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1 Synthèse des billets rédigés sur l’espace de formation au temps du numérique Jean-Paul Moiraud - 2015 *** A. La main et la pensée............................................................................................................. 2 B. L’école numérique ................................................................................................................ 9 C. La salle de co-working un espace signifié et signifiant pour construire des savoirs.......... 13 D. « Des pierres et du ciment » au service de l’interaction pédagogique .............................. 18 E. Au lieu de sanctuariser l’école, le numérique …. ............................................................... 23 F. Temps et espace................................................................................................................. 27 G. Apprendre et enseigner au cœur des espaces du savoir. La flexibilité des espaces au service de la convergence. ....................................................................................................... 31 H. La classe connectée ............................................................................................................ 36 I. De l’utopie de la négation du corps au geste tactile, un pas vers l’école du futur ? ......... 39 J. Espace de formation, la flexibilité...................................................................................... 43 K. Mobilité des corps ou mobilité dans les espaces ............................................................... 46

L'espace de formation. Billets de Jean-Paul Moiraud

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Synthèse des billets rédigés sur l’espace de formation au temps du numérique

Jean-Paul Moiraud - 2015

***

A. La main et la pensée ............................................................................................................. 2 B. L’école numérique ................................................................................................................ 9 C. La salle de co-working un espace signifié et signifiant pour construire des savoirs.......... 13 D. « Des pierres et du ciment » au service de l’interaction pédagogique .............................. 18 E. Au lieu de sanctuariser l’école, le numérique …. ............................................................... 23 F. Temps et espace ................................................................................................................. 27

G. Apprendre et enseigner au cœur des espaces du savoir. La flexibilité des espaces au service de la convergence. ....................................................................................................... 31 H. La classe connectée ............................................................................................................ 36 I. De l’utopie de la négation du corps au geste tactile, un pas vers l’école du futur ? ......... 39 J. Espace de formation, la flexibilité...................................................................................... 43 K. Mobilité des corps ou mobilité dans les espaces ............................................................... 46

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A. La main et la pensée « La commande politique et le processus de projet n’est pas chose aisée, car il exige des passeurs entre les acquis de la recherche et la traduction dans le réel » (Michel Lussault, 2001) 1. Pourquoi utiliser des Légos© dans une démarche de formation ? Les démarches de formation, même lorsqu’elles sont instrumentées par le numérique, reposent très largement sur l’utilisation de stratégies et d’arguments oraux et écrits. Depuis l’école maternelle nous avons été formatés pour apprendre et enseigner dans un schéma spatial très cadré – Un tableau, un bureau, « le boulot ». Les modalités d’apprentissage consistent largement à écouter une parole qui vient du sommet pour aller vers la base (le schéma transmissif) comme il est rappelé dans Petite poucette : «Jusqu’à ce matin compris, un enseignant dans sa classe ou son amphi, délivrait un savoir, qui en partie gisait dans ses livres. Il oralisait de l’écrit, une page source » (Michel Serres, 2013) L’esprit est largement mobilisé au détriment du corps, dans ce système. L’usage des solutions numériques a probablement accentué cette dichotomie dans nos représentations. La supériorité de l’esprit, l’effacement du corps est le paradoxe que nous avons à gérer. La société hyper technologique dans laquelle nous baignons, tend à nier le corps dans les processus de conception. Il n’est qu’à voir les hiérarchies qui se créent dans les dispositifs de formation, en haut de la pyramide les élites : elles entrent dans les cercles du pouvoir par la voie de la pensée et du concept. La pyramide se rétrécissant, filtre après filtre on passe aux formations moins considérées (on ose le pudique formations à faibles flux) des sections technologiques, puis aux sections professionnelles. Plus la main est présente dans le processus de formation plus la déconsidération sociale est forte. Quel est le parent qui oserait dire fièrement en société mon fils passe un bac pro quand le reste de l’assistance parle de master, de HEC, d’ENA … ? Plus la main est présente moins le prestige est fort[1]. La main et le processus industriel sont disqualifiés quand toute notre Humanité s’est construite sur l’artefact main / esprit (André Leroi-Gourhan, 1964), alors même que la personnalité se construit dans le jeux, (Donald Wood Winnicott, 1971) Dans le propos qui m’intéresse ici, je souhaite évidemment parler d’éducation mais … une éducation qui se veut (voudrait) industrialisée, ou qui pourrait l’être. Paradoxe évident qui renvoie à mon propos précédent, comment éviter la main quand on veut industrialiser ? Peut-on penser sans convoquer le corps ? Le lien entre le corps et l’esprit n’a peut être jamais été aussi fort quand tout nous pousse à le nier, en tout cas d’un point de vue symbolique (Jean-Paul Moiraud, 2014). La littérature scientifique foisonne de réflexions sur le lien entre la main et l’esprit. On peut recommander de lire notamment « l’éloge de la main » (Henri Foci llon, 1934) et « Le geste et la parole » (André Leroi-Gourhan, 1964) et «Ce que sait la main , la culture de l’artisanat » (Richard Sennett, 2010). Il y a un lien fort entre la main et l’esprit, nous sommes certainement en train de le découvrir à nouveau avec l’émergence des Fablab dans les Universités et les laboratoires de recherches. Il est

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nécessaire cependant de ne pas réduire cette modalité de pensée au seul domaine que l’on qualifie de « sciences dures ». Les sciences sociales se prêtent aussi à l ’exercice. Les productions (qu’elles soient matérielles ou immatérielles) nécessitent de façon croissante une réflexion commune, un travail d’équipe, la part du coopératif et du collaboratif s’accroit. Nous exerçons notre activité dans les deux dimensions de la socialisation : l’espace social réel et les espaces numériques. Il ne s’agit plus de déterminer celui qui prime, puisqu’ils sont complémentaires, nous alternons à dose plus ou moins forte les usages sociaux dans l’un et l’autre. Je voudrais ici, rester dans la sphère du réel, de la socialisation en présentiel. Les discours sur la pédagogie et la recherche parlent à foison des besoins de coopérer et de collaborer. Il est cependant très difficile de passer du concept à la pratique et ce pour plusieurs raisons : · La culture individualiste qui règne à l’éducation nationale ; · La culture pyramidale qui est très ancrée dans les habitudes et qui développe plutôt une culture de l’opposition qu’une culture de la collaboration. D’ailleurs il est peut être utile de se poser au préalable la question de la nature de la collaboration entre individus ? Est ce toujours une valeur positive ? Peut-elle être négative ? Il est nécessaire de passer par le préalable réflexif (Jean-Paul Moiraud, 2012) avant de se lancer dans une action. 2. La main instrument de la collaboration, spatialiser la socialisation L’introduction du numérique dans nos pratiques intellectuelles, dans nos rapports sociaux, dans notre travail nous a largement fait croire que le corps s’effaçait au profit de l’esprit. Nous vivons largement dans ce fantasme du tout dématérialisé. Combien de fois avons nous entendu des personnes défendre la suppression des amphithéâtres, la réduction des tailles des salles etc. Dans cette forme d’esprit, le réel s’oppose au virtuel, or … Je m’appuierais sur le principe qu’il n’y a pas de distinction entre le réel et le virtuel, thèse défendue dans « L’Être et l’écran » par (Stéphane Vial, 2013). Nous exerçons notre vie dans l’un et l ’autre de ces espaces sans distinction. Dans l’une et l’autre de ces dimensions, la main est présente et active. Relisons un passage de l’éloge de la main: «J’entreprends cet éloge de la main comme on remplit un devoir d’amitié. Au moment où je commence à l’écrire, je vois les miennes qui sollicitent mon esprit, qui l’entraînent. Elles sont là, ces compagnes inlassables, qui, pendant tant d’années, ont fait leur besogne, l’une maintenant en place le papier, l’autre multipliant sur la page blanche ces petits signes pressés, sombres et actifs. Par elles l’homme prend contact avec la dureté de la pensée. Elles dégagent le bloc. Elles lui imposent une forme, un contour et, dans l’écriture même, un style» (Henri Focillon, 1934) Il est en est de même du codeur, tel que le défini Milad Doueihi : « Après une longue absence, le corps fait donc irruption dans notre environnement numérique. » /…/ « On ne peut penser et écrire qu’assis (Gustave Flaubert). – Je te tiens nihiliste ! Être cul de plomb, voilà, par excellence,

le péché, contre l’esprit ! Seules les pensées que l’on a en marchant vâlent quelque chose. » Iĺ

semble que notre réalité numérique soit plutôt Nietzschéenne, mais au lieu de se promener dans la nature, on se balade dans les espaces urbains, investis par le numérique. C’est précisément ce mouvement continu vers la mobilité qui caractérise l’urbanisme virtuel au cœur de l’humanisme numérique » (Milad Doueihi, 2013)

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La main qui dialogue avec l’esprit voilà ici notre questionnement posé, nous pouvons reprendre sa formule de Kant « La main est la fenêtre ouverte sur l’esprit » Comment peut-on solliciter nos mains pour imaginer et concevoir des modalités d’apprentissage et d’enseignement ? Je ne souhaite pas que de la décantation de mes propos se transforme en un précipité constitué de l’anecdote d’une pièce de plastique danoise manipulée. J’aimerais voir émerger une méthode de réflexion qui mette en relation, des individus producteurs de sens dans une relation main – esprit, préfigurant un habitus de collaboration. « La technicité à deux pôles de nombreux vertébrés aboutissait chez les Anthropiens à la formation de deux couples fonctionnels (main-outil et face langage), faisant intervenir au premier rang la motricité de la main et de la face dans le modelage de la pensée en instruments d’action matérielle et en symboles sonores. L’émergence du symbole graphique à la fin du règne des Paléanthropes suppose l’établissement de rapports nouveaux entre les deux pôles opératoires, rapports exclusivement caractéristiques de l’humanité au sens étroit du terme, c’est-à-dire répondant à une pensée symbolisante, dans le mesure où nous en usons nous même » (Leroi -Gourhan, 1964) 3. Instrumenter des Légos© pour « solliciter l’esprit » Ce sont des objets répandus que l’on peut facilement obtenir, parce que présents dans notre système des objets. C’est un matériel didactique répandu, intégré dans notre environnement personnel : · Il peut produire du sens lorsqu’il est spatialisé par un geste pensé ; · Il s’inscrit dans la dimension du 3D et dialogue dans un système de correspondance avec d’autres objets complémentaires ; · Il permet de conserver des traces de ses constructions intellectuelles sans avoir recours au dessin (la photographie des agencements palliant le déficit de compétences graphiques). Le Légo© instrumenté pourrait se résumer comme la trace de la spatialisation d’un processus de conceptualisation collaboratif. 4. Organiser un atelier Légo© Le terme atelier est ici entendu dans son sens historique plus que pour dénommer communément un lieu d’activité. L’atelier est le lieu d’exercice de l’artisan, celui dont la main est à l’origine du produit fini. « Compte tenu de cette solidarité rituelle, Confucius et Platon croyaient tous deux que les artisans faisaient de bons citoyens. L’intelligence que l’artisan avait de la société s’enracinait dans l’expérience concrète, directe, des autres, plutôt que dans la rhétorique, des abstractions flottantes ou des passions temporaires » (Sennett, 2010) Utiliser des Légos© c’est aussi intégrer le jeu dans le schéma de réflexion collective. Le jeu est lié à l’expérience culturelle, c’est d’ailleurs ce qui est souligné dans « jeu et réalité » :

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« Selon moi, « jouer » conduit naturellement à l’expérience culturelle et même en constitue la fondation » (D.W Winnicott, 1971) Les Légos© sont dans l’imaginaire de chacun liés à la structure enfantine, ce qui d’une certaine façon, est déjà un pas pour se départir de ses a priori pour se concentrer sur la réflexion. A. L’intention pédagogique de l’atelier – « Un geste, un concept, une justification Dans le discours ambiant les termes de coopération et de collaboration sont très utilisés. Il est fort probable qu’il y ait un delta important entre le déclaratif et les usages. Il convient tout d’abord de s’entendre sur la terminologie de ces deux concepts : « On parlera de travail ou d’apprentissage coopératif quand chaque apprenant doit participer à un travail commun, en créant ensemble quelque chose, chacun produisant une part. Un leader (un chef de projet ou un responsable d’équipe) élabore le scénario, supervise l’ensemble du projet, collecte les différentes parties produites, et si nécessaire, régule les interactions sociales qui permettent les ajustements nécessaires à la coopération. Le résultat du travail est la somme de toutes les parties réalisées. Les observations ont montré qu’un scénario coopératif pouvait marcher dans une classe et/ou à distance en utilisant les TIC, 1°, quand le professeur (ou le formateur, ou un responsable) a préalablement défini le produit attendu; 2°, quand le professeur est capable de gérer les groupes en prenant en compte les compétences individuelles; 3°, quand les apprenants se sentent impliqués On parlera de travail ou d’apprentissage collaboratif quand les apprenants ont à résoudre un problème ou à élaborer ensemble une connaissance complexe. Il est alors impossible de définir à l’avance qui va faire quoi, combien de temps cela va prendre, quel résultat spécifique est attendu, etc. Chaque membre du groupe, impliqué dans un scénario collaboratif, doit s’engager, même s’il n’a aucune idée des coûts et/ou bénéfices qu’il en tirera pour lui. Il semble que cette stratégie fonctionne quand 1°, le groupe a des objectifs et/ou des besoins proches; 2°, le groupe partage des valeurs communes, même implicitement. L’histoire de l’Internet au CERN, l’histoire de Linux, l’histoire de l’encyclopédie libre Wikipedia peuvent être considérés comme des exemples de travail collaboratif. » (Hélène Godinet, 2007) L’intention est de réunir des acteurs du monde de l’éducation en un même lieu pour les engager à collaborer sur un sujet donné. J’entends par là une collaboration réelle qui nous éloigne des principes de la « collaboration en silo[2] », Jean-Paul Moiraud, 2014 Pendant le temps de l’atelier, les acteurs doivent utiliser les Légos© et leurs accessoires pour formaliser et spatialiser leurs principes. B. Les principes d’action Le matériel didactique est déposé sur la table par le formateur – Un support papier servant de base pour la pose des Légo© – Des Légos en quantité suffisante – Un carnet de note – Des stylos – Un appareil photo – Une table, des chaises. Les groupes de travail / réflexion sont constitués, si possible en les structurant dans un principe d’hétérogénéité fonctionnelle. Mon idéal de groupe serait une organisation constituée par des IGEN, des IPR, des IEN, des chefs d’établissement, des enseignants, des administratifs, des représentants du RESP (autres secteurs de la fonction publique). La véritable collaboration passe

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par une réflexion sur les enjeux croisés de la verticalité et de l’horizontalité. Dans l’idéal il serait souhaitable que l’intuitus personae disparaisse temporairement. Le titre des individus peut être un facteur bloquant ou d’autocensure dans l’argumentation construite. Le sujet de réflexion est présenté au groupe. Les membres du groupe constitué doivent combiner le geste et le concept. Exemple si je pose deux Légos© en face à face, je me mets en disposition de justifier mon choix et de lui donner un cadre conceptuel. Exemple dialoguent-ils ? Collaborent-ils ? Coopèrent-ils ? Sont-ils dans un rapport hiérarchique de type injonction ? L’atelier est par essence un lieu de collaboration, de débats et d’arbitrage entre les membres du groupe constitué. 5. Un sujet de réflexion possible L’espace de formation instrumenté – Dans deux espaces parallèles représenter la salle de cours de type frontal et la salle qui intègre les solutions numériques. A. Spatialiser sa pensée À partir des plans de masse d’une école, d’un collège représentés sur une photocopie A3 posée sur une table au minimum) placez les Légos©. Il s’agira d’imaginer les interactions qui s’établissent entre les machines, [éviter les machins] (Baudrillard, 1968) et les acteurs des dispositifs de formation. Chaque acteur qui pose un Légo© sur l’espace dédié doit justifier son choix en mobilisant des structures conceptuelles. Il est loisible d’utiliser la photocopie pour écrire et poser des verbes d’action, des idées. Le plan de masse annoter constituera une trace utile d’activité (voir image ci-dessous) Rappelons que le travail doit être de type collaboratif réel et déboucher sur une proposition collective négociée et argumentée. B. Rédiger l’acte de collaboration Rédiger de façon collaborative les propositions, les appuyer par des ressources graphiques en photographiant les productions spatialisées. Il convient que le groupe à l’appui des discussions et des arbitrages rédige une synthèse du projet négocié. Il sera ainsi, a posteriori, de revenir aux débats, de les analyser, de les reproduire. La trace est indispensable dans un dispositif de formation. C. Conserver des traces photographiques Les participants sont invités à photographier leurs constructions intellectuelles pour être en capacité de déborder le temps de la formation. Il sera ainsi loisible d’y revenir a posteriori, de reproduire la scène, de reproduire le schéma de pensée. Les Légos© permettent de lever l’obstacle de la représentation graphique qui nécessite des compétences particulières. Les personnages Légos© sont déjà des représentations 3D, on peut aussi les accessoiriser au sein de scènes signifiantes[3]. D. Conserver des traces écrites

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Le travail collaboratif (le réel pas le déclaré) doit déboucher sur une production écrite. Les formes peuvent être polymorphes : · Une synthèse des discussions ; · La somme des annotations déposées sur le support papier (voir E) ; · Un mémo a posteriori rédigé de façon plus formelle ;

Article co-rédigé avec Eric Guiraut enseignant et formateur ESPE de Lyon : groupe numérique, publié initialement sur le site de l’académie de Lyon pour les enseignants d’économie et gestion.

L’année qui s’ouvre sera celle de l’école numérique, Vincent Peillon dit dans son plan : «Notre monde connaît aujourd’hui avec le numérique une rupture technologique aussi importante que le fut, au 15e siècle, l’invention de l’imprimerie. La transformation radicale des modes de production et de diffusion des connaissances et des rapports sociaux emporte, partout et pour tous, de nouvelles façons de vivre, de raisonner, de communiquer, de travailler, et , pour l’Éco le de la République, de nouveaux défis. Car transmettre des savoirs à des enfants qui évoluent depuis leur naissance dans une société irriguée par le numérique et donner à chacun les clés pour réussir dans sa vie personnelle, sociale et professionnelle future nécessitent de repenser en profondeur notre manière d’apprendre et d’enseigner ainsi que le contenu des enseignements »

Cette rupture technologique engage la communauté enseignante à appréhender les conséquences de ce nouveau paradigme de l’apprentissage et de la formation. Le travail dans les sections tertiaires intègre largement les technologies numériques, elles essaiment des classes de secondes aux Sections de Techniciens Supérieurs. Il serait contreproductif de considérer cette transformation comme le simple passage d’un mode analogique à un mode numérisé. Il s’agit plutôt d’un changement radical des modes d’interaction entre acteurs de dispositifs d’apprentissage à l’intérieur de temps et d’espaces reconfigurés (1).

Historiquement un cours est organisé sur le principe de l’unité de temps et de lieu soit, un enseignant, une salle de classe pendant un horaire défini sur une année. Les technologies numériques font voler en éclat cet équilibre construit depuis des années.

1) Le temps.

Il est possible désormais d’apprendre et d’enseigner à l’aide des technologies numériques, avant, pendant et après les cours. Ce nouveau paradigme s’est imposé par l’usage (2) et sa diffusion pourrait être résumée par l’expression anglo saxonne provocatrice « Learn and teach anytime ».

Le temps de travail de l’enseignant ainsi que celui de l’élève et de l’étudiant est à la fois un temps commun et un temps individuel, personnel. En quoi le numérique modifie-t-il ces deux dimensions du temps de travail ?

Il faut déjà repérer comment les fonctionnalités des outils numériques peuvent être introduites dans l’enseignement. S’il s’agit de les intégrer au sein de la classe, elles n’auront que peu de conséquences sur le temps de travail, si ce n’est lors de la prise en main des outils et pour la préparation des séquences pédagogiques. S’ils sont introduits comme outils permettant aux apprenants et aux enseignants de partager leur travail hors du temps institutionnel, ils auront

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alors une influence sur l’organisation et la conception des processus d’enseignement et d’apprentissage.

Si le temps de travail commun est institutionnalisé et borné dans sa durée, sa dimension personnelle, ne l’est pas. L’introduction du numérique va le transformer.

Les usages des technologies du numérique vont modifier qualitativement et quantitativement le travail personnel (individuel et de groupe) de chacun. Les outils numériques vont modifier la manière d’organiser la relation entre les élèves/étudiants et les enseignants puisqu’un nouvel espace de travail va apparaître. La création de ce dernier va créer un nouveau temps de travail.

Le travail numérique peut être synchrone ou asynchrone.

Le travail synchrone obligera les élèves/étudiants et enseignants à organiser leur temps de travail pour être disponibles en même temps. Le collège Georges Rouault de Paris 19 ème (3) expérimente depuis 2009 un dispositif innovant d’Aide aux Devoirs et Leçons en Ligne accessible depuis le domicile ou tout point Internet : élèves et enseignants doivent être « disponibles » au même moment pour que les élèves puissent poser leurs questions aux enseignants et que ceux-ci puissent y répondre.

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B. L’école numérique

Le travail asynchrone est moins contraignant en terme d’organisation car il ne nécessite pas d’être

présent à heure imposée, mais il suppose tout de même de gérer différemment son temps de travail personnel : préparation et mise en ligne de supports de travail, correction de travaux pour les enseignants ; travaux sur supports numériques pour les élèves / étudiants.

La nécessité d’organiser son travail de façon autre, contraindra les enseignants à se poser un ensemble de questions sur les structures temporelles du métier. Il faudra, en outre, y apporter des éléments de réponse, la réussite des stratégies numériques est à ce prix. Nous pouvons déjà isoler les principales questions :

Y- a-t-il une définition du temps numérique ? Quelle est la place du temps de travail numérique ? Le temps de travail numérique remplace-t-il le temps de travail « normal » ou est-il une

charge supplémentaire de travail ?

Un nouveau mode d’organisation naît avec les technologies numériques. Il ne remplace pas les modalités organisationnelles représentées par les enjeux didactiques du travail existant mais crée les contours d’un nouveau temps de travail.

Il peut alors se substituer à des tâches existantes (certaines activités pédagogiques « classiques » étant remplacées par des activités pédagogiques numériques) mais aussi alourdir la charge de travail des enseignants.

Quelle prise en compte de ce « nouveau temps de travail » par l’institution ?

Institutionnellement, seul le temps de travail en classe est borné dans le cadre des obligations de service de chaque enseignant (15 ou 18 heures). Le travail personnel (préparation, scénarisation, tutorat, correction) est difficilement évaluable et quantifiable même si des études sont régulièrement publiées (rapport IGAEN, juillet 2012) (4).

Les technologies numériques dans l’enseignement ne pourront être réellement intégrées dans les usages et pratiques que si le nouveau temps de travail induit est pris en compte dans le service des enseignants. A défaut le risque est grand de ne rester qu’au stade d’engagements disparates d’un enseignant à un autre, d’un établissement à un autre.

2) L’espace.

Les technologies numériques déconstruisent les repères du temps mais aussi ceux de l’espace de formation. Il est nécessaire d’interroger à nouveau la notion d’espace de formation car elle est désormais augmentée en raison de l’existence d’une multitude d’espaces qui se télescopent. Les enseignants et les élèves évoluent et interagissent à la fois dans le registre du réel et dans des espaces numériques virtualisés. La perméabilité spatiale oblige(ra) les équipes enseignantes, les corps d’inspections, les chefs d’établissements, les collectivités locales à imaginer et à investir ces espaces d’apprentissages reconfigurés. Nous ne sommes pas, nous ne sommes plus, dans un schéma de formation où se côtoient deux espaces distincts (le réel et le virtuel) mais bien dans deux espaces d’interactions complémentaires.

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La conception et la scénarisation des cours à l’intérieur de ces espaces, est une invitation pour le corps enseignant à imaginer les contours de l’exercice du métier en intégrant des variables de type spatiales Vs architecturales, juridiques et sociologiques, pour ne citer qu’elles.

Les espaces physiques.

L’espace physique en tant que lieu d’apprentissage et d’enseignement doit être revu dans son approche, sous les effets induits de la numérisation. Il n’y a plus un seu l lieu de formation mais une multitude cohérente. Nous sommes ici dans le registre du « Learn and teach everywhere ». La combinaison d’interaction entre les réseaux et la multiplication des terminaux (ordinateurs, tablettes, smartphones, TNI, télé – connectées) permet de diffuser les informations dans tous les lieux qu’ils soient, l’école, le domicile, le lieu de transport. Chaque endroit investi par le corps enseignant devient potentiellement un lieu spécialisé, il faut le considérer et le concevoir comme tel.

L’espace physique institutionnel (l’école).

L’établissement scolaire est la référence historique pour l’acquisition des savoirs et des compétences. Le numérique interroge à nouveau le sens à donner aux salles de classe. Les constructions pédagogiques instrumentées s’appuient sur des modes de travail de type coopératif et collaboratif. L’organisation frontale est déstabilisée dans ce nouveau schéma. Il convient, ainsi, d’imaginer une nouvelle structure de classe qui intègre les réseaux et leurs conséquences en terme d’interactions humaines. Des travaux commencent à émerger, ils imaginent le cadre spatial des classes dans un environnement numérisé. On peut, à titre d’illustration, regarder les travaux du projet scale Up (5) et ceux de l’équipe lyonnaise du learning lab de l’EM (école de management) de Lyon (6). Les danois ont même conceptualisé et mis en pratique ces théories avec la construction du lycée d’Orestad conçu autour des enjeux numériques (7)

L’espace privé (le domicile).

Le numérique fait émerger de nouveaux usages, notamment pour la formation continue des enseignants. Le e.learning s’inscrit désormais dans le champ des possibles, en rendant pertinent les apprentissages à partir d’un lieu autre que la salle de formation. L’instrumentation d’une plateforme de formation de type Pairformance (8) permet de générer des interactions synchrones et asynchrones distantes pour un groupe d’acteurs éclatés géographiquement. Le domicile des enseignants peut ainsi devenir un lieu de formation, ce qui ne manque pas de poser un ensemble de questions :

Est-il possible de considérer le lieu privé comme un lieu professionnel ? Le lieu de formation est-il l’espace physique ou l’espace numérique, ou les deux à la fois ? Sait-on qualifier juridiquement le lieu privé VS le lieu professionnel ?

L’espace public de travail intersticiel (les lieux publics).

L’espace de travail est en extension, la diffusion des terminaux mobiles, permet d’accéder aux ressources en tout lieu. Il est ainsi loisible de travailler dans un train , une salle banalisée… A partir de ce constat, on s’aperçoit que ce n’est plus le lieu qui détermine l’acte d’apprentissage et / ou de formation mais bien l’intentionnalité de l’individu.

Espaces public et espace privé, une fusion complexe.

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Il est d’usage de différencier ces deux espaces comme expression de deux socialisations différentes. Dans la pratique les usages nous montrent qu’il y a, là aussi, une porosité. Cette dernière ne manque pas de perturber les constructions pédagogiques. Comment peut-on concilier la présence simultanée des espaces de travail orientés pédagogie et les espaces privés intrusifs venus des smartphones. Nous sommes désarmés face à cette cohabitation. Nous ne pouvons dans cet article qu’ébaucher des éléments de réflexion notamment en renvoyant à la lecture du livre de Stéfana Broadbent intitulé « l’intimité au travail » (9)

Les espaces numériques.

Il ne peut plus se résumer à un agrégat de codes informatiques. En essaimant dans toute la sphère sociale des individus, il est devenu signifiant parce que des interactions s’y exercent. Il devient nécessaire d’appréhender et de comprendre comment se construisent ces interactions numériques virtualisées.

L’espace numérique n’est pas neutre, il est socialement signifiant et ce pour plusieurs raisons :

Un espace est juridiquement cadré par des textes parce que s’y exercent une activité sociale d’enseignement et d’apprentissage. Les espaces numériques mis à disposition des enseignants sont très nombreux, ils sont tantôt institutionnels et dédiés à l’apprentissage, tantôt issus du web 2.0 et adaptés pédagogiquement par les usages des enseignants. Dans cette dernière hypothèse il est indispensable de s’interroger sur le sens juridique de ces espaces.

S’il est vrai que le numérique abolit les frontières, cela ne signifie pas que les espaces sont neutres et a-juridiques. À bien des égards on peut affirmer qu’ils sont signifiants, d’un point de vue juridique notamment (10). Lorsque les enseignants instrumentent des solutions du web 2.0 comme Twitter, Facebook, Diigo ou Pearltrees, il est indispensable de lire les CGU (conditions générales d’utilisation) de ces services. Majoritairement ces solutions sont soumises au droit américain (Californie), cadre juridique qui diffère du droit positif français auxquels sont soumis les représentants du ministère de l’éducation nationale. Notre propos ne signifie pas qu’il faut renoncer à investir ces espaces mais qu’il est indispensable de comprendre les enjeux sous -jacents.

Un espace numérique est avant tout un lieu d’interactions sociales qui ne se différencient pas (ou peu) de celles qui s’exercent dans la vie réelle. Au sein de ces espaces il est nécessaire de rappeler que les normes sociales s’appliquent, comme la politesse, les liens hiérarchiques et de façon plus générale, les lois et règlements. Il faut que les concepteurs pédagogiques intègrent l’idée que les modes de travail dits non hiérarchiques (en réseau), ne signifient pas suppression des relations hiérarchiques et légales ou de toute autre règle sociale. Dit de façon plus simple, il y a une vie qui se développe dans les strates numériques, on s’y rencontre, on y apprend, on y enseigne, on y développe une sociabilité. Le problème actuel est que l’innovation interpelle, la tentation première est celle du rejet.

Lorsqu’un tournant technologique émerge il est fréquent qu’il entraîne une perturbation des modes de production, de relations sociales et des modes d’acquisition des savoirs. Les changements induits peuvent susciter des questionnements voire des phénomènes de rejets parce qu’ils bousculent des habitudes établies et des modèles qui ont pu faire leurs preuves. Cette défiance à l’égard de la nouveauté n’est pas récente, la littérature nous en donne des preuves. N’oublions pas que le pharaon eut une réaction de rejet lorsque Thot, le dieu des scribes, lui présenta l’invention de l’écriture en remplacement de la culture orale. Il lui dit : » Il ne produira que l’oubli dans l’esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la mémoire. En effet, ils

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laisseront à ces caractères étrangers le soin de leur rappeler ce qu’ils auront confié à l’écriture /…/ tu n’offres à tes disciples que le nom de la science sans la réalité. » Phèdre, Platon

La réalité contemporaine de notre métier est au changement, il est nécessaire de réfléchir et d’analyser les conséquences de ces évolutions. Nos élèves sont potentiellement de futurs étudiants, les universités et grandes écoles qui vont les accueillir sont-elles aussi plongées dans des réflexions et des analyses face à l’émergence de nouveaux usages. L’apparition des MOOC (Massive Open Online Courses) (11), d’une certaine façon remettent en cause l’existence des amphithéâtres à l’université (certains auteurs soutiennent cette thèse). Les bibliothèques universitaires face à une forme de désertification et des modifications des habitudes de travail pensent au passage de la traditionnelle «BU» vers le learning centre (12)

Notre temps et nos espaces professionnels sont dans une phase de mutation, ce changement peut se faire sans nous, il est préférable qu’il se réalise avec nous et avec notre capacité à adopter une posture réflexive. Les enseignants d’économie gestion développent une expertise certaine. Saisissons nous de ce vivier de compétences pour imaginer nos espaces et notre temps de travail numérisés en faisant des propositions étayées.

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C. La salle de co-working un espace signifié et signifiant pour construire des savoirs “Les américains de la côte ouest ont popularisé le garage comme lieu de savoir, de bricolage, de création, parfois de grande réussite. Ils nous ont démontré que l’espace immobilier produit un sens évident dans la construction intellectuelle. Il est signifié à ceux qui l’investissent et signifiant pour ceux qui le connaissent.” Je l’ai déjà dit dans un billet, l’avancement des réflexions passe souvent par la politique du détour. Je voudrais commencer mes développements sur la salle de co working en me référant à un passage de la huitième édition de notre dame de Paris de Victor Hugo. “Nos lectrices nous pardonneront de nous arrêter un moment pour chercher quelle pouvait être la pensée qui se dérobait sous ces paroles énigmatiques de l’archidiacre : Ceci tuera cela. Le livre tuera l’édifice. À notre sens, cette pensée avait deux faces. C’était d’abord une pensée de prêtre. C’était l’effroi du sacerdoce devant un agent nouveau, l’imprimerie. C’était l’épouvante et l’éblouissement de l’homme du sanctuaire devant la presse lumineuse de Gutenberg. C’était la chaire et le manuscrit, la parole parlée et la parole écrite, s’alarmant de la parole imprimée ; quelque chose de pareil à la stupeur d’un passereau qui verrait l’ange Légion ouvrir ses six millions d’ailes. C’était le cri du prophète qui entend déjà bruire et fourmiller l’humanité émancipée, qui voit dans l’avenir l’intelligence saper la foi, l’opinion détrôner la croyance, le monde secouer Rome. Pronostic du philosophe qui voit la pensée humaine, volatilisée par la presse, s’évaporer du récipient théocratique. Terreur du soldat qui examine le bél ier d’airain et qui dit : La tour croulera. Cela signifiait qu’une puissance allait succéder à une autre puissance. Cela voulait dire : La presse tuera l’église. Mais sous cette pensée, la première et la plus simple sans doute, il y en avait à notre avis une autre, plus neuve, un corollaire de la première moins facile à apercevoir et plus facile à contester, une vue, tout aussi philosophique, non plus du prêtre seulement, mais du savant et de l’artiste. C’était pressentiment que la pensée humaine en changeant de forme allait changer de mode d’expression, que l’idée capitale de chaque génération ne s’écrirait plus avec la même matière et de la même façon, que le livre de pierre, si solide et si durable, allait faire place au livre de papier, plus solide et plus durable encore. Sous ce rapport, la vague formule de l’archidiacre avait un second sens ; elle signifiait qu’un art allait détrôner un autre art. Elle voulait dire : L’imprimerie tuera l’architecture.” Victor Hugo, Notre-Dame de Paris – Livre cinquième, huitième édition J’engage ce billet N° 2 sur les lieux de co-working [1] dans les Universités en me posant encore cette même question : “Ceci tuera t-il cela ?” Le numérique fera t-il disparaître les architectures universitaires classiques ? L’évaporation du récipient historique pyramidal est-il engagé ? La pensée humaine en changeant de forme changera t-elle le mode d’expression ? Nous ne pouvons que nous poser ces questions. Je voudrais insister dans ce billet, non seulement sur le lieu mais sur les individus engagés dans le processus de conception de la salle de co-working. Une des clés de notre réflexion réside dans la capacité des acteurs à interagir dans un lieu dédié. La conception de ce lieu ne doit pas se limiter à simplement agencer des M2. Pour cela il est nécessaire de constituer une équipe pluridisciplinaire qui soit en capacité de croiser les champs d’analyse.

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Il faut signifier ce lieu aux acteurs des constructions intellectuelles et le rendre signifiant au sein des dispositifs immobiliers universitaires. Signifier le lieu : Il ne faut pas que cette salle soit noyée dans la masse immobilière de l’Université. Il est indispensable de contextualiser sa localisation dans le cadrastrage global pour mettre en exergue sa centralité, son accessibilité, son ouverture à l’Université et au-delà , sa clarté. Rendre signifiant le lieu : La salle de co-working est un concept qui commence à s’insérer dans la paysage de la recherche, il ne bénéficie cependant pas encore d’une grande visibilité. Il faut expliquer les enjeux de ce lieu aux équipes, démontrer que la seule stratégie immobilière ne se suffit pas à elle-même mais qu’elle est articulée autour d’une politique réflexive et de recherche. La salle doit être identifiée comme intégrante des programmes universitaires. La salle de co-working est donc un catalyseur des espoirs de la société numérique, celle qui permet à un groupe d’acteurs de collaborer au sein de communautés élargies. On peut y travailler avec ses étudiants, chercher avec ses pairs, s’autoformer, s’ouvrir à des tiers, du monde non universitaire, mais à la condition d’avoir pensé les formes réelles et symboliques de cette salle. Il s’agira dans le cadre d’un projet construit d’avoir la capacité à travailler en interdisciplinarité (les Infocom ou les sciences de l’éducation ne peuvent être les seuls à impulser la démarche) [1]. Ce processus collaboratif ne peut aboutir qu’à la condition qu’il y ait une scénarisation en amont [2] en n’oubliant pas de s’interroger sur la part du construit et du bricolé [3] J’avais insisté dans un billet précédent sur les effets négatifs de la pensée en silo. Ils peuvent se révéler contreproductifs dans l’élaboration d’un projet complexe comme celui de la salle de co-working si l’on procède par dissociation. Le risque, si l’on y prend garde, est de rapidement déboucher sur la conception d’un projet hors-sol qui dissocie les questions d’architecture, des questions d’interaction. Elles sont liées, intimement liées, aussi faut-il constituer des équipes pluridisciplinaires pour la phase de conception (DSI, pôle numérique, enseignants, designer, équipe présidentielle, étudiants, partenaires extérieurs …) Il faut que les équipes sachent, citons un titre de Martin Heidegger, “bâtir, habiter, penser” Il faut partir du postulat que la salle de co-working encapsulée dans une Université, est avant tout un lieu de formation favorisant des interactions humaines spatialisées (dans les espaces réels comme dans les espaces virtuels), qu’il s’agisse de formation, d’autoformation, de co llaboration, de formation par les pairs …dans sa phase de conception, elle doit être le résultat d’une scénarisation. Elle doit révéler un potentiel (dunamis, virtus) qui ne demande qu’à être exprimé, mis en page. À l’inverse elle peut rester au stade d’un simple agencement, aimable anecdote de conception d’intérieur, en l’absence de vision globale scénarisée. En partant de ce présupposé, il faut mener des analyses sur les modes de relations interactives notamment sur le champ des possibles de la coopération et de la collaboration dans les dispositifs universitaires. Que veut-on exprimer en concevant cette salle ? On peut se risquer ici à reprendre les axes de la scénarisation pédagogique : Quel est le contexte pédagogique dans lequel on évolue, quelle est l’intention pédagogique qui prévaut à l’investissement dans la salle, quel est le public visé, quelles sont les ressources ressources que l’on souhaite produite, quels sont les outils qui seront instrumentés ?

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Engager cette réflexion c’est se mettre en disposition intellectuelle de penser ce lieu comme étant évolutif, itératif, inséré dans un dispositif scientifique réflexif et surtout présent dans une politique globale de l’Université. Sans volonté politique la salle de co-working a t-elle un avenir ? Il faut définir quelles sont les personnes engagées dans cette réflexion, les temps propices à l’occupation des salles (Travaux dirigés, projets pluri-disciplinaires, autoformation …) Une salle de co-working est en filigrane, un lieu d’ouverture et de dialogue, peut-on l’ouvrir sur des temps larges ? La possibilité d’une ouverture H 24 en étant la forme ultime. On ne peut se résoudre ici à clore le débat en invoquant les seules questions de sécurité, la pédagogie n’est pas soluble dans une seule réglementation d’hygiène et de sécurité. Il est nécessaire d’engager la réflexion sur l’accès aux salles de co-working, l’ouverture des Universités à son environnement socio-économique est à ce prix. La conception des lieux de co-working est assise sur l’équation sociale de la coopération et de la collaboration. Nos réflexions nous engagent à nous poser la question suivante : Une salle de co-working doit-elle être architecturalement figée ? J’entends par là une salle dont on ne pourrait plus modifier la destination après la phase de design d’intérieur. Une salle de co-working doit, me semble t-il, bénéficier d’une forme de plasticité spatiale. N’oublions pas que l’enjeu du projet est de faire dialoguer des spécialistes qui ne pensent pas sur des mêmes temporalités : Le pédagogue exerce dans un temps court, très souvent bouleversé par l’instabilité technologique, politique et scientifique ; L’architecte conçoit pour les temps longs de la structure immobilière. Il faut, en conséquence, que le projet soit conçu pour faire dialoguer deux temporalités par essence incompatibles. En l’absence de prise en compte de cette contradiction apparente on s’expose à utiliser à plus ou moins long terme des salles inadaptées, traces d’expériences mortes par manque d’anticipation scénaristique. Les enseignants doivent pouvoir bricoler la salle de co-working en fonction des projets engagés. Nous soutenons l’idée que ce ne sont pas les enseignants qui doivent s’adapter à la salle mais bien la salle qui doit avoir la plasticité suffisante pour satisfaire aux projets de recherche. Il faut donner la possibilité aux acteurs engagés de pouvoir transformer certaines parties de la salle (sol, murs, plafonds …) parce que le lieu fait partie intégrante de la réflexion. À titre d’illustration du propos, on peut donner quelques exemples : Pouvoir écrire sur les murs grâce à des peintures spéciales ; Concevoir des tables avec des hubs qui permettent de connecter les ordinateurs à des moniteurs ; Permettre de déplacer les tables pour aider à la circulation des robots ; Permettre d’utiliser le sol ou le plafond comme lieux de vidéo-projection ; Rendre possible le déplacement de hauts parleurs ; Multiplier les points d’accès aux prises (électriques, vidéos, accès internet …) Supprimer les poteaux dans la salle ; .. Plusieurs arguments plaident en la faveur de cette réflexion:

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Les usages des enseignants et des apprenants évoluent, il faut pouvoir associer la logique spatiale à la logique éducative ; il faut imaginer les nouvelles attitudes corporelles dans les dispositifs d’apprentissage. Cela signifie probablement qu’il faille revisiter nos approches du corps. Les Universités investissent puis ouvrent les salles aux enseignants. Il faut une plasticité suffisante des lieux pour que les enseignants et les apprenants s’approprient les lieux. ; Il faut pouvoir investir l’intégralité des espaces, je pense ici aux sols, aux murs, aux plafonds, aux meubles qui deviennent de facto, des champs possibles d’expérimentation. Le discours sur l’instrumentation est par conséquent élargi à l’ensemble des artefacts disponibles. Quelle est la fonction d’une table, d’une chaise, d’un mur, d’un ordinateur, d’une imprimante 3D, seront les questions à insérer dans la logique de conception. Il ne peut, de mon point de vue, y avoir d’éléments installés qui ne puissent être justifiés. C’est à cette condition que cet espace sera réellement signifiant, parce que l’on est capable d’identifier le triangle du savoir constitué par l’homme, son espace et les interactions induites. Je voudrais clore cet article en élargissant la réflexion en abordant le lien entre collaboration et architecture. La plupart des réflexions qu’il m’ a été donné de lire s’appuient sur un principe d’encapsulation dans un bâtiment. Est ce une donnée intangible ? j’ose émettre l’idée que la salle de co-working peut se concevoir dans un principe de mobilité. Je voudrais m’appuyer sur les principes de Jeremy Rifkin sur la troisième révolution industrielle et les principes des makers On peut alors imaginer une salle de co-working mobile qui serait installée dans un camion. L’enjeu ne serait plus de faire déplacer les individus vers la salle dédiée mais d’inverser la proposition. Dans une évolution de l’enseignement supérieur vers des attitudes plus transdisciplinaires, le co-working mobile pourrait être une façon de permettre aux équipes de confronter leurs travaux dans une espace neutre d’un point de vue facultaire. Les “fablab” utilisent ce principe et ils sont une façon de comprendre les orientations vers lesquelles on pourrait s’acheminer : “Certains sont mobiles, dans des camions, ils vont où on ne les attend pas, en bas de cités, à la campagne. A Amsterdam, des artistes se déplacent dans les quartiers, attirent les gens et travaillent avec eux sur des petits projets pour résoudre des problèmes locaux. Tous les plans de ces dispositifs sont en licence libre, donc téléchargeables et reproductibles. Le Fab Lab s’inscrit dans un réseau ; la connaissance et les pratiques s’échangent en ligne,et peuvent être retranscrites au niveau du territoire” – Hémicycle du conseil régional d’Île-de-France (Paris) Colloque des 50 ans de l’association Planète Sciences – Page 10 https://planete-sciences.org/national/docs/synthese_colloque.pdf. Voir aussi “Voyage dans l’innovation sociale espagnole (2/3) : stimuler et accompagner l’esprit d’initiative”, voyage d’études de la 27 région, article d’internet actu, Hubert Guillau, 8/11/11 http://www.internetactu.net/2011/11/08/voyage-dans-linnovation-sociale-espagnole-23-stimuler-et-accompagner-lesprit-dinitiative/

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Voici les quelques pistes que je souhaitais lancer pour la réflexion sur la conception des salles de co-working. Ce ne sont que des pistes jalons de constructions intellectuelles que je souhaitent approfondir cette année. ———– [1] Le terme de co-working est utilisé par simplification, je ne suis pas sûr de décrire ce lieu tel que les chercheurs le définissent. [2] Marcello Vitali-Rosati in « S’orienter dans le virtuel », Hermann, 2012 [3] Le Campus numérique FORSE : analyses et témoignages, PURH, 2007, article Hélène Godinet [4] Le bricolage – https://moiraudjp.wordpress.com/2011/06/06/bricolage-quelques-reflexions/ [5] Le bricolage – https://moiraudjp.wordpress.com/2011/06/06/bricolage-quelques-reflexions/ [6] De l’utopie de la négation du corps au geste tactile, un pas vers l’école du futur ? https://moiraudjp.wordpress.com/2014/04/12/de-lutopie-de-la-negation-du-corps-au-geste-tactile-un-pas-vers-lecole-du-futur/

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D. « Des pierres et du ciment » au service de l’interaction pédagogique J’utiliserai dans cet article le terme d’architecture mais entendu comme l’architecture d’intérieur au sens ou le définit l’UNAID (Union Nationale des Architectes d’Intérieur, Designer) : « Participant de plain-pied à l’acte de construire, l’architecte d’intérieur exerce son art depuis l’élaboration et l’agencement des volumes d’un bâtiment jusqu’à la mise en scène des objets qui vont faire la qualité, la cohérence et le plaisir d’habiter un espace accordé au plus juste des besoins comme des goûts de ses clients » Ma réflexion sur l’espace de formation m’a amené, lors cette année universitaire (2013-2014), à visiter plusieurs lieux de formation aménagés à titre expérimental. J’ai entendu plusieurs acceptions pour qualifier ces lieux, learning center, fablab, atelier de co-working. Je laisserais de côté ici les analyses afférentes à la terminologie pour me concentrer sur les enjeux des aménagements. Il faut entendre ici la démarche qui consiste à revisiter les lieux de formation dans leur conception architecturale au service d’une scénarisation pédagogique. L’object if affirmé étant de favoriser les interactions sociales et de développer une meilleure posture d’enseignement et d’apprentissage. Dans chacun des cas observés l’objectif des concepteurs a été de briser les modes de transmission de type « top down » représentés par la salle de classe dite autobus ou l’amphithéâtre. Le dernier espace que j’ai visité à l’Université de Marne La Vallée m’a permis de lancer des pistes de réflexion. J’ai eu, au final, beaucoup de difficulté à identifier la nature de ces lieux qui se construisent ici et là. Certains parlent de learning center, d’autres de fablab, de tiers lieux, d’espace de co-working. À cet instant de ma réflexion j’ai un sentiment de confusion, de défense de pré carré conceptuel, là ou se dessine une réflexion forte sur la conception matérielle et immobilière des lieux d’apprentissage. Afin de solder temporairement la question sémantique, je souhaite donner un début de cadrage conceptuel pour situer la diversité des concepts qui peut d’une certaine façon perdre le lecteur Le learning center - C’est « Un environnement flexible – L’intégration d’un ensemble de ressources, de services et d’expertise – L’anticipation et la conduite d’un changement de modèle éducatif » Graham Bullpitt (1) Le FabLab « Un Fab Lab (abréviation de Fabrication laboratory) est une plate-forme ouverte de création et de prototypage d’objets physiques, « intelligents » ou non. Il s’adresse aux entrepreneurs qui veulent passer plus vite du concept au prototype ; aux designers et aux artistes ; aux étudiants désireux d’expérimenter et d’enrichir leurs connaissances pratiques en électronique, en CFAO, en design ; aux bricoleurs du XXIe siècle… » FING (2) « Un FabLab est un réseau de laboratoire local permettant l’accès à l’invention et la fabrication à des individus par la fourniture d’outils digitales et de fabrications. Vous pouvez utiliser le FabLab pour faire tout ce que vous souhaitez et le partager avec les autres utilisateurs. L’éducation au FabLab se déroule par le projet et la pratique. Vous êtes sollicité pour contribuer aux documentations et instructions des processus. » ENSCI (3) L’espace de co-working

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« Le terme de « Coworking » est apparu pour la première fois en 1999, dans un article de Bernie DeKoven, créateur de jeux-vidéos et auteur de nombreux ouvrages sur les nouvelles formes de divertissement /…/ La notion de Coworking regroupe en réalité deux idées, proches mais distinctes. En nous appuyant sur la traduction littérale du terme, nous pouvons analyser le Coworking comme un « centre de travail partagé ». Cependant, la notion recouvre aussi l’idée d’un réseau de travailleurs indépendants ou en freelance, particulièrement sensibles à l’échange, à la coopération et à l’ouverture. L’accent est donc mis sur une communauté de travail leurs autonomes et indépendants, partageant un ensemble de valeurs et de besoins. Cette communauté est très intéressée par les synergies pouvant naitre de la collaboration de ses membres. Les espaces de Coworking se vivent ainsi comme des espaces différents du domicile ou de l’entreprise. Il s’agit d’une troisième voie, à mi-chemin entre les deux lieux de travail précédemment cités, mêlant le confort du travail à domicile et la richesse sociale du travail en entreprise (4) . » Ce lieu que je tente d’analyser, objet de tant de tentatives de définitions est complexe. Je suis invité, à cet instant de ma réflexion, à orienter mes analyses vers un nécessaire brassage des différentes définitions. Ce choix du mélange ne résulte pas d’une volonté velléitaire mais bien du sentiment fort que les espaces matériels de formation fusionnent dans les usages alors que les spécialistes restent sur des querelles de chapelles liées aux définitions. Mes propos, qui pourront en heurter plus d’un, reposent sur mes observations, constats de la présence d’éléments épars empruntés à chacune des définitions : • La présence d’outils de prototypage, notamment l’imprimante 3D, des robots • La redéfinition de l’agencement de la salle. La conception de lieux prend en compte la posture du corps dans l’organisation du dialogue, la pose du corps est imaginée. Le corps n’est plus seulement pensé dans un rapport contraint du tryptique bureau / humain / chaise. J’ai noté la présence quasi systématique de canapés, de fauteuils, de chaises à l’assise confortable pour la conception de l’espace de dialogue. Jusqu’à présent j’avais isolé ces dispositifs seulement dans des lieux symboliques du pouvoir ou l’on dialogue entre pairs (Le bureau du Doyen de ma faculté par exemple). ; • La présence d’outils de partage comme les moniteurs muraux pour partager l’information ; • L’accès aux ressources documentaires via les interfaces numériques ; Ces lieux sont des cadres d’observations privilégiés pour imaginer les interactions qui peuvent (pourront, pourraient) s’établir entre les acteurs des dispositifs de formation grâce aux intentions des concepteurs (5) de l’architecture intérieure scolaire. Il faut analyser avec attention ces processus de conception. La seule entrée par les « meubles meublants (6) » peuvent nous entraîner dans la reproduction d’erreurs passées. Je tourne ici mon regard, pour opérer un parallèle, vers la période de conception des salles d’informatique dans les établissements de formation (école, collèges, lycées, Universités). Dans les années 90 on distinguait la salle de cours et la salle informatique parce que l’on séquençait les deux actions. Il convenait de placer des ordinateurs dans une salle sans autres formes de préoccupations pédagogiques. Nous pouvons, me semble t-il, si nous n’y prenons garde sombrer dans le même type de procédé lors de la conception des espaces de formation. Nous ne devons pas recréer des salles bis, plus confortables, plus cosy mais pas si différentes que cela des autres. Un établissement de formation est un formidable lieu de socialisation et d’interaction que le duo architecture / organisation des services s’évertue trop souvent à mon goût, à mettre sous l’éteignoir. Je ne prétends pas qu’une école est encore gérée comme le Panopticon de Bentham

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(Table ronde Paris 8, 2011), mais je pense que la volonté de contrôler, de surveiller, séquencer est encore très présente et qu’elle « neutralise » la nécessaire économie de la confiance, fondement me semble t-il des apprentissages. À ce sujet on peut lire dans la revue Persée (7) : « L’organisation du temps (l’emploi du temps) veut d’autre part « additionner et capitaliser le temps », constituer « ce temps disciplinaire qui s’impose peu à peu à la pratique pédagogique. La mise en « série » des activités à l’école élémentaire « permet » de la sorte « tout un investissement de la durée par le pouvoir », et l’horlogerie disciplinaire se révèle un dressement d’un temps de l’apprentissage des savoirs, qui assujettit l’enfant à la découpe même des savoirs, à leur division. Dans ce complexe disciplinaire, se situe un dispositif mettant l’élève sous le regard du maître, qui contraint par le « jeu du regard ». La « surveillance hiérarchique » impose une architecture qui s’intègre « au rapport pédagogique », autorise une indiscrétion de tout instant, et donc le Panopticon imaginé par (Bentham, 1791) comme dispositif carcéral pour tenir les prisonniers sous la vue permanente des gardiens participe mutadis mutandis d’un imaginaire pédagogique. Rêve inquiétant d’une société transparente, au pouvoir d’une machine à contrôler » (Fillioux, 1992) Il est par conséquent nécessaire de dynamiser et de renforcer la réflexion sur les architectures d’intérieur des lieux de formation, en évitant cependant de s’égarer, en sombrant dans certains biais d’analyse. Le postulat sur lequel nous nous appuierons est le lien que l’on peut établir entre les agencements spatiaux et les interactions humaines éducatives. Nous devons nous poser la question suivante pour asseoir notre réflexion : « Faut-il dédier un lieu unique et architecturé au service de l’interaction pédagogique dans les établissements de formation ? » Si je raisonne a contrario, cela signifie que les autres lieux ne seraient pas voués à l’interaction, à la collaboration, à la coopération, ou le seraient moins ? Mettre en lumière un lieu, c’est d’une certaine façon jeter un voile d’ombre sur les autres. La première question en appelle une autre : « La mise en place d’un lieu spécifique organisé ne fait-il pas émerger un paradoxe ? » L’unicité du lieu obligera la communauté des acteurs à réserver la salle lorsque le besoin émerge. L’invitation à collaborer, obligera à réintroduire un planning rigide au service d’une réflexion agile (?). Cela remet au centre de la réflexion, le séquençage espace / temps qui est un instrument de normalisation comme dit Michel Foucault » « Le temps mesuré et payé doit être aussi un temps sans impureté ni défaut, un temps de bonne qualité, tout au long duquel le corps reste appliqué à son exercice ». « (Foucault, 1975). Le paradoxe est là, le besoin d’interagir socialement pour instiller de la souplesse, de l’agilité créé de la rigidité. Fort de cette contradiction, on peut se risquer à faire quelques propositions : L’émergence de lieux construits et pensés pour le travail collectif, coopératif et collaboratif (Godinet, 2007) est un marqueur des nouveaux modes de travail de ce début du 21ème siècle. Nous éviterons ici de placer la collaboration comme le seul alpha et oméga de la pédagogie moderne mais bien de replacer ce concept comme pouvant être une chance éducative ou un puissant toxique (Stiegler, 2010) Le rapport au savoir et à la connaissance est matérialisé par l’architecture. Là où le tryptique ; tableau, estrade, bureau symbolisait la transmission du savoir acquis oralisé (Serres, 2012), l’espace poreux (Bardi – Bérard, 2002) déconstruit oblige à repenser l’apprentissage et l’enseignement dans leur dimension spatiale. Comment doit-on concevoir la collaboration dans un espace éducatif ? Ces lieux (encore largement) symboliques sont à la fois dédiés aux méthodes de travail scénarisées et sont aussi une façon institutionnelle de proclamer l’engagement à développer les méthodes agiles.

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Il est à la fois lieu d’usage, de recherche et de proclamation d’intention politique de formation. Il appartient maintenant aux institutions et aux équipes pédagogiques de passer d’une méthode de recherche / action in vitro à l’action in vivo. Passons de l’expérimentation à la généralisation. Cette réflexion s’inscrit obligatoirement dans le registre du singulier et du pluriel, faut-il un lieu ou des lieux de co-working dans les Universités ? Du tiers lieu au lieu d’inclusion les champs d’analyse sont nombreux. Créer UNE (seule) salle de co-working dans une Université c’est faire un effort d’investissement qui peut justifier budgétairement l’unicité mais on ne peut réduire la réflexion aux seuls enjeux financiers. Soyons audacieux en poussant le raisonnement jusqu’au bout. Si l’on estime que le mode coopératif et collaboratif sont les principes à retenir pourquoi les confiner à une spatialité réduite ? Les travaux à engager doivent être initié dans une analyse préalable sur les besoins, les envies mais aussi les peurs et les craintes des enseignants et des étudiants. Il me semble contreproductif de concevoir la ou les salles puis de tenter de convaincre de leurs pertinences. Il s’agit bien dans mon propos de lier intimement les réflexions sur le sens d’un lieu et celles de la pédagogie. Ce billet est le début d’une réflexion. Un peu plus qu’un billet mais pas encore un article, je souhaite pouvoir pousser plus avant cette analyse sur les espaces de formation. *** [1] « Des pierres et du ciment » au service de l’interaction pédagogique [2] Fing – http://fing.org/?Le-Fab-Lab-lieu-d-artisanat [3] Définition Fab Lab par l’ENSCI – http://www.ensci.com/createur-industriel/ateliers-de-projets/j-l-frechin/projet/article/9482 [4] Définition des modalités de mise en place d’un lieu de « Coworking » à Lyon – DEPAROIS Vivien -MARY Juliette -VILLEMONTE de la CLERGERIE Cécile, Mastère Spécialisé : Marketing et Management des Services, EM Lyon Business School http://www.espacedestemps.grandlyon.com/_Services_aux_salaries/doc/EM%20LYON%20benchmark%20Coworking.pdf [5] Par concepteur, j’entends un champ large qui va des architectes aux équipes pédagogiques engagés dans la réflexion sur des lieux de formation. [6] Dictionnaire de droit privé « Dans le langage de la technique juridique, les pièces de mobilier qui garnissent les habitations ou les bureaux des entreprises (tables. bibliothèques, lits, rideaux. .) » http://www.dictionnaire-juridique.com/definition/meuble.php [7] Revue Persee – http://www.persee.fr/web/guest/home *** Bibliographie

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Bardi – Bérard. (2002). L’école et les réseaux numériques. (La documentation française, Éd.) Bentham, J. (1791). Le Panoptique (éd. Les mille et une nuits, 2002). Les mille et une nuits. Fillioux, J.-C. (1992). Michel Foucault et l’éducation (éd. Numéro 99). Revue française de pédagogie. Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. (Gallimard, Éd.) Godinet, H. (2007). Le Campus numérique FORSE : analyses et témoignages. (PURF, Éd.) Stiegler, B. (2010). Ce qui fait que la vie vaut le peine d’être vécue. De la pharmacologie. (Flammarion, Éd.) Table ronde Paris 8. (2011). Autour du Panoptique de Jeremy Bentham (éd. Université Paris 8). Wikipédia. (Consultation le 11 juillet 2014). Définition FabLab.

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E. Au lieu de sanctuariser l’école, le numérique …. L’utilisation du numérique à l’école a déjà modifié et continue de changer le rapport qu’ont enseignants et élèves au temps et à l’espace. Jean-Paul Moiraud en sait quelque chose, lui qui conçoit entre autres activités, des cours en mondes virtuels. Sur Second Life par exemple, il participe aux travaux de la faculté de droit virtuelle de l’université Lyon-III Jean Moulin. C’est pourquoi, A bonne école.net a choisi de l’interroger. Entretien Jean-Paul Moiraud : Je suis professeur de gestion à Lyon en section design de mode (BTS,DMA etDSAA). Depuis de nombreuses années j’intègre et j’analyse le numérique dans mes enseignements. S’il fallait qualifier mon travail je choisirais sans hésiter le terme de praticien réflexif. Je suis à la fois dans une pratique quotidienne de l’enseignement tout en prenant le temps nécessaire à l’analyse de cette dernière.Depuis deux ans j’interviens à l’Ecole supérieure de l’éducation nationale pour la formation IFDESEN (ingénierie de la formation à distance). J’y analyse les concepts de temps et d’espace dans les dispositifs de formation à distance. J’ai pu alternativement exercer la fonction de tuteur en ligne et celle de concepteur de modules e -learning. Depuis cinq ans mon travail est orienté autour de la pratique et de l’analyse des questions de formation dans les mondes virtuels. Je participe aux travaux de la faculté de droit virtuelle (FDV) de l’université de Lyon-III Jean Moulin dans le monde Second Life. Je co-conçois des scénarios de simulation en collaboration avec Yann Bergheaud, directeur du SUEL de Lyon et de Gérald Délabre, directeur adjoint de la FDV. Quels impacts auront concrètement les nouvelles technologies sur l’espace et le temps à l’école ? J.-P. M. : Les nouvelles technologies ont déjà, et depuis longtemps, modifié le rapport au temps et à l’espace. Il ne s’agit plus de parler au futur, même proche, mais au présent. De nombreux enseignants ont appris à composer avec les nouveaux outils et ont commencé à dégager et à mutualiser de nouveaux usages. Je pense que la question de l’environnement numérisé d’enseignement est une donnée devenue incontournable. Elle est inscrite dans la durée. Nous n’en sommes pas encore au stade de la généralisation pacifiée, loin s’en faut. Nous pouvons encore lire des analyses en réaction (pour ne pas dire réactionnaires) qui expliquent que dans le temps (quel temps ?) c’était mieux. Au-delà de ce vieux débat sur la modernité, déjà débattu dans Phèdre : « tu n’offres à tes disciples que le nom de la science, sans la réalité », il faut penser le numérique dans sa globalité. Il y a des usages qui ne peuvent (ne pourront) se développer que si l’on sait penser un (des) nouveau(x) métier(s) configurés dans un nouveau rapport au temps et à l’espace.Mon questionnement à l’heure actuelle est, par conséquent, plus orienté sur le management du changement, que sur le changement technologique lui-même, puisque je considère que ce dernier est en marche. Nous sommes à une période de basculement qui perturbe des équilibres construits depuis de nombreuses années. Je vais jouer du paradoxe. On ne pourra jamais décréter le changement par voie législative, par décret, par injonction, par voie descendante. Par contre on peut l’encourager, inciter, le faciliter par cette voie, c’est peut-être là que se situe la modernité de la loi Peillon. Penser le numérique ce n’est pas agir par exclusion, la modernité triomphant de la tradition, mais par addition. Enseigner et apprendre c’est se mettre en capacité d’explorer une multitude d’espaces dans des temps revisités.

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Le numérique modifie l’espace et le temps Historiquement le lieu d’apprentissage et d’enseignement est unique, il est défini par l’architecture d’un bâtiment, d’une classe, d’un amphithéâtre et par le schéma hebdomadaire fixe de l’emploi du temps. Ces frontières historiques se fissurent, on peut désormais apprendre et enseigner hors ce cadre physique et hors des temps normés. Ce simple constat est à lui seul l’axe d’une réflexion sur les changements dans le monde de l’éducation car il est à l’endroit du frottement entre deux plaques antagonistes pouvant entraîner des phénomènes de secousses. Le travail des enseignants fait souvent l’objet de raillerie, parce que le discours commun le réduit au temps passé devant les élèves. Les cassandres de tous poils font leurs choux gras des 15 ou 18 heures de cours et des trop nombreuses vacances. C’est faire fi des temps masqués de préparation et de correction des copies. Le numérique amplifie ce débat parce qu’il rend possible, via les fonctionnalités des outils numériques, les modes de travail « anytime et everywhere ». Il augmente le temps et l’espace. Le temps de travail des enseignants – « anytime » Le temps de travail des enseignants est, de façon contradictoire, amplifié et dilué par le numérique parce que l’accès aux ressources est rendu possible à tout moment et le contact avec sa (ou ses) communauté de référence est lui aussi accessible en instantané. On mesure facilement le champ des possibles pédagogiques avec l’existence du mail, des blogs, des ENT, des diverses solutions du web 2.0, du cloud, etc. Ce sont là des impacts que nous pouvons déjà mesurer, de nombreuses études s’y sont penchées. Les impacts à venir, pour répondre à la question, viendront certes de la communauté enseignante mais pas seulement. Il est dilué aussi parce que l’on s’aperçoit du décalage qui existe entre les usages numérisés souhaités (individuels ou institutionnels) et le cadrage institutionnel du temps. Je vais procéder par raccourci pour donner une vue synthétique des enjeux à venir. Nous avons des usages en cours d’évolution, modelés par un environnement fortement numérisé et caractérisés par la souplesse, l’ubiquité permettant de construire des ressources via un mode de relation non hiérarchique. On nous enjoint à innover mais ! Le corpus réglementaire qui construit nos métiers est encore inadapté à ces évolutions. Il est d’un autre temps, celui du primat de l’unité temporelle et spatiale. En l’état, tout travail de type numérique est potentiellement un objet a-juridique ou presque. Certes il est prévu que l’on puisse effectuer des missions dont l’objet substantiel est le numérique mais il est pensé, pour l’instant, hors notre mission principale, c’est-à-dire l’enseignement. Il s’agit évidemment d’un sujet extrêmement sensible parce qu’il touche l’ADN du métier d’enseignant : le temps et sa liberté d’utilisation. Les lieux de travail des enseignants (everywhere) Le numérique transforme le rapport au savoir par la combinaison de divers espaces. Les enseignants continuent à investir l’espace physique classe mais lui ajoutent la complexité des espaces numériques. Dans les deux configurations l’acte d’enseignement et l’acte d’apprentissage s’y exercent. Il faudra déterminer comment sont qualifiés ces nouveaux espaces, sachant qu’ils

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s’inscrivent dans une combinatoire possible. Les enseignants peuvent travailler de leur domicile ou de tout autre lieu connecté. Mon propos n’est pas de prêcher pour plus de travail mais de le penser de façon autre, dans un cadre reconfiguré. L’ensemble de la communauté scolaire est démunie face à ces changements, de faits de nombreuses questions ne trouvent pas de réponses, ou de façon insatisfaisante : Peut-on envisager que le service des enseignants inclue une partie de distanciel ? Acceptera-t-on de considérer qu’un temps de travail hors l’établissement est un temps pertinent sans référence au principe panoptique ? Le distanciel est-il pertinent dans une configuration pré-bac ? Bien évidement ces idées sont expérimentées, à l’heure actuelle des classes de 6eme peuvent profiter d’une aide en ligne en dehors des cours et en dehors de leur emploi du temps. On sent que de toute part les propositions, en ce sens, fusent. Le numérique compose une nouvelle grammaire où l’on devra de plus en plus conjuguer espaces physiques et espaces numériques. Et s’agissant des apprentissages ? J.-P. M. : Les apprentissages des élèves seront à l’image des usages que les enseignants et l’institution sauront mettre en place. Ils seront probablement orientés par la capacité des enseignants à ne plus envisager la transmission du savoir de façon uniquement descendante. Les élèves peuvent désormais avoir accès aux savoirs en dehors des cours, en dehors des lieux normés. Il appartiendra aux enseignants de prendre en compte cette dimension nouvelle, ce changement de paradigme. Il s’agira bien sûr dans cette optique de bien former les jeunes enseignants et d’expliquer aux plus expérimentés les enjeux du changement. Comment concrètement utilisez-vous le numérique avec vos classes ? J.-P. M. : J’intègre le numérique depuis très longtemps dans mes classes. Je suis passé par toutes les évolutions et leurs potentiels pédagogiques. J’ai commencé par connecter mon ordinateur à un téléviseur, puis j’ai créé des cédéroms interactifs, puis des blogs, j’ai intégré Facebook pour met tre en relation des professionnels et des étudiants, intégré Twitter pour créer une veille collaborative mutualisable et dernièrement j’ai lancé le travail sur les mondes virtuels. Je tiens à préciser que ma démarche a systématiquement été motivée, non par attrait premier des technologies mais, par les fonctionnalités qu’elles génèrent.Il faut rappeler que les technologies numériques n’ont pas été créées spécifiquement pour le monde éducatif, c’est la logique de l’usage qui a prévalu de façon quasi systématique. En résumé, je n’intègre pas le numérique par principe technophile mais par procédé amont de scénarisation de mes cours. Peut-on dire que le futur est à l’apprentissage à distance (e-learning) ? J.-P. M. : Tout dépend de la définition que l’on veut bien donner à cette notion et à quel public on l’applique. Si l’on se réfère à la définition de l’union européenne qui dit que c’est « l’utilisation des nouvelles technologies multimédias et de l’Internet pour améliorer la qualité de l’apprentissage en facilitant l’accès à des ressources et des services, ainsi que les échanges et la collaboration à distance », nous pratiquons déjà le e-learning, il est le présent. Si nous envisageons une définition plus centrée sur le distanciel avec une part large donnée au tutorat nous sommes dans le registre du futur, en tout cas pour ce qui concerne l’enseignement initial pré -bac.Dans l’enseignement supérieur comme pour la formation tout au long de la vie les enjeux sont différents, les acteurs des dispositifs sont autonomes (ou supposés l’être). Il devient possible d’insérer une dose plus ou moins forte de distanciel en jouant sur la gamme qui va de la dématérialisation totale à l’enseignement hybride (blended learning). Qu’est-ce que cet apprentissage virtuel changerait aux relations sociales ?

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J.-P. M. : La notion de virtuel est extrêmement polysémique, ce terme est trop souvent employé pour signifier le terme « numérique ». On doit ainsi distinguer les enseignements et par extension les apprentissages qui instrumentent les réseaux numériques tels les ENT, les blogs, Twitter, Facebook, etc., et les dispositifs de formation immersifs où le terme virtuel est d’une nature différente. Pourtant, au-delà des considérations sémantiques, les espaces numériques et virtuels permettent une socialisation enrichie, loin d’enfermer nos élèves devant un écran, ils les ouvrent vers d’autres relations fécondes au sein d’espaces recomposés. Je recommande à ce titre la lecture des ouvrages et articles d’Antonio Casili. La sémantique propre à l’école est-elle elle aussi amenée à changer ? Parlera-t-on toujours de classes, d’école, d’enseignants, à l’ère des réseaux et des savoirs accessibles à tous ? J.-P. M. : Il est fort probable que nousconservions ces termes, car ils sont des marqueurs forts de notre histoire. A titre de comparaison, nos voitures expriment toujours leurs puissances en unité cheval, et pourtant… Nous parlons de classes virtuelles, de classes centra, de tableau numérique interactif (TNI), d’université numérique. Le changement proviendra probablement plus de l’émergence de nouveaux métiers que d’évolution sémantique, je pense notamment à celui de tuteur en ligne.Je suis ici certainement dans le domaine de la prospective mais cela ramène à mes propos de début d’interview sur l’espace et le temps. Il adviendra peut être, dans un temps plus ou moins proche, d’intégrer ce métier dans la nomenclature de l’éducation nationale. Au fond, le numérique à l’école, n’est-ce pas une manière de sanctuariser l’espace scolaire, jusqu’ici hermétique et en décalage ? J.-P. M. : Je ne pense pas que l’espace scolaire fut, est ou sera hermétique et en décalage. Il est même un formidable lieu démocratique et de démocratisation. Il a été, est et sera le lieu de la promotion sociale. C’est en tout cas sa finalité. Certes, comme à tous les moments charnières notre système peut avoir des moments de doutes, des crispations, mais sa vocation reste un idéal d’éducation du plus grand nombre. Au lieu de sanctuariser (étymologiquement, un lieu secret et fermé) l’école, le numérique a pour vocation de l’ouvrir au plus grand nombre. C’est ce que semble vouloir démontrer actuellement les MOOC (massive online open courses).

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F. Temps et espace Article rédigé pour le site « l‘école numérique » en 2013 Un éclatement du temps et de l’espace ? L’unité de temps et de lieu est depuis longtemps constitutive de l’acte d’enseigner. Mais en s’imposant comme une des modalités de l’apprentissage, le numérique modifie sensiblement les repères spatio-temporels historiques : l’école s’acheminerait-elle vers une nouvelle ère ? « Vous aurez cours de français dans la salle B420 le mardi de 9 heures à 11 heures. » Cette phrase répétée à l’envi marque le lancement de l’année scolaire, construite sur le principe de l’unité de temps et de lieu. Ce mode d’organisation est à bien des égards rassurant, parce qu’il semble immuable. Pourtant, insensiblement, les lignes de fracture bougent depuis que « le numérique est entré par effraction [1] » dans le monde de l’éducation. Le repère historique articulé autour du triangle un enseignant, une classe, un horaire, se brouille. Dans l’ère de la postmodernité, les repères semblent redéfinis. La porosité du temps et de l’espace Il est utile de rappeler que les constructions pédagogiques modifiant le rapport au temps et à l’espace ne sont pas nouvelles. Les expériences de l’Ofrateme (Office français des techniques modernes d’éducation [2]), de la télévision scolaire [3] et du collège de Marly-le-Roi [4] avaient posé les prémisses d’une réflexion et d’usages sur la communication distante synchrone dans l’enseignement. Le numérique s’inscrit dans cette filiation historique et s’en démarque tout à la fois. La puissance des réseaux a accéléré le phénomène de porosité spatiale, transformant inexorablement le métier d’enseignant et le rôle de l’élève. De l’unité à l’éclatement, se pose une question théorique largement débattue. Michel Foucault a analysé l’historicité du temps dans le système éducatif et la mise en place du temps compté dans un lieu situé : « Dans les écoles élémentaires, la découpe du temps devient de plus en plus ténue ; les activités sont cernées au plus près par des ordres auxquels il faut répondre immédiatement. […] Le temps mesuré et payé doit être aussi un temps sans impureté ni défaut, un temps de bonne qualité [5]. » En 2002, Anne-Marie Bardi et Jean-Michel Bérard insistent sur l’émergence du phénomène de porosité du temps et de l’espace : « Le lieu et le temps de l’école sont matérialisés à la fois par un bâtiment clos clairement identifié et par un emploi du temps hebdomadaire souvent fixe pendant une année ; les enseignants, personnels d’éducation et de direction et les élèves qui interagissent constituent ce que l’on a coutume d’appeler la communauté éducative. […] Aujourd’hui, les technologies de l’information et de la communication, dans leurs usages scolaires mais également privés viennent modifier radicalement les limites à l’intérieur desquelles s’exerçait jusqu’à présent l’enseignement. L’École, dans un environnement de réseaux numériques, remet en cause ses limites, dans les trois dimensions des schémas précédents [6]. » Les évolutions observées dans la structure temporelle du travail des enseignants composent encore avec la tradition du temps mesuré [7]. Le législateur a organisé l’activité professionnelle en se référant au principe de l’organisation hebdomadaire, 24 heures dans le primaire, 15 ou 18

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heures dans le secondaire et 192 heures annuelles dans le supérieur. Les usages instrumentés du numérique sont en train de bousculer cet édifice réglementaire, entraînant dans leur sillage un lot d’interrogations. Le temps numérique est-il un temps spécifique ? Faut-il envisager de le définir et de l’intégrer, en tant que variable, dans les services ? Comment qualifier ce temps numérique qui se défie des frontières jusqu’ici reconnues et acceptées ? Il ne peut (ne pourra) rester une « simple » question de recherche, car c’est un des territoires à conquérir par la profession entière. Il est source de tension puisqu’il est le lieu de transition entre la profession 1.0 et celle du 2.0. Le temps numérique dans l’enseignement Instiller des outils dans les dispositifs de formation modifie l’apprentissage et l’enseignement, instaurant un nouveau paradigme. On ne peut imaginer que le passage à de nouveaux usages puisse s’opérer par calque des anciennes pratiques, faute de quoi c’est « l’effet diligence [8] » qui menace. Les usages pédagogiques numériques transforment le rapport au temps pédagogique. La scénarisation des apprentissages, quelle que soit sa granularité, ne peut plus être assimilée au temps de préparation du cours traditionnel – elle est résolument autre. Elle est réticulaire, ubiquitaire et non hiérarchique. Il faudra engager une réflexion sur ce temps spécifique. Fortement investi par certains, boudé ou volontairement abandonné par d’autres, il implique une réponse politique forcément complexe. Le champ du droit L’analyse de quelques références réglementaires donne des orientations sur les positions actuelles. Le décret du 12 février 2007 énonce « les modalités d’exercice et définissant les actions d’éducation et de formation autres que d’enseignement pouvant entrer dans le service de certains personnels enseignants du second degré [9] » : le travail numérique y apparaît en bonne place. Le statut des enseignants-chercheurs du 23 avril 2009 énonce que « les enseignants-chercheurs participent à l’élaboration, par leur recherche, et assurent la transmission, par leur enseignement, des connaissances au titre de la formation initiale et continue incluant, le cas échéant, l’utilisation des technologies de l’information et de la communication [10] ». Ces deux exemples, parmi d’autres, montrent la difficulté de balisage du temps numérique. Il peut être distinct du temps de travail ; il est « autre que l’enseignement » ou se conçoit à la marge et ne se conçoit que « le cas échéant ». La conquête du temps et de l’espace numérique passe par le champ du droit. C’est ce qu’affirme Michel Serres : « Changer d’espace, c’est changer de droit et changer de politique. Si nous avons changé d’espace, alors il faut en conclure peut-être que nous sommes dans un espace de non-droit [11]. » À la façon des pionniers américains, nous sommes en train d’explorer et d’investir ce que nous pourrions appeler le « Far Web » : de quelle façon les contours de cet espace numérique seront -ils tracés ? L’espace pédagogique n’a de cohérence que s’il est articulé avec l’espace juridique. Le recours de plus en plus fréquent aux outils du Web 2.0 doit être pensé au regard des réglementations autres que françaises qui s’appliquent. Les conditions générales d’utilisation vont déterminer les lois applicables, apprécier des notions subjectives comme les bonnes mœurs et l’ordre public. L’espace juridique influencera obligatoirement la pédagogie en imposant sa direction.

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Nous investissons ces espaces dématérialisés et juridiquement signifiants pour développer des nouveaux processus de formation. Ils rendent possible l’acquisition des savoirs hors les murs de la classe, provoquant un télescopage entre l’espace privé et l’espace professionnel. Nul n’était préparé à cette nouvelle partition ou s’exprime « l’intimité au travail [12] », et a contrario le travail dans la sphère de l’intime. Là encore, nous serons contraints de donner une réponse. Nouvelles temporalités, nouveaux lieux Le développement des espaces virtuels engage de façon concomitante à penser des espaces physiques reconfigurés. Un dialogue croisé devra s’engager entre l’État, les collectivités locale s et le corps enseignant pour penser les établissements de l’ère numérique. Il faudra donner des réponses pour imaginer les futures salles de classe, les centres de documentation et les salles informatiques (si elles ont encore un sens). Probablement faudra-t-il aussi inventer de nouveaux lieux, comme des « e-learning center », dans l’hypothèse de la montée en puissance du e-learning comme mode de formation continue. Cette question d’aménagement de l’espace engage la réflexion sur la temporalité longue de la décision politico-administrative. En s’imposant comme une des modalités de l’apprentissage et de l’enseignement, le numérique à l’école a bousculé les repères spatio-temporels historiques. Là où nous pensions sur le mode de l’avant, du pendant et de l’après, nous avons appris à composer avec « l’idée d’une “intelligence globale” et d’un partage en temps réel des connaissances [13] ». Les nouvelles technologies se diffusent rapidement ; il reste au corps social à les absorber en imaginant de nouvelles pratiques. Nous devrons observer quelles seront ces évolutions, comment se comporteront les divers acteurs, là où le progrès ne peut se décréter. Jean-Paul MOIRAUD, enseignant au lycée La Martinière-Diderot, Lyon [1] Pierre Fonkoua (ENS Yaoundé), colloque Res@Tice, 13-14 décembre 2007, Rabat (Maroc) : http://eductice.ens-lyon.fr/EducTice/recherche/scenario/spe/colloque_resatice [2] Entretien avec Jean Valérien (sur Ofrateme), 1er janvier 1997 : http://www.canal -u.tv/video/canal_tematice/entretien_avec_jean_valerien.3379 [3] Entretien avec Etienne Brunswic (sur la télévision scolaire), 4 octobre 2006 : http://www.canal-u.tv/video/canal_tematice/entretien_avec_etienne_brunswic.3565 [4] Entretien avec Max Egly, 27 mars 2007 : http://www.canal-u.tv/video/canal_tematice/entretien_avec_max_egly.3599 [5] Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1994. [6] « L’école et les réseaux numériques : rapport à M. le ministre de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche et à M. le ministre délégué à l’Enseignement », juillet 2002 : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/024000537/index.shtml [7] Voir aussi le rapport IGAEN « Les composantes de l’activité professionnelle des enseignants outre l’enseignement dans les classes », juillet 2012 : http://www.education.gouv.fr/cid61577/les-composantes-de-l-activite-professionnelle-des-enseignants-outre-l-enseignement-dans-les-classes.html

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[8] Jean-Paul Moiraud, Effet diligence : https://moiraudjp.wordpress.com/tag/effet-diligence/ [9] Arrêté du 12 février 2007 précisant les modalités d’exercice et définissant les actions d’éducation et de formation autres que d’enseignement pouvant entrer dans le service de certains personnels enseignants du second degré : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000273771&dateTexte=&categorieLien=id [10] Le statut des enseignants chercheurs : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.docidTexte=JORFTEXT000020552216&dateTexte=&categorieLien=id [11] Michel Serres, « Les nouvelles technologies : révolution culturelle et cognitive », forum Inria, 40 ans, Lille, décembre 2007 : http://www.youtube.com/watch?v=sU43ohjNUXI [12] Stefana Broadbent, L’Intimité au travail, Limoges, FYP éditions, 2011. [13] Serge Tisseron, « Culture numérique : une triple révolution, culturelle, cognitive et psychique », 7 juin 2012 : http://www.sergetisseron.com/blog/nouvel-article-618

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G. Apprendre et enseigner au cœur des espaces du savoir. La flexibilité des espaces au service de la convergence.

Aire du rectangle = Longueur x Largeur = a.b, cette formule mathématique est essentielle pour concevoir les espaces physiques de formation. Le ratio M 2 / étudiant est indispensable pour aider à la gestion de la structure globale des bâtiments (Agence de modernisation des universités, 2000). L’unité métrique d’espace est la référence pour les directions du patrimoine immobilier. Les normes administratives fixent la surface utile à «1 M 2 par étudiant pour l’amphithéâtre, 1,5 M 2 pour une salle banale, 6 M 2 pour une salle de TP …. »(Derouet-Besson, 2000). Cependant … La formation en ligne a fissuré notre regard à l’endroit des espaces physiques en faisant émerger l’aire numérique. Peut-on, à l’instar des surfaces réelles, la réduire à une formule algébrique ? Depuis que les étudiants, les enseignants et les tuteurs ont investi ce « far web» fait de 0 et de 1, ils y exercent leur sociabilité(Casili, 2012), sans qu’ils se situent pour autant dans un « univers parallèle » (Arfaoui & Lafay, 2013) Du rigide à l’immatériel, du quantifiable au non quantifiable, la FOAD nous propulse dans l’âge de la flexibilité des espaces. Cette nouvelle donne ne peut qu’interroger les acteurs de la formation en inscrivant la forme interrogative du [où ?] de situation, au fronton de nos analyses. Avant toute chose, il me paraît nécessaire de définir la notion d’espace de formation dans le cadre de la formation à distance, parce qu’elle réunit les acteurs au sein de territoires (physique et numérique) de plus en plus vastes. Nous sommes situés encore largement dans des constructions spatiales d’apprentissages rigides, fondées sur le principe de l’unité de temps et de lieu. La formation est conduite dans l’enceinte de la classe ou de l’amphithéâtre, encapsulée dans le bâtiment de formation (école, collège, lycée, université), lui même incrusté dans le tissu urbain et social d’une ville. La FOAD érigée sur les fondations d’Internet, enrichit et augmente l’espace de formation. Les scénarios doivent intégrer cette dimension flexible, tout en sachant ne pas tomber dans le travers de la construction de lieux de travail qui : « ressemblent davantage à des gares de chemin de fer qu’à des villages » (Sennett, 2008) Un espace de travail flexible est-il un oxymore ? L’histoire nous donne à penser qu’il est depuis longtemps un lieu de porosité, de mixité et de flexibilité. Les réflexions sur l’espace sont inscrites historiquement dans les analyses sociales du travail. Au moyen âge le domicile et le lieu de travail sont confondus. L’Atelier est un lieu mixte. Richard Sennett dit : «Les artisans dormaient, mangeaient et élevaient leurs enfants sur le lieu de travail». Lorsque le capitalisme industriel se développe, les salariés sont éloignés de leur milieu familial, c’est ce que souligne Stefana Broadbent (Broadbent, 2012), citant Eli Zaretsky « L’économie capitaliste du XIXème siècle avait besoin d’isoler l’individu de ses attaches familiales, de façon à casser le foyer familial en tant que lieu à la fois de reproduction et de production économique » (Zaretsky, 1986) Les nouvelles technologies rebattent à nouveau les cartes. Le e-learning devient un champ privilégié d’observation de ce changement de paradigme spatial. Les scénaristes des dispositifs de formation ne peuvent plus éluder les réflexions liées à l’intégration des espaces physiques et des espaces numériques. La porosité spatiale devient un enjeu fort des constructions pédagogiques instrumentées. Les enseignants, les tuteurs, les apprenants, les ingénieurs pédagogiques qui constituent l’ossature des dispositifs de FOAD évoluent d’une certaine façon au sein d’espace (s) proche (s) de l’idée de l’atelier d’un artisan. Il est le lieu professionnel que l’on habite et l’habitat qui se professionnalise.

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Historiquement le mot atelier « Issu d’une terminologie de charpentier, le mot atelier n’a pas eu que des avatars morphologiques ; plus profondes et plus significatives sont ses aventures sémantiques. Sa polysémie n’est pas l’œuvre d’une suite d’accidents linguistiques ; le mot eut la mobilité même de ce qu’il désignait, changeant de sens chaque fois que la société changeait elle -même sa propre conception du travail, de la production et de la fabrication, au fil des transformations économiques, sociales et politiques. » (Encyplopédia Universalis) Richard Sennett précise que : «Dans l’atelier, les inégalités de compétences et d’expériences deviennent des problèmes de face à face. Le bon atelier installera l’autorité légitime dans la chair, non pas dans les droits et devoirs établis sur le papier. » Un concept qui évolue à chaque fois que la société change « elle-même sa propre conception du travail », ne peut que nous inciter à cerner les enjeux pédagogiques liés à de la plasticité (flexibilité) de cet espace. Les dispositifs de formation sont poly-situés spatialement, charge aux concepteurs de s’emparer de cette problématique pédagogique. Mon analyse portera sur les deux espaces investis pour l’exercice de la formation à distance, l’espace physique professionnel et l’espace physique privé. Apprendre et enseigner dans des lieux physiques comme les écoles, les lycées ou les universités est encore le mode de la formation dominant. Le lieu physique est un espace signifiant qui structure encore massivement les modes d’apprentissage et d’enseignement. Dans cet espace dédié qui séquence le temps « sans impureté ni défaut, un temps de bonne qualité » (Foucault, 1975) la flexibilité est omniprésente. Le numérique a rendu poreux les lieux phys iques. Il faut envisager désormais l’apprendre et l’enseigner dans un camaïeu de lieux situés signifiants et complémentaires. L’espace pédagogique est construit en combinant l’espace professionnel physique et de l’espace privé, le domicile. Le fait de l’investir, d’y évoluer est dans l’inconscient collectif un gage de sérieux professionnel. Il est l’alpha et l’oméga de l’apprentissage et de l’enseignement. Il produit évidemment du sens pédagogique, du sens social et du sens architectural. On peut l’évaluer en quantité et en qualité mais … Ces espaces bien que constitués de briques et mortiers (brick and mortar) sont néanmoins devenus flexibles. Les constructeurs s’interrogent sur les nouvelles caractéristiques des lieux physiques au regard des enjeux du numérique. Faut-il continuer à installer des salles informatiques autobus ? Quel est le contour des « Learning center » ? Comment agence t -on les salles nouvellement équipées de solutions numériques ? Comment doit-on redéfinir les espaces des bibliothèques universitaires ? La FOAD est systématiquement convoquée dans ces analyses prospectives car elle casse un grand nombre de codes. Il convient de se référer à nouveau à Michel Foucault. Le lieu de travail est conçu comme un lieu de surveillance. La présence située des individus est la référence pour estimer une forme de qualité du travail, alors même qu’au-delà du « présentéisme » c’est parfois « l’absentéisme moral » (Baron, 2011) qui l’emporte. Les stratégies de contrôle mises en place peuvent être redoutable s. Richard Sennett à propos du travail à domicile et de la liberté associée dit : « Cette « récompense » suscite une vive inquiétude parmi les patrons, qui redoutent de perdre le contrôle des absents et soupçonnent ceux qui restent à la maison d’être tentés d’abuser de leur liberté. En conséquence une multitude de contrôles ont été mis en place pour réglementer le travail effectif de ceux qui sont absents du bureaux » (Sennett, 2000)

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Les formations en ligne ont favorisé l’émergence d’un champ des possibles spatial. Le savoir s’est invité par effraction dans l’intime du domicile, les professeurs et leurs apprenants s’y sont installés. L’espace privé s’est flexibilisé à partir du moment où les acteurs ont eu à faire cohabiter en un seul lieu, l’intime et le lien de subordination. Le domicile se professionnalise donc par intermittence, on assiste à un double mouvement de convergence entre le lieu de travail et le lieu intime. Perla Serfaty-Garzon dit à ce propos « Bien des lieux de travail, non seulement l’atel ier d’artiste, mais aussi, par exemple, la chambre, le bureau ou la bibliothèque de l’écrivain, le laboratoire du chercheur, l’atelier de l’artisan prennent sens d’habitation, précisément parce que, dans ces cas, la personne habite l’écriture, la réflexion, l’art ou la recherche scientifique. L’habitat – La maison est la figure majeure d’une dimension ontologique, et donc pérenne, celle de l’habiter. Mais d’autres figures peuvent traduire le chez-soi, son aspiration à la conscience de soi et à l’appropriation de même que son risque d’aliénation à soi-même et à autrui. » (Serfaty-Garzon, 2003) Il revient donc aux institutions de formation et peut être plus précisément aux tuteurs d’expliquer aux apprenants comment gérer et harmoniser la dualité spatio-personnelle afin qu’il y ait le moins d’interférences possibles. La confrontation de l’intime et du professionnel au sein d’un espace unique fait émerger de nouvelles compétences. Le domicile-atelier est un écosystème technologique complexe. Il héberge en son sein un équipement minimum relativement complexe, une « box« , une connexion, un ensemble d’interfaces favorisant les émissions et les réceptions, des câblages, des périphériques pour écouter, pour transmettre (micro, casque). Les acteurs des dispositifs de formation qui agissent de leur domicile doivent imaginer la formation dans un registre de flexibilité de l’espace personnel. Les maisons et appartements sont majoritairement pensés pour l’occupation non professionnelle. Il s’agira donc de détourner, de bricoler, les lieux pour les adapter aux besoins de la formation. Il ne s’agira donc pas de déclarer l’espace personnel intégralement professionnalisé mais d’agencer des lieux à réversibilité sociale. La flexibilité pendra des formes multiples puisque l’introduction de la formation engagera à passer du fond sonore intime à l’ambiance feutrée professionnelle, de la circulation libre à la neutralisation d’un lieu, de la liberté de l’agencement visuel à la neutralité. La flexibilité de l’espace privé Vs l’espace professionnel engage à imaginer la flexibilité de sa vie sociale, quels contours, quels freins, quelle porosité ? Il serait facile et sécurisant de considérer que seules les questions d’espaces physiques engagent à prendre une pause réflexive car il est question de briques et de mortier. Nous sombrons trop souvent dans le mythe du nuage informatique. Nous affirmons souvent de façon péremptoire : « mon travail est dans les nuages » ce qui revient à dire que l’on ne sait pas où il se situe et qu’il est de peu de valeur de savoir où il est localisé. Le « nowherland » est une fiction car l’espace numérique est situé ; les serveurs sont localisables, les CGU se réfèrent à un territoire juridicisé, les url ont des extensions de référence étatique (.fr, .ca, …). Nous avons donc besoin de cadastrer nos espaces (Moiraud, 2013). L’espace numérique interagit avec l’espace physique, il le contraint, il le structure : « La difficulté du changement tenait aux normes du lieu de travail plutôt qu’aux normes de calcul » (Sennett, 2000) . Lorsque la phase de formation s’opère à partir de l’espace privé, il faudra faire en sorte de le professionnaliser temporairement, par crainte d’interférences. Il faut engager un ensemble de réflexions d’ordre scénaristique, parmi lesquelles on peut citer, sans être exhaustif : « Comment professionnaliser le champ de vision de sa webcam ? Comment gérer l’écosystème technologique de son domicile ? Comment concilier les déplacements privés et déplacements professionnels ? Comment gérentesismer l’écosystème sonore de son domicile ? Comment gérer la répartition entre la présence sur le lieu de travail et la présence professionnelle au domicile ? » (Serfaty-Garzon, 2003)

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Les espaces numériques sont une fenêtre ouverte … sur les espaces physiques et les espaces physiques sont les points d’accès vers les mondes numériques. Alain Milon (Milon, 2005) affirme que le numérique dans son acception de virtuel ne supprime pas la présence du corps. Nous osons affirmer que les dispositifs de formation en ligne ne suppriment pas la référence aux espaces physiques, bien au contraire. Les universités qui s’engagent dans la formation en ligne doivent adapter leurs structures. Il me semble nécessaire que les institutions engagent une réflexion sur la flexibilité des espaces. Nous avons évoqué la difficulté à agencer l’atelier-domicile. Et si les universités offraient le service de l’accueil de leurs espaces à des étudiants engagés numériquement auprès d’autres universités ? Nous serions alors, ici, dans une vraie flexibilité (spatio-administrative) au service de l’enseignement. Les nouvelles gouvernances peuvent-elles ignorer le maillage nouveau des espaces du savoir ? Il me semble que nous sommes au début de cet immense chantier provoqué par le développement de la FOAD, et si les espaces numériques flexibles, avaient pour effet de redynamiser la réflexion sur l’espace réel rigide ? Jean-Paul Moiraud *** Références Agence de modernisation des universités. (2000). Guide de l’aide à l’autodiagnistic pour la mise en oeuvre d’une politique immobilière. Arfaoui, M., & Lafay, Q. (2013). Non internet n’est pas un univers parallèle. (R. Esprit, Éd.) Baron, X. (2011). Repenser l’espace et le temps du travail intellectuel. (L. m. review, Éd.) Broadbent, S. (2012). L’intimité au travail. Casili, A. (2012). Les liaisons numériques. Derouet-Besson, J.-L. (2000). Réferentiel des constructions universitaires. Encyplopédia Universalis. (s.d.). Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Milon, A. (2005). La réalité virtuelle. Avec ou sans le corps ? (autrement, Éd.) Moiraud, J.-P. (2010). Bricolage, quelques réflexions. Moiraud, J.-P. (2013). Changer d’air, changer d’ère et changer d’aire. Moiraud, J.-P. (2013). Tutorat et espace de formation (éd. t@d 10). Richard, S. La culture du nouveau capitalisme.

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Sennett, R. (2008). Ce que sais la main. 10/18. Sennett, R. (2000). Le travail sans qualités. Les conséquences humaines de la flexibilité. Paris: Albin Michel. Serfaty-Garzon, P. (2003). Chez soi, les territoires de l’intimité. truc. Article atelier (éd. Encyclopédia Universalis). Zaretsky, E. (1986). Capitalism, the Family, and Personal Life. New York: Perennial Library

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H. La classe connectée Comment imaginer le futur des enseignements et des apprentissages quand on ne dispose que des idées d’aujourd’hui ? C’est une question qui ne cesse de me tarauder lorsqu’il s’agit d’imaginer l’espace physique de formation. Je crains régulièrement d’habiller de code numérique des idées anciennes. Nous entendons, nous lisons de plus en plus régulièrement le terme de classe connectée. Que recouvre ce terme avec lequel nous devons composer dans nos réflexions ? Qui est connecté (un lieu, des lieux, des machines, des personnes, les quatre en même temps? Quel est la définition du mot classe ? Tout d’abord il faut tenter de cerner le mot classe. Nous pouvons l’entendre au moins avec deux sens. Celui immobilier qui englobe les murs, les tables, les chaises, les tableaux. Doit -on envisager cette classe seule ou faut-il l’englober dans un ensemble plus vaste qui est l’établissement. Il faut ici se poser la question des agencements dans un contexte numérisé. Nous pouvons aussi l’entendre comme l’ensemble des élèves constituant un groupe classe. Il est fréquent que nous parlions de nos élèves en évoquant la classe de 6ème, la classe de quatrième, la classe de terminale. Ces deux acceptions du terme ne nous renseigne pas sur sa taille et sa situation car elle peut être chiffrée à 15, à 30, à 400, à 800 … Elle peut être de taille modeste dans une classe unique dans une école de campagne ou un immense amphithéâtre de 900 places pour des cohortes de L1. On le constate c’est un terme unique qui nous est proposé pour évoquer un ensemble de solutions hétérogènes. Nous entrons dans la complexité. Il ne s’agit pas de faire disparaître un terme pour en faire émerger un autre mais bien d’interroger ce concept, de le triturer, d’en extraire un substrat. Qu’est ce qu’une classe au 21ème siècle ? Le concept large d’espace éducatif semble mieux convenir que celui de classe. La seule entité physique immobilière n’est plus suffisante pour appréhender correctement ce lieu. La classe est un subtil mélange entre l’espace réel et l’espace virtuel dans lesquels enseignants et apprenants circulent. C’est à partir de ce constat qu’il faut essayer de penser la classe connectée. Il ne s’agira pas ici de limiter la réflexion aux acteurs du monde éducatif mais bien de l’élargir aux architectes, aux designers, aux programmistes, aux chercheurs, aux usagers, aux politiques, aux services des ressources humaines. Qu’entend-on par classe connectée ? Qui est connecté ? On peut analyser ce concept à plusieurs niveaux de complexité : 1 – Intégrer des outils dans une salle pour remplacer l’analogique par du numérique. Nous sommes ici dans un processus de transfert /remplacement. La structure de la classe n’est pas foncièrement transformée car le matériel est souvent concentré en un lieu dédié (la salle informatique). On est encore dans un processus de partition entre le cours traditionnel et le cours instrumenté.

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2 – Les outils sont insérés dans la classe et l’on commence à mixer l’espace réel avec l’espace virtuel. On commence à scénariser mais il faut bien être conscient des difficultés liées ; au risque de l’effet diligence, aux temps perdus en réglage, aux quêtes de la connexion parfaite (ou dit autrement à batailler contre l’absence de connexion) … 3 – Intégrer les outils numériques et développer une réflexion qui permettent de passer d’une logique de formation classique à une logique de formation instrumentée. La réflexion est menée par les enseignants, les équipes enseignantes. Formation et lieu de formation sont encore indissociables à ce stade. 4 – Intégrer les outils numériques et développer une réflexion qui permette de passer d’une logique de formation classique à une logique de formation instrumentée transversale. La réflexion est menée au niveau d’un établissement. On intègre dans le processus réflexif la communauté scolaire qui collabore en inter-corps. On peut commencer à modifier, non plus la seule structure de la salle mais l’agencement de certaines parties de l’établissement. Nous sommes ici encore largement dépendant de l’effet prof / chef d’établissement. Les constructions sont très dépendantes des individus et pas encore de la structure. 5 – Engager une réflexion sur le sens du terme connecté pour une classe, c’est-à-dire au-delà de la simple capacité technique de connecter des outils au web. Nous pouvons entendre ici le terme connecté comme la capacité opérationnelle d’associer les machines et les acteurs : Connecter des machines — > C’est se poser la question de leur placement dans l’espace. Où doit-on les placer pour favoriser la collaboration en classe si l’on part du postulat que les fonctionnalités de ces machines tendent à favoriser la collaboration et la coopération. Connecter des individus — > Il faut partir à nouveau de la spatialisation desdits individus. Pense t-on que la classe est le seul lieu d’apprentissage et d’enseignement ? S i non il faut converger vers le concept d’espace de formation connecté et plus celui réducteur de classe connectée. Il faut ici identifier quels sont ces espaces ? Ceux au sein desquels s’exercent des interactions : L’espace de la classe comme lieu d’interaction entre un enseignant et des apprenants. Les designers, les architectes, les programmistes, les acteur de terrains peuvent s’emparer de ce débat en collaborant ; L’espace de l’établissement au sein duquel peuvent s’exercer une multitude d’interactions scénarisées. Les équipes, les chefs d’établissement peuvent s’emparer ce ce débat en collaborant ; Les espaces d’une multitude d’établissements au sein desquels des équipes peuvent collaborer. c’est peut être ici que commence la réflexion le concept de connexion. Le numérique nous donne enfin la possibilité de faire converger les savoirs là où on peut les trouver. La classe existe aussi comme lieu d’entrée vers des interactions multiples. Les équipes des réunions de bassins peuvent s’en emparer en associant les acteurs des projets ; Les espaces personnels des acteurs (enseignants et apprenants) sont devenus des espaces du savoir car le numérique professionnalise par intermittence ce lieu. En disant cela, j’induis l’idée qu’un enseignant peut travailler de son domicile (ou d’un lieu de télétravail dans un établissement qui reste à inventer). La question ici plus que technique est politique et juridique car il faut redéfinir le temps de travail. Qu’est ce que le temps de travail si la connexion affranchit parfois

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du rapport présentiel enseignant / apprenant. Nous entrons ici dans l’innovation de la classe connectée. C’est de l’innovation sociale : Comment imaginer juridiquement le nouveau temps de travail dans l’espace de formation connectée ? Comment réguler ces temps connectés ? Comment réguler les espaces connectés ? La distance peut-elle devenir une variable des services enseignants et apprenants ? Peut on imaginer une économie de la confiance lorsque la classe connectée agrège des compétences distantes ? L’innovation est l’horizon du quotidien des enseignants, il faut la compléter par de l’imagination et de l’audace politique (État et collectivités locales) pour penser réellement la classe connectée. La classe connectée en tant qu’espace large d’interaction s’exerçant dans des lieux institutionnels et / ou privés devrait engager les constructeurs immobiliers à penser la conception d’espace collectifs dans les immeubles. Pourquoi ne pas imaginer des pièces communes de co-working dans les immeubles ? La collaboration doit se vivre par l’imagination. Dite aujourd’hui l’idée peut paraître farfelue mais elle mérite une réflexion me semble t-il. Dans ce billet, je me suis contenté d’ébaucher une réflexion, il faudrait que d’autres contribuent à cette amorce de cadrage. Je termine ce billet par cette sempiternelle bouteille à la mer, décideurs, politiques, enseignants, cadres, élèves les colonnes de ce blog vous sont ouvertes pour argumenter, débattre. Oser ce serait déjà un réel acte de connexion à vocation réticulaire.

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I. De l’utopie de la négation du corps au geste tactile, un pas vers l’école du futur ? Une réflexion consécutive à une question que l’on m’a posée : comment imaginez vous l’école de demain ? Je ne suis pas encore sûr que mon propos soit d’une grande rigueur, prenez ce billet comme un bloc note extime élaboré en assemblant des idées éparses. L’exercice de prospective est à risque mais il est parfois utile de se projeter dans le futur, même incertain, pour mieux comprendre le présent. Depuis quelques temps nous cherchons à imaginer ce que sera l’école dans 20, 30 ou 50 ans. Alors même que nous sommes entrés dans la société de la connaissance, que l’immatériel est un enjeux fort, qu’il est reconnu par l’Unesco. Nous entrons dans une période de turbulence qui semble mettre à nu les inquiétudes et les angoisses générées par un futur que nous ne parvenons pas à esquisser. J’avais déjà sourcé ce champ des possibles en 2011 avec les produits de la société five -five (actuelle Holî) et rédigé un billet sur les enjeux cognitifs dans les mondes immersifs. Les projets et les équipes qui se penchent sur la question sont nombreux, on peut citer pêle -même et sans préoccupation de priorité : La 27ème Région a de son côté largement commencé à border les champs en se posant des questions de type « Comment innoverons nous demain ?« , » mon lycée de demain« . Mark Prensky dit à RSLN « L’école de demain doit ressembler au monde d’après demain« , l’ENSCI est investi dans le projet « Sustainable everyday project ». La Région Île de France proclame que « Le lycée de demain s’invente aujourd’hui« … Les Danois ont mis en musique l’idée du lien entre l’architecture et la pédagogie en construisant le lycée d’Orestad. Ainsi lorsque le numérique est entré dans nos prat iques d’enseignement et d’apprentissage nous avons tous tenté d’imaginer un ailleurs pédagogique, nous avons rêvé (nous rêvons encore) à une forme de grand soir de la formation, fort de l’idée que les technologies peuvent d’une certaine façon contribuer à dynamiser nos méthodes, nos travaux, transformer notre culture. Nous imaginons et nous œuvrons en simultané pour plus de collaboration, de coopération, pour un accès au plus grand nombre au savoir en instillant la dimension du plaisir d’apprendre. Nous sommes évidemment tiraillés entre la nécessité de mobiliser les classiques où la pédagogie et la didactique siègent en bonne place et la réflexion sur la place des technologies que nous qualifions encore de nouvelles. Les tensions sont fortes sur ces liens nouveaux. Le virtuel faisant table rase du réel était l’utopie sur laquelle nous avons bâti nos réflexions, organisé nos scénarios pédagogiques, dans l’enthousiasme de la naissance de la révolution numérique et au fil de ses développements. Pourtant … … Dès 2005, Alain Milon dans son ouvrage intitulé « La réalité virtuelle : Avec ou sans le corps ?« , (éditions autrement) pose la question du vivre sans le corps et nous met en garde contre le mirage technologique du virtuel qui exclurait le corps. Il dit : « En s’affranchissant des règles élémentaires de la physique, le cyberespace plonge le sujet dans un espace à n dimension dont on ne sait plus exactement à quel modèle il se réfère. Jonglant avec ces n dimensions, le sujet perd son cadre spatio-temporel, référence essentielle et structurante de

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son vécu empirique. Les implications sur le corps ne sont pas sans conséquences. Où est mon territoire, qu’est ce qui le limite, quel est mon cadre espace-temps ?« Il me semble que l’enseignement et l’apprentissage doivent aussi questionner le corps. Comment le corps est-il engagé dans les dispositifs d’apprentissage et d’enseignement ? Y a t-il un lien ? Milad Doueihi nous donne des pistes : « Après une longue absence, le corps fait donc irruption dans notre environnement numérique. » /…/ « On ne peut penser et écrire qu’assis (Gustave Flaubert). – Je te tiens nihiliste ! Être cul de plomb, voilà, par excellence, le péché, contre l’esprit ! Seules les pensées que l’on a en marchant

vâlent quelque chose. » Iĺ semble que notre réalité numérique soit plutôt Nietzschéenne, mais au

lieu de se promener dans la nature, on se balade dans les espaces urbains, investis par le numérique. C’est précisément ce mouvement continu vers la mobilité qui caractérise l’urbanisme virtuel au cœur de l’humanisme numérique » – Milad Doueihi, pour un humanisme numérique, Seuil (2013), page 21 Nous avons largement vécu avec l’idée que nous allions investir des espaces désincarnés qui nous éviteraient les déplacements, les longs trajets. Nous deviendrions des esprits qui effaceraient le corps ! Engager cette réflexion c’est se donner les moyens de pratiquer la politique du détour et de regarder ce qui se passe ailleurs, y compris dans des domaines éloignés de nos interrogations éducatives. Dans ces contrées lointaines et / ou périphériques de l’éducatif on peut tenter de détecter des signaux faibles indiquant les possibles évolutions. Les designers sont très souvent en pointe dans la capacité à imaginer le futur, à montrer la direction même si factuellement la démarche peut surprendre voire choquer. Ce qui m’intéresse dans ces démarches est la capacité à faire basculer des postures, à imaginer les changements de la société. Nathalie Rykiel a proposé des vêtements qui engageaient le corps à vibrer. Le vêtement allait au-delà de la fonction d’habillement et engageait le corps dans sa capacité à ressentir. Le projet Arduino a permis d’allier l’électronique et le vêtement. Les textiles connectés permettant de diffuser de l’information, les textiles intégrant l’appropriation des sens, une somme de solutions qui réintègrent le corps dans les dispositifs d’interaction. Les propositions sont, là aussi, multiples, foisonnantes mais vont, pour la plupart dans la même direction, celle du corps acteur et plus seulement récepteur. Des dispositifs divers et variés ont été imaginés dans des champs multiples pour réinvestir le corps, là ou il est sensé s’effacer. Le corps réinvestit, même à distance. La société Durex a imaginé la possibilité de se toucher, de se caresser à distance. Une équipe japonaise a présenté au Laval Virtual 2011 le projet sensloid (2) permettant de se faire une accolade à distance. Les travaux de la designer Ying Gao explorent les liens entre les vêtements et leurs formes. Le proje t textile XY est dans la même mouvance « Nous proposons donc un support d’expression qui, par ses dimensions, sa texture, sa souplesse et sa transparence, favorise l’implication du corps au cours d’une représentation scénique. Face à cet outil, le performeur, qui se tient dans une posture comparable à celle d’un peintre, est actif devant son publique, ses gestes prennent une dimension sensible et expressive.« . Il serait possible de continuer cette liste en citant le projet don’t touch, le projet thermochromic paint ou bien encore le projet virtual dressing room.

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Le corps est présent même dans les réseaux numériques Et s’il fallait réintégrer le corps dans notre réflexion sur la pédagogie ? Le corps est-il une dimension des apprentissages ? La question mérite au moins une réflexion sinon une réponse. Tout d’abord l’utilisation actuelle des outils numériques nous a éloigné du rapport historique ordinateur / bureau / table / chaise. Nous avons la possibilité de lire, travailler, jouer … en optant pour la position assise rigide, assise avachi, allongé, assis en tailleur …. Comment fait -on dans les classes pour prendre en compte le champ des possibles des attitudes ? Restons nous sur le principe rigide de l’assise sur une chaise, ou explorons nous d’autres possibilités ? La rigueur intellectuelle passe t-elle par la rigidité de la posture assise ? L’expérience du lycée d’Orestad nous donne à imaginer quelques pistes où le corps est moins en tension et peut être plus à l’écoute du savoir. L’introduction du numérique dans des dispositifs de formation engage à penser de façon différente l’agencement des lieux de formation (réels et virtuels) dans les établissements, là ou le corps s’exprime (ou est réprimé). Le premier élément symbolique a été la possibilité d’établir un contact avec son écran, le balayage du doigt sur la surface tactile, le contact direct entre l’interface et le savoir. On engage modestement le corps mais il est engagé. La technique inventée inscrit dans le quotidien des individus un geste de contact, un lien physique pour accéder à l’information. On peut donc imaginer une école du futur qui sollicite plus le corps pour apprendre. Parce que la technologie le permet et parce que la main comme prolongement de l’esprit est une dimension à ne pas négliger. J’ai le sentiment que la réintroduction de la routine du geste, peut être une forme d’apprentissage féconde (Je m’inspire ici des écrits de Richard Sennett dans « ce que sait la main » Albin Michel, 2010) Il me semble, mais il est vrai que l’exercice de la prédiction est à risque, que le web peut permettre de donner du relief à la formation, de la spatialiser. Les expériences qu’il m’est donné d’observer, notamment dans les mondes virtuels, engagent le corps. Le corps métaphorisé par l’avatar pour le moment et peut être un corps impliqué dans les dispositifs dans un futur plus ou moins proche. Les dispositifs kinestésiques peuvent être engagés dans les simulations, je pense notamment à la possibilité de hacker la kinect pour interagir à distance et / ou dans des mondes augmentés. La kinect permet de donner une réalité spatiale à l’apprentissage, le geste en prolongement de l’esprit. Je pense aussi aux capacités offertes par l’occulus rift (même si dans ce cas la corps peut réagir violemment par la présence de nausées). J’imagine ainsi, les possibilités future du web et de l’électronique mariées, permettant de spatialiser les concepts, de s’immerger dans ceux-ci, de ne plus dissocier le savoir et la compétence, de ne plus dissocier le geste de la parole. SAMSUNG On voit actuellement apparaître des solutions qui investissent l’espace (les sols, les murs …) peut être s’achemine t-on vers une interaction entre le corps et le savoir ? Pourra t-on ressentir une notion, sentir, toucher un concept ? On peut se mettre à rêver de percevoir physiquement le concept de liberté, celui de démocratie. Visualiser sa bibliothèque en 3D, une école ou la dimension kinesthésique serait une donnée prégnante ? Le geste et la parole version numérique. Quand certains voudraient supprimer l’écriture cursive le numérique fait revenir en force le geste.

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Pourquoi imaginer, me direz vous, lister une débauche de solutions complexes que l’on pourrait reproduire simplement dans une classe ? Là est le cœur de mon argumentation, il me semble que l’école du futur sera celle de l’hybridation du réel et du virtuel, non seulement parce que la technologie nous le permettra mais parce que nous aurons, peut être, enfin compris que l’intelligence et le savoir sont distribués dans l’espace, qu’i l est possible d’aller chercher le savoir et la connaissance là où ils se trouvent. L’éducation pourra t-elle rester nationale ? On peut en douter, où alors c’est faire le choix de se priver du principe de l’Universalité. L’humanisme numérique progressera peut être ainsi ? Ce billet en forme de prospective m’aura permis d’imaginer un instant l’école ou en tout cas ce qu’elle pourrait être (ou ne sera jamais). Mon propos est peut être encore maladroit, parfois abscons, mais peut être permettra t-il d’engager le débat. A vos claviers … —— À lire – Bodyware Ma veille sur mode, textile et 3D Le projet Holo

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J. Espace de formation, la flexibilité Depuis que le numérique est entré comme variable de conception des dispositifs de formation, l’espace est un concept qui est redéfini. Historiquement les cours, se déroulent sur le principe de l’unité de temps, et d’espace. Le numérique a modifié le paradigme spatio-temporel en augmentant le champ des possibles. L’espace de formation s’est diversifié, s’est flexibil isé au service de la convergence (Moiraud, 2014). Les dispositifs de formation sont désormais déployés dans les espaces physiques, qu’ils soient institutionnels ou personnels (domicile) ET dans les espaces numériques. (Moiraud, 2014) Les espaces physiques institutionnels sont quantifiables, les référentiels des constructions universitaires fixent des normes précises pour l’accueil des étudiants et des enseignants. (Derouet -Besson, 2002). L’irruption des solutions numérisées a transformé le regard porté sur le corps immobilier. Il faut imaginer la salle de cours, l’amphithéâtre dans lesquels les Smartphones, les tablettes et les ordinateurs sont inclus. Quel sera le contour des Learning center ? Comment évoluent les SCD dans cet écosystème technologique ? (Inspection générale, 2012) L’établissement de formation entendu comme structure immobilière institutionnelle n’est plus la référence unique dès lors que les enseignements et les apprentissages peuvent s’exercer à partir des lieux privés. Cette évolution n’est pas sans conséquence sur la professionnalité puisque l’intime s’immisce dans le champ du professionnel (Broadbent, 2012). Il est besoin de définir à nouveau la notion d’intimité (Serfaty-Garzon, 2003) au moment où le domicile se professionnalise par intermittence. Les espaces formation sont devenus hétérogènes mais ne se situent pas pour autant dans un « univers parallèle » (Arfaoui & Lafay, 2013) mais sont complémentaires. La porosité entre le physique et le numérique est devenue prégnante. Comment doit-on définir l’espace de formation en ce début de 21ème siècle ?

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L’espace privé (?) de formation, des compétences émergentes La formation en ligne est une question de temps, Marguarida Romero a développé ce point dans le cadre des conférences de T@D 10. C’est aussi une question d’espace, j’évoquerai ce point le 31 octobre 2013 à 19 heures. signes Source – Jacques Rodet – Blog de T@D La question est vaste, je tenterai de donner quelques pistes d’analyses. Il est un point que je tente d’explorer, l’espace privé de l’apprenant en ligne. S’il est vrai que la formation s’opère à distance, que le rôle du tuteur est de rompre le sentiment de solitude numérique en donnant des signes, il ne faut pas oublier l’espace physique (certains diront réels) La formation en ligne donne un sens nouveau à l’espace de formation privé des apprenants, des enseignants et des tuteurs. Dans les scénarios élaborés pour construire les dispositifs de FOAD, on pense les enjeux de charte tutorale, les scénarios administratifs, les scénarios d’ingénierie, les scénarios tutoraux … Je pense qu’il faut aussi inclure les scénarios spatiaux. L’espace privé des acteurs se transforme de façon générale avec le numérique et spécifiquement avec l’enseignement en ligne. Je voudrais évoquer ici, un thème récurrent dans mes réflexions, le bricolage. La culture du livre demandait de maîtriser la lecture, la capacité à donner du sens à ses lectures. L’environnement technologique était réduit au livre et aux divers objets permettant de poser son livre, de s’assoir etc. LD0000926438 Prises CPL La couche numérique est venue modifier les agencements de lieux de formation et notamment l’espace privé. Nous devons disposer d’un équipement minimum relativement complexe, une « box », une connexion, un ensemble d’interfaces favorisant les émissions et les réceptions, des câblages, des périphériques pour écouter, pour transmettre (micro, casque). Nous avons à nous tenir au courant des évolutions, par exemple les CPL (Courants Porteurs en Ligne) sont une solutions pour utiliser tous les espaces de son appartement en bénéficiant de l’ADSL ou de la fibre. photo Le casse tête du câblage Cet environnement technologique même s’il nous est familier reste très complexe et nous interagissons en permanence avec cette technologie. Nous devons acquérir des compétences indispensables pour fluidifier nos liens numériques. L’apprenant du 21ème siècle est un bricoleur par nécessité (quand ce n’est pas par passion). La maison se transforme en écosystème technique, il faut être en capacité d’intervenir dans les moments de dérèglement. Ceux ci sont fréquents on peut citer les câbles débranchés, la « box » à réinitialiser, une interface à raccorder au wifi, un logiciel à installer, retrouver les liens câbles dans les enchevê trements …

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L’apprenant est donc celui qui possède les compétences nécessaires pour réguler son écosystème technologique. Il ne peut en aucun cas faire appel a un service spécialisé comme dans l’espace professionnel, or la formation en ligne, de fait, professionnalise l’espace privé. Très généralement ce sont des compétences acquises de façon informelles parce que le numérique est très présent dans les foyers. Les individus sont contraints de bricoler pour que les divers espaces s’interpénètrent sans trop de problèmes. Je l’ai plusieurs fois évoqué, le numérique revient sur un principe posé au 19ème siècle, l’éloignement du salarié de sa sphère privée pour qu’il donne le meilleur de sa force de travail (Marx). Le salarié agit dans un mix d’espaces mêlés alors même que la réglementation est encore largement dans un vision ante-digitale. Le code du travail formalise ce principe en donnant pour déterminant du lien de subordination l’obligation pour l’employeur de fournir les outils de travail. La formation en ligne, d’une certaine façon remet en cause ce principe parce qu’il semble entendu que ce sont les outils privés seront les interfaces à utiliser. « Contrat de travail. — Définition. Lien de subordination (oui). Personnes utilisant des matériaux et un outillage fournis par un entrepreneur. Horaire précis. Exécution du travail sous le contrôle d’un cadre de l’entreprise. Rémunération. Fourniture d’un logement, de la nourriture et de quelques subsides » Source Lexis Nexis Les scénarios de formation ne doivent pas négliger l’aspect bricolage des environnements technologiques et trouver des moyens pour jauger les compétences des apprenants.

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K. Mobilité des corps ou mobilité dans les espaces Il m'a été demandé d’intervenir lors de l’université d’été de Ludovia dans l’atelier intitulé « la classe est- elle plus mobile avec le numérique ? » La problématique définie par les organisateurs étaient la suivante : « il y a dix ans les premiers bricolages arrivaient sur le marché, les ordinateurs et TNI sur roulette étaient invités ! Aujourd’hui, passées les expérimentations, de distribution de portables un collégiens, les opérations tablettes, le BYOD. Et si la mobilité c’était les MOOC, les univers virtuels ou l’apprentissage à distance ? » J’ai choisi de ne pas assoir mon propos en décrivant les avantages réels ou supposés des tablettes numériques, j’ai préféré centrer ma réflexion sur la notion de mobilité pédagogique. Que recouvre le concept de mobilité ? Est-il un concept lié à l´arrivée des technologies numériques ? la mobilité est –elle celle des corps ou celle des espaces ? mobilité des corps, mobilité des ressources, mobilité des outils, mobilité des cloisons dans les établissements scolaires . Il est nécessaire de baliser ces champs.

1. Définition

Avant toute analyse il convient de s'interroger sur le sens des mots utilisés en pédagogie de façon générale , sur la mobilité en particulier, sur son étymologie. Il est assez fréquent que nous employions à longueur de billets, d’articles et de discussions des termes sans en cerner parfaitement les contours et les subtilités. Alors même que nous sommes enclins à envelopper la mobilité dans une gangue positive, l´étymologie nous invite à un peu plus de prudence. Dans le dictionnaire étymologique en ligne il est dit : « Le Dialoge Grégoire, éd. W. Foerster, p.92, 9); b) 1667 le définit ainsi « inconstance et instabilité » c’est aussi selon Bossuet, Premier sermon pour le dimanche de la quinquagésime, 1 ds Littré Add. 1872) la «facilité à passer d'un état psychologique à un autre» . Là où la technologie semble vouloir nous parler de libération des méthodes, l´étymologie nous engage à observer avec prudence le propos, nous aurons l’occasion d’interroger la notion d’état psychologique plus avant. L’introduction des tablettes et autres solutions mobiles nous fera-t-elle entrer dans l’ère de l’inconstance et de l’instabilité ? Ce n’est certes pas ma conclusion mais il est évident que la question mérite d’être approfondie. J’ai à propos du temps de travail des enseignants commencé à poser des jalons

2. Historiquement

La tablette et la mobilité, à juste titre, ont été largement évoquées dans les débats et ont été associées à la nouveauté. Est-ce une évidence ? Ce n’est pas sûr, il suffit pour cela d’interroger l’histoire. La tablette est à la source de notre histoire, les sumériens écrivaient sur des tablettes d’argiles, le musée du Louvre nous donne l’immense joie de pouvoirs les admirer. Certes entre les tablettes contemporaines et les inscriptions sur argile existe un gouffre technologique mais la passerelle de la mobilité est un lien fort. Cela doit nous interroger. Je me plais très souvent à citer Alberto Manguel et son livre une histoire de la lecture. Il cite le cas de ce Prince Perse qui avait dressé ses chameaux (transportant ses ouvrages) à se déplacer selon

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l’ordre alphabétique : « Au Xème siècle, par exemple, le grand vizir de Perse, Abdul Kassem Isma’il, afin de ne pas se séparer durant ses voyages de sa collection de cent dix-sept mille volumes, faisait transporter ceux-ci par une caravane de quatre cents chameaux entraînés à marcher en ordre alphabétique » Les moines Irlandais de Kells créaient des mini bibles pour le lecteur itinérant. Les exemples foisonnent car la mobilité et le savoir ont, me semble-t-il toujours été associés. De façon plus contemporaine, dans les années soixante, la génération du Baby-boom a appris la poésie, la musique classique grâce à la radio scolaire sous l’ égide del´OFRATEME . En raison de l’ajum de l’âge de l’obligation scolaire il fallait former en masse des instituteurs et des élèves. La radio scolaire s’est inscrite comme élément technologique fort pour la formation. Une mobilité réelle de savoirs via les ondes. La mobilité est donc bien inscrite dans notre histoire de l’enseignement et de l’apprentissage, le numérique lui a donné une tournure sans précédent, nous pouvons apprendre et enseigner « everywhere and anytime ». Le rapport Bardi-Bérard , en 2002, a mis en évidence le phénomène de porosité de l’espace éducatif. Nous sommes devenus mobiles, il est de bon ton d’être mobile, la mobilité est devenue une compétence exigée dans les fiches de poste des DRH, le contrat de travail peut prévoir une clause de mobilité . Mobile certes, mais s’agit-il de la mobilité du corps ou de la mobilité dans les espaces ? il s’agit bien de savoir si la mobilité influe nos pédagogies, si elle la rend plus efficace ? 3. Mobilité des corps et mobilité dans les espaces ? a. La mobilité des corps Avec la généralisation des tablettes dans les classes, il est normal d´interroger le concept de mobilité. Il nous est loisible de nous déplacer et d’avoir accès en permanence au savoir, aux ressources pédagogiques. L´ère de l’informatique avait spatialement organisée le corps : un Homme assis devant un écran, lui-même installé sur un bureau. Le numérique nous fait entrer dans l’ère des écrans multiples et de la mobilité des corps. Nous pouvons nous déplacer avec l’écran (tablettes, smartphones, lunettes), poser notre corps dans des endroits protéiformes pour accéder aux informations, au savoir. Nous entrons dans un système où apparaît la posture de la consultation multi-écrans. Qui ne s’est pas allongé dans son canapé pour regarder la télévision tout en consultant sa tablette ?. Cela favorise-t-il la pédagogie ? Nous sommes entrés résolument dans l’ère de la mobilité exacerbée, les espaces se diluent, le temps s’accélère. Cet ensemble de questions nous oblige à penser le corps mobile via divers prismes. Quelle architecture à l’heure de la mobilité, comment place-t-on le corps des apprenants et des enseignants dans un environnement contraint par le numérique ? ? le design social s’est emparé de cette question délicate en formalisant des scénarios . Le corps dans la classe, le corps hors la classe expression de la mobilité est un sujet que nous ne pouvons plus ignorer. Cependant qu’elle est la plus-value pédagogique ? Le corps libéré des murs aide-t-il à mieux apprendre ? Cette question doit (devra) être menée par les collectivités locales qui ont en charge les bâtiments scolaires. Elles ont à mener une réflexion sur deux axes, les bâtiments à venir et les bâtiments existants. Il semble acquis, à l’aune des technologies existantes, que l’acte d’enseignement n’est plus seulement organisé sur le principe de la tragédie grecque (unité de temps et de lieu). Nous devons nous interroger sur la définition contemporaine à donner au concept d’établissement scolaire.

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D’une certaine façon il faut libérer les corps de l’enceinte classe, le lycée d’Orestad tente de donner des réponses à cette question. Dans la mesure où les technologies font voler en éclat les murs de la classe, déconstruisent, d’une certaine façon, la conception traditionnelle de l’établissement, il faut tenter de redéfinir ses contours ? L’établissement scolaire, a fortiori l’université, est-il uniquement délimité par des murs ? Le corps apprenant est il cantonné à circuler, apprendre dans un espace physique unique ? L’apprentissage en ligne (pour les apprenants et les enseignants) étend l´ école à l’espace privé. On peut apprendre chez soi, le numérique n’est-il pas en train de professionnaliser l’espace privé en des temps déterminés ? L’espace public dans la sphère privée et la sphère privée dans le l’espace public La vraie mobilité n’est–elle pas celle des espaces ? Nous disons fréquemment « accéder à internet », nous pénétrons de nouveaux espaces dans lesquels nous nous mouvons. Nous les nommons ENT, world of warcraft , second Life, cyber espace, e. mail ... b. La mobilité dans les espaces numériques Il devient très difficile d’opposer le réel et le virtuel puisque notre activité sociale s’y exerce alternativement. Le numérique nous permet d’investir d’autres espaces dans lesquels nous circulons, nous nous socialisons Je voudrais à ce titre, citer un passage du livre de Milad Doueihi : « après une longue absence, le corps fait donc irruption dans notre environnement numérique. « « On ne peut penser et écrire qu’assis (Gustave Flaubert). – Je te tiens nihiliste ! Être cul de plomb, voilà, par excellence, le

péché, contre l’esprit ! Seules les pensées que l’on a en marchant vâlent quelque chose. » Iĺ semble

que notre réalité numérique soit plutôt Nietzschéenne, mais au lieu de se promener dans la nature, on se balade dans les espaces urbains, investis par le numérique. C’est précisément ce mouvement continu vers la mobilité qui caractérise l’urbanisme virtuel au cœur de l’humanisme numérique » (Milad Doueihi page 21) Je pense que les tablettes et autres solutions mobiles ne sont que des artefacts qui nous ouvrent de nouveaux horizons pour explorer ce «far web ». Je pose la question (convaincu que je n’ai pas de réponses) : La vraie mobilité ne réside -t-elle pas dans la capacité des enseignants à élaborer des scénarios pédagogiques instrumentant le numérique ? La tablette n’est mobile que si elle permet d’explorer les vastes étendues numériques. L’enseignant est un bâtisseur, il norme des espaces, il les agence, il donne à ses élèves une cartographie numérique, il plante des panneaux qui indiquent la direction de la coopération, de la collaboration et peut être de l’intelligence collective. Là est la vraie mobilité, en tout cas j’ai la faiblesse de le croire. Ce n’est, me semble t-il qu’à cette condition, que l’on peut commencer à penser la mobilité dans le monde réel. Les mondes virtuels qui structurent mes activités sont un bon exemple pour illustrer cette mobilité numérique . Les scénarios qui se construisent intègrent une réflexion sur le sens à donner aux espaces (exemple, quel sens donner à une ville virtuelle), à la façon dont on se déplace, aux interactions qui s’y exercent. On doit imaginer comment le corps réel s’exprime sous sa forme métaphorisée de l’avatar. La mobilité en tant qu’objet d’analyse pédagogique doit dépasser le s imple slogan fédérateur, car elle engage des transformations profondes. Elle nous amène à penser le temps et l’espace et ses enjeux de scénarisation, à réintroduire des instruments d’interaction comme la voix

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En conclusion de ce début de réflexion, je voudrais souligner le risque à s’engager dans une réflexion uniquement centrée sur un outil, même s’il représente un tournant technologique évident. Être mobile c’est plus une posture intellectuelle, qu’une adaptation à un outil. C’est probablement Stefana Broadbent qui jalonne le mieux ces enjeux pour la pédagogie (même si ce n’est pas son propos central) dans son livre l’intimité au travail. Nous devons poursuivre cette réflexion, car la mobilité est un enjeu fort pour les années à venir,

des concepts émergent comme le BYOD (bring your own device), en fait ne s’agit-iĺ pas plutôt

du BYSE ? (Bring Your Space Everywhere)

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Le numérique, la reconquête de la voix, la reconquête de l’espace. La réflexion que je tente de mener dans ce blog est orientée nouvel le technologie et éducation. Les mots futur, avenir, innovation semblent être inscrits au fronton de cette réflexion, pourtant … Il est toujours utile de regarder du côté de l’histoire et de la littérature pour éclairer sa réflexion. Le livre d’Alberto Manguel « une histoire de la lecture » actes sud, (1998) ne cesse de me surprendre et de m’aider dans mes réflexions. Il nous dit qu’au début de la lecture, on lisait à voix haute dans les bibliothèques, lire à voix basse n’était pas envisageable « Pour Ambroise, lire avait été un acte solitaire. « Peut être craignait-il, s’il lisait à haute voix, songeait Augustin, qu’un passage difficile chez l’auteur qu’il lisait ne suscitât une question dans l’esprit d’un auditeur attentif, et qu’il ne dût alors en expliquer la signification ou même discuter de certains points les plus abstrus« » (page 70) « Si la lecture à voix haute était la norme des les débuts de l’écrit, qu’était - ce que lire dans les grandes bibliothèques antiques ? Le savant assyrien qui consulta it l’une des trente mille tablettes de la bibliothèque du roi Assurbanipal au VII siècle avant J. -C, les dérouleurs de parchemins dans les bibliothèques d’Alexandrie et de Pergame, Augustin lui même à la recherche d’un certain texte dans la bibliothèque de Carthage et de Rome, doivent avoir travaillé au milieu d’une rumeur bourdonnante. » (Page 62) Nous avons depuis appris à lire silencieusement les textes qui nous nourrissent, nous avons appris à écouter silencieusement l’enseignant (celui qui répète le livre dit Michel Serres) en classe et en amphithéâtre. Nous avons tous foudroyé du regard l’importun qui bavardait dans la grande salle vernissée de la BU de notre jeunesse universitaire. Le numérique est en train de modifier cet ordre établi parce qu’il remet au centre de nos apprentissages la voix. Les modifications sont multiples, nous pouvons les identifier dans nos usages d’enseignants. Nous ne travaillons plus uniquement sur des supports constitués par le texte et l’image, nous utilisons abondamment les fichiers sons (podcast, radios, musiques …) pour construire nos cours. Par extension les apprenants écoutent. Nous insérons des fichiers vidéos, l’actualité des MOOC renforce mon propos. La voix le dispute au texte. Les mots coopérations et collaboration sont les incontournables des thématiques pédagogiques. La voix est au centre de ces modalités, il faut se concerter, débattre, la voix intervient obligatoirement. Cette voix reconquise s’exprime dans des espaces qui ont été conçus pour un schéma d’intervention descendant représenté par la voix du maître. Ce constat doit nous amener à penser à nouveau la conception des espaces physiques d’apprentissage et d’enseignement. Comment doit on intégrer la voix dans ces espaces recomposés ? Les universités ont commencé à donner des éléments de réponses en mettant à disposition des étudiants et de leurs enseignants des espaces clos dans les bibliothèques. Il faudra que les collèges et les lycées imaginent ces nouveaux espaces où la voix n’est plus vécue obligatoirement comme un signe de perturbation. Ce sera forcément un espace ouvert sur l’extérieur via les réseaux numériques, ce sera un espace ouvert à la voix. La voix pourra être descendante (écoute de vidéos, de podcast, visualisation

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d’émission de télévision). Elle sera aussi une voix inscrite comme un élément de communication, un élément de travail au sein d’ un réseau structurant un travail collaboratif et / ou collaboratif. Cette voix sera instrumentée ou pas. La réflexion est de taille, et on ne pourra l’éluder en se contentant de qualifier le lieu possédant un ordinateur comme le lieu ad hoc. La question est certes spatiale (il faut domestiquer, organiser les flux vocaux) mais elle est avant tout pédagogique, nous avons déjà commis l’erreur de penser que l’outil serait le remède à nos maux pédagogiques, ne reproduisons pas l’erreur en proclamant qu’un simple espace doit tout résoudre. La voix dans l’espace physique et numérique est une question centrale mais ne perdons pas de vue qu’ elle est inféodée à la pédagogie. Nos « petits poucets » et nos « petites poucettes (1) » ne s’y tromperont pas, ils seront nos juges intransigeants. ——————————–

(1) Petite poucette Michel Serres (2013) éditions le pommier http://www.editions-lepommier.fr/ouvrage.asp?IDLivre=534

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