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ENGAGEZ VOUS EN POESIE
Vladimir MAÏAKOVSKI, Écoutez si on allume les étoiles, (1918)
On gueule au poète :
« On voudrait t’y voir, toi, devant un tour !
C’est quoi, les vers ?
Du verbiage !
Mais question travail, des clous ! »
Peut-être bien
en tout cas
que le travail
est ce qu’il y a de plus proche
de notre activité.
Moi aussi je suis une fabrique.
Sans cheminée
peut-être
mais sans cheminée c’est plus dur.
Je sais, vous n’aimez pas les phrases creuses.
Débiter du chêne, ça, c’est du travail.
Mais nous
ne sommes-nous pas aussi des menuisiers ?
Nous façonnons le chêne de la tête humaine.
Bien sûr,
pêcher est chose respectable.
Jeter ses filets
et dans les filets, attraper un esturgeon !
D’autant plus respectable est le travail du poète
qui pêche non pas des poissons
mais des gens vivants.
Dans la chaleur des hauts-fourneaux
chauffer le métal incandescent
c’est un énorme travail !
Mais qui pourrait
nous traiter de fainéants ?
Avec la râpe de la langue, nous polissons les cerveaux.
Qui vaut le plus ?
Le poète
ou le technicien
qui mène les gens vers les biens matériels ?
Tous les deux.
Les cœurs sont comme des moteurs,
l’âme, un subtil moteur à explosion.
Nous sommes égaux,
camarades, dans la masse des travailleurs,
prolétaires du corps et de l’esprit.
Ensemble seulement
nous pourrons embellir l’univers,
le faire aller plus vite, grâce à nos marches.
Contre les tempêtes verbales bâtissons une digue.
Au boulot !
La tâche est neuve et vive.
2
Au moulin
les creux orateurs !
Au meunier !
Qu’avec l’eau de leurs discours
ils fassent tourner les meules !
Wilfred Owen, Étrange rencontre, posth. 1919, traduction de Xavier Hanotte
Il m’a semblé que j’échappais à la bataille
Par quelque tunnel profond et sombre, creusé depuis longtemps
Dans des granits qu’avaient voûtés des guerres titanesques.
Mais là aussi, couchés en tas, des dormeurs grognaient
Trop enfoncés dans leurs pensées ou leur mort pour s’émouvoir.
Alors, tandis que je tâtonnais, l’un d’eux bondit et me lança
Un regard fixe où se lisaient reconnaissance et pitié
Et dans ses mains, levées comme pour bénir, la détresse.
A son sourire, je reconnus ce lugubre séjour –
A son sourire mort, je sus qu’ici était l’Enfer.
Mille souffrances dardaient la face de cette apparition,
Mais aucune goutte de sang ne coulait plus ici,
Aucun canon ne cognait, ni ne faisait gémir aucun conduit.
« Etrange ami, dis-je, pour quelle raison te lamentes-tu ?
– Aucune, dit l’autre, sauf les années perdues,
Le désespoir. Quelle que puisse être ton espérance,
Ma vie en était faite aussi. Je chassais gaiement
La plus sauvage beauté du monde
Loin des yeux calmes et des cheveux tressés,
Celle qui méprise le cours régulier des heures
Et quand elle pleure, c’est avec plus de faste qu’ici.
Car par ma joie beaucoup d’hommes auraient ri.
Et de mes sanglots quelque chose est resté,
Qui doit mourir à présent. J’entends la vérité celée,
L’horreur de la guerre, l’horreur qu’elle distille.
Maintenant les hommes se satisferont de notre gâchis
Ou, mécontents, laisseront parler le sang et sront répandus.
Ils seront vifs comme la tigresse.
Aucun ne rompra les rangs, les nations fuiraient-elles le progrès.
J’avais le courage et j’avais le mystère,
J’avais la sagesse et j’avais la maîtrise :
J’aurai manqué le départ en ce monde en retraite
Pour de vaines citadelles auxquelles manquent les murs.
Alors, beaucoup de sang ayant bloqué les roues de leurs chariots,
Je me serais levé, je les aurais lavées à l’eau douce des puits,
A coups de vérités trop profondes pour qu’on les souille.
J’aurais versé mon âme sans hésiter,
Mais pas par mes blessures, pas sur le fumier de la guerre.
Les fronts des hommes ont saigné sans plaies.
Je suis l’ennemi que tu as tué, mon ami.
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Je t’ai reconnu dans cette obscurité : car ton regard fut pareil
Hier quand tu me perças, me tuas.
Je parai, mais mes mains étaient lasses et froides.
Dormons, maintenant… »
Le texte a été mis en musique par Britten, dans War Requiem, 1962
Ossip MANDELSTAM, « Distiques sur Staline » (novembre 1933), in Tristia et autres poèmes
Nous vivons sans sentir sous nos pieds de pays,
Et l'on ne parle plus que dans un chuchotis,
Si jamais l'on rencontre l'ombre d'un bavard
On parle du Kremlin et du fier montagnard.
Il a les doigts épais et gras comme des vers
Et des mots d'un quintal précis: ce sont des fers.
Quand sa moustache rit, on dirait des cafards,
Ses grosses bottes sont pareilles à des phares.
Les chefs grouillent autour de lui –la nuque frêle.
Lui, parmi ces nabots, se joue de tant de zèle.
L'un siffle, un autre miaule, un autre encore geint–
Lui seul pointe l'index, lui seul tape du poing.
Il forge des chaînes, décret après décret...
Dans les yeux, dans le front, le ventre et le portrait.
De tout supplice sa lippe se régale.
Le Géorgien a le torse martial.
(traduction François Kérel)
Antonio MACHADO, Poésies de guerre (1936-1939)
I
Le crime On le vit, avançant au milieu des fusils,
Par une longue rue,
Sortir dans la campagne froide,
Sous les étoiles, au point du jour.
Ils ont tué Federico
Quand la lumière apparaissait.
Le peloton de ses bourreaux
N'osa le regarder en face.
Ils avaient tous fermé les yeux ;
Ils prient : Dieu même n'y peut rien !
Et mort tomba Federico
- du sang au front, du plomb dans les entrailles –
… Apprenez que le crime a eu lieu à Grenade
- pauvre grenade ! -, sa Grenade…
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II
Le poète et la mort On le vit s'avancer seul avec Elle,
sans craindre sa faux.
- Le soleil déjà de tour en tour ; les marteaux
sur l'enclume – sur l'enclume des forges.
Federico parlait ;
il courtisait la mort. Elle écoutait
« Puisque hier, ma compagne résonnait dans mes vers
les coups de tes mains desséchées,
qu'à mon chant tu donnas ton froid de glace
et à ma tragédie
le fil de ta faucille d'argent,
je chanterai la chair que tu n'as pas,
les yeux qui te manquent,
les cheveux que le vent agitait,
les lèvres rouges que l'on baisait…
Aujourd'hui comme hier, ô gitane, ma mort,
que je suis bien, seul avec toi,
dans l'air de Grenade, ma grenade ! »
III
On le vit s'avancer…
Élevez, mes amis,
dans l'Alhambra, de pierre et de songe,
un tombeau au poète,
sur une fontaine où l'eau gémira
et dira éternellement :
le crime a eu lieu à Grenade, sa Grenade !
Pablo NERUDA, L'Espagne au cœur, (1938).
EXPLIQUONS-NOUS
Vous demandez : Où sont les lilas ?
Et la métaphysique couverte de coquelicots ?
Et la pluie aux mots criblés
De lacunes et d'oiseaux ?
Voici :
Je vivais dans un quartier
De Madrid avec des cloches,
Avec des horloges, avec des arbres.
De là on voyait au loin
Le visage sec de la Castille
Comme un vaste océan de cuir !
Ma maison s'appelait
La maison des fleurs. De tous côtés
Jaillissaient des géraniums ; c'était une belle
5
Maison
Avec des chiens et des enfants
Raoul, tu te souviens ?
Te souviens-tu Raphaël ?
Federico , te souviens-tu ?
Toi qui dors sous la terre,
Te souviens-tu de ma maison aux balcons
Où la lumière de juin étranglait des fleurs dans ta bouche.
Frère, frère !
Tout
N'était que voix ardentes, sel des marchandises
Agglomérations de pain palpitant ;
Les marchés de mon quartier d'Argüelles
Avec sa statue comme un pâle encrier
L'huile roulait dans les cuillers,
Un profond battement
De pieds et de mains emplissait les rues.
Mètres, litres, essence profonde de la vie.
Meules de poissons entassés
Contexture de toits avec le soleil froid dans lequel
Se dressait la flèche lassée,
L'ivoire délirant et fin des pommes de terre.
Vagues houleuses des tomates roulant jusqu'à la mer,
Et un matin tout prenait feu
Un matin des brasiers
Sortirent de terre
Dévorant les hommes,
Et depuis lors le feu
La poudre depuis lors
Et depuis lors le sang.
Des bandits avec des avions, avec des Maures
Des bandits avec des bagues et des duchesses
Des bandits avec des moines noirs et des prières
Vinrent du haut du ciel pour tuer les enfants.
Par les rues le sang des enfants
Courut simplement comme du sang d'enfant.
Chacals que les chacals repousseraient
Pierres que le chardon sec mordrait en crachant
Vipères que les vipères haïraient !
Devant vous j'ai vu le sang
De l'Espagne se soulever
Pour vous noyer sous une vague
D'orgueil et de couteaux.
Généraux
Traîtres :
Regardez ma maison morte
Regardez l'Espagne blessée.
Mais de chaque maison morte sort un métal ardent
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En guise de fleurs.
Mais de chaque blessure e l'Espagne
Sort l'Espagne,
Mais de chaque enfant mort sort un fusil avec des yeux
Mais de chaque crime naissent des balles
Qui trouveront un jour la place
De votre cœur.
Vous demandez pourquoi ma poésie
Ne parle pas du songe, des feuilles,
Des grands volcans de mon pays natal ?
Venez voir le sang dans les rues,
Venez voir
Le sang dans les rues,
Venez voir le sang dans les rues !
Traduction de Guy Suarès
Léopold SEDAR-SENGHOR, « Poème liminaire », in Hosties Noires (1948)
Poème liminaire
À L.-G. DAMAS Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort
Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ?
Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux
Je ne laisserai pas — non ! — les louanges de mépris vous enterrer furtivement.
Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur
Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France.
Car les poètes chantaient les fleurs artificielles des nuits de Montparnasse
Ils chantaient la nonchalance des chalands sur les canaux de moire et de simarre
Ils chantaient le désespoir distingué des poètes tuberculeux
Car les poètes chantaient les rêves des clochards sous l’élégance des ponts blancs
Car les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau noire pas classique.
Ah ! ne dites pas que je n’aime pas la France — je ne suis pas la France, je le sais —
Je sais que ce peuple de feu, chaque fois qu’il a libéré ses mains
A écrit la fraternité sur la première page de ses monuments
Qu’il a distribué la faim de l’esprit comme de la liberté
À tous les peuples de la terre conviés solennellement au festin catholique.
Ah ! ne suis-je pas assez divisé ? Et pourquoi cette bombe
Dans le jardin si patiemment gagné sur les épines de la brousse ?
Pourquoi cette bombe sur la maison édifiée pierre à pierre ?
Pardonne-moi, Sira-Badral, pardonne étoile du Sud de mon sang
Pardonne à ton petit-neveu s’il a lancé sa lance pour les seize sons du sorong
Notre noblesse nouvelle est non de dominer notre peuple, mais d’être son rythme et son cœur
Non de paître les terres, mais comme le grain de millet de pourrir dans la terre
Non d’être la tête du peuple, mais bien sa bouche et sa trompette.
Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang
Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude, couchés sous la glace et la mort ?
Paris, avril 1940
7
Benjamin FONDANE, L’Exode, « Intermède », posth. 1965
Livre écrit vers 1934, sauf « Intermède » vers 1942 ou 1943.
V
Je vous ai tous comptés
civils d’hier, comptables, boutiquiers, paysans
et ouvriers d’usine et clochards dont le nid
est sous les ponts de Notre-Dame
et bedeaux de sacristie et fils de l’Assistance
publique, tous Français de France, aux yeux limpides,
ou du Congo, du bled algérien, d’Annam
avec des palmiers flottant dans le regard
et des Français venus des îles Caraïbes,
Français selon les droits de l’homme,
fils de la barricade et de la guillotine,
sans-culottes, le front incorruptible, libres,
et des Tchèques, et des Polonais, des Slovaques ;
et des Juifs de tous les ghettos de ce monde,
qui aimaient cette terre et ses ombres et ses fleuves,
qui ont ensemencé de leur mort cette terre
et qui sont devenus français, selon la mort.
Paul CELAN
Daté par Paul Celan de 1945, ce poème a d’abord paru dans une traduction roumaine de Petre
Solomon.
FUGUE DE MORT
Lait noir de l’aube nous le buvons le soir
le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d’or
écrit ces mots s’avance sur le seuil et les étoiles tressaillent il siffle ses grands chiens
il siffle il fait sortir les juifs et creuser dans la terre une tombe
il nous commande allons jouez pour qu’on danse
Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons le matin puis à midi nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d’or
Tes cheveux cendre Sulamith nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré
Il crie enfoncez plus vos bêches dans la terre vous autres et vous chantez jouez
il attrape le fer à sa ceinture il le brandit ses yeux sont bleus
enfoncez plus les bêches vous autres et vous jouez encore pour qu’on danse
8
Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons à midi et le matin nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
un homme habite la maison Margarete tes cheveux d’or
tes cheveux cendre Sulamith il joue avec les serpents
Il crie jouez plus douce la mort la mort est un maître d’Allemagne
il crie plus sombres les archets et votre fumée montera vers le ciel
vous aurez une tombe alors dans les nuages où l’on n’est pas serré
Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons à midi la mort est un maître d’Allemagne
nous te buvons le soir et le matin nous buvons et buvons
la mort est un maître d’Allemagne son œil est bleu
il t’atteint d’une balle de plomb il ne te manque pas
un homme habite la maison Margarete tes cheveux d’or
il lance ses grands chiens sur nous il nous offre une tombe dans le ciel
il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître d’Allemagne
tes cheveux d’or Margarete
tes cheveux cendre Sulamith
(Traduction Jean-Pierre Lefebvre)
Jaime Gil de BIEDMA, Moralités, (1956)
APOLOGIE ET REQUÊTE
Et que dire de notre mère l'Espagne,
de ce pays – terre de tous les démons –
où l'incompétence et la pauvreté
ne sont pas pauvreté, incompétence,
mais une condition mystique de l'homme,
l'ultime absolution de notre histoire ?
De toutes les histoires de l'Histoire
la plus triste est sans doute celle de l'Espagne,
car elle se termine mal. Comme si l'homme,
fatigué de combattre ses démons,
sacrifiait enfin à leur compétence
l'administration de sa pauvreté.
Notre immémoriale pauvreté !
Dont l'origine remonte à ces histoires
qui n'accusent jamais l'incompétence
mais l'amère malédiction de l'Espagne,
triste tribut levé pour des démons
au prix de l'indigence des hommes.
9
J'ai souvent pensé à tous ces hommes,
j'ai souvent pensé à la pauvreté
de ce pays, terre de tous les démons :
et souvent pensé à une autre histoires
moins élémentaire, à une autre Espagne
qui connaît le poids de l'incompétence.
Je veux croire que notre incompétence
est la vulgaire entreprise des hommes,
pas une métaphysique : que l'Espagne
peut et doit sortir de sa pauvreté ;
qu'il est encore temps de changer d'histoire
avant que ne la dévorent ses démons.
Mais je refuse de croire à nos démons.
Les hommes avalisent l'incompétence !
Entrepreneurs de la fausse histoire,
ce sont les hommes qui ont vendu l'homme,
qui l'ont acculé à la pauvreté
en séquestrant la santé de l'Espagne.
Je demande que l'Espagne chasse ces démons.
Que la pauvreté se joue de l'incompétence.
Que l'homme devienne le maître de son histoire.
Anna AKHMATOVA, Requiem (1957)
EN GUISE DE PREFACE
Dans les années terribles de la « Iéjovchtchina », j’ai passé dix-sept mois à faire la queue
devant les prisons de Léningrad. Un jour, quelqu’un a cru m’y reconnaître. Alors, une femme aux
lèvres bleuâtres qui était derrière moi et à qui mon nom ne disait rien, sortit de cette torpeur qui
nous était coutumière et me demanda à l’oreille (là-bas, on ne parlait qu’en chuchotant) :
- Et cela, pourriez vous le décrire ?
Et je lui répondis :
- Oui, je le peux.
Alors , une espèce de sourire glissa sur ce qui avait été jadis son visage.
1er avril 1957.
Léningrad.
1
C'est à l'aube qu'on est venu t'emmener.
Comme à la levée d'un corps, je te suivais.
Dans la chambre obscure, les enfants sanglotaient.
Dans le coin des icônes, le cierge a coulé.
Sur tes lèvres, le froid d'une médaille.
Sur ton front, la sueur d'agonie. Ne pas l'oublier.
J'irai, moi, comme les femmes des streltsys
Hurler sous les tours du Kremlin.
(1935)
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2
Silencieusement s'écoule le Don,
La lune brillante entre dans la maison,
Son bonnet de travers,
La lune jaune voit une ombre.
Cette femme est malade,
Cette femme est seule,
Fils en prison, mari dans la tombe,
Priez pour moi.
7
LE VERDICT
Et la parole de pierre tomba
Sur mon sein encore vivant.
Ce n'est rien . J'étais préparée.
De toute façon, je m'y ferai.
Aujourd’hui j'ai beaucoup à faire ;
Il faut que je tue ma mémoire jusqu'au bout,
Il faut que l'âme devienne comme de la pierre.
Revivre, il faut que je l'apprenne.
Sinon… Le chaud bruissement d'été
Est comme une fête derrière ma fenêtre.
Depuis longtemps je pressentais
Ce jour si clair et la maison déserte.
(Traduction de Paul Valet)
Pier Paolo PASOLINI, « La Résistance et sa lumière » in La Religion de notre temps (1961)
C'est ainsi que j'en vins aux jours de la Résistance
sans en connaître rien, sinon le style :
style tout de lumière, mémorable conscience
de soleil. Il ne put jamais défleurir,
ne fût-ce qu'un instant, pas même quand
l'Europe trembla dans la plus morte de ses veilles.
Nous nous enfuîmes, avec nos ustensiles dans un chariot,
Depuis Casarsa jusqu'à un village perdu
parmi canaux et vignes : et c'était pure lumière.
Mon frère s'en alla, par un muet matin
de mars, sur un train, clandestin,
son revolver dans un livre : et c'était pure lumière.
Il vécut longtemps sur les monts qui blanchoyaient,
presque paradisiaques, dans la sombre couleur bleutée
11
des plateaux du Frioul : et c'était pure lumière.
Dans la masure, depuis la soupente, ma mère
regardait toujours, éperdue, ces monts,
déjà consciente du destin : et c'était pure lumière.
Avec quelques paysans des alentours,
je vivais la glorieuse vie du persécuté
par des édits atroces : et c'était pure lumière.
Vint le jour de la mort
et de la liberté, le monde supplicié
se reconnut, de nouveau, dans la lumière...
Yannis RISTSOS, Dix-huit chansons pour la patrie amère, (1968)
1. LE SECOND BAPTEME
De pauvres mots
Mouillés de larmes, mouillés d’amertume
C’est là leur second baptême
Les oiseaux qui inventent leurs ailes
Se mettent à voler, se mettent à chanter
Et ces mots que l’on cache
Sont ceux de la liberté
Leurs ailes sont des épées
Qui déchirent le vent
2. CONVERSATION AVEC UNE FLEUR
Cyclamen des Cyclades, dans un creux de rocher
Où as-tu trouvé des couleurs pour fleurir
Où as-tu trouvé une tige
Pour te balancer
Dans le rocher j’ai recueilli le sang goutte à goutte
J’ai tissé un mouchoir de roses et maintenant
Je récolte du soleil.
3. ATTENTE
Ainsi avec attente les nuits sont devenues si longues
Que la chanson a pris racine et a grandi comme un arbre
Et ceux qui sont en prison, ô ma mère, et ceux qui sont en exil
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Chaque fois qu’ils poussent un soupir… regarde!
Ici une feuille de peuplier tremble
4. PEUPLE
Petit peuple lutte sans épées ni balles
Pour le pain de tous, pour la lumière et pour le chant
Il garde dans sa gorge ses cris
De joie et de peine
Car s’il essaye de les dire
Les pierres se fendent
5. COMMÉMORATION
Dans un coin de la salle se tient le grand-père
Dans l’autre coin, dix petits-fils
Et sur la table neuf cierges sont enfoncés dans le pain
Les mères s’arrachent les cheveux et les enfants se taisent
Et par la lucarne la Liberté, la Liberté regarde et soupire
6. AURORE
Rayonnante et généreuse, petite aurore du printemps
Rayonnante et généreuse, te regarde de tous ses yeux
Rayonnante et généreuse, te souhaite la bienvenue
Deux charbons dans l’encensoir et deux grains d’encens
Rayonnante et généreuse, cette petite aurore
Trace une croix de fumée
Sur la porte de la Patrie
7. ÇA NE SUFFIT PAS
Pudique et sobre, il parlait peu
Il admirait la création
Mais quand l’épée l’a foudroyé
Il a rugi comme un lion
Maintenant la voix ne lui suffit pas
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La malédiction ne lui suffit pas
Pour dire ce qui est juste
Il lui faut un fusil
8. JOUR VERT
Jour vert ardent, bonne pente parsemée
Clochettes et bêlements, myrtes et coquelicots…
La jeune fille tricote les objets de sa dot
Le jeune homme tresse des paniers
Et les boucs, le long du rivage
Lèchent le sel blanc.
9. LITURGIE (Célébration)
Sous les peupliers
Les oiseaux et les partisans
Se réunissent au mois de mai
Pour célébrer leur liturgie
Les feuilles brillent comme des cierges
Sur la terre du pays natal
Et dans le ciel, un aigle lit l’Évangile
10. L’EAU
Un peu d’eau sur le rocher
Un peu d’eau purifiée par le silence
Par le guet de l’oiseau, par l’ombre du laurier
Les partisans la boivent en secret
Comme l’oiseau ils relèvent la tête
Et bénissent leur mère misérable, la Grèce.
11. LE CYCLAMEN
Un petit oiseau rose lié par un fil
Avec ses petites ailes ondulées
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Vole vers le soleil
Et si tu le regardes une seule fois
Il te sourira
Et si tu le regardes deux ou trois fois
Tu te mettras à chanter
12. FILLES GRÊLES
Des filles grêles
Sur le rivage
Récoltent le sel
Courbées, elles ne voient pas la mer
Une voile
Une voile blanche leur fait signe du large
Elles ne l’ont pas aperçue et la voile noircit de tristesse
13. LA CHAPELLE BLANCHE
La chapelle blanche sur la pente
Face au soleil
Fait feu
De sa fenêtre meurtrière
Et pendant toute la nuit
Sa cloche tinte doucement
Dans le feuillage des platanes
Pour la fête du Peuple Saint
14. EPITAPHE
Le brave qui est tombe la tête haute…
La terre humide ne le recouvre pas
Les vers ne le rongent pas
La croix est comme une aile sur son dos
II s’élève de plus en plus haut
II rencontre les aigles et les anges dorés.
15
15. ICI LA LUMIERE
La rouille ne peut rien contre le marbre
Ni les chaînes contre le vent
Ni les chaînes contre le Grec
Ici la lumière, ici le rivage
Lèchent l’or et l’azur
Sur les rochers, des cerfs gravent leur empreinte
Et mâchent des chaînes rouillées
16. LA CONSTRUCTION
« Comment va-t-on construire cette maison-là ?
Qui va poser les portes ?
Alors qu’il y a peu de bras
Et que les pierres sont insoulevables
Tais-toi! Les mains prennent de la force en travaillant
et leur nombre s’accroît
…Et n’oublie pas que toute la nuit
Les morts aussi nous aident.
(Traduction Mario Bois)
17. PROMIS À LA LIBERTÉ
Ici se taisent les oiseaux
et les carillons de la résurrection
dans le silence amer du Grec
qui veille ses morts –
aiguisant sur la pierre du silence
les griffes de sa vaillance
Seul et sans aide
promis à la Liberté.
18. NE PLEURE PAS LA GRÉCITÉ
Ne pleure pas la Grécité
16
lorsqu’elle est prête à fléchir
le couteau sur la gorge
la corde au cou
Ne pleure pas la Grécité –
voilà qu’elle reprend son envol
Son courage gronde
et harponne le fauve
avec la lance du soleil.
(Traduction Irène Droit)
Mohammed KHAÏR-EDDINE, « Non je n'ai pas dormi », in Moi l'aigre (1970)
NON JE N'AI PAS DORMI
Non, je n'ai pas dormi;
Il a seulement fallu quelques cars de police
quelques grenades et quelques galons sourds
il a fallu qu'un flic entre dans nos peaux
parce que je baffe ton papa et le mien réunis
Oui
il a fallu que j'aille deux mois à l'usine
avec une quinzaine de jours d'absence volontaire
il a fallu que j'attrape le roi avec un miroir rouge
pour qu'un rien de nuit s'en aille et que le rêve des bourgeois
roule au bas de la pente
mais j'ai fait un ouvrier digne de ce monde
cet ouvrier cassera le globe en deux
de sorte que la terre ne sera plus une planète
les morts que nous avons relégués dans leurs os
rongeront la mort putride des bourgeois
et des capitalistes qui rossaient le noir-blanc
qui n'était autre qu'un ouvrier
indiqué à de tels us
car il les aimait les pratiquait baisait le billet de banque
sorti tout froid d'un coffre-fort d'usine
le côté tangent de cette épreuve continuera de nous opposer
Mais nous l'adorerons comme nos ancêtres adoraient
Dieu, nous jouerons avec notre foi, nos faulx, nos
mitraillettes et nos avions, mais
ce monde sera désormais séparé de lui-même
nous serons des trappeurs rompus mais nous vaincrons
ceux qui ont changé leur monde mais pas le Monde
17
et qui nous expliquent le sang en délestant la terre
de son froid minéral originel
Abdallah ZRIKA, Rires de l'arbre à palabre (1982)
Je ne chante pas, j'ouvre le feu
Je sais ce que vous avez fait de mon sang
vous m'avez abattu dans ma maison
alors que je buvais le thé et préparais le thym
ou alors que je distendais ma peau pour y dessiner ma géographie
vous vous êtes infiltrés dans mon sang à travers la Banque de Paris
et vous avez ouvert sur moi le feu :
F5 sur la rotondité de la tête
F5 sur le verdoiement du tatouage
depuis la Compagnie Marocaine jusqu'à Aix-les-bains
et moi quand je veux parler j'ouvre le feu
ou je parle j'ouvre mes épaules au baroud
de phosphate sont mes os
et ma langue de betterave sauvages
vous m'avez abattu dans ma maison
vous m'avez tué
à la faveur de la nuit
et sur ma tête le cuivre du soleil durant quatre siècles
je suis comme le Maroc
je parle maintenant
aujourd'hui je vous dénonce quarante ans
après que vous vous êtes infiltrés dans mon sang
depuis la Compagnie Marocaine jusqu'aux Vergers du Tensift
ou la culture de la prostitution dans le Haouz
depuis le premier éclaireur jusqu'au dernier rejeton de Rothschild
Je sais ce que vous avez fait de mon sang
vous vous y êtes infiltrés à travers la banque de Paris
et vous avez ouvert sur moi le feu
et pendant que j'étais une gerbe de tribus bouillonnant dans la chaux
meurtri par l'isolement de la géographie et la traîtrise des noms
vous vous êtes infiltrés dans les veines de mon arbre
vous m'avez poignardé
et suspendu des médailles dans ma maison
alors que j'agençais les lignes du feu dans ma paume
et essayais d'ouvrir toute grande ma bouche à la vastitude du monde
alors que j'assiégeais le traître
en 1900
ou 1908
et les traîtres grouillaient comme des mouches
autour de mon corps
vous m'avez abattu
vous m'avez tué alors que j'avais soif durant trois cents jours de soleil
mes morts se multiplièrent
18
je vis les morts en convulsions
dans la publicité Havas
plus que cela
j'ai vu des morts comme un amas de fiches
sur la table
Madame Triolet
j'ai vu ma face brûlée au soufre
entre moi et ce monde
il n'y a qu'un tube d'oxygène
j'ai vu ma face
entre les Champs-Élysées et l'ONU
Madame Triolet
O compagne de la poésie contemporaine combattante écrite avec les caillots des soldats inconnus
pendant que je me tenais sur les lignes du cade
et que les traîtres grouillaient autour de mon corps
pendant qu'El Goundafi
El Ayadi
El Glaoui
El Baghdadi...
ils m'ont tué
ils m'ont abattu dans ma maison
quarante ans d'infiltration
et j'ai vu mes morts
la mort ne les a pas sauvés même de la faim
je vous rappelle maintenant la face cachée de mon nom
Ben Barka où ?
Abdelkrim où ?
Casablanca
Essaouira
la culture des dattes et de l'argan
moi chaque fois que je veux questionner D'Estaing
pourquoi venez-vous en cachette à travers la publicité Havas
Afric-film
et Metro-Goldwyn Mayer
(je vous dénonce maintenant
je parle maintenant
j'ouvre le feu
je crie maintenant
je vous insulte
je vous crache au visage
et mobilise contre vous
j'attente à…
je soulève contre…)
et parce que j'ai vu comment mon corps périclite
comment la soif l'exportation des agrumes et la mer l'exécutent
mes morts m'ont sommé
de récupérer mes morts
Es-tu venu pour t'enquérir de mes nouvelles
19
dis-je à D'Estaing
me parler
me chercher
parmi les victimes des bombardements aériens
et les orphelins de la guerre de libération
es-tu venu te rendre compte
s'il reste en moi un souffle
ou voir en spectacle
comment les hommes meurent debout
je sais tout
vous m'avez tué
quarante ans de trahisons des noms
quarante ans à protéger mon sang
quarante ans multipliés par quatre siècles de soleil de plomb multipliés par soixante-cinq jours de
mise à mort d'une ville en direction
de la mer
je sais tout
depuis l'extraction du phosphate de ma colonne vertébrale
jusqu'à mon scalp pour alimenter l'artisanat
et le tourisme dans les forêts de mon corps
je sais tout car je suis une chaîne de montagnes
une généalogie de martyrs
et de tribus bouillonnant dans la chaux
je sais tout ce que vous avez fait de mon sang
PENDANT TOUT CE TEMPS
Danse de Ben Msik
Ben Msik bois
la mort arrive aux lèvres avant l’eau
Ben Msik mange
entre toi et le pain une matraque
Ben Msik pieds-nus
sors et cherche des souliers
Ben Msik mets-toi en colère
les lettres qui te parviennent
passent au-dessus du feu
et s’embrasent
Ben Msik fou
imagine la voiture en flammes comme les arbres d’un jardin
Ben Msik échevelé
ton mal de tête
Fait se dresser les cheveux
Ben Msik qui a saboté le téléphone
car ils t’ont oublié dans les tractations
Ben Msik qui a abattu les poteaux électriques
car ils t’ont oublié pour l’éclairage
Ben Msik l’obscurité
car une balle a éteint
la bougie dans ta tête
20
Ben Msik tu es grand
car les balles sont petites
Ben Msik crie
tes morts ne sont pas partis
les oreilles bouchées
Ris
la vapeur de ton sang brûlant
tourne dans la tête
Chante
parmi les pieds de tes victimes
esclaffe-toi dans le chant de la mort
Danse
car on ne danse vraiment bien que dans ta boue
(Traduction d'Abdellatif Laâbi)
Erri de LUCA, Solo Andata (Aller Simple), 2005, traduction française Danièle VALIN, 2012
Note de géographie
Les côtes de la Méditerranée se divisent en deux,
de départ et d'arrivée, mais sans parité :
plages et nuits de montées à bord, plus que de descentes,
moins de vies touchent Italie, plus embarquèrent.
Pour déséquilibre l'infortune, et nous une partie d'elle.
Et pourtant Italie est un mot ouvert, plein d'air.
ALLER SIMPLE
des lignes qui vont trop souvent à la ligne
Six voix
Ce n'est pas la mer qui nous a recueillis,
Nous avons recueilli la mer à bras ouverts.
Venus de hauts plateaux incendiés par les guerres et non par le soleil,
nous avons traversé les déserts du tropique du Cancer.
Quand d'une hauteur, la mer fut en vue
elle était ligne d'arrivée, pieds embrassés par les vagues.
Finie l'Afrique semelle de fourmis,
par elles les caravanes apprennent à piétiner.
Sous un fouet de poussière en colonne,
seul le premier se doit de lever les yeux.
Les autres suivent le talon qui précède,
le voyage à pied est une piste d'échines.
21
Six autres voix
La mer était une bande en travers, caresse des pieds,
le plus aimable barrage de frontière.
Ce n'était plus à nous, mais au bateau d'aller,
le bagage déchargé des épaules, la mer était soulagement.
Ce n'était plus aux jambes de monter,
pour nous marcheurs, la mer est un chariot.
La mer pousse, confuse, un jour elle court vers l'est,
un autre elle veut le nord avec ses giclées de lait sur les vagues.
La mer est une girouette, les hommes marins sont des enfants
féroces et amers, d'un orphelinat.
La mer n'est pas un fleuve qui connaît le voyage, mais une eau sauvage,
au-dessous c'est un vide déchaîné, un précipice.
…............................................................................................................................................................
Récit de quelqu'un
(…)
Le bateau est une selle plus confortable qu'une monture,
la mer est un mouvement de chameau.
Par abondance on vomit les poissons,
du corps une vague de restitution.
Le marin est armé il a peur de nous, sortis du désert,
il a des gestes de menace, les femmes se couvrent les oreilles.
Ils sont deux, bien à l'écart, ils nous tennent à distance,
trois mètres vides et nous serrés devant.
Ils ont déjà tué, on le sent au relent de leur peur,
a nuit renforce l'odeur des assassins.
…............................................................................................................................................................
Récit de quelqu'un
(…)
des mains m'ont saisi, douaniers du Nord,
gants en plastique et masque sur la bouche.
Ils séparent les morts des vivants, voici la récolte de la mer,
22
mille de nous enfermés dans un endroit pour cent.
Italìa, Italìa, est-ce ça l'Italìa ?
Ils ont un joli mot pour leur pays, des voyelles pleines d'air.
« On dit Italìa et ici c'est une de ses îles
de câpres, de pêche et de nous autres enfermés. »
J'ignore ce qu'est une île, je demande et il répond :
« Une terre plantée au milieu de la mer. »
Et elle ne bouge pas ? « Non, c'est une terre prisonnière des vagues,
comme nous de l'enclos. » Une île n'est pas une arrivée.
…............................................................................................................................................................
Chœur
De toute distance nous arriverons, à millions de pas
ceux qui vont à pied ne peuvent être arrêtés.
De nos flancs naît votre nouveau monde,
elle est nôtre la rupture des eaux, la montée du lait.
Vous êtes le cou de la planète, la tête coiffée,
le nez délicat, sommet de sable de l'humanité.
Nous sommes les pieds en marche pour vous rejoindre,
nous soutiendrons votre corps, tout frais de nos forces.
Nous déblaierons la neige, nous lisserons les prés, nous battrons les tapis
nous sommes les pieds et nous connaissons le sol pas à pas.
L'un de nous a dit au nom de tous :
« D'accord, je meurs, mais dans trois jours je ressuscite et je reviens ».
Hans Magnus ENZENSBERGER, PARLER ALLEMAND, 1960
Traduit de l’Allemand par Roger Pillaudin.
PARLER ALLEMAND
Qu’ai-je perdu ici,
dans ce pays,
où d’inconscients parents m’ont mis ?
navré d’être un indigène,
j’y suis sans y être
23
domicile élu dans la pittoresque misère ;
dans l’agréable et confortable fosse.
Qu’ai-je à moi ici ? et qu’ai-je à chercher ici,
dans ce pays de cocagne, dans ces festins d’abats,
où tout grimpe mais où rien ne va de l’avant,
où la répétition mord sa serviette de table brodée,
où dans les épiceries de luxe le pauvre au visage de craie,
sourde voie émergeant de la crème fouettée, râle et crie :
ça grimpe !
où les riches pauvres, séparés des pauvres riches par la marge bénéficiaire,
enthousiastes défoncent les fauteuils de cinéma,
ici plus ça dégringole plus ça grimpe ;
où la balance des paiements chante alléluia et tout-va-pour-le-mieux,
et crie : ça ne suffit pas
de débrayer à plein gaz et en files,
ce n’est que moindre mal, seulement cinquante pour cent,
ce n’est rien, ça ne suffit pas
que la corporation des producteurs se traîne par les rues,
en jubilant, poings tendus,
chante et dise :
Ici ça grimpe,
on est bien ici,
où ça dégringole en grimpant,
ici le chef de service tire dans les pattes du chef de service à coups de catéchisme,
ici les mutilés légers font la guerre aux grands mutilés,
ici il s’agit d’être sans merci les uns pour les autres gentils.
Et ce n’est quemoindre mal,
cela n’étonne pas,
l’acheteur reçoit cela en prime ici,
où, main sur le cœur, une main graisse l’autre,
nous sommes chez nous ici,
laissez-nous planter nos tentes ici,
sur ces décombres de ferrailles aryennes,
sur ce croassant parc à autos,
où les ruines naissent des ruines,
battant neuves, ruines en stocks, à crédit,
à la convenance, annulables :
C’est merveilleux d’être ici1
où le consommateur consommé,
et ce n’est que moindre mal ;
perd ses cheveux,
où il emballe sa tête-à-succès
sous carton-pâte et cellophabe,
et du fond de la fosse absente crie :
laissez-nous planter nos tentes ici,
dans cette fosse à assassins,
où le calendrier lui-même défaille et se hâte de s’effeuiller,
où dans le vide-ordures se consume le passé,
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où l’avenir grince de ses dents fausses,
cela vient de ce que ça grimpe
là où nous appliquons du détachant,
c’est très courant ici, ça n’est pas pour m’étonner,
où nous sommes bien dans le vent,
où les valeurs positives sont cotées maximum,
et entassées dans les chambres de commerce
qui leur dressent des mausolées de verre blindé,
où nous sommes à l’aise au milieu des aveugles2,
dans les morgues, magasins et arsenaux,
et ce n’est rien, c’est seulement cinquante pour cent,
c’est le désert congelé,
c’est le triomphe de la frénésie, ça danse
dans le vison nécessaire, sur des moignons,
dans l’éternel présent de l’amnésie.
C’est un autre pays que les autres pays,
j’en suis navré, et c’est la moindre des choses
que j’en sois navré, car il est vrai
que ses victimes, morts très ordinaires,
sous la terre geignent, silencieuse et inefficace plainte
qui se hisse et afflue vers l’asphalte étanche
qu’elle embue, jusqu’à ce que sombre,
salie, humide, une flaque
une très ordinaire flaque le submerge
et submerge croquemitaine,
louveteau-taquin, les comptines,
et le belle Mélusine, qui ne sont plus ici,
et il n’y a plus ni villes, ni poissons,
asphyxiés par cette flaque,
comme mes frères, impeccables banlieusards démunis,
me navrent, et les pieux huissiers
et releveurs du gaz, comme ils piétinent en foule,
avec leurs pinces à souder, comme ils pataugent,
avec leurs bottes absentes, dans l’abîme
affichant la gloriole sur une nuque en règle :
oui, que ne sont-ils, ces gens, comme d’autres gens,
et ce pays très ordinaire comme un autre pays,
non ce pays de nuit et brouillard,
archicomble d’absents,
qui ne savent et ne veulent savoir qui ils sont,
qui sont dans ce pays des épaves,
des fugitifs dans ce payse,
jusqu’à la fosse des fugitifs :
Que n’est-ce différent, que ne peut-on venir en aide,
donner un conseil, indiquer un remède,
à ce pays en friche et frappé d’interdit !
25
Qu’ai-je perdu ici, qu’ai-je à chercher
et à gratter dans cette inepte pelote
de nahkampsgangen3, d’actions de jouissance,
de plumets de chamois et de soldes fin de séries,
où je ne trouve que
chroniques gymnases chronologiquement organisés
et spécialistes des rapports humains
dans des casernes à casernes et à casernes :
Que faire ici ? et que dire ?
dans quelle langue ? et pour qui ?
c’est là que comme un bât le choix me blesse,
cela me navre, et ce n’est que moindre mal,
ça crie et ainsi de suite,
des petits cris au ciel,
ça se prend pour plus grand que ça n’est,
mais ce n’est pas tout,
ce n’est que la moitié qui crie au ciel,
ce n’est pas encore suffisant :
car ce pays, fou furieux de faim,
se déchire avec soin de ses propres mains,
ce pays s’est séparé de lui-même ;
cœur décousu, du dedans séparé ;
battant chamade, bombe de viande ;
humide et absente plaie :
Allemagne, mon pays, cœur impie des peuples4,
passablement décrié à l’occasion
par tous les gens ordinaires :
mes deux pays et moi, nous sommes séparés,
et cependant je suis intensément ici,
dans la cendre et dans le sac et me demande :
qu’ai-je perdu ici ?
Ce que j’ai perdu ici,
et qui sur le bout de ma langue hésite,
c’est ce quelque chose d’autre, qui est tout,
qui s’accorde sans crainte à la gaieté du monde
et ne se laisse pas submerger par cette flaque,
perdu chez ces râleurs aliénés et séparés,
ces râleurs constipés de la nouvelle Allemagne5,
ces râleurs de la Frankfurter Allgemeine6,
(et c’est la moindre des choses),
une nausée interdite, qui ne sait rien d’elle-même,
et dont je ne veux rien savoir, pays modèle,
fosse à assassins où le corps à demi mort
j’ai été cordialement jeté,
je reste là maintenant,
je discorde mais je m’obstine
26
je reste là pour un temps,
jusqu’à ce que j’aille m’asseoir chez d’autres gens,
et que je souffle, dans un pays très ordinaire,
ici non,
pas ici.
1 Allusion au vers de RILKE, (Élégies de Duino.)
2 Allusion au vers « Wo wir uns finden wohl unter Linden », du chant hitlérien „Kein schöner Land in dieser Zeit.“
3 Nahkampspangen: décoration destinée aux volontaires du corps-à-corps.
4 Allusion à Hölderlin : Deutschland, mein Land, du heilig Herz der Völker (Allemagne, mon pays, toi coeur sacré des
peuples.
5 Neues Deutschland: organe officiel du P.C. d’Allemagne de l’Est
6 F.A. : organe officieux des officiels d’Allemagne de l’Ouest.
Arun Kolatkar, (1932-2004) Kala Ghoda Poèmes de Bombay. Traduit de l’anglais par Laetitia
Zecchini avec Pascal Aquien.
27.
Ça me fait drôlement plaisir
qu’ils n’aient pas touché
à cet îlot minuscule,
ne l’aient pas aménagé à mort,
avec des barrières tout autour,
et des logos flanqués partout.
Va donc prendre ton bol d’idlis
et te trouver
un coin où t’asseoir comme tout le monde !
Ne sont-ils pas splendides ces blocs de béton ?
N’oublions pas de remercier
celui qui les a inventés
Du mobilier urbain on ne peut plus utile,
il faut l’avouer.
C’est super pour séparer les voies,
super pour signaler les îlots,
et, en plus, ça fait de super banquettes.
Au fait,
ça fait aussi de super oreillers,
si t’as envie de piquer un petit somme
et si tu les aimes, comme moi, bien fermes.
Idlis : beignets de riz cuits à la vapeur généralement servis avec du sambar (sauce à base de lentilles).
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