THSE PRSENTE POUR OBTENIR LE GRADE DE
DOCTEUR DE
LUNIVERSIT DE BORDEAUX
COLE DOCTORALE DE DROIT
Spcialit droit public
par Jules DAVID
Sous la direction de Madame Aude ROUYRE, Professeur des Universits
Soutenue publiquement le 21 novembre 2014
Membres du jury :
Madame Anne COURRGES, Matre des requtes au Conseil dtat
Monsieur Denys DE BCHILLON, Professeur lUniversit de Pau et des Pays de lAdour, rapporteur
Monsieur Olivier DUBOS, Professeur lUniversit de Bordeaux
Monsieur Bertrand FAURE, Professeur lUniversit de Nantes, rapporteur
Madame Aude ROUYRE, Professeur lUniversit de Bordeaux
marietitre david
REMERCIEMENTS
Quil me soit permis dexprimer ici ma plus profonde reconnaissance envers Madame le
Professeur Aude Rouyre pour avoir assur la direction de ce travail de recherche. Cette thse
doit beaucoup sa confiance, ses prcieux conseils et sa disponibilit.
Mes remerciements sadressent aussi Madame Anne Courrges, Matre des requtes au
Conseil dtat, et Messieurs les Professeurs Denys de Bchillon, Olivier Dubos et Bertrand
Faure pour lhonneur quils mont fait en acceptant de lire et de juger mon travail.
Je tiens galement remercier Monsieur le Professeur Pascal Combeau, dont les remarques
ont contribu la progression de ma rflexion, ainsi que Monsieur Thierry-Xavier Girardot,
alors directeur, adjoint au Secrtaire gnral du Gouvernement, pour lentretien fort
enrichissant quil a bien voulu maccorder.
Toute ma gratitude va enfin ceux qui, parents et amis, ont accept de relire ce travail et de
me faire part de leurs observations.
Samia
7
PRINCIPALES ABRVIATIONS
AFDI Annuaire franais de droit international
aff. Affaire(s)
AIJC Annuaire international de justice constitutionnelle
AJDA Actualit juridique, Droit administratif
AJDI Actualit juridique, Droit immobilier
Al. Alina(s)
Art. Article(s)
Ass. Assemble du contentieux du Conseil dtat
BJCL Bulletin juridique des collectivits locales
BJCP Bulletin juridique des contrats publics
Bull. Ass. Pln. Bulletin de lAssemble plnire de la Cour de cassation
Bull. civ. Bulletin des arrts des chambres civiles de la Cour de cassation
c/ Contre
CAA Cour administrative dappel
Cass. Cour de cassation
CC Conseil constitutionnel
CCC Cahiers du Conseil constitutionnel
CDE Cahiers de droit europen
CE Conseil dtat
CEDH Cour europenne de sauvegarde des droits de lhomme et des
liberts fondamentales
CEE Communaut conomique europenne
CGCT Code gnral des collectivits territoriales
chron. Chronique
CIJ Cour internationale de justice
Civ. Chambre civile de la Cour de cassation
CJA Code de justice administrative
CJCE Cour de justice des Communauts europennes
CJEG Cahiers juridiques de llectricit et du gaz
CJUE Cour de justice de lUnion europenne
8
coll. Collection
comm. Commentaire
concl. Conclusions
CPJI Cour permanente de justice internationale
D Recueil Dalloz
DA Droit administratif
dir. Sous la direction de
Dr. soc. Droit social
Droits Droits, revue franaise de thorie juridique
d. Edition
EDCE tudes et documents du Conseil dtat
Fasc. Fascicule
GACA Les grands arrts du contentieux administratif (J.-C. Bonichot,
P. Cassia, B. Poujade, Paris, Dalloz, 4e d., 2014)
GAJA Les grands arrts de la jurisprudence administrative (M. Long,
P. Weil, G. Braibant, P. Delvolv, B. Genevois, Paris, Dalloz,
19e d., 2013)
Gaz. Pal. Gazette du Palais
GDCC Les grandes dcisions du Conseil constitutionnel (P. Gaa, R.
Ghevontian, F. Mlin-Soucramanien, E. Oliva, A. Roux, Paris,
Dalloz, 17e d., 2013)
GDJ (DA) Droit administratif. Les grandes dcisions de la jurisprudence
(J.-F. Lachaume, H. Pauliat, S. Braconnier, C. Deffigier, Paris,
PUF, coll. Thmis , 15e d., 2010)
Ibid. Ibidem
Id. Idem
IFSA Institut franais de science administrative
J.-Cl. Jurisclasseur
J.-Cl. Adm. Jurisclasseur administratif
JCP Jurisclasseur priodique (La Semaine juridique), dition
gnrale
JCP A Jurisclasseur priodique (La Semaine juridique), dition
Administration et collectivits territoriales
JDI Journal du droit international
9
JO Journal officiel de la Rpublique franaise
LGDJ Librairie gnrale de droit et de jurisprudence
LPA Les Petites Affiches
N Numro(s)
Obs. Observations
op. cit. Opere citato
Ord. Ordonnance
p. Page
pp. Pages
prc. Prcit
pt. Point
pts. Points
PUAM Presses universitaires dAix-Marseille
PUF Presses universitaires de France
RBDI Revue belge de droit international
RCADI Recueil des cours de lacadmie de droit international de la
Haye
RDI Revue de droit immobilier
RDP Revue du droit public et de la science politique en France et
ltranger
RDSS Revue de droit sanitaire et social
Rec. Recueil des arrts (CC, CE, CJUE, TPI).
Rec. T. Tables du recueil Lebon
rd. Rdition
Rp. Rpertoire
Req. Requte
Rev. adm. Revue administrative
RFDA Revue franaise de droit administratif
RFDC Revue franaise de droit constitutionnel
RGCT Revue gnrale des collectivits territoriales
RGDIP Revue gnrale de droit international public
RIDC Revue internationale de droit compar
RIEJ Revue interdisciplinaire dtudes juridiques
RITD Revue internationale de la thorie du droit
10
RJEP Revue juridique de lconomie publique
RMCUE Revue du march commun et de lUnion europenne
RRJ Revue de la recherche juridique, Droit prospectif
RTD Civ. Revue trimestrielle de droit civil
RTDE Revue trimestrielle de droit europen
S Recueil Sirey
s. Suivantes
Sect. Section du contentieux du Conseil dtat
SFDI Socit franaise de droit international
spc. Spcialement
t. Tome
TA Tribunal administratif
TC Tribunal des conflits
TCE Trait instituant la Communaut europenne
TFUE Trait sur le fonctionnement de lUnion europenne
th. Thse
TPI Tribunal de premire instance des Communauts europennes
UE Union europenne
V. Voir
V Verbo
vol. Volume(s)
11
SOMMAIRE
PREMIRE PARTIE
IDENTIFICATION DU RAPPORT DE CONCRTISATION ENTRE ACTES JURIDIQUES
TITRE I : LES FIGURES CONCEPTUELLES DU RAPPORT DE CONCRTISATION ENTRE ACTES
JURIDIQUES
Chapitre I : Le rapport dapplication
Chapitre II : Le rapport dexcution
TITRE II : LE TRAITEMENT CONTENTIEUX DU RAPPORT DE CONCRTISATION ENTRE ACTES
JURIDIQUES
Chapitre I : Lapprciation contentieuse de lopration de concrtisation entre actes
juridiques
Chapitre II : La dfinition contentieuse du rapport de concrtisation entre actes juridiques
SECONDE PARTIE
LA PRATIQUE DU RAPPORT DE CONCRTISATION ENTRE ACTES JURIDIQUES
TITRE I : LES INCIDENCES DU RAPPORT DE CONCRTISATION ENTRE ACTES JURIDIQUES
Chapitre I : Les incidences inhrentes au rapport de concrtisation entre actes juridiques
Chapitre II : Les incidences de lattribution dune fonction europenne aux organes
internes de concrtisation
TITRE II : LE CONTRLE DU RAPPORT DE CONCRTISATION ENTRE ACTES JURIDIQUES
Chapitre I : Le contrle de la lgalit de lacte de concrtisation
Chapitre II : Le contrle de laction de lorgane de concrtisation
12
13
INTRODUCTION
1. La question de la concrtisation du droit relve dun double paradoxe pour le moins
singulier. Omniprsente, la fois dans le discours du droit et dans le discours sur le droit1, elle
nest que rarement apprhende comme un objet dtude juridique part entire. Prsente
comme banale ou vidente, elle recouvre pourtant un phnomne juridique largement indfini.
2. Il est ainsi ais dobserver que lon a affaire une notion surexploite par la pratique
juridique. La diversit des expressions ou locutions susceptibles dtre spontanment
rattaches, de prs ou de loin, la question de la concrtisation du droit rend mme
impossible den dresser un tat des lieux complet. Cela dautant que leur usage ne fait pas non
plus lobjet dune pratique uniforme et que les contextes dans lesquels elles apparaissent sont
eux-mmes trs varis.
Que lon en juge par ces quelques exemples. Tout juriste, universitaire comme praticien, est
quotidiennement confront des problmes d application , d excution , de
ralisation , de mise en uvre , ou encore de transposition dune rgle ou dun
corpus de rgles. Quil sagisse pour lui de sinterroger sur le champ dapplication de cette
rgle, sur son applicabilit ou sur son caractre applicable , quil soit confront un
dcret dapplication dune loi ou, plus largement, un acte ou une mesure pris en
application , pour lapplication ou pour lexcution dun autre, lapplication de
telle ou telle rgle ou principe par un juge, un administrateur ou une personne prive, les
manifestations de ce quil est possible de lier a priori la question de la concrtisation du
droit semblent presque infinies.
Limpression de foisonnement est dmultiplie lorsquon accole ces notions, ce qui est bien
souvent le cas, des qualificatifs les plus divers comme directe , immdiate , force ,
tardive , bonne ou mauvaise , etc.
1 Sur cette distinction, v. G. Timsit, La mtaphore dans le discours juridique , Revue europenne des sciences
sociales 2000, p. 83 ; J. Combacau, Interprter des textes, raliser des normes : la notion dinterprtation dans la musique et dans le droit , in Mlanges Paul Amselek, Bruylant, Bruxelles, 2005, p. 261.
14
Ce nest donc gure savancer que de considrer que la concrtisation du droit renvoie
une ralit multiforme. Pourtant, nous le verrons, le problme na jamais t vritablement
tudi en tant que tel. Au mieux la-t-il t au dtour de recherches plus vastes.
3. Le caractre minemment polysmique de la notion ne fait quajouter au
foisonnement qui entoure le sujet. Quest-ce concrtiser le droit ? Que signifie le fait pour une
rgle den concrtiser une autre ? Quelle ralit juridique dsigne-t-on lorsque lon dit
dune rgle ou dun objet juridique quil en concrtise un autre ? Voil autant de questions
auxquelles il est impossible de fournir une rponse prcise.
4. la vrit, la notion la plus immdiatement soumise lattention de lobservateur du
discours juridique est, plus que celle de concrtisation , celle dapplication . Nous
aurons loccasion dans les pages qui vont suivre dexpliquer le choix de retenir la premire
plutt que la seconde, mais il faut bien partir de ce constat : la pratique des acteurs juridiques
en la matire repose essentiellement sur la notion d application du droit. Pour autant cela
ne retranche rien, bien au contraire, la polysmie du vocabulaire mobilis.
Le Vocabulaire juridique de lAssociation Henri Capitant distingue cinq sens possibles de la
notion d application , dont quatre nous intressent ici2. Dans un premier sens, elle est ainsi
dfinie : reconnaissance de lapplicabilit dune rgle une matire dtermine ; affirmation
de sa vocation sappliquer en ce domaine, le rgir. Ex. champ dapplication . La notion
peut ensuite dsigner la mise en uvre ; mise en pratique. Ex. application de la rgle de
droit aux faits de lespce, dun principe un cas particulier . Elle vise galement le
dveloppement des consquences logiques dun acte (loi, dcision, convention...) et,
enfin, plus vaguement l observation, [le] respect . La notion soppose alors la
violation .
Lentre application de la loi du mme dictionnaire propose elle aussi une dfinition
relativement large et ouverte. La notion correspond en effet l action dappliquer (ou
parfois le rsultat de cette action), considre relativement au Droit, une rgle de droit, la
loi . Elle recouvre, prcise louvrage, diverses oprations .
Dans un premier sens, pour un juge , il sagit de l action dappliquer au cas (particulier)
dont il est saisi, la rgle de droit (gnrale) qui a vocation rgir celui-ci, cest--dire de
2 V Application , in G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, Paris, PUF, coll. Quadrige , 10
e d., 2014.
15
trancher le litige qui lui est soumis en vertu de cette rgle [] . Il sagit encore de l action
de tirer de la loi, ce qui est dans la loi, en passant du gnral au particulier (application de la
loi signifie en ce sens application de la rgle de droit) .
Dans un deuxime sens, pour un dcret , elle vise l action dapporter une loi (au sens
organique et formel) les prcisions qui permettent sa mise en pratique, cest--dire son
application par le juge (sens 1) ou mme par lensemble des personnes concernes (sens 3) .
Il sagit alors dune opration dont la lgalit suppose quelle se borne donner la loi dans
les limites de celle-ci, les moyens de sa mise en uvre (on parle en ce sens de dcret
dapplication) .
Dans un troisime sens, pour lensemble des agents dexcution ou mme des sujets de
droit , elle correspond l action de se conformer une rgle de droit en en tirant les
consquences videntes (application pure et simple), de sy soumettre . Elle est alors
synonyme dexcution ou dobservation et contraire de violation ou dinfraction .
Dans un dernier sens, enfin, la notion dsigne parfois lapplication dun ensemble de rgles
(ex. application de la loi franaise ou de telle loi trangre), la rfrence globale un systme
juridique considr comme ayant vocation rgir une situation, fournir une solution .
Le Dictionnaire encyclopdique de thorie et de sociologie du droit propose, lui, une
dfinition apparemment plus prcise. Lapplication du droit y est comprise comme une
prise de dcision par lorgane de ltat, sur le fondement de sa comptence et ou des
prescriptions juridiques qui dterminent le contenu de ces dcisions. En ce sens nest une
application du droit ni la ralisation des droits subjectifs par les sujets de droit, ni la cration
du droit, ni lobservation du droit par ceux auxquels il sadresse. La notion dapplication du
droit suppose la prexistence de la rgle qui est applique ; lapplication consiste dans la
cration dune norme 3.
Dans le langage courant, la notion dapplication ne se voit pas non plus assigner de
signification univoque. Pour ne retenir des significations possibles du mot application que
celles qui se rapprochent le plus de celles qui sont les siennes dans le langage juridique, le
Dictionnaire Le Robert dfinit lapplication comme une utilisation spcifique , une
mise en pratique , un emploi ou un usage . Cest ainsi que lon parle de
l application d'un traitement une maladie ou de lapplication des sciences l'industrie,
3 J. Wrblewski, v Application du droit , in A.-J. Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopdique de thorie et de
sociologie du droit, Paris, LGDJ, 2e d., 1993.
16
de l'algbre la gomtrie . Il sagit alors dune adaptation dun procd, d'une
mthode , ou encore dune thorie que lon met en application .
Sous cet angle, lapplication de la loi est entendue comme l action de la faire jouer dans
les cas particuliers qu'embrassent ses dispositions gnrales .
La notion de concrtisation , quant elle, renvoie celle de ralisation 4. Elle dsigne
alors lopration consistant rendre concret (ce qui tait abstrait) 5. Elle est alors
synonyme de laction de matrialiser ou de prciser 6.
5. Au total, cest peu dire que la manire avec laquelle se pose la question de la
concrtisation ou de lapplication du droit mrite tout le moins dtre discute.
Notion familire pour le juriste, qui simpose lui avec la force de lhabitude, sinon de
lvidence, elle est en ralit bien plus complexe quil ny parait. Aussi convient-il de
ltudier en elle-mme et pour elle-mme. Telle est du moins la conviction sur laquelle repose
cette recherche.
Il faudra pour cela procder par tapes. Avant de voir lintrt qui sattache une telle tude
(Section II) et lobjectif quelle poursuit (Section III), il est au pralable ncessaire den
prciser lobjet (Section I).
SECTION I
OBJET DE LA RECHERCHE
6. Toute recherche doit commencer par dfinir ce sur quoi elle porte, cest--dire par
identifier les matriaux retenus pour traiter de la question envisage. Ce travail peut tre men
de manire positive puis de manire ngative : dabord en dterminant lobjet de la recherche
( I) ; ensuite en dlimitant les contours de cet objet ( II).
4 V Concrtisation , in Dictionnaire Le Robert.
5 Ibid.
6 Ibid.
17
I. DTERMINATION DE LOBJET DE LA RECHERCHE
7. Lobjet dune recherche scientifique nest jamais donn lobservateur. Il lui faut le
construire, avant de pouvoir prtendre le dcrire et lanalyser (B). Cette entreprise est
troitement dpendante de la dmarche quil adopte pour ce faire (A).
A/ La dmarche adopte
8. La prsentation de la dmarche retenue par lobservateur pour rendre compte dun
objet dtude constitue un pralable indispensable son investigation. Cela implique dabord
de prciser les choix mthodologiques sur lesquels repose sa recherche.
Nous approcherons pour notre part la question de la concrtisation du droit partir des
donnes brutes livres par le droit positif. Ce choix correspond donc une dmarche de
science du droit, conduite selon une mthodologie positiviste ou empiriste7. Celle-ci sattribue
en particulier une fonction descriptive et non prescriptive : il revient la science du droit de
dcrire son objet au moyen de propositions de droit8.
9. Cette dmarche suppose son tour une convention de dpart sur lontologie du
droit9. Car le choix na rien de neutre. Nous le verrons par la suite, la manire dtudier la
question de la concrtisation du droit est en effet largement tributaire de la faon de concevoir
le droit.
7 Sur cette dmarche, v. M. Troper, Le positivisme juridique , in Id., Pour une thorie juridique de ltat,
Paris, PUF, coll. Lviathan , 1994, p. 27 ; Id., v Science du droit , in D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF-Lamy, coll. Quadrige , 2003 ; Id., La philosophie du droit, Paris, PUF, coll. Que sais-je ? , 3
e d., 2011, pp. 19 et s., spc. pp. 26 et s. ; E. Millard, Thorie gnrale du
droit, Paris, Dalloz, coll. Connaissance du droit , 2006 ; G. Tusseau, Les normes dhabilitation, Paris, Dalloz, coll. Nouvelle Bibliothque de Thses , 2006, pp. 38 et s. 8 H. Kelsen, Thorie pure du droit, trad. fr. Ch. Eisenmann de la 2
e d. de la Reine Rechtslehre, Paris, Dalloz,
coll. Philosophie du droit , 1962, pp. 95 et s. ; M. Troper, Le positivisme juridique , op. cit. ; Id., v Science du droit , op. cit. ; Id., La philosophie du droit, op. cit., pp. 26 et s. ; E. Millard, Thorie gnrale du droit, op. cit., p. 19 et s. 9 Que lon peut dfinir avec le Professeur Amselek comme ltude du mode dtre du droit : quelle est la
constitution propre des choses que lon vise lorsque lon parle "du droit", quels sont les traits caractristiques qui dfinissent leur identit mme ainsi reconnue et par lesquels elles se donnent nous comme tant des choses de ce type et non pas des choses dune autre nature ? , voil les questions que pose une rflexion sur lontologie juridique (P. Amselek, Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des rgles en gnral, Paris, Armand Colin, coll. Le Temps des ides , 2012, p. 21). Il est ici exclu de prtendre livrer une bibliographie exhaustive sur cette immense question, si tant est que cela soit possible. Pour une premire approche, v. en particulier M. Van De Kerchove, La dfinition du droit, rflexions mthodologiques et introductives , in F. Ost et M. Van De Kerchove, Jalons pour une thorie critique du droit, Bruxelles, Publications des Facults Universitaires Saint-Louis, coll. Travaux et Recherches , 1988, pp. 137 et s. ; D. de Bchillon, Quest-ce quune rgle de droit ?, Paris, O. Jacob, 1997 ; M. Troper, La philosophie du droit, op. cit., spc. pp. 43 et s. ; P. Amselek, Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des rgles en gnral, op. cit., spc. pp. 21 et s. V. galement, les deux numros consacrs cette question par la revue Droits ( Dfinir le droit , n 1989-10 et 1990-11).
18
Cependant, dans une dmarche de science du droit, lontologie du droit constitue une question
indcidable 10
; elle relve dune dfinition stipulative11
. Comme lindique le Professeur
Troper, une dfinition stipulative est une dcision, que lon prend au commencement dune
recherche, de constituer une classe dobjets prsentant tous un certain caractre 12
. Il sagit
donc de retenir du droit une dfinition qui ne sera ni vraie ni fausse, mais seulement
opratoire pour un problme spcifique 13
. Le choix dpend alors uniquement, ajoute
lauteur, du type de problme quon souhaite traiter 14
, ds lors que [] ce dont il sagit
nest pas la nature du droit, mais lobjet quil convient une certaine discipline de se donner,
en fonction de ses questions et de ses mthodes spcifiques 15
.
10. Comme le suggre lintitul de la prsente tude, celle-ci repose sur le choix
dapprhender la question de lapplication ou de la concrtisation du droit partir
dune approche normativiste du droit. Il sagit en effet, dans cette perspective, de concevoir le
droit comme un systme ordonn cest--dire hirarchis et dot dune cohrence propre
de normes sarticulant entre elles selon une logique de concrtisation croissante. En dautres
termes, cela revient adopter la clbre thorie de la formation du droit par degrs. Souvent
attribue H. Kelsen, cest en ralit lun de ses disciples, A. Merkl, que lon doit davoir le
premier labor cette Stufentheorie, qui a par la suite t reprise son compte par Kelsen dans
ses diffrents travaux16
.
Daprs lcole normativiste, la hirarchie des normes se structure selon une concrtisation
croissante de lordonnancement juridique mesure quon descend les degrs de la hirarchie.
Dabord le caractre abstrait de la norme diminue : elle se fait plus concrte. Puis cette
10
E. Millard, Thorie gnrale du droit, op. cit., p. 43. 11
Ibid., pp. 46 et s. ; M. Troper, Pour une dfinition stipulative du droit , Droits 1989-10, p. 101. 12
M. Troper, Pour une dfinition stipulative du droit , op. cit., p. 102. 13
Ibid. 14
Ibid., p. 103. 15
Ibid. 16
Les crits de Merkl (v. notamment A. Merkl, Allgemeines Verwaltungsrecht, Vienne-Berlin, Springer, 1927) nont, contrairement la plupart de ceux de Kelsen, pas fait lobjet dune traduction en franais. Plusieurs prsentations en langue franaise sont cependant disponibles. V. en particulier F. Weyr, La doctrine de M. Adolphe Merkl , RITD 1927-1928, p. 215 ; Id. "La Stufentheorie" de la thorie pure du droit vue par un franais , RITD 1934, p. 235 ; R. Bonnard, La thorie de la formation du droit par degrs dans luvre dAdolph Merkl , RDP 1928, p. 668. Pour une prsentation de la thorie de la formation du droit par degrs, v. galement H. Kelsen, Aperu dune thorie gnrale de ltat , RDP 1926, p. 561, spc. pp. 620 et s. ; Id., La garantie juridictionnelle de la Constitution (La Justice constitutionnelle) , RDP 1928, p. 197, spc. pp. 198 et s. ; R. Carr de Malberg, Confrontation de la Thorie de la formation du droit par degrs avec les ides et les institutions consacres par le droit positif franais relativement sa formation, Paris, Sirey, 1933, rd. Paris, Dalloz, coll. Bibliothque Dalloz , 2007 ; O. Pfersmann, v Hirarchie des normes , in Dictionnaire de la culture juridique, op. cit. ; G. Tusseau, Les normes dhabilitation, op. cit., pp. 201 et s. ; E. Maulin, Prface , in R. Carr de Malberg, Confrontation de la Thorie de la formation du droit par degrs avec les ides et les institutions consacres par le droit positif franais relativement sa formation, op. cit., p. v.
19
concrtisation se dveloppe encore par le passage de la norme gnrale la norme
individuelle. Ainsi lordonnancement juridique est constitu par une hirarchie de normes qui
vont en se concrtisant de plus en plus jusqu la norme individuelle 17
.
Cette formation du droit par degrs se prsente ainsi comme un processus logique partant du
gnral au particulier. En ce sens, et pour une analyse qui sattache la dynamique du droit,
ldiction des normes individuelles par les tribunaux reprsente une tape intermdiaire du
processus qui, commenant avec ltablissement de la Constitution, conduit, travers la
lgislation et la coutume, jusquaux dcisions juridictionnelles, et de celle-ci jusqu
lexcution des sanctions. Ce processus dans lequel le droit se cre, pour ainsi dire, lui-mme
incessamment nouveau, va du gnral lindividuel, de labstrait au concret. Cest un
processus dindividualisation ou concrtisation constamment croissantes 18
.
Cest ce que traduit la figure kelsnienne de la pyramide des normes . Pour le matre
autrichien en effet, lordre juridique nest pas un systme de normes juridiques places
toutes au mme rang, mais un difice plusieurs tages superposs, une pyramide ou
hirarchie forme (pour ainsi dire) dun certain nombre dtages ou couches de normes
juridiques 19
.
Ce processus dengendrement des rgles par dmultiplication progressive 20
repose en
dernier lieu sur une norme fondamentale. Celle-ci constitue, dans le schma kelsnien, le
fondement la fois de la validit21
de lensemble des normes composant un ordre juridique et
de lunit de cet ordre juridique.
Il sagit dune norme suppose et non pose par une autorit juridique daprs laquelle
on doit se conduire de la faon que la Constitution prescrit 22
. Cest lhypothse de dpart
quil convient de poser si lon veut comprendre un ensemble de normes comme relevant dun
systme juridique23
. Comme lcrit Kelsen, lordre juridique est un systme de normes
gnrales et individuelles lies entre elles selon le principe dauto-cration du droit. Chaque
17
R. Bonnard, La thorie de la formation du droit par degrs dans luvre dAdolph Merkl , op. cit., p. 675. 18
H. Kelsen, Thorie pure du droit, op. cit., p. 318. 19
Ibid., p. 299. V. galement Id., Thorie gnrale du droit et de l'tat, suivi de La doctrine du droit naturel et le positivisme juridique, trad. fr. B. Laroche et V. Faure, Paris-Bruxelles, LGDJ-Bruylant, coll. La pense juridique , 1997, pp. 178 et s. 20
D. de Bchillon, Quest-ce quune rgle de droit ?, op. cit., p. 34. 21
Sur cette notion de validit, v. infra n 35 et s. 22
H. Kelsen, Thorie pure du droit, op. cit., p. 266. 23
H. Kelsen, Thorie pure du droit, op. cit., pp. 255 et s. ; Id., Thorie gnrale du droit et de l'tat, op. cit., pp. 164 et s.
20
norme de cet ordre est cre selon les dispositions dune autre norme et, en dernier ressort,
selon les dispositions de la norme fondamentale constituant lunit de ce systme de normes,
lordre juridique 24
.
11. Le choix dapprhender la question de la concrtisation du droit partir de la
modlisation normativiste du systme juridique nest pas arbitraire. Il devra videmment faire
la dmonstration de sa pertinence et de son utilit tout au long de cette tude.
On observera ici quen dpit des critiques qui ont pu tre adresses la conception
kelsnienne de lordre juridique25
, cest sur elle que repose la reprsentation dominante du
systme juridique26
. En outre, cest elle qui, croyons-nous, permettra de rendre compte de la
manire la plus opratoire possible de lobjet dtude retenu pour traiter de la question de la
concrtisation du droit.
B/ Lobjet dtude retenu
12. La dtermination de lobjet de la science du droit est, comme la montr Kelsen,
cratrice ou constitutive . Selon lminent auteur, la science du droit en tant que
connaissance du droit a, de mme que toute connaissance, un caractre constitutif, [] elle
"cre" donc son objet en tant qu'elle le comprend comme un tout prsentant une signification,
un tout intelligible 27
. Ce travail est dautant plus indispensable pour qui sintresse, dans
une dmarche de science du droit, la question de la concrtisation du droit, compte tenu du
constat prcdemment dress dune pratique des acteurs juridiques aussi foisonnante que
24
H. Kelsen, Thorie gnrale du droit et de l'tat, op. cit., p. 186. On le sait, cette unit est pour Kelsen celle du phnomne juridique dans son ensemble et inclut le droit international. Pour le juriste Viennois le monisme juridique implique en effet que la validit du droit interne dcoule de lordre juridique international. Cette question a suscit de nombreux crits de la part de cet auteur. V. en particulier H. Kelsen, Les rapports de systme entre le droit interne et le droit international public , RCADI 1926-IV, t. 14, p. 231, spc. pp. 263 et s. ; Id., La transformation du droit international en droit interne , in Ch. Leben (d.), Hans Kelsen : crits franais de droit international, Paris, PUF, coll. Doctrine juridique , 2001, p. 175 ; Id., Thorie gnrale du droit et de l'tat, op. cit., pp. 409 et s. ; Id., ; Thorie du droit international public , RCADI 1953-III, t. 84, p. 5, spc. pp. 182 et s. ; Id., Thorie pure du droit, op. cit., pp. 430 et s. ; Id., Controverses sur la Thorie pure du droit. Remarques critiques sur Georges Scelle et Michel Virally, Paris, d. Panthon-Assas, coll. Les introuvables , 2005, spc. pp. 104 et s. 25
V. par ex. P. Amselek, Rflexions critiques autour de la conception kelsnienne de lordre juridique , RDP 1978, p. 5, et la rponse de M. Troper, La pyramide est toujours debout ! Rponse Paul Amselek , ibid., p. 1523. V. galement, plus rcemment, P. Amselek, Une fausse ide claire : la hirarchie des normes juridiques , in Renouveau du droit constitutionnel. Mlanges en lhonneur de Louis Favoreu, Paris, Dalloz, 2007, p. 983. 26
V. D. de Bchillon, La conception franaise de la hirarchie des normes, anatomie dune reprsentation , RIEJ 1994, p. 81 ; Id., Hirarchie des normes et hirarchie des fonctions normatives de ltat, Paris, Economica, coll. Droit public positif , 1996, pp. 3 et s. 27
H. Kelsen, Thorie pure du droit, op. cit., p. 98. Sur cette question, v. par ex., F. Ost et M. Van De Kerchove, Pour une thorie interdisciplinaire du droit , in Id., Jalons pour une thorie critique du droit, op. cit., p. 25, spc. pp. 53 et s.
21
multiforme et du degr dimprcision et de polysmie de la terminologie prvalant en la
matire.
13. Mene partir des donnes brutes fournies par la pratique juridique, notre recherche
doit donc commencer par choisir celles qui apparaissent comme les plus pertinentes pour
analyser le phnomne de concrtisation du droit. Elle doit ensuite dsigner son objet
dtude travers une terminologie adquate. Cest dire que la dtermination de lobjet de
notre recherche repose sur un certain nombre dhypothses de dpart.
14. En premier lieu, ladoption dune dfinition normativiste du droit qui le conoit
comme un ensemble de normes agences entre elles selon un rapport de concrtisation
croissante conduit dores et dj apprhender la question de la concrtisation du droit sous
langle dun rapport entre des normes.
15. Reste alors convenir dune terminologie opratoire pour dsigner ce rapport. Eu
gard au choix dapprocher notre objet dtude partir dune dmarche normativiste, la
notion de concrtisation semble simposer delle-mme.
Pourtant, nous lavons dit, la pratique des acteurs juridiques propose un vocabulaire pour le
moins diversifi. Sil fallait choisir une notion, cest en ralit vers celle dapplication que
se tournerait plutt lobservateur. la fois la plus courante et la plus simple car a priori
spontanment comprhensible elle apparait comme la plus vidente. Sintresser
lapplication ou la concrtisation du droit reviendrait ainsi tudier le rapport
dapplication entre deux normes.
Cest, pour tout dire, le choix que nous avons longtemps cru devoir oprer. Nous avons
pourtant d y renoncer. En effet, bien que sduisant de prime abord, le caractre largement
intuitif de la notion sest rvl tre source dun nombre considrable de difficults et de
confusions. Loin de clarifier les choses, lutilisation de la notion dapplication pour
qualifier le rapport normatif tudi conduisait en particulier rassembler sous un mme terme
des oprations relevant de rapports normatifs quil convenait au contraire de distinguer.
Ce nest donc nullement par coquetterie smantique que nous avons plutt choisi de parler de
rapport de concrtisation . Le terme peut sembler au premier regard quelque peu
22
nigmatique et, lui seul, imprcis. Il offre cependant cet avantage de correspondre au
vocabulaire de lapproche normativiste dans le sillage de laquelle nous avons jug ncessaire
de nous placer. En outre, et surtout, le service quil rend la description de la pratique des
acteurs juridiques nous a paru justifier son adoption. Lui seul permet, selon nous, de subsumer
sous un mme concept ce que le droit positif et la doctrine identifient en ordre dispers. Ce
qui nexclut pas, bien au contraire, que la notion soit par la suite affine la faveur de
distinctions selon les types de rapports normatifs de concrtisation en cause.
16. Encore convient-il de prciser que la norme vise par le rapport de concrtisation
peut tre envisage de deux manires diffrentes. Il en va de mme de sa concrtisation . Il
est en effet ncessaire de distinguer la norme en tant que telle de lacte qui en est le support et
dont elle est la signification. Cela revient, en dautres termes, distinguer un acte ou un texte
de sa signification normative ou de son contenu normatif, ou encore linstrumentum du
negotium.
Cette distinction doit beaucoup aux travaux de Charles Eisenmann sur lacte juridique.
Lauteur y distingue, selon ses propres termes, lacte juridique en tant qu opration
ddiction ou de cration de normes , ou opration normatrice , et la norme qui est le
produit, le rsultat, le fond de cette opration, qui constitue la substance juridique de
lacte, linstrumentum dans lequel est consign le rsultat de cette opration, de ce
negotium. La distinction permet de comprendre la clbre dfinition de lacte juridique
donne par Eisenmann : un acte juridique est pour lui un acte normateur , cest--dire un
acte ddiction de normes28
.
17. Cette distinction est pour nous fondamentale : cest sur elle que repose la fois le
choix de lobjet de notre tude et lune de ses principales limites. En effet, comme lindique l
encore son titre, cette recherche sintressera la question de la concrtisation du droit sous
langle du rapport de concrtisation entre actes juridiques.
28
V. Ch. Eisenmann, Cours de droit administratif, Paris, LGDJ, 1982-1983, 2 t., rd. Paris, LGDJ-Lextenso d., coll. Anthologie du droit , 2014. V. en particulier t. I, pp. 395 et s. et t. II, pp. 182 et s., 344 et s., 507 et s., 679 et s. Sur ce sujet, v. P. Amselek, Lacte juridique travers la pense de Charles Eisenmann , in Id. (dir.), La pense de Charles Eisenmann, Paris, Economica, 1986, p. 31. Sur cette distinction classique entre lacte et sa signification normative, v. galement H. Kelsen, Thorie gnrale du droit et de l'tat, op. cit., p. 89 ; Id. Thorie gnrale des normes, trad. fr. O. Beaud et F. Malkani, Paris, PUF, coll. Lviathan , 1996, p. 33 ; D. de Bchillon, Quest-ce quune rgle de droit ?, op. cit., pp. 272 et s. ; Id., Hirarchie des normes et hirarchie des fonctions normatives de ltat, op. cit., p. 39 ; F. Mller, Discours de la mthode juridique, trad. fr. O. Jouanjan, Paris, PUF, coll. Lviathan , 1996, spc. pp. 45 et s., 168 et s., 204 et s. ; J. Combacau, Interprter des textes, raliser des normes : la notion dinterprtation dans la musique et dans le droit , op. cit., spc. p. 267 ; G. Tusseau, Les normes dhabilitation, op. cit., p. 42 ; M. Troper, La philosophie du droit, op. cit., p. 105.
23
La dimension normative du rapport de concrtisation ne sera cependant pas totalement exclue
de lanalyse. Elle sera mme omniprsente certaines occasions29
. Simplement, elle ne sera
envisage qu partir du point de vue retenu pour constituer le cadre de cette tude, celui du
rapport de concrtisation entre actes juridiques.
18. Il aurait naturellement t possible doprer le choix inverse et denvisager la
question de la concrtisation du droit du point de vue du rapport de concrtisation entre les
normes dont les actes juridiques ne sont que le support. Il sagit l, du reste, de lapproche la
plus courante du problme qui nous occupe.
Cest en particulier cet angle danalyse qui est gnralement retenu lorsque lon parle
dapplication du droit ou de la loi par le juge ou, plus largement, par un acteur juridique
donn. Lexpression recouvre alors lopration consistant mettre en uvre, utiliser , la
norme contenue dans lacte appliqu .
19. Ce point de vue normatif conduit notamment sintresser au raisonnement juridique
dapplication , de ralisation 30
, de mise en uvre ou de concrtisation 31
pratique dune norme. Il sagit, dans cette perspective, danalyser la structure de ce
raisonnement juridique32
, la logique qui le gouverne33
ou les oprations quil mobilise34
. Dans
ce cadre, certaines tudes sintressent plus spcifiquement aux mthodes du juge35
ou des
juristes en gnral36
.
29
Par exemple, nous aurons loccasion de le voir, certains actes dicts pour la concrtisation dautres actes visent prcisment en complter le dispositif normatif. Ce qui implique en particulier pour lorgane qui est charg ddicter les premiers de se prononcer sur le degr de compltude normative des seconds. De la mme faon, lorsque le juge contrle la lgalit dun acte issu dun rapport de concrtisation, il doit ncessairement en examiner le contenu normatif (sur ces questions, v. infra n 304 et s., n 648 et s. et n 837 et s.). 30
H. Motulsky, Principes dune ralisation mthodique du droit priv, Paris, Sirey, 1948, rd. Paris, Dalloz, coll. Bibliothque Dalloz , 2002 ; J. Combacau, Interprter des textes, raliser des normes : la notion dinterprtation dans la musique et dans le droit , op. cit. 31
C. M. Stamatis, La concrtisation pragmatique des normes juridiques , RRJ 1993, p. 1091. 32
Songeons ici au clbre syllogisme , prsent comme la structure logique de base guidant le raisonnement dapplication du droit. V. par ex. G. Marty, Allocution daccueil et dintroduction in Ch. Perelman (dir.), La logique juridique, Paris, Pedone, 1966, p. 8 : le syllogisme est la cl de lapplication du droit (cit par Ch. Vautrot-Schwarz, La qualification juridique en droit administratif, Paris, LGDJ, coll. Bibliothque de droit public , t. 263, 2009, p. 359). 33
V. F. Mller, Discours de la mthode juridique, op. cit., spc. pp. 34 et s., 105 et s., 220 et s., 238 et s. ; O. Jouanjan, Prsentation du traducteur , in F. Mller, Discours de la mthode juridique, op. cit., pp. 8 et s ; G. Timsit, v Raisonnement juridique , in Dictionnaire de la culture juridique, op. cit. ; Ch. Vautrot-Schwarz, La qualification juridique en droit administratif, op. cit., pp. 141 et s., 357 et s. ; E. Untermaier, Les rgles gnrales en droit public franais, Paris, LGDJ, coll. Bibliothque de droit public , t. 268, 2011, pp. 12 et s. ; M. Troper, La philosophie du droit, op. cit., pp. 112 et s. 34
Daprs le Professeur Vautrot-Schwarz, il est possible de prsenter le raisonnement juridique dapplication du droit comme compos de cinq oprations distinctes. Conceptuellement, la qualification juridique se distingue de linterprtation de lnonc juridique, de la constatation de la matrialit de lobjet qualifier, de lapprciation de lobjet qualifier, et enfin de la dduction des consquences de la qualification juridique (La qualification juridique en droit administratif, op. cit., p. 141). 35
V. en particulier H. Motulsky, Principes dune ralisation mthodique du droit priv, op. cit. ; Y. Gaudemet, Les mthodes du juge administratif, Paris, LGDJ, coll. Bibliothque de droit public , t. 108, 1972, rd. Paris,
24
Toutes ces questions sont aussi classiques que centrales pour traiter de la concrtisation du
droit. Il nest qu penser lopration de qualification juridique37
. Celle-ci se prsente en
effet comme lopration du raisonnement juridique qui consiste faire entrer un objet dans
une catgorie juridique, prtablie ou non, dans le but douvrir lapplication lobjet ainsi
qualifi du rgime juridique ou de leffet de droit attach la catgorie en cause 38
. La
qualification juridique constitue ainsi le moment critique dterminant lapplication des
normes du droit 39
.
Parmi les oprations du raisonnement juridique dterminantes pour lapplication ou la
concrtisation dune norme juridique figure galement linterprtation de la rgle appliquer
par lorgane dapplication du droit. Cette opration, qui consiste dterminer la
signification normative dun nonc juridique40
, constitue elle aussi un pralable ncessaire
lapplication dune norme une situation juridique donne41
. Comme la crit Kelsen, si
un organe juridique doit appliquer le droit, il faut ncessairement quil tablisse le sens des
normes quil a mission dappliquer, il faut ncessairement quil interprte ces normes.
Linterprtation est donc un processus intellectuel qui accompagne ncessairement le
processus dapplication du droit dans sa progression dun degr suprieur un degr
infrieur 42
.
Or, selon la conception que lon se fait de la nature de lopration dinterprtation, le rle de
lorgane dapplication sera radicalement diffrent. En effet, pour nen rester qu une
prsentation schmatique, un dbat classique oppose en la matire la doctrine sur la question
de savoir si linterprtation constitue pour celui qui leffectue un acte de connaissance ou un
LGDJ-Lextenso d., 2014, spc. pp. 52 et s. ; Id., v Mthodes du juge , in Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., avec les rfrences cites. 36
V. J.-L. Bergel, v Mthodologie juridique , in Dictionnaire de la culture juridique, op. cit. Celle-ci correspond ltude des procds et des mthodes que les juristes pratiquent dans leur activit de recherche, de cration et dapplication du droit et, plus gnralement, pour parvenir la solution des problmes juridiques . V. galement P. Delnoy, lments de mthodologie juridique, coll. Collection de la Facult de droit de lUniversit de Lige , Bruxelles, Larcier, 2
e d., 2006. Louvrage traite de la mthodologie du
raisonnement juridique (p. 21) et ce titre sintresse aux mthodes dapplication du droit (pp. 203 et s.). Dans ce cadre, appliquer le droit cest rapprocher un fait gnralement un comportement humain des normes juridiques en vigueur (p. 203). Lauteur tudie la manire dont se droule la pense juridique pour parvenir lapplication du droit. Il sagit alors dtablir les faits, de dterminer le droit applicable, pour ensuite, en guise de conclusion du raisonnement, appliquer la rgle aux faits. 37
V. Ch. Vautrot-Schwarz, La qualification juridique en droit administratif, op. cit. 38
Ch. Vautrot-Schwarz, op. cit., p. 23. 39
O. Cayla, Ouverture : La qualification ou la vrit du droit , Droits 1993-18, p. 3, ici p. 4, soulign par lauteur. 40
V. M. Troper, v Interprtation , in D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, op. cit. ; Ch. Vautrot-Schwarz, op. cit., p. 143. 41
Sur ce rle de linterprtation dans le processus dapplication dune norme, v. notamment G. Timsit, Sur lengendrement du droit , RDP 1988, p. 39 (lauteur parle de dcodage de la norme) ; F. Mller, Discours de la mthode juridique, op. cit., spc. pp. 41 et s., 105 et s., 220 et s., 257 et s. ; O. Jouanjan, Prsentation du traducteur , op. cit., pp. 8 et s. 42
H. Kelsen, Thorie pure du droit, op. cit., p. 453.
25
acte de volont43
. Dans la premire hypothse, linterprtation est considre comme un acte
de cognition par lequel linterprte se limite dcouvrir la signification dun texte qui
prexiste et simpose lui. Le pouvoir de lorgane dapplication y est, pour ainsi dire, nul.
Dans la seconde hypothse, qui relve dune conception raliste de linterprtation44
, un
texte na dautre signification que celle que son interprte dcide de lui attribuer. Comme le
souligne le Professeur Troper si cette deuxime thorie est exacte, linterprte dispose dun
pouvoir considrable, puisque cest lui qui produit la norme quil est cens appliquer 45
.
20. Dans le mme ordre dides, tudier la concrtisation du droit partir du rapport de
concrtisation entre deux normes conduit bien souvent traiter du pouvoir discrtionnaire
dun acteur juridique donn dans lapplication du droit. Il est alors question de sintresser
la marge de manuvre, la latitude normative ou encore au pouvoir normatif dont dispose
cet acteur dans la fixation du contenu de la norme dicte46
, mais aussi aux contraintes qui
psent sur sa dcision47
ou lencadrement de sa libert daction48
. Portant alors
principalement sur le degr de dtermination de la dcision dapplication par lacte
appliqu , la rflexion se rvle tre, dans cette perspective, troitement tributaire de la
conception que lon se fait de lopration dinterprtation du droit.
21. Le point de vue normatif sur le rapport de concrtisation peut galement impliquer
dexaminer la pratique des acteurs juridiques et son adquation la rgle de droit. Cest par
exemple ainsi que le Professeur Terr tudie la question de lapplication 49
. Il sagit alors
dexaminer en fait le respect dune norme juridique par les acteurs du droit, son effectivit
43
Sur ce dbat, v. en particulier H. Kelsen, Thorie pure du droit, op. cit., pp. 453 et s. ; M. Troper, Une thorie raliste de linterprtation , in O. Jouanjan (dir.), Dossier Thories ralistes du droit, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. Annales de la Facult de droit de Strasbourg , 2000, p. 51 ; Id., v Interprtation , op. cit. ; O. Pfersmann, Contre le no-ralisme juridique , RFDC 2002, p. 280 ; R. Guastini, Ralisme et antiralisme dans la thorie de linterprtation , in Mlanges Paul Amselek, Bruylant, Bruxelles, 2005, p. 431 ; P. Amselek, Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des rgles en gnral, op. cit., pp. 505 et s. 44
Selon les Professeurs Hamon et Troper, cette thorie est dite raliste parce quelle dcrit non pas la manire dont le droit fonctionnerait, sil fonctionnait de manire idale, mais celle dont il fonctionne rellement (F. Hamon et M. Troper, Droit constitutionnel, Paris, LGDJ-Lextenso d., coll. Manuel , 34
e d., 2013, p. 59).
45 M. Troper, v Interprtation , op. cit.
46 V. R. Bonnard, La thorie de la formation du droit par degrs dans luvre dAdolph Merkl , op. cit., pp.
684 et s. ; H. Kelsen, Thorie pure du droit, op. cit., spc. pp. 309 et s. et 453 et s. ; G. Timsit, v Raisonnement juridique , op. cit. 47
V. M. Troper, Les contraintes de largumentation juridique dans la production des normes , in O. Pfersmann et G. Timsit (dir.), Raisonnement juridique et interprtation, Paris, Publications de la Sorbonne, coll. De Republica , 2001, p. 35. Plus largement, sur cette question, v. V. Champeil-Desplats, Ch. Grzergoczyk et M. Troper (dir.), Thorie des contraintes juridiques, Paris-Bruxelles, LGDJ-Bruylant, coll. La pense juridique , 2005. V. galement les deux numros de la revue Droits consacrs cette question ( Largumentation des juristes et ses contraintes , n 2011-54 et 2012-55). 48
Pour une telle approche, v. G. Timsit, Sur lengendrement du droit , op. cit. 49
F. Terr, Introduction gnrale au droit, Paris, Dalloz, coll. Prcis , 9e d., 2012, p. 403.
26
pratique, sa ralisation 50
ou encore son application effective51
. On pourrait galement
dire : sa concrtisation , entendue comme lopration consistant pour cet acteur
raliser concrtement la norme contenue dans un nonc juridique52
.
Dans cette perspective, il peut galement tre question de confronter la rception dune rgle
de droit ou son utilisation par les acteurs du droit la force normative de la rgle en cause, ou
de sinterroger sur sa porte normative, ses effets ou son impact rel53
.
22. Il arrive souvent que ces deux points de vue braqus sur le rapport de concrtisation
celui de lacte et celui de la norme que ce dernier contient ne soient pas clairement
distingus. Il y a l une source de confusion majeure pour lidentification du phnomne de
concrtisation du droit. Lexemple de la manire dont est couramment dcrite la fonction
dapplication du droit assigne au juge en tmoigne de manire particulirement
significative.
Pour ne parler que du juge administratif, on ne compte plus les tudes consacres
lapplication par celui-ci de principes (dgalit, de libre circulation des travailleurs, de
scurit juridique), de rgles ou de corpus de rgles (du droit priv, du droit de la
commande publique, du droit international ou communautaire, de telle directive de lUnion ou
de telle stipulation internationale).
Prenons lexemple du droit de la concurrence. Que signifie exactement le fait de dire du juge
administratif quil applique le droit de la concurrence ? Sagit-il pour lui dengager un
rapport de concrtisation avec les dispositions du Code de commerce ou du Trait sur le
fonctionnement de lUnion europenne prohibant les pratiques anticoncurrentielles54
, comme
le ferait par exemple une autorit administrative ou la Commission europenne ? Ou sagit-il
pour lui de concrtiser les normes dont ces dispositions sont le support ? Cest bien entendu
de cette dernire hypothse dont il est ici question.
50
J. Combacau, Interprter des textes, raliser des normes : la notion dinterprtation dans la musique et dans le droit , op. cit. 51
V. ainsi J. Carbonnier, Effectivit et ineffectivit de la rgle de droit , in Id., Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 2001, rd. Paris, LGDJ-Lextenso d., coll. Anthologie du droit , 2014, p. 136. 52
La question rejoint alors celle de lexcution matrielle du droit (v. infra n 42 et s.). 53
Sur ce point, v. C. Thibierge et al., La force normative. Naissance dun concept, Paris, LGDJ-Bruylant, 2009. V. galement J. Carbonnier, Les phnomnes dincidence dans lapplication des lois , in Id., Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, op. cit., p. 149. 54
V. les art. L. 410-1 et s. du Code de commerce et 101 et 102 TFUE.
27
De la mme manire, lorsque lon dit du juge administratif quil applique une norme
constitutionnelle, lobjet de sa dcision nest pas de concrtiser lacte contenant la norme en
cause comme le ferait par exemple le lgislateur organique pour en prciser les modalits
dapplication, ou tel organe constitutionnel qui dicterait une mesure sur son fondement. Le
juge ne fera qu appliquer la norme contenue dans un texte constitutionnel un cas
concret55
.
Il arrive nanmoins que le juge se situe, au sens prcis du terme, dans une logique de
concrtisation dun acte juridique. Il en va par exemple ainsi lorsquil prononce une
injonction ou des astreintes. Sa dcision constitue dans ce cas un prolongement des
dispositions qui lhabilitent prendre de telles mesures.
23. On le voit, ce point de vue normatif sur le rapport de concrtisation conduit en
pratique aborder des questions aussi fondamentales que diverses. Surtout, il impliquerait
demprunter des chemins qui nous semblent non seulement pour la plupart parfaitement
baliss par une abondante littrature juridique, mais galement dpasser de loin le cadre de
lapplication ou de la concrtisation du droit proprement dite.
Cest le cas du pouvoir discrtionnaire dun acteur juridique que ce point de vue conduit
tudier. Il sagit l dun paramtre de lensemble du champ daction de cet acteur, qui ne se
limite toutefois pas au seul rapport dapplication ou de concrtisation quest
susceptible dentretenir une norme dicte par lui avec une autre norme juridique. Est par
exemple galement concerne sa libert dadopter ou non tel ou tel comportement ou de
55
On ajoutera que la notion dapplication est ici utilise telle quelle lest dans le vocabulaire courant. proprement parler, il semble en ralit quelle ne corresponde pas exactement la fonction du juge quelle est cense traduire. Contrairement aux autres organes dapplication du droit, le juge est en effet confront un problme spcifique : celui de savoir sil peut ou non faire dune rgle la rfrence de sa dcision. Plus que dans une logique dapplication ou de concrtisation dune norme, il se trouve ainsi plac dans une logique dinvocabilit de cette norme. Par exemple, lapplication du droit administratif par le juge judiciaire dsigne le fait pour ce dernier daccepter de se rfrer aux rgles du droit administratif pour trancher un litige qui lui est soumis. Il nest pas question pour lui de mettre en uvre la norme de tel ou tel article du Code civil, du moins comme le ferait un autre organe dapplication. Le clbre arrt Giry (Cass., civ., 23 novembre 1956, Trsor public c/ Giry, Bull. civ., p. 407 ; GAJA n 72) est cet gard trs significatif : attendu que la juridiction de lordre judiciaire, rgulirement saisie en vertu des principes de la sparation des pouvoirs et de l'indpendance du pouvoir judiciaire, tait appele se prononcer, au fond, sur un litige mettant en cause la responsabilit de la puissance publique, dont l'exercice du pouvoir judiciaire constitue, au premier chef, une manifestation ; Attendu que la Cour d'appel s'est appuye, tort, sur les dispositions de droit priv relatives aux dlits et quasi-dlits, qui ne peuvent tre invoques pour fonder la responsabilit de ltat ; quelle avait, en revanche, le pouvoir et le devoir de se rfrer, en l'espce, aux rgles du droit public (nous soulignons). Comme nous le verrons, il convient en effet de distinguer ces deux oprations diffrentes que sont lapplication dune rgle et son invocation (v. infra n 304 et s.).
28
sabstenir dagir, mettant ainsi en rapport non pas deux normes entre elles, mais un
agissement matriel avec une norme.
Dans le mme sens, ltude de leffectivit pratique dune norme dpasse le cadre, plus troit,
de celle du rapport de concrtisation entre deux normes ou deux actes juridiques. La
perspective normativiste qui est la ntre exclut de toute faon dexaminer la porte
normative dune rgle, sa rception sociale ou les comportements concrets quelle vise et
quelle induit.
Une remarque identique peut tre formule lgard de lopration dinterprtation dune
norme. tape essentielle de lapplication dune norme, son interprtation ne saurait
cependant tre confondue avec elle. Il sagit l de deux oprations intellectuellement bien
distinctes.
Ainsi, si lapplication dune norme suppose son interprtation pralable, linverse nest pas
ncessairement vrai : linterprtation dune norme peut tre dissocie de son application. Tel
est par exemple le cas des rserves dinterprtation formules par le Conseil constitutionnel
destination des organes dapplication de la loi soumise son examen. Comme lexplique le
Professeur Viala, contrairement aux autorits infra-lgislatives et au juge ordinaire, le
Conseil napplique par le texte quil interprte. Une telle application naura lieu quaprs son
intervention 56
. Celle-ci sera le fruit de laction des pouvoirs publics chargs dappliquer la
loi ainsi greve dune directive dinterprtation par le Conseil constitutionnel57
. Sous rserve
de la remarque formule plus haut58
, il est possible de faire la mme observation propos de
la technique du renvoi prjudiciel, dont lobjet est de mettre en relation un juge de
linterprtation dune norme (le juge ad quem) et un juge de lapplication de la mme
norme (le juge a quo).
De plus, lapplication dun texte va plus loin que sa seule interprtation. Lorgane
dapplication ne se contente pas de dgager la signification normative du texte quil
applique ; linterprtation quil formule prcde ldiction dun nouvel acte juridique,
contrairement celle queffectue un organe charg, linstar du Conseil constitutionnel
lorsquil rend une dcision contenant une rserve interprtative, de la seule interprtation dun
texte.
56
A. Viala, Les rserves dinterprtation dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, LGDJ, coll. Bibliothque constitutionnelle et de science politique , t. 92, 1999, p. 64. 57
Ibid., pp. 70 et s. 58
V. supra note n 55.
29
24. Malgr lintrt indniable de cette approche normative du rapport de
concrtisation, nous lui prfrerons donc le point de vue, comme nous le verrons beaucoup
moins explor et plus fcond, de lacte issu de ce rapport de concrtisation pour apprhender
la question de la concrtisation du droit.
Mais ce choix ne suffit pas lui seul pour dfinir lobjet de notre recherche ; encore faut-il
prsent en dlimiter les contours.
II. DLIMITATION DE LOBJET DE LA RECHERCHE
25. dfaut de savoir prcisment, pour linstant du moins, ce que concrtiser un acte
juridique veut dire pour un autre acte juridique, il est dores et dj possible, la lumire des
choix prcdemment effectus, de savoir ce que cette question ne recouvre pas. Bien
quomniprsente dans la littrature juridique, la question de la concrtisation du droit est
souvent confondue avec dautres types de rapports normatifs, quand elle nest pas dilue,
banalise ou dissoute dans dautres problmatiques quil convient dexclure du champ de
notre tude.
Ainsi, alors que certaines approches aboutissent ne pas distinguer le rapport de
concrtisation entre actes juridiques en tant que tel (A), certains rapports normatifs, quant
eux, mriteraient au contraire dtre mieux distingus de ce rapport (B). Il est en effet alors
moins question, dans les deux cas, dapplication ou de concrtisation du droit et, a
fortiori, de rapport de concrtisation entre actes juridiques que dautre chose .
A/ Exclusion des approches ne distinguant pas le rapport de concrtisation entre actes
juridiques
26. Il est semble-t-il peu de grande construction doctrinale qui naccorde une place, plus
ou moins importante, la question de la concrtisation ou de lapplication du droit.
Pourtant, bien souvent, celle-ci ny est en ralit voque quau service dune dmonstration
qui la dpasse. Simple accessoire de cette dmonstration, lapplication du droit ny est pas
traite en elle-mme ; aussi ny apparait-elle pas en tant quobjet juridique spcifique.
Deux approches doctrinales, quoique diffrentes sur le fond, sont justiciables de cette
observation. Une premire approche consiste napprhender la concrtisation dun acte
juridique par un autre que sous un angle fonctionnel. Elle sintresse la fonction
30
dapplication ou dexcution du droit impartie un acteur juridique donn (1). Une
seconde approche, normativiste, aborde la question partir du problme de lengendrement
du droit (2).
1. Rapport de concrtisation entre actes juridiques et fonction dapplication ou
dexcution du droit
27. Cest certainement dans ltude des fonctions normatives de ltat, et plus
prcisment dans les travaux consacrs aux fonctions administratives ou juridictionnelles,
quil est possible de trouver les dveloppements les plus classiques sur la question de
lapplication du droit.
Selon une conception hrite de la tradition rvolutionnaire, il est dusage de distinguer, de
manire plus ou moins radicale, la cration du droit de son application ou de son
excution . Ces dernires expressions dsignent alors, dans une logique de sparation
fonctionnelle des tches normatives, lopration de transposition un cas concret dune rgle
pralablement tablie par la loi. Cest en effet avec elle, parce quadopte par le seul organe
de ltat reprsentant la volont gnrale, que le droit tait identifi, et dans laquelle rsidait
tout le pouvoir de cration normative. Un tel pouvoir tait au contraire dni aux autorits
charges de lexcution de la loi, quelles soient administratives ou juridictionnelles.
Celles-ci ne se voyaient reconnaitre que la possibilit ddicter des actes particuliers ou
individuels auxquels lon refusait le statut de rgle juridique et dont le contenu tait dlivr de
manire mcanique, la suite dune opration de dduction logique59
. Distinguer la
lgislation de lexcution revenait finalement, comme Rousseau, distinguer la volont de
lexcution60
.
Ainsi la Constitution de 1791 nattribuait-elle par exemple aucun pouvoir rglementaire
lExcutif, qui ne pouvait faire que des proclamations en vue de rappeler les
59
On retrouve dailleurs ici la figure du syllogisme juridique. 60
Pour une prsentation de ces ides, v. R. Carr de Malberg, Contribution la thorie gnrale de ltat, Paris, Sirey, 1920-1922, 2 t., rd. Paris, Dalloz, coll. Bibliothque Dalloz , 2004, t. I, pp. 465 et s. ; R. Pelloux, Remarques sur la notion et le mot dexcutif , in Mlanges en l'honneur de Paul Roubier, Paris, Dalloz-Sirey, 1961, p. 369 ; G. Timsit, Le rle de la notion de fonction administrative en droit administratif franais, Paris, LGDJ, coll. Bibliothque de droit public , t. 54, 1963, spc. pp. 159 et s. ; M. Troper, La sparation des pouvoirs et lhistoire constitutionnelle franaise, Paris, LGDJ, coll. Bibliothque constitutionnelle et de science politique , t. 48, 1973, spc. pp. 109 et s. ; S. Rials, Ouverture : Loffice du juge , Droits 1989-9, p. 3 ; M. Verpeaux, La notion rvolutionnaire de juridiction , Droits 1989-9, p. 33 ; E. Untermaier, Les rgles gnrales en droit public franais, op. cit., pp. 12 et s.
31
dispositions dune loi (article 6). De la mme manire les juges taient-ils cantonns, selon la
clbre formule de Montesquieu, au rle dune simple bouche qui prononce les paroles de la
loi , dont la puissance, en tant qu tres inanims qui nen peuvent modrer ni la force ni la
rigueur , est en quelque faon nulle 61
.
28. Cest peu dire que la prsentation thorique qui est faite de l application du droit
dans ce cadre correspond une ontologie juridique particulire et, bien des gards, dpasse.
Sans entrer dans une discussion qui excderait de beaucoup lobjet de ces dveloppements, on
se bornera simplement relever ici quil sagissait moins, travers cette prsentation, de
livrer une rflexion sur lopration dapplication ou dexcution du droit que,
prcisment, dexprimer une certaine conception du droit. En nommant les autorits
administratives et juridictionnelles et les actes quelles ont pour mission dadopter
dexcutives , lobjectif tait de qualifier leur rle subalterne et subordonn au regard de la
fonction lgislative et de traduire le refus de reconnatre un quelconque pouvoir normatif
leur profit. Il ntait donc pas question dapprhender la concrtisation du droit en tant que
telle.
29. Carr de Malberg est peut-tre lauteur qui illustre le mieux ces limites de lapproche
fonctionnelle pour analyser le phnomne de concrtisation du droit. Sil a consacr de longs
dveloppements la question de lexcution de la loi en dmontrant que celle-ci, loin
dtre une tche servile et mcanique, comportait ncessairement une part de cration de droit
et devait ainsi tre dfinie de faon large afin dinclure toutes les hypothses de production
normative des autorits excutives, cela ne la pas conduit sintresser cette opration pour
elle-mme. Au contraire, la notion dexcution telle quelle apparat chez le matre
strasbourgeois reste toujours indissociable dune thorie des fonctions de ltat.
Cest en effet dans le cadre dune uvre consacre la description du systme constitutionnel
de la IIIe Rpublique, et en particulier loccasion de la dfinition de la fonction
administrative, quapparait la conception de Carr de Malberg de la notion dexcution 62
.
61
V. le Livre XI, Chapitre VI de lEsprit des lois, De la Constitution dAngleterre . 62
V. en particulier R. Carr de Malberg, Contribution la thorie gnrale de ltat, op. cit., t. I, pp. 463-689, spc. pp. 474-501 ; v. galement, pour une prsentation plus synthtique, Id., Chapitre II. La distinction du pouvoir lgislatif et du pouvoir excutif daprs la Constitution de 1875 , in Id., La loi, expression de la volont gnrale, Paris, Sirey, 1931, rd. Paris, Economica, coll. Classiques , 1984, pp. 29-101, spc. pp. 29-51 ; Id., Confrontation de la Thorie de la formation du droit par degrs avec les ides et les institutions consacres par le droit positif franais relativement sa formation, Paris, Sirey, 1933, rd. Paris, Dalloz, coll. Bibliothque Dalloz , 2007, spc. pp. 19 et s. Selon Carr de Malberg, la dfinition de la fonction administrative est
32
Ses crits demeurent, pour cette raison, dun secours limit pour qui examine la question de
lexcution ou de lapplication du droit comme un objet dtude part entire : Carr
de Malberg ne vise pas tant dfinir prcisment le rapport dexcution ou
dapplication que sont susceptibles dentretenir la loi et un acte administratif qu
dmontrer quau-del de leur diversit de nature, dobjet, de contenu, ou de comptence au
titre de laquelle ils sont pris, les diffrents actes des autorits administratives se rattachent
tous lexcution de la loi63
.
L rside le cur de son projet doctrinal, que le terme d excution a pour objectif de
traduire : dmontrer la subordination la loi de toute la production normative de
ladministration et dduire de cette supriorit de la loi la diffrence entre la fonction
administrative et la fonction lgislative64
. La premire, qualifie dexcutive ntant
jamais que drive, secondaire, et subalterne par rapport la seconde, considre linverse
comme initiale et inconditionne65
. Toute cratrice quelle puisse tre, la fonction dexcution
de la loi nen reste ainsi pas moins dpourvue de puissance de volont propre ; elle demeure
la fois conditionne, drive et subordonne la production normative de lorgane lgislatif,
qui monopolise lexpression initiale de la volont nationale 66
. Les autres organes, privs
de cette capacit vouloir de manire autonome 67
parce quils ne reprsentent pas la
volont gnrale, ne peuvent agir quen excution de la loi.
Dans cette perspective, la notion dexcution na pas dautre objet que dexprimer cette
diffrence de puissance 68
entre la fonction administrative et la fonction lgislative. Voil
dailleurs exactement la signification de la qualification par Carr de Malberg de ltat
franais d tat lgal, cest--dire un tat dans lequel tout acte de puissance administrative
prsuppose une loi laquelle il se rattache et dont il soit destin assurer lexcution 69
.
rechercher dans larticle 3 de la loi constitutionnelle du 25 fvrier 1875 (le Prsident de la Rpublique surveille et assure lexcution des lois), cest--dire dans la mission dexcution de la loi assigne par la Constitution au Prsident de la Rpublique, et aux organes administratifs en gnral. Sur luvre de Carr de Malberg, v. en particulier E. Maulin, La thorie de ltat de Carr de Malberg, Paris, PUF, coll. Lviathan , 2003. 63
Il faudrait galement ajouter lacte juridictionnel, mais Carr de Malberg ne le distingue matriellement pas de lacte administratif : lun comme lautre sont considrs par lauteur comme des actes dexcution de la loi. V. sur ce point E. Maulin, La thorie de ltat de Carr de Malberg, op. cit., p. 280. 64
Cette subordination dcoulant dune hirarchie organique institue par la Constitution entre lorgane investi de la puissance lgislative (le Parlement), charg de reprsenter et dexprimer la volont gnrale souveraine, et les organes excutifs (R. Carr de Malberg, Contribution la thorie gnrale de ltat, op. cit., t. I, pp. 326 et s. ; Id., La loi, expression de la volont gnrale, op. cit., pp. 29 et s. ; Id., Confrontation, op. cit., pp. 19 et s.). 65
Ibid. 66
E. Maulin, La thorie de ltat de Carr de Malberg, op. cit., p. 279, soulign par lauteur. 67
Ibid. 68
R. Carr de Malberg, Contribution la thorie gnrale de ltat, op. cit., t. I, p. 485. 69
Ibid., p. 490, soulign par lauteur.
33
On le voit, la conception malbergienne du rapport dexcution obit une proccupation
thorique particulire consistant non pas dfinir ce rapport en tant que tel, mais plutt la
fonction administrative dans sa relation avec la fonction lgislative. Cette conception sinscrit
dans le cadre dune thorie de la loi70
et participe donc dune dmonstration plus large, avec
laquelle elle sarticule, et qui ne peut se comprendre quanalyse dans cet ensemble. Comme
lexplique le Professeur Maulin, ce qui caractrise lacte dexcution [chez Carr de
Malberg] ce nest donc pas lexcution, proprement parler, mais la nature de la puissance
quil met en uvre, puissance infrieure, subordonne et conditionne par lacte lgislatif 71
.
30. Cette banalisation de la notion dexcution correspond en ralit une
prsentation gnralise dans la doctrine publiciste de lpoque pour laquelle le terme ne sert
finalement qu qualifier ou dfinir, au sein de la production normative des autorits infra-
lgislatives et en particulier administratives la position des actes de ces autorits par
rapport la loi.
Dimportants dbats doctrinaux ont par exemple port autour de la question du fondement et
de ltendue du pouvoir rglementaire, de ses contours par rapport la loi et des autorits
comptentes en la matire. Certains auteurs, tels Hauriou, Duguit, Barthlemy ou Moreau,
considraient que des pouvoirs administratifs existaient en dehors de lexcution
proprement dite de la loi, cest--dire dune habilitation lgislative. Ils estimaient ainsi,
contrairement Carr de Malberg, que toute lactivit administrative ne pouvait se rattacher
lexcution dune loi. Ils soulignaient ce faisant lexistence dun pouvoir rglementaire
autonome ou spontan , tout en dfinissant de faon restrictive lopration
dexcution de la loi en tant que telle72
. Cela dit, en toute hypothse, aucun de ces auteurs
ne livrait alors de vritable rflexion sur l excution du droit en elle-mme.
31. On pourrait faire la mme remarque propos de la notion dexcution des lois telle
que dveloppe par le Doyen Vedel dans le cadre de sa clbre thorie des bases
constitutionnelles du droit administratif 73
. Celle-ci y est entendue par lminent juriste de
70
Pour reprendre lintitul de la troisime partie de louvrage du Professeur E. Maulin, La thorie de ltat de Carr de Malberg, op. cit., pp. 239 et s. 71
Ibid., p. 282. 72
Pour une prsentation de ce dsaccord entre Carr de Malberg et une grande partie de la doctrine de son poque sur la notion dexcution, v. E. Maulin, La thorie de ltat de Carr de Malberg, op. cit., pp. 280 et s., pp. 303 et s., avec les rfrences cites par lauteur. 73
V. G. Vedel, Les bases constitutionnelles du droit administratif , EDCE 1954, p. 21 ; G. Vedel et P. Delvolv, Droit administratif, Paris, PUF, 12
e d., 1992, pp. 25 et s. V. galement la critique minutieuse que lui
adresse Charles Eisenmann ( La thorie des "bases constitutionnelles du droit administratif" , RDP 1972, p. 1345).
34
manire particulirement large, pour englober lensemble des missions imparties aux autorits
administratives : la publication des lois et le rappel de leurs dispositions, lemploi de la
contrainte pour assurer cette excution, laccomplissement des tches confies par les lois au
Gouvernement, le maintien de lordre public et le fonctionnement des services publics74
.
Ainsi comprise, il apparait que lexcution des lois est plus que lexcution de chaque
loi 75
.
Mais, l encore, il sagit ici pour lauteur moins de dfinir la notion dexcution en tant que
telle que de dfinir lAdministration et le droit administratif et didentifier le fondement des
comptences dvolues aux autorits administratives76
.
32. Omniprsente en droit public interne, cette approche fonctionnelle de lexcution
du droit lest galement dans les nombreuses tudes consacres lexcution du droit de
lUnion europenne, et en particulier son excution par les tats membres77
.
La question sera voque par la suite78
, mais lon peut dores et dj observer ici, titre
dexemple, quil est ainsi frquent de retrouver dans la doctrine communautariste une
distinction entre lexcution normative , lexcution administrative ou matrielle et
lexcution judiciaire du droit europen79
. Cette distinction vise dfinir le rle dvolu
aux tats membres et leurs organes (lgislatifs, juridictionnels et administratifs) dans la
mise en uvre du droit de lUnion. Il sagit travers elle dtudier les modalits dexercice de
leurs comptences par les tats membres, leur articulation avec celles de lUnion ou les
missions dont sont investies les diffrentes autorits nationales, mais non le rapport de
concrtisation entre actes juridiques en tant que tel.
74
G. Vedel et P. Delvolv, Droit administratif, op. cit., pp. 28-31. 75
G. Vedel et P. Delvolv, op. cit. p. 31. V. galement G. Vedel, Les bases constitutionnelles du droit administratif , op. cit., pp. 36 et s. 76
On le sait, ce dbat fut relanc en 1958 avec lattribution aux autorits rglementaires dune comptence normative autonome , cest--dire dtache de lexcution des lois. Pour une premire approche de cette question, particulirement tudie, v. par ex. J.-C. Douence, Recherches sur le pouvoir rglementaire de ladministration, Paris, LGDJ, coll. Bibliothque de droit public , t. 81, 1968, pp. 167 et s. Le Doyen Vedel devait dailleurs lui-mme adapter sa dfinition de la fonction administrative pour tenir compte de cette volution. V. G. Vedel et P. Delvolv, op. cit., pp. 25 et s., spc. pp. 56 et 72. 77
La substitution de lUnion europenne la Communaut europenne, depuis le Trait de Lisbonne entr en vigueur le 1
er dcembre 2009 implique dsormais, en toute rigueur, de parler dordre juridique de lUnion
europenne et de droit de lUnion europenne, mme si, bien sr, lexpression ordre juridique communautaire autant que celle de droit communautaire perdure encore dans le langage courant. 78
V. infra n 213 et n 225. 79
V. par ex. en ce sens D. Simon, Le systme juridique communautaire, Paris, PUF, coll. Droit fondamental , 3
e d., 2001, pp. 159 et s. ; J. Sirinelli, Les transformations du droit administratif par le droit de lUnion
europenne. Une contribution ltude du droit administratif europen, Paris, LGDJ, coll. Bibliothque de droit public , t. 266, 2011, pp. 165 et s. ; G. Isaac et M. Blanquet, Droit gnral de lUnion europenne, Paris, Sirey, coll. Universit , 10
e d., 2012, pp. 441 et s.
35
33. Dans le mme ordre dides, un grand nombre dtudes traitent de lapplication
du droit international ou du droit de lUnion europenne par les juridictions nationales. Mais,
en fait dapplication , il y est surtout question dtudier des questions aussi larges que
lattitude du juge national lgard de la rgle supranationale, lutilisation quil fait de la
norme supranationale dans le cadre de ses fonctions, le point de vue quil livre sur
larticulation des normes juridiques internes avec le droit supranational, ou encore le rle qui
est le sien dans la mise en uvre du droit communautaire80
.
34. Indniablement, les tudes qui traitent de lapplication ou de lexcution du
droit dans une perspective fonctionnelle contiennent des lments utiles pour aborder la
question du rapport de concrtisation entre actes juridiques. Pour autant, langle danalyse
retenu nen reste pas moins peu opratoire pour prtendre ltudier en elle-mme et pour elle-
mme. Toujours tributaire dun projet doctrinal plus large, la notion de concrtisation du
droit ny intervient quindirectement, pour rendre compte dun schma darticulation des
fonctions dans un ordre juridique donn. Il semble possible dopposer lapproche
normativiste du droit une objection identique.
2. Rapport de concrtisation entre actes juridiques et engendrement du droit
35. Approchant la question de la concrtisation du droit sous langle du rapport de
concrtisation entre actes juridiques, cette tude est conduite, cela a t dit, partir dune
dmarche normativiste. Logiquement, cette dernire devrait fournir, travers la description du
rapport de concrtisation croissante entre les normes juridiques sur laquelle elle repose, une
rponse la question examine. Force est pourtant de constater que tel nest pas le cas.
36. Limmense progrs thorique apport par lcole viennoise est davoir rompu avec la
distinction classique entre cration et application du droit. Dans une logique normativiste en
effet, il apparait que toute norme juridique est la fois application ou excution du droit et
cration du droit. Kelsen a crit de nombreuses pages sur ce point ; il lui a en particulier
80
Il serait aussi vain quinutile de recenser de manire exhaustive les tudes consacres ces immenses questions. On se bornera ici renvoyer, titre dexemple, O. Dubos, Les juridictions nationales, juge communautaire. Contribution l'tude des transformations de la fonction juridictionnelle dans les tats membres de l'Union europenne, Paris, Dalloz, coll. Nouvelle Bibliothque de Thses , vol. 4, 2001 ; M. Gautier et F. Melleray, Application des normes internationales , J.-Cl. Adm., fasc. 22 ; F. Chaltiel, Lapplication du droit communautaire par le juge national , in Mlanges en hommage Guy Isaac. 50 ans de droit communautaire, Toulouse, Presses de l'Universit des Sciences Sociales, 2004, p. 843 ; L. Dubouis, Droit international et juridiction administrative , in Rp. International, Dalloz.
36
consacr un paragraphe entier de sa Thorie pure du droit81
. Sa dmonstration mrite dtre
ici restitue dans son ensemble.
Daprs le matre autrichien, la cration dune norme qui est rgle par une autre norme
constitue une application de cette dernire. Lapplication du droit est en mme temps cration
du droit. Contrairement ce quadmet la thorie traditionnelle, ces deux notions ne
reprsentent pas une antithse absolue ; il nest pas juste de distinguer et opposer des actes
crateurs de droit et des actes applicateurs de droit. Car, si lon fait abstraction des cas-limites
entre lesquels se droule le processus de cration du droit ces cas-limites tant la
supposition de la norme fondamentale, et lexcution des actes de contrainte , tout acte
juridique est la fois application dune norme suprieure et cration, rgle par cette norme,
dune norme infrieure 82
.
Autrement dit, si la norme fondamentale qui rgle la cration de la Constitution n'est pas
elle-mme l'application d'une norme suprieure [] la cration de la Constitution a lieu en
application de la norme fondamentale. Ensuite, la cration des normes juridiques gnrales
par la lgislation et par la coutume a lieu en application de la Constitution ; puis, en
application de ces normes gnrales a lieu la cration des normes individuelles par des
dcisions juridictionnelles et des dcisions administratives. Seule la ralisation des actes de
contrainte status par ces normes individuelles ce dernier des actes de la procdure de
cration du droit a lieu en application des normes individuelles qui le rglent sans tre elles-
mmes cration d'une norme. L'application du droit est ainsi ou la cration d'une norme
infrieure sur la base d'une norme suprieure, ou la ralisation de l'acte de contrainte statu
dans une norme 83
.
37. Cest pourtant prcisment dans cette reprsentation du rapport dapplication du
droit et de lacte dapplication qui en dcoule que rside la limite de lapproche
normativiste concernant la question de la concrtisation du droit. Comme avec lapproche
fonctionnelle prcdemment examine, cette question ny est toujours pas tudie en elle-
mme et pour elle-mme, mais l encore dans le cadre dune dmonstration plus large et qui
la dpasse.
81
H. Kelsen, Thorie pure du droit, op. cit., pp. 314 et s. 82
Ibid., p. 315. V. galement, H. Kelsen, Aperu dune thorie gnrale de ltat , op. cit., p. 561, spc. pp. 620 et s. ; Id., La garantie juridictionnelle de la Constitution (La Justice constitutionnelle) , op. cit., p. 197, spc. pp. 198 et s. ; Id., Thorie gnrale du droit et de l'tat, op. cit., pp. 186 et s. ; R. Bonnard, La thorie de la formation du droit par degrs dans luvre dAdolph Merkl , op. cit., pp. 676 et s. 83
H. Kelsen, Thorie pure du droit, op. cit., pp. 315-316.
37
En loccurrence, le rapport dapplication entre deux normes tel quil apparait dans la
modlisation normativiste ne vise qu rendre compte du mode de formation et dagencement
des normes dans un systme juridique. Il se confond avec le rapport de concrtisation
croissante qui unit les normes dun systme juridique entre elles ou, pour le dire en langage
kelsnien, avec le rapport de validit. Synonyme de juridicit, la validit est en effet dfinie
par Kelsen comme le mode dexistence spcifique des normes 84
. Or, dans le schma
kelsnien, la validit dune norme ne [pouvant] avoir dautre fondement que la validit
dune autre norme 85
, cest parce quune norme est lapplication dune autre norme
quelle est valide. Lacte dapplication nest autre, de ce point de vue, quun acte pris sur
le fondement dun autre acte dans lequel il puise sa validit.
38. Le problme de lapplication du droit nest donc envisag, dans cette perspective
normativiste, quen termes dengendrement du droit86
. Comment une norme advient-elle
lexistence juridique ? Comment fonder lappartenance de cette norme un systme
juridique ? Voil la proccupation qui anime la doctrine normativiste lorsquelle traite de la
concrtisation du droit ; elle fait de cette notion un outil conceptuel pour dcrire le processus
dengendrement du droit.
Nous aurons loccasion de le voir, le rapport de concrtisation entre actes juridiques est
pourtant loin de se limiter au rapport de concrtisation croissante tel que dcrit par Kelsen ou
Merkl. Autrement dit, le rapport de validit formelle entre normes npuise nullement la
question du rapport de concrtisation entre actes juridiques, qui ne saurait se rsumer un
problme dengendrement du droit. Reste en effet notamment pose la question des modalits
de ce rapport de concrtisation croissante87
.
39. Pas plus que lapproche fonctionnelle, lapproche normativiste napprhende la
question de la concrtisation du droit de manire spcifique. L encore, la question se trouve
dilue dans une problmatique diffrente.
Ny a-t-il pas alors un paradoxe sinon une contradiction choisir comme nous lavons fait
dtudier la concrtisation du droit dans une dmarche normativiste pour constater finalement
que ceux qui en sont les fondateurs ne traitent pas de cette question ? En ralit, la
84
Ibid., p. 13. Pour M. Troper, la validit dsigne ainsi simplement lappartenance au systme juridique, le fait quun nonc possde la nature dune norme juridique (La philosophie du droit, op. cit., p. 49). 85
H. Kelsen, Thorie pure du droit, op. cit., p. 256. 86
Pour une approche plus large de la question de lengendrement du droit que lapproche kelsnienne, v. G. Timsit, Sur lengendrement du droit , op. cit. 87
V. infra 1re
partie.
38
contradiction nen est pas une, prcisment parce que ni Merkl ni Kelsen navaient pour
objectif dtudier la question de la concrtisation du droit en tant que telle. Il est donc tout
fait possible de considrer leur dmarche comme une porte dentre parfaitement opratoire
dans la question qui nous occupe, tout en observant dans le mme temps les limites de la
rflexion propose par ces auteurs ce sujet.
Bien quentreprise pa