S E
N
RPUBLIQUE DU
CAMEROUN
REPUBLIC OF CAMEROON
Paix Travail Patrie Peace Work Fatherland
----------------- -----------------
UNIVERSIT DE
YAOUND I
UNIVERSITY OF YAOUNDE I
----------------- -----------------
COLE NORMALE
SUPRIEURE
HIGHER TEACHERS
TRAINING COLLEGE
----------------- -----------------
DPARTEMENT DE
PHILOSOPHIE
DEPARTMENT OF
PHILOSOPHY
----------------- -----------------
THORIE DES AFFECTS ET THORIE POLITIQUE :
UNE LECTURE CRITIQUE DU TRAIT POLITIQUE
(1677) DE BARUCH SPINOZA
Mmoire prsent en vue de lobtention du
Diplme de Professeur de lEnseignement Secondaire Deuxime Grade
(D.I.P.E.S. II)
Par
Landry Judical KENGNE TANGA
Master s philosophie
Sous la direction du
Pr Jacques CHATUE
MC
ANNE ACADMIQUE 2011/ 2012
i
ma mre.
ii
REMERCIEMENTS
Nous voulons exprimer notre gratitude dabord au Pr Jacques Chatu pour
avoir accept de diriger ce travail, et ensuite, tous les enseignants de philosophie
de la Facult des Lettres et des Sciences Humaines de lUniversit de Dschang, et
ceux de lEcole Normale Suprieure de Yaound, pour nous avoir initi la
recherche.
Nous remercions galement notre mre, nos frres et surs, en loccurrence
Mesaac Sonagou Kengne, Emmanuel Takouchou et Apoline Mayoumo, pour leur
soutien indfectible.
Nous noublions pas nos camarades et amis Rosine Bissu, Virginie Sanam,
Alain Gnonpouobop.
Mme Franoise Balais et Guy Merlin Ebou, pour toute la
documentation quils ont gracieusement mise notre disposition, nous exprimons
toute notre reconnaissance.
iii
RSUM
Affect et politique, deux concepts distincts, car lun renvoie la nature, et
lautre lorganisation de la cit et de la vie sociale des hommes. Distincts, mais
dont le lien troit permet de construire une thorie politique raliste. Le prsent
travail de recherche qui sintitule Thorie des affects et thorie politique : une
lecture critique du Trait politique (1677) de Baruch Spinoza esquisse le rapport de
continuit qui existe entre passions humaines et politique. Par une dmarche
analytico-critique, ce travail tente de montrer que laffect est la premire ressource
politique. Par consquent, toute organisation politique doit toujours reflter le dsir
des citoyens afin dassurer leur coexistence. Pour Spinoza, qui sinscrit en faut
contre limaginaire du contrat, il ny a pas de nature humaine sans la socit, et
mme dans la socit, lhomme est toujours un tre naturel. Lenjeu ici est de faire
triompher le principe dimmanence et par l mme de remettre en cause les thories
de la reprsentation politique fondes sur des prjugs litistes.
iv
ABSTRACT
Affect and politics, two distinct concepts. One being linked to nature and the
other, to the organisation of the city and the social life of humans. Although distinct,
the narrow link between them gives room for the construction of a realistic political
theory. The present research work which is intitled Thorie des affects et thorie
politique: une lecture critique du Trait politique (1677) de Baruch Spinoza draws
the relation of continuity which exists between human passions and politics.
Through a critical analysis, this work tries to show that affect is the first political
resource. Consequently, all political organisations should always reflect the desire of
citizens in order to assure their coexistence. According to Spinoza, who is against
imaginary of contract, there is no human nature without a society and even in the
society, a human being is always a natural being. The interest here is to set at the
bottom the principle of immanence and at the same time to reject theories of
political representation founded on intellectual prejudgments.
v
ABRVIATIONS UTILISES
Dans les notes de bas de page, les ouvrages de Spinoza sont dsigns par les
abrviations suivantes :
Ethique : (le numro de la partie en chiffres romains)
Proposition : prop. (le numro de la proposition en chiffres romains)
Dmonstration : Dm.
Dfinition : Df. (le numro de la dfinition en chiffres arabes)
Dfinition des sentiments : Df. Sts. (le numro de la dfinition des
sentiments en chiffres romains).
Trait politique : - (le numro du chapitre en chiffres romains)
-(Le numro des articles en chiffres arabes).
1
INTRODUCTION
2
A lexemple de Machiavel, Spinoza sort des sentiers battus. Son souci nest
pas de crer une nouvelle weltanschauung politique prive" 1comme lont fait
Platon, Aristote et Hobbes, mais de centrer sa rflexion sur lide selon laquelle le
pouvoir rel de lEtat doit tre dtenu par la puissance sociale de la multitude, qui
constitue un seul individu et agit comme un seul corps. Cette puissance collective (la
multitude), qui fonde le pouvoir tatique, est le produit de lalliance du conatus des
individus humains. Ainsi, Spinoza fait reposer llment essentiel de sa politique sur
le principe constitutif de lindividu humain : le conatus, une affirmation
absolument absolue 2 de ltre, un effort naturel et avant tout passionnel pour se
conserver. Cest pourquoi travers la proposition VI de la Troisime partie de
lEthique, savoir Chaque chose, selon sa puissance dtre sefforce de
persvrer dans son tre 3, Matheron voit lunique point de dpart de toute la
thorie des passions, de toute la politique et de toute la morale de Spinoza 4. Il y a
donc ici un certain dplacement radical , pour parler comme Laurent Bove, de la
question politique. Dplacement radical qui sexplique par le passage du
domaine juridique et moral laquelle la question politique est habituellement pose
au domaine ontologique.
Au plan ontologique, il nest plus question de contrat mais de conservation
permanente de ltre, de ce qui est au principe de ltre. La politique spinozienne,
dans le Trait politique, part de ce qui est naturel et commun aux hommes :
laffirmation immanente du droit naturel y compris dans lordre civil 5. Cette
thorie politique est expose et suffisamment dtaille dans le Trait politique dont
les prodromes se trouvent dj dans les premiers ouvrages de Spinoza : le Trait
1 Expression employe par Laurent Bove, dans La stratgie du conatus. Affirmation et rsistance chez
Spinoza, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1996, p.17, pour dsigner la vision du monde politique de
Spinoza, 2 Ibid., p.16.
3 Spinoza, Ethique, III, prop. VI, traduction de Roland Caillois, Editions Gallimard, Paris, 1954, p.189.
4 Matheron cit par C. Ramond in Qualit et quantit dans la philosophie de Spinoza, Presses Universitaires
de France, Paris, 1995, P. 6. 5 Dans le lexique de Spinoza, notamment dans le Trait politique, lordre civil distinct de ltat de nature
dsigne lEtat.
3
thologico-politique et lEthique. Raison pour laquelle notre rflexion portera
essentiellement sur le Trait politique.
Mais, pourquoi sintresser au Trait politique alors quil na presque pas
joui du mme intrt en France du moins que le Trait thologico-politique6 ?
En effet, le Trait politique a t publi en 1677 dans les uvres posthumes de
Spinoza en mme temps que lEthique ; il a en quelque sorte t cach par elle,
tandis que le Trait thologico-politique, seul publi du vivant de lauteur et porteur
de thses qui contredisaient violemment la tradition, ne pouvait que susciter la
polmique, donc attirer lattention. De plus, le Trait politique est un ouvrage
inachev. Cet inachvement laisse croire que lobjectif central de lauteur na pas t
atteint, puisque lauteur meurt au moment mme o il devrait traiter du
gouvernement dmocratique, cur du projet spinoziste, et par consquent, le
systme politique quy est dvelopp semble ne plus valoir la peine dtre consult.
De plus, premire vue, on peut croire, au vu de sa problmatique comme de son
lexique, quil ne fait que rpter la classification traditionnelle des trois formes de
gouvernement que sont la monarchie, laristocratie et la dmocratie, en vue den
prciser le meilleur.
Toutefois, le Trait comme son nom lindique est une tude profonde et
totale de la politique :
Dailleurs le choix du mot Trait signifie sans ambigut
le projet massif de faire le tour de la question sans ngliger
aucun aspect institutionnel mais aussi matriel et spirituel.
Le trait sera la mise en ordre rationnel de lensemble des
penses de Spinoza concernant la politique.7
En effet, le Trait est lexpos dtaill de la vision de Spinoza quant la
politique. Cest la science de lEtat. Il traite scientifiquement, c'est--dire la
manire des gomtres, la chose politique comme sil tait question de lignes, de
6 Pierre-Franois Moreau, prface de Spinoza : questions politiques. Quatre tudes sur lactualit du Trait
politique dAlain Billecoq, LHarmattan, Paris, 2009, p. 7. 7 Alain Billecoq, Spinoza : questions politiques. Quatre tudes sur lactualit du Trait politique, p. 19.
4
plans ou de corps 8. Le Trait politique nest donc pas un trait philosophico-
politique linstar du Trait thologico-politique dont lobjet est de sparer
dfinitivement la foi et la philosophie9, ni un trait de politique philosophique, car il
ne dit pas ce qui doit tre. Il constitue la partie dune uvre philosophique au
moment o celle-ci aborde la politique. Il pense la vie des hommes en tant quelle
est politique, sous ses divers aspects. Contrairement au Trait thologico-politique
qui se caractrise par une certaine chaleur et une certaine gnrosit, le Trait
politique se prsente comme un ouvrage intransigeant, systmatique, rigoureux et
svre10
. Intransigeant parce quil est ferme et nadmet point de compromis ;
systmatique grce une unit de concepts qui sorganisent autour dune mthode
bien dfinie et qui procde dans un ordre logique pour un but dtermin ; rigoureux
et svre puisquil se caractrise par une logique inflexible.
Le Trait politique de Spinoza revt une double importance : la premire
rside dans le corpus spinozien, tandis que la suivante se peroit sur le plan
historique de la pense dmocratique. Commenons par lemplacement disciplinaire
du Trait politique dans lensemble des uvres de Spinoza. Cest la dernire uvre
et la dernire production mtaphysique de Spinoza crite entre 1675 et 1677. Elle
est prcde de deux grands ouvrages dont le contenu est partiellement et non
directement politique. Il sagit du Trait thologico-politique, rdig entre 1665 et
1670, et lEthique, son matre-ouvrage, compos entre 1661 et 1675. Le Trait
thologico-politique et particulirement lEthique sont le lieu par excellence o
Spinoza combat tous les dualismes (notamment me-corps) au profit du monisme.
LEthique est le procs dthicisation de lindividu humain. C'est--dire le processus
de libration individuelle. Cest donc une thologie pour reprendre le propos de
Gilles Deleuze. Autrement dit, une science pratique des manires dtre qui vise
8 Spinoza, Ethique, III, p.180.
9 Spinoza, Trait thologico-politique, XIV, traduction de Charles Appuhn, Garnier-Frres, Paris, 1965, pp.
240-246. 10
Charles Ramond, Sur lorientation quantitative du Trait politique de Spinoza, in Spinoza et la politique,
Actes du colloque de Santiago du Chili, mai 1995, universidad de Chile/CERPHI, LHarmattan, Paris, 1997,
p.85.
5
rendre lhomme heureux. Il sagit en fin de compte dinscrire lhomme sur la voie
dune thique positive, et non dune morale. Cest aussi dans ce livre phare que
commence sesquisser la libert de lindividu comme puissance constitutive.
Comme on le voit, le Trait politique ne fait que reprendre et poursuivre la thorie
mtaphysique dveloppe principalement dans lEthique. En effet, lide de
puissance constitutive de lindividu humain dveloppe dans le Trait politique, se
prsente comme la conclusion du processus mtaphysique entam dans lEthique.
Nous pouvons affirmer que le Trait politique est la continuit et la conclusion du
scolie II de la proposition XXXVII de la Quatrime partie de lEthique. Car cest
dans cette partie que Spinoza prsente les conditions de libration effective de
lindividu humain. Cest la mtaphysique qui dtermine la pense politique de
Spinoza.
Au plan historique de la pense dmocratique, le Trait politique est un
ouvrage de fondation thorique : fondation de la pense politique dmocratique de
lEurope moderne11
. Lide moderne de dmocratie, chez le libre maudit 12
est
fonde sur le concept de multitude. Or dans lide antique de dmocratie, la libert
est lattribut des seuls citoyens de la polis. De mme Spinoza, se distingue des
penseurs dmocratiques de son poque :
Lide de dmocratie [chez Spinoza] nest pas conue,
prcise Negri, en termes dimmdiatet de lexpression
politique, mais sous la forme abstraite du transfert de
souverainet et dalination du droit naturel.13
En dautres termes, les penseurs politiques contemporains de Spinoza,
linstar de Hobbes, posent le contrat comme acte fondateur de la dmocratie. Or
Spinoza ne lgitime pas lordre politique existant. Raison pour laquelle il labore
dans son dernier ouvrage un projet politique rvolutionnaire : la mise ensemble des
concepts de dmocratie et de droit naturel radical et constructif. Pour tre plus
11
Antonio Negri, Spinoza subversif. Variations (in)actuelles, traduction de Marilne Raiola et Franois
Matheron, Editions Kim, Paris, 1994, p. 19. 12
Ibid., p. 35. 13
Ibid., p.19.
6
prcis, il conserve le jus naturalisme dans la dmocratie. Il construit une socit dans
laquelle les individus sont gaux du point de vue du droit et ingaux du point de vue
du pouvoir. Sil disqualifie la thorie du contrat qui tait en vigueur son poque et
que lui-mme a dabord propos dans le Trait thologico-politique, cest justement
parce quil conduit labsolutisme. Ainsi, Spinoza rompt avec la tradition et
propose une nouvelle manire dmocratique denvisager la chose politique.
Le Tp est, crit A. Negri, ainsi la conclusion dun double
cheminement philosophique : de celui, spcifiquement
mtaphysique, qui poursuit les dterminations du principe constitutif
de lhumanisme, pour le conduire de lutopie et du mysticisme
panthiste une dfinition de la libert comme libert constitutive ;
et de celui, plus proprement politique, qui parvient la dfinition de
cette libert comme puissance de tous les sujets, excluant ainsi toute
possibilit dalination du droit naturel (de la force sociale du
principe constitutif).14
Nous nous excusons de la longueur de cette citation, mais elle est importante
pour saisir fond la double importance du Trait politique. Cette abrviation nest
pas de nous mais dAntonio Negri. Le Trait politique, daprs ce penseur italien,
boucle la boucle des uvres de Spinoza tant sur le plan philosophique que sur le
plan politique, notamment en ce qui concerne la libert quil prsente comme
quelque chose dessentiel, de constitutif et surtout dinalinable.
La thorie politique de Spinoza nest pas utopique, mais saccorde avec les
difficults concrtes lies au dveloppement historique des Etats. Elle sinspire de
lexprience et du ralisme de la Hollande du XVIIme sicle. Aussi sefforce-t-il
toujours de partir des situations historiques concrtes et des faits rels pour
expliquer les conduites humaines et dvoiler les mystifications. Ainsi, comme nous
lavons dit plus haut, le problme politique de Spinoza nest pas celui de la
conception idale du meilleur rgime, mais celui de laffirmation absolue de la
puissance de la multitude. Et pour cela, il part de ce qui est naturel et commun aux
14
Antonio Negri, Spinoza subversif. Variations (in) actuelles, p.24.
7
hommes : le conatus qui est laffect par excellence. On peut donc noter une identit
entre lordre naturel et lordre politique.
Le conatus, effort avant tout passionnel pour se conserver, est lessence
mme des choses singulires y compris de lindividu humain. Ainsi, la thorie
politique de Spinoza part de lontologie de ltre, c'est--dire du conatus qui se
prsente encore comme dsir ou droit naturel chez Spinoza. Le conatus ou dsir ou
encore droit naturel constitue ce que lami dOldenburg appelle laffect. Cest donc
laffect qui est le socle de la thorie politique de Spinoza.
En effet, laffect recouvre ce que la tradition entendait par passion, sauf que
laffect nest pas seulement souffrance, tristesse, mais aussi jouissance joyeuse. En
fait, laffect est une ralit psycho-physique qui exprime les modifications de la
puissance dagir du corps et de lesprit. Avec Spinoza, les affects sont des
affections du corps, par lesquelles la puissance dagir de ce corps est augmente ou
diminue, aide ou contenue, et en mme temps les ides de ces affections15
.
Autrement dit, laffect est une variation de la puissance dagir du corps et de lesprit,
le passage dun tat un autre. Il recouvre la fois une ralit physique et une
ralit mentale et implique une corrlation entre ce qui se passe dans le corps et dans
lesprit. Ce concept exprime lide de variation, de changement, de force ractive.
Ce qui traduit la conservation de ltre. En bref, laffect est une variation continue de
perfection. Il a deux modalits : laction et la passion. Action, si nous sommes la
cause adquate de nos actes, et, passion si nous ne sommes que la somme partielle,
confuse et mutile de nos actes.
Cette innovation terminologique est une forme de rupture par rapport la
tradition qui concevait les passions comme une pathologie que la sagesse devrait
faire leffort de matriser. Or, honnir les passions comme le font les moralistes
(satiriques, thologiens et mlancoliques16
), cest avant tout considrer les passions
15
Spinoza, Ethique, III, Def.3, P. 181. 16
Ibid., IV, prop. XXXV, scolie, p.299.
8
comme des phnomnes morbides, surnaturels et, par consquent, inintelligibles. De
mme, honnir les passions cest aussi affirmer la prsance de lme sur le corps et
donc considrer lhomme comme raison. Il y a l une ferme volont dinstaurer une
morale et non une thique.
Cependant, pour le philosophe hollandais, lhomme est une modification de
la nature, un fragment de la substance absolument infinie. Une ralit qui implique
que lhomme nest plus le centre du monde, mais une chose parmi les choses. Au
fond, cette thorie spinozienne des affects rhabilite le corps qui a t longtemps
dvaloris par ses devanciers. Spinoza ne propose pas une anthropologie sparatiste
comme Platon ou Descartes qui concevaient lhomme comme un mixte de corps et
desprit, mais il propose une anthropologie unitaire qui considre lattribut pense
(lesprit) et lattribut tendue (corps) comme les deux faces dune mme monnaie.
Et cest cette anthropologie unitaire qui lui permet danalyser scientifiquement les
affects.
Les affects, selon lui, sont des choses naturelles. Ils obissent la mme
ncessit de la nature, donc au principe de dterminisme. Les affects ont des
proprits susceptibles dtre tudies et comprises mathmatiquement. Ce ne sont
pas des vices de la nature humaine, comme le pensent certains philosophes, mme
sils rendent les hommes impuissants et inconstants.
Cest lopinion commune des philosophes, que les passions dont la
vie humaine est tourmente sont des espces de vices o nous
tombons par notre faute, et voil pourquoi on en rit, on nen pleure,
on les censure lenvi; quelques-uns mme affectent de les har, afin
de paratre plus saints que les autres. () Car ils voient les hommes,
non tels quils sont, mais tels quils voudraient quils fussent.17
Spinoza met lindex les philosophes moralistes qui ont une conception
errone des passions. En fait, ces derniers considrent les passions comme des
phnomnes tranges, extrieurs lhomme et, cependant nocifs sa survie. Daprs
17
Spinoza, Trait politique, I, 1, traduction dEmile Saisset rvise par Laurent Bove, Librairie Gnrale
Franaise, Paris, 2002, p.111.
9
eux, les passions sont le prototype du mal qui enserre lhomme comme un boa
constrictor, do la ncessit de les dcrier, afin que lhomme y prenne une distance
radicale. Ce type de raisonnement est la preuve relle mais surtout dsolante quils
(les moralistes) ignorent la vritable nature humaine. Le vritable problme des
philosophes, moralistes, thologiens et homme politiques, cest de vouloir tailler
lhomme sur mesure pour mieux le gouverner.
Toutefois, ce nest point au maximes de la raison quil faut demander les
principes et les fondements naturels de lEtat, mais quil faut les dduire de la
nature et de la condition commune de lhumanit (...) 18
. Comme on le voit, il y a
un lien profond entre laffect et la politique. LEtat dcoule non des fondements de
la raison, mais de ce qui prside mme au mouvement des individus humains,
savoir le dsir et non pas la raison. Car la raison nest pas congnitale lhomme.
Elle est une construction permanente, alors que le dsir est la forme humaine du
principe universel de la persvrance. Cest un affect primitif dont les deux ples
sont la joie et la tristesse desquelles drivent aussi les affects secondaires tels que
lamour et la haine, et les affects drivs comme lespoir, la crainte et lenvie. Cest
donc par dsir, par espoir ou encore par crainte que nous nous allions aux autres
pour former un seul corps, pour former une communaut politique. Les affects
constituent alors le fond des relations humaines. Ceci dit, la politique entendue ici
comme rflexion sur lorganisation de la cit et de la vie sociale, c'est--dire sur les
institutions indispensables lexistence commune dun grand nombre dindividus,
ne peut tre effective qu partir de lexamen et la prise en compte de la racine
ontologique de lindividu humain. Mais fonder lEtat sur ce qui est par essence
variable, inconstant et donc instable, nest-ce pas retourner ltat de nature o
rgne le grabuge ? Le problme ici se pose en termes de continuit entre affect et
politique. En dautres termes, il sagit de la problmatique du rapport de prcellence
ontologique entre laffect et la politique. Pour tre plus clair, la dialectisation de la
18
Spinoza, Trait politique, I, 7, p. 114.
10
variation continue de perfection et de lorganisation de la vie en commun des
hommes nest-elle pas circulaire, c'est--dire aportique? En dautres termes, la
dmarche spinozienne ne se confond elle pas en une boucle rcursive au point dtre
antithtique ?
Notre thse, est la suivante : mme sil y a une continuit entre la thorie des
affects et la thorie politique, la thorie politique de Spinoza demeure encore
entache de prjugs intellectualistes. Notre dmarche se voudra analytico-critique,
cest--dire comprhensive, axe sur une critique davantage interne du spinozisme,
et en mme temps questionnante, faisant une certaine place la critique externe.
11
PREMIRE PARTIE :
DES AFFECTS COMME PRINCIPES DE
LASSOCIATION POLITIQUE
12
Spinoza, entre 1650 et 1750, est prsent comme larmature intellectuelle
des lumires radicales partout en Europe19
. Ceci sexplique entre autre par
lontologie originale quil propose et qui consquemment entrane une conception
originale de lhomme distincte et oppose celle des humanistes. Lanthropologie
humaniste considrait lhomme comme le centre du monde. Celle de Spinoza
stablit sur un dplacement . Ainsi, lhomme perd tous ses privilges. Il nest
plus un empire dans un empire20
, mais un res parmi les res. Il y a ici un effort de
dmystification de la conception traditionnelle de lhomme : lhomme obit aux lois
communes de la nature et il participe galement avec force la constitution de la
nature. La conscience est dcentre au profit du dsir. Le dsir est lessence de
lhomme et en mme temps lexpression de laffirmation de ltre en tant que fini.
Dfinir lhomme comme dsir cest montrer que chaque individu humain a sa propre
norme qui peut le pousser sallier aux autres par espoir dun bien ou par crainte
dun mal.
Dans cette partie, il sera question pour nous de prsenter laffect comme
premire ressource politique en montrant que la politique est un processus qui va du
dsir de lindividu lunion des individus ce quon appelle la multitude et ce grce,
principalement, aux affects despoir ou encore de crainte.
19
Jonathan I. Israel, Les lumires radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernit (1650-
1750), traduction de Pauline Hugues, Charlotte Nordmann et Jrme Rosanvallon, Editions Amsterdam,
Paris, 2005, p.22. 20
Spinoza, Ethique, III, p.179.
13
CHAPITRE I : DE LA PUISSANCE DE LTRE
La puissance est le noyau autour duquel sarticulent lontologie,
lanthropologie, la morale et la politique de Spinoza. En effet, elle jouit au moins
dun double statut. Elle se prsente premirement, daprs Faten Karoui-
Bouchoucha, comme le moyen dont lhomme doit disposer pour se librer de la
servitude . Elle est, ensuite, un critre dvaluation des degrs de perfection que
lhomme pourrait atteindre21
. Lusage du concept de puissance par Spinoza est
une stratgie libratrice visant surmonter toute sorte dalination, ft-elle
religieuse. Cest pourquoi il prsente lhomme ontologiquement comme une
puissance naturelle qui se dfinit comme un effort pour persvrer dans son tre. Cet
effort constant pour accrotre son pouvoir dtre et dagir sappelle conatus. Cette
nouvelle manire denvisager le concept de puissance est teinte dune logique
immanente qui foule au pied toute transcendance morale et religieuse. Poser ltre
comme puissance, cest avant tout affirmer son autonomie et par-dessus tout sa
libert.
I- PRIMAUT ONTOLOGIQUE ET LOGIQUE DU CONATUS
Avant Spinoza, la tradition philosophique prsente lhomme comme un
animal raisonnable. Ce qui est mis en exergue cest laspect rationnel de lhomme.
La raison peut prendre le pas sur le corps et deviendra ainsi llment spcifique qui
distinguera lhomme de tous les autres tres de la nature. Cest pourquoi avec les
anciens, lexception des matrialistes tels que Dmocrite, Epicure et Lucrce, vivre
consiste se dpartir du corps qui empche lme de slever. Lhomme se trouve
21
Faten Karoui-Bouchoucha, Spinoza et la question de la puissance, LHarmattan, Paris, 2010, p.14.
14
ainsi dfinit par llment rationnel, cest--dire par ce quil devrait tre. Mais cest
l tout le problme des rationalistes, car lhomme ne nat pas raisonnable. Il le
devient. Cest conscient de cette mystification de lhomme que Spinoza va
chambouler les murs en proposant une nouvelle conception, cette fois moniste, de
lindividu humain. Ltre humain ne se dfinit plus par la raison mais par ses actes
ou ses actions. On peut noter, ce niveau, leffort raliste de Spinoza lorsquil
prsente lhomme non comme raison, mais comme conatus. Le conatus devient
alors ltre relle de lhomme. Il y a l une primaut ontologique et logique du
conatus.
1-1 Primaut ontologique
Primaut ontologique, dabord, parce que le conatus est lessence mme de
lindividu humain. On ne doit pas tre tonn si nous employons alternativement
conatus, dsir , apptit , ou droit naturel. En effet, le conatus, nous dit
Spinoza, est leffort par lequel chaque chose sefforce de persvrer dans son
tre22
. Par effort, il faut entendre, lide de force, de pulsion, un quantum
dnergie dynamique qui nous propulse vers des perspectives toujours nouvelles ;
une tension qui pousse ou force la chose exister de faon indfinie. Le conatus est
cette force qui sourd de lintrieur de ltre. Une chose persvre parce quelle est
pleinement ce quelle est sans une moindre ngation. Elle ne persvre pas
seulement dans ltre, mais bien dans son tre. C'est--dire dans la plnitude de
son individualit. Le conatus est constitutif et interne ltre. Il est lessence mme
des choses singulires. Le conatus est la puissance de Dieu manifeste une chose
singulire. Il est alors une affirmation fondamentale de la puissance dagir et
dexister. Lobjectif principal du conatus est la prservation de lindividu dans la
22
Spinoza, Ethique, III, Prop. VII, p. 190.
15
dure, fut-elle mdiocre. Dans ce sens le conatus se ramne linstinct de
conservation, de survie, ou, de lattachement ltre. Mais, leffort par lequel
chaque chose sefforce de persvrer dans son tre nest pas seulement le propre de
lhomme, mais de tous les tres du monde : animaux, vgtaux, individus humains.
Cest justement cette remarque qui fait la distinction particulire entre le conatus et
le dsir. Le conatus est lessence des choses singulires en gnral. Le dsir quant
lui est la forme humaine de la persvrance. Autrement dit, cest le propre de
lindividu humain. Comme le stipule cette phrase de lEthique, le dsir se rapporte
gnralement aux hommes en tant quils sont conscients de leurs apptits .23
Il ny
a donc aucune diffrence relle entre l apptit et le dsir. Si oui simplement que
le dsir est lapptit accompagn de la conscience de lui-mme 24
. Etant donn
que notre tude porte non pas sur les choses singulires, mais sur lanthropologie et
donc sur lhomme, nous privilgierons le concept de dsir sans toutefois nous
dpartir de celui de conatus.
Le conatus (ou dsir dans une perspective purement humaine) est lessence
de lhomme et des choses. Il est de la nature de tout individu humain, de toute
chose, de faire effort pour persvrer dans son tre. En dautres termes, lessence de
ltre est de se conserver indfiniment jusqu ce quil soit dtruit par une chose
extrieure. Intrinsquement, il ny a rien de ngatif en toute chose. Aucune chose ne
peut tre dtruite que par une cause extrieure, cest--dire par une cause qui ne fait
point partie de sa dfinition ou de son essence. Comme le prcise la proposition IV
de la Troisime partie de lEthique, Nulle chose ne peut tre dtruite, sinon par
une cause extrieure .25
La ngativit ne dfinit pas les choses dans leur fond.
Toute chose a une essence ternelle. Cest lternit de cette essence qui rend
impossible la destruction de la chose par elle-mme. Le conatus, comme nous
lavons dit, est lessence des modes de laquelle rsultent ncessairement les actes
23
Spinoza, Ethique, Prop. IX, scolie, P. 191. 24
Ibid. 25
Ibid., Prop. IV, P. 188.
16
ncessaires leur conservation. Le conatus est indfini. On pourrait mme dire quil
est indestructible car malgr les obstacles pluriels qui entachent son dploiement, il
persvre imperturbablement dans son existence particulire, grce la
rsistance-active quil mne inlassablement. Lalination dune chose nest
possible quavec les rapports extrinsques avec les autres corps.
Le conatus prsente ltre tel quil est dans sa nature intrinsque. Ainsi
aucune chose ne peut se dtruire elle-mme moins que ce ne soit par le fait dune
cause extrieure. Ce qui est externe est ngatif chez Spinoza. Dire quune chose peut
tre dtruite par elle-mme, cest comme si on affirmait quune chose est et quen
mme temps elle nest pas. Ce qui est contradictoire. Puisque cette proposition est
logiquement fausse. Elle ne respecte pas le principe de non-contradiction, cest--
dire le principe selon lequel deux propositions contradictoires ne peuvent tre vraies
en mme temps.
Cest parce quune chose persvre dans son tre quelle ne peut tre dtruite.
Toute chose a une essence ternelle. Cest donc lternit de lessence qui rend
impossible la destruction de la chose par elle-mme. Le conatus, cest le vrai de
tout pour parler comme Alain. Le conatus est interne la chose, cest linstinct de
vie. Ce qui est externe est ngatif. Le conatus cest lattachement ltre. Sil se
rapporte lme seule, cest--dire lme en tant quelle a des ides adquates, il
sappelle volont . Sil se rapporte en mme temps lme et au corps, cest--
dire lme en tant quelle a des ides inadquates, il sappelle apptit ou dsir. Le
dsir est ainsi ltre de lhomme. Cest vrai que le conatus est lessence de lhomme.
Mais il sagit de lhomme en particulier et des choses en gnral. Au lieu de parler
de conatus, pour ce qui est spcifique lhomme, nous allons parler de dsir. Car le
dsir est la vritable puissance de lindividu humain.
17
1-2 Primaut logique
La primaut logique consiste ici montrer que rien ne peut prendre le pas sur
le conatus. Cest le premier dterminant causal de toute chose.
Le dsir, daprs Spinoza, est lessence mme de lhomme, en tant quelle
est conue comme dtermine, par une quelconque affection delle-mme, faire
quelque chose .26
Cest dire que le dsir est effort, tendance, impulsion, cration.
Le dsir est la force productrice de ltre humain. Le dsir est apptit conscient de
lui-mme. Car chaque individu humain a conscience de leffort quil fait pour
persvrer dans son tre. Il est de la nature de chaque individu humain de persvrer
dans son tre ; de faire effort pour survivre. Lhomme fait et fera toujours leffort
pour persvrer dans son tre moins quil ne soit dtruit par quelque chose
dextrieur. Leffort est illimit.
Dans le scolie de la proposition IX de la troisime partie, Spinoza parle du
Grand Dsir. Du Dsir avec grand D qui signifie la puissance de lhomme ;
laffirmation absolument absolue de ltre comme aime le dire L. Bove dans
La stratgie du conatus. Parler du dsir, cest en mme temps affirmer lexistence
du corps. Le dsir voqu par Spinoza est une forme de rhabilitation du corps. En
tmoignent les lignes suivantes :
Cet effort, quant il se rapporte lesprit seul, est appel volont ;
mais quand il se rapporte la fois lesprit et au corps, on le
nomme Apptit (appetitus).27
En effet, leffort dont parle Spinoza nest rien dautre que le dsir. Si ce dsir
se rapporte uniquement lesprit, cest--dire lesprit en tant quil a des ides
adquates, en tant quil est dou du troisime genre de connaissance ( la science
intuitive ) alors il sappelle volont . Sil se rapporte la fois lesprit et au
26
Spinoza, Ethique, III, Df. Sts., P. 242. 27
Ibid., Prop. IX, scolie, P. 191.
18
corps, autrement dit, lesprit en tant quil est caractris par limagination (premier
genre de connaissance) il sappelle Apptit. LApptit nest rien dautre que le dsir.
Il ny a aucune diffrence, prcise Spinoza, entre lapptit et le dsir. Ceci ntait
quune premire tape pour dmontrer limplication du corps. Car plus loin Spinoza
pense () ce qui est premier et principal dans notre esprit, cest leffort pour
affirmer lexistence de notre corps .28
Lhomme est corps et me. Affirmer
lexistence du corps cest considrer lindividu humain comme un dsir, un dsir de
puissance.
Le dsir est logiquement le principe producteur de nos jugements. Chez
Spinoza, le dsir est la causalit immanente de toutes les actions de lhomme. Ce qui
est premier et constitutif lindividu humain, cest le dsir, et non le libre-arbitre
comme le pensait Descartes. Ainsi, avec Spinoza, le jugement nest plus au-dessus
des actions humaines. Ce qui est primordial, cest le dsir :
Il est donc tabli par tout ce qui prcde que nous ne faisions effort
vers aucune chose, que nous ne la voulons pas et ne tendons pas vers
elle par apptit (appetere) ou dsir, parce que nous jugeons quelle
est bonne ; cest linverse : nous jugeons quune chose est bonne,
parce que nous faisons effort vers elle, et nous la voulons et tendons
vers elle par apptit ou dsir.29
De ce point de vue, le dsir est antrieur toute chose. Il est insparable de
lexistence. Cest lexistence mme. Cest un fait naturel. Cest du dsir que
dcoulent les informations les plus dcisives. Annihiler le dsir cest nantiser
lindividu humain. Le dsir est le guide, ltalon, la boussole de la conservation de
lindividu humain. Cette affirmation spinozienne brise la doctrine cartsienne selon
laquelle lhomme est une substance dont la nature nest que de penser. Lhomme est
un tre de dsir. Car le considrer comme pense, cest distinguer rigoureusement
lme du corps, et affirmer la prminence de lme sur le corps. Or considrer
lhomme comme dsir, cest rhabiliter le corps. Pour lhomme, le dsir est cette
28
Spinoza, Ethique, Prop. X, P. 192. 29
Ibid., Prop. IX, scolie, P. 191.
19
essence mme en tant quil est accompagn de la conscience de lui-mme .30
Le
dsir est lexpression de la force interne de lindividu humain.
Le dsir est lessence la plus intime de lhomme. Cest sa vrit ontologique.
Lhomme est dsir. Dsir dtre, dsir de stendre, dsir dexister pleinement. Le
dsir est le mouvement vital de ltre. Leffort queffectue chaque individu pour
persvrer dans son tre est une ncessit. Cest--dire la condition sine qua non
sans laquelle lhomme ne peut exister. La puissance qua chaque individu de faire ce
quil dsire pour se conserver est coexistentielle lhomme. Par consquent cette
puissance naturelle qui dtermine lhomme agir et faire effort pour se conserver
ne peut tre supprime.
Lloge que Spinoza fait au corps nest pas nouveau dans lhistoire de la
philosophie. Il est prcd dans ce sens par Epicure qui a considr lhomme comme
un tre de plaisir. Car pour lui, le plaisir est le commencement et la fin dune vie
heureuse. Vivre pour Epicure consiste rechercher des plaisirs stables, des plaisirs
naturels et ncessaires. De mme, dans la mme mouvance, Spinoza sera suivi par
Nietzsche pour qui le corps occupe une place essentielle. Parce quil est en mesure
de nous instruire sur la valeur de notre personnalit profonde. Le corps selon
Nietzsche doit tre prfr la conscience qui nest quillusoire.
Valoriser le corps, la corporit et ses vertus, cest poser lhomme comme
dsir. Considrer lhomme comme dsir, cest chercher comprendre lhomme tel
quil est et non tel quon voudrait quil soit. Cest aussi considrer lhomme concret
et non lhomme abstrait des thologiens, des moralistes ou de Descartes.
A la suite de Spinoza, Schopenhauer et Nietzsche vont galement considrer
lhomme comme dsir. Pour Schopenhauer, vivre cest vouloir (cest--dire dsirer).
Le vouloir vivre est la caractristique essentielle de lhomme. Le vouloir-vivre
30
Guillaume Bwl, Les multiples visages de Spinoza : des limites de la totalit, Les Editions ABC, Paris,
1984, P. 73.
20
(dsir), est au fond un simple instinct de conservation personnelle, cest lessence
intime de la nature (humaine) dans ses aspirations sans relche vers une
objectivation parfaite et une parfaite jouissance. Mais la difficult avec
Schopenhauer est que la volont (dsir) a pour proprit assure la vie ; et la vie le
prsent, non le pass ni lavenir car jamais lhomme na vcu dans son pass ni ne
vivra dans lavenir. Le prsent est la seule chose qui toujours existe, toujours stable
et inbranlable.
Mais cette volont de Schopenhauer est une force aveugle qui pousse les tres
vers des buts dont ils ne peroivent pas le sens, et qui, une fois atteints, laisse la
place dautres indfiniment. Raison pour laquelle il faut sefforcer de renoncer au
vouloir vivre. Cest pour cette raison que Nietzsche va mettre lindex ce
pessimisme de Schopenhauer et considrer lhomme comme une volont de
puissance : dsir sans cesse de se surmonter. Cette volont est le dsir de dpasser sa
condition vers une autre bien meilleure. Cest laffirmation de ltre.
Ainsi, le dsir est puissance du fait du dynamisme et de lactualisation
permanente de lindividu humain. Le dsir cest la vie. Pas de dsir sans vie, pas de
vie sans dsir. Cest pour cette raison que le dsir se prsente chez Spinoza comme
primaut ontologique et logique. De plus il est la source de tous les affects.
1-3 Le dsir comme principe fondateur des affects
Le dsir est la source de toutes les manifestations de la vie affective. Tous les
aspects de la vie affective renvoient laffirmation fondamentale de notre puissance
dagir et dexister. Par consquent, les sentiments ou affects sont les expressions du
dsir : ralit primordiale de la puissance de vie. Le dsir nest autre chose que la
joie et la tristesse
21
Donc la joie et la tristesse sont le dsir mme encore (sive) lapptit,
en tant quil est augment ou diminu, aid ou contrari par les causes
extrieures, cest--dire que cest la nature mme de chacun.31
Parler de dsir, cest en mme temps parler de la joie et de la tristesse. Parce
que le dsir est lessence mme ou la nature de lhomme. Donc tous les sentiments
quels quils soient se rapportent au dsir. Le dsir est le sentiment vritable. En fait,
il ny a quun sentiment en ralit : le dsir ou lapptit. Car par dsir, il faut
entendre effort. Et leffort de chaque tre entrane soit la tristesse soit la joie. Dit
autrement, le dsir peut dcouler de laugmentation de notre puissance dagir ou de
sa diminution. Joie et tristesse sont des variantes du dsir. Le dsir peut conduire
lhomme dune moindre perfection une grande perfection et aussi linverse, cest-
-dire dune grande perfection une moindre perfection.
Toutefois, si Spinoza dfinit lhomme comme un dsir, il ne faut pas pour
autant penser que tous les hommes ou tous les tres ont le mme dsir. Le dsir
diffre dun individu humain un autre ; dun tre un autre. Simplement parce que
la nature dun individu humain diffre de la nature de lautre. Certes, le cheval et
lhomme connaissent le dsir sexuel, mais le premier est pouss par un dsir de
cheval, le second par un dsir dhomme. 32
Enfin, parce que le dsir est lessence du mode fini, il est en mme temps
lorigine de tous les sentiments ou affects. Laffect est ce qui augmente ou diminue
la puissance de notre corps, et consquemment de notre me. Cela tant, la joie et la
tristesse sont les premires donnes du dsir qui leur tour vont engendrer des
complexes affectifs tels que lamour, la haine, la mlancolie et la gat.
Pour Spinoza comme chez Freud, lhomme est un tre affectif. Il agit toujours
en fonction de ce qui lui est utile. Ce qui est utile, pour lui, cest ce qui lui procure
du plaisir, de la joie, de lamour, de la haine et bien dautres. Vivre pour lhomme
31
Spinoza, Ethique, III, Prop. LVII, Dm., p.238. 32
Ibid., scolie, P. 238.
22
consiste rechercher perptuellement le plaisir, ft-il ngatif. Par consquent le sort
de lhomme se joue au niveau des affects quels quils soient.
Linsistance sur le conatus ou le dsir vise montrer premirement que
lhomme est avant tout un tre naturel. Il est au monde comme tous les autres tres.
Deuximement, il permet de montrer que lindividu humain est un tre autonome
qui ne cherche que son utile propre. Il ny a donc pas une loi qui serait extrieure et
suprieure qui lui imposerait une manire dtre. Tout leffort de ltre consiste
persvrer dans son tre. C'est--dire rsister.
II- DU DROIT NATUREL COMME DROIT DE RSISTANCE
Le droit naturel chez Spinoza est radicalement distinct des autres conceptions
du droit naturel, notamment le droit naturel classique. Avant lauteur du Trait de la
reforme de lentendement, svissait dans lantiquit et dans la priode mdivale le
droit naturel classique. Ce droit tait pris parle christianisme. En effet, le droit
naturel classique est ce qui est conforme lessence. Il y a ici une prfrence
marque pour les essences. Ce qui suppose que le droit naturel ne renvoie pas un
tat prsocial. Cest un droit qui est conforme lessence dune bonne socit.
Lenjeu dans ce contexte est damener lhomme raliser son essence ou mener
une vie conforme son essence dans la meilleure socit possible. Cest donc une
manire implicite de vivre en conformit avec Dieu le crateur. Cest pour cette
raison que le droit naturel classique est li au christianisme. Lobjectif tant
damener le sage connatre son essence. Mais Hobbes va remettre en cause cette
conception antique du droit et il va dfinir le droit naturel non par lessence, mais
par la puissance. C'est--dire par le pouvoir de faire ce quon peut.
23
Spinoza va alors sinspirer de cette conception hobbienne du droit naturel. Il
va aussi le dfinir par la puissance. Autrement dit, le droit naturel cest tout ce qui
est permis, tout ce que ma puissance me permet de faire.
Le droit naturel spinozien sapparente au conatus, effort que chaque chose
fait pour persvrer dans son tre ; puisquil le dfinit comme une puissance. Le
conatus, le droit naturel et le dsir sont des termes synonymes qui expriment une
seule et mme chose, savoir leffort de conservation de lindividu humain. Le droit
naturel, chez Spinoza, nous lavons dit plus haut, a une dfinition particulire : par
droit naturel, jentends donc les lois mmes de la nature ou les rgles selon
lesquelles se font toute chose, en dautres termes, la puissance de la nature elle-
mme33
.
Le droit naturel, pour ladmirateur de Jean de Witt, dsigne la capacit de
lindividu se dterminer par les lois de sa nature, c'est--dire la puissance dagir et
dexister daprs les rgles de sa nature qui sont les rgles et les lois de la Nature.
Par loi de la nature il faut entendre, comme le dit Hobbes dans la premire partie du
Lviathan,
un prcepte, une rgle gnrale, dcouverte par la raison, par
laquelle il est interdit un homme de faire ce qui dtruit sa vie,
ou lui enlve les moyens de la prserver, et domettre ce par quoi
il pense quelle peut tre le mieux prserve.34
La loi de la nature na quun enjeu fondamental assurer la survie de ltre
humain, par ltablissement de la paix et de la scurit. La loi de la nature a donc
pour principal but darracher lhomme ltat de guerre de tous contre tous
laquelle il est originellement install. Cette conception du droit naturel scarte de
celle du droit naturel classique.
33
Spinoza, Trait politique, II, 4, p. 122. 34
Hobbes, Lviathan. Trait de la matire, de la forme et du pouvoir de la rpublique ecclsiastique et civile,
I, traduit par Philippe Folliot, Editions lectroniques, Chicoutimi, Qubec, 31 janvier 2004, p. 121.
24
Le droit naturel est la puissance inhrente lindividu humain. Lindividu
humain a besoin de cette puissance pour commencer dtre et pour persvrer dans
son tre. Mais cette puissance qui lui permet dtre et dagir nest rien dautre que
lternelle puissance de Dieu. Ainsi sans Dieu, rien ne peut ni tre ni tre conu.
Nous ne devons pas oublier que chez Spinoza, Dieu est mis en synonymie avec la
Nature. Ainsi lhomme est une partie de la Nature, une modification de Dieu. Cest
pour cela que Spinoza prcise que lindividu humain agit daprs les rgles et les
lois de sa nature qui sont les rgles et les lois de la Nature. Il y a bien une
diffrence entre Dieu et le mode existant ou individu humain. Dailleurs Gilles
Deleuze nous prsente trois diffrences spcifiques entre Dieu et le mode existant35
.
La premire diffrence est que Dieu a un pouvoir dtre affect dune infinit de
faon car il est la cause de toute chose et par consquent il est cause de soi. Donc il
est infini par la cause36
. Cest pourquoi il a une puissance absolument infinie. Or
le mode existant est affect dun trs grand nombre de faons , c'est--dire
comme le dit Deleuze, cest une infinit, mais dun type spcial : infini plus ou
moins grand qui se rapporte quelque chose de limit37
. La puissance du mode
existant est limite par rapport celle de la substance, il participe de la substance et
mme la reproduit sa manire. La deuxime diffrence est que Dieu est cause de
ses affections. Si Dieu est cause absolument absolue de ses affections cela voudrait
dire quil ne peut ptir, et par consquent, les affections de Dieu ne peuvent qutre
actives. Dieu est sa propre cause. Il na pas de cause qui lui soit extrieure. Il est
ncessairement cause de toute ses affections.car toutes ses affections sexpliquent
par sa propre nature, ce sont alors des actions. Dieu est action parce quil est la cause
adquate de ses actions. Quant au mode existant, il nexiste pas en vertu de sa propre
nature. Il est dtermin et affect du dehors linfini. Cest pourquoi son pouvoir
dagir est toujours variable. Ce quil lamne ptir puisque son corps est affect
par des causes extrieures sa nature. Ainsi, ses affections sont des passions.
35
Gilles Deleuze, Spinoza et le problme de lexpression, Les Editions de minuits, Paris, 1968, p.198. 36
Ibid.. 37
Ibid..
25
La troisime diffrence porte sur le contenu mme du mot affection ,
suivant quon le rapporte Dieu ou aux autres modes. Les affections de Dieu sont
les modes eux-mmes, essence de mode et modes existants.les ides de ses modes
expriment lessence de Dieu comme cause. Cependant, les affections des modes sont
les affections des affections : c'est--dire des affections qui dcoulent de la nature
dun corps extrieur.
Le droit de la nature nest pas une rsultante de la raison. Car sil est le fruit
de la raison, alors lhomme serait dtermin par la seule puissance de la raison .
Ecoutons ce propos Spinoza :
() la puissance naturelle des hommes, ou, ce qui est la mme chose
leur droit naturel, ne doit pas tre dfini par la raison, mais par tout
apptit quelconque qui les dtermine agir et faire effort pour se
conserver.38
La puissance naturelle des hommes nest point dtermine par la raison. Car
les hommes sont plus conduits par laveugle dsir que par la raison. Ainsi, le droit
naturel des hommes est dtermin par lapptit, ce qui leur permet de se conserver.
En ce sens, le droit naturel nest rien dautre que le conatus, le dsir ou encore
lapptit.
Lindividu humain quil soit sage ou ignorant est naturellement dot dun
droit naturel, cest--dire quil agit daprs les lois et les rgles de sa nature qui
sont engendres par la nature divine ou le droit universel de la nature [cest la
somme des droits naturels pris ensembles : ceux des sages et des ignorants, ceux des
btes comme de toutes les choses de la nature.]
Le droit naturel nest pas une censure. Il nest que lexpression du dsir
ardent de ltre humain. On ne peut concevoir un tre humain sans droit naturel.
Tout tre, ft- il ignorant ou sage, homme ou femme, blanc ou noir, chrtien ou
musulman, possde et vit avec son droit naturel. Le droit naturel est lessence de
38
Spinoza, Trait Politique, II, 5, P. 122.
26
tout tre. Par le droit naturel, lhomme peut tout entreprendre sans limite. Tout est
permis.
Il suit de l que le droit naturel sous lempire duquel tous les
hommes naissent et vivent, ne dfend rien que ce que personne ne
dsire ou ne peut faire ; il ne repousse donc ni les contentions, ni les
haines, ni la colre, ni les ruses, ni rien enfin de ce que lapptit peut
conseiller39
.
En somme, le droit naturel brave tout les interdits. En fait, il ny a mme pas
dinterdit, sauf ce qui est au-del de nos forces.
Le droit naturel est lexpression de la totale libert de lindividu humain. Sur
le plan politique, lhomme chez Spinoza est foncirement libre. Puisquil est un tre
libre, il se doit de tout mettre en uvre pour dfendre sa libert. Lindividu humain
au dpart est un tre autonome, c'est--dire, qui ne dpend que de ses propres
normes. Cest pourquoi il doit rsister nergiquement tout crasement y compris le
renoncement. Cest en ce sens que le droit naturel se prsente comme un droit de
rsistance : il suit de l que tout homme () relve de son droit dans la mesure o
il peut pousser toute violence, venger son gr le dommage qui lui a t caus, en
un mot, vivre absolument comme il lui plait 40
. Le droit naturel est cette puissance
qui permet lhumain de faire ce quil veut de sengager ou de renoncer un
engagement. Bref, cela permet lindividu humain de suivre ce qui est bon pour lui
et de fuir ce qui est mauvais.
Il y a donc un principe de rsistance qui est tapi dans lombre du droit naturel.
Mais quest ce que la rsistance ? La rsistance cest avant tout une loi de ltre. Ce
nest pas un droit, mais une force, une tension immanente ltre. Rsister cest
exister, c'est--dire sefforcer de surmonter les obstacles invitables. Rsister ce
nest pas persvrer, car persvrer est une forme dtre. Rsister, au contraire,
cest sefforcer daller lencontre dune destruction ttue et continue de ltre 41
.
39
Spinoza, Trait politique,II, 8, P. 125. 40
Ibid., 9, P. 127. 41
Franoise Proust, De la rsistance, les Editions du Cerfs, Paris, 1997, P. 15.
27
En affirmant que le droit naturel est un droit de rsistance, nous voulons
montrer quil y a une synonymie entre rsistance et droit naturel. Dans la mesure o
la rsistance est aussi interne et coextensive lindividu humain. La rsistance en
plus est un mixte de ractivit et dactivit. Cest un effort de conservation de ltre.
Ce nest pas le fruit dun choix ni dun raisonnement mais lexpression de la libert.
La rsistance est lexprimentation de la libert. Cest elle qui nous indique nos
limites relles. Mais pourquoi rsister ? On rsiste parce que la situation quon vie
est insupportable, ltat des choses est intolrable. On rsiste aussi parce quon est
indign. Cest alors lindignation qui actionne la rsistance. Lindignation est un pur
affect, et tre indign, cest tre touch, sidr. Elle est la source nergtique de la
vertu, autrement dit de la puissance.
Lhomme, effectivement, rsiste parce quil est toujours en situation de
guerre, et vivre consiste se battre en permanence. Lhomme tel que le prsente
Spinoza est un soldat. Sa vie est soumise au risque, au danger. Agir pour lui, cest
mettre sa vie en pril. Exister cest prendre des risques car notre vie est toujours dj
soumise au danger. La vie est un combat : ce que souligne clairement Laurent
Bove : le problme de toute existence modale est avant tout un problme despace,
construire, conqurir, librer mais aussi dfendre 42
. Pour survivre il faut se
battre ; se battre pour conqurir lespace, les corps et les ides.
Le droit naturel est un principe de rsistance. Qui dit droit naturel, parle
daffirmation de ltre, de libert de lhomme. Car ltre mme de lhomme. Car
ltre mme de lhomme recommande de se battre, de tout faire pour rsister, de
vivre pleinement en soumettant les autres son dsirs, soit par dhumbles services
soit par la force.
En somme, le droit naturel (comme la rsistance) est un affect. Il nest ni le
fait de la volont, ni le fait de la raison. Cest un acte, un geste, une force qui sort de
lintrieur de ltre.
42
Laurent Bove, la Stratgie du Conatus. Affirmation et rsistance chez Spinoza, P. 15.
28
Tout au long de ce chapitre, nous avons montr que lindividu humain est
ontologiquement une puissance. Dit autrement, un dsir dtre, une force. Il se
caractrise par une nergie naturelle ou droit naturel qui lui confre la capacit de
pouvoir actualiser permanemment son tre. Ce qui lui permet de passer du rgime
dhtronomie au rgime dautonomie.
On peut donc noter que ltre humain agit en fonction de sa complexion
corporelle. Cest justement cette attitude qui lui confre le pouvoir de vivre selon ses
penchants. Il a donc la latitude de faire ce quil veut comme il veut. Mais il nest pas
toujours mme de tout avoir ou de tout raliser. Puisquil est un tre toujours dj
affect et qui affecte, il ne peut que susciter le secours dun autre soit par espoir
dun grand bien ou par crainte dun mal plus grand. Tel est le point de dpart de
lalliance.
29
CHAPITRE II : ESPOIR ET CRAINTE COMME
FONDEMENTS DE LA MULTITUDE
Lindividu humain est un tre qui se caractrise fondamentalement par
leffort indfini dauto-conservation. Dailleurs, il se prsente toujours dj comme
une puissance et cest l sa vrit ontologique : Affirmation et conservation cest
donc une logique de guerre. Mais pris individuellement, il na pas suffisamment de
force ou de ressources ncessaires pour pouvoir se prmunir contre le rel. Mais
comme la solitude et la crainte sont inhrentes lhomme, et que, dans la solitude
aucun homme na assez suffisamment de force pour se dfendre, par prudence, il se
doit de solliciter le secours des autres et ce par le vritable concours des affects de
crainte, despoir, ou encore damour et de gnrosit.
Dans ce chapitre, nous allons insister sur les affects comme base relle et
irrvocable du vivre ensemble et par consquent de la constitution de lordre civil.
C'est--dire que ce nest pas sous linspiration de la raison que la multitude vient
sassembler naturellement, mais sous leffet des passions communes aux hommes43
.
I- PUISSANCE DE LALLIANCE ET RSISTANCE
La nature nature 44
se caractrise par une positivit intrinsque de son
tre. Positivit qui se traduit par le conatus : concept de guerre comme laffirme
Laurent Bove. Toute modification de Dieu est toujours sur le qui-vive. Il est prudent
ou du moins il vit dans une logique despoir, mais surtout dans une logique de
43
Spinoza, Trait politique, VI, 1, p. 164. 44
Idem, Ethique, I, Prop., XXIX, Scolie, P. 96.
30
crainte. Mais quest ce qui peut bien expliquer cet tat de chose ? Au vrai, la
puissance de lindividu humain nest pas infinie comme celle de la nature
naturante 45
, elle est plutt limite. Limite parce que tout corps quel quil soit est
toujours dj affect par un autre corps de mme nature qui va le pousser son tour
affecter dautres corps et le processus recommence infiniment. Lorsquun corps est
affect par un autre corps, il modifie directement sa puissance dagir. C'est--dire
que laction dun corps sur un autre entrane inluctablement une augmentation ou
une diminution du pouvoir dagir de ce dernier. La puissance de lindividu humain
est limite par celles des causes extrieures. Dans la nature, le pouvoir de lhomme
est toujours limit par le pouvoir dun autre. Cest pourquoi ils doivent sassocier
pour rsister efficacement tout crasement.
A la vrit, les hommes parce quils sont diffrents par nature sont
insupportables lun vers lautre, soit parce quils dsirent la mme chose ; soit parce
que lun dtient ce que lautre hait46
. Ce qui entrane la convoitise, la jalousie, et la
haine. Ces conflits naissent justement du fait que les hommes sont domins non par
la raison mais par les passions. Au plan politique, il y a une mthode pour lutter
contre les sentiments passifs, et cette mthode consiste sunir aux autres :
Cest en largissant mes alliances et en multipliant les occasions
damiti quon rsiste linimiti de mes ennemis et donc la
crainte et toutes les affections passives qui diminuent notre
puissance.47
Pour combattre les affects passifs, il faut non pas se replier sur soi ou sur ses
seuls amis naturels, mais il faut au contraire faire de nouvelles rencontres, en
agrandissant notre cercle damis. Ainsi pour accroitre notre puissance, point nest
besoin de se lamenter, ou dimputer notre impuissance des causes surnaturelles, il
faut rsister.
45
Spinoza, Ethique,I,Prop. XXIX, scolie, p.96. 46
Ibid., IV, Prop. XXXIV, P. 295. 47
Franoise Proust, De la Rsistance, P. 40.
31
Pris individuellement, lhomme ne peut rsister efficacement lcrasement
de la nature ou du politique. Pour tre plus puissant, il est ncessaire de sunir
lautre ou aux autres afin dtre labri de toute attaque :
Si deux individus sunissent ensemble et associent leur forces, ils augmentent ainsi leur puissance et par consquent leur droit ; et plus
il y aura dindividus ayant aussi form alliance, plus tous ensembles
auront de droit48
.
En effet, deux personnes qui sunissent sont plus fortes quune personne ; et
trois personnes qui sunissent sont plus fortes que deux personnes ; et cest mme
cette union solide entre ces personnes qui confre chacun un vritable droit.
Laccord entre les diffrentes parties tempre les ardeurs des uns et des autres puisse
que les hommes sont naturellement ennemis 49
. On constate que les fluctuations
affectives jouent un rle prpondrant dans lalliance et la dsunion.
A Lvidence, lunion fait la force. Mais il faut une union librement consentie
et non fictive, qui rendra la socit instable et prcaire. Lunion doit tre solide. Pas
dunion, pas dalliance, pas de socit humaine et surtout pas de rsistance. La force
dexister et de rsister rsulte des alliances entre lhomme et son semblable qui se
nouent au gr des circonstances, c'est--dire des intrts des situations et des lois
mimtiques des affects. Et cette alliance se dnoue en fonction des mmes lois.
Lassociation est un effort de rsistance. Cest pour rsister, se dfendre des plus
grands maux ou dangers que les hommes sassemblent. Comme le dit un adage, une
seule main ne peut attacher un paquet car il est certain que les hommes tendent
naturellement sassocier, ds quils ont une crainte commune ou le dsir de venger
un dommage commun ()50
Comme on peut le constater deux affects particuliers,
les autres ntant pas exclus, suscitent lalliance entre les hommes : Cest dabord la
crainte dun dommage, et lespoir de laccroissement dun bien. Ce sont ces deux
affects qui peuvent susciter une association entre deux Etats. Donc ces affects
48
Spinoza, Trait Politique, II, 13, P. 126. 49
Ibid., 14, P. 127. 50
Ibid., III, 9, P. 142.
32
servent de prodromes lavnement dune socit viable. Cest aussi ces mmes
affects qui permettent aux Etats de se lier damiti. Le jeu de lespoir et de la crainte
est indispensable dans le processus de la rsistance et de lassociation politique. Car
la rsistance est dabord individuelle avant dtre une affaire collective (multitude) ;
puis, tatique (contre les autres Etats).
Lalliance de plusieurs individus traduit ce quon peut appeler une
affirmation-rsistance , do la rsultante dun droit commun. Il y a ici les
germes du communisme avant la lettre. Spinoza pense que lhomme ne peut
vritablement se raliser quau sein dune vritable socit, fruit dun accord
commun. Le droit commun se prsente comme un droit consensuel qui fdre le
droit naturel de chaque singularit. Cest un effort mutuel de vivre ensemble dans
loptique dassurer tous le sentiment de scurit.
Do nous concluons que le droit naturel qui est propre au genre humain ne peut gure se concevoir que l o les hommes ont des
droits communs, possdent ensemble des terres quils peuvent
revendiquer afin de les habiter et de les cultiver, sont enfin capables
de repousser toute violence et de vivre comme ils lentendent dun
consentement commun.51
En effet, la survie est impossible pour un individu humain isol. Lhomme a
toujours besoin du secours de lautre pour survivre. Lunion apparait alors comme la
condition sine qua none de lexistence humaine. La rsistance-active est certes
singulire, mais elle est aussi et avant tout collective quant son efficacit.
Lhomme mme sil se dfinit par la puissance, est aussi naturellement impuissant,
c'est--dire que sa puissance est foncirement limite. Mme dans ltat de nature, il
ne peut sen sortir seul. Il doit forcment sallier aux autres, dfinir avec son alter
go, un droit commun et constituer ce que Spinoza appelle la multitude. La
multitude est un concept dunit qui traduit luniversalit humaine. Il constitue chez
Spinoza un regroupement dhommes qui agit dun seul corps. La multitude, une fois,
ralise, est similaire un seul individu humain caractris intrinsquement par
leffort pour persvrer dans son tre. Quand un groupe dhommes, (la masse, la 51
Spinoza, Trait politique, II, 15, P. 127.
33
multitude) agit dun consentement commun comme un seul corps, il devient plus
puissant, plus rsistant, et ces hommes vivent plus longtemps. Le droit commun
permet daiguiser la vigilance et dassurer la scurit de tous.
Pour perdurer dans son tre, la multitude se doit de mettre en place une
stratgie. La stratgie de la multitude consiste en une activation politique. C'est--
dire, en multipliant par composition daffections. Autrement dit, par un jeu
dalliance et dassociation. La solidarit se prsente ds lors comme une source
incontestable du lien politique : les hommes sans un secours mutuel pourraient
peine sustenter leur vie et cultiver leur me 52
. La multitude a des amis et des
ennemis. Les ennemis sont ceux quelle craint, donc la possibilit prsente, future ou
mme pass dune diminution, a fortiori dune destruction de puissance. La
multitude redoute tous ceux qui lempchent de vivre selon son dsir. Do la
naissance des lois, des interdits, des commandements ou des rgles pour normaliser
le comportement des membres de la multitude et assurer par l leur scurit.
Pour combattre la crainte, la multitude, autant quelle peut sefforcer, doit
composer de nouveaux affects pour augmenter lespoir collectif. Cest pourquoi elle
doit sallier, composer et saccorder car toute stratgie politique consiste se faire
des amis ou plus exactement retourner ses ennemis en amis 53
.
En somme, les hommes ne sassocient que par espoir dun grand bien ou par
crainte dun mal plus grand. Cest l la preuve irrfutable que le sentiment est la
sve de lorganisation sociale de la vie commune des hommes. De mme que le
sentiment (despoir, de crainte ou damour) unit les hommes, de mme il leur permet
doprer un passage de ltat de nature lordre civil.
52
Spinoza, Trait politique, II, 15, p. 127 53
Franoise Proust, De la rsistance, p. 37.
34
II- LE PASSAGE DE LTAT DE NATURE LORDRE CIVIL
Ltat de nature, dsigne chez Hobbes, ltat dans lequel les hommes ont
originairement vcu. Influenc par Hobbes, Spinoza pense aussi que ltat de nature a
prcd ltat civil. Il ne sagit pas ici, c'est--dire chez Spinoza, dune hypothse
servant de fiction mthodologique comme chez Hobbes et quon constatera plus tard
chez Rousseau pour poser les bases de lEtat. Mais il sagit dune vidence dduite de
la ralit concrte, du dveloppement historique des hommes. Autrement dit, Spinoza
par de la nature et de la condition mme de la nature humaine pour construire sa
thorie politique. Ltat de nature nest donc pas une fiction, cest une ralit
observable. Ltat de nature exprime les rapports naturels que lhomme entretient
avec la nature (les autres hommes et les autres composantes de la nature). Ltat de
nature cest le sige par excellence du dploiement de la vritable vie affective.
Lhomme y est totalement soumis ses passions. Nous savons que la passion a ceci
de particulier quelle absorbe la vie psychique de manire totale et nous maintient
dans un rgime de dpendance ou dhtronomie. En ralit, lhomme, dans ltat de
nature, est dans un champ de bataille, puisquil a affaire dautres hommes qui ont
ncessairement les mmes passions que lui. On comprend alors que ltat de nature
est un tat de permissivit extrme o tous se voyoucratise.
() dans ltat de nature, il ny a rien qui soit bon ou mauvais par le consentement de tous puisque tout homme dans cet tat de nature
songe seulement son utilit, et dcide, selon son propre naturel et
en tant quil reconnait sa seule utilit comme norme, de ce qui est
bon ou de ce qui est mauvais, et quil nest tenu par aucune loi
dobir personne dautre qu lui seul.54
Dans ltat de nature, il ny a pas de lois. Chacun, parce que dou dun droit
naturel, droit souverain de la nature, suit la ncessit de sa nature. Chacun recherche
son utile propre sans se soucier de lautre. Ici, il nya aucun paradigme ni modle. Il 54
Spinoza, Ethique, IV, prop. XXXVII, Scolie II, p. 304.
35
ny a rien qui soit extrieur et suprieur lindividu humain. Il ny a aucune justice
ni faute ni mrite. Cest chacun pour soi. Ltat de nature est un tat sans foi ni lois
o rgne une vritable loi dairain. Cest le monde de la passion, un monde o se
dchanent les guerres et toute sorte de violence. Ltat de nature est un tat o tout
est permis. Il ny a point dinterdit si oui, ce qui est au del de nos forces. Cet tat
est compar un tat passionnel o lhomme est tiraill dans tous les sens. Il ny a
pas de matre dans la nature et rien nappartient personne : tout est tous55
.
La description de ltat de nature nest pas anodine chez Spinoza. Elle vise
particulirement critiquer ouvertement la Religion Chrtienne qui pense que le
pch est originel lhomme, et que lhomme pour vivre heureux doit respecter les
commandements de Dieu transcendant. Or, note Spinoza, il ny a pas de pch dans
ltat de nature. Lhomme y est son propre matre. Ce que notre auteur veut aussi
rvoquer, ce sont les notions de Bien et de Mal. Car les notions de Bien et de mal
ont une connotation thologico-rligieuse et prsupposent des modles exemplaires
qui impliquent rfrence. Dans ltat de nature, rien nest Bien ni mal, ce qui est
cest soit ce qui est bien ; soit ce qui est mauvais. Ce qui est bien cest ce qui est
utile pour moi, ce qui accroit ma puissance dtre et dagir. Ce qui est mauvais, cest
ce qui procure la tristesse ; ce qui rduit ma puissance dagir. Ces notions du bien et
du mauvais sont relatifs, ils varient dun individu un autre. Il ny a donc pas une
instance suprme qui dterminerait notre comportement. Dans ltat de nature,
lhomme est son propre lgislateur. Il suit comme nous lavons dit ds le dbut son
naturel propre.
Cependant, ltat de nature tant un tat perptuel de guerre de tous contre tous,
un seul homme est incapable de se garder contre tous 56
Ainsi, pour jouir dune
scurit relle, il doit sallier aux autres hommes. Certes, les hommes sont
naturellement ennemis 57
Mais cest le passage oblig pour vivre longtemps et
55
Spinoza, Ethique, IV, prop. XXXVII, Scolie II, p. 304. 56
Idem, Trait politique, II, 15, p. 127. 57
Ibid, 14, P.127.
36
heureux, cest donc le dsir de scurit [qui est un affect]58
qui favorise le passage
de ltat de barbarie ou tat des nature ltat civil.
Ltat civil est le lieu par excellence o les hommes vivent sans la conduite de la
raison, et o les droits dautrui sont respects. Cest le lieu o rgne la concorde, la
paix. Mais pour que la paix et la scurit puissent rgner, il faut non pas que chacun
renonce son droit naturel comme cest le cas chez Hobbes, et mme chez Spinoza,
prcisment dans le Trait Thologico-politique et dans lEthique, respectivement au
Chapitre XVI et dans le Scolie II de la proposition XXXVII de la Quatrime partie
de lEthique, mais que la paix dcoule dun consentement commun.
En ce sens, ltat civil devient une socit o les droits et les intrts de chaque
citoyen sont respects grce linstauration des lois. Des lois qui se veulent justes et
protgent lintgrit des citoyens.
() dans ltat de nature, la faute ne peut se concevoir, mais elle peut ltre dans ltat de socit, o il est dcid, par consentement
commun, de ce qui est bon ou de ce qui est mauvais, et o chacun est
tenu dobir lEtat59
.
Cest dans lordre civil quon retrouve les notions de juste, dinjuste, de mrite
ou encore de faute. Autrement dit, ces notions ne drivent pas de Dieu, mais du
consentement commun des hommes. Car ce sont les hommes qui dcident ensemble
des lois qui doivent orienter leur comportement au sein de ltat civil. Et donc le
droit naturel en vertu duquel chacun est son propre juge cesse ncessairement dans
lordre civil.
Contrairement aux contractualistes, linstar de Hobbes et comme le fera plus
tard Rousseau, qui pensent quil y a une sparation tanche entre ltat de nature et
lordre civil, Spinoza montre que lindividu humain ne perd pas totalement son droit
naturel dans lordre civil dans la mesure o il agit toujours daprs les lois de sa
nature et cherche son intrt, c'est--dire son utile propre : le droit naturel de
58
Spinoza, Ethique, III, prop. XVIII, scolie II, p.200. 59
Ibid., IV, prop. XXXVII, scolie II, p. 304.
37
chacun ne cesse pas absolument dans lordre civil60
. Spinoza lavait dj dit Jarig
Jelles dans lune de ses correspondances datant du 2 Juin 1674 :
Vous me demandez quelle diffrence il y a entre Hobbes et moi
quant la politique : cette diffrence consiste en ce que je maintiens
toujours le droit naturel et que je naccorde dans une cit
quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure
o, par la puissance, il lemporte sur eux ; cest la continuation de
ltat de nature.61
Chacun est libre de juger mme dans ltat civil. Chez Spinoza, ltat de
nature est dj un tat de sociabilit, mais dune sociabilit instable avec de trs
fortes fluctuations affectives au demeurent cependant toujours et ncessairement en
rgime de passivit.
Toutefois, il y a quen mme une diffrence remarquable entre ltat de nature
et ltat de socit.
la principale diffrence, cest que dans lordre civil tous craignent les
mmes maux et il y a pour tous un seul et mme principe de scurit,
une seule et mme manire de vivre, ce qui nenlve certainement pas
chaque individu la facult de Juger 62
.
Autrement dit, la principale diffrence entre ltat de nature et lordre civil est
que : dans lordre civil, la vie des citoyens est oriente par une seule et mme loi et
laquelle tout le monde est astreint, tandis que dans ltat de nature chacun suit son
penchant, et agit sa guise en fonction de sa complexion physiologique.
En somme, dans cette partie, il tait question dinsister sur les affects comme
fondements rels de lorganisation de la vie sociale des hommes. Et nous avons vu
que ontologiquement, lhomme est une puissance qui ne recherche que son utile
propre. Toutefois, cest des multiples conflits passionnels que nat le dsir mutuel de
vivre ensemble dans la paix, la scurit et la concorde. Cependant, le dsir de vivre
ensemble et dagir comme un seul corps suivant un droit commun. Mutuellement
60
Spinoza, Trait Politique, III, 3,P. 139. 61
Idem, uvre 4, Lettres prcdes du Trait politique, L, Traduction de Charles-Appuhn, Garnier-frres,
paris, p.283. 62
Idem, Trait politique, III, 3, p.139.
38
dfini, implique ncessairement la prsence dun chef, mais le chef tant toujours
anim par les passions, ne va-t-il pas transformer le droit commun en un droit
absolutiste ?
39
DEUXIME PARTIE : DU RLE DES AFFECTS
DANS LA REFONTE DE LANTHROPOLOGIE
POLITIQUE AU TRAVERS DU CORPUS SPINOZIEN
40
Spinoza part du prsuppos ontologique pour construire lorganisation sociale
et politique. La fondation ontologique devient la condition ncessaire de la
combinaison de lindividu et de la collectivit. Lontologie spinoziste rsulte de la
conception de Dieu et de lhomme qui dtermine son tour une conception de la
socit humaine et des rapports politiques.
Cette ontologie originale est une ontologie de la puissance qui entrane son
tour une anthropologie de lintrt, dans la mesure o lhomme tant un tre de
passions, sa structure passionnelle ne peut que le conduire suivre son plaisir, ou
encore ntre que tlguid par les lois de lapptit. Ainsi, lEtat, quil soit
monarchique, aristocratique ou dmocratique, sorganise non pas autour de la raison,
mais autour de la logique de lutile propre et donc des affects individuels et par
consquent, de la multitude.
Il sera question dans cette partie dinsister sur linnovation politique de
Spinoza qui a boulevers les habitudes mentales, savoir que le pouvoir rel de
lEtat est dtenu par la multitude. Il y a donc un rapport horizontal entre la masse et
les institutions.
41
CHAPITRE 1 : LA MULTITUDE COMME FORCE DE
LTAT
Avant Spinoza, le pouvoir rel de lEtat tait concentr entre les mains dun
seul, c'est--dire du prince et du Lviathan. Et pour assurer la scurit des citoyens,
le prince ou le Lviathan avait droit de vie ou de mort sur les sujets. On avait alors
faire un pouvoir absolutiste, puisquil y avait un rapport vertical entre les
institutions et la masse. Mais pour assurer lmancipation des individus humains,
Spinoza va rvolutionner les choses. Son geste inaugural consiste tablir
rigoureusement une horizontalit entre les institutions et la multitude. Dsormais,
avec lui, la multitude qui constitue le corps social, la puissance auto organisatrice du
corps politique doit tre la dtentrice relle du pouvoir politique.
I- LE NOMBRE
Le nombre est lexpression relle de la puissance de la multitude. En effet, la
multitude est un agrgat ou une multiplicit de singularit. Le mode fini de la nature
est singulier. Mais la nature se modlise de plusieurs faons, ce qui donne lieu des
singularits. Ces singularits vont donc sagrger de manire alatoire. Ce qui va
donc donner naissance la multitude.
La multitude organise en corps politique forme un seul corps, une seule
me63
. Etant donn que la singularit comporte en elle une puissance, la multitude
est aussi doue de puissance. Cest avant tout le nombre qui fait la puissance de la
multitude : la puissance de la multitude, affirme Franoise Proust, provient
63
Spinoza, Trait politique, III, 2, p.138.
42
dabord de sa multiplicit : de son nombre, de son tre-ennombre (quil soit en
petit ou en grand nombre).64
Le nombre est un rapport. Un nombre est toujours
petit ou grand par rapport un autre. Ce qui confre un rapport de puissance. La
puissance est toujours plus ou moins puissante quune autre. Pas de puissance sans
contre puissance. La multitude est toujours en rapport de force avec son vis--vis.
Une multitude est une multiplicit, un tre multiple, un conglomrat ou une suite
alatoire de nombre.65
La multitude est un regroupement en son sein de plusieurs
individus qui constitue chacun une puissance. Cest le rapport, ladjonction de
chaque puissance qui engendre la multitude, la multiplicit.
La multitude est alors une somme de puissance capable de simposer en
puissance dirigiste ou puissance dtentrice du pouvoir. Effectivement on peut le
constater avec Spinoza que celui qui a la force a le droit. La multitude tant un
agrgat de singularits, est donc dtentrice du droit. On peut constater que le
nombre, association de puissance fait peur. Car la quantit ou encore leffectif
impressionne et influence de lextrieur. Cest pourquoi un adage affirme que
lunion fait la force . Une main ne peut attacher un paquet. Pour rsister et
simposer rigoureusement et vigoureusement, il faut ncessairement que la
multitude compose avec dautres corps.
Ainsi, avec lalliance des puissances, la multitude devient la source du lien
politique et la source du pouvoir politique. Elle est dtentrice du pouvoir. Le droit,
ce moment se dfinit par la multitude : ce droit qui se dfinit par la puissance de
la multitude, on a coutume de lappeler souverainet66
. En dautres termes, la
puissance de lEtat est exclusivement confre par la multitude. Cest en ce sens que
le peuple le gouvernement quil mrite. Car la volont du plus grand nombre, c'est-
-dire du plus fort lemporte ncessairement. Mais on peut aussi interprter cela
autrement, par exemple quune minorit sarroge le pouvoir et limpose la masse.
64
Franoise Proust, De la rsistance, p.35. 65
Ibid., p.36. 66
Spinoza, Trait politique, II, 17, p. 128.
43
Toutefois, dans la perspective spinozienne, cest le premier sens qui est acceptable.
La rsistance de la multitude est toujours celle de la minorit la majorit, par suite
celle de lordinal au cardinal ou du comparatif au superlatif67
. La multitude a des
amis et des ennemis cest pour cette raison quelle est toujours dans un rapport de
force. La multitude redoute donc ceux qui lempchent de vivre selon son dsir.
De manire gnrale, tout Etat, tout pouvoir, provient du nombre, de
lunification des puissances singulires qui composent la multitude
La multitude, ou encore la multiplicit de par son nombre, fait peur. Elle peut
contribuer efficacement la solidification du pouvoir et de lEtat si celui-ci assure
pleinement sa scurit ; contribue la satisfaction totale de ses dsirs. De mme elle
peut tre un obstacle srieux pour lmergence de lEtat lorsque le fonctionnement
de ce dernier va lencontre des aspirations des peuples. Ds lors que la multitude
se sent en danger, elle nhsite pas slever et par l mme renverser lEtat, c'est-
-dire celui qui elle a confi le pouvoir. Nous avons lexemple palpable des frres
de Witt. Jean de Witt, grand pensionnaire de la province de Hollande, a
gouvern ladite province. Mais en avril 1672, Louis XIV envahit la rpublique,
occupe Utrecht, la Gueldre et lOveryssel68
. La population ne va pas tolrer cet tat
de chose. Lasse dattendre une amlioration de la situation elle va violemment
critiquer le pouvoir en place, laccusant davoir dtruit larme de terre des Pays-
Bas. De Witt est contrait de se dmettre en juillet. Son frre est incarcr. Le 20 aot
1672, les frres de Witt sont massacrs dans la rue par une foule furieuse. Les
autorits laissent faire. Aucune enqute ne sera faite. Le crime restera impuni. La
foule favorise ainsi lavnement au pouvoir de Guillaume III dOrange qui tablira
par la suite un pouvoir fort centralis dominance calviniste.
67
Franoise Proust, De la rsistance, p. 36. 68
Paul Zumthor, La vie quotidienne en Hollande au temps de Rembrandt, Librairie