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Némessia Rome-Cortes
UNITÉ ANESTHÉSIÉE
LE CONCOURS D’ERNEST
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Le concours d’Ernest
« Essayez de dire, comme si vous étiez le premier
homme, ce que vous voyez, ce que vous vivez, aimez,
perdez. »
Lettres à un jeune poète, Rainer Maria Rilke
Promotion Rilke
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Lauréate
Némessia Rome-Cortes
pour son texte
Unité anesthésiée
PARIS Les Maisons Ernest
2020
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© Les Maisons Ernest les-maisons-ernest.fr
Illustration couverture : Kennoc’ha Beauné
Peux-tu t'imaginer incarner le premier être
de ce que l'on nomme l'humanité ? Être le sujet
zéro. L'indispensable à l'aboutissement d'une
évolution. Le premier élément de l'ensemble qui
constitue une espèce. Peux-tu te représenter ce par
quoi tout aurait commencé ? Ou ce que toute
chose aurait pu être si tout avait été radicalement
différent, toi compris. Peux-tu, le temps d'un
infiniment court instant, t'oublier pour embrasser
l'essence de Dieu, de la Nature, ou de ce fameux
hasard qui aurait causé le Big Bang ? Avec ta
conscience, prends corps dans cette métamorphose
qui te fait découvrir la fin du néant et le
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commencement de la tyrannie de l'être. Non, il ne
faut pas que tu écoutes tes sens ici, mais la
résonance que la vue de ces lettres te procure. Ces
formes géométriques, asymétriquement harmo-
nieuses, prennent corps dans cette unité lexicale
que l'on nomme mot. Elles t'offrent le spectacle de
ces sens nouveaux que tu découvres, t'imaginant
une nouvelle nature.
Attends quelques secondes, tu n'es pas prêt à
découvrir le secret de la vérité car tu le penses
caché quelque part.
Non.
Non. Je suis désolé mais cela est impossible.
Impossible pour toi car comme moi, tu ne peux
pas appréhender ce que tu ne connais pas. Je
t'entends déjà, il suffit d'imaginer précisément pour
connaître.
Erreur. Pour connaître, il te faut accepter
que tu ne connaîtras pas, et que le pouvoir dont tu
disposes est limité. Tu peux jeter ce livre, en
déchirer les pages et le faire disparaître de ta vie
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mais tu ne pourras pas changer le rapport d'autrui
avec celui-ci car tu n'es pas autrui.
Les questions de l'existence vivent pour
demeurer en suspens. Elles subsisteront à la fin de
ta vie car elles sont inhérentes à la vie elle-même.
L'esprit humain, dans ce qu'il a d'immanent et
dans l'espace organique qu'il envahit, possède
moins de neurones que le cerveau d'un éléphant.
Alors, comment peux-tu songer ou espérer
atteindre l’omniscience ?
Passions humaines pleines de destins et vide
de sens.
Qui vient en premier : l’œuf ou la poule ?
Quelle existence précède la naissance de l'autre ?
Certains affirmeront, avec certitude, que pour
observer une poule courir il faut que celle-ci ait
connu la vie d'œuf auparavant, tandis que d'autres
répliqueront avec véhémence que sans poules les
œufs n'existeraient pas. Dépendance à la situation
de l'être qui la regarde.
La quelconque esquisse de réponse semble
résider dans l'idée de son néant, de sa non-existence.
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Vouloir connaître c'est se condamner à être
ignorant. La dualité, l'équilibre, voilà un semblant
d'exactitude fondée. L'opposition offre équilibre et
unité.
L'unité existe dans sa formation d'opposés qui
se complètent et s'enrichissent, n'en déplaise aux
partisans de la solitude. Le Yin dépend du Yang et
l'équilibre du temps, de son partage entre jour et
nuit. La vie dépend de lois comme celle-ci. L'eau
liquide n'existe à l'état liquide que parce que le feu
et cette chaleur qu'il procure l'empêche de devenir
glace. À l'instar des lois physiques, la survie de
l'espèce humaine dépend des relations de dualité
reconnues. Elles créent d'autres de ces êtres si
complexes, membres de la communauté des Homos
Sapiens, qui façonnent une réalité conforme à leurs
désirs, oubliant qu'ils ne sont pas propriétaires de la
maison qui leur a généreusement été louée, pour
une durée indéterminée.
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Cependant, parfois, peut-être est-il temps
pour toi d'ouvrir ton regard à cette douce
complexité du réel. Il est temps que le caractère
insaisissable du présent capte toute ton attention
sur l'existence de cette femme qui court.
C'est la troisième fois qu'elle passe devant toi.
Elle a de longs cheveux noirs relevés en une queue
de cheval négligée. Ce n'est pas la première fois
que tu l’aperçois. Sa vue est même plutôt
habituelle. Chaque jour, lorsque le soleil atteint le
paroxysme de son existence et de sa splendeur, tes
yeux se posent sur elle. Elle doit sûrement s'appeler
Sophie ou Julie mais cela t'importe peu. Elle ne
rate jamais une occasion de purger la passion qui
l'habite et la ronge. Dans cette société d’apparat,
du spectacle et des publicités, la voilà qui éclôt.
Elle est belle. Tu ne la connais pas. Puis, elle prend
tous les midis le même repas, et s'assoit sur cette
rangée de banc à ta droite.
Elle s'affame pour rentrer dans ce fameux
vêtement qui met ses atouts en valeur.
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Éternelle destinée du féminin. Souffrir pour
être belle quand bien même être belle fait souffrir.
On ne naît pas influencée, on le devient.
Tourne-toi ! Elle vient de finir, elle s'assoit sur
le quatrième banc de l'unité de quatre, celui situé à
l’extrême gauche. Heureusement pour elle, elle est
désirable, elle survivra au patriarcat, quoique
noyée sous les contraintes qu'il édicte dans sa vie.
Elle veut survivre, entretient son physique, seule
chose que son patron remarque.
A-t-elle du pouvoir ? Ou est-elle aveuglée par
cette illusion créée par l’orgueil qui la persuade
d'en posséder ? Pauvre créature ignorant que le
pouvoir vient de l'argent.
L'argent, elle n'en aura jamais assez, jamais
assez pour son travail d'acharnée. Tout au
contraire, toi, cet argent, tu le possèdes sans
illusion et le pouvoir avec.
Pourtant, tu es misérable. Soudain, vient
une femme à côté d'elle. Elles se parlent. Elles se
touchent puis s'embrassent. Elles s'aiment, du
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moins elles semblent le croire. L'amour s'est-il mué
en cette routinière prison dont les gens du siècle
sont terrifiés ? Ces deux âmes forment-elles un
tout ? Une unité nécessaire et indéfinissable qui
caractérise toute existence qui vaudrait la peine
d'être vécue. Pourraient-elles se sacrifier, se nier et
disparaître pour espérer procurer du bonheur à
l'autre dans une tentative désespérée de vivre ?
Tu tournes la tête. À côté d'un autre couple,
un saule pleureur. Espèce d'arbre de la famille des
Salicaceae dont les longs rameaux souples et
flexibles pendent parfois jusqu'au sol. Profonde
solitude. C'est ton arbre préféré. Tu as toujours
préféré la mélancolie. Elle alimente d'électricité tes
neurones pour oublier ce vide qui te hante. Cette
chimère mélancolique embrume ton âpre raison. Tu
dévores tes théoriques émotions. Ce songe
anesthésie toutes souffrances et toutes peurs,
t'empêche d'inutilement espérer.
Pessimiste glorification.
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À quoi bon donner sens à sa vie si l'on a déjà
le pouvoir et l'argent ? Pourquoi vouloir faire de
l'existence une quête quand cette quête ne fera que
mettre en danger ton confort ? Concours à
l'épanouissement personnel qui ne révélera que la
misère exacerbée qui peuple ton esprit.
Parfois, tu as songé à l'idée de te faire opérer.
Mais à quoi bon si tu ne sens rien ? Tu ne sentiras
pas non plus d'effets en te faisant charcuter. Ta
situation est irréversible. Parmi la multitude de
chances que tu avais de naître myope ou avec des
jambes asymétriques, il a fallu que ta génitrice
donne vie à un être dénué du toucher. Tu ne sens
rien, comme hermétique à toute chaleur humaine.
Tu vois, tu entends, tu respires mais tu ne ressens
rien, ni goût, ni sensation de palper ou d'être palpé.
Tu es anesthésié.
Neutre.
Incarnation de l’impartial point de vue au
nom duquel beaucoup auraient été sacrifiés. Tu es
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dénué de corps. Tu l'habites comme un étranger,
en échange, lui semble parasiter ta perception des
réalités. Puisque tu n'es pas doté de sens humain,
tu n'es pas non plus cisgenré. Tu es un esprit, pas
un corps. Avantage ? Adieu regard masculin et
patriarcalement oppressant. Tu peux officiellement
dire qu'il est temps de jeter aux oubliettes toute
vision masculinement neutre du monde. Possédant
la même sensibilité qu'un caillou, tu es une chose
ou une roche sédimentaire.
Absurde.
Ton existence est absurde.
Mais, à quoi bon vivre si ce n'est pour ne
rien sentir ? C'est incurable. Depuis, le début de
cette existence tu gardes ton secret, sans jamais te
trahir. Quel exploit ! Feindre le désir, la répulsion.
Tu as tout appris en analysant : les enfants, les
adultes et les canidés. Tu imites sans comprendre
ce besoin irrépressible de toucher, de sentir autrui.
Toi, tu ne sens rien et tu es seul. Tu es le premier
de ton espèce. Putain de mutation génétique. Souvent,
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tes nuits se remplissent de larmes et tu penches
dangereusement comme ce saule que tu apprécies
tant. Pleurant cette humanité amputée, tu ne sens
jamais ces sanglots qui font une course sur ta joue.
C'est épuisant d'être inerte, de n'être qu'un
amas d'atomes.
Contrairement à tous ceux que tu croises, ta
conscience appréhende la mort. Vivant, tu es mort.
Toute ton existence semble être un gouffre
impénétrable oppressé par le néant qui te dévore.
Indigeste, tu ne sens pas le goût de la glace, de la
chair ou du vomi. Ne ressentant rien, tu t'alimentes
à peine.
Ainsi, les jours de ta monotone vie passent et
se ressemblent tous. Chaque levé de soleil est
différent et pourtant jumeau du précédent.
Quotidiennement, tu croises les mêmes personnes le
matin, le midi et le soir. Cependant, un jour
d'automne, alors que tu marches dans le parc de tes
midis, tu aperçois une personne dont le visage t'est
inconnu. Tu n'as jamais vu quelqu'un comme elle.
Opposée de tout ce que tu es.
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Cet individu porte des vêtements colorés,
plutôt mal assortis si l'on s'en réfère au code
vestimentaire des trois couleurs. Oligarchie
bourgeoise de l'image. Absorbée par la courbe que
la mine de son crayon façonne sur ce carnet de
dessin au grain épais, l’inconnue dessine. Et il se
dégage un mystère dans l'atmosphère.
Qui est cette personne ?
Pourquoi semble-t-elle si libre ?
Elle est pourtant seule.
Comment peut-elle ne pas être mal à l'aise
dans ce microcosme où règne la règle de deux ?
Elle est extraordinaire. Tout à coup tu sais. Tu sais
qu'il faut aller lui parler. Tu dois mettre un visage
sur cette silhouette et une voix sur ce visage. Tu
veux connaître toutes les parfaites imperfections de
cette peau. Tu veux pouvoir toucher ces cheveux et
observer toujours ce visage si unique. Je veux devenir
altérité. Cette altérité qui vient me bouleverser tout
entier. Sera-t-elle cette intransigeante subjectivité
qui désorganisera l'axiome précédant toutes les
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perceptions de mon être ? Incarnation d'un autre
auquel je veux offrir mon individualité.
Alors, le protagoniste s'approche et formule
ces quelques propos :
« Bonjour, je vous trouve très belle. Vous êtes
même splendide. Mais je ne veux pas vous effrayer,
ni aller à l’encontre du concept de consentement.
Acceptez-vous de me parler ?
— Hum…, dit-elle hésitante, pour être
honnête, je suis un peu occupée à l'heure actuelle,
revenez ici demain à la même heure. Je viendrais
peut-être et nous parlerons peut-être. Au revoir ! »
Fin.
Fin de cette discussion banale mais pourtant
révélatrice de beaucoup. Assez pour connaître
partiellement un caractère. Celui-ci semble polie et
un brin impétueux. Sagittaire, Lion ou Bélier. Cela
sera au destin d'en décider demain. Je veux revoir
cette personne pour réentendre cette singulière
sonorité que prend sa voix.
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Durant un instant, j'ai cru la toucher et en
pénétrer l'abysse des profondeurs. Peut-être est ce
cela que l'on ressent face à l'âme sœur. Je déraille.
Je me dirige tout entier vers cette tentation de
chercher à pallier mon incomplétude. Mais est-ce
prudent ? Autrui constituera mon salut et le
commencement de toute fin.
Le lendemain, même endroit même heure.
Je suis au pied du saule pleureur, à l'entrée
du parc.
Je suis arrivé en avance pour ne pas rater son
arrivée.
Je ne fais que penser à cette personne.
Toute la nuit durant, j'ai rêvé d'elle. Sans
dormir, j'ai rêvé. Habitée par ce poids dans le
ventre, l'autoroute de mes idées est embouteillée, obstruée par la vue de ce visage unique et la
mélodie de cette voix.
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C'est extraordinaire ce que l'on peut ressentir
avec les yeux. On les surnomme miroir de l'âme, je
pense avoir compris pourquoi.
Cette personne est là. Elle est loin, marche
avec son carnet à dessin dans les mains. Poussé par
une énergie angoissante, je me lève et avance. Elle
ne m'a pas aperçu auparavant.
Mais dois-je attendre avant d'aller à sa
rencontre ? Peut-être.
Nos regards viennent de se croiser, je ne
peux plus reculer. Elle semble sourire tout en étant
gênée. Peut-être est-ce moi. Je dois être en train de
sur-interpréter ses réactions. Attention, une chute
est vite arrivée. Elle me salue et me questionne sur
l'état de ma psyché. Que dire ? Mentir par
politesse ou tout avouer à l'inconnue. Basique, je
lui réponds que je vais bien. Question réciproque.
Elle aussi semble avoir son mental au beau fixe par
politesse. Hypocrisie de circonstance. Que dire
ensuite ?
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« Que dessinez-vous ? » La personne lui
répondit qu'il s'agit d'une esquisse. Celle d'un
vertigineux plongeon à la surface de l'écorce du
saule pleureur d'en face. Elle me demanda si je
voulais en apprendre plus sur celui-ci. Je répondis
par l’affirmative, mais uniquement si cette esquisse
faisait écho à son âme. Elle proposa alors de
seulement me montrer la figure de cette peau,
c'était à moi de me faire mon propre avis.
Si son âme résonnait avec la représentation
de cet ensemble de couches cellulaires végétales,
alors la mienne le ferait aussi.
Elle adorait observer les peaux au microscope,
les scruter longuement pour en capter toutes les
subtilités. Puis, elle aimait les représenter, les
peindre, les dessiner. Elle me raconta, qu'à son
sens, on concevait trop souvent (et injustement) la
peau comme une enveloppe inerte n'ayant pas
grand intérêt à être analysée.
Pourtant, elle, cela la passionnait. Elle voyait
dans la perception des peaux un moyen de percer
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à jours les individus. Palper l'intangible. Ressentir
l’intelligible.
Je suffoquais.
Elle renchérit et m’expliqua sa philosophie
du geste : elle prenait sa source dans la première
perception de toutes choses. Découverte par les
sens d’un monde qui a mille choses à cacher.
Une substance que l'on regarde avec l'instinct.
Il fallait redonner ses lettres de noblesse à
l'enveloppe. Comment ?
Je ne connais pas cette personne. Tout me
pousse à embrasser son aura pourtant opposée à la
mienne. Inexplicable. Inexplicable est cette
conversation tant inattendue.
Elle continue sa tirade et moi, je me
recroqueville. J'acquiesce, ébahit par tout ce qui se
dégage de ce moment.
Est-ce donc cela l'oubli de soi : vouloir
s'abandonner même si l'on doute de réellement
exister ? Cette rencontre est-elle le point culminant
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de ce que l'on appelle communément ma vie ? La
poursuite de mes actions déterminera-t-elle qui je
suis ?
Inconnu. Me voilà paralysé par la saisissante
altérité qui me sourit.
Devrais-je écouter l'instinct qui m'engage à
nourrir ce bulbe de relation ?
Obsession du confort de l'unité.
Subitement, irruption dans le fil de ma
pensée : « J'aimerais beaucoup te revoir. Serais-tu
libre demain soir ? Peut-être pourrions-nous
parler ? Il est temps pour moi de rentrer. C'était un
plaisir de te rencontrer. »
Une fois partie, j'aperçus des coordonnées
ainsi qu'une heure inscrites dans la paume de ma
main gauche. Je n'avais évidemment pas senti le
contact de la bille de ce stylo bleu entrelacé entre
les deux doigts de l'inconnue. Obnubilé par la
contemplation de l'herbe à mes pieds, je n'avais pas
non plus vu le geste de mon inconnue.
Mon entendement connu l'aveuglement.
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Lors du rendez-vous, nous parlâmes. La
passion qui enivrait les propos de mon inconnue
m'enivrait à mon tour. Tout était singulier. Elle
parlait et me regardait dans les yeux. Elle disait
refuser de rencontrer quiconque sans hasard,
s'opposait à tout commerce de l'amour. La
prédestination de l'état d'une relation humaine
l'indisposait. Pour elle, le seul merveilleux qui
résidait dans nos existences prenait sa source dans
les lois du hasard.
On ne choisit pas l'âme sœur selon des
critères préexistants.
Moi, cet abandon au hasard m'angoissait,
me déresponsabilisait. Cette paradoxale autonomie
relative tourmenta mon esprit. Néanmoins, je crois
que j'aimais cela. Je pouvais me projeter dans
l'existence et le temps. Je pouvais m'incarner.
Les jours et les mois passaient, et le lien
s’intensifiait.
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Un jour, après s'être perdus pour se
retrouver, nos protagonistes s'assirent côte à côte
dans ce parc qui constituait le jardin d'Éden de
leur idylle. Ils ne s'adressèrent pas la parole
pendant un temps et il y avait une particularité
dans l'air.
La personne face à moi me tendit une feuille
de papier et me dit qu'il s'agissait de ma peau.
Durant toute notre histoire, jamais elle n’avait osé
me montrer ce que son âme percevait de la surface
de mon écorce.
« Aie ! »
Préoccupé par les propos qui hantait mon
esprit, je cherchais son attention.
Alors, je me lançai. Je révélai mon secret à
cette presque inconnue, dont je ne souhaite
qu'aucun secret ne me soit caché.
« Je suis incapable de ressentir quoi que ce
soit, lorsque nos bras se frôlent mes yeux voient ce
contact mais concernant le reste de mon corps, il
n'en est rien. Qu'on me touche ou non, je ne sens
jamais rien. Je suis anesthésié depuis toujours,
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incapable de cerner la saveur des choses. Je
souffrais, et je souffre toujours. Seul, unique et
premier. Pourtant, avec toi, tout semble différent.
Je nourris cet espoir, peut-être fou, de percevoir la
texture des choses, celle de ta si jolie peau. Avec
toi, l'espoir de me sentir enfin vivant vient
violemment claquer ma joue. Et je suis chamboulé
dans toutes mes certitudes. Cependant, une
question demeure et demeurera toujours. Je ne
veux pas donner mon dernier souffle à la nature
sans t'avoir posé cette question qui me semble
évidente depuis que je t'ai aperçue pour la
première fois, à l'ombre de ce saule pleureur.
J'aimerais que nous ne fassions qu'un. J'aimerais
que nos âmes et nos corps ne soient qu'unité.
J'aimerais que mon esprit soit en ton corps pour que
jamais nous ne soyons séparés. Serais-tu d'accord ? »
Silence.
La personne qui me fait face ne sait que
répondre. Semblant se décomposer, le désarroi se
lit sur ce visage. Cherchant ses mots, elle entame
une tentative teintée d'appréhension.
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Comment refuser ? Comment accepter ?
Que dire ? La seule expression de ses yeux vont-ils
anéantir toute surprise ? Tout à coup, un son
paraît et ses lèvres esquissent une réponse :
« Ne trouves-tu pas les coupures de papier
douloureuses et fortement agaçantes ?
— Je viens de t'avouer mon incapacité à
ressentir quoi que ce soit.
— Pourtant tu viens de dire : « aïe », après
t'être coupé le doigt. Je crois que ton seul problème
vient de ta perception de toi-même. »
Observant mes doigts, j'entends sa voix :
« Je ne pense pas que tu sois hermétique à
toute chose mais, cherchant altérité, tu oublies
constamment la chaleur que ton corps produit. Tu
n'es pas hermétique à toute chose, mais choisis de
l'être par peur des blessures de ton ego. Oubliant
que toute chose ne peut que naître d'un paradoxe,
tu omets que sur ce paradoxe est fondé un
équilibre. Un équilibre entre tes idées et tes
actions, un équilibre entre ton esprit et ton corps.
Tu ne peux pas, dans cette course au contrôle
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d'autrui et de toi-même, chercher à dominer
constamment. Ton esprit n'est pas prisonnier de ce
corps dont tu refuses de voir les beautés. Il est ce
par quoi tu appréhendes le monde. Si ton corps
n'était pas anesthésié par ton esprit, tu pourrais
ressentir tous tes désirs. »
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Ce texte est publié dans le cadre d u « C o n c o u r s d ’ E r n e s t » , u n concours d’écriture pour les lycéens francophones, créé en janvier 2020 par Les Maisons Ernest.