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Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 1 1/7 Alarme, citoyens ! PAR EDWY PLENEL ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 24 AVRIL 2012 Après l’alerte du 21 avril 2002, voici donc l’alarme du 22 avril 2012. Loin de la réduire, l’indolence de Jacques Chirac puis la virulence de Nicolas Sarkozy ont alourdi l’hypothèque de l’extrême droite sur la vie publique française. Que la progression des idées et des voix du Front national soit à porter au débit des dix années de pouvoir sans partage de la droite à l’Elysée, au gouvernement et au Parlement, c’est l’évidence. Mais que la gauche ne saurait s’en satisfaire en est une autre. Car le défi qui l’attend est d’autant plus immense : relever la France d’une déchéance politique annoncée, en refondant une République authentiquement démocratique et sociale. Tel est l’enjeu du second tour de cette élection présidentielle, de son résultat comme de l’exigence qu’il portera : ne plus seulement battre Nicolas Sarkozy par l’automatisme du rejet, mais l’emporter par une dynamique d’adhésion. Autrement dit lier indissolublement l’alternance nécessaire à l’exigence d’une alternative aux politiques qui, depuis trente ans, ont échoué à enrayer la dérive de la France vers l’aggravation des inégalités et des injustices, doublée des diversions réactionnaires que sont la politique de la peur (du monde et de l’étranger) et la chasse aux boucs émissaires (immigrés et musulmans). L’espoir d’un échec du président sortant au soir du 6 mai par K.O. technique, fondé sur l’évaluation des reports de voix du premier tour, est assurément rationnel. Derrière la diversité des choix électoraux, les résultats du premier tour portent un référendum anti-Sarkozy dont témoignent aussi bien les motivations des électeurs frontistes que les calculs de l’état-major lepéniste qui rêve d’une implosion de l’UMP à son profit. Mais, politiquement, transformer cette probabilité en certitude relève de l’insouciance tant l’histoire à venir n’est jamais totalement écrite, entre aléas électoraux et volatilité des suffrages. Que n’a-t-on dit, ces dernières semaines, à propos de l’OPA de l’UMP sur les voix du FN ou de l’irrésistible percée du Front de gauche, qui fut démenti au soir du 22 avril ? Surtout, aussi probable soit-elle, une victoire de François Hollande surviendra dans un paysage électoral dont les tendances lourdes ne sont pas favorables à la gauche, notamment socialiste, qui profite d’un rejet plutôt qu’elle ne bénéficie d’une adhésion. Jamais l’extrême droite n’a obtenu autant de voix à un scrutin national (près de 6,5 millions) et jamais elle n’a été aussi forte dans l’électorat ouvrier (autour de 30 % selon certaines enquêtes). De plus, survenue alors que la droite s’est extrémisée, reprenant ses thématiques xénophobes et islamophobes, la progression de Marine Le Pen n’a pas empêché Nicolas Sarkozy de se maintenir à un score honorable de premier tour (27,18 %), à seulement 1,45 point d’écart, soit 500 000 voix, de son concurrent socialiste (28,63 %). François Hollande est certes en tête du premier tour, ce qui est inédit pour l’adversaire d’un président sortant – qu’il soit de gauche (Mitterrand contre de Gaulle en 1965 et contre Giscard en 1981) ou de droite (Chirac contre Mitterrand en 1988) –, mais il ne profite pas d’une mobilisation supplémentaire des électeurs face à la mutation extrémiste de l’UMP durant la campagne. De surcroît, il ne réussit pas à mobiliser les gros bataillons des classes populaires en sa faveur. Quant au score de Jean-Luc Mélenchon, succès indéniablement prometteur pour le jeune Front de gauche, il reste cependant conforme au total des voix de la gauche peu ou prou radicale aux deux présidentielles précédentes (11,11 % contre 9 % en 2007 et 13,34 % en 2002) et échoue à s’imposer d’emblée en leader national du vote ouvrier. Ces réalités sorties des urnes annoncent peut- être d’autres surprises électorales, lors des scrutins législatifs de juin prochain. Les projections prévoient la possibilité de 345 triangulaires imposées par le FN (dont 14 quadrangulaires possibles avec le Front de gauche). Que les premières aient été, dans le passé, tactiquement favorables à la gauche ne saurait

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Alarme, citoyens !PAR EDWY PLENELARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 24 AVRIL 2012Après l’alerte du 21 avril 2002, voici donc l’alarmedu 22 avril 2012.

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Alarme, citoyens !PAR EDWY PLENELARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 24 AVRIL 2012

Après l’alerte du 21 avril 2002, voici donc l’alarmedu 22 avril 2012. Loin de la réduire, l’indolence deJacques Chirac puis la virulence de Nicolas Sarkozyont alourdi l’hypothèque de l’extrême droite sur la viepublique française. Que la progression des idées et desvoix du Front national soit à porter au débit des dixannées de pouvoir sans partage de la droite à l’Elysée,au gouvernement et au Parlement, c’est l’évidence.Mais que la gauche ne saurait s’en satisfaire enest une autre. Car le défi qui l’attend est d’autantplus immense : relever la France d’une déchéancepolitique annoncée, en refondant une Républiqueauthentiquement démocratique et sociale.

Tel est l’enjeu du second tour de cette électionprésidentielle, de son résultat comme de l’exigencequ’il portera : ne plus seulement battre NicolasSarkozy par l’automatisme du rejet, mais l’emporterpar une dynamique d’adhésion. Autrement dit lierindissolublement l’alternance nécessaire à l’exigenced’une alternative aux politiques qui, depuis trente ans,ont échoué à enrayer la dérive de la France versl’aggravation des inégalités et des injustices, doubléedes diversions réactionnaires que sont la politique dela peur (du monde et de l’étranger) et la chasse auxboucs émissaires (immigrés et musulmans).

L’espoir d’un échec du président sortant ausoir du 6 mai par K.O. technique, fondé surl’évaluation des reports de voix du premier tour, estassurément rationnel. Derrière la diversité des choixélectoraux, les résultats du premier tour portent unréférendum anti-Sarkozy dont témoignent aussi bienles motivations des électeurs frontistes que les calculsde l’état-major lepéniste qui rêve d’une implosion del’UMP à son profit. Mais, politiquement, transformercette probabilité en certitude relève de l’insouciancetant l’histoire à venir n’est jamais totalement écrite,entre aléas électoraux et volatilité des suffrages. Quen’a-t-on dit, ces dernières semaines, à propos de l’OPA

de l’UMP sur les voix du FN ou de l’irrésistible percéedu Front de gauche, qui fut démenti au soir du 22avril ?

Surtout, aussi probable soit-elle, une victoire deFrançois Hollande surviendra dans un paysageélectoral dont les tendances lourdes ne sont pasfavorables à la gauche, notamment socialiste, quiprofite d’un rejet plutôt qu’elle ne bénéficie d’uneadhésion. Jamais l’extrême droite n’a obtenu autantde voix à un scrutin national (près de 6,5 millions) etjamais elle n’a été aussi forte dans l’électorat ouvrier(autour de 30 % selon certaines enquêtes). De plus,survenue alors que la droite s’est extrémisée, reprenantses thématiques xénophobes et islamophobes, laprogression de Marine Le Pen n’a pas empêchéNicolas Sarkozy de se maintenir à un score honorablede premier tour (27,18 %), à seulement 1,45 pointd’écart, soit 500 000 voix, de son concurrent socialiste(28,63 %).François Hollande est certes en tête du premier tour, cequi est inédit pour l’adversaire d’un président sortant– qu’il soit de gauche (Mitterrand contre de Gaulle en1965 et contre Giscard en 1981) ou de droite (Chiraccontre Mitterrand en 1988) –, mais il ne profite pasd’une mobilisation supplémentaire des électeurs face àla mutation extrémiste de l’UMP durant la campagne.De surcroît, il ne réussit pas à mobiliser les grosbataillons des classes populaires en sa faveur. Quant auscore de Jean-Luc Mélenchon, succès indéniablementprometteur pour le jeune Front de gauche, il restecependant conforme au total des voix de la gauche peuou prou radicale aux deux présidentielles précédentes(11,11 % contre 9 % en 2007 et 13,34 % en 2002)et échoue à s’imposer d’emblée en leader national duvote ouvrier.

Ces réalités sorties des urnes annoncent peut-être d’autres surprises électorales, lors des scrutinslégislatifs de juin prochain. Les projections prévoientla possibilité de 345 triangulaires imposées par leFN (dont 14 quadrangulaires possibles avec le Frontde gauche). Que les premières aient été, dans lepassé, tactiquement favorables à la gauche ne saurait

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faire oublier qu’elles accentueront le basculement,déjà largement engagé, du débat politique sur lesthématiques de l’extrême droite.

Quant aux secondes, leur possibilité souligne lesdivisions d’une gauche qui affiche sa diversité plutôtque son unité, voire ses divergences profondes plutôtque ses discussions fécondes. Pis, d'une gauche quine se parle ni ne se rencontre, le candidat socialisteaccueillant les soutiens sans descendre de son Aventinprésidentiel.

L'avertissement et l'accident

Ce premier tour de l’élection présidentielle résonnedonc comme un avertissement pour FrançoisHollande : une victoire à la Pyrrhus le guette s’il neprend pas suffisamment la mesure du sursaut politiquequ’appelle la crise française. La spécificité de celle-ci est sa dimension démocratique qui conditionne lacrédibilité et l’efficacité des réponses à ses autresdimensions, financières, économiques et sociales. Descrutin en scrutin, un système politique épuisé ne cessede mettre en scène le fossé qui se creuse entre le peupleet ses représentants professionnels, entre la masse descitoyens et les politiques de métier, entre le pays et sesélites. Et s’il n’est pas comblé d’urgence, la gauche lepaiera au prix fort.

Car ce paysage est le décor favori des politiquesréactionnaires qui détournent cette colère en adhésionà des aventures virulentes et autoritaires, fondées surl’essentialisme d’une nation, de son peuple et de sonchef. Or, pour s’installer à demeure, ces passionspolitiquement néfastes n’ont pas besoin, en France,de rupture violente avec le système institutionnel enplace caractérisé par sa faible intensité démocratique.Exception française, le bonapartisme césariste quiinspire notre présidentialisme est d’une dangerositéfoncière que la gauche oublie trop souvent à force des’être résignée à le subir dans l’espoir d’en être parfoisbénéficiaire.

« Dangereuses avant moi, elles le seront toujoursaprès » : cette formule prêtée à François Mitterrand surnos institutions est une mise en garde à l’adresse de sessuccesseurs de gauche, doublée d’un aveu d’échec oud’impuissance. Dans le cadre constitutionnel actuel,

d’une présidence qui peut s’imposer à tous les autrespouvoirs, qui les dévitalise, les décrédibilise et lesdémoralise, la gauche peut un temps gouverner, maiselle ne peut durablement réussir. Le présidentialismel’éloigne de ses bases, l’entraîne sur le terrain del’adversaire, l’érode et la corrompt. En témoignede façon flagrante l’évolution ces trente dernièresannées de son personnel politique, à tous niveaux,bien éloigné dans sa composition sociale des classespopulaires majoritaires.

L’alarme du 22 avril, dix ans après l’alerte du21 avril, nous avertit qu’un accident électoral esttoujours possible. Qu’en sera-t-il en 2017, aprèscinq années de présidence socialiste, de l’état descrises européennes ou mondiales qui nous accablent,tandis que la perdition d’une droite extrémisée et« pétainisée » aura peut-être fait, jusqu’au dernierbarreau, la courte échelle à Marine Le Pen ? Qu’ensera-t-il alors que, depuis trente années, le débatpolitique français, non seulement dans son expressionmédiatique dominante mais aussi dans son animationintellectuelle et éditoriale, n’a cessé de basculer àdroite, cédant le pas aux obsessions de toujours del’extrême droite ?

Nous avons suffisamment de mémoire pour contredireceux qui relativisent en mettant le poids du Frontnational sur le compte d’une tendance européennemomentanée, où l’expression de la crise, de sessouffrances et de ses colères, passerait par un voteprotestataire d’extrême droite. Ces raisonnementsoublient l’antériorité française en la matière, cettepersistance du Front national depuis son premiersuccès national aux élections européennes de 1984où sa liste avait obtenu plus de 2 millions devoix (10,95 % des suffrages exprimés). A l’époque,déjà, alors que, depuis un an, des élections localestémoignaient de la renaissance de l’extrême droitefrançaise, la classe politique se rassurait à bon compte.C’était donc il y aura bientôt… trente ans.

La logique du bouc émissaire, qui a aujourd’hui droitde cité officiel sous un pouvoir de droite – « identiténationale », « civilisation supérieure », « musulmand’apparence », « étrangers trop nombreux »,

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etc. –, prenait ses marques et, déjà, marquait despoints. En septembre 1983, après une premièrepercée municipale du Front national à Dreux, lescommentaires dominants s’accordaient tous à mettrecet événement sur le compte d’une immigration« incontrôlée », « anarchique », « criminogène »,« clandestine », « sauvage », « proliférante », au choixdes expressions qui s’installaient alors dans le langagecommun.

L’extrême droite ne serait qu’un effet dont lesimmigrés seraient la cause, répétaient-ils en boucle.Et bien peu nombreux étaient alors ceux quis’inquiétaient de cette première victoire lepéniste– non pas provisoirement dans les urnes, maisdurablement dans les têtes.

Trente ans en arrière

Si, depuis trente ans, les républicains n’ont passu enrayer la progression de l’extrême droite, c’estparce qu’ils n’ont pas pris la juste mesure desréponses qu’elle appelait, des réponses radicalementdémocratiques et sociales plutôt que des surenchèressécuritaires et xénophobes. En 1984, dans ce qui futle premier livre consacré à ce que nous avions nomméL’Effet Le Pen, nous avions été deux journalistesdu Monde de l’époque à tenter de bousculer, envain hélas, les certitudes rassurantes d’un mondepolitique qui, à gauche tout autant qu’à droite,minimisait la signification de la renaissance d’uncourant de pensée que la déchéance nationale deVichy et la perdition coloniale d’Algérie auraient dûdéfinitivement discréditer.

Voici ce que nous écrivions, sous le titre « Un certainétat de la France », à propos de « toutes ces analyses(qui) s’empressaient de relativiser le phénomène » :

« Les moins nobles, en l’assimilant à une exaspérationlocale et circonscrite dont la “cause” aurait été la“surpopulation” immigrée de quelques villes. Lesplus opportunistes, en le réduisant à un conjoncturelet classique mouvement de balancier, selon lequella gauche héritait d’une extrême droite dynamique,comme hier, la droite d’une extrême gauche vivace.Les plus subtiles, enfin, en le renvoyant au passé, n’yvoyant qu’une répétition du feu de paille poujadistedes années cinquante. Faisant insidieusement desboucs émissaires désignés par le Front nationalles fautifs mêmes de sa réussite, ou contemplantavec impuissance une fatalité politique, ou encore sepersuadant que la vague s’épuiserait d’elle-même, cesexplications étaient toutes trois une façon de se donnerbonne conscience.

« Contribuant accessoirement à banaliser M. LePen, à le ramener à l’ordre des choses, aucune nes’interrogeait sur sa modernité, son actualité et saspécificité. Car si l’on s’accorde à juger dangereuse,pour une démocratie, l’ascension d’un mouvementxénophobe et autoritaire, la question pertinente estbien celle-là ; au-delà de son passé, de ses convictionset de ses projets, que révèle M. Le Pen de l’état de laFrance, de l’ampleur de sa crise, du délitement de soncorps social ? Envisagé sous cet angle, le diagnosticest raisonnablement pessimiste : produit tout à la

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fois d’une réelle dynamique sociale, d’une mythologiepolitique et d’une tradition française, l’effet Le Pen aencore de l’avenir devant lui. »

Le citoyen concerné que reste l’observateur journalisteaurait grandement préféré se tromper de pronostic. Lacitation n’est donc pas là pour témoigner vainement desa pertinence, mais pour inviter à revenir à l’essentiel,plutôt que de disserter sur la supposée modernité« mariniste » du Front national alors que, du père à safille, le sillon creusé est invariable comme l’a montré,après Anne Tristan et son exceptionnel Au Front,paru en 1987, le courageux Bienvenue au Front deClaire Checcaglini, publié au début de cette année.L’essentiel, c’est-à-dire le terreau sur lequel prospèrel’idéologie diffusée par l’extrême droite, dont la peuret la haine sont les deux ingrédients de base.

Le rappel de cette longue durée de trente années suffità démontrer que ce terreau n’est pas l’immigration etl’insécurité comme l’ont cru toutes les politiques qui,à droite et à gauche, ont épousé l’agenda imposé parl’extrême droite. Depuis un gros quart de siècle, etde façon systématique depuis dix ans, les politiquespubliques ne sont-elles pas foncièrement sécuritaireset obstinément anti-migratoires, de contrôle et desurveillance des populations et des territoires, deslieux et des flux ? Tant de lois, tant de moyens, tantde discours, et il faudrait, encore et toujours, remettresur l’établi des politiques qui n’ont cessé d’échouerà panser les plaies sociales et à apaiser notre viedémocratique ?

La vérité, c’est que ce tonneau est percé : ilalimente ce qu’il prétend combattre, exacerbe cequ’il prétend soigner, excite ce qu’il prétend calmer.Dérèglement idéologique des nécessités objectives desouveraineté et de sûreté qui fondent une nation, lesobsessions sécuritaires et migratoires alimentent cequi divise le peuple, montent des populations lesunes contre les autres, dressent les Français contred’autres Français comme l’a amplement démontréla dérive du sarkozysme vers la stigmatisation del’origine étrangère ou de la croyance musulmane.Il est bien temps d’inverser les priorités, autrementdit de réconcilier la France avec son peuple et

les Français avec eux-mêmes en plaçant tout enhaut de l’agenda politique l’urgence démocratique etl’exigence sociale.

Le défi de la gauche

Relever cet immense défi démocratique et socialincombe à la gauche, dans sa pluralité. Et, de fait,à elle seule. C’est sa responsabilité, son devoir, sonobligation. On aurait pu espérer qu’elle soit rejointepar d’autres bonnes volontés républicaines, venuesd’autres horizons, tant le sarkozysme fut l’acte denaissance, sous les décombres du gaullisme et deson avatar chiraquien, d’une droite extrême ainsi queMediapart l’a définitivement qualifié (lire ici et lànotre dossier). Mais, à part quelques ralliementsindividuels sans portée politique, entre un Jean-Jacques Aillagon et une Brigitte Girardin, il fautbien constater que les prétendus gaullistes d’hier ontconsenti au reniement de leurs valeurs fondatrices.

Quand les engagements du Conseil national dela Résistance sont piétinés et que la Constitutionrépublicaine elle-même est bafouée, on aurait pus’attendre à ce que quelques voix fortes s’élèvent danscette droite dont le bonapartisme foncier a toujoursflatté l’esprit grognard. Or, entre approbation soumiseet silence embarrassé, rien, rien ou presque si l’oncompte les réserves exprimées par la seule ex-ministre des sports, Chantal Jouanno. En liant sonsort à celui d’un Nicolas Sarkozy barricadé derrièredes frontières qu’il dresse comme autant de mursqui divisent, isolent et blessent, l’ancienne droiterépublicaine acquiesce à sa défaite idéologique parl’extrême droite.

Quant au centre qu’entend incarner à lui seul FrançoisBayrou, il ne pourra pas indéfiniment faire commes’il était toujours ailleurs et au-dessus. Placer, aulendemain du premier tour, à même distance lecandidat de droite et celui de gauche, celui qui épousel’agenda de l’extrême droite, voire surenchérit surson contenu, et celui dont les forces politiques qui lesoutiennent s’en démarquent toutes avec clarté, sinonfermeté, est mauvais signe. En prétendant attendre,pour se déterminer d’ici le second tour, les réponsesde Nicolas Sarkozy et de François Hollande à ses

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interpellations, le chef du Modem est à mille lieuesde la posture principielle qu’il avait affichée dans sacritique constante de la présidence sortante, et plusprès du marchandage politicien.

Il reste à espérer, mais cet espoir s'amoindrit, quele leader centriste, tout comme d'autres personnalitésissues de la droite et ayant gouverné aux noms deses diverses variantes, gaullistes, démo-chrétiennes,libérales, etc., entendent l'adresse que vient de leurlancer notre confrère Jean-François Kahn qui fitcampagne pour François Bayrou : « Pour la premièrefois depuis des lustres, on entend un discoursouvertement pétainiste sortir de la bouche d’unprésident de la République encore en place. Quoiqu’on pense de son challenger social-démocrate,l’hésitation n’est plus possible, plus tolérable : tousles républicains, tous les démocrates qui refusent,par patriotisme, le discours de guerre civile etde lacération de notre nation commune, qu’ils seréclament de Jaurès, de Clemenceau, de De Gaulle, deMendes France ou de Robert Schuman, doivent voterde façon à barrer la route à l’apprenti sorcier et àpermettre qu’on tourne cette page ».

L’élection présidentielle est un moyen, et non pasune fin. Aucun chèque en blanc, aucun état de grâcen’attend François Hollande s’il l’emporte. Voter pourlui, utiliser massivement le bulletin de vote à sonnom, est le moyen aujourd’hui à notre portée pourrendre possible l’avènement des fins démocratiqueset sociales qu’exige la crise française. Et ces fins-là dépendront de nous autant que de lui : de nosexigences, de nos vigilances, de nos mobilisations.

Après la présidentielle, l’enjeu des électionslégislatives sera la pluralité d’une majoritéparlementaire qui n’aura plus aucune excuse à sonimpuissance ou à son immobilisme puisque, pourla première fois sous la Cinquième République,la gauche peut devenir majoritaire dans les deuxassemblées, imposer ainsi des réformes décisivesjusqu’à la Constitution elle-même, susciter desmajorités d’idées en s’émancipant de la soumission àla seule volonté élyséenne.

Il s’agit, tout simplement, de remettre la politique auposte de commande. La politique comme inventionpermanente, volonté collective et bien commun.Car la politique ne se réduit pas à l’expertiseou à la compétence, comme l’ont trop longtempsimposé les vulgates économiques et financières afinde l’éloigner du contrôle populaire. Au croisementdes expériences et des convictions, elle supposeune délibération publique autour d’enjeux partagéset compris, expliqués et validés. Ce n’est passeulement une pédagogie, des élus au peuple, maisune conversation, entre le peuple et ses représentants.C’est cet imaginaire démocratique qu’il nous fautretrouver, le seul à même de restaurer la confiance, ceclimat aussi précieux que mystérieux sans l’avènementduquel il n’y aura jamais de sortie de crise.

Un imaginaire d'égalité

Cet imaginaire démocratique a un nom, et c’estl’égalité. L’égalité, ce mot qui est au centre et au nœudde la devise républicaine. Qui, tout à la fois, l’équilibreet la met en tension. Après tout, la liberté est aussi cellede s’enrichir, donc de créer des inégalités autour desoi. Et la fraternité peut recouvrir la tentation de choisirses frères, au détriment d’autres hommes. L’égalitéest donc au ressort de ce qui caractérise la promesserépublicaine entendue comme celle d’une Républiqueindissociablement démocratique et sociale.

Cette République-là n’est évidemment pascelle qu’invoquent aujourd’hui conservateurs etréactionnaires après en avoir longtemps rejeté nonseulement l’idée mais le mot. La droite maurrassienne,qui a retrouvé ses aises sous le sarkozysme et dontl’idéologue Patrick Buisson s’est fait le passeur,fut monarchiste de naissance, avant de devoir seconvertir aux apparences républicaines, sous le poidsmonstrueux des crimes des droites extrêmes d’Europe.Mais sa foi profonde reste anti-républicaine par refusdu principe d’égalité et par défense de l’impératif deréalité.

Comme le rappelle le philosophe Emmanuel Terraydans un récent essai (Penser à droite, Galilée), « lapensée de droite est d’abord un réalisme ». Mais leréel dont se réclame cette droite n’est pas la réalité,

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forcément évolutive et instable ; c’est plutôt l’existant :la force des choses, le fait acquis, l’ordre établi, et parconséquent ses injustices, ses inégalités, ses désordres.

Son imaginaire est un immobilisme, entre fatalitéet résignation, quand celui de l’égalité est unmouvement : un possible qui met en branle, unhorizon qu’on cherche à atteindre, la possibilitéd’un déplacement et l’espoir d’un changement.Ainsi entendue, l’égalité, ce n’est évidemment pasl’uniformisation ou le nivellement qui, pour lecoup, serait une fixité aussi rétrograde que l’ordreconservateur – ce qu’ont démontré les désastres etles crimes des régimes autoritaires s’en réclamant.L’égalité est au principe d’une politique démocratiquequi fait droit à l’exigence sociale, d’une politique quifait confiance à la liberté pour résoudre les tensionsinévitables d’une société d’individus, d’aspirationsdiverses et de conditions différentes.

Egalité des droits, égalité des possibles, égalitédevant la loi, égalité devant la santé, égalité devantl’éducation, égalité dans le travail, égalité desterritoires, égalité de l’accès aux services publics,égalité dans l’accès à la culture, égalité dans lareprésentation politique, égalité des origines, des raceset des religions, égalité des cultures et des civilisations,égalité des hommes et des femmes, égalité des genres,égalité des sexes et des sexualités, etc. On n’en

finirait pas d’énumérer les potentialités libératrices del’exigence d’égalité pour rassembler et renforcer unesociété, la nôtre, dont l’expression politique a délaisséplusieurs parties de son peuple qui ne se sentent nireprésentées ni écoutées.

C’est sur cet abandon que prolifèrent xénophobie,racisme et autoritarisme, diffusés comme un poisonpar les forces politiques du fait établi et de l’ordreexistant afin de protéger les inégalités et les injusticesdont les intérêts minoritaires qu’elles défendentfont profit. Pédagogie toujours utile et nécessaire,contrairement à ce que ne cesse de répéter le candidatNicolas Sarkozy qui les légitime et les cautionne,faire la morale républicaine à celles et ceux qui ysuccombent ne suffira pas à renverser la tendance, tantla République a pris du retard – malmenée, abîmée,discréditée, défigurée.

« On ne naît pas raciste, on le devient », rappelle LilianThuram dans son Manifeste pour l’égalité (Autrement)qui est sans doute le meilleur texte politique paruà l’orée de cette campagne présidentielle, le plusriche et le plus fécond. Combattre droite extrême etextrême droite, les marginaliser et les réduire, supposed’opposer à leurs passions destructrices, où l’ons’aime de détester ensemble, un imaginaire supérieur.Un imaginaire qui rassemble et rassure, renforce etconforte, ouvre l’horizon et mobilise le changement.Illustré par une vingtaine de contributions de toutesdisciplines et porté par sa Fondation Education contre

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le racisme, le Manifeste de Thuram indique ce cheminde hauteur où se gagne la justice en nous appelant,écrit-il, à « changer nos imaginaires ».

Le lisant, comme un réconfort après l’alarme du 22avril, on s’est souvenu de l’idéal proclamé par AlbertCamus, alors journaliste, dans Combat en 1944 :

« Elever ce pays en élevant son langage. » L’exactopposé du « Casse toi, pauv’ con », cette insultequi résume la présidence sortante, son style et sonprojet. Et si la politique est un langage, conversationd’un peuple avec lui-même, alors c’est bien là ce quiincombe à la gauche tout entière de réussir : relever laFrance en refondant sa République.

Directeur de la publication : Edwy Plenel

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