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Les béguines : des femmes dérangeantes ? Rémi Caucanas – Session DERRE – 19 mars 2015, Le Mistral Un sujet d’abord dérangeant pour moi parce qu’inconnu ! Tout a commencé par une blague – ou plutôt par ce que je croyais être une blague. Dominique Santelli m’a demandé il y a quelques temps déjà de vous parler des « béguines ». Je n’en avais jamais entendu parler ! Mais parce que je prends toujours les demandes de Dominique au sérieux, j’ai donc commencé ma petite enquête. N’étant donc pas un spécialiste, j’ai fait comme beaucoup d’entre nous quelque chose qu’il ne faudrait soi-disant pas faire : j’ai d’abord demandé à Google ce qu’il savait des béguines. Plusieurs liens bleus sont apparus sur mon écran d’ordinateur : les béguines étaient donc bien une réalité, numériquement parlant au moins, et j’allais pouvoir m’atteler à cet exposé. Google a d’abord invité notre ami Wikipédia. Et l’ami Wiki nous renseigne sur des généralités fort instructives : Une béguine est une femme, le plus souvent célibataire ou veuve, appartenant à une communauté religieuse laïque sous une règle monastique, mais sans former de vœux perpétuels. Le mouvement béguinal, apparu à Liège à la fin du XIIe siècle avant de s'étendre rapidement en Europe du Nord-Ouest, le long de l'axe rhénan, constitue le premier type de vie religieuse féminine non cloîtrée. Les béguines vivent dans de petites maisons individuelles souvent regroupées autour d'une chapelle pour former un ensemble appelé « béguinage ». Proches des ordres mendiants, leur indépendance les rend suspectes aux autorités ecclésiales et elles sont bientôt persécutées - notamment avec l'exécution de Marguerite Porete - puis condamnées au concile de Vienne pour « fausse piété » avant d'être intégrées aux tiers-ordres mendiants au XVe siècle (…) 1 . C’était déjà pas mal. Très vite, l’idée m’est venue d’interviewer l’une de ces femmes. Manque de bol : toutes les béguines sont mortes ! Et j’ai loupé la dernière de peu ! Après Wikipedia en effet, Google me renvoyait sur un article de La Voix du nord datant du 18 avril 2013 : « La dernière béguine au monde est morte à Courtrai » : « Marcel Pattyn, la dernière béguine au monde, est décédée dimanche à Courtrai à l'âge de 92 ans. C'était la seule représentante encore vivante d'un mouvement apparu à la fin du XIIe siècle à Liège (Belgique) avant de se développer dans le Nord de la France. Ce mouvement a donné naissance aux béguinages qui, sous leur forme moderne, sont des habitats individuels mais regroupés. Destinés aux retraités, ces béguinages sont très présents dans la région Nord - Pas-de-Calais 2 . » 1 http://fr.wikipedia.org/wiki/Béguine 2 http://www.lavoixdunord.fr/region/la-derniere-beguine-au-monde-est-morte-a-courtrai- Rémi Caucanas 1

Beguines 2015

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Page 1: Beguines 2015

Les béguines : des femmes dérangeantes ?

Rémi Caucanas – Session DERRE – 19 mars 2015, Le Mistral

Un sujet d’abord dérangeant pour moi parce qu’inconnu ! Tout a commencé par

une blague – ou plutôt par ce que je croyais être une blague. Dominique Santelli m’a

demandé il y a quelques temps déjà de vous parler des « béguines ». Je n’en avais jamais

entendu parler ! Mais parce que je prends toujours les demandes de Dominique au

sérieux, j’ai donc commencé ma petite enquête. N’étant donc pas un spécialiste, j’ai fait

comme beaucoup d’entre nous quelque chose qu’il ne faudrait soi-disant pas faire : j’ai

d’abord demandé à Google ce qu’il savait des béguines. Plusieurs liens bleus sont

apparus sur mon écran d’ordinateur : les béguines étaient donc bien une réalité,

numériquement parlant au moins, et j’allais pouvoir m’atteler à cet exposé.

Google a d’abord invité notre ami Wikipédia. Et l’ami Wiki nous renseigne sur des

généralités fort instructives :

Une béguine est une femme, le plus souvent célibataire ou veuve, appartenant à une communauté religieuse laïque sous une règle monastique, mais sans former de vœux perpétuels.

Le mouvement béguinal, apparu à Liège à la fin du XIIe siècle avant de s'étendre rapidement en Europe du Nord-Ouest, le long de l'axe rhénan, constitue le premier type de vie religieuse féminine non cloîtrée. Les béguines vivent dans de petites maisons individuelles souvent regroupées autour d'une chapelle pour former un ensemble appelé « béguinage ».

Proches des ordres mendiants, leur indépendance les rend suspectes aux autorités ecclésiales et elles sont bientôt persécutées - notamment avec l'exécution de Marguerite Porete - puis condamnées au concile de Vienne pour « fausse piété » avant d'être intégrées aux tiers-ordres mendiants au XVe siècle (…)1.

C’était déjà pas mal. Très vite, l’idée m’est venue d’interviewer l’une de ces femmes.

Manque de bol : toutes les béguines sont mortes ! Et j’ai loupé la dernière de peu ! Après

Wikipedia en effet, Google me renvoyait sur un article de La Voix du nord datant du 18

avril 2013 : « La dernière béguine au monde est morte à Courtrai » :

« Marcel Pattyn, la dernière béguine au monde, est décédée dimanche à Courtrai à l'âge de 92 ans. C'était la seule représentante encore vivante d'un mouvement apparu à la fin du XIIe siècle à Liège (Belgique) avant de se développer dans le Nord de la France. Ce mouvement a donné naissance aux béguinages qui, sous leur forme moderne, sont des habitats individuels mais regroupés. Destinés aux retraités, ces béguinages sont très présents dans la région Nord - Pas-de-Calais2. »

1 http://fr.wikipedia.org/wiki/Béguine2 http://www.lavoixdunord.fr/region/la-derniere-beguine-au-monde-est-morte-a-courtrai-

Rémi Caucanas 1

Page 2: Beguines 2015

À ce stade, navré pour le mouvement béguinal que je commençais à peine à découvrir, je

me suis résolu à descendre à la bibliothèque. Et pour commencer, sur l’indication de

notre bibliothécaire diocésain, Bernard Ozanam, la case dictionnaire m’a paru être la

meilleure porte d’entrée dans ce sujet qui s’annonçait aussi vaste que complexe. Vaste

parce que si le mouvement des béguines était né au XIIe siècle et que la dernière béguine

était morte il y a deux ans à peine, l’histoire à étudier promettait d’être volumineuse ; et

complexe parce que, comme Wikipedia me l’avait déjà indiqué : les béguines étaient

surtout à situer dans l’Europe du Nord, soit très loin de mon soleil méditerranéen ; et

elles avaient été « suspectes » aux yeux de l’Eglise catholique. Il allait donc falloir tenir

une distance face à un sujet qui, donné par Dominique et Christian, s’annonçait brûlant

et qui nécessitait une démarche la plus honnête intellectuellement qui soit. Car, pour

plaire à Dominique (et à mon épouse), je pourrais par exemple proposer une lecture

radicalement féministe de l’histoire de ce que nous pourrions caricaturer comme des

pauvres femmes suspectées par ces méchants hommes d’Église bien machos. Mais de

fait, la question est bien de savoir dans quelle mesure les béguines représentent un

mouvement féministe. Je pourrais d’une autre manière ne me contenter que d’une

lecture simplement confessante en glorifiant les actes mystiques de héros féminins.

L’autre grand danger selon moi aurait été aussi de ne voir les béguines que pour elles-

mêmes, sans voir ce que leur expérience nous enseigne pour notre temps. Et l’une des

questions est bien de savoir ce que le mouvement béguinal nous enseigne pour notre

temps.

Arrivé à la bibliothèque, mon premier réflexe a donc été d’ouvrir un dictionnaire.

Pas n’importe lequel : un dictionnaire de spiritualité. Et oui, maintenant que l’on m’a

nommé directeur de l’Institut catholique de la Méditerranée, le Petit Robert ne suffit

plus. Dans le deuxième Tome de ce dictionnaire en vingt volumes écrit dans les années

1930, un article s’intitule « béguins, béguines et béguinages ». Car, en effet (et Wikipédia

me l’avait déjà dit : « Leurs homologues masculins étaient appelés « Béguins » ou

« Béguards »), le béguinisme a aussi une facette masculine. Mais il est vrai qu’à

l’intérieur du mouvement béguinal, les hommes occupent une place marginale (même si

les béguins ont été autant persécutés que les béguines), et surtout, il faut bien cerner le

ia0b0n1186785

Rémi Caucanas 2

Page 3: Beguines 2015

sujet, et en l’occurrence, je ne parlerai aujourd’hui que d’un mouvement rassemblant

d’abord des femmes, qui n’ont été ni déesses, ni reines, ni pharaon. « Pour bien

comprendre le béguinisme, il faut distinguer le mot et la chose. C’est pour ne pas avoir

suffisamment tenu compte de l’histoire du mot, que l’histoire du béguinisme lui-même

est restée passablement embrouillée jusqu’à nos jours3. » C’est par ces deux phrases que

s’ouvre l’article de ce dictionnaire écrit par le jésuite Jozef Van Mierlo. Et l’histoire du

mot pose l’intrigue. « Le mot n’apparaît avec certitude qu’à la fin du XIIe siècle, dans un

passage de Césaire d’Heisterbach, se rapportant à un fait arrivé vers 1199. Il met le mot

dans la bouche d’une femme du peuple à l’adresse de cisterciennes (…) beguinas (…) est

opposé à muler bona, une femme sûre, une sainte femme. Il doit donc avoir eu un sens

nettement péjoratif : les béguines étaient des femmes dont il fallait se défier. »

L’une des thèses sur l’origine du mot – et elles sont nombreuses4 – est en effet

significative. Dans les premières années du XIIIe siècle, dans la ville et la région de

Cologne, le mot désigne les Albigeois. Et si dans le monde clérical, on prononcera

Albigensis en latin ou peut-être Al-beghini, le peuple a compris et gardé « beghini » pour

désigner les adhérents, réel ou supposés, de l’albigéisme. Pour reprendre les termes de

notre dictionnaire : « les béguins sont, si l’on veut, les albigeois des Pays-Bas, et des

provinces rhénanes ; et les albigeois n’étaient aux yeux de ces foules exaltées que les

pures, les fervents de la continence5. » Et d’ailleurs, les liens avec l’organisation

albigeoise sont étroits : noviciat d’un an, cérémonies de la réception, l’infirmerie pour les

sœurs malades ou pauvres, le lavage et le blanchissage pour les femmes (les hommes

s’occupent alors du tissage), l’action ou les tendances apostoliques même chez les

femmes.

Le mot « béguine » a ainsi pu servir à « calomnier l’orthodoxie des femmes »,

vierges et veuves du Brabant et du pays de Liège. Leurs adversaires, « parmi lesquels de

hauts dignitaires ecclésiastiques, cherchaient à les perdre dans l’estime du peuple, en les

rendant suspectes ». D’après Jacques de Vitry qui signe en 1215, une biographie de

Marie d’Oignies, une des grandes figures du mouvement béguinal, « les hommes du

3 J. Van Mierlo, S.J., « Béguins, béguines, béguinages », Dictionnaire de Spiritualité, Gabriel Beauchesne & fils, Paris, 1937, p. 1341 (p. 1341-1352). 4 On fait aussi dériver cette dénomination du vêtement et de la couleur de leurs habits, une burre en laine, dite en Français méridional "beige". D'autres pensent que le terme est forgé sur la racine flamande "beginen" ou d'un mot allemand "beggen" dont la signification est prié, mendié. D'autres encore le font dériver du vieux français "bégart" par l'intermédiaire de l'anglais "to beg" signifiant bégayer des prières (cf. Silvana Panciera, Les béguines, « Que penser de… ? », Fidélité, Namur, 2012/2009, p. 30). 5 J. V. Mierlo, p. 1345.

Rémi Caucanas 3

Page 4: Beguines 2015

siècle les traitaient de béguines comme les Juifs avaient traité le Christ de Samaritain,

c’est-à-dire d’hérétique. Les bons eux-mêmes, ébranlés par ces calomnies, se mettaient à

douter de la foi de ces saintes personnes ». Et le pape Clément V les condamne, avant

qu’un apaisement n’intervienne sous Jean XXII.

Pourquoi ces femmes dérangeaient-elles ? D’abord, elles font preuve

d’innovations sociales. Et en ce domaine, il est clair que l'expérience béguinale demeure

une expérience féministe, c’est-à-dire une lutte de femmes contre l'inégalité sociale

entre sexes au Moyen Age. « Leur existence déconcerte car elle englobe au moins deux

réalités tout à fait inédite: pour la première fois, des femmes peuvent socialement

exister sans être ni épouse ni moniale, le choix de vie béguinale leur offrant un statut

libre de tutelle masculine. La béguine est par contre affranchie de la dominance

masculine. Son indépendance institutionnelle va de pair avec une autonomie

économique qui provient de l'exercice d'un travail rémunéré dont elle garde les

bénéfices6 ». Femmes pieuses, « elles se fixent seules ou en communautés aux abords

d'hôpitaux ou à l'ombre d'une abbaye. Elles s'établissent comme ermites près d'une

église ou encore seules ou en groupes près d'un couvent masculin. Elles se consacrent au

soin des malades, à la prière et à la contemplation mais ne font pas de vœux perpétuels.

Ces femmes décident de vivre en chasteté mais sans passer par l'observance cléricale ou

monastique considérant que toute règle », du moins au début de l'expérience béguinale,

comme une entrave à la liberté, seul chemin vers la perfection divine. « Pour une Église

qui se veut avant tout hiérarchiquement structurée et masculine, la prétention de ces

femmes non cloîtrées donc incontrôlables à une vie spirituelle relève du registre de

l'anarchie7. »

Pour l'Église, un autre problème se profile et il s’annonce plus dérangeant encore.

Dans un monde où les langues sacrées restent exclusivement des outils maniés par des

hommes, ces femmes décident de traduire et de commenter les saintes Écritures en

langue vernaculaire. Et elles le font en public, chose interdite. « Ces femmes ignoraient le

latin, la langue officielle de l'Eglise (...) elles parlent le bas-allemand, le vieux néerlandais

ou le Brabançon. C'est dans la langue du peuple qu'elles doivent s'expliquer et inventer

leurs concepts nouveaux8 » ; et notamment dans une dimension mystique.

La dimension mystique de ces femmes béguines est essentielle. Il reste cependant

6 Silvana Panciera, p. 35. 7 Idem.8 http://europsy.org/marc-alain/beguines.htlm

Rémi Caucanas 4

Page 5: Beguines 2015

difficile de « parler d’une spiritualité des béguines ». Là encore le Dictionnaire de

spiritualité nous renseigne bien. « Aux débuts cependant un bon nombre s’adonnait à la

vie mystique, dans la contemplation. C’est même dans le mouvement béguinal que la

mystique en langue vulgaire à pris naissance. La grande mystique thioise, Hadenych,

était béguine, au sens large du mot. On doit même rattacher au béguinisme la plupart

des saints et saintes des Pays Bas au XIIIe siècle : les cisterciennes Béatrice de Nazareth,

sainte Lutgarde, sainte Ide de Nivelles, sainte Ide de Louvain, sainte Alice de Schaarbeck

et d’autres, sainte-Christine de Saint-Trond, sainte Marie d’Oignies, sainte Marguerite

d’Ypres, ainsi que la béguine Mechtild de Magdebourg. Dans ces premiers temps leur

service du Christ prenait volontiers les formes du service chevaleresque, et s’inspirait

des idées les plus élevées. Leur mystique était à base métaphysique, le néo-platonisme

de saint Augustin. Avec la démocratisation des béguinages, les béguines suivaient la

spiritualité de leurs directeurs. La prédication d’un Eckhart et d’un Tauler au XIVe siècle

nous montre jusqu’à quelles hauteurs la vie spirituelle pouvait encore s’élever ».

La vie de ces béguines semble avoir été faite avant tout de travail, « de prière, de

pénitence, de recueillement ». La liberté initiale semble cependant s’être régularisée

avec le temps. Comme l’explique notre jésuite, « les plus anciens documents sur les

béguines, les plus anciens statuts de béguinages qui nous sont conservés ne contiennent

guère que des prescriptions pratiques d’ordre général, qui, dans la suite, ont été quelque

peu détaillées et unifiées. Elles ont trait surtout à l’organisation générale ; elles insistent

sur l’obéissance aux maîtresses, sur la simplicité dans l’habillement et dans le train de

vie, sur la prudence pour la sauvegarde de la chasteté ; les réunions mondaines leur sont

interdites, les sorties réglementées et soumises à des permissions préalables ; les visites,

même de prêtres, entourées de précautions parfois minutieuses. Les chapitres,

hebdomadaires pour les couvents, mensuels pour tout le béguinage, réprimaient et

corrigeaient les fautes, qui étaient graduées en fautes légères, fautes graves, fautes très

graves, et punies en conséquence par la privation de sortie ou le renvoi ». Il semble donc

que petit à petit, les béguinages se soient rapprochés de forme plus traditionnelle de vie

religieuse. Il reste que les béguinages ont été pour les Pays-Bas au moins

l’aboutissement d’une vie religieuse intense qui a commencé en réalité dès le XIe siècle.

Et ailleurs ? La plupart du temps, selon Van Mierlo, le mouvement béguinal « s’est

écoulé dans d’autres formes d’instituts, souvent plus précaires, ou dans les ordres

Rémi Caucanas 5

Page 6: Beguines 2015

mendiants, avec leurs second et troisième ordres9. » La question de l’ailleurs remet aussi

en valeur ma descente personnelle à la bibliothèque diocésaine de Marseille. Car en

tapant « béguine » dans son moteur de recherche, mon bibliothécaire Bernard m’a sorti

une petite pile de bouquins tout à fait intéressante portant sur une certaine « sainte

Douceline10 ». « La vie de Douceline a été écrite en provençal11 par une de ses disciples,

Philippine de Porcellet (ce qui est d’ailleurs original car la plupart des vies de saintes

médiévales sont écrites par des hommes, leur confesseur généralement). » Comme le

raconte Régis Bertrand, « Douceline adopte une via et maniera de vieure (vie et façon de

vivre) faite de penendensa et de honestat (pénitence et honnêteté). Elle proposait à ses

compagnes les vœux de chasteté et obéissance mais non de pauvreté qu'elle n'adopta

qu'à titre personnel. Elle crée en 1240 un premier établissement de béguines à Hyères

sur les bords du Roubaud - d'où le nom des Dames du Roubaud – puis un autre à

Marseille vers 1255 près de la ville, à proximité des couvents des Mineurs. Les visions et

les longues extases fascinent le groupe des femmes recrutées dans l'aristocratie

régionale qui la suivent et dont elle est la mère. Sa mort provoque une grande émotion à

Marseille: selon sa Vie "les gens prenaient avec dévotion tout ce qu'ils pouvaient qui

était à elle. Et l'on eut grand peur qu'ils ne missent en pièce le corps saint lui-même". Le

viguier (représentant du roi-comte) dut faire placer une garde armée. La vie des

béguines devient difficile après la mort de leur fondatrice. En 1357, elles se réfugièrent

en ville dans une maison de la place de Lenche. En 1457 la dernière d'entre elles légua à

sa mort leurs biens aux Franciscains12. »

Sainte Douceline nous intéresse aujourd'hui, non seulement parce qu'elle est du

sud, apparue dans cette même période d'intense vie religieuse : le XIIIe siècle qui, comme

nous l’avons déjà vu hier, a été le cadre en Provence d’un renouvellement de foi vis-à-vis

de Marie Madeleine. « La Provence sortait déchirée du drame albigeois » nous raconte

l’un des commentateurs de la vie de Douceline. Comme le reste des autres provinces

occidentales chrétiennes, la Provence est marquée par le départ massif d’hommes vers

la Terre sainte dans le cadre de la « La vie y était dure aux femmes isolées et sans appui :

9 J. Van Mierlo, ibid.10 Notamment : J.H. Albanès, La Vie de sainte Douceline, fondatrice des Béguines de Marseille, Marseille, 1879 ; G. Mourey, Sainte Douceline, béguine de Provence, 1214-1274, Monde nouveau, Paris, 1922 ; R. Gout, La vie de sainte Douceline, Ars et Fides, Paris, 1927. 11 Baudoin de Gaiffier, « Douceline (sainte) », Dictionnaire de Spiritualité, Paris, 1937, p. 1672-1674 : Une rédaction primitive composée vers 1297 a été complétée aux environs de 1315. 12 Régis Bertrand, Le Christ des Marseillais, La Thune, Marseille, 2008, p. 48

Rémi Caucanas 6

Page 7: Beguines 2015

veuves, jeunes filles résolues à garder le célibat, bourgeoises, dames de haut rang, qui ne

voulaient point vivre dans le siècle, mais répugnaient à une séparation totale d’avec le

siècle et ne se sentaient pas appelées à entrer en religion. Beaucoup, redoutant

l’insécurité, réclamaient pour elles-mêmes un abri et pour leurs œuvres hospitalières

une garantie de stabilité, une organisation, des moyens d’influence. (…) [elles devinrent]

des béguines affiliées à l’ordre des Franciscains ou des tertiaires franciscaines qui se

dénommèrent béguines. En même temps qu’une introduction à la vie parfaite, l’institut

de Roubaud fut la réponse à une besoin social véritable13. » A l’exemple de Douceline,

« cent trente et une personnes prononcèrent le vœu de virginité, plus de quatre-vingts

promirent de garder la chasteté ». Le succès fut rapide et frappant (…). Roubaud se

peupla. Roubaud était, en somme, une congrégation de personnes pieuses menant une

vie humble et pénitente, se sanctifiant par la pratique des œuvres de charité et formant

de jeunes enfants à la vertu. Les dames de Roubaud n’avaient pas d’églises à elles et ne

chantaient pas l’office. Elles n’étaient pas assujetties à la clôture. Elles conservaient

l’entière propriété et l’administration de leurs biens14. » La formule de l’observance des

béguines provençales pouvait ainsi se résumer en deux mots : une règle mitigée. Elles ne

prononçaient pas d’autres vœux que ceux de chasteté et d’obéissance.

L’intérêt est ensuite le parcours spirituel de notre sainte Douceline : son

engagement religieux et les références qui le cadrent. Ces références sont tant féminines

que masculines – et il me semble que dans l’étude qui est la nôtre, il ne faut jamais

perdre de vue cette double facette. Parmi les féminines, il y a bien sûr les sœurs

béguines de la sainte qui sont les témoins privilégiés de son parcours. Sont aussi très

présentes les figures d’essence divine: Notre Dame, la Mère de Dieu qui vient soutenir la

sainte durant tout son parcours terrestre ; et Dame pauvreté, qui sans être une déesse

idolâtrée, revêt l’image métaphorique d’une inspiratrice à l’instar de l’orientation suivie

par saint François d’Assise. Les références sont aussi masculines, et l'on pourrait même

jusqu'à dire que le parcours de sainteté de Douceline s'est construit en dialogue

permanent avec des figures masculines: le père qui oriente (le père naturel qui est

interpellé par Douceline dès sa jeunesse ; le père politique qui n’est autre que le roi saint

Louis, né la même année que Douceline et loué pour ses qualités de chef ; et le père divin

qui peut prendre les traits de Jésus crucifié dans ses apparitions à Douceline), le frère

13 R. Gout, p. 22. 14 R. Gout, p. 23.

Rémi Caucanas 7

Page 8: Beguines 2015

(Hugues de Dignes, proche de saint François et du courant joachimite) et le fils (Charles

d'Anjou qui peut être considéré d’une certaine manière comme un fils spirituel)15.

L’intérêt est enfin les lectures de la vie de Douceline ; l’usage que l’on en fait. Ces

livres qui ont tous été publiés entre 1870 et 1930. Pourquoi tout d'un coup publier des

ouvrages sur une femme disparue depuis des siècles? Quel intérêt nouveau pouvait

avoir ces femmes béguines ? Les béguines dérangeaient-elles moins à la fin du XIXe siècle

qu'au XIIIe siècle?

Déjà, il est sûr que de l’eau a coulé sous les ponts de l’Église catholique….et de

l’histoire. Il faut d’abord avoir en tête la nouveauté de l’histoire comme matière et

discipline scientifique. Je rajouterai aussi l’intérêt nouveau pour la linguistique et par la

même un renouvellement d’intérêt pour les langues régionales. La Vie de Douceline est

en effet écrite en provençal et le chanoine Albanès qui est le premier à traduire sa vie en

français ne cache pas son premier intérêt qui est celui de l’étude de la langue. On

retrouve cet intérêt linguistique pour d’autres vies de béguines écrites en allemand,

flamand, ou autre… La question de la langue a aussi une connotation politique en cette

deuxième moitié de XIXe siècle. N’oublions pas que le nationalisme se construit en cette

période aussi autour de théories linguistiques.

La question de la langue se pose aussi à l’Église. La Réforme en particulier, a

bousculé dès le XVIe siècle l’usage impérialiste du latin au profit des langues

vernaculaires ; d’une certaine manière, les béguines ont bien été avant-gardistes en la

matière. De même, à l’intérieur de l’Église au moins, les femmes occupent au XIX e siècle

des postes que le mouvement béguinal féminin lui-même avait mis en valeur dès le XIII e

siècle. Dans le domaine de l’éducation, dans le domaine de la santé, les béguines ont été

avant-gardistes. D’une certaine manière, elles ont été les premières infirmières de

l’Europe, avant que le XIXe siècle n’impose à notre image collective l’image des

15 R. Gout, p. 58. « (…) embrasée de ce feu de la charité du Christ, dans l’ardeur de son amour, elle se livra tout entière à Dieu, irrévocablement. De toute son âme, elle voua sa virginité à Notre-Seigneur, lors d’un sermon prêché à Hyères par le saint, et elle prononça son vœu avec une très grande ferveur, devant tout le peuple, entre les mains de son frère. Beaucoup suivirent son exemple, et il y eut cent trente et une personnes qui vouèrent à Notre-Seigneur leur virginité, et d’autres encore, plus de quatre-vingts, qui, toutes, firent vœu de chasteté, lors de ce même sermon, entre les mains du saint père Hugues. Et la sainte mère voulut qu’on l’appelât béguine, pour l’amour de Notre-Dame qui était son chef. « Notre-Dame, disait-elle, fut la première béguine. » Chose qu’elle apprit, à ce que nous croyons, par l’inspiration de Notre Seigneur Dieu. Et, afin de lui mieux ressembler, elle fit vœu de pauvreté : parce que la Mère de Dieu fut pauvre en ce monde, pour l’amour d’elle, elle voulut être dite pauvre et vivre pauvrement. Et la sainte mère fut en Provence la première béguine, et elle fut l’origine de toutes celles qui prirent ce nom. C’est elle qui les formait en vue du service de Dieu. Or, il y en eut quelques-unes qui voulurent s’adjoindre parfaitement à elle. »

Rémi Caucanas 8

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religieuses à voile ou cornettes très présentes dans les hôpitaux. Mais ne serait-ce pas

réduire ces femmes à leur dimension utilitaire ? Plus largement, ne serait-ce pas réduire

l’Église catholique elle-même à sa dimension utilitaire ? Ce ne serait pas étonnant dans

la mesure où la gestion napoléonienne du religieux a eu grand soin d’évacuer la

dimension spirituelle du religieux, pour favoriser, voire ne garder que la part utilitaire à

une société en proie à une révolution permanente.

Or, cette dimension utilitaire, cette gestion napoléonienne est elle-même remise

en cause à la fin du XIXe siècle. Et d’une certaine manière, les béguines, comme d’autres

mouvements, se retrouvent peut-être bien malgré elles, au cœur d’un débat, d’un combat

peut-être entre la sécularisation en marche qui peut prendre à l’époque des visages

agressifs, et une Église catholique sur la défensive. Au XIXe siècle et jusqu’au début du

XXe siècle, en Belgique surtout, le patrimoine immobilier des béguines est par exemple

l’objet de lutte à caractère financier. La lutte est aussi intellectuelle bien sûr. Et la

présence de Ernest Renan dans les bibliographies est loin d’être innocente. De même, la

parution de l’ouvrage de Gabriel Mourey au début des années 1920 sur Sainte Douceline,

est loin d’être anodine. Alors que l’Europe sort du premier conflit mondial et entre

progressivement dans le conflit de nouvelles idéologies, l’Église propose des contre-

modèles civilisationnels issus d’un passé quelque peu glorifié : celui de la chevalerie,

celui des Croisades qu’on redécouvre et qu’on décline dans l’entre-deux-guerres. Ce

n’est pas pour rien si dans l’entre-deux-guerres, sainte Douceline est mise en avant.

Comme sainte Jeanne d’Arc canonisée au lendemain de la première guerre mondiale et

que nous redécouvrirons demain, comme des figures missionnaires que Dominique nous

a présentées (Emilie de Vialar par exemple qui est canonisée aussi à cette période), la

relecture de la vie de Douceline dans l’entre-deux-guerres est une invitation à de

nouvelles manières de vivre parce que dérangeantes peut-être.

Aujourd’hui encore, en quoi nous dérangeraient-elles ? nous bousculeraient-

elles ? Par cette extase bien sûr. L’extase qui est cette forme d’irrationalité pure et qui

est à la source d’une forme de radicalité religieuse qui dérange aujourd’hui. Douceline se

mortifie et cela choque aujourd’hui. Pire, elle justifie ces mortifications en vue d’une plus

grande liberté. L’extase qui rend libre. Libre parce que soumise à Dieu seul. Libre

d’entrer au service du monde, dans le monde. Alors plutôt que Simone de Beauvoir, je

me demande s’il ne faudrait pas putôt voir dans le mouvement béguinal la trace

annonciatrice d’autres grandes figures féminines : Claire de Monestès, fondatrice des

Rémi Caucanas 9

Page 10: Beguines 2015

Xavières à Marseille, et initiatrice des Missions de Midi ; Madeleine Delbrel qui engage

une nouvelle expérience missionnaire dans les banlieues rouges de Paris… autant de

femmes qui ont à leur manière dérangé la société et l’Église au XXe siècle. Car ces

femmes sont porteuses de ce courant prophétique (peut-être protestataire) nécessaire,

essentiel à l’Église catholique. Avec Douceline, on observe aussi que l’extase est réelle

devant la beauté de la nature, de la Création pourrait-on dire. On pourrait employer le

mot de « communion » : de communion avec la nature, avec le « monde » dirait Camus.

« L’être humain est nuptial par essence » disait Xavier Manzano hier. L’histoire des

béguines nous renseigne peut-être d’abord là-dessus : l’amour du monde. Alors

n’hésitons pas à entrer en dialogue avec lui.

Rémi Caucanas 10