PhaenEx 6, no 2 (automne/hiver 2011) : 1-28
2011 Dominic Desroches
Solitude et souffrance
des figures dexception chez Kierkegaard Sur la distance, la dissimulation et le silence face Dieu
DOMINIC DESROCHES
On associe par rflexe luvre de Kierkegaard la solitude. On crit dans la mme
phrase Sren Kierkegaard et le solitaire de Copenhague pour dire quil a crit sur lhomme
seul devant Dieu, l Individu ou le singulier (den Enkelte) et que, pour lui, tout se rsume dans
cette pense. Or cette solitude si souvent rapporte Kierkegaard, pour reprendre ici une
expression la mode, est une ralit vcue avant dtre un concept existentiel; elle qualifie une
existence avant dtre lobjet dune mise en scne philosophique. Sa production rpond sa
solitude personnelle, sa mlancolie et ses nuits dinsomnie, avant dtre lobjet dune
conceptualisation prcise. Sil part de lide quil ne pourrait, mme sil sexpliquait, tre
compris de son entourage et de la socit, il se voit par l oblig, pour sauver sa conscience,
dinventer une tromperie pour communiquer indirectement les enjeux dune possible faute
lgard de sa fiance abandonne, une faute individuelle qui, hors de tout systme, dfie le
langage universel et totalisant. Si Kierkegaard a crit une note secrte (Papirer IV A 85 /
Journal I, 1834-1846, 273) et quil a cach son intriorit il dfendait lhumour et
lincognito , cest parce quil cherchait des moyens, y compris par lusage de la pseudonymie,
de forger des concepts qui, dans la distance dialectique, approchent une existence singulire qui
nous chappe toujours.
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Cest dans ce cadre quil faut interprter le recours des figures dexception. Il utilise en
effet des cas pour faire sentir la solitude et le silence de celui qui ne peut dvoiler son intriorit
aux prises avec Dieu sans se perdre. La pense existentielle produit alors une criture nouvelle de
la solitude, une thrapie aussi, en cherchant, dans la rappropriation de figures dexception
(Abraham, Job, le quidam), mieux se comprendre elle-mme. Quand Kierkegaard affirme
parler en langue trangre , il dit quil a choisi la souffrance contre le cri, la dissimulation
contre lexpression directe, afin de sauvegarder le secret de lintriorit et de demeurer dans la
vrit. Si son amour malheureux ne peut entrer dans le langage, il doit trouver des moyens
indits de lexprimer. Cest dailleurs son exprience berlinoise qui sert de toile de fond la
rdaction des ouvrages de 1843 1846 au centre desquels il lutte, distance, pour illustrer ce qui
le spare jamais de sa fiance Rgine Olsen. Toute luvre peut sinterprter ds lors, on le
verra, par cette solitude souffrante qui cherche, distance, dans lappropriation paradoxale
dexceptions, saisir son rapport Dieu.
Cet article lie la solitude la souffrance chez Kierkegaard. Il rappelle aux habitus des
textes kierkegaardiens que la pense existentielle est dabord un travail de distance, plus
prcisment un jeu de dissimulation dont lpreuve (prvelse) consiste sauvegarder, dans les
limites du langage, le silence (Taushed) et le calme (Stilhed). Cette preuve culmine dans lide
que devant Dieu, lhomme souffre comme coupable. Lhomme souffrant ne sort pas des
tribulations, des tentations et des doutes. Le secret de lintriorit dans lespace
psychologique entre lesthtique et le religieux ne se traduit pas dans le langage, ce qui isole
des autres et fait souffrir, mais peut ouvrir le passage troit vers le religieux. Dieu seul peut voir
les efforts de lexistant aux prises avec la mlancolie dans la diffrence entre linfini et le fini.
Pour illustrer cette thse interne luvre, nous analysons lhistoire dun amour malheureux
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dclin en plusieurs versions par Kierkegaard. Nous approfondissons les cas o il approche la
souffrance en recourant des figures dexception, des marqueurs de solitude (Eensomhed),
comme Job, Abraham et le quidam de l Histoire de la souffrance dans les Stades. Nous
recourons enfin lanalyse du Post-scriptum aux Miettes pour mieux saisir les liens unissant
cest une ide qui est justifie dans le Point de vue explicatif la souffrance et la solitude de
celui qui, dans le tort, se veut bien seul face Dieu1.
I. Ltude des figures dexception confrontes la solitude et au silence
Ltude des figures dexception offre le meilleur moyen pour montrer que, aux yeux de
Kierkegaard, lhomme est appel quelque chose de plus grand que lui, cest--dire une
solitude qui, le faisant grandir, le rapproche de Dieu. La solitude, qui est dabord silence, ne se
pense pas sans le passage par lthique. Car cest dans leffort thique de se taire
lisolement dune mise lpreuve quon trouvera la voie suivre pour se dpasser. Il faut
penser la solitude comme rupture spirituelle davec le monde extrieur. Pour Kierkegaard, il
revient lexception de se taire pour marquer la diffrence qualitative davec le gnral, la vie
thique (Sdelighed), qui est une sphre de langage, de mdiation et duniversalit. Lexception
est seule parce quelle empche, sur lessentiel, de raliser le gnral. la question de savoir
si lexistence doit se limiter une srie de devoirs qui trouvent leur achvement dans le contexte
social, on rpondra donc par la ngative.
Avant dtudier Abraham, Job et le quidam comme exceptions confrontes au silence,
disons un mot sur les ouvrages auxquels ils appartiennent. Crainte et tremblement et
La rptition sont publis simultanment, de sorte quune lecture croise ne sera pas vaine dans
la mesure o les deux livres, bien que de pseudonymes diffrents, visent remettre en question
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lthique partir de lexception. Lanalyse croise montrera que dans le silence, on retrouve la
possibilit dun rapport exclusif un absolu que le langage ne peut nommer car lexception
existe en marge de la norme et la renforce2. Dans Crainte et tremblement, cest par lexprience
de lindicible vcue par le chevalier de la foi, reprise daprs le sacrifice dAbraham, que le
religieux dfie lthique et lui configure un espace, alors que dans La rptition, cest
lexception, reprise de la figure de Job, qui trace les limites de lthique et sa pertinence. Sur le
plan thmatique, les deux ouvrages partent de rcits bibliques illustrant lexception, sintressent
au double mouvement dialectique et esquissent la possibilit de rptition. Nous analysons ici
comment le silence, marqueur de lintriorit et fondateur de la parole, joue un rle dcisif dans
la critique de lthique.
Pour tudier la solitude, la culpabilit et la souffrance lintrieur de la crise thique,
nous relirons aussi lexprience psychologique intitule Coupable? Non coupable? ,
troisime partie des Stades sur le chemin de la vie de Frater Taciturnus publie en 1846. Si le
nom signifie moine taciturne , le titre donne tout le ton du propos : il sagira dune tude
psychologique, entre lesthtique et le religieux, de la culpabilit dans une nouvelle version dun
amour malheureux, cest--dire une histoire de la souffrance. Par cette relecture, nous pourrons
mieux voir les rapports (avec les reprises des situations dAbraham et de Job) entre la solitude, la
souffrance et le silence. Mais commenons par Crainte et tremblement.
i) Abraham, silencieux et seul devant Dieu, dans Crainte et tremblement
Lauteur du livre est Johannes de Silentio. Son nom donne une ide de sa tche : il ne se
prsente pas comme philosophe, mais comme un pote du religieux intress par la
pertinence du silence. Sans prtendre avoir la foi (comme Constantin Constantius), il a un bon
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esprit et se dclare crivain amateur ncrivant ni systme ni promesse de systme. Ainsi son
rle peut-il tre bien dfini : il sattaquera Hegel de lextrieur, hors du langage spculatif, sans
se rfrer un systme quil prtend ne pas connatre3. Poetice et eleganter, de Silentio crira un
texte saisissable sur fond de silence, suivant le tempo de lintriorit, et ayant une teneur cache,
comme peut lindiquer la rfrence Hamann en exergue4.
Son texte est prsent comme un lyrique dialectique de Johannes de Silentio.
Lauteur commence par faire sentir une atmosphre (Stemning) pour procder ensuite lloge
dAbraham. Lhistoire dAbraham provient de la Gense (22, 1-2), illustre lpreuve de la foi et
sexpose en quatre tableaux. Pour rappel : fils de la vieillesse, Isaac doit tre immol par son pre
sur le mont Morija la requte de Dieu. Abraham entrane Isaac pendant trois jours de marche
pour le livrer en holocauste. Selon le rcit, Abraham ne dit rien, subit lpreuve du sacrifice et
reoit nouveau, contre toute attente, ce fils, Dieu rcompensant ainsi sa foi. Or Kierkegaard,
qui se rapproprie personnellement le rcit, veut mettre en vidence le ridicule de ceux qui
pensent avoir dpass Abraham. Cette ide lui permet de poser la limite de lthique : dun ct,
si lon ne peut suspendre lthique, Abraham est un criminel et, de lautre, si lon reconnat
un trait religieux au geste, Abraham est alors sauv et devient pre de la foi.
Nous parvenons ds lors aux questions thoriques qui nous intressent. Aprs les
problemata I (Une suspension de lthique est-elle possible?) et II (Y a-t-il un devoir absolu
envers Dieu?), le problema III est consacr au silence. Cest l quAbraham apparat dans toute
sa solitude. On y pose la question suivante : Peut-on, du point de vue thique, justifier le silence
dAbraham? Il y va ici du point de contact entre lthique (le gnral) et le religieux
(lexception). Mais quest-ce que le gnral? De Silentio avait crit au problema prcdent :
Lthique est comme tel le gnral [det Almene]. [...] Conu immdiatement comme ralit
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sensible et psychique, lIndividu est celui qui possde son tlos dans le gnral, et sa tche
thique est de sy exprimer constamment de manire y liminer sa singularit pour devenir le
gnral. (OC V 146 [III 117]). Abraham doit taire son preuve parce quil ne peut donner
dexplication (de telle sorte quelle soit intelligible pour autrui) claire, justifiant quil sagit l
dune preuve religieuse. Le langage apparat comme une tentation de la chair face lesprit
religieux; toute parole ne pourrait illustrer le sens de ce sacrifice et ne saurait nous convaincre de
son motif cach. La parole peut apparatre comme un apaisement (OC V 199 [III 177]), mais
parler, cest agir. En suivant labsurde commandement religieux, Abraham est vou
lincomprhension gnrale, cest--dire la solitude absolue et la souffrance de celui qui se
voit exclu du langage de tous, de la communaut donc.
Ayant accompli les mouvements de la rsignation infinie et de la foi, Abraham voit son
silence fond au-del de lthique. En vertu de labsurde (i kraft af det Absurde) et du paradoxe,
il reoit Isaac. Il sest trouv dans un rapport priv avec Dieu; le rapport nexiste que dans
lintriorit qui, si elle sexprimait directement, se dtruirait par son expression mme, puisque
son dit ne serait pas quivalent son Dire, pour parler avec Levinas. Ce qui reste, cest
quAbraham se soit tu et quil ait rompu avec lthique pour obir au Tout Autre. Kierkegaard
sait trs bien que lexprience dAbraham ne peut tre dcrite que de manire ngative : sil
investit lexpression indirecte (lintriorit) et lidalit du langage (silence), cest parce que
lthique ne peut garder sa validit lorsque Dieu exige le sacrifice du fils. Lthique ne disparat
pas, elle est transforme. Abraham est donc une exception place devant une
impossibilit qui se situe au-dessus du gnral5. Johannes crit :
Abraham se refuse la mdiation : en dautres termes, il ne peut pas parler. Ds que je parle, jexprime le gnral, et si je me tais, nul ne peut me comprendre. Ds quAbraham sexprime dans le gnral, il lui faut dire que sa situation est celle du doute religieux (la
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crise vue plus haut), car il ny a pas dexpression plus haute, tire du gnral, qui est au-dessus du gnral quil franchit. (OC V 152 [III 123])
Sans mdiation, Abraham accepte lespace intenable sparant le silence de la parole. Si
Abraham parle, il est perdu. Devant Sara, lizer et Isaac, il est seul, croit en labsurde et ne
communique pas son secret. Croyant en Dieu, seul et souffrant, Abraham peut viter la voie du
dmoniaque ou du dsespoir. Sil ne peut parler, sa grandeur est du mme coup confirme : il est
en union avec la divinit6. La souffrance dans la solitude fait la grandeur de lhomme devenu une
exception. Or redisons-le : le commandement religieux relve non pas des mots, mais de
lindicible il est injustifiable devant autrui et ltat. Car ds que lhomme parle, il se situe
dans la sphre thico-juridique de ltat. Sur le plan lgal, le sacrifice dIsaac est un meurtre. Si
lthique correspond lespace public, dirions-nous aujourdhui, tout ce que le langage traduit
en lois et en obligations morales, lindividu qui souffre dans une situation indite comme celle
dAbraham rencontre lineffable, limpossible. On ne peut traduire laction du Chevalier de
la foi parce que ce serait une dissolution de lintriorit. Car ce qui importe, au bout du compte,
cest la manire dont sexprime le cach7. Au silence correspond ce cach, larcanum, qui prend
une valeur absolue pour lAbraham de Kierkegaard :
Malgr la rigueur avec laquelle lthique requiert ainsi la manifestation, on ne peut cependant pas nier que le secret et le silence ne confrent lhomme une relle grandeur, et prcisment parce quils sont des dterminations de la vie intrieure [...] Si je vais plus loin, je machoppe toujours au paradoxe, cest--dire au divin et au dmoniaque, car le silence est lun et lautre. Le silence est le pige du dmon; plus on le garde plus aussi il est redoutable, mais le silence est aussi un tat o lIndividu prend conscience de son union avec la divinit. (OC V 176 [III 150 sq.])
Lthique commande de parler et de manifester lintriorit; le religieux requiert au
contraire le silence, la solitude et la souffrance. Vu du religieux, le silence simpose comme le
gage de lintriorit : il stablit sur la conversion face une esthtique de la dispersion et une
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thique de la tentation de parler. Lthique propose des devoirs, alors que le religieux impose un
devoir absolu . Or quest-ce quun rapport absolu labsolu? Le pseudonyme note : Si
lordre survient dune manire prive, nous sommes en prsence du paradoxe, et il ne saurait
parler malgr son dsir. Bien loin de jouir de lui-mme en son silence, il endurerait une
souffrance qui lui garantirait le bien-fond de sa cause. (OC V 181 [III 155 sq.]) Le rapport
absolu labsolu dfie le langage : cest lpreuve souffrante du paradoxe pour la raison. Si,
dans lexistence, on peut se taire sans souffrir, ce silence nest cependant pas religieux. Lhomme
vivant dans la socit communique pour vivre; aussi cde-t-il la tentation du langage, le dsir
de vouloir dire qui chappe au langage est monnaie courante. Mais en regard de lidalit, il
sagit dune mprise. Cet usage qui voudrait dire sans pouvoir dire oublie la premire leon du
rcit dAbraham, prtend Kierkegaard : il est de lindicible, un secret incommunicable et
intrieur, qui seul donne un sens la parole.
Bien quil soit humain de se plaindre, Abraham ne dit rien. Quel est le sens de sa
solitude? Sa solitude nest pas celle dun hros tragique, car il ne pouvait parler : son silence ne
rpondait pas une ncessit esthtique, comme on en trouve dans la tragdie. De la solitude
dAbraham, Derrida en relve la grande responsabilit lorsquil note, dans Donner la mort :
Dans la mesure o ne disant pas lessentiel, savoir le secret entre Dieu et lui, Abraham ne
parle pas, il assume cette responsabilit qui consiste tre toujours seul et retranch dans sa
propre singularit au moment de la dcision (87). La solitude nest pas ici isolement, mais
rattachement aux autres. En fin lecteur, Derrida na pas tort lorsquil ajoute, cette fois au sujet du
dernier mot dAbraham, ces lignes puissantes :
Abraham ne dit rien mais on a gard un dernier mot de lui, celui qui rpond la question
dIsaac : Mon fils, Dieu se pourvoira lui-mme de lagneau de lholocauste! Sil avait dit il y a un agneau, jen ai un ou je nen sais rien, je ne sais pas o se trouve
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lagneau , il aurait menti, il aurait parl pour dire le faux. Parlant sans mentir, il rpond sans rpondre. trange responsabilit qui ne consiste ni rpondre, ni ne pas rpondre.
Est-on responsable de ce que lon dit dans une langue inintelligible, dans la langue de lautre? Mais, aussi bien, la responsabilit ne doit-elle pas toujours sannoncer dans une langue trangre ce que la communaut peut dj entendre, trop bien entendre? (OC V
181 [III 155 sq.]).
prouvant lindicible, Abraham tait la fois seul et en communaut avec Dieu : il ne
parle aucune langue humaine, il parle en langues (OC V 200 sq. [III 177 sq.]). Il ne pouvait
parler parce quil ne pouvait expliquer la raison pour laquelle lthique constitue la tentation,
lexception tant lexception parce quelle est empche de raliser le gnral. Ce quil aurait eu
dire pour sexpliquer, personne neut pu le comprendre, le contenu de la parole ne pouvant
concider avec sa relation Dieu. Contre Hegel et ses disciples danois qui simaginent
comprendre le religieux, Kierkegaard met profit lexemple dAbraham qui a su garder silence
afin de redonner la priorit au secret. Quand on pense Abraham, on pense celui qui sest
prsent seul devant Dieu, ltre de solitude qui nest pas un hros et qui ne demande pas de
larmes. Car cest dans lisolement responsable quil a pu entendre ce que Dieu exigeait de lui.
Dans sa solitude, en lart de garder le silence la demande de Dieu, il a pu entendre la Parole et
devenir conscient de sa faute. Cette responsabilit nous parle alors du christianisme car cest en
ce sens que le vritable chrtien souffre et se trouve isol parmi les autres; par sa faute, il est
seul, dans le repentir, sur le chemin de Dieu. Il a un secret qui ne peut se rsoudre dans lthique,
quil ne peut divulguer ni traduire. Ce secret, sensu eminentiori, est l pour signifier que
lintriorit nest pas rductible lextriorit et que lincognito, lun des signes du paradoxe, est
la seule manire dtre et de communiquer de celui qui ne peut se comprendre dans le gnral.
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ii) La reprise de Job, souffrant seul devant Dieu, dans La rptition
Dans La rptition de Constantin Constantius, il sagit encore dune histoire damour
malheureux, plus prcisment de la culpabilit lgard de la femme abandonne. Comme dans
Crainte et tremblement et les Stades, lhistoire est une auto-interprtation de la vie de
Kierkegaard lui-mme. Dans cet essai exprimental de psychologie , lobjectif est de montrer
quune rptition esthtique est impossible et que seule la foi peut nous sauver.
Contexte : le rcit de lexprience de la rptition tente au thtre de Berlin est un chec.
Lors du retour Berlin, tout a chang! La rptition est impossible esthtiquement. Comme
volont de revivre une motion, elle est impossible parce que tout change autour de la volont et
de la personnalit. Exprime en langue humaine, la rptition peut passer pour ce quelle
nest pas au sens religieux : La rptition est lintrt de la mtaphysique et, en mme temps,
lintrt sur lequel la mtaphysique achoppe. La rptition est ce qui dlie dans toute conception
thique. La rptition est la conditio sine qua non tout problme dogmatique. (OC V 21 [III,
212]) Or, Constantin se rapporte une mtaphysique de lhistoire du monde pour laquelle la
possibilit de reprendre en avant est inexistante; la philosophie cherche derrire alors que
tout doit se passer devant8.
Dans le rcit de Kierkegaard, Constantin prsente la crise religieuse. Dans la tempte il
reste calme, et le jeune homme doit se trouver un guide. Or si Constantin sait tout, il ne peut plus
rien se passer de nouveau. Alors Job deviendra ce guide. Lui seul peut montrer en quoi
consiste prcisment le mouvement de rptition . Job linspirera parce quil incarne la
souffrance pousse son paroxysme : il est le porte-parole des affligs. Relisons la
correspondance en portant une attention au silence et la solitude comme souffrance.
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Dans la lettre du 11 octobre, le jeune homme constate quil se trouve aux limites du
langage, puisquil ny a aucune langue capable dexprimer sa faute . Il crit : La langue dit
que je suis coupable, car jaurais du prvoir cela [refus du mariage] [...] et il ajoute : je
promets une gratification raisonnable si quelquun invente un nouveau mot9 . Comment le
langage peut-il exprimer une faute relative un absolu? Pourquoi la langue (Sproget) ne peut-
elle pas exprimer ce qui est essentiel, savoir sa souffrance, sa solitude? Pire encore, la langue
peut tromper la personne qui en fait usage. Comme Abraham, le jeune homme se rsigne et
avoue lui-mme que les mots ne peuvent exprimer sa solitude tout intrieure. Or pourquoi en
effet faudrait-il chercher et trouver des mots qui sont, par dfinition, absents du langage
ordinaire? quoi peut bien servir la parole humaine, se demande-t-il? Do la suite de la lettre :
Quel est lusage de la parole humaine [Menneskelige Maelen] appel Langue [Sprog], trop
misrable jargon qui nest compris que dune clique. Ceux qui sont privs de lusage de la parole
ne sont-ils pas plus sages, eux qui ne parlent jamais de telles choses? [...] Pourquoi, en langue
humaine, lexprime-t-on ainsi : elle est fidle (aime), et moi, je suis un imposteur? (La
reprise, 145 = OC V 69 [III 262 sq.])
Personne, dit-il, ne me comprend; ma douleur et ma souffrance nont pas de nom
(OC V 70 [III 265]). Ceux qui refusent dexprimer leur souffrance sont des modles de sagesse,
car aucun mot ne saurait rendre compte de ltat du jeune homme, qui est la fois innocent et
coupable, sans doute coupable aux yeux des hommes et peut-tre innocent aux yeux de Dieu. La
langue peut dire la culpabilit des hommes, mais pas devant Dieu. Le mot coupable peut
avoir un sens lorsquon dsigne une faute, mais dans lentre-deux? Fort des mots et des langues,
le jeune homme est incapable de parler de sa douleur. Il y a donc une incomprhension
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fondamentale cause des limites du langage. Dans cette diffrence entre deux mondes apparat
la figure de Job (lettre du 15 novembre) :
Puis je mmerveille et me mets lire voix haute, de toute ma puissance et de bon cur. Soudain, je deviens muet; je nentends plus rien, je ne vois plus rien, je ne vois plus que Job avec des contours indistincts, sur son tas de cendre, et ses amis; cependant, nul ne dit
mot, mais ce silence cache lui-mme toutes les terreurs comme un secret que nul nose nommer [men denne Taushed skjuler alle Rdsler sig som en Hemmeligeh, Ingen tr
nvne].
Puis le silence se dchire et lme tourmente de Job se dchire dans dimmenses clameurs. Je les comprends, ces paroles; je les fais miennes. Mais linstant mme, je sens la contradiction, je souris de moi-mme, comme on sourit dun petit enfant qui a pris les vtements de son pre. (La reprise, 151 = OC V 73 [III 268])
Il semble contradictoire dutiliser des mots communs pour essayer de dire la solitude de
celui qui souffre incognito. Associ la solitude de Job, le silence joue ici son rle de marqueur
du dire : il fonde le secret dfiant lthique. On comprendra beaucoup mieux les rapports entre le
silence, le secret et la souffrance, des concepts dialectiques ayant une porte religieuse, par
ltude de la catgorie dpreuve (Prvelse). Aucunement romantique, lpreuve est une
catgorie transcendante. Pour faire sentir la foi de Job, elle tablit lhomme dans un rapport
dopposition purement personnel Dieu. Ainsi, par cette catgorie, Job affirme son droit de se
constituer en exception (Undtagelsen) parce que la catgorie traduit un effort, cest--dire la part
de souffrance que ncessite la mise en uvre du religieux. Lthique est par l mise entre
parenthses : il y a passage de limmdiatet esthtique une seconde immdiatet,
limmdiatet de la foi, dun rapport direct Dieu qui dborde le langage, mme la posie.
Lpreuve que Job veut viter, mais laquelle il se heurte, est constante. Sil russit
viter les dterminants de lthique, Job reste celui qui enfante lpreuve et en sort vainqueur par
la foi. Lpreuve persiste, car elle est eo ipso dtermine par rapport au temps : elle nest pas
la fin de lexistence, mais le tourment de lme en qute de Dieu. Elle-mme continue, elle exige
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la constance de la foi. Or que peut-il rester au solitaire aprs les tourments de lpreuve quil
simpose avec Dieu? Pour le savoir, relisons la missive du 13 janvier. ce moment, la rptition
est ralise car Job a cru en Dieu et a tout reu au double. Il y a eu matrialisation de la rptition
qui apparat sous la forme dune rception. Il sagit dune catgorie transcendante impossible
dire car elle chappe toute mdiation par le langage, une catgorie provenant du silence le plus
profond :
Quand tout est bloqu, quand la pense achoppe et que la langue est muette, quand les
explications sen retournent dsesprment chez elles il faut alors que lorage clate. Qui peut comprendre cela? Qui peut trouver autre chose? [...] Il y a donc une rptition.
Quand se produit-elle? Bien entendu, ce nest pas facile dire dans aucune langue humaine [ikke godt at sige i noget menneskeligt Sprog], quelle quelle soit. Quand se produit-elle? Lorsque toute certitude et vraisemblance humaine pensables devinrent
impossibles. (La reprise, 157 = OC V 78 sq. [III 274 sq.])
De la solitude souffrante provient un changement, une conversion. Du silence, cest--dire du
rapport privilgi avec Dieu, mane la possibilit dun nouvel agir reposant sur une rptition en
avant par la foi. Voyons maintenant en quel sens lpreuve du jeune homme se rapproche de
celle du quidam dans la partie finale des Stades sur le chemin de la vie.
iii) La souffrance de lamoureux malheureux : le quidam dans les Stades
Frater Taciturnus fait du livre trouv dans une cassette, au fond dun lac difficile daccs,
latmosphre du texte. Il semble la fois le dcouvreur du journal, son auteur et, la fin, son
commentateur expert, comme le note A. Clair (Pseudonymie et paradoxe 44). Lambiance de la
dcouverte est dcisive : tout tait calme derrire les roseaux, il ny avait que le bruit de la canne
qui perait le silence et le cri du butor , cet trange oiseau, cette voix familire de la
solitude [i Eensomheden]! (OC IX 174 [VI 200]). Ce texte provenant des profondeurs sera le
rcit de celui qui a rompu ses fianailles. Le pseudonyme Taciturnus baptise quidam celui
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qui a rdig le rcit autobiographique. Son journal, qui reprend plusieurs entres des papiers de
Kierkegaard, est rdig un an jour pour jour aprs les vnements et retrace six mois de la vie
dun individu. La reprise des vnements est lobjet de ses penses du matin, alors que les
entres de la nuit, de profundis, tmoignent de sa solitude, de sa mlancolie et de ses souffrances
actuelles10
.
Le quidam de lexprience psychologique excelle dans la tromperie. Sa mlancolie nest
pas lexpression de la sortie de soi vers lextrieur, mais plutt le retour vers la rflexion11. Ce
quidam exprimente le repliement : il est en chemin vers le religieux mais, in suspenso, ne
russit pas prendre au srieux lexigence. Il apparat ici comme lindividualit [Individualitet]
non biblique qui sinterroge sur le devoir de dire la vrit. Ainsi joue-t-il distance avec celle
quil aime; il approche lobjet de ses vux, tout en restant loign. Son univers est espionnage :
il organise les rencontres, il dissimule ses penses et connat une preuve souffrante. Dieu seul
peut voir le caractre unique de sa situation. Si Abraham pouvait tre le meurtrier, le quidam se
voit aussi comme le meurtrier de la jeune fille quil ne mariera pas. Il simagine criminel et
bourreau (Skarpretterend) non sans se demander : O me cacher moi-mme? (OC IX 199
[VI 227]). Pour lui, la souffrance eut t moins grande sil avait t arrt comme un criminel
(forbryderisk) pour une faute commise; il aurait reu une peine correspondante. Sa situation est
diffrente car il doit dissimuler son jeu en attente dun verdict ultrieur. Sa souffrance nest pas
esthtique mais religieuse, cest un chtiment. Lecteur de la Bible, tourment par une mlancolie
qui loblige la rflexion dialectique sur lui-mme, il sautoqualifie de solitaire . (OC IX 211
[VI 449])
Comme Job et Abraham, le quidam lutte contre les bornes du langage. Si le quidam est
une exception, il nest pas une exception provenant de la Bible. Sil nest pas une figure
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religieuse de rfrence, il peut plus aisment montrer que tous peuvent tre des exceptions. Il est
une exception qui souffre dans la vie ordinaire, qui est celle de tous (do son nom), et il entre
dans lexistence en tant quamoureux malheureux. Il a abandonn celle quil aime et qui il avait
promis le mariage, mais quil ne pouvait pouser parce quil aurait t incapable de sortir de sa
mlancolie. En lpousant, il risquait de la rendre malheureuse, alors quen rompant, il la rendait
aussi malheureuse. Il lui laissait le cri et choisissait la souffrance. Voil pourquoi il se
demande sil est coupable ou non et sil doit dire la vrit. Il choisit la dissimulation : il sagit
de revtir la plus grande insignifiance possible (OC IX 222 [VI 254]). Sa vie exprimera une
absolue indiffrence et sa dissimulation sera celle du secret. Celui-ci consiste amnager la
sortie la moins souffrante pour sa fiance abandonne afin dviter le commune naufragium. Si
cela est difficile, cest parce quil doit se taire : Quel supplice de vivre en muet, crit-il. Quel
supplice dtre comme un muet, mutil mme, tout en prouvant des souffrances qui exigent
lloquence dun mime (OC IX 244 sq. [VI 278]). Sa souffrance est autopathique , sans
barrire entre elle et lui : il souffre la souffrance de celle qui souffre pour lui. Sa dissimulation
est psychologique : elle veut quil se fasse passer pour ce quil nest pas. Le quidam se compare
Priandre, suggre un intermde du journal, qui avait pass pour sage alors quil tait fou.
Insomniaque, muet et trompeur, il connat une forme de folie, sa stratgie lisole. Il voudrait la
reconqurir, mais elle na pas de dispositions religieuses, ce qui sabote ses chances. Il a beau
chercher un refuge dans la prire il espre la conversio , mais il ne peut se dfaire de son
image de criminel. Le quidam vit donc un conflit intrieur dans la solitude, la mlancolie et
langoisse.
Lcriture du journal vise temporiser, apaiser les souffrances. Il sagit dune tentative
pour sortir de sa conception de lui-mme. Il se voit comme une me gare qui a sur la
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conscience une vie humaine, une responsabilit ternelle , un voyageur en pays tranger car
elle et lui ne parlent pas la mme langue (OC IX 289 [VI 330]). La tromperie rpond la
ncessit de mettre sur pied une communication indirecte, un incognito, qui trouve ses limites
dans sa ralit (OC IX 343 [VI 391 sq.]). Si la mlancolie demeure, le rcit atteindra sa limite au
moment o le quidam se retrouvera dans le repliement (Indesluttethed), car il aura compris
quelle et lui ne se comprendront jamais. Le quidam est condamn attendre la gurison
religieuse qui est seulement possible par le repentir, cest--dire dtre plac devant Dieu par la
dialectique coupable non coupable en laquelle il sera question de la vrit (OC IX 430
[VI 490]). Voil aussi ce qui distingue les deux versions de lamour malheureux, celle de la
Rptition et celle des Stades : dans le premier livre, le jeune homme muet et trompeur espre la
rptition religieuse dans la foi, alors que le quidam du second, aussi muet et trompeur, a plutt
besoin du repentir pour accder au religieux que son repliement interdit.
Pour dgager la signification de la solitude, abordons le point de vue de Taciturnus12
, le
commentateur du journal. Pour lhumoriste observateur quil est, le diagnostic psycho-religieux
est clair : le quidam est en fait un chevalier de lamour malheureux sous forme dmoniaque,
cest--dire quelquun qui se rapporte ngativement la foi. Les souffrances esthtiques sont
celles de la jeune fille, alors que les siennes tendent vers Dieu. De mme il est une solitude
esthtique, un retrait de la vie thique, qui na rien voir avec le solitaire quest le quidam. Sil a
accompli un mouvement vers lintrieur et que son langage est celui du repliement, prcise
lauteur de la Lettre au lecteur, alors il est dmoniaque. Sa langue est religieuse, cest--dire
seulement, en vertu du silence, une langue (OC IX 393 [VI 449]).
Le dmoniaque lui apparat comme une anticipation concentre de la subjectivit
religieuse ou le pressentiment dune vie suprieure car lesprit referm ne peut dire
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Dominic Desroches
pourquoi il est referm. Lobservateur ne peut sempcher de suggrer qu il est difficile
denlever lesprit referm son repliement, et proprement, il doit attendre une gurison
religieuse en lui-mme (OC IX 393 [VI 449]). Sil ne se conoit pas comme une individualit
religieuse, il nen est en vrit que la possibilit (OC IX 238 [VI 272]) et son exprience est
vcue comme souffrance aprs le combat thique. Cette exprience nest pas le malheur, celui-ci
relve de limmdiatet (esthtique), elle relve de lintriorit cache (religieux). La souffrance
vritable, celle du chrtien par exemple, ne sexprime pas directement, sinon elle se dissipe et
prend la forme du malheur13
qui, nous lavons montr ailleurs14, relve dune interprtation
errone de la temporalit. Le solitaire ne quittera pas les tentations et les tourments, il nest pas
encore prt faire le saut religieux : il incarnera le dmoniaque incapable de sortir de soi. Et
sil est question dincognito, un thme cher au Post-scriptum, cest que la profondeur du secret
est incommensurable la surface de lextriorit.
Si la faute (skyld) est omniprsente dans ce texte, cest dans le Post-scriptum que son
exposition sera la plus nette. La faute y est lexpression du pathos existentiel. La conscience de la
faute, qui na de sens que dans un rapport asymtrique Dieu, ne doit pas chapper la
caractrisation du religieux. La faute sentend comme lexpression la plus concrte de
lexistence (OC XI 213 [VII 518]), crit Johannes Climacus, et il ne sagit pas de la simple
transgression dune rgle morale, mais de limplication existentielle du sujet dans ses actes. La
faute dun niveau infrieur concerne le fini et la faute dun niveau suprieur, linfini, cest--dire
le rapport la rvlation. Il importe donc de ne pas rejeter la faute sur lexistence, ni chercher
lexcuser, puisque la faute est la marque, du point de vue de limmanence, de lexistence
humaine tout entire. Cependant, il ne peut sagir du pch (synd), car celui-ci se rfre une
transcendance et exprime une dsobissance Dieu, cest--dire le refus dtre soi devant Dieu
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(for Gud). La faute ne disparatra que si la flicit ternelle disparat aussi. Mais quen est-il ici
des rapports entre la culpabilit et la souffrance de celui qui est seul?
II) Un bilan : souffrance, secret et incognito religieux dans le Post-scriptum
Dans le Post-scriptum, la souffrance reste pense dans le mme cadre que les Miettes.
Elle relve du temporel et savre lexpression essentielle du pathos existentiel. La faute en
est lexpression dcisive. Dans la seconde partie de ce livre important pour lintelligence de
luvre, Climacus se penche sur le pathtique. Il y expose la souffrance religieuse dans ses
rapports lhumour et lincognito, en commentant au besoin les livres pseudonymes. Lide y
est de bien faire comprendre ce que signifie lintriorit religieuse cache.
Il y est dit en gros que dans les buts relatifs, cest--dire esthtiques, lhomme souffre et
se perd au milieu des contradictions. Il doit approfondir une souffrance capable dlever son me
vers le religieux (OC XI 128 [VII 425]). Lhomme doit tre seul pour grandir et accder la
sphre religieuse. Associ la souffrance issue de la prise en compte de limites face labsolu,
lhumour doit maintenir la direction du religieux. Dans le Post-scritpum, lhumour chrtien est
lassurance de la vritable libert et la possibilit de lincognito. Cette tape de la souffrance est
celle du doute religieux , des tentations et des tourments, ceux que connaissaient Abraham et
le quidam, et qui traduisent le chemin du solitaire en route vers Dieu. En souvenir de Crainte et
tremblement, on notera que le rapport labsolu est singulier car il implique le renoncement aux
buts relatifs, crit Climacus, dans ces pages (peut-tre les plus profondes de toute luvre). Le
religieux est trouver dans la souffrance de lhomme seul :
Il pourrait sembler que laction soit tout le contraire de la souffrance et, par suite, on peut aussi trouver trange que la souffrance soit lexpression essentielle du pathos existentiel, mais ce nest quune apparence; l encore il apparat et cest lindice du religieux
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que le positif se reconnat au ngatif ( la diffrence du caractre direct de limmdiat, et relativement direct de la rflexion) : laction, au sens religieux, se reconnat la souffrance. (OC XI 216 sq. [VII 522 sq.])
La souffrance est lexpression essentielle du pathos de lexistence. Action sans lien avec
limagination, elle est persistance en vue de la flicit. Lenjeu derrire ces prcisions reste la
conscience de la faute, cest--dire le rapport entre lIndividu et la flicit ternelle. Cest bien
parce quelle relve du temporel que la souffrance est action; si cela ne lempche aucunement
de rapprocher lhomme de Dieu, son rapport le plus haut est la solitude dans le silence. Cette
solitude dans le silence porte un secret, voil ce quil faut voir ici.
Le secret de lintriorit nest pas le secret esthtique par exemple. Il est celui de la
solitude religieuse et implique la dissimulation. Il sagit dun secret paradoxal puisquil ne peut
tre rvl sans se supprimer lui-mme. Chez Abraham, ctait la dcouverte dune intriorit
nouvelle qui donnait sens au secret de lintriorit. Sil le divulguait, il dtruisait du mme coup
lobjet de la communication. linstar de lensemble des secrets, ce secret devait tre tu, mais
contrairement aux secrets humains, il ne pouvait tre communiqu parce quil nexistait pas de
mots pour lexprimer. Il sagissait dun secret incommunicable. Cependant, il y a non seulement
un mode dexpression dans lintriorit du secret, cest--dire une forme de communication, mais
il y a aussi un paradoxe fondamental : ce secret ne relve pas du langage, bien quil dtermine la
signification de notre usage du langage. Affaire dintriorit, il pose une interdiction la libert
du Dire. Indique-t-il par l une vie intrieure, une intriorit cache (le secret du jeune homme
dans La rptition), mais il trace une nouvelle frontire de lthique : le moi, qui connat ce
secret, connat du mme coup la raison de parler, qui est en mme temps la raison de se taire. Le
sens du secret devient clair : lobligation de rester silencieux sauve lintriorit cache face la
tentation thique de parler, de dire, de tout dire, comme le cherche le penseur spculatif.
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Avoir un secret et savoir le garder, cest savoir exactement ce que lon peut dire et ce que lon ne
peut pas dire, cest--dire apprendre donner la parole sa valeur vritable15.
Le solitaire apprend, mais souffre galement de son secret. Chez lui, la prsence de
lhumour annonce le paradoxe. Lhumour est le dernier stade avant le religieux, cest--dire
avant le christianisme, car il marque les limites du langage devant lindicible et appartient la
solitude de celui qui veut se communiquer indirectement. Climacus confre lhumour la tche
de prserver le secret. Ainsi est intelligible le lien entre lhumour et le secret : face la volont
de tout dire, lhumoriste sait ne pas pouvoir tout dire. Non seulement il a vu que le langage na
pas de mots pour tout, mais aussi que lessentiel ne se dit pas. Dit en termes plus
kierkegaardiens : il a su reconnatre, dans les limites de lexprimable, toute la force du paradoxe.
Ainsi lhumoriste sait-il garder le secret et vivre la tension du mystre. Lhumour assure
chez lui une possibilit de dissimulation. Il peut tre une manire de parler, mais aussi une faon
de ne pas parler. Lhumoriste se positionne au-del de lthique il connat la souffrance
rattache limpossibilit de tout dire, ce qui le place devant lternel. Comme position
existentielle, lhumour va jusquau religieux. En son indcidabilit, cest--dire par ce
mouvement de retour vers lesthtique par la plaisanterie, la rflexion de lhumoriste illustre
mme la libert du religieux : conscient de la faute, il cherche aller plus loin dans
lintriorisation ou se retourner, marquant par l la limite de la religiosit cache :
Lhumour, comme limite de la religiosit cache, comporte la conscience de la faute totale. [...] Mais la profondeur quil comporte se trouve rvoque, annule dans la plaisanterie [...] La drobade de lhumoriste passe de lindividu lespce, elle est dailleurs un retour aux dterminations esthtiques, et ce nest nullement en cela que rside la profondeur de lhumour. La conscience de la faute totale en lindividu devant Dieu et la flicit, voil le religieux. Lhumour porte sa rflexion au plus haut point, mais il le rvoque aussitt, car pour le religieux, la catgorie despce est infrieure celle de lindividu. (OC XI 232-236 passim)
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Ainsi y a-t-il dans lhumour un esprit religieux et un esprit comique. Cette runion
provoque le srieux. Comme rapport Dieu, le srieux apparat lorsque lindividu slve et
reconnat le comique de son mouvement. Ce repentir constitue le srieux de lhumoriste.
Lhumour est une tension (spnding), une prise de distance avec lexistence : il dissimule, sous
des airs de srieux, la plaisanterie et implique lincognito. Cest que le comique est prsent
partout o il y a vie et contradiction. Le tragique et le comique sont une seule et mme chose
pour autant quils sont contradictoires, mais le tragique est la contradiction o lon souffre, alors
que le comique est la contradiction dpourvue de douleur. Lhumour vient placer le comique et
le srieux dans un rapport dialectique. Lhumoriste met en rapport sa finitude avec linfinit de
lexigence religieuse et avoue que la distance est infranchissable alors apparat la souffrance.
Celle-ci est le signe dun rapport une flicit (Salighed). Si cest par la faute reconnue que lon
franchit le religieux, le silence et la souffrance en ont indiqu clairement la direction.
III. Solitude et souffrance comme concepts explicatifs de luvre dcrivain
Avant de terminer, une synthse des concepts existentiels rattachs la souffrance et la
solitude est possible. On peut rattacher ce que nous avons vu, au sujet des figures dexception,
lexplication donne par Kierkegaard de luvre elle-mme. Kierkegaard relie lexception son
travail dcriture et en relve une part dextraordinaire. Il crit dans le Point de vue explicatif
(Synspunktet for min Forfatter-Virksomhed) ces longues lignes qui illustrent combien il a ressenti
la solitude ncessaire sa tche dauteur :
Pendant toute mon activit littraire, jai eu besoin toujours davantage, jour aprs jour au cours des annes, de lassistance de Dieu car il a t mon seul confident [min eneste medviden], et cest seulement par cette confiance que minspirait la connaissance que Dieu avait de moi que je pu oser ce que jai os, que jai pu supporter ce que jai support, et trouver ma flicit tre, absolument la lettre, seul dans le vaste monde, seul, car partout
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o jtais, aux yeux de tous, ou du plus intime, jtais toujours revtu de tromperie, et donc seul. Je ntais pas plus seul dans la solitude de la nuit [ikke mere ene i Nattens Eensomhed]. Seul non dans les forts dAmrique avec leurs effrois et leurs dangers, mais seul dans ce qui transforme mme la plus horrible ralit en apaisement et en
rafrachissement : seul en compagnie des plus cruelles possibilits; seul presque avec le
langage humain contre moi [ene, nsten med det menneskelige Sprog mod mig]; seul dans
les tourments qui mont enseign plus dun commentaire nouveau au texte sur lcharde dans la chair; seul dans les dcisions o lon aurait pu avoir besoin damis et, si possible, de toute lespce pour vous soutenir; seul dans des tensions dialectiques qui conduiraient tout homme dou de mon imagination sans Dieu la folie; seul dans des angoisses jusqu la mort; seul dans labsurdit de la vie, sans pouvoir, mme si je lavais voulu, me faire comprendre dun seul? non, il y eut des temps o ce ntait pas cela qui me manquait, de sorte que lon pouvait pas me dire : Il ne manquait plus que a des temps o je ne pouvais mme pas me faire comprendre par moi-mme. Quand je pense
que ces annes se sont coules de cette manire, je frmis; si, un seul instant, je ne vois
pas juste, je meffondre. Mais si je vois juste, de sorte que, par la foi, je trouve le repos dans la confiance en la connaissance que Dieu a de moi la flicit me revient (OC XVI, 50
[XIII, 600]; nous soulignons les usages du mot seul [ene]).
Dans ce paragraphe coup, si le mot seul et ses adjectifs (ene, eneste) apparaissent
plus dune quinzaine de fois, ce nest pas seulement en raison dun usage rhtorique. La solitude
est une caractristique marquante de luvre qui dtermine des concepts, des catgories et une
pense. Si nous rappelons ce long passage qui a pour but dexpliquer le sens mme de luvre
son lecteur, cest pour montrer que la solitude, inquietum cor nostrum , disait dj
Augustin, sest dabord manifeste dans la vie de lhomme et quelle est la condition
fondamentale de luvre16. Cette souffrance isole le jeune Kierkegaard et le met part des
autres. Lui, il y voit une tche personnelle. Toute sa production ultrieure tentera de
communiquer indirectement ce qui chappe au langage.
Cette thse se dmontre bien : quand Kierkegaard rappelle que la vie la abandonn,
qu il est seul dans le vaste monde , ce sont des expressions qui ressemblent beaucoup celles
utilises par le chevalier de la foi dans Crainte et tremblement17
et qui font de lui une exception.
La rappropriation textuelle et difiante de lexception se confond avec lhomme, puisque
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Dominic Desroches
Kierkegaard se considrait comme une exception (Undtagelsen). Il savait que les tourments de la
solitude pouvaient mener, telles des tentations, au dmoniaque et que cette solitude avait quelque
chose dextraordinaire. La solitude peut devenir, crit-il dans le Synspunktet, la condition de
l extraordinaire . Ce nest donc pas un hasard si Le point de vue explicatif est suivi dune
petite annexe portant le titre Lindividu (Den Enkelte). Cest l que Kierkegaard place deux
notes sur son uvre dcrivain et quil rappelle qui sadresse son travail. On retiendra, pour le
bien de notre enqute, que Kierkegaard, la fin de sa vie, soppose viscralement la foule, qui
est mensonge , et que, selon le mot de Paul, un seul atteint le but (OC XVI 82 [XIII 634]).
Face lanonymat de la foule, chacun peut tre cet Individu sil le veut, Dieu ly aidera, ce qui
exige toutefois de se mler aux autres. Si la foule est le mensonge, ce nest pas parce que les
hommes y sont nombreux mais parce quelle est abstraction contre les Individus concrets,
engags et souffrants.
Conclusion
Il convient ici de conclure notre tude des rapports entre la solitude et la souffrance chez
les figures dexception. Ne se sparant jamais du silence dans leur rapport dialectique, la solitude
et la souffrance doivent tre comprises comme des ouvertures au religieux. Le silence qui
prlude une ouverture , pour parler cette fois comme J. Colette (Kierkegaard et la non-
philosophie, 60), est celui de figures exceptionnelles qui guident Kierkegaard dans la formation
de nouvelles catgories philosophiques. Ces catgories limites sont des concepts qui, vcus par
lauteur derrire les pseudonymes, reposent sur un travail de distance, notamment la distance
entre lauteur et le Dieu quil aime, et qui cherchent montrer ce qui chappe au langage.
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Cest pourquoi lanalyse de la souffrance et de la solitude dans le cadre dialectique-
paradoxal des exceptions nous renseigne la fois sur le sens de la vrit religieuse propre au
christianisme, mais aussi sur le travail philosophique de Kierkegaard. Dun ct, nous
comprenons mieux les exigences du christianisme grce aux catgories de Kierkegaard, tandis
que de lautre, nous comprenons mieux Kierkegaard lui-mme. Parlant dAbraham, de Job et du
quidam, cest toujours de lui quil parle. Ici, la souffrance est celle du solitaire qui, ayant choisi
Dieu, en vient se dtacher et sisoler des gens qui lentourent, un peu comme Abraham
marchant dans le silence la rencontre du Tout Autre. Or cette sparation le rattache aux autres.
Et pour cette raison mme, Kierkegaard ne justifie jamais dans son uvre lisolement
subjectiviste, la sparation pour elle-mme. Il sintresse plutt au comment dune intriorit
qui, dans son rapport de grandes figures, cherche mieux se comprendre elle-mme et se
communiquer, malgr les incertitudes, indirectement.
Reposant sur une double rflexion, la production aura eu pour effet dentraner
lisolement de son auteur, mais cette solitude ne doit jamais tre comprise comme un abri ou un
repliement sur soi. Le portrait quen fait Frater Taciturnus est clair ce sujet. Avec ses
pseudonymes, qui sont des singularits, Kierkegaard a crit pour son lecteur parmi dautres
lecteurs. La tche singulire de lexistence aura impliqu une solitude existentielle ne
correspondant pas un isolement esthtique gnrant des souffrances gales leurs expressions,
comme le cri de la jeune fille auquel Taciturnus fait allusion dans les Stades. Pour
Kierkegaard enfin, triompher dans linfini de sa tche reviendra, dans sa dissimulation, dans le
travail disolement propre une uvre crite grce la Providence, souffrir dans le fini, cest-
-dire dans le monde, avec les autres hommes. Cette souffrance est bien une condition
existentielle de la vie et le cadre mme de la vrit du christianisme incarne par Abraham et
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Job. Quant au quidam, il est celui qui, en nous tous, court le risque de se perdre dans le
repliement du dmoniaque. Cette solitude que lon a reconnue dans lexprience de la
souffrance et dans limpossibilit de dire des exceptions aura t vcue lintrieur de la
philosophie du XIXe sicle obsde par lobjectivation et luniversalisation du langage.
Notes
1 Notre projet se bornant rattacher la solitude la souffrance dans le cas des exceptions, nous
nutiliserons pas ici les crits religieux et difiants dans lesquels Kierkegaard prcise sa solitude et sa souffrance, tout en distinguant des formes existentielle et religieuse de souffrance. Le
lecteur curieux lira ce sujet, en plus des Papirer, Dix-huit discours difiants (OC VI),
Sentiments dans la lutte des souffrances , dans les Discours chrtiens (OC XV), Lcole du christianisme (OC XVII), Lvangile des souffrances dans les Discours difiants divers points de vue (OC XIII) et les uvres de lamour (OC XIV). Nous nous rfrerons dans la suite de larticle aux uvres compltes de Sren Kierkegaard (OC), trad. Tisseau, Paris, Orante (1966-1986). Pour les Samlede Vrker, Anden Udgave (SV 2), Kbenhavn, 1920-1936, nous
ajoutons ensuite la rfrence entre crochets [ ].
2 Cf. notre article The Exception as Reinforcement of the Ethical Norm .
3
Aprs stre attaqu Hegel, lauteur pourrait critiquer Kant au passage. Celui-ci, qui avait tudi Abraham dans La religion dans les limites de la simple raison et le Conflit des facults, ne
reconnaissait pas de valeur son rcit dans le problme de la rsolution du pch. De Silentio
veut sans doute faire entendre lurgence du silence l o il y a trop de mots, de conscience, duniversalisation et de rationalisation de la Rvlation. 4 Lexergue dit : Was Tarquinius Suberbus in seinem Garten mit den Mohnkpfen sprach,
vestand der Sohn, aber nicht der Bote . Dans lhistoire laquelle se rfre Hamann dans sa lettre du 29 mars 1763 Lindner (Schriften III, 190), Tarquin, se mfiant du message envoy par
son fils qui cherchait savoir que faire de la ville conquise, abattit de son bton les ttes des plus
grands pavots, montrant par l que les grands de Gabies devaient mourir. Kierkegaard avait
cependant remani lexergue comme le montrent ses Papirer, notamment IV A 122, IV A 126 et IV B 96 1 a.
5 Sur Abraham et lexception, cf. A. Clair, Kierkegaard. Penser le singulier 44-60.
6 Au sujet de lappel Abraham et son silence, laspect sonore de la parole en son contexte
religieux, cf. N. Viallaneix, coute, Kierkegaard.
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7 Si lon situe le propos de Kierkegaard dans son contexte historique, on voit quil soppose au
christianisme joyeux quenseigne Grundtvig Copenhague, car dans les tribulations, le doute et la souffrance, Abraham connat lpreuve de la foi en suspendant lthique, ce qui constitue un acte incomprhensible. Par la reprise de lexception, Kierkegaard tente ainsi de justifier lincognito contre toute manifestation directe de la foi. 8 Sur le sens de la rptition mais aussi de la temporalit chez Kierkegaard, larticle concentr de
L. Reimer ( Die Wiederholung als Problem der Erlsung bei Kierkegaard ) rend de prcieux
services. Lauteur montre que la rptition est dj prsente dans le J. Climacus (1841) et que, comme limite de la mtaphysique, elle sadresse la mtaphysique de Hegel. 9 Pour cette partie, nous nous rfrons la dernire traduction du texte, soit La reprise, trad.
N. Viallaneix, Paris, Flammarion, 1990, ici p. 146 sq. (OC V 67 sq. [III 261 sq.]).
10
Les notes de linsomnie (svnlshed) traduisent en effet la qute de lisol qui souffre dincomprhension. Sur la place de linsomnie dans la vie de Kierkegaard, cf. la biographie signe par Joakim Garff, intitule SAK. En Biografi et son article Den Svnlse. Kierkegaard
lst stetisk / biografisk .
11
Dans la Maladie la mort, Anti-Climacus dfinit deux formes de mlancolie (Tungsind). Il
sagit ici de la deuxime forme, celle qui consiste non pas sortir vers lextrieur, mais se refermer sur soi-mme. Cf. OC XVI 212.
12
bien y regarder, Taciturnus est aussi le nom de la position ultime du quidam. Ce dernier, en
effet, est muet, isol, repli et taciturne; il est incapable de nommer la ralit de sa faute, do sa proximit avec le dmoniaque.
13
Dans la dernire partie du Post-scriptum aux Miettes, Johannes Climacus crit en effet :
Limmdiatet est bonheur [] La contradiction vient de lextrieur et elle est malheur. (OC XI 125 sq. [VII 423])
14
ce sujet, cf. notre article Existence malheureuse et temporalit. Rflexions
kierkegaardiennes sur le sens de lexistence . 15
Il y a chez Kierkegaard une jonction qualitative entre leffort de se taire et limpossibilit de dire que lon ne peut dvelopper ici. Pour un aperu, cf. nos Expressions thiques de lintriorit (ch. 9).
16
titre dexemple, on se rappellera ce passage connu des Papirer dans lequel Kierkegaard sexprime sur sa souffrance : Je me suis jet dans la vie avec une voie deau dans la cale ds le dbut. [] Jai interprt cette souffrance comme une charde dans ma chair... [] Paul parle dtre un aphrismenos [un mis--part], eh bien jen ai t un ds ma plus tendre enfance. Mon supplice fut dabord la souffrance mme que je sentais, puis encore le fait quautour de moi on
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devait tenir pour orgueil ce qui ntait que souffrance et misre. Cest comme ce lord anglais quenviait le pauvre journalier jusquau jour o il vit que ce lord tait cul-de-jatte. [] Hlas! ce qui me sauve, cest une fois de plus que ce nest pas de lorgueil, mais que cest de la souffrance. (Papirer, VIII A 185 / Journal, 1846-1849 II, 132)
17
Dans ce texte, au sujet du devoir absolu envers Dieu, Johannes de Silentio distingue le simple
hros tragique du chevalier de la foi et de lIndividu quil doit tre. Lauteur y parle du vritable chevalier de la foi qui est dans l isolement absolu , il est le paradoxe, il est lIndividu, absolument et uniquement lIndividu , il est celui qui, dans la solitude de lunivers, nentend jamais une voie humaine, il va seul avec sa terrible responsabilit. Le chevalier de la foi na dautre appui que lui-mme; il souffre de ne pouvoir se faire comprendre [] (OC V, 169 sq.).
Ouvrages cits
I. uvres de Sren Kierkegaard
Sren Kierkegaard, Skrifter, Gads Forlag, Kbenhavn, 55 bd (med Kommentarer). 1996 .
, Samlede Vrker, Anden Udgave, Udgivne af A. B. Drachmanm, J. L. Heiberg & H. O. Lange, Kbenhavn, 1920-1936. Cette dition est considre comme ldition de base (= SV 2).
, uvres compltes, trad. P.-H. et E.-M. Tisseau, Paris, d. de lOrante, 20 vol., 1966-1986.
, La rptition, trad. N. Viallaneix, Paris, Flammarion, 1990.
II. Papiers, journal et notes de Sren Kierkegaard
Sren Kierkegaard, Papirer, Udg. af P. A. Heiberg, V. Kuhr & E. Torstingm, 20 Bd.,
Kbenhavn, 1909-1948 / 2 Udg. N. Thulstrup, Kbenhavn, 1968-1978.
, Journal, 5 vol. (1834-1855) [extraits], Paris, Gallimard, 1961-1963.
III. Commentaires
Clair, Andr, Pseudonymie et paradoxe, Paris, Vrin, 1976.
, Kierkegaard. Penser le singulier, Paris, Cerf, 1993.
Colette, Jacques, Kierkegaard et la non-philosophie, Paris, Gallimard, 1994.
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Derrida, Jacques, Donner la mort, Paris, Galile, 1999.
Desroches, Dominic, Expressions thiques de lintriorit. thique et distance chez Kierkegaard, Qubec, P.U.L., coll. Inter-Sophia, 2008.
, The Exception as Reinforcement of the Ehical Norm : the Figures of Abraham and Job in Kierkegaards Ethical Thought , in C. Daigle (dir.), Existentialist Thinkers and Ethics, Montral/Kingston, McGill/Queens University Press, 2006, p. 24-36.
, Existence malheureuse et temporalit. Rflexions kierkegaardiennes sur le sens de lexistence , Horizons philosophiques, vol. 14, n 1, 2003, p. 39-55.
Garff, Joakim, SAK. En Biografi, Kbenhavn, Gads Forlag, 2000.
, Den Svnlse , Kierkegaard lst stetisk / biografisk, Kierkegaard Studies Yearbook 1995, Berlin, de Gruyter, 1995.
Reimer, Louis, Die Wiederholung als Problem der Erlsung bei Kierkegaard , Materialen zur
Philosophie Sren Kierkegaards, Frankfurt M., Suhrkamp, 1979, p. 19-63.
Viallaneix, Nelly, coute, Kierkegaard. Essai sur la communication de la parole, vol. II, Paris,
Cerf, 1979.