1. 1 1/5 Robert Reich : Reprendre le contrle de notre conomie
et de notre dmocratie PAR IRIS DEROEUX COMPLETE PAR ERIC LEGER
ARTICLE MEDIAPART INITIAL PUBLI LE LUNDI 3 AOT 2015 lheure o la
Maison-Blanche se flicite des bons rsultats de lconomie amricaine
le chmage est tomb son plus bas depuis 2008 en juin, 5,3 % ,
lconomiste Robert Reich analyse ce qui se cache derrire les
chiffres de la croissance et du chmage. Ancien de ladministration
Carter, ex-ministre du travail de Bill Clinton, il revient sur les
dbats politiques et conomiques du moment, de laugmentation du
salaire minimum la lutte contre les ingalits de revenus, en passant
par les ngociations autour du trait transatlantique (TTIP). Il
insiste sur la ncessit de rformes politiques. [lire aussi : Le
phnomne Bernie Sanders : un socialiste en campagne aux Etats-Unis a
la suite de cet article] conomiste engag appartenant la gauche
modre, hyperactif sur les rseaux sociaux et sur le terrain, allant
de rencontres en confrences, il milite pour un interventionnisme
dtat intelligent, seul capable de corriger les injustices sociales
et conomiques. De nature optimiste, il reste persuad quil est
possible de trouver un terrain dentente entre lecteurs dmocrates et
rpublicains, entre gauche et droite, afin de reprendre le contrle
de notre conomie, de notre dmocratie . Un message quil vhicule
aussi grce des ouvrages et des films, notamment le documentaire
Ingalit pour tous (en version originale sous-titre en franais). Les
changes ont lieu sur le campus de Berkeley, en Californie, o il
continue denseigner les politiques publiques et lconomie. La
Maison-Blanche ne cesse de se fliciter des bons chiffres de lemploi
: plus de 200 000 sont crs chaque mois depuis quasiment un an, le
taux de chmage est tomb 5,3 % dbut juillet, son meilleur taux
depuis 2008 Lconomie amricaine se serait donc releve de la crise
des subprimes. Sauf que dautres indicateurs sont beaucoup moins
encourageants : les salaires stagnent, les emplois temps partiel
augmentent, lconomie repose de plus en plus sur les free- lance et
des mthodes de type just-in-time- scheduling (lemploy sera prvenu
le jour mme si l'on a besoin de lui) Comment analysez-vous cette
situation ? Ce paysage conomique contrast prend tout son sens quand
on le situe bien dans son contexte amricain : le pays est plutt bon
pour crer de lemploi en priode de croissance, mais ne cre pas de
bons emplois. Ce sont surtout des emplois bas salaire. La plupart
des nouveaux emplois crs depuis 2009 paient en moyenne moins que
ceux ayant t perdus pendant la rcession. Et ce sont des jobs sans
aucune forme de scurit ! Nombre dentre eux sont des emplois de
free-lance, de travailleurs indpendants Ce sont des tches
externalises, sans les protections que les travailleurs
considraient comme acquises il y a trente ans. Ce sont donc les
deux faces dune mme pice : cest facile de crer des emplois quand
ceux-ci sont mdiocres. Au bout du compte, lesclavage tait aussi un
systme de plein emploi ! Jexagre dlibrment en disant cela, car le
principe est le mme : sil ny a pas de vritable scurit de lemploi,
si le seuil du salaire minimum nest pas relev en tant index sur
linflation [cest le cas en France ndlr], eh bien, beaucoup demplois
finissent par tre de trs mauvaise qualit. Le relvement du seuil du
salaire minimum, aujourdhui fix 7,25 dollars de lheure au niveau
fdral, est lune des grandes batailles politiques du moment. La
majorit rpublicaine au Congrs sy oppose. Ce qui parat insens quand
on sait que ce Il explique de manire limpide la mcanique des
ingalits conomiques grandissantes aux tats Unis.
https://1fichier.com/?tgx466jqbn (cliquer en bas de la page de
l'hbergeur sur le bouton tlcharger pour rcuprer la vido)
2. 2 2/5 seuil na pas boug depuis 2009, quil quivaut seulement
38 % du salaire mdian (contre 60 % en France par exemple). Pourquoi
cela reste-t-il un sujet dopposition partisane ? Cest typique des
batailles du moment La droite ne veut pas augmenter le salaire
minimum parce quelle estime que cela nuirait lemploi. Elle respecte
ainsi la volont de groupes reprsentant les intrts de lindustrie et
du commerce, comme la National Restaurant Association, qui nont
aucune envie de dpenser plus pour mieux payer leurs travailleurs.
Cest aussi simple que a. Les chiffres ne sont pourtant pas
compliqus : si l'on prend le salaire minimum tel quil tait fix en
1968 et quon lindexe sur linflation, on obtient dj un salaire
minimum 10,10 dollars de lheure. Et si l'on prend en compte les
gains de productivit enregistrs depuis 1968, on arrive 21 dollars
de lheure. Cest presque trois fois le taux actuel. Il ny a aucun
argument valable pour sopposer une hausse. Ceux qui prtendent que
lemploy type touchant le salaire minimum est un adolescent pouvant
ainsi gagner de largent de poche se trompent. Ces emplois ont
tendance tre le principal gagne-pain dune famille. Les travailleurs
sont souvent des parents clibataires levant seuls leurs enfants et
souvent des femmes. Ils ont tout simplement besoin dun salaire plus
lev. Quant aux projections conomiques, quasiment toutes montrent
que le salaire minimum peut tre augment sans avoir dimpact ngatif
sur lconomie, au contraire. Par exemple, mieux payer un employ,
cest aussi lui permettre de dpenser plus et par ricochet favoriser
lemploi. Laugmentation du salaire minimum permet en outre de faire
revenir sur le march du travail des gens qui ne cherchent mme plus,
ce qui permet aux employeurs davoir plus de choix, de sentourer
demploys plus stables, de limiter le turnover. dfaut de rforme
fdrale, des initiatives existent au niveau local. Plusieurs villes
et tats amricains se sont prononcs en faveur dune augmentation du
salaire minimum au sein de leurs frontires. a devient aussi un
argument pour de grandes entreprises, annonant firement quelles
augmentent les salaires minimums, la dernire en date tant le gant
Wallmart. Les avances locales sont intressantes bien sr. Seattle a
vot pour une augmentation graduelle afin datteindre 15 dollars de
lheure dici quelques annes. San Francisco a aussi vot en ce sens.
Mais cela ne doit pas servir de substitut une hausse du salaire au
niveau fdral. Nous devons avoir une dfinition commune de ce qui est
dcent. Quant aux stratgies de grandes entreprises, ce ne sont rien
dautre que des oprations de relations publiques Wallmart qui est le
plus gros employeur aux tats-Unis a annonc vouloir augmenter ses
plus bas salaires d'un dollar de lheure. Le salaire minimum de
lentreprise ne sera plus de 7,25 dollars mais de 8,25 dollars de
lheure. Cest minuscule. ce rythme, mme si un salari Wallmart avait
un emploi temps plein dans lentreprise, et peu en ont un, son
salaire annuel slverait 17 000 dollars par an (15 154 euros). Dans
la plupart des villes amricaines, cest impossible de vivre avec ce
salaire. Prcisons que le seuil de pauvret est fix 22 000 dollars
par an aux tats-Unis. Cela signifie que pour viter que ces
travailleurs ne tombent dans une trop grande pauvret, le reste
dentre nous finance des aides sociales sous forme de bons
alimentaires, daides au logement, daides aux soins mdicaux.
Celles-ci se transforment en quelque sorte en subventions pour
Wallmart ! Cela naurait pas lieu dtre si le groupe payait mieux ses
employs. Cest la mme chose pour McDonald's, Burger King et tous les
autres. Au-del de la question du salaire minimum, se pose celle
plus vaste des ingalits de revenus. Celles- ci sont de plus en plus
exposes et dbattues dans les mdias amricains, comme sils ralisaient
enfin leur ampleur. Elles ont explos, 1 % dAmricains les plus
riches concentrent aujourdhui plus de 22 % du revenu national et
plus de 40 % des richesses du pays. Comment en est-on arriv de tels
niveaux ?
3. 3 3/5 a ne sest pas fait en un jour. Les ingalits ont
commenc se creuser la fin des annes 1970, quand le revenu mdian
sest mis dcrocher [un salaire imaginaire servant de rfrence,
partageant la population parts gales entre la moiti qui gagne plus
et celle qui gagne moins ndlr], ne plus progresser au rythme des
gains de productivit. Il y a plusieurs raisons cela, les deux
principales tant la globalisation et limpact de la technologie sur
lemploi. Cest peu prs cette priode quil est devenu plus facile pour
les entreprises dexternaliser des tches, notamment en ayant recours
aux porte-conteneurs et la communication par satellite. Ces
technologies cres pendant la guerre du Vitnam commencent alors tre
disponibles la vente. Arrive ensuite la rvolution numrique, qui
contribuera aussi bouleverser lemploi. Mais ce quil faut
comprendre, cest que dautres pays sont passs par le mme processus,
la globalisation et le changement technologique, sans parvenir au
mme degr dingalits atteint par les tats-Unis. Ici, sest ajout le
fait que le pouvoir politique a suivi largent, il est all du ct des
plus riches. Les entreprises ont pu commencer casser les syndicats.
Le nombre de travailleurs syndiqus dans le secteur priv tait de 35
% en 1955, il est dsormais de moins de 7 %. La plupart des
travailleurs nont par consquent pas un pouvoir de ngociation
suffisant. En parallle, le gouvernement fdral a commenc moins
investir dans lducation, les infrastructures, la recherche et le
dveloppement ; des investissements permettant pourtant de former,
daugmenter la valeur des travailleurs. Ensuite, sous Ronald Reagan,
le systme dimposition fdral a t restructur dune telle faon que le
taux maximal dimposition des plus hauts revenus est tomb de 70 % 28
%. Et nous ne sommes jamais revenus aux niveaux davant 1981. Au mme
moment, les taxes dites de scurit sociale (finanant lassurance
vieillesse, chmage, de couverture sant des plus pauvres, etc.) ont
augment, sachant que cest un impt relativement rgressif (les
pauvres paient proportionnellement plus que les riches). Les taxes
sur les ventes ont aussi augment, et elles fonctionnent elles aussi
de manire rgressive. Enfin, il y eut une rvolution des mthodes de
management dans les socits amricaines. Avant les annes 1980, les
entreprises tentaient de se soucier des intrts de leurs employs et
de leurs actionnaires de manire peu prs quilibre. La dynamique a
chang dans les annes 1980, aprs une srie de rachats hostiles ; des
entreprises ou des individus prenant le contrle de socits avec le
seul but de les rendre plus profitables. Il ne sagit plus de se
proccuper du bien- tre des diffrents groupes composant lentreprise,
mais de satisfaire les actionnaires. lintrieur de lentreprise, cela
se traduit par un effort continu pour rduire au minimum les
salaires des travailleurs. Vous estimez que ladministration Obama a
fait quelque chose pour sattaquer ces multiples problmes conomiques
et sociaux. Que retiendrez- vous de ces deux mandats ? La
contribution la plus importante de Barack Obama aura t la rforme de
lassurance sant, qui a permis de couvrir des millions de personnes
ne pouvant pas se le permettre auparavant. Cest imparfait, les
dfauts sont nombreux, mais cest un pas dans la bonne direction.
Cest une politique de redistribution. Pour le reste, disons quaprs
la crise de 2008, la politique de relance nous a permis de ne pas
sombrer dans une dpression digne de celle des annes 1930. Celle-ci
aurait t autrement plus grave. Quant des politiques plus cibles,
telles que des programmes pour aider les plus dmunis, des
programmes daide au retour lemploi, pour lducation, cest simple :
les rpublicains font bloc contre le prsident. Il ny a rien de
comparable dans lhistoire rcente. Il faut au moins remonter aux
annes 1920 pour trouver le mme type dopposition virulente, pour
voir un parti rpublicain aussi conservateur.
4. 4 4/5 Je crois que cest notamment d la colre et la
frustration de tant dAmricains qui se sentent abandonns. Les
rpublicains ont cette manie de dsigner les pauvres, les gens de
couleur, les immigrants comme les coupables Depuis des annes, ils
rptent leur lectorat issu de la classe ouvrire blanche que lennemi
est le pauvre, le Noir, lhispanique, et a marche. Mme si cest faux,
mme si ceux qui saccaparent les richesses sont surtout en haut de
lchelle. En ce moment, le gouvernement amricain est en train de
ngocier deux grands traits internationaux visant libraliser un peu
plus les changes, lun avec onze pays asiatiques (le partenariat
transpacifique ou TPP), lautre avec la Commission europenne (le
partenariat transatlantique, TTIP). La plupart des lus dmocrates
sont opposs ces ngociations. Lopposition citoyenne est aussi de
plus en plus importante. Mais ladministration Obama continue de les
dfendre malgr ce scepticisme. Que pensez-vous de ces traits ? Ce
nest quune histoire dargent ! Le TPP et le TTIP sont soutenus par
le big business et par Wall Street, qui savrent financer un gros
pourcentage des campagnes lectorales des lus rpublicains mais aussi
de dmocrates. Et Wall Street veut que ces accords soient signs. Les
travailleurs amricains et la plupart des citoyens nen tireront
aucun bnfice, au contraire. Ces accords devraient permettre une
entreprise dattaquer un tat devant un tribunal ad hoc si jamais cet
tat instaure de nouveaux standards de scurit, de protection de la
sant ou du travail et que lentreprise les estiment nuisibles ses
bnfices (mcanisme darbitrage). Cest une ide ridicule ! Plus les
Amricains dcouvrent la teneur de ces accords, plus ils y sont
opposs. La plupart des lus dmocrates y sont opposs. Donc je dois
dire que je ne sais pas pourquoi ladministration Obama sest lance
l-dedans. Je crois que linfluence de Wall Street et du big business
est trs importante, et pas seulement en termes financiers. Cest
aussi une influence sociale. Jai t en poste au sein
dadministrations, jai t secrtaire du travail sous Bill Clinton, jai
vu comme le prsident devenait de plus en plus sensible aux
arguments des reprsentants de Wall Street. Le dpartement du Trsor
est rempli de gens venant du milieu de la finance, ils sigent des
conseils, des commissions Quand tu es prsident, tu es en relation
avec ces gens-l, ils tentourent, tu les coutes. un moment donn, ils
te diront que pour ton hritage, tu dois lancer un grand projet
ayant voir avec le commerce. Et tu fais cette ide tienne. En
thorie, le commerce est une bonne chose, surtout si les gagnants
compensent les perdants. Mais ils ne le font pas et les perdants
nen finissent plus de perdre. Dans la pratique, quand on se
retrouve avec des ingalits de plus en plus grandes, le commerce
international surtout celui qui repose sur les investissements
directs ltranger napporte pas grand-chose de bon. Nous sommes au
tout dbut dune nouvelle campagne prsidentielle pour les lections de
novembre 2016. Quaimeriez-vous entendre de la bouche des candidats
? Il y a tant de choses Savoir sils feront ces propositions, cest
un autre dbat, mais voil ce que jaimerais entendre : nous devons
augmenter limpt pour les contribuables les plus aiss afin de
financer un meilleur systme ducatif public, de la maternelle
luniversit. Cet argent servirait aussi reconstruire nos
infrastructures qui sont mal entretenues et dans un tat lamentable.
Cela permettrait davoir un meilleur systme de transport public par
exemple. Il y a une crise du logement svre dans ce pays. Dans de
nombreuses villes, les foyers bas revenus narrivent pas se loger
proximit de leur lieu de travail. Si les transports publics taient
plus dvelopps, ils pourraient au moins vivre un peu plus loin,
avoir accs des logements plus abordables, et russir se rendre sur
leur lieu de travail sans trop de problmes. On pourrait donc
commencer par faire tous ces investissements ! Comment
lexpliquez-vous ? Nous sommes la socit la plus riche au monde, nous
sommes plus riches que nous ne lavons jamais t, mais ces richesses
sont concentres entre les mains de quelques-uns. Que le taux
dimposition des plus hauts revenus soit suffisant pour que le reste
de la socit ait une chance de sen sortir, cest quand mme le moins
quon puisse faire !
5. 5 5/5 Ensuite, il faut que Wall Street soit mieux contrle.
La finance reste beaucoup trop puissante, les risques dune autre
crise comme celle de 2008 sont encore trop levs. Cest un monopole !
Nous devons sparer les banques dinvestissement des banques
commerciales. La taille des grandes banques doit tre imprativement
rduite. Il faut sattaquer aux failles de nos lois qui permettent
Wall Street dchapper limpt Enfin, le salaire minimum doit
absolument tre augment pour atteindre quelque chose comme 15
dollars de lheure. Il faut en outre largir laccs au earned income
tax credit , qui est un crdit dimpt cibl sur les foyers les plus
modestes. Les deux combins permettront de nombreux Amricains de ne
plus vivre sous le seuil de pauvret. Je peux continuer comme a
pendant des heures ! Vous pensez que ne serait-ce que 10 % de ce
programme peut tre mis en uvre par un candidat dmocrate srieux ?
Tout dpend de ce quil se passe aux lections de 2016, la fois aux
prsidentielles et aux lgislatives [en mme temps que les
prsidentielles, auront lieu les lections la Chambre et au Snat, qui
sont organises tous les deux ans ndlr]. Nous verrons si les
lecteurs comprennent ce qui est en jeu et se dplacent aux urnes, y
compris les jeunes, les Afro-Amricains, les Latinos, les femmes
Alors on pourrait obtenir un Congrs reprsentatif de ces gens, de
leurs besoins, et un prsident qui tient parole. Lors des dernires
lections fdrales de mi-mandat (au cours desquelles le Congrs a donc
t renouvel, en novembre 2014), seuls 32 % des lecteurs se sont
dplacs aux urnes. C'est le pourcentage le plus bas jamais enregistr
depuis 1942, une anne de guerre au cours de laquelle de nombreux
lecteurs taient sur le champ de bataille. En attendant, vous
militez sans relche sur les rseaux sociaux et sur le terrain pour
que les Amricains comprennent la dynamique des ingalits de revenus,
pour quils se rveillent. Avez-vous limpression de toucher un public
qui nest pas dj convaincu par ce que vous dites ? Je dfends lide
que la classe moyenne infrieure qui vote rpublicain doit sunir avec
les Amricains les plus pauvres qui votent dmocrate, et quensemble
ils peuvent reprendre le contrle de notre conomie, de notre
dmocratie. Je me promne travers le pays pour parler de cela, je
vais bientt me rendre en Caroline du Nord, dans le Tennessee, des
tats du sud qui sont traditionnellement rpublicains. vrai dire, je
passe le plus de temps possible dans les Red States [des tats
acquis aux rpublicains ndlr]. Les gens sont trs polis, on arrive
avoir de bonnes discussions. Mais enfin il ne sagit pas que de moi,
on doit tous parler avec ceux qui ne sont pas daccord avec nous
afin de sortir de cet tat de paralysie qui caractrise la politique
amricaine. On sent mme des dsaccords et des tensions au sein des
dmocrates, entre les dmocrates de gauche et les centristes Oui,
enfin, a a toujours t le cas. En 1964, les dmocrates se dchiraient
sur le fait daccepter ou non une dlgation du Mississippi pro-droits
civiques et compose dAfro-Amricains la convention nationale du
parti. Ensuite, ils narrivaient pas sentendre sur la guerre du
Vitnam Le parti dmocrate a toujours t compos de gens qui ne sont
pas daccord les uns avec les autres. Mais ces temps-ci, je crois
que la presse exagre leurs divisions. Je connais Hillary Clinton
depuis quelle a 19 ans, nous nous sommes rencontrs lors de nos
premires annes duniversit [au Wellesley College]. La question
laquelle je ne peux rpondre pour le moment, seul le temps le dira,
cest de savoir quel point elle pourra se montrer courageuse, jusquo
elle sera capable daller pour dfendre ces idaux. Et aucun prsident
ne peut faire a seul. Un prsident a besoin dun public inform,
engag, mobilis, prt sacrifier de son temps et de son argent pour
quon rgle ces problmes conomiques et sociaux.
6. 1 1/4 Le phnomne Bernie Sanders : un socialiste en campagne
aux Etats-Unis PAR IRIS DEROEUX COMPLETE PAR ERIC LEGER ARTICLE
MEDIAPART INITIAL PUBLI LE MERCREDI 29 JUILLET 2015 Bernie Sanders
en meeting Washington, le 22 juillet 2015 Depuis quil a fait son
entre dans la campagne pour les primaires dmocrates, Bernie Sanders
rjouit et rveille la gauche amricaine. Son succs populaire surprend
ou drange. Ciel, un socialiste , saffolent les rpublicains, tandis
quHillary Clinton se retrouve une fois encore devoir composer avec
un encombrant outsider. Mais qui est-il donc, et pourquoi un tel
succs ? Quil y ait un candidat de gauche aux primaires dmocrates
pour les lections prsidentielles amricaines, cela na rien de trs
exceptionnel. En attestent les candidatures dEugene McCarthy,
sduisant les tudiants, les pacifistes et les intellectuels lors des
lections de 1968, du progressiste George McGovern, en 1972, ou
encore dHoward Dean, en 2004. En revanche, que ce mme candidat
suscite ds les prmices de sa campagne plus denthousiasme de la part
des lecteurs que tous les autres candidats, rpublicains ou
dmocrates, voil de quoi titiller la curiosit du grand public et des
mdias. quinze mois des lections prsidentielles de 2016, Bernie
Sanders, 73 ans, snateur indpendant rattach au groupe parlementaire
dmocrate, dfendant son tiquette de socialiste depuis plus de
quarante ans, perturbe le train-train dune campagne lectorale qui
nexcitait pas vraiment les foules jusque- l. Ces premiers mois ont
t marqus par la perspective peu engageante dun duel Clinton-Bush,
lincomprhensible ballet des candidats rpublicains seize ce jour !
ou encore le verbiage haineux de lhomme daffaires et candidat
Donald Trump, occupant lespace mdiatique en comparant par exemple
les immigrs mexicains des trafiquants de drogue et des violeurs.
Bernie Sanders, actuellement snateur du Vermont, un tat du Nord-Est
rput pour son progressisme et ses produits bio , apporte tout
simplement un peu de fracheur au dbat. Depuis quil est entr en
campagne, en mai dernier, largumentaire quil droule peut se rsumer
ainsi : les ingalits conomiques doivent tre combattues en
augmentant limpt sur les hauts revenus, en doublant le salaire
minimum pour quil atteigne au moins 15 dollars de lheure, en
contrlant mieux le secteur bancaire, en luttant contre lvasion
fiscale, en investissant dans lducation et en allgeant la dette
tudiante ou encore en lanant un nouveau programme de grands
travaux. Bernie Sanders se prononce en faveur de politiques
sociales-dmocrates leuropenne, citant lenvi les pays scandinaves
(et la France). Vous savez, ces pays o laccs aux soins de sant est
gratuit, o lducation est quasi gratuite, o les travailleurs ont des
congs pays. Cest de ce type de socialisme- l dont je parle ,
expliquait-il ainsi lors dun long entretien avec la journaliste
Katie Couric, en juin (ici). Sil parle surtout dconomie, il insiste
aussi sur la rforme du systme de financement des campagnes
lectorales sans plafond actuellement afin de mettre fin loligarchie
qui menace la politique amricaine. Il ne manque jamais dalerter sur
les effets du changement climatique et milite en faveur de la
transition nergtique. Il soppose encore la collecte massive de
donnes par la NSA. Ce message sduit. Depuis juin, Bernie attire des
foules de plus en plus larges, qui dbordent systmatiquement des
auditoriums prvus pour loccasion : 2 600 personnes dans lIowa, 3
000 personnes dans le Minnesota, 10 000 personnes dans le Wisconsin
dbut juillet et 11 000 personnes Phoenix en Arizona, samedi dernier
lorsque nous nous sommes tous retrouvs tudiants la facult de droit
de Yale, mme sils ne mattribuent pas cette rencontre. Jai foi en
ses idaux. Cest une idaliste, qui se soucie de tous les problmes
que nous venons dvoquer.
7. 2 2/4 Aucun autre candidat dmocrate ou rpublicain na russi
rassembler ce jour un tel public. Sa cote de popularit dans les
sondages suit la mme courbe ascendante : en un mois, il est pass de
8 15 % des intentions de vote des lecteurs se disant dmocrates. Si
cette perce est remarquable, Bernie Sanders reste cependant loin
derrire la candidate de choix des cadres du parti dmocrate, Hillary
Clinton, qui recueille ce jour plus de 60 % des intentions de vote.
comparer leurs comptes de campagne, on a mme du mal croire quils
jouent dans la mme catgorie. Bernie Sanders a lev 15,2 millions de
dollars de fonds provenant uniquement de petits donateurs, puisquil
refuse catgoriquement largent des Super Pacs * qui se dverse sur
les campagnes amricaines depuis 2010. Le comit de campagne dHillary
Clinton en est lui 47,5 millions de dollars Dans ce contexte, aucun
expert de la vie politique amricaine nenvisage pour le moment que
Bernie Sanders remporte les primaires dmocrates ou devienne le
prochain prsident des tats-Unis. Mais lenjeu nest pas l, analyse le
sociologue Walter Benn Michaels. Bernie Sanders russit dire tout
haut ce que tant dAmricains pensent tout bas sans forcment savoir
larticuler. Il connat son sujet, il propose des solutions, il est
crdible. Il parle donc des gens qui commenaient vraiment se
dsintresser de la chose publique. Le succs de Bernie Sanders, cest
dabord lexpression dune contestation, dune dfiance lgard des
candidats de l' establishment , comme Hillary Clinton, dun rejet de
la tideur centriste du parti dmocrate sur les questions conomiques.
Il se retrouve porter la colre et lespoir dune portion de llectorat
qui aurait pu tout aussi bien se ranger derrire la candidature dune
Elizabeth Warren, snatrice dmocrate dnonant avec fougue les
errements du nolibralisme et le pouvoir de lindustrie bancaire.
Sauf que, malgr sa popularit, celle-ci a choisi de ne pas entrer
dans la mle. *En 2010, la Cour suprme amricaine rend larrt Citoyens
unis contre la commission lection lectorale fdrale , qui permet
dsormais tout entreprise, syndicat ou individu de financer sans
limite de fonds des comits daction politique surnomms PAC , afin de
venir en aide au candidat de leur choix. Concrtement, cela permet
de riches entrepreneurs dinvestir des millions de dollars dans de
coteux spots publicitaires ou des campagnes daffichage servant
notamment dnigrer les candidats faisant de lombre leur favori.
Cette tendance est encore plus marque dans le camp rpublicain que
chez les dmocrates. Bernie, lui, na pas hsit entrer dans la
campagne, en ayant toute la lgitimit ncessaire pour occuper le vide
laiss gauche. Cela fait quarante ans quil rpte la mme chose, quil
dfend lintervention de ltat pour corriger les ingalits et soppose
au pouvoir du big business , nous explique Greg Guma, auteur dun
ouvrage sur Bernie Sanders et le Vermont, The Peoples Republic,
Vermont and the Sanders Revolution. La nouveaut, cest que son
discours rsonne dsormais un peu partout dans le pays. Cest le bon
moment pour parler ingalits de revenus et pour tre entendu,
poursuit-il. Il note que le mouvement Occupy Wall Street a prpar le
terrain, que le dbat sur le creusement des ingalits est de mieux en
mieux relay par les mdias. Les sondages indiquent en outre un
glissement gauche dune partie de llectorat dmocrate : selon une
tude de l'institut Gallup, le pourcentage de dmocrates sidentifiant
comme libraux (au sens amricain du terme, cest--dire de tendance
sociale- dmocrate) sur les questions sociales et conomiques a
augment de 17 points depuis 2001. Les recettes quil prconisait
quand il courtisait la mairie de Burlington sont quasiment les mmes
quil prconise aujourdhui pour le pays, poursuit Greg Guma,
insistant sur le laboratoire qua reprsent le Vermont pour cet homme
politique. N dans une famille juive de Brooklyn, New York, Bernie
Sanders sinstalle dans le Vermont dans les annes 1960 en mme temps
quune vague de hippies prnant le retour la nature. Dans ses
bagages, quelques
8. 3 3/4 annes de militantisme anti-guerre du Vietnam
luniversit de Chicago, une passion pour la chose publique et un
intrt soutenu pour la thorie marxiste. Il rejoint rapidement un
petit parti de gauche, fond en 1970, nomm le Liberty Union Party et
se dfinissant comme pacifique et socialiste non violent. Ddi la
politique, enchanant les petits boulots pour survivre, Bernie
Sanders se prsente plusieurs lections snatoriales, perd chaque
fois, puis, partir de 1976, poursuit son chemin hors du parti en
tant quindpendant solidement ancr gauche. Une tiquette quil
conserve aujourdhui. Bernie Sanders en meeting Washington, le 22
juillet 2015 Depuis son entre en politique, il a men prs de 20
campagnes. Il adore a , souligne Greg Guma. Sa premire victoire,
celle qui le lance enfin, date de 1981: avec seulement dix voix
davance, il remporte la mairie de Burlington. Son message de lpoque
? Burlington nest pas vendre. Autrement dit, les grands groupes
immobiliers ne doivent pas sapproprier le centre-ville, Burlington
doit rester une ville accessible aux classes moyennes et
populaires. Sa gestion municipale convainc les habitants et il est
rlu pour trois mandats successifs. Des annes au cours desquelles il
visite le Nicaragua, soutient le rgime sandiniste, et initie le
jumelage de Burlington avec la ville de Iaroslavl en Union
sovitique. La prochaine tape est logiquement Washington : il est lu
reprsentant du Vermont la Chambre de reprsentants, en 1990. Cest le
premier indpendant lu en quarante ans. Il choisit cependant dtre
affili au groupe parlementaire dmocrate, ce qui signifie quil suit
le vote dmocrate sur un grand nombre de textes de lois. Il a
d'ailleurs cr un groupe dlus dmocrates progressistes au Congrs, qui
existe toujours. Il entretient un rapport compliqu avec le parti
dmocrate, ayant oscill au fil de sa carrire entre le rejet des
partis et lunion avec les dmocrates. Dernirement, il a choisi dtre
dans le parti et il a convaincu les gens de gauche que ctait le
seul moyen dtre entendu, dtre efficace, tant donn notre systme
bipartisan, analyse Greg Guma. En 2006, il poursuit sa perce et
devient cette fois-ci snateur du Vermont, un sige quil occupe
toujours. Encore une fois, son tiquette indpendante nest pas un
obstacle, il est soutenu par les dmocrates les plus progressistes.
Vote aprs vote, dbat aprs dbat, Sanders incarne ainsi parfaitement
laile gauche du parti: il est oppos aux interventions en Irak, en
1991 comme en 2002; il est oppos au Patriot Act; oppos aux coupes
budgtaires et baisses dimpt qui affectent dmesurment les plus
dmunis; il dfend bec et ongles la transition nergtique et soppose
la construction de loloduc Keystone XL. Aprs llection de Barack
Obama en 2008, il devient un ardent dfenseur de la rforme de
lassurance sant, militant pour un systme entirement gr par ltat (
savoir un systme la franaise; mais cette ide sera abandonne face
lopposition rpublicaine et les assurances prives garderont un rle
de premier plan dans la couverture maladie des Amricains). Il
milite alors pour que ltat investisse plus dans le rseau de centres
de soins communautaires du pays acceptant les patients quels que
soient leurs revenus, et son combat porte ses fruits. Sa constance
et sa rigueur depuis son entre en politique font quil est
aujourdhui difficile de douter de la sincrit de ses idaux, de son
engagement. Cest l sa force, notamment face une Hillary Clinton
souffrant de son image de reine des compromis et des petits
arrangements entre amis. Cependant, son argumentaire nest pas sans
faiblesse. Ayant tendance tout ramener lconomie, il fait ainsi
souvent limpasse sur les questions identitaires, qui ont pris une
trs large place dans le dbat amricain. Autrement dit, comment le
fait dtre homosexuel, hispanique ou afro-amricain transforme son
exprience de citoyen amricain et donne lieu des formes de
discrimination particulires.
9. 4 4/4 Cela explique en partie les doutes exprims par des
experts de la vie politique amricaine, comme Daniel Pfeiffer dans
le Washington Post. Comparant les candidatures de deux outsiders,
Barack Obama en 2008 et Bernie Sanders aujourdhui, lancien
conseiller en communication du prsident sortant tranche: Sanders
nest pas Obama, il aura beaucoup de mal rassembler au fil de sa
campagne une large coalition arc-en-ciel, parler aux lecteurs modrs
du parti, avoir la mme popularit auprs de llectorat hispanique et
surtout afro-amricain. Une analyse qui nempche pas, en conclusion,
Daniel Pfeiffer de temprer son propos et de rappeler que tout est
possible en politique. Le simple fait quun candidat nait pas peur
de se dire de gauche, cest dj rafrachissant, estime le sociologue
Walter Benn Michaels. Sa candidature peut marquer le dbut de
quelque chose. Elle peut obliger Hillary Clinton faire campagne
plus gauche pour commencer. Il faudrait ensuite que des lus de
premier plan lui apportent leur soutien, Elizabeth Warren par
exemple. Au bout du compte, son succs pourrait rveiller la gauche
en inspirant des lus au niveau local lors de futures lections. Cela
permettrait de structurer lenthousiasme quon a vu poindre au moment
dOccupy Wall Street. ce stade, la candidature de Bernie Sanders a
le mrite dinsuffler une dose doptimisme dans la politique
amricaine. Cest dj beaucoup.