaire). Sous LSD ou sous ayahuasca, par exemple, le
consommateur est parfaitement capable de distinguer entre ce qui ressortit au monde hallucinatoire et
ce qui ressortit au monde ordinaire. De ce point de vue, la prise en compte des hallucinations réelles
tendrait à conforter les théories disjonctivistes. Est-ce à dire pour autant que les hallucinations ne posent
finalement aucun défi épistémologique majeur ? Aucunement. Car si, du point de vue des hallucinations
psychédéliques, l’argument classique de l’hallucination n’a guère de sens, en revanche, il est un autre
argument redoutable que l’on peut extraire de l’étude des expériences psychédéliques : l’argument de la
lucidation – face auquel, justement, les théories disjonctivistes ne peuvent pas grand-chose.
Pour bien comprendre en quoi consiste l’argument de la lucidation, il est utile de revenir
rapidement sur l’argument de l’hallucination. Au fond, ce dernier consistait à dire que puisqu’on ne
saurait distinguer entre les données sensorielles présentes dans le cas de la perception véridique et les
données sensorielles présentes dans le cas de l’hallucination, alors, nous ne pouvons jamais savoir
assurément, quand nous voyons quelque chose, si cette chose est bien véridique et n’est pas plutôt une
hallucination. Le danger épistémologique sous-tendu par l’argument de l’hallucination est celui d’une déflation
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ontologique : puisqu’on ne peut jamais exclure que l’on est en train d’expérimenter une hallucination, on
ne peut même pas dire que cette chaise que l’on voit devant nous existe vraiment. On se retrouve en
définitive avec une épistémologie et une ontologie à l’étiage : on ne peut tirer aucun savoir de la perception et on ne
peut pas dire de quelque chose qu’il existe. En un sens, l’effet produit par l’argument de la lucidation est
exactement inverse. Le problème de la lucidation ne vient pas de ce qu’on ne puisse pas distinguer entre
la vision véridique et la vision hallucinatoire, mais de ce que, dans bien des cas, la vision sous
psychédéliques se donne comme épistémiquement supérieure à la vision ordinaire : le psychonaute sait
que ce qu’il voit est l’effet d’une substance chimique, mais, en même temps, la richesse et le degré de
réalité de ce qu’il voit est tel qu’il ne peut s’empêcher de réifier ses vision on considérant que ce que lui
donne à voir les psychédéliques existe en un sens vraiment. Dès lors, l’enjeu est tout autre que dans le
cas de l’argument de l’hallucination. Le danger épistémologique sous-tendu par l’argument de la lucidation est
celui d’une inflation ontologique : les visions psychédéliques sont étayées par de telles données probantes
(evidence), par un tel sentiment de réalité, qu’il est difficile de ne pas en arriver à attribuer à ce que l’on
voit un statut ontologique au moins aussi élevé que celui que l’on reconnaît à la réalité ordinaire. On se
retrouve ainsi avec une épistémologie et une ontologie incroyablement rehaussées : on a l’impression de pouvoir
formuler des jugements de connaissance parfaitement assurés, en sorte que l’on en vient entre autres choses à endosser
une ontologie luxuriante où les tables et les humains possèdent un même statut ontologique que les dragons et les
lutins.
Face à l’argument de la lucidation, deux grands types de positions existent. La première, causaliste
et réductionniste, nie purement et simplement la réalité du problème, en disant qu’il ne s’agit là que
d’un effet pharmaco-chimique certes remarquable, mais aucunement problématique. La faiblesse de
cette réponse est qu’elle ne fait guère justice aux données phénoménologiques de ces hallucinations
psychédéliques. Elle évite le problème plus qu’elle ne le traite ; elle ne permet pas de résoudre le défi
lancé par ces milliers de témoignages – qui ont ceci d’autant plus légitime que n’importe qui peut les
vérifier par soi-même, en expérimentant les substances en question – qui tendent à mettre en évidence
un sérieux problème : si l’on s’en remet aux données probantes des expériences visuelles, alors on ne
saurait ne pas accorder un très haut statut épistémologique et ontologique aux expériences
psychédéliques. L’autre position, pas plus satisfaisante que la première, consiste à faire parfaitement
justice à la phénoménologie des visions psychédéliques, mais au point de revendiquer sans ambages une
ontologie où fourmillent dragons, lutins, Idée platoniciennes et extraterrestres. Véritable terrain de jeu
et d’exaltation pour les théories New Age, les expériences psychédéliques se voient ainsi conférer un
véritable rôle de treuil ontologique, élevant en dignité des entités dont notre ontologie ordinaire ne veut
guère entendre parler.
Entre ces deux extrêmes qui sont aussi bien deux écueils – le dogmatisme réductionniste qui
élimine l’argument de la lucidation sans jamais l’envisager de front, et la fantasmagorie pittoresque du
New Age –, nous essaierons de proposer un modèle pluraliste de la perception, inspiré de la méthode
axiomatique, qui permettra, espérons-le, de relever de façon viable et satisfaisante le défi de la
lucidation.
Martin Fortier.