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7/30/2019 Croissance conomique et socit industrielle (premire moiti du XIXe sicle)
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Pr Jean-Pierre DAVIET
HI 901 (anne 2003-2004)
Etats, socits et civilisations lpoque contemporaine (XIXe sicle)
Cours n2
Croissance conomique et socit industrielle
(premire moiti du XIXe sicle)
En introduction, je voudrais prsenter le sujet dont il est question ici. Il sagit de
sinterroger sur lindustrialisation et ses consquences au cours de la premire moiti du XIXe
sicle, en tudiant prioritairement la Grande-Bretagne, parce quelle est le pays de la premire
rvolution industrielle, la premire nation industrielle, et aussi la France.
Une coupure symbolique prend place en 1851, avec lexposition universelle dite de
Crystal Palace, qui attire 6 millions de visiteurs du monde entier. Cest une date symbolique
bien des gards. On se trouve dans la premire phase de lAngleterre victorienne, le rgne de
Victoria ayant commenc en 1837. On dcouvre les merveilles du machinisme et des nouvelles
techniques, avec une notion importante, celle de fabrication de pices en srie, qui est surtout
nette avec les techniques amricaines : on parle alors dAmerican system of manufacture. Et
puis, partout en Europe, la vague rvolutionnaire de 1848 est retombe. Elle navait pas
totalement pargn lAngleterre. On peut dire que la rforme lente et modre lemporte
dsormais sur la rvolution.
Pour ce qui est de la population : la Grande-Bretagne (sans lIrlande donc) comptait peu
prs 11 millions dhabitants en 1800 (lIrlande 5 millions), alors quen 1850 le chiffre est de 20
millions (6 millions en Irlande). A signaler la rflexion de Malthus (1766-1834), un pasteur
anglican qui publie l'Essai sur le principe de population en 1798.
Par comparaison, la France est moins avance, dune certaine faon, ou alors caractrise
par un modle diffrent : moins de croissance de la population (certains parlent de
malthusianisme), moins de machinisme, moins de grandes villes, une socit plus diverse.
Mais la France se veut aussi un guide en matire intellectuelle, un pays en avance pour les
ides, la civilisation disait-on lpoque.
1. La notion de socit industrielle
La notion de socit industrielle a t pour la premire fois thorise en 1837 par un
penseur franais, Auguste Comte, dont je nai pas le temps de beaucoup parler. Il avait t le
secrtaire de Saint-Simon, puis avait labor un systme personnel, le positivisme. Il estimait
quaprs un ge ancien, traditionnel, puis une rupture fonde sur le ngatif, la critique, la
destruction (ge des rvolutions en simplifiant normment), on entrait dans un ge de
reconstruction sur des bases nouvelles, ce quil appelait le positif, le souci du rel, et la notion
de socit industrielle lui sert caractriser la socit contemporaine.
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Avant tout il faut se dire que le mot industrie na pas le sens habituel que nous lui
connaissons. Lindustrie, cest le gnie cratif, lesprit dinvention applique, et aussi lart de
trouver des solutions susceptibles de beaucoup dapplication : en ce sens, il y a une industrie du
tourisme, une industrie de la banque, peut-tre une industrie culturelle. Donc un tat desprit et
une mthode plus quun secteur dactivit (pour nous, lindustrie est la transformation de
matires pour arriver un objet matriel).
Pour bien comprendre les enjeux, il convient de partir dune opposition propose par
Comte : la socit industrielle contraste avec ce quil appelle socit militaire. Je vais essayer
de dvelopper cela en extrapolant, et je montrerai que la socit industrielle est une socit de
la conqute pacifique, de lindividu libre, et de la complexit organique.
Conqute pacifique, cela signifie que lon est sorti des rves de conqute de territoires, et
que lon veut conqurir la nature, les ressources conomiques par un effort de linvention et
surtout la recherche de la productivit. On pense que le niveau de vie gnral va peu peu
samliorer par le progrs technique, lefficacit des moyens de production, lie lemploi de
machines et dnergie non humaine. Le souci de la productivit devient fondamentalementprioritaire, avec toutes sortes de consquences.
Individu libre, cela soppose hirarchie, discipline, soumission des lites qui
recherchaient surtout lhonneur et la gloire. La socit industrielle repose sur une infinit
dinitiatives, mme trs humbles. On bouge, on sarrache son village, on invente ou on
sassocie des gens efficaces, on se dplace vers les endroits o des occasions apparaissent
fructueuses, en laissant de ct les prjugs, le fatalisme, la rsignation. Chacun dveloppe ses
talents, ses comptences sur la base dune galit de chances, dun exercice de son jugement.
Complexit organique, cela fait penser organisme, donc un tout. Il y a certes des
individus, mais il faut que ces individus contribuent une uvre commune qui est complexe.
La socit militaire voque une arme : dans une arme, il y a un objectif commun, des ordres
pour mettre en place une stratgie bien dfinie dans un plan de campagne, un gnral en chef
qui symbolise lunit de la marche, et ce gnral a des ides claires dans sa tte sur ce quil faut
faire (par exemple obtenir une rupture du front, ou la surprise, ou lpuisement par un sige).
Pas de gnral en chef dans la socit industrielle, mais la division du travail et des
mcanismes de solidarit. Les agents conomiques se spcialisent. On ne fabrique plus tout sur
place. Diffrenciation des fonctions, mais aussi change, march, donc rgne de largent,
institutions de largent (monnaie, banques), collecte de largent pour investir. Pour grer la
complexit et lencadrer, il faut un droit nouveau, des normes, et aussi quelques filets
protecteurs de la volont commune si jose dire : de la rpression sans doute, un enseignement,une morale sociale, une prvention des pathologies sociales.
On pourrait normment dvelopper tout cela, mais je crois que Comte, malgr ses
limites, avait entrevu pas mal dlments que dautres enrichiront par la suite, notamment
lAnglais Spencer, puis, plus rcemment, Raymond Aron. Marx a aussi senti que lon entrait
dans une nouvelle socit, mais il a sans doute trop insist sur le dterminisme technique, et sur
une analyse du systme dit capitaliste, fond sur le profit. En ralit, cest toute une attitude de
lhomme face lespace, au temps et ses semblables, voire la rationalit et Dieu, qui fait
sentir ses effets depuis la premire moiti du XIXe sicle.
En prenant maintenant des distances par rapport Comte, je prciserai que se pose dj leproblme de la scularisation. Quest-ce que cela veut dire ? Cest un concept de sociologue,
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postrieur Comte (plutt Max Weber). La scularisation signifie une prise dautonomie par
rapport la vision religieuse. La science, la technique, lconomie tendent se dtacher des
notions religieuses, ce qui ne veut pas dire que la religion est sans valeur. Mais le savant ou
lingnieur nont pas se dterminer pour lefficacit en fonction de critres religieux, ils
saffranchissent de la soumission religieuse. Il ne peut plus y avoir une science chrtienne et
une science non chrtienne. Cela peut aller plus loin : la socit de lefficacit, de laproductivit risque la longue de devenir une socit sans Dieu, parce que les priorits
sattachent aux affaires du sicle, loin de la volont de Dieu (une socit dsenchante dit
Max Weber). Redoutable dfi, que lon entrevoit plus ou moins. Il existe des rponses
religieuses. Quelques-uns rvent de fonder une religion nouvelle, sans dogmes prcis, sans
hirarchies, Saint-Simon parlant par exemple dun nouveau christianisme de lamour
universel (assez loign du christianisme en fait). Dautres veulent faire voluer le
christianisme, en le rconciliant avec lide de libert (courant du christianisme libral). On
peut aussi penser une religion plus intrieure , spirituelle, renonant de fait une partie de
son influence dans le sicle. Dans le dtail, les rflexions sont complexes, mais je me rfre
comme exemple au pasteur anglican Frederick D. Maurice, qui publie un ouvrage de thologie
dite librale en 1838, The Kingdom of Christ (en simplifiant, je dirais quune thologielibrale est une thologie qui interprte les dogmes au sens large, et en sloignant de
linterprtation classique des Eglises). Lide gnrale est que ce royaume se trouve dans la
ralit de tous les jours. Le rendre manifeste, cest travailler dans la vigne du Seigneur rendre
ce monde prsent plus juste, plus fraternel, plus pacifique, moins goste, moins comptitif,
moins oublieux de la Cration (contrlant mieux les usages de la technique), mais cet ouvrage
ne proposait gure de moyens daction concrets.
2. La rvolution industrielle anglaise
Le premier emploi de l'expression "rvolution industrielle" est d un ministre de France
Berlin en 1799 (ensuite, l'historien Jules Michelet, le gographe Elise Reclus l'ont utilise).
Il est clair que l'emploi par un diplomate fait rfrence la Rvolution franaise : il voulait dire
que la rvolution industrielle tait peut-tre au moins aussi importante que la rvolution
politique. En matire d'historiographie anglaise, le grand classique reste Thomas S. Ashton,
professeur la London School of Economics, dont l'ouvrage The Industrial Revolution date de
1948. Il situe cette rvolution entre 1760 et 1830, en notant qu'il ne s'agit pas uniquement d'une
rvolution dans l'industrie, mais d'un phnomne plus large, social et intellectuel (crativit
intellectuelle, amlioration du niveau de vie moyen). Je ne vais pas trop entrer dans les dtails,
mais noter quelques premiers changements qui avaient dj eu lieu en 1800, un branlement
qui marquait la fin de la vieille et joyeuse Angleterre, la prparation de ce que certainsappellent un take-off. Passons donc en revue les aspects de la nouvelle conomie qui taient
dj notables au XVIIIe sicle.
A. Origines du changement
Accroissement de la population d'abord. Les historiens sont loin d'tre tous d'accord sur
les causes du phnomne. On parlait autrefois de recul de la mort, on a ensuite plutt insist sur
la natalit. Il semble que la natalit ait un peu augment depuis le dbut du XVIIIe sicle, mais
ingalement selon les rgions. Le taux moyen est de 37 38 pour 1000, ce qui dissimule des
diffrences. Et pourquoi une hausse de la natalit? Par sentiment de confiance (fin des grandes
pidmies, des famines) ? Par besoin de main d'uvre ? Sans doute aussi par une double
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volution : les femmes ont eu tendance se marier plus jeunes et l'intervalle entre deux
naissances (intervalle intergnsique) s'est raccourci (meilleure alimentation surtout). Mais il
est vrai aussi que la mortalit a baiss (elle est comprise entre 25 et 30 pour 1000), notamment
pour les enfants et les jeunes mres aprs accouchement. On note des progrs de lhygine (on
se servait davantage de savon, on changeait davantage de linge de corps), la construction
dhpitaux et de dispensaires. Le recul de la mort tait plus net dans les villes.
Progrs de lagriculture ensuite. Ces progrs avaient dj provoqu la disparition des
grandes crises de subsistance, il ny avait plus de famines. La superficie cultive avait
nettement augment, par reconqute de terres incultes (asschements, partage de terres
communales en friche). En matire de techniques agricoles, on avait innov, un peu par
imitation de mthodes venues des Pays-Bas, un peu par rflexions empiriques de lagronomie
anglaise. Par exemple on labourait mieux, et surtout on pratiquait des assolements plus
complexes, avec culture de navets et luzerne. Le btail tait devenu plus gros par effet de
certains croisements. Et surtout lesprit commercial gagnait : on cultivait pour vendre dans les
villes, avec une trs forte demande, notamment de viande (par exemple volailles), lait,
fromage. Cette demande avait un effet stimulant par le biais dune hausse rgulire des prixagricoles.
Il faut ici faire le lien entre ces progrs agricoles et les structures du monde rural, qui
faisaient intervenir trois types dacteurs : les grands propritaires du sol, les fermiers et les
travailleurs salaris. La majorit des terres appartient de grands propritaires, donc
concentration de la proprit. Ces grands propritaires se subdivisent en deux catgories :
dune part la grande noblesse (les lords), dautre part des country gentlemen , une gentry
qui comprend beaucoup danciens commerants, dhommes enrichis dans les affaires, mais qui
ont voulu acheter des terres pour jouer au gentleman. Les grands propritaires sintressent
lagriculture pour des raisons intellectuelles parfois, mais aussi par calcul et intrt, puisquils
veulent que ce placement leur rapporte rgulirement de largent. Mais ce ne sont pas eux qui
cultivent, ils ont des fermiers. Les fermiers anglais cultivent dassez grosses exploitations pour
lpoque, la taille de la ferme allant de 40 hectares 200. Ils sont leur chelle des
entrepreneurs ruraux, faisant preuve dinitiative. Ils paient certes des fermages importants au
grand propritaire, mais, en trouvant des moyens damliorer les rendements et la productivit,
ils peuvent aussi parvenir une certaine aisance. Enfin les travailleurs ( labourers en
anglais, faux ami qui ne signifie pas du tout laboureur en franais) : ils possdent souvent
une petite maison, cottage , un jardin ou un tout petit pr, ils peuvent ventuellement trouver
un complment de revenu par du travail industriel domicile, mais ils louent aussi leur travail,
surtout au moment des grands travaux. En revanche, sauf dans des rgions marginales plus ou
moins montagneuses, le paysan petit propritaire exploitant a pratiquement disparu. Deux faitsont acclr sa disparition : dune part le partage des anciens biens communaux, qui faisait
lobjet au cas par cas dune dcision du Parlement, et le mouvement dit des enclosures , la
clture des champs en une sorte de bocage, qui supprimait de vieux usages de vaine pture (un
mouvement qui se rattache l individualisme agraire selon lexpression de lhistorien
franais Marc Bloch).
Troisime aspect du changement : les transports. La Grande-Bretagne tant un pays
maritime o lon nest jamais trs loign de la mer, le cabotage ctier joue un rle essentiel,
ce qui contribue une prcoce unification du march autour de Londres. A cela sajoutent deux
moyens de transports : les canaux et les routes, do apparition dun vritable rseau intrieur.
A partir de 1748 se constiturent des socits ou des agences prives, mais approuves par leParlement, formes pour construire des routes page, les turnpikes . Le Parlement ne
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souhaitait pas de grosses socits de routes page, do une multitude de petites initiatives
(15 30 km en moyenne). Il ny avait pas dautorit administrative nationale pour contrler le
rseau, do un certain dsordre. Il subsistait des routes non payantes, contrles par des
municipalits, appeles highways , ce qui ntait pas non plus trs rationnel. Nanmoins le
systme favorisait lintgration conomique dun petit territoire. On amliorait aussi les
techniques de la chausse empierre et des ponts. Ce quon a appel canal mania prendplace au cours des annes 1780, mais on avait commenc auparavant, par exemple pour relier
Liverpool la rgion de Manchester, ou au pays de Birmingham (rgion appele Potteries, prs
de Stoke). Le grand nom du constructeur de canaux de ce pays est James Brindley, qui meurt
en 1772.
Quatrime aspect, les techniques industrielles, sur lesquelles je ninsiste pas trop, car
nous y reviendrons plus loin. Il convient de rappeler que lAngleterre a trs tt manqu de bois,
do la grande attention apporte au charbon de terre. Lun des plus anciens bassins houillers
est celui de la rgion de Newcastle au Nord-Est (rivire Tyne). On a utilis le charbon en
mtallurgie ds le dbut du XVIIIe sicle. De nouveaux bassins ont t mis en exploitation,
notamment au sud du pays de Galles et en Ecosse (rgion de Glasgow). La machine vapeur at utilise pour actionner des soufflets, puis pour pomper de leau dans les mines. Elle a t
amliore par Watt entre 1769 et 1779. En textile, Kay a imagin la navette volante en 1733,
mais elle fonctionne en pratique sur le vieux mtier tisser de type artisanal. Sinon,
mentionner noms de James Hargreaves et Richard Arkwright pour la filature, les premires
machines ayant t mises au point partir de 1764.
Enfin, je voudrais mentionner le got de la consommation et lesprit dentreprise, qui
sont les deux facettes complmentaires de la croissance de lentreprise. Les historiens
britanniques insistent sur le fait que lon a vu apparatre ds 1750 ou 1760 une nouvelle faon
de consommer, un premier march de lassez grande consommation, mme sil exclut encore
les classes populaires. Dans une large classe moyenne, on aime les objets pour eux-mmes et
limaginaire quils charrient, autant que pour leur utilit immdiate. Cest lindit et linsolite,
ce qui donne rver, ce qui civilise, ce qui contribue nous faire ce que nous sommes, entre
lagrment et la biensance. Lentrepreneur est quelquefois un technicien, mais pas toujours.
Cest surtout quelquun qui a lintuition de la nouvelle demande, qui cherche produire en
assez grande quantit en abaissant les prix de revient.
Au total donc, des changements qui ne sont pas encore dcisifs, mais qui ont fourni des
conditions pralables une industrialisation plus rapide, et qui ont dj nettement port atteinte
lordre ancien des choses, mis lAngleterre au premier rang des nations dites industrielles
( the first industrial nation ).
B. Phase initiale de la rvolution industrielle (1783-1815)
En simplifiant normment les choses, on peut dire qutaient runies avant 1783 des
conditions pralables cette rvolution, que des changements de fond se dessinaient dj, mais
que la rvolution industrielle commena soprer dans la dcennie de paix 1783-1793. Elle
fut gne par la guerre, mais nullement entrave. Elle comportait aussi des limites, et, avec le
recul du temps, nous avons tendance nous dire que la mtamorphose restait modeste.
Un mot dabord sur la croissance. La croissance du produit par tte (PIB par tte) estrelle, mais imparfaitement mesure par les historiens. Progrs modeste probablement, mais un
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Britannique de 1815 disposait de 15 % de plus de biens quun Britannique de 1783. La base de
la rvolution industrielle fut le march intrieur, mais lexportation fut un moteur (elle se
dveloppait plus vite que le march intrieur pour les productions de pointe). Enfin, il ne faut
pas ngliger le monopole de la puissance navale : dj dans les annes 1780, la Grande-
Bretagne envoyait deux fois plus de marchandises que la France sur les ctes africaines
(premire tape du commerce triangulaire, qui acheminait ensuite des esclaves en Amrique,dont on ramenait du sucre, du rhum, du coton brut). Ce monopole fut consolid par les French
Wars.
Je suivrai volontiers lhistorien Louis Bergeron pour dire quil y eut une perce technique
des annes 1780, mme si elle porta sur des points limits. Il sagissait de mcanismes simples,
dune technologie qui devait peu la science. On vit peu peu se dessiner un systme
technique fer-vapeur-coton. Pour le fer, linvention importante fut le puddlage de Cort (1783-
1784). Ce puddlage consiste rchauffer la fonte dans un four, sans qu'elle ait de contact avec
le charbon, et la faire brasser activement par des ouvriers. On obtient du fer, dont la qualit
est amliore par un laminage chaud. Les grosses usines intgres eurent des hauts fourneaux
(2000 tonnes de fonte par an dans un haut fourneau moderne), des fours daffinage de la fonte,des ateliers puddler, des forges et laminoirs : lusine modle fut Cyfarthfa, au sud du pays de
Galles (2000 ouvriers). La Grande-Bretagne produisait 85 000 tonnes de fonte en 1783,
400 000 tonnes en 1815. Pour la vapeur, la machine de Watt double effet et mouvement
circulaire tait au point, mais il fallait la construire un prix abordable. On estime quen 1800
il existait peu prs 500 machines vapeur en Grande-Bretagne, dont 18 % dans les mines,
10 % en mtallurgie, 25 % dans des filatures de coton (la premire filature de coton utilisant la
vapeur laurait fait en 1795). Tout cela donnait davantage d'importance au charbon, mme si la
plus grande partie de la production de 1783 tait destine aux particuliers (cuisine et chauffage,
par suite du manque de bois). Le coton, secteur initiateur de la rvolution, utilisa la mule ou
mule-jenny, qui avait t mise au point par Crampton la fin des annes 1770. Elle ne
remplaa pas compltement le waterframe dArkwright, qui datait de la fin des annes
1760. Dans les deux cas, on sorientait vers le travail en usine (factory system), au dbut en
utilisant des roues hydrauliques le long des rivires, puis aprs 1795 la machine vapeur. La
plus grosse filature de 1811 faisait travailler 2500 ouvriers, plusieurs autres avaient entre 1500
et 2000 ouvriers. Les Antilles ne suffisaient plus, et le Sud des Etats-Unis se mit cultiver le
coton au cours de la premire moiti des annes 1790.
Nanmoins, il est important de se reprsenter les limites de cette industrialisation.
Premirement, la Grande-Bretagne ntait pas un pays majoritairement industriel (mme en
calculant large, lindustrie comptait pour 25 30 % de lemploi, lagriculture pour 35 %). La
plus grande partie du travail dit industriel restait de type plus ou moins artisanal, ou domicile.Deuximement, la nouvelle industrie navait pas du tout effac lancienne industrie. Et
d'ailleurs, il ne faut pas compltement opposer ancienne industrie et nouvelle industrie. Parmi
les secteurs ne pas oublier: la chimie (lie au textile), le verre, la cramique (comprend la
fois la vaisselle, les briques, les tuiles), l'imprimerie (augmentation du tirage des journaux et de
livres), la bire, le sucre, le cuivre (on avait dcid de doubler la coque en bois des navires par
des feuilles de cuivre).
Franois Crouzet dit que lindustrie existait surtout au nord dune ligne Bristol-golfe du
Wash. Et l, la nouvelle industrie sinscrivait essentiellement dans un polygone dont les
sommets taient Leeds, Preston, Liverpool, Schrewsbury, Worcester, Coventry, Leicester,
Nottingham, soit une superficie d'environ 12 000 kilomtres carrs. Dans ce polygone, troisfoyers principaux : Birmingham et la rgion voisine du Black Country, le West Riding du
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Yorkshire, et le sud du Lancashire. Dans le premier foyer, surtout de la mtallurgie,
mtallurgie primaire dans le Black Country, mtallurgie secondaire dans la ville de
Birmingham : 104 000 tonnes de fonte en 1806, soit 40 % de la production britannique cette
date, avec 28 hauts fourneaux en activit. Birmingham fabriquait des clous, des chanes, des
vis et de la quincaillerie (ville de 80 000 habitants, mais un district industriel de 400 000
habitants). Dans le deuxime foyer, un peu de mtallurgie Sheffield (37 000 tonnes de fonte,avec 35 hauts fourneaux, plus petits que ceux du Black Country), mais surtout la laine, laine
carde essentiellement, avec nanmoins un centre de laine peigne Bradford (60 65 000
personnes occupes pour l'ensemble de la laine carde et peigne de ce foyer). Dans le
troisime foyer, surtout du coton, avec le grand centre Manchester. Toujours dans ce polygone,
quelques autres productions marquantes : le district des Potteries, prs de Stoke (faence et
porcelaine), et la bonneterie de Nottingham, Derby, Leicester.
L'industrie existait bien sr en dehors du polygone ainsi dcrit, quelquefois innovante,
quelquefois plus traditionnelle. Innovante: la mtallurgie du sud du pays de Galles, qui datait
de 1759, 4000 tonnes de fonte en 1783, 76 000 tonnes en 1806, et puis les Low Lands d'Ecosse
prs de Glasgow (coton et mtallurgie). Traditionnelle: la laine peigne de Norwich, la lainecarde de Gloucester, la laine peigne du Devon et de l'ouest du Somerset (Ashburton,
Tiverton, Wellington, Taunton). Ni traditionnelles, ni innovantes, les mines de cuivre et d'tain
de Cornouailles, les industries de Bristol (sucre, verre, cramique), celles de Londres sur
lesquelles on peut s'arrter. A Londres, on trouvait 20 chantiers de constructions navales (3000
4000 ouvriers), une industrie du sucre, et une industrie de la soierie (25 000 30 000
personnes employes Spitalfields). Tout cela tait bien reli, car on continuait construire
des canaux : importance notamment de la Great Junction, permettant de relier Londres
Liverpool par voie d'eau en passant par les Midlands (Birmingham).
Le problme des exportations a t crucial cause des guerres. Elles ont beaucoup
augment pendant la priode de paix 1783-1792, un peu moins vite ensuite, mais ce lger
ralentissement fut compens par le phnomne de rexportation de denres lointaines (Londres
comme entrept mondial). En mme temps, il faut comprendre que le commerce britannique
devenait plus mondial, moins europen: la majorit des exportations se dirigeait vers
l'ensemble du continent amricain. Les Etats-Unis n'avaient pas encore une industrie nationale
puissante, ils achetaient beaucoup de produits industriels anglais. Et l'Amrique dite latine
devint une chasse garde des commerants anglais. Franois Crouzet dit qu'il y avait dans
l'industrie anglaise des secteurs abrits et des secteurs exposs. Les secteurs abrits comptaient
surtout sur le dbouch intrieur (genre vaisselle, verre, briques, imprimerie). Les secteurs
exposs exportaient plus de la moiti de leurs fabrications: coton surtout, mtallurgie primaire.
Ils furent certes gns, mais pas autant que l'imaginait Napolon: en effet, l'avance techniqueanglaise tait suffisante pour que les prix de revient fussent plus bas, ces exportations taient
comptitives, et le march du continent amricain restait ouvert ces productions.
Un point trs important fut l'aspect bancaire et financier. La grande force de la croissance
anglaise a t son systme bancaire, une sorte de pyramide trois tages, sans quivalent dans
le monde de cette poque. A la base, un rseau serr de country banks : autour de 300 en
1793, 520 en 1803, 800 en 1810. Ces banques modestes mettent des billets accepts
localement. Elles accompagnent l'industriel par une sorte de compensation dans le temps et
dans l'espace. Compensation dans le temps, c'est le crdit commercial qui compense le fait qu'il
faut acheter des matires avant de pouvoir vendre des produits. Compensation dans l'espace:
payer quelque chose Liverpool, encaisser une recette Birmingham. Elles y parviennentparce que chaque banque a un correspondant dans les autres villes. Deuxime tage: les
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banques prives de Londres, dont le nombre reste fixe, autour de 70. Elles sont spcialises
dans le commerce international, les mouvements internationaux de monnaie et de capitaux.
Troisime tage: la Banque d'Angleterre, fonde en 1694. Elle joue un rle trs complexe.
D'abord, elle prte l'Etat. Et elle gre la dette publique, qui est colossale (2 fois le PIB en
1815). Ensuite, elle gre une partie de la monnaie, par l'mission de billets de banque, mme si
elle n'est pas la seule mettre (il y a notamment la Bank of Scotland). En temps de paix, sesbillets sont garantis par une encaisse d'or (6 millions de livres en 1797). Mais comme trop de
gens demandaient la conversion de billets en or, on fit passer en 1797 le Restriction Act, qui
suspendit la convertibilit des billets jusqu'en 1821. Les pices d'or continuaient circuler dans
le pays, mais les Anglais taient obligs d'accepter des billets quand quelqu'un voulait payer en
billets. La circulation de billets tait en moyenne de 12 millions de livres pendant les annes
1790-1797, et elle monta jusqu' 17 millions. En fait, l'excellence du systme bancaire permit
de subir le choc de la guerre.
C. 1815-1851
Peu de grosses ruptures avec la priode prcdente, mais une acclration, une
accentuation du changement. La population crot de 1 % par an, donc transition
dmographique, avec natalit leve et baisse de la mortalit. La croissance du produit par tte
est en moyenne comprise entre 2 et 2,5 % par an, malgr les crises conjoncturelles. Elle est
surtout due aux progrs de lindustrie. Sur quoi reposent ces progrs de lindustrie ?
En premier lieu, il faut voquer linnovation, qui se traduit de plus en plus par le brevet
(march de linnovation). Environ 2500 brevets dposs par an en moyenne au cours des
annes 1830, contre 500 dans les annes 1780. Les guerres navaient pas stimul linnovation,
car il y avait peu de liens entre industrie et besoins de larmement cette poque. Evoquons
quelques exemples dinnovation. Le mtier tisser mcanique de Cartwright datait de 1785,
mais tait trs imparfait et navait pas donn lieu importante utilisation : il fut
considrablement amlior par Roberts en 1822, et adapt galement la laine, cest le point
de dpart dune mcanisation du tissage qui se fit lentement, les tisserands la main rsistant
beaucoup, mais il est certain quils taient conscients de la menace qui pesait sur leur
spcialisation technique (do leur forte participation lagitation ouvrire chaque fois quil y
avait chmage). Le fonctionnement des hauts fourneaux est amlior en 1826 par soufflage
dair chaud au lieu dair froid. Le puddlage se diffuse, alors quil tait plutt une spcialit du
Pays de Galles dans les dbuts. Lampe du mineur. Gros progrs de la machine vapeur.
Construction dusines chimiques (soude artificielle, produits chlors), dusines gaz
dclairage. Invention de nombreuses machines-outils, notamment pour usiner le mtal, ce quiest trs important : dsormais, on volue vers des pices dimensions rgulires,
interchangeables, ce qui est lorigine de la fabrication srie (dans lancienne conomie,
chaque pice est unique en son genre). Une ide gnrale fondamentale est que linnovation de
cette poque est peu lie la science thorique (avec exceptions en chimie et dbut de
llectricit) : elle est due des hommes de terrain, adroits et observateurs, faible bagage de
connaissances mathmatiques et physiques.
A partir de ces considrations, deux consquences : progrs de certaines branches
dindustrie dynamiques, et progrs dune production rpondant ce que nous entendons par
grande industrie capitaliste. Les deux simbriquent. La trs grande entreprise cotonnire
rassemble autour de 2500 ouvriers ou un peu plus, cest le cas par exemple de Samuel Gregvers 1830. On considre quil faut un capital fixe (en installations et machines) de 10 000
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20 000 F par personne employe, donc 400 800 livres : dans ce cas il faut jusqu 1 2
millions de livres, et, si on tient compte de ce quon appelle les actifs de roulement (des stocks
importants, des crances sur les clients, de la trsorerie), le trs gros entrepreneur doit
rassembler 2, ou 4 ou 5 millions de livres. Cest l une exception, beaucoup dentreprises sont
plus petites (200 ou 300 ouvriers), mais cela indique une tendance. Comment trouver ces
capitaux ? Par autofinancement (on commence modestement, et il y a accumulation debnfices rinvestis pour accrotre les capacits), et par appel des actionnaires (socits). Ces
deux types peuvent dailleurs se combiner. Le Royaume-Uni parat la fois le pays les plus
capitaliste du monde, et un pays o lentrepreneur parti de rien garde ses chances : on peut
fonder une entreprise, trouver des bailleurs de fonds dans les classes aises, senrichir.
Dans le coton, toujours le mme dynamisme. Parmi les grands noms : Owen, qui a
succd son beau-pre Dale New Lanark prs de Glasgow en Ecosse (1600 ouvriers). Nous
en reparlerons pour cause sociale, Owen, dabord patron philanthrope, tant devenu le premier
socialiste anglais. Moins rvolutionnaires, mais dynamiques tout de mme : industrie de la
laine, industrie de la soie. Et puis le verre, la faence, limprimerie et le papier, les briques et
les tuiles, loutillage, les machines. Dans les mines de charbon, leffectif courant est de 300mineurs par compagnie.
Le phnomne le plus important depuis les annes 1830 est le dveloppement du chemin
de fer. Les chemins de fer ne sont pas ns de rien en un jour, ils remontent des observations
empiriques du XVIIIe sicle. Les compagnies houillres avaient du mal transporter le
charbon jusqu un canal : elles tentrent dutiliser des rails dabord en bois, puis en fer, pour
viter lembourbement des charrettes. Les wagons taient tirs par des chevaux sur quelques
kilomtres. Lide dune charrette vapeur est ancienne (voir par exemple le char de Cugnot,
qui date de 1770-1771). Le mrite revient Stephenson davoir non pas invent lide, mais
ralis une locomotive vapeur en 1814, capable de tirer un petit convoi de 70 tonnes de
charbon. Entre 1814 et 1825, on construisit 29 lignes houillres locales, la plus longue de 39
km, mais en moyenne de 20 km (600 km de lignes au total). Il fallait chaque fois une
autorisation du Parlement. Comme ces lignes ne fonctionnaient pas trop mal, on dcida de
raliser une ligne Liverpool-Manchester, puisque Liverpool tait clairement le port de la
grande rgion industrielle de Manchester.
Cette ligne fut inaugure en 1830 ( comparer la France : la ligne Saint-Etienne-Lyon
date de 1832). A cette occasion, on proposa un concours dot dun prix important pour le
constructeur dun modle de locomotive capable de tirer les trains de la ligne, et ce prix fut
remport par Stephenson qui cra la Rocket avec son fils. Cette locomotive souvent
reproduite dans les livres dhistoire tait quipe dune chaudire tubulaire (de lair chaudcircule dans des tubes qui contribuent chauffer leau). On construisit de 1830 1838 une
longueur de 750 km de voies ouvertes lexploitation commerciale (elles pouvaient
naturellement transporter du charbon, mais elles transportaient de tout, y compris des
voyageurs) : en simplifiant beaucoup, on peut dire que les annes 1830 souvrent avec des
chantiers de construction de 100 km de voies ferres par an (1000 km raliss en 1840, contre
350 en France). On estimait quil fallait un investissement de 20 000 livres par kilomtre (tout
compris, achat du terrain, gares, signaux, matriel roulant), ce qui tait considrable (compte
tenu de lvolution des prix, le revenu national tait denviron 450 millions de livres). On
arrive 6000 km en 1850. Le chemin de fer a t essentiel bien des gards, notamment pour
lvolution du capitalisme. Il fallait faire appel une large pargne, do partage du prix de
chaque action pour les rendre accessibles la petite bourgeoisie (au lieu dune action 5000 F,dix actions 500 F). Apparition aussi dune certaine spculation, avec des hommes daffaires
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quon appelle des rois du chemin de fer. Le plus clbre est George Hudson (1800-1871),
qui tait au dpart un riche industriel du textile de York (laine, habillement, un peu banquier en
mme temps). Il russit reprendre diffrentes compagnies de la rgion centrale (Midlands
Counties Railway), mais se perdit lui-mme en publiant des comptes falsifis pour tromper le
public des pargnants. On pourrait en tirer de nombreuses conclusions, mais le fait est que lon
passa dun millier de compagnies quelques dizaines (11 en 1914). Les chemins de ferposrent aussi le problme dune rgulation par lEtat. Il y eut une cole de pense pour
demander une intervention nergique, et des conomistes classiques parlrent mme de
nationalisation, juge acceptable quand elle brisait un monopole priv (Walter Bagehot, 1826-
1877). Gladstone tait favorable lintervention, quand il tait President of the Board of Trade
sous Peel, mais la loi quil fit voter en 1844 (Railway Act) fut un compromis, car les intrts
ferroviaires taient bien reprsents au Parlement. Dautres lois suivirent, en 1854, 1873, 1888,
1894, 1913. Trois points paraissaient importants : viter le monopole, garantir des rgles de
scurit (il y avait beaucoup daccidents, 126 morts par an par la faute des compagnies, sans
parler des suicides ou de ngligences des passagers), contrler les tarifs. A noter lopinion de
Bagehot selon laquelle les chemins de fer contribuaient la dmocratisation de la socit,
lgalisation (par exemple, on prenait le train pour aller voir des courses de chevaux ou despreuves sportives, cest la marche vers les loisirs de masse.
Cette priode voit saccentuer un certain dsquilibre rgional, avec le dclin trs net et
irrmdiable dune vieille industrie disperse de lAngleterre du Sud (au sud dune ligne
Bristol/ golfe du Wash). Paradoxalement, cela ne signifie pas toujours dplacements de
population. Les travailleurs sous-employs peuvent recevoir des secours dans leur paroisse,
alors que le polygone de la rvolution industrielle manque de bras et fait appel des
travailleurs immigrs dIrlande.
Sil est vrai que la tendance de fond est la croissance, des crises priodiques constituent
des accidents aux graves consquences sociales. Ces crises deviennent complexes, plusieurs
causalits sentremlant. Les mauvaises rcoltes peuvent contribuer la crise, sans en tre la
cause unique. Ainsi en 1816-1817 : pain cher, do recul de certaines consommations
populaires, moindre demande de biens industriels de la part du monde rural, mais cela se
combinant avec les problmes dune reconversion lconomie de paix. Dans lensemble, la
rente foncire flchit de 20 % au cours des annes 1820 (il est vrai quelle avait doubl pendant
les French Wars), ce qui a certaines consquences ngatives, mais aussi positives, loligarchie
foncire cherchant dautres placements que la terre. On retrouve de mauvaises rcoltes de 1828
1831, sajoutant une maladie du mouton. Ces mauvaises rcoltes tombent dans un climat
qui reste marqu par la crise financire de 1825. On avait assist au cours de la premire moiti
des annes 1820 une vritable euphorie financire, rappelant parfois la priode Law enFrance (vers 1720). Plusieurs raisons y avaient concouru : emprunts des nouveaux Etats
indpendants dAmrique latine, fondation de compagnies dinvestissement prtendant des
richesses imaginaires (1/4 des affaires extra-europennes proposes taient solides). Pour les
affaires intrieures, le taux dintrt normal tait de 4 %, mais, pour les affaires extrieures
risques, il se montait 8 %, do spculation, phnomne classique de bulle financire .
Enfin, une fivre dachat de coton joua un rle dans le dficit de la balance des paiements, do
sorties dor. Ce fut vite la panique, la Banque dAngleterre perdit de son or (baisse de
lencaisse de 6 millions de livres 1 million), et demanda mme le secours de la banque de
France. La Banque d'Angleterre resserra son rescompte (qui passa de 8 millions de livres 4,5
millions). En quelques mois, 75 banques firent faillite, entranant un certain nombre de faillites
industrielles. On sen remit, mais les anticipations avaient perdu de leur optimisme.
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Il faut particulirement retenir de tout cela limportance de la sphre financire. La
Bourse de Londres a une importance mondiale, parce quil existe une pargne au Royaume-
Uni, et aussi parce quon a confiance dans la livre sterling. Il existe un savoir-faire financier,
chez les spcialistes de la Bourse, et dans les banques prives de Londres, qui savent monter
des oprations complexes lchelle du monde. Le rseau des banques commerciales anglaises
se dveloppe, certaines banques devenant des socits par actions. En 1826, on autorise lacration de banques ayant plus de 6 actionnaires au-del dun rayon de 65 miles autour de
Londres.
On prdit une catastrophe agricole au moment des lois sur le libre change, mais cette
dernire ne va pas se produire. Les fermiers anglais vont ragir par ce quon appelle le high
farming . Avec moins dagriculteurs, la production a pu se maintenir pour lessentiel, et sest
en partie reconvertie. On produit tout de mme des crales sur le sol national, avec
dexcellents rendements lhectare : 26 hectolitres pour le froment, contre 15 en France, 30
pour le seigle contre 14 en France. On cultive aussi des pommes de terre, des betteraves, des
choux, des navets. Et on sest orient davantage vers les productions animales. Selon Elise
Reclus : LAngleterre est le pays du monde o lon a su crer et modifier les varits les plusprcieuses des animaux domestiques, soit pour la force, soit pour la taille, pour la chair ou pour
la laine . Bonnes vaches laitires (ayrshire, suffolk, jersey), bons porcs, moutons et volailles.
Excellence des mthodes de slection du btail, de lagronomie (labours, assolements,
utilisation dengrais), une certaine mcanisation (notamment pour battre le grain), une
diversification des productions (mixed agriculture).
Terminons en forme de conclusion par quelques chiffres frappants. Houille : on passe de
10 millions de tonnes de charbon en 1800 44 millions de tonnes en 1850 (160 000 mineurs,
400 morts accidentelles par an). Les principaux bassins sont ceux du pays de Galles, des
environs de Birmingham, du Lancashire (au nord de Manchester), du Yorkshire (rgion de
Sheffield), de Newcastle et dEcosse. Les machines vapeur ont une puissance de 1 million de
CV en 1850 (10 000 en 1800). On est pass de 150 000 tonnes de fonte en 1800 1,5 million
en 1850, de 12 000 tonnes de coton en 1800 200 000 tonnes en 1850.
Mais il ne faut pas oublier les problmes sociaux. La premire observation est que la
socit anglaise a beaucoup chang. Je ne reviens pas sur les chiffres de population, qui
indiquent un dynamisme dmographique. Un pays jeune : 48 % de 0 19 ans en 1850. De
grandes maladies nanmoins : cholra en 1832 et 1849, tuberculose etc. Il faut signaler le
changement dans lemploi et lhabitat. En 1850, lagriculture nemploie dj plus que 20 % de
la population active : en fait, le nombre dagriculteurs ne baisse que peu en valeur absolue,
mais les agriculteurs comptent moins relativement. Le reste de la population se partage entreindustrie au sens large (y compris lartisanat) et les services. Lhabitat est dj 35 % urbain
en 1850. En dehors de Londres, agglomration gante de 2 millions dhabitants, les grandes
villes de 1850 sont Liverpool (300 000 habitants), Birmingham (220 000), Manchester et Leeds
(autour de 200 000), Sheffield (130 000). En Ecosse, Glasgow (300 000) et Edimbourg (150
000). Cela sest accompagn de changements culturels.
Mais le plus important, pour les contemporains, fut la perception dun changement des
classes sociales. Il ne faut pas oublier que Marx vcut en Angleterre, et quil y vit le modle de
la nouvelle socit de classes. Je commencerai par la classe ouvrire, qui faisait figure de
classe dangereuse lpoque. Nanmoins, il ne faudrait pas pcher par anachronisme : le
proltariat dit moderne, agglomr dans des usines discipline assez dure, ne formait peut-treque 15 20 % de la socit anglaise en 1850. Les racines dune culture ouvrire anglaise ne
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datent pas de la gnralisation de la fabrique, mais puisent dans les racines dun pr-proltariat
plus ancien, et on ne peut le comprendre quen revenant lpoque de la Rvolution franaise.
Un grand livre dhistoire pour clairer cette question est celui dEdward P. Thompson, La
Formation de la classe ouvrire anglaise, paru en 1963. Louvrage a t traduit en franais en
1983. Il repose sur beaucoup de dpouillements darchives et est assez touffu. Lauteur, n en1924, est un historien engag, marxiste, mais il a voulu ragir contre une interprtation
schmatique , conomiste du marxisme. Je rsume de faon simple ce qui me semble
devoir tre retenu.
Une premire ide est la dfinition de la classe. Thompson, et je le suis totalement sur ce
terrain, refuse de dfinir la classe comme une structure, une catgorie de population, une notion
que lon rifie. En fait la classe runit des gens trs diffrents les uns des autres, qui prennent
conscience dune identit dintrts malgr tout ce qui les spare. Et ils le font plus
particulirement dans des situations o ils sopposent dautres classes, des situations o il
leur parat quils sont menacs, exclus du jeu, dans une configuration qui est autant politique
quconomique. En France, il se produisit lpoque de la Rvolution un front de classebourgeoisie progressiste/ petit peuple urbain / paysans, alors quen Grande-Bretagne il y eut un
front oligarchie terrienne/ bourgeoisie, par peur dune contamination des ides de la Rvolution
franaise. Thompson estime quil existait une possibilit rvolutionnaire en Angleterre, mais le
souffle rvolutionnaire fut touff avant dexploser.
La classe ouvrire fit face une rpression pnale trs dure, elle fut troitement surveille
par des indicateurs de police, elle vcut un apartheid social (expression utilise par
Thompson). Une deuxime ide de Thompson est de pas couper la classe ouvrire de ses
racines. Elle utilisa dans cette configuration des traditions qui lui venaient de lpoque
prindustrielle, tradition populaire des marginaux au langage trs vert, de la contestation,
tradition aussi venue du Dissent, des communauts religieuses non-conformistes. Les artisans
se trouvrent au premier rang, dabord parce quils taient plus instruits en moyenne, ensuite
parce quils sentaient plus ou moins confusment leurs mtiers menacs par une rorganisation
des comptences dans la nouvelle conomie. Dans ces premires luttes ouvrires, davantage de
travailleurs lancienne que de nouveaux ouvriers de la fabrique . Il nempche que cela
cra au moins pour un sicle une mmoire du mouvement ouvrier anglais (rflexion sur
articulation entre vnement et mmoire de longue dure).
Enfin, troisime grande ide, dans cette situation dure et cet isolement relatif, la classe
ouvrire fut amene un effort dauto-organisation, se marquant dans la vie des clubs, la
pratique de murs dmocratiques (on coute les autres, on nimpose pas de dcisions, chacun adroit la parole, on argumente), lesprit dentraide, les socits de secours mutuels, des
socits de lecture et de loisirs, de clubs de mtiers dont certains sont dj, en pratique, des
syndicats, mme si on nutilise pas le nom. Forte vitalit donc de communauts ouvrires, dun
vivre ensemble , compensant une certaine faiblesse thorique : peu de grandes ides
abstraites, la thorie se limitant un populisme dmocratique avanc , un esprit sans-culotte
plus ou moins rousseauiste. Thompson, esprit peu religieux lui-mme, donne une version
contraste de laspect religieux. Il est svre pour le mthodisme (religion de contrematre, dit-
il, il faut faire son devoir mme si lautorit est injuste), mais, de faon directe ou indirecte, la
religion joua un rle. Il y eut certainement un regain dattrait pour les petites glises non-
conformistes, un revival , soit quon lexplique par la recherche dune consolation chez un
peuple de dsesprs ( millnariste ), soit quon insiste plutt sur la joie de se retrouver
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ensemble lcole du dimanche, dans des assembles de culte sans bourgeois, dans des
chorales, dans des salles de runion de quartier.
Aprs 1815, le mouvement ouvrier se cherche un peu. Il me semble quon pourrait
distinguer trois phnomnes. Le premier est la constitution de trade unions, grce aux mesures
de 1824-1825. En gnral, il sagit douvriers qualifis, fiers de leur spcialit (mcaniciens,ajusteurs, imprimeurs), et il nest pas rare que le patronat coopre avec eux pour trouver du
personnel, discuter des salaires. Un deuxime phnomne, difficile mesurer, est la persistance
de la solidarit petite chelle, qui se manifeste dans les Friendly Societies : en principe
pas vraiment des syndicats, plutt des socits de secours mutuels, de solidarit, mais pouvant
loccasion soutenir des grves. Cest sur ce terreau dides communautaires que se greffe un
mouvement coopratif, surtout la cooprative de consommation. Un troisime phnomne na
t quun feu de paille conjoncturel (1830-1832), mais est important long terme : il sagit de
la notion dune solidarit plus large, car on se dit que tous les ouvriers ont des intrts
solidaires. Cela se retrouve dans le mouvement pour une association gnrale, avec le leader
Doherty (Association nationale pour la protection du travail, regroupant des mineurs de
Newcastle, des ouvriers du Lancashire, Cheshire, Derbyshire, Nottinghamshire, Leicestershire,Pays de Galles), et le journal Voice of the People.
Je reviens un peu sur Robert Owen (1771-1858), qui est le fondateur du socialisme
anglais (le mot de socialism apparat en 1827). Industriel cossais du coton New Lanark, il
est dabord un patron philanthrope aux ides parfois confuses, et se met rflchir un
change quitable , diffrent du pur jeu du march (rflchir sur l'change revient rflchir
sur la valeur, puisqu'il s'agit d'changer des valeurs "vraies" en quantits gales: qu'est-ce
qu'une chose de valeur, un homme de valeur?). Il en vint lide de fonder de nouvelles
communauts en Angleterre et aux USA (New Harmony), ce qui aboutit des dceptions, puis
ses disciples insistrent davantage sur une ide plus raliste, la cooprative, mme si Owen, en
fait, ne limitait pas son programme la cooprative.
Le mouvement ouvrier des annes 1830-1840 comporte une aile politique, le chartisme,
n de la dception populaire qui suit la rforme de 1832, juge comme beaucoup trop timide,
puis de la crise de 1837, des mauvaises rcoltes des annes suivantes. Parmi les leaders :
Thomas Attwood Birmingham, William Lovett Londres. Les organisateurs tentent une
grve gnrale en 1839, une ptition gante, mais beaucoup sont arrts durant lhiver 1839-
1840. Le mouvement connat un regain en 1842 (grves, ptition de 3 300 000 signatures), puis
un ultime sursaut en mars-avril 1848. A noter la figure attachante de Thomas Cooper (1805-
1892), fils douvrier, autodidacte qui se hisse la fonction dinstituteur. Trs actif de 1840
1842, auteur de chansons et darticles, orateur de meetings, il est arrt et fait deux ans deprison. Le chartisme a peut-tre contribu indirectement la rforme de Peel en 1846, il a
certainement favoris lveil dune conscience politique, mais il na pas apport directement de
thmes nouveaux au socialisme quil nannonce gure. Ces thmes nouveaux auraient pu tre
lis lorganisation (quelque chose qui aurait annonc un parti ouvrier, lment qui napparat
pas dans lpoque tudie) et lexercice du pouvoir (un programme de rformes spcifiques).
Le principal terreau dun socialisme pratique est le mouvement coopratif, avec le
priodique Cooperator de 1829, puis surtout en 1844 le mouvement Rochdale Equitable
Pioneers. Cest une cooprative de consommation fonde dans un faubourg de Manchester par
28 tisserands, et cest la premire cooprative de consommation qui ait russi dans le monde. Il
y avait 4 rgles : porte ouverte (adhsion libre de toute la personne qui le dsire), pouvoirdmocratique (un homme, une voix), rpartition des bnfices au prorata des oprations des
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membres, limitation du taux de lintrt servi au porteur de parts. Il sagit de crer un autre tat
desprit que celui du capitalisme. Le mouvement coopratif anglais, avec le temps, est devenu
trs important, jusqu grouper au XXe sicle 13 millions de membres, 31 000 points de vente,
15 % des ventes alimentaires, un peu moins en vtements. Les coopratives possdent
quelquefois des usines qui les approvisionnent en diffrents produits. Nanmoins le
mouvement est dj puissant en 1880, les Pionniers quitables de Rochdale ont alors un capitalde 230 000 livres. La Socit cooprative de vente en gros de Manchester a un chiffre
daffaires de 56 millions de francs (2,2 millions de livres), elle possde des ateliers, des
fabriques, une mine de charbon. Les coopratives qui publient leurs bilans ont des fonds
propres de 172 millions de F (7 millions de livres).
Autre forme pratique : le mouvement mutualiste. Il a gard de ses origines un peu
clandestines un ct pittoresque, puisquon y parle d old fellows (amusant de constater
que, dans un autre contexte, un fellow de collge anglais ressemble un agrg
franais), de loges (ressemblance avec la franc-maonnerie). Bien quil ne comporte pas
didologie officielle, il faut encore signaler le mouvement des Building societies : 8000
socits, 1 million de membres (un peu plus dune centaine de membres par socit). Cest unesorte de caisse dpargne, o lon dpose dabord de largent, et puis on vous en prte pour
btir une maison.
Sur les autres classes de la socit, je dirai dabord que la rvolution industrielle a laiss
intacte linfluence de la grande aristocratie. Les deux tiers du sol anglais appartiennent
10 000 personnes, dtenant une superficie moyenne de 1300 hectares (le duc de
Northumberland possde 72 000 hectares, les pairs environ 5 millions dhectares pour la seule
Angleterre). Plus largement, les propritaires fonciers ont vu leurs revenus augmenter
considrablement du fait de la hausse des fermages.
La bourgeoisie occupe une position contradictoire. Dun ct, les nouveaux venus
voulaient se faire une place, et souhaitaient grer au mieux leurs intrts. Par exemple,
Manchester, capitale de la rvolution cotonnire, il nexistait pas de municipalit, on avait
conserv une organisation mdivale o la ville tait gouverne par un lord of the manor
habitant 150 km. La bourgeoisie locale demandait avoir une instance reprsentative. Les
patrons se regroupaient en amicales pour dfendre leurs points de vue, fondaient des chambres
de commerce. Quelques-uns uns se lanaient dans la politique avec des ides radicales .
Dun autre ct, un certain nombre de bourgeois taient fascins par laristocratie : ils
achetaient des terres pour jouer au gentleman, envoyaient leur fils Oxford et Cambridge, o
ils ctoyaient les fils daristocrates.
Difficile de chiffrer exactement les contours de cette bourgeoisie. La bourgeoisie de
1850, est-ce 25 % de la population, ou bien simplement 3 % de la population (bourgeoisie
riche) ? En procdant des subdivisions, on pourrait dgager au-dessous de la bourgeoisie
riche, 10 % de classe moyenne aise, 10 % de basse classe moyenne aux revenus modestes. Il
faut aussi faire intervenir le niveau dducation. Trs peu de bourgeois de 1850 avaient fait des
tudes suprieures, sauf quelques avocats et mdecins.
3. Aspects de la croissance franaise
Quelques points permettent de distinguer la France et lAngleterre. Dabord la croissancede la population est moindre en France : tendance sculaire de 0,3 % par an en moyenne contre
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1 %. Le principal phnomne est le malthusianisme, ou restriction du nombre des naissances,
dabord par recul de lge au mariage, ensuite par contraception. Pourquoi ? Parce que le petit
paysan indpendant na pas envie de voir ses terres partages, que le petit bourgeois ne peut
pas esprer payer les tudes de beaucoup denfants. Peut-tre aussi pour des raisons religieuses,
en ce sens que lEglise catholique encourageait plutt la natalit, mais que justement on
coutait moins ses prceptes (phnomne de scularisation, ne surtout pas confondre avecune dchristianisation). Ensuite la France reste un pays plus rural : 25 % de population urbaine
contre 35 %, et surtout peu de grandes villes en dehors de Paris. Il y a normment de petites
villes en France : cest la ville, mais baigne de campagnes environnantes. Mme une ville
comme Flers, pourtant industrielle, est trs marque par les influences rurales. Enfin les
secteurs conomiques prsentent une originalit certaine.
En agriculture, les paysans possdent la majorit du sol, contrairement ce qui se passe
en Angleterre. Et il sagit de petite culture . Mettons dabord part environ 1,7 million de
micro-propritaires, possdant un lopin, un jardin, un petit champ ne permettant pas
compltement de vivre. Ces familles tirent aussi leur subsistance de travail industriel
domicile et demplois saisonniers pour gros travaux agricoles, par exemple vendanges oumoissons, voire mme de travaux de terrassement pour le btiment. Cest donc le monde de la
pluriactivit, mais base rurale. La vritable agriculture est conduite par de petits ou moyens
propritaires exploitants, qui compltent leur exploitation en louant un champ ou deux un
propritaire de la petite ville proche (beaucoup de commerants, dartisans et de petits notables
de la bourgade restent propritaires de champs, prs ou vignes la campagne). Ils sont environ
3 millions exploiter jusqu 10 hectares. Ds que lon dpasse 10 hectares on a plutt des
fermiers ou mtayers que des propritaires : un tiers du sol pour la catgorie 10-40 hectares, un
quart pour la catgorie suprieure 40 hectares, seule cette dernire catgorie mrite vraiment
dtre qualifie de grande culture . Le progrs gnral nest pas spectaculaire, mais la
quantit de nourriture produite pour chaque habitant du pays augmente en moyenne de 0,5 %
par an, ce qui nest pas si mal. On ne peut pas dire que lagriculture soit immobile, il y a
diffusion lente de mthodes agronomiques de la culture, de progrs de llevage, dadaptation
au march, puisquil faut ravitailler les villes. On commercialise davantage.
Lindustrie franaise est trs disperse, en ce sens que chaque rgion a un peu ses
industries, elle est largement rurale, plurielle dans ses technologies (des secteurs trs en pointe
et beaucoup de travail manuel), et duale dans ses structures : beaucoup de petite industrie
(en dessous de 40 employs), mais un grand capitalisme (mines, grosse mtallurgie, fabrication
de cristalleries par exemple, dindiennages etc.). On aimait en gnral les articles bien
franais , moins fabriqus en srie quen Angleterre : parfums, joaillerie et orfvrerie, beaux
meubles, instruments de musique, cristallerie, soie, gants, chapeaux etc.
On pourrait distinguer gographiquement trois Frances industrielles. Une France de la
prudence dabord, peu urbanise, habitat rural majoritairement dispers, comprenant lOuest
armoricain, les pays dentre Loire et Garonne, le midi aquitain, une grande partie du Massif
Central. Notons une industrie rurale du lin et du chanvre, des centres isols comme la faence
de Quimper, les forges dHennebont, la cordonnerie Fougres, les villes textiles de Mamers,
La Fert-Bernard, Laval, Angers, Cholet, le papier dans la rgion dAngoulme, la porcelaine
de Limoges, le dmarrage de Decazeville en 1826. Une France industrielle plus consistante se
rencontre au nord dune ligne approximative Granville/ Blois/ Auxerre/ Jura, avec davantage
de villes moyennes lites dynamiques. En Normandie, traditions textiles autour de Lisieux,
Bayeux, des hauts fourneaux dans lOrne, la quincaillerie et production de petits objetsmtalliques Mortain/ Sourdeval ou la haute valle de la Risle (LAigle, Rugles), la laine
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Elbeuf et Louviers, le coton Rouen. Plus au nord, dmarrage de la dentelle Calais en 1817
avec lAnglais Webster, lessor des sucreries, les grosses mines de charbon (4500 ouvriers
Anzin). La modernisation de la sidrurgie lorraine commence en Lorraine avec Franois de
Wendel ( partir de 1817). Une troisime France industrielle, peu jacobine, donc se mfiant de
Paris, se trouve au sud-est, avec un souci de lefficacit, une ouverture aux changes, et
beaucoup de centres : sud de la Bourgogne, un peu dAuvergne, Rhne-Alpes, un peu deProvence et de Languedoc. A Blanzy Jules Chagot prend la tte des affaires en 1827, cre la
ville-ouvrire de Montceau-les-Mines en 1833. La soierie lyonnais emploie de la main duvre
dans lAin, lIsre, la Drme, lArdche et le Gard. Saint-Etienne est en plein essor et produit
alors 40 % du charbon franais. Marseille a des savonneries, ce qui exige aussi de la chimie.
Soie Nmes et Avignon, charbon Alais en 1821, coutellerie Thiers etc.
Les nouveaux hauts fourneaux sont plus hauts (on passe de 6 15 mtres), reoivent de
lair chaud partir de 1832. On dcarbure la fonte dans les fours puddler pour obtenir des
aciers quon lamine. Les machines vapeur font des progrs, mais la force hydraulique le long
des rivires reste trs importante, et se perfectionne aussi (grandes roues qui voquent les aubes
de bateau, avec des parties mtalliques). Il y a de bonnes machines filer (dbuts de lamachine self-acting, qui na plus besoin dun dbrayage bras). Les papeteries se modernisent
(rouleaux).
Quelle socit rsulte de cette marche de lconomie ? Il ny a pas vraiment dquivalent
laristocratie foncire britannique, mais il existe une lite de notables qui possdent une partie
du sol et sont influents dans les campagnes. La bourgeoisie est composite, avec beaucoup de
petits patrons, et puis des hommes de loi donnent souvent le ton.
La classe ouvrire est trs clate, la conscience dintrts communs trs limite en
dehors dune mince lite. Vers 1840, il y a peut-tre 3 millions douvriers et ouvrires dans
lindustrie. On avait tendance dire que la grande industrie commenait 10 ouvriers, et il y
aurait 1 million de personnes, moiti hommes, moiti femmes, dans ce cas. Mais si on
considrait que la grande industrie commence plutt 40 ouvriers, il ny aurait plus que
300 000 personnes dans ce cas. Trs forte identit du mtier, dune culture technique
spcifique : on dit gens du verre , gens du fer , gens de la laine etc. Trs forte
influence du milieu rural, en raison de lindustrie disperse. Pas de syndicats, puisquils sont
interdits, alors quils existent en Grande-Bretagne. Des conditions de travail (horaires, parfois
12 heures de prsence, usure au travail) et de vie qui sont difficiles, par comparaison avec ce
que nous avons vu au XXe sicle : budget o le pain reprsente lui seul 40 % des dpenses,
les autres dpenses alimentaires 25 %, le vtement 12 %. La revendication peut adopter le ton
de la dolance, mais il y a des refus de machines, par exemple Vienne, Carcassonne, Lodveentre 1819 et 1823, do motions ouvrires, il y a des grves de la colre parfois,
notamment en 1844 la grve des mineurs de Rive de Gier prs de Saint-Etienne.
Vers 1840 merge une certaine parole ouvrire , notamment avec le journal lAtelier.
Les ouvriers qui y crivent sont des ouvriers de la ville, par exemple des typographes,
bijoutiers, mcaniciens, hommes du bois. Cest une mince lite qui lit, crit, rflchit, aime les
changes dides, retrouve parfois des intellectuels dans de petites runions de cercles ou de
caf. Cest dailleurs ainsi que Karl Marx, sjournant Paris en 1844, a rencontr quelques
ouvriers franais, quils trouvaient cultivs . Cela ne veut pas dire quils sont des thoriciens
abstraits, ni quils sont socialistes au sens plein du terme, mais ils ont la conviction que
louvrier a quelque chose dire , quil a une dignit, sa place dans la socit, et ils veulentpeu peu changer quelque chose.
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4. Les nouvelles contestations
Ces contestations sont multiples, mais, en simplifiant normment, je retiendrai deux
grands courants dides, le libralisme dmocratique et le socialisme.
Commenons par le libralisme dmocratique, ou lide de dmocratie librale. LeRoyaume-Uni et la France taient des rgimes que lon pourrait caractriser par un libralisme
oligarchique. Cela signifie que le pouvoir du souverain ntait plus absolu, quil existait des
rgles constitutionnelles pour viter le despotisme , il existait un parlement, des liberts de
pense et dexpression, des garanties du droit. Mais le pays qui avait rellement voix au
chapitre, appel parfois pays lgal tait form par ce que Guizot appelait les
supriorits , il voulait dire une lite de largent et de lintelligence.
Par opposition le grand thoricien de la dmocratie est Alexis de Tocqueville, ce dont
nous sommes fiers, nous autres Normands . Il publie De la Dmocratie en Amrique en
1835 et 1840. Cet ouvrage remarquable nest peut-tre pas une description exacte de
lAmrique, cest plutt une sorte de modle idal de la socit venir. En prcisant aussi queTocqueville ntait pas un politicien au sens classique, quil ne cherchait pas cataloguer
des institutions constitutionnelles prcises, des recettes appliquer rapidement. Ctait une
personnalit complexe et contradictoire par certains cts, atypique, il fut peu apprci
gauche (son ct chtelain normand, son catholicisme sentimental, sa prudence dans
lapplication) et peu cout droite (on laimait bien, mais on ne suivait gure ses avis). Avec
le recul du temps, il faut surtout le considrer comme un sociologue.
Le grand apport de Tocqueville est de thoriser lhomme dmocratique . Cest un
homme qui veut se faire une opinion par lui-mme, ne veut pas subir des influences, nadmet
pas la rfrence des notables. Il croit fondamentalement lgalit de dignit en tout homme,
lgalit des chances dans la vie, lgalit en vue de faire valoir ses talents et son nergie.
En cela, la thorie de Tocqueville mine compltement le monde des notables. Cette thorie
veut que la figure de rfrence dans la socit soit un homme moyen , lhomme des classes
moyennes, qui na pas reu beaucoup dhritages, mais construit lui-mme sa vie avec une
certaine libert dagir et de penser. Bien sr il existera toujours des hommes trs riches et
puissants, mais on ne les enviera pas, on ne les copiera pas, et cest mme le phnomne
inverse : dans de nombreux cas, ils feront semblant de ressembler lhomme moyen, de
partager ses sentiments. On sachemine vers une socit de moins en moins hroque, peut-tre
peu originale (parce quon ne veut pas sloigner de la moyenne), mais douce , un adjectif
qui plat beaucoup Tocqueville (il rejette fondamentalement la violence). Il reconnat aussi
quil existe des misreux, mais ils auront la perspective de rejoindre peut-tre les classesmoyennes, ils ne verront pas devant eux une barrire infranchissable. Pour que cette socit
fonctionne, il faut aussi que la dmocratie soit dans le cur de lhomme, quelle se traduise
dans la culture au sens intellectuel, mais aussi dans ce que jappelle la sensibilit (laspect
motionnel, vcu, quotidien de la culture). La dmocratie de Tocqueville nest pas un rgime
politique, cest une dmocratie vcue au quotidien, mme de faon trs humble. On se bat
peut-tre dans la vie, mais il y a des rgles du jeu, des garanties, et surtout de la retenue. En
agissant ensemble, mme pour de petites choses, les hommes dmocratiques peroivent le
besoin quils ont les uns des autres pour produire le bien public, ils dpassent lgosme.
Un autre versant de lide dmocratique se rattache des hommes trs diffrents de
Tocqueville, considr par eux comme un rveur (parce quil ne dit pas comment on arrivera la socit dmocratique), une nouvelle lite politique qui monte et qui est symbolise par
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Ledru-Rollin, n en 1807, avocat du Mans, lu dput en 1841, fondateur du priodique la
Rforme en 1843. Ils se disent radicaux , ce qui ne signifie pas un parti politique au sens
actuel, ladjectif caractrisant surtout une volont de pousser le libralisme toutes ses
consquences, c'est--dire de transformer le libralisme oligarchique en un libralisme
dmocratique. La rforme, ce nest pas la rvolution, et on imaginait mal que lon
sacheminerait vers une rvolution en 1848. La principale ide est de donner la parole aupeuple, peut-tre pas immdiatement par le suffrage universel, mais par transition. Il y a
certainement un ressourcement dans certaines ides de la Rvolution franaise, mais en vitant
les excs de la Terreur.
Venons-en au socialisme, un mot dorigine anglaise ( socialism ) qui arrive en France
au cours des annes 1820. Quest-ce que le socialisme ? De mon point de vue, et avec le recul
du temps, jai tendance le caractriser par trois lments ingalement doss. Premirement,
cest un sentiment vif de la misre due au jeu conomique existant (on se dit : cest affreux,
cest injuste, ce nest pas tolrable). Deuximement, cest une thorie abstraite dexplication de
ces misres par des caractristiques du systme conomique (exploitation, rgne de largent
etc.). Troisimement, cest une perspective de socit future tablir, avec dautres rgles dujeu, dautres mcanismes conomiques. Le socialisme anglais est un socialisme pratique, vcu,
mais peu abstrait. Il voudrait changer lhomme, mais sans bouleverser compltement le
systme conomique.
En France, il existe des quantits de penseurs socialistes, mais jen retiendrai trois
prioritairement. Fourier dabord, un homme des annes 1820, trs utopique, parce quil voulait
crer une socit de phalanstres , de petites communauts. Il a exerc une influence
intellectuelle sur Emile Zola. Je retiens de Fourier une analyse de la misre de lhomme qui
nest pas quconomique, il y est question de ce que nous appellerions aujourdhui des
frustrations sexuelles et du dsir en gnral (ce qui plaisait aux surralistes comme Andr
Breton). Ensuite Proudhon qui se lance en 1840 avec son texte Quest-ce que la proprit (il
rpond : cest le vol, mais il nuance ensuite en disant que la proprit est justifie si elle
correspond une utilit sociale). Proudhon, qui a t typographe, qui est un peu autodidacte, a
t dtest de Marx. Son analyse du capitalisme nest pas sans faiblesse (il ne peroit gure
larrive de la grande entreprise, il connat surtout le petit atelier), mme sil dfinit la valeur
comme fruit dun travail collectif (la vraie valeur est cre par le travail dhommes dont on
reconnat la valeur). Cette faiblesse est compense par une philosophie plus gnrale, base dun
anti-autoritarisme. Selon lui, personne ne peut dtenir la justice lui seul. La justice est une
synthse provisoire qui doit tenir compte de toutes les liberts. Proudhon se mfie de tout Etat,
quel quil soit, Ce quil appelle une dmocratie industrielle est une socit de libres contrats,
quitables, conclus galit. Dune faon drive, sa pense se retrouve un peu dans unecertaine CFDT du XXe sicle. Enfin Louis Blanc est lanctre du socialisme dmocratique
(fonder une dmocratie sociale qui serait le prolongement de la dmocratie politique), jouant le
jeu dun Etat rformiste qui contrlerait la vie conomique, et irait jusqu crer des ateliers
sociaux .
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