Croissance économique et société industrielle (première moitié du XIXe siècle)

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  • 7/30/2019 Croissance conomique et socit industrielle (premire moiti du XIXe sicle)

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    Pr Jean-Pierre DAVIET

    HI 901 (anne 2003-2004)

    Etats, socits et civilisations lpoque contemporaine (XIXe sicle)

    Cours n2

    Croissance conomique et socit industrielle

    (premire moiti du XIXe sicle)

    En introduction, je voudrais prsenter le sujet dont il est question ici. Il sagit de

    sinterroger sur lindustrialisation et ses consquences au cours de la premire moiti du XIXe

    sicle, en tudiant prioritairement la Grande-Bretagne, parce quelle est le pays de la premire

    rvolution industrielle, la premire nation industrielle, et aussi la France.

    Une coupure symbolique prend place en 1851, avec lexposition universelle dite de

    Crystal Palace, qui attire 6 millions de visiteurs du monde entier. Cest une date symbolique

    bien des gards. On se trouve dans la premire phase de lAngleterre victorienne, le rgne de

    Victoria ayant commenc en 1837. On dcouvre les merveilles du machinisme et des nouvelles

    techniques, avec une notion importante, celle de fabrication de pices en srie, qui est surtout

    nette avec les techniques amricaines : on parle alors dAmerican system of manufacture. Et

    puis, partout en Europe, la vague rvolutionnaire de 1848 est retombe. Elle navait pas

    totalement pargn lAngleterre. On peut dire que la rforme lente et modre lemporte

    dsormais sur la rvolution.

    Pour ce qui est de la population : la Grande-Bretagne (sans lIrlande donc) comptait peu

    prs 11 millions dhabitants en 1800 (lIrlande 5 millions), alors quen 1850 le chiffre est de 20

    millions (6 millions en Irlande). A signaler la rflexion de Malthus (1766-1834), un pasteur

    anglican qui publie l'Essai sur le principe de population en 1798.

    Par comparaison, la France est moins avance, dune certaine faon, ou alors caractrise

    par un modle diffrent : moins de croissance de la population (certains parlent de

    malthusianisme), moins de machinisme, moins de grandes villes, une socit plus diverse.

    Mais la France se veut aussi un guide en matire intellectuelle, un pays en avance pour les

    ides, la civilisation disait-on lpoque.

    1. La notion de socit industrielle

    La notion de socit industrielle a t pour la premire fois thorise en 1837 par un

    penseur franais, Auguste Comte, dont je nai pas le temps de beaucoup parler. Il avait t le

    secrtaire de Saint-Simon, puis avait labor un systme personnel, le positivisme. Il estimait

    quaprs un ge ancien, traditionnel, puis une rupture fonde sur le ngatif, la critique, la

    destruction (ge des rvolutions en simplifiant normment), on entrait dans un ge de

    reconstruction sur des bases nouvelles, ce quil appelait le positif, le souci du rel, et la notion

    de socit industrielle lui sert caractriser la socit contemporaine.

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    Avant tout il faut se dire que le mot industrie na pas le sens habituel que nous lui

    connaissons. Lindustrie, cest le gnie cratif, lesprit dinvention applique, et aussi lart de

    trouver des solutions susceptibles de beaucoup dapplication : en ce sens, il y a une industrie du

    tourisme, une industrie de la banque, peut-tre une industrie culturelle. Donc un tat desprit et

    une mthode plus quun secteur dactivit (pour nous, lindustrie est la transformation de

    matires pour arriver un objet matriel).

    Pour bien comprendre les enjeux, il convient de partir dune opposition propose par

    Comte : la socit industrielle contraste avec ce quil appelle socit militaire. Je vais essayer

    de dvelopper cela en extrapolant, et je montrerai que la socit industrielle est une socit de

    la conqute pacifique, de lindividu libre, et de la complexit organique.

    Conqute pacifique, cela signifie que lon est sorti des rves de conqute de territoires, et

    que lon veut conqurir la nature, les ressources conomiques par un effort de linvention et

    surtout la recherche de la productivit. On pense que le niveau de vie gnral va peu peu

    samliorer par le progrs technique, lefficacit des moyens de production, lie lemploi de

    machines et dnergie non humaine. Le souci de la productivit devient fondamentalementprioritaire, avec toutes sortes de consquences.

    Individu libre, cela soppose hirarchie, discipline, soumission des lites qui

    recherchaient surtout lhonneur et la gloire. La socit industrielle repose sur une infinit

    dinitiatives, mme trs humbles. On bouge, on sarrache son village, on invente ou on

    sassocie des gens efficaces, on se dplace vers les endroits o des occasions apparaissent

    fructueuses, en laissant de ct les prjugs, le fatalisme, la rsignation. Chacun dveloppe ses

    talents, ses comptences sur la base dune galit de chances, dun exercice de son jugement.

    Complexit organique, cela fait penser organisme, donc un tout. Il y a certes des

    individus, mais il faut que ces individus contribuent une uvre commune qui est complexe.

    La socit militaire voque une arme : dans une arme, il y a un objectif commun, des ordres

    pour mettre en place une stratgie bien dfinie dans un plan de campagne, un gnral en chef

    qui symbolise lunit de la marche, et ce gnral a des ides claires dans sa tte sur ce quil faut

    faire (par exemple obtenir une rupture du front, ou la surprise, ou lpuisement par un sige).

    Pas de gnral en chef dans la socit industrielle, mais la division du travail et des

    mcanismes de solidarit. Les agents conomiques se spcialisent. On ne fabrique plus tout sur

    place. Diffrenciation des fonctions, mais aussi change, march, donc rgne de largent,

    institutions de largent (monnaie, banques), collecte de largent pour investir. Pour grer la

    complexit et lencadrer, il faut un droit nouveau, des normes, et aussi quelques filets

    protecteurs de la volont commune si jose dire : de la rpression sans doute, un enseignement,une morale sociale, une prvention des pathologies sociales.

    On pourrait normment dvelopper tout cela, mais je crois que Comte, malgr ses

    limites, avait entrevu pas mal dlments que dautres enrichiront par la suite, notamment

    lAnglais Spencer, puis, plus rcemment, Raymond Aron. Marx a aussi senti que lon entrait

    dans une nouvelle socit, mais il a sans doute trop insist sur le dterminisme technique, et sur

    une analyse du systme dit capitaliste, fond sur le profit. En ralit, cest toute une attitude de

    lhomme face lespace, au temps et ses semblables, voire la rationalit et Dieu, qui fait

    sentir ses effets depuis la premire moiti du XIXe sicle.

    En prenant maintenant des distances par rapport Comte, je prciserai que se pose dj leproblme de la scularisation. Quest-ce que cela veut dire ? Cest un concept de sociologue,

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    postrieur Comte (plutt Max Weber). La scularisation signifie une prise dautonomie par

    rapport la vision religieuse. La science, la technique, lconomie tendent se dtacher des

    notions religieuses, ce qui ne veut pas dire que la religion est sans valeur. Mais le savant ou

    lingnieur nont pas se dterminer pour lefficacit en fonction de critres religieux, ils

    saffranchissent de la soumission religieuse. Il ne peut plus y avoir une science chrtienne et

    une science non chrtienne. Cela peut aller plus loin : la socit de lefficacit, de laproductivit risque la longue de devenir une socit sans Dieu, parce que les priorits

    sattachent aux affaires du sicle, loin de la volont de Dieu (une socit dsenchante dit

    Max Weber). Redoutable dfi, que lon entrevoit plus ou moins. Il existe des rponses

    religieuses. Quelques-uns rvent de fonder une religion nouvelle, sans dogmes prcis, sans

    hirarchies, Saint-Simon parlant par exemple dun nouveau christianisme de lamour

    universel (assez loign du christianisme en fait). Dautres veulent faire voluer le

    christianisme, en le rconciliant avec lide de libert (courant du christianisme libral). On

    peut aussi penser une religion plus intrieure , spirituelle, renonant de fait une partie de

    son influence dans le sicle. Dans le dtail, les rflexions sont complexes, mais je me rfre

    comme exemple au pasteur anglican Frederick D. Maurice, qui publie un ouvrage de thologie

    dite librale en 1838, The Kingdom of Christ (en simplifiant, je dirais quune thologielibrale est une thologie qui interprte les dogmes au sens large, et en sloignant de

    linterprtation classique des Eglises). Lide gnrale est que ce royaume se trouve dans la

    ralit de tous les jours. Le rendre manifeste, cest travailler dans la vigne du Seigneur rendre

    ce monde prsent plus juste, plus fraternel, plus pacifique, moins goste, moins comptitif,

    moins oublieux de la Cration (contrlant mieux les usages de la technique), mais cet ouvrage

    ne proposait gure de moyens daction concrets.

    2. La rvolution industrielle anglaise

    Le premier emploi de l'expression "rvolution industrielle" est d un ministre de France

    Berlin en 1799 (ensuite, l'historien Jules Michelet, le gographe Elise Reclus l'ont utilise).

    Il est clair que l'emploi par un diplomate fait rfrence la Rvolution franaise : il voulait dire

    que la rvolution industrielle tait peut-tre au moins aussi importante que la rvolution

    politique. En matire d'historiographie anglaise, le grand classique reste Thomas S. Ashton,

    professeur la London School of Economics, dont l'ouvrage The Industrial Revolution date de

    1948. Il situe cette rvolution entre 1760 et 1830, en notant qu'il ne s'agit pas uniquement d'une

    rvolution dans l'industrie, mais d'un phnomne plus large, social et intellectuel (crativit

    intellectuelle, amlioration du niveau de vie moyen). Je ne vais pas trop entrer dans les dtails,

    mais noter quelques premiers changements qui avaient dj eu lieu en 1800, un branlement

    qui marquait la fin de la vieille et joyeuse Angleterre, la prparation de ce que certainsappellent un take-off. Passons donc en revue les aspects de la nouvelle conomie qui taient

    dj notables au XVIIIe sicle.

    A. Origines du changement

    Accroissement de la population d'abord. Les historiens sont loin d'tre tous d'accord sur

    les causes du phnomne. On parlait autrefois de recul de la mort, on a ensuite plutt insist sur

    la natalit. Il semble que la natalit ait un peu augment depuis le dbut du XVIIIe sicle, mais

    ingalement selon les rgions. Le taux moyen est de 37 38 pour 1000, ce qui dissimule des

    diffrences. Et pourquoi une hausse de la natalit? Par sentiment de confiance (fin des grandes

    pidmies, des famines) ? Par besoin de main d'uvre ? Sans doute aussi par une double

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    volution : les femmes ont eu tendance se marier plus jeunes et l'intervalle entre deux

    naissances (intervalle intergnsique) s'est raccourci (meilleure alimentation surtout). Mais il

    est vrai aussi que la mortalit a baiss (elle est comprise entre 25 et 30 pour 1000), notamment

    pour les enfants et les jeunes mres aprs accouchement. On note des progrs de lhygine (on

    se servait davantage de savon, on changeait davantage de linge de corps), la construction

    dhpitaux et de dispensaires. Le recul de la mort tait plus net dans les villes.

    Progrs de lagriculture ensuite. Ces progrs avaient dj provoqu la disparition des

    grandes crises de subsistance, il ny avait plus de famines. La superficie cultive avait

    nettement augment, par reconqute de terres incultes (asschements, partage de terres

    communales en friche). En matire de techniques agricoles, on avait innov, un peu par

    imitation de mthodes venues des Pays-Bas, un peu par rflexions empiriques de lagronomie

    anglaise. Par exemple on labourait mieux, et surtout on pratiquait des assolements plus

    complexes, avec culture de navets et luzerne. Le btail tait devenu plus gros par effet de

    certains croisements. Et surtout lesprit commercial gagnait : on cultivait pour vendre dans les

    villes, avec une trs forte demande, notamment de viande (par exemple volailles), lait,

    fromage. Cette demande avait un effet stimulant par le biais dune hausse rgulire des prixagricoles.

    Il faut ici faire le lien entre ces progrs agricoles et les structures du monde rural, qui

    faisaient intervenir trois types dacteurs : les grands propritaires du sol, les fermiers et les

    travailleurs salaris. La majorit des terres appartient de grands propritaires, donc

    concentration de la proprit. Ces grands propritaires se subdivisent en deux catgories :

    dune part la grande noblesse (les lords), dautre part des country gentlemen , une gentry

    qui comprend beaucoup danciens commerants, dhommes enrichis dans les affaires, mais qui

    ont voulu acheter des terres pour jouer au gentleman. Les grands propritaires sintressent

    lagriculture pour des raisons intellectuelles parfois, mais aussi par calcul et intrt, puisquils

    veulent que ce placement leur rapporte rgulirement de largent. Mais ce ne sont pas eux qui

    cultivent, ils ont des fermiers. Les fermiers anglais cultivent dassez grosses exploitations pour

    lpoque, la taille de la ferme allant de 40 hectares 200. Ils sont leur chelle des

    entrepreneurs ruraux, faisant preuve dinitiative. Ils paient certes des fermages importants au

    grand propritaire, mais, en trouvant des moyens damliorer les rendements et la productivit,

    ils peuvent aussi parvenir une certaine aisance. Enfin les travailleurs ( labourers en

    anglais, faux ami qui ne signifie pas du tout laboureur en franais) : ils possdent souvent

    une petite maison, cottage , un jardin ou un tout petit pr, ils peuvent ventuellement trouver

    un complment de revenu par du travail industriel domicile, mais ils louent aussi leur travail,

    surtout au moment des grands travaux. En revanche, sauf dans des rgions marginales plus ou

    moins montagneuses, le paysan petit propritaire exploitant a pratiquement disparu. Deux faitsont acclr sa disparition : dune part le partage des anciens biens communaux, qui faisait

    lobjet au cas par cas dune dcision du Parlement, et le mouvement dit des enclosures , la

    clture des champs en une sorte de bocage, qui supprimait de vieux usages de vaine pture (un

    mouvement qui se rattache l individualisme agraire selon lexpression de lhistorien

    franais Marc Bloch).

    Troisime aspect du changement : les transports. La Grande-Bretagne tant un pays

    maritime o lon nest jamais trs loign de la mer, le cabotage ctier joue un rle essentiel,

    ce qui contribue une prcoce unification du march autour de Londres. A cela sajoutent deux

    moyens de transports : les canaux et les routes, do apparition dun vritable rseau intrieur.

    A partir de 1748 se constiturent des socits ou des agences prives, mais approuves par leParlement, formes pour construire des routes page, les turnpikes . Le Parlement ne

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    souhaitait pas de grosses socits de routes page, do une multitude de petites initiatives

    (15 30 km en moyenne). Il ny avait pas dautorit administrative nationale pour contrler le

    rseau, do un certain dsordre. Il subsistait des routes non payantes, contrles par des

    municipalits, appeles highways , ce qui ntait pas non plus trs rationnel. Nanmoins le

    systme favorisait lintgration conomique dun petit territoire. On amliorait aussi les

    techniques de la chausse empierre et des ponts. Ce quon a appel canal mania prendplace au cours des annes 1780, mais on avait commenc auparavant, par exemple pour relier

    Liverpool la rgion de Manchester, ou au pays de Birmingham (rgion appele Potteries, prs

    de Stoke). Le grand nom du constructeur de canaux de ce pays est James Brindley, qui meurt

    en 1772.

    Quatrime aspect, les techniques industrielles, sur lesquelles je ninsiste pas trop, car

    nous y reviendrons plus loin. Il convient de rappeler que lAngleterre a trs tt manqu de bois,

    do la grande attention apporte au charbon de terre. Lun des plus anciens bassins houillers

    est celui de la rgion de Newcastle au Nord-Est (rivire Tyne). On a utilis le charbon en

    mtallurgie ds le dbut du XVIIIe sicle. De nouveaux bassins ont t mis en exploitation,

    notamment au sud du pays de Galles et en Ecosse (rgion de Glasgow). La machine vapeur at utilise pour actionner des soufflets, puis pour pomper de leau dans les mines. Elle a t

    amliore par Watt entre 1769 et 1779. En textile, Kay a imagin la navette volante en 1733,

    mais elle fonctionne en pratique sur le vieux mtier tisser de type artisanal. Sinon,

    mentionner noms de James Hargreaves et Richard Arkwright pour la filature, les premires

    machines ayant t mises au point partir de 1764.

    Enfin, je voudrais mentionner le got de la consommation et lesprit dentreprise, qui

    sont les deux facettes complmentaires de la croissance de lentreprise. Les historiens

    britanniques insistent sur le fait que lon a vu apparatre ds 1750 ou 1760 une nouvelle faon

    de consommer, un premier march de lassez grande consommation, mme sil exclut encore

    les classes populaires. Dans une large classe moyenne, on aime les objets pour eux-mmes et

    limaginaire quils charrient, autant que pour leur utilit immdiate. Cest lindit et linsolite,

    ce qui donne rver, ce qui civilise, ce qui contribue nous faire ce que nous sommes, entre

    lagrment et la biensance. Lentrepreneur est quelquefois un technicien, mais pas toujours.

    Cest surtout quelquun qui a lintuition de la nouvelle demande, qui cherche produire en

    assez grande quantit en abaissant les prix de revient.

    Au total donc, des changements qui ne sont pas encore dcisifs, mais qui ont fourni des

    conditions pralables une industrialisation plus rapide, et qui ont dj nettement port atteinte

    lordre ancien des choses, mis lAngleterre au premier rang des nations dites industrielles

    ( the first industrial nation ).

    B. Phase initiale de la rvolution industrielle (1783-1815)

    En simplifiant normment les choses, on peut dire qutaient runies avant 1783 des

    conditions pralables cette rvolution, que des changements de fond se dessinaient dj, mais

    que la rvolution industrielle commena soprer dans la dcennie de paix 1783-1793. Elle

    fut gne par la guerre, mais nullement entrave. Elle comportait aussi des limites, et, avec le

    recul du temps, nous avons tendance nous dire que la mtamorphose restait modeste.

    Un mot dabord sur la croissance. La croissance du produit par tte (PIB par tte) estrelle, mais imparfaitement mesure par les historiens. Progrs modeste probablement, mais un

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    Britannique de 1815 disposait de 15 % de plus de biens quun Britannique de 1783. La base de

    la rvolution industrielle fut le march intrieur, mais lexportation fut un moteur (elle se

    dveloppait plus vite que le march intrieur pour les productions de pointe). Enfin, il ne faut

    pas ngliger le monopole de la puissance navale : dj dans les annes 1780, la Grande-

    Bretagne envoyait deux fois plus de marchandises que la France sur les ctes africaines

    (premire tape du commerce triangulaire, qui acheminait ensuite des esclaves en Amrique,dont on ramenait du sucre, du rhum, du coton brut). Ce monopole fut consolid par les French

    Wars.

    Je suivrai volontiers lhistorien Louis Bergeron pour dire quil y eut une perce technique

    des annes 1780, mme si elle porta sur des points limits. Il sagissait de mcanismes simples,

    dune technologie qui devait peu la science. On vit peu peu se dessiner un systme

    technique fer-vapeur-coton. Pour le fer, linvention importante fut le puddlage de Cort (1783-

    1784). Ce puddlage consiste rchauffer la fonte dans un four, sans qu'elle ait de contact avec

    le charbon, et la faire brasser activement par des ouvriers. On obtient du fer, dont la qualit

    est amliore par un laminage chaud. Les grosses usines intgres eurent des hauts fourneaux

    (2000 tonnes de fonte par an dans un haut fourneau moderne), des fours daffinage de la fonte,des ateliers puddler, des forges et laminoirs : lusine modle fut Cyfarthfa, au sud du pays de

    Galles (2000 ouvriers). La Grande-Bretagne produisait 85 000 tonnes de fonte en 1783,

    400 000 tonnes en 1815. Pour la vapeur, la machine de Watt double effet et mouvement

    circulaire tait au point, mais il fallait la construire un prix abordable. On estime quen 1800

    il existait peu prs 500 machines vapeur en Grande-Bretagne, dont 18 % dans les mines,

    10 % en mtallurgie, 25 % dans des filatures de coton (la premire filature de coton utilisant la

    vapeur laurait fait en 1795). Tout cela donnait davantage d'importance au charbon, mme si la

    plus grande partie de la production de 1783 tait destine aux particuliers (cuisine et chauffage,

    par suite du manque de bois). Le coton, secteur initiateur de la rvolution, utilisa la mule ou

    mule-jenny, qui avait t mise au point par Crampton la fin des annes 1770. Elle ne

    remplaa pas compltement le waterframe dArkwright, qui datait de la fin des annes

    1760. Dans les deux cas, on sorientait vers le travail en usine (factory system), au dbut en

    utilisant des roues hydrauliques le long des rivires, puis aprs 1795 la machine vapeur. La

    plus grosse filature de 1811 faisait travailler 2500 ouvriers, plusieurs autres avaient entre 1500

    et 2000 ouvriers. Les Antilles ne suffisaient plus, et le Sud des Etats-Unis se mit cultiver le

    coton au cours de la premire moiti des annes 1790.

    Nanmoins, il est important de se reprsenter les limites de cette industrialisation.

    Premirement, la Grande-Bretagne ntait pas un pays majoritairement industriel (mme en

    calculant large, lindustrie comptait pour 25 30 % de lemploi, lagriculture pour 35 %). La

    plus grande partie du travail dit industriel restait de type plus ou moins artisanal, ou domicile.Deuximement, la nouvelle industrie navait pas du tout effac lancienne industrie. Et

    d'ailleurs, il ne faut pas compltement opposer ancienne industrie et nouvelle industrie. Parmi

    les secteurs ne pas oublier: la chimie (lie au textile), le verre, la cramique (comprend la

    fois la vaisselle, les briques, les tuiles), l'imprimerie (augmentation du tirage des journaux et de

    livres), la bire, le sucre, le cuivre (on avait dcid de doubler la coque en bois des navires par

    des feuilles de cuivre).

    Franois Crouzet dit que lindustrie existait surtout au nord dune ligne Bristol-golfe du

    Wash. Et l, la nouvelle industrie sinscrivait essentiellement dans un polygone dont les

    sommets taient Leeds, Preston, Liverpool, Schrewsbury, Worcester, Coventry, Leicester,

    Nottingham, soit une superficie d'environ 12 000 kilomtres carrs. Dans ce polygone, troisfoyers principaux : Birmingham et la rgion voisine du Black Country, le West Riding du

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    Yorkshire, et le sud du Lancashire. Dans le premier foyer, surtout de la mtallurgie,

    mtallurgie primaire dans le Black Country, mtallurgie secondaire dans la ville de

    Birmingham : 104 000 tonnes de fonte en 1806, soit 40 % de la production britannique cette

    date, avec 28 hauts fourneaux en activit. Birmingham fabriquait des clous, des chanes, des

    vis et de la quincaillerie (ville de 80 000 habitants, mais un district industriel de 400 000

    habitants). Dans le deuxime foyer, un peu de mtallurgie Sheffield (37 000 tonnes de fonte,avec 35 hauts fourneaux, plus petits que ceux du Black Country), mais surtout la laine, laine

    carde essentiellement, avec nanmoins un centre de laine peigne Bradford (60 65 000

    personnes occupes pour l'ensemble de la laine carde et peigne de ce foyer). Dans le

    troisime foyer, surtout du coton, avec le grand centre Manchester. Toujours dans ce polygone,

    quelques autres productions marquantes : le district des Potteries, prs de Stoke (faence et

    porcelaine), et la bonneterie de Nottingham, Derby, Leicester.

    L'industrie existait bien sr en dehors du polygone ainsi dcrit, quelquefois innovante,

    quelquefois plus traditionnelle. Innovante: la mtallurgie du sud du pays de Galles, qui datait

    de 1759, 4000 tonnes de fonte en 1783, 76 000 tonnes en 1806, et puis les Low Lands d'Ecosse

    prs de Glasgow (coton et mtallurgie). Traditionnelle: la laine peigne de Norwich, la lainecarde de Gloucester, la laine peigne du Devon et de l'ouest du Somerset (Ashburton,

    Tiverton, Wellington, Taunton). Ni traditionnelles, ni innovantes, les mines de cuivre et d'tain

    de Cornouailles, les industries de Bristol (sucre, verre, cramique), celles de Londres sur

    lesquelles on peut s'arrter. A Londres, on trouvait 20 chantiers de constructions navales (3000

    4000 ouvriers), une industrie du sucre, et une industrie de la soierie (25 000 30 000

    personnes employes Spitalfields). Tout cela tait bien reli, car on continuait construire

    des canaux : importance notamment de la Great Junction, permettant de relier Londres

    Liverpool par voie d'eau en passant par les Midlands (Birmingham).

    Le problme des exportations a t crucial cause des guerres. Elles ont beaucoup

    augment pendant la priode de paix 1783-1792, un peu moins vite ensuite, mais ce lger

    ralentissement fut compens par le phnomne de rexportation de denres lointaines (Londres

    comme entrept mondial). En mme temps, il faut comprendre que le commerce britannique

    devenait plus mondial, moins europen: la majorit des exportations se dirigeait vers

    l'ensemble du continent amricain. Les Etats-Unis n'avaient pas encore une industrie nationale

    puissante, ils achetaient beaucoup de produits industriels anglais. Et l'Amrique dite latine

    devint une chasse garde des commerants anglais. Franois Crouzet dit qu'il y avait dans

    l'industrie anglaise des secteurs abrits et des secteurs exposs. Les secteurs abrits comptaient

    surtout sur le dbouch intrieur (genre vaisselle, verre, briques, imprimerie). Les secteurs

    exposs exportaient plus de la moiti de leurs fabrications: coton surtout, mtallurgie primaire.

    Ils furent certes gns, mais pas autant que l'imaginait Napolon: en effet, l'avance techniqueanglaise tait suffisante pour que les prix de revient fussent plus bas, ces exportations taient

    comptitives, et le march du continent amricain restait ouvert ces productions.

    Un point trs important fut l'aspect bancaire et financier. La grande force de la croissance

    anglaise a t son systme bancaire, une sorte de pyramide trois tages, sans quivalent dans

    le monde de cette poque. A la base, un rseau serr de country banks : autour de 300 en

    1793, 520 en 1803, 800 en 1810. Ces banques modestes mettent des billets accepts

    localement. Elles accompagnent l'industriel par une sorte de compensation dans le temps et

    dans l'espace. Compensation dans le temps, c'est le crdit commercial qui compense le fait qu'il

    faut acheter des matires avant de pouvoir vendre des produits. Compensation dans l'espace:

    payer quelque chose Liverpool, encaisser une recette Birmingham. Elles y parviennentparce que chaque banque a un correspondant dans les autres villes. Deuxime tage: les

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    banques prives de Londres, dont le nombre reste fixe, autour de 70. Elles sont spcialises

    dans le commerce international, les mouvements internationaux de monnaie et de capitaux.

    Troisime tage: la Banque d'Angleterre, fonde en 1694. Elle joue un rle trs complexe.

    D'abord, elle prte l'Etat. Et elle gre la dette publique, qui est colossale (2 fois le PIB en

    1815). Ensuite, elle gre une partie de la monnaie, par l'mission de billets de banque, mme si

    elle n'est pas la seule mettre (il y a notamment la Bank of Scotland). En temps de paix, sesbillets sont garantis par une encaisse d'or (6 millions de livres en 1797). Mais comme trop de

    gens demandaient la conversion de billets en or, on fit passer en 1797 le Restriction Act, qui

    suspendit la convertibilit des billets jusqu'en 1821. Les pices d'or continuaient circuler dans

    le pays, mais les Anglais taient obligs d'accepter des billets quand quelqu'un voulait payer en

    billets. La circulation de billets tait en moyenne de 12 millions de livres pendant les annes

    1790-1797, et elle monta jusqu' 17 millions. En fait, l'excellence du systme bancaire permit

    de subir le choc de la guerre.

    C. 1815-1851

    Peu de grosses ruptures avec la priode prcdente, mais une acclration, une

    accentuation du changement. La population crot de 1 % par an, donc transition

    dmographique, avec natalit leve et baisse de la mortalit. La croissance du produit par tte

    est en moyenne comprise entre 2 et 2,5 % par an, malgr les crises conjoncturelles. Elle est

    surtout due aux progrs de lindustrie. Sur quoi reposent ces progrs de lindustrie ?

    En premier lieu, il faut voquer linnovation, qui se traduit de plus en plus par le brevet

    (march de linnovation). Environ 2500 brevets dposs par an en moyenne au cours des

    annes 1830, contre 500 dans les annes 1780. Les guerres navaient pas stimul linnovation,

    car il y avait peu de liens entre industrie et besoins de larmement cette poque. Evoquons

    quelques exemples dinnovation. Le mtier tisser mcanique de Cartwright datait de 1785,

    mais tait trs imparfait et navait pas donn lieu importante utilisation : il fut

    considrablement amlior par Roberts en 1822, et adapt galement la laine, cest le point

    de dpart dune mcanisation du tissage qui se fit lentement, les tisserands la main rsistant

    beaucoup, mais il est certain quils taient conscients de la menace qui pesait sur leur

    spcialisation technique (do leur forte participation lagitation ouvrire chaque fois quil y

    avait chmage). Le fonctionnement des hauts fourneaux est amlior en 1826 par soufflage

    dair chaud au lieu dair froid. Le puddlage se diffuse, alors quil tait plutt une spcialit du

    Pays de Galles dans les dbuts. Lampe du mineur. Gros progrs de la machine vapeur.

    Construction dusines chimiques (soude artificielle, produits chlors), dusines gaz

    dclairage. Invention de nombreuses machines-outils, notamment pour usiner le mtal, ce quiest trs important : dsormais, on volue vers des pices dimensions rgulires,

    interchangeables, ce qui est lorigine de la fabrication srie (dans lancienne conomie,

    chaque pice est unique en son genre). Une ide gnrale fondamentale est que linnovation de

    cette poque est peu lie la science thorique (avec exceptions en chimie et dbut de

    llectricit) : elle est due des hommes de terrain, adroits et observateurs, faible bagage de

    connaissances mathmatiques et physiques.

    A partir de ces considrations, deux consquences : progrs de certaines branches

    dindustrie dynamiques, et progrs dune production rpondant ce que nous entendons par

    grande industrie capitaliste. Les deux simbriquent. La trs grande entreprise cotonnire

    rassemble autour de 2500 ouvriers ou un peu plus, cest le cas par exemple de Samuel Gregvers 1830. On considre quil faut un capital fixe (en installations et machines) de 10 000

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    20 000 F par personne employe, donc 400 800 livres : dans ce cas il faut jusqu 1 2

    millions de livres, et, si on tient compte de ce quon appelle les actifs de roulement (des stocks

    importants, des crances sur les clients, de la trsorerie), le trs gros entrepreneur doit

    rassembler 2, ou 4 ou 5 millions de livres. Cest l une exception, beaucoup dentreprises sont

    plus petites (200 ou 300 ouvriers), mais cela indique une tendance. Comment trouver ces

    capitaux ? Par autofinancement (on commence modestement, et il y a accumulation debnfices rinvestis pour accrotre les capacits), et par appel des actionnaires (socits). Ces

    deux types peuvent dailleurs se combiner. Le Royaume-Uni parat la fois le pays les plus

    capitaliste du monde, et un pays o lentrepreneur parti de rien garde ses chances : on peut

    fonder une entreprise, trouver des bailleurs de fonds dans les classes aises, senrichir.

    Dans le coton, toujours le mme dynamisme. Parmi les grands noms : Owen, qui a

    succd son beau-pre Dale New Lanark prs de Glasgow en Ecosse (1600 ouvriers). Nous

    en reparlerons pour cause sociale, Owen, dabord patron philanthrope, tant devenu le premier

    socialiste anglais. Moins rvolutionnaires, mais dynamiques tout de mme : industrie de la

    laine, industrie de la soie. Et puis le verre, la faence, limprimerie et le papier, les briques et

    les tuiles, loutillage, les machines. Dans les mines de charbon, leffectif courant est de 300mineurs par compagnie.

    Le phnomne le plus important depuis les annes 1830 est le dveloppement du chemin

    de fer. Les chemins de fer ne sont pas ns de rien en un jour, ils remontent des observations

    empiriques du XVIIIe sicle. Les compagnies houillres avaient du mal transporter le

    charbon jusqu un canal : elles tentrent dutiliser des rails dabord en bois, puis en fer, pour

    viter lembourbement des charrettes. Les wagons taient tirs par des chevaux sur quelques

    kilomtres. Lide dune charrette vapeur est ancienne (voir par exemple le char de Cugnot,

    qui date de 1770-1771). Le mrite revient Stephenson davoir non pas invent lide, mais

    ralis une locomotive vapeur en 1814, capable de tirer un petit convoi de 70 tonnes de

    charbon. Entre 1814 et 1825, on construisit 29 lignes houillres locales, la plus longue de 39

    km, mais en moyenne de 20 km (600 km de lignes au total). Il fallait chaque fois une

    autorisation du Parlement. Comme ces lignes ne fonctionnaient pas trop mal, on dcida de

    raliser une ligne Liverpool-Manchester, puisque Liverpool tait clairement le port de la

    grande rgion industrielle de Manchester.

    Cette ligne fut inaugure en 1830 ( comparer la France : la ligne Saint-Etienne-Lyon

    date de 1832). A cette occasion, on proposa un concours dot dun prix important pour le

    constructeur dun modle de locomotive capable de tirer les trains de la ligne, et ce prix fut

    remport par Stephenson qui cra la Rocket avec son fils. Cette locomotive souvent

    reproduite dans les livres dhistoire tait quipe dune chaudire tubulaire (de lair chaudcircule dans des tubes qui contribuent chauffer leau). On construisit de 1830 1838 une

    longueur de 750 km de voies ouvertes lexploitation commerciale (elles pouvaient

    naturellement transporter du charbon, mais elles transportaient de tout, y compris des

    voyageurs) : en simplifiant beaucoup, on peut dire que les annes 1830 souvrent avec des

    chantiers de construction de 100 km de voies ferres par an (1000 km raliss en 1840, contre

    350 en France). On estimait quil fallait un investissement de 20 000 livres par kilomtre (tout

    compris, achat du terrain, gares, signaux, matriel roulant), ce qui tait considrable (compte

    tenu de lvolution des prix, le revenu national tait denviron 450 millions de livres). On

    arrive 6000 km en 1850. Le chemin de fer a t essentiel bien des gards, notamment pour

    lvolution du capitalisme. Il fallait faire appel une large pargne, do partage du prix de

    chaque action pour les rendre accessibles la petite bourgeoisie (au lieu dune action 5000 F,dix actions 500 F). Apparition aussi dune certaine spculation, avec des hommes daffaires

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    quon appelle des rois du chemin de fer. Le plus clbre est George Hudson (1800-1871),

    qui tait au dpart un riche industriel du textile de York (laine, habillement, un peu banquier en

    mme temps). Il russit reprendre diffrentes compagnies de la rgion centrale (Midlands

    Counties Railway), mais se perdit lui-mme en publiant des comptes falsifis pour tromper le

    public des pargnants. On pourrait en tirer de nombreuses conclusions, mais le fait est que lon

    passa dun millier de compagnies quelques dizaines (11 en 1914). Les chemins de ferposrent aussi le problme dune rgulation par lEtat. Il y eut une cole de pense pour

    demander une intervention nergique, et des conomistes classiques parlrent mme de

    nationalisation, juge acceptable quand elle brisait un monopole priv (Walter Bagehot, 1826-

    1877). Gladstone tait favorable lintervention, quand il tait President of the Board of Trade

    sous Peel, mais la loi quil fit voter en 1844 (Railway Act) fut un compromis, car les intrts

    ferroviaires taient bien reprsents au Parlement. Dautres lois suivirent, en 1854, 1873, 1888,

    1894, 1913. Trois points paraissaient importants : viter le monopole, garantir des rgles de

    scurit (il y avait beaucoup daccidents, 126 morts par an par la faute des compagnies, sans

    parler des suicides ou de ngligences des passagers), contrler les tarifs. A noter lopinion de

    Bagehot selon laquelle les chemins de fer contribuaient la dmocratisation de la socit,

    lgalisation (par exemple, on prenait le train pour aller voir des courses de chevaux ou despreuves sportives, cest la marche vers les loisirs de masse.

    Cette priode voit saccentuer un certain dsquilibre rgional, avec le dclin trs net et

    irrmdiable dune vieille industrie disperse de lAngleterre du Sud (au sud dune ligne

    Bristol/ golfe du Wash). Paradoxalement, cela ne signifie pas toujours dplacements de

    population. Les travailleurs sous-employs peuvent recevoir des secours dans leur paroisse,

    alors que le polygone de la rvolution industrielle manque de bras et fait appel des

    travailleurs immigrs dIrlande.

    Sil est vrai que la tendance de fond est la croissance, des crises priodiques constituent

    des accidents aux graves consquences sociales. Ces crises deviennent complexes, plusieurs

    causalits sentremlant. Les mauvaises rcoltes peuvent contribuer la crise, sans en tre la

    cause unique. Ainsi en 1816-1817 : pain cher, do recul de certaines consommations

    populaires, moindre demande de biens industriels de la part du monde rural, mais cela se

    combinant avec les problmes dune reconversion lconomie de paix. Dans lensemble, la

    rente foncire flchit de 20 % au cours des annes 1820 (il est vrai quelle avait doubl pendant

    les French Wars), ce qui a certaines consquences ngatives, mais aussi positives, loligarchie

    foncire cherchant dautres placements que la terre. On retrouve de mauvaises rcoltes de 1828

    1831, sajoutant une maladie du mouton. Ces mauvaises rcoltes tombent dans un climat

    qui reste marqu par la crise financire de 1825. On avait assist au cours de la premire moiti

    des annes 1820 une vritable euphorie financire, rappelant parfois la priode Law enFrance (vers 1720). Plusieurs raisons y avaient concouru : emprunts des nouveaux Etats

    indpendants dAmrique latine, fondation de compagnies dinvestissement prtendant des

    richesses imaginaires (1/4 des affaires extra-europennes proposes taient solides). Pour les

    affaires intrieures, le taux dintrt normal tait de 4 %, mais, pour les affaires extrieures

    risques, il se montait 8 %, do spculation, phnomne classique de bulle financire .

    Enfin, une fivre dachat de coton joua un rle dans le dficit de la balance des paiements, do

    sorties dor. Ce fut vite la panique, la Banque dAngleterre perdit de son or (baisse de

    lencaisse de 6 millions de livres 1 million), et demanda mme le secours de la banque de

    France. La Banque d'Angleterre resserra son rescompte (qui passa de 8 millions de livres 4,5

    millions). En quelques mois, 75 banques firent faillite, entranant un certain nombre de faillites

    industrielles. On sen remit, mais les anticipations avaient perdu de leur optimisme.

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    Il faut particulirement retenir de tout cela limportance de la sphre financire. La

    Bourse de Londres a une importance mondiale, parce quil existe une pargne au Royaume-

    Uni, et aussi parce quon a confiance dans la livre sterling. Il existe un savoir-faire financier,

    chez les spcialistes de la Bourse, et dans les banques prives de Londres, qui savent monter

    des oprations complexes lchelle du monde. Le rseau des banques commerciales anglaises

    se dveloppe, certaines banques devenant des socits par actions. En 1826, on autorise lacration de banques ayant plus de 6 actionnaires au-del dun rayon de 65 miles autour de

    Londres.

    On prdit une catastrophe agricole au moment des lois sur le libre change, mais cette

    dernire ne va pas se produire. Les fermiers anglais vont ragir par ce quon appelle le high

    farming . Avec moins dagriculteurs, la production a pu se maintenir pour lessentiel, et sest

    en partie reconvertie. On produit tout de mme des crales sur le sol national, avec

    dexcellents rendements lhectare : 26 hectolitres pour le froment, contre 15 en France, 30

    pour le seigle contre 14 en France. On cultive aussi des pommes de terre, des betteraves, des

    choux, des navets. Et on sest orient davantage vers les productions animales. Selon Elise

    Reclus : LAngleterre est le pays du monde o lon a su crer et modifier les varits les plusprcieuses des animaux domestiques, soit pour la force, soit pour la taille, pour la chair ou pour

    la laine . Bonnes vaches laitires (ayrshire, suffolk, jersey), bons porcs, moutons et volailles.

    Excellence des mthodes de slection du btail, de lagronomie (labours, assolements,

    utilisation dengrais), une certaine mcanisation (notamment pour battre le grain), une

    diversification des productions (mixed agriculture).

    Terminons en forme de conclusion par quelques chiffres frappants. Houille : on passe de

    10 millions de tonnes de charbon en 1800 44 millions de tonnes en 1850 (160 000 mineurs,

    400 morts accidentelles par an). Les principaux bassins sont ceux du pays de Galles, des

    environs de Birmingham, du Lancashire (au nord de Manchester), du Yorkshire (rgion de

    Sheffield), de Newcastle et dEcosse. Les machines vapeur ont une puissance de 1 million de

    CV en 1850 (10 000 en 1800). On est pass de 150 000 tonnes de fonte en 1800 1,5 million

    en 1850, de 12 000 tonnes de coton en 1800 200 000 tonnes en 1850.

    Mais il ne faut pas oublier les problmes sociaux. La premire observation est que la

    socit anglaise a beaucoup chang. Je ne reviens pas sur les chiffres de population, qui

    indiquent un dynamisme dmographique. Un pays jeune : 48 % de 0 19 ans en 1850. De

    grandes maladies nanmoins : cholra en 1832 et 1849, tuberculose etc. Il faut signaler le

    changement dans lemploi et lhabitat. En 1850, lagriculture nemploie dj plus que 20 % de

    la population active : en fait, le nombre dagriculteurs ne baisse que peu en valeur absolue,

    mais les agriculteurs comptent moins relativement. Le reste de la population se partage entreindustrie au sens large (y compris lartisanat) et les services. Lhabitat est dj 35 % urbain

    en 1850. En dehors de Londres, agglomration gante de 2 millions dhabitants, les grandes

    villes de 1850 sont Liverpool (300 000 habitants), Birmingham (220 000), Manchester et Leeds

    (autour de 200 000), Sheffield (130 000). En Ecosse, Glasgow (300 000) et Edimbourg (150

    000). Cela sest accompagn de changements culturels.

    Mais le plus important, pour les contemporains, fut la perception dun changement des

    classes sociales. Il ne faut pas oublier que Marx vcut en Angleterre, et quil y vit le modle de

    la nouvelle socit de classes. Je commencerai par la classe ouvrire, qui faisait figure de

    classe dangereuse lpoque. Nanmoins, il ne faudrait pas pcher par anachronisme : le

    proltariat dit moderne, agglomr dans des usines discipline assez dure, ne formait peut-treque 15 20 % de la socit anglaise en 1850. Les racines dune culture ouvrire anglaise ne

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    datent pas de la gnralisation de la fabrique, mais puisent dans les racines dun pr-proltariat

    plus ancien, et on ne peut le comprendre quen revenant lpoque de la Rvolution franaise.

    Un grand livre dhistoire pour clairer cette question est celui dEdward P. Thompson, La

    Formation de la classe ouvrire anglaise, paru en 1963. Louvrage a t traduit en franais en

    1983. Il repose sur beaucoup de dpouillements darchives et est assez touffu. Lauteur, n en1924, est un historien engag, marxiste, mais il a voulu ragir contre une interprtation

    schmatique , conomiste du marxisme. Je rsume de faon simple ce qui me semble

    devoir tre retenu.

    Une premire ide est la dfinition de la classe. Thompson, et je le suis totalement sur ce

    terrain, refuse de dfinir la classe comme une structure, une catgorie de population, une notion

    que lon rifie. En fait la classe runit des gens trs diffrents les uns des autres, qui prennent

    conscience dune identit dintrts malgr tout ce qui les spare. Et ils le font plus

    particulirement dans des situations o ils sopposent dautres classes, des situations o il

    leur parat quils sont menacs, exclus du jeu, dans une configuration qui est autant politique

    quconomique. En France, il se produisit lpoque de la Rvolution un front de classebourgeoisie progressiste/ petit peuple urbain / paysans, alors quen Grande-Bretagne il y eut un

    front oligarchie terrienne/ bourgeoisie, par peur dune contamination des ides de la Rvolution

    franaise. Thompson estime quil existait une possibilit rvolutionnaire en Angleterre, mais le

    souffle rvolutionnaire fut touff avant dexploser.

    La classe ouvrire fit face une rpression pnale trs dure, elle fut troitement surveille

    par des indicateurs de police, elle vcut un apartheid social (expression utilise par

    Thompson). Une deuxime ide de Thompson est de pas couper la classe ouvrire de ses

    racines. Elle utilisa dans cette configuration des traditions qui lui venaient de lpoque

    prindustrielle, tradition populaire des marginaux au langage trs vert, de la contestation,

    tradition aussi venue du Dissent, des communauts religieuses non-conformistes. Les artisans

    se trouvrent au premier rang, dabord parce quils taient plus instruits en moyenne, ensuite

    parce quils sentaient plus ou moins confusment leurs mtiers menacs par une rorganisation

    des comptences dans la nouvelle conomie. Dans ces premires luttes ouvrires, davantage de

    travailleurs lancienne que de nouveaux ouvriers de la fabrique . Il nempche que cela

    cra au moins pour un sicle une mmoire du mouvement ouvrier anglais (rflexion sur

    articulation entre vnement et mmoire de longue dure).

    Enfin, troisime grande ide, dans cette situation dure et cet isolement relatif, la classe

    ouvrire fut amene un effort dauto-organisation, se marquant dans la vie des clubs, la

    pratique de murs dmocratiques (on coute les autres, on nimpose pas de dcisions, chacun adroit la parole, on argumente), lesprit dentraide, les socits de secours mutuels, des

    socits de lecture et de loisirs, de clubs de mtiers dont certains sont dj, en pratique, des

    syndicats, mme si on nutilise pas le nom. Forte vitalit donc de communauts ouvrires, dun

    vivre ensemble , compensant une certaine faiblesse thorique : peu de grandes ides

    abstraites, la thorie se limitant un populisme dmocratique avanc , un esprit sans-culotte

    plus ou moins rousseauiste. Thompson, esprit peu religieux lui-mme, donne une version

    contraste de laspect religieux. Il est svre pour le mthodisme (religion de contrematre, dit-

    il, il faut faire son devoir mme si lautorit est injuste), mais, de faon directe ou indirecte, la

    religion joua un rle. Il y eut certainement un regain dattrait pour les petites glises non-

    conformistes, un revival , soit quon lexplique par la recherche dune consolation chez un

    peuple de dsesprs ( millnariste ), soit quon insiste plutt sur la joie de se retrouver

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    ensemble lcole du dimanche, dans des assembles de culte sans bourgeois, dans des

    chorales, dans des salles de runion de quartier.

    Aprs 1815, le mouvement ouvrier se cherche un peu. Il me semble quon pourrait

    distinguer trois phnomnes. Le premier est la constitution de trade unions, grce aux mesures

    de 1824-1825. En gnral, il sagit douvriers qualifis, fiers de leur spcialit (mcaniciens,ajusteurs, imprimeurs), et il nest pas rare que le patronat coopre avec eux pour trouver du

    personnel, discuter des salaires. Un deuxime phnomne, difficile mesurer, est la persistance

    de la solidarit petite chelle, qui se manifeste dans les Friendly Societies : en principe

    pas vraiment des syndicats, plutt des socits de secours mutuels, de solidarit, mais pouvant

    loccasion soutenir des grves. Cest sur ce terreau dides communautaires que se greffe un

    mouvement coopratif, surtout la cooprative de consommation. Un troisime phnomne na

    t quun feu de paille conjoncturel (1830-1832), mais est important long terme : il sagit de

    la notion dune solidarit plus large, car on se dit que tous les ouvriers ont des intrts

    solidaires. Cela se retrouve dans le mouvement pour une association gnrale, avec le leader

    Doherty (Association nationale pour la protection du travail, regroupant des mineurs de

    Newcastle, des ouvriers du Lancashire, Cheshire, Derbyshire, Nottinghamshire, Leicestershire,Pays de Galles), et le journal Voice of the People.

    Je reviens un peu sur Robert Owen (1771-1858), qui est le fondateur du socialisme

    anglais (le mot de socialism apparat en 1827). Industriel cossais du coton New Lanark, il

    est dabord un patron philanthrope aux ides parfois confuses, et se met rflchir un

    change quitable , diffrent du pur jeu du march (rflchir sur l'change revient rflchir

    sur la valeur, puisqu'il s'agit d'changer des valeurs "vraies" en quantits gales: qu'est-ce

    qu'une chose de valeur, un homme de valeur?). Il en vint lide de fonder de nouvelles

    communauts en Angleterre et aux USA (New Harmony), ce qui aboutit des dceptions, puis

    ses disciples insistrent davantage sur une ide plus raliste, la cooprative, mme si Owen, en

    fait, ne limitait pas son programme la cooprative.

    Le mouvement ouvrier des annes 1830-1840 comporte une aile politique, le chartisme,

    n de la dception populaire qui suit la rforme de 1832, juge comme beaucoup trop timide,

    puis de la crise de 1837, des mauvaises rcoltes des annes suivantes. Parmi les leaders :

    Thomas Attwood Birmingham, William Lovett Londres. Les organisateurs tentent une

    grve gnrale en 1839, une ptition gante, mais beaucoup sont arrts durant lhiver 1839-

    1840. Le mouvement connat un regain en 1842 (grves, ptition de 3 300 000 signatures), puis

    un ultime sursaut en mars-avril 1848. A noter la figure attachante de Thomas Cooper (1805-

    1892), fils douvrier, autodidacte qui se hisse la fonction dinstituteur. Trs actif de 1840

    1842, auteur de chansons et darticles, orateur de meetings, il est arrt et fait deux ans deprison. Le chartisme a peut-tre contribu indirectement la rforme de Peel en 1846, il a

    certainement favoris lveil dune conscience politique, mais il na pas apport directement de

    thmes nouveaux au socialisme quil nannonce gure. Ces thmes nouveaux auraient pu tre

    lis lorganisation (quelque chose qui aurait annonc un parti ouvrier, lment qui napparat

    pas dans lpoque tudie) et lexercice du pouvoir (un programme de rformes spcifiques).

    Le principal terreau dun socialisme pratique est le mouvement coopratif, avec le

    priodique Cooperator de 1829, puis surtout en 1844 le mouvement Rochdale Equitable

    Pioneers. Cest une cooprative de consommation fonde dans un faubourg de Manchester par

    28 tisserands, et cest la premire cooprative de consommation qui ait russi dans le monde. Il

    y avait 4 rgles : porte ouverte (adhsion libre de toute la personne qui le dsire), pouvoirdmocratique (un homme, une voix), rpartition des bnfices au prorata des oprations des

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    membres, limitation du taux de lintrt servi au porteur de parts. Il sagit de crer un autre tat

    desprit que celui du capitalisme. Le mouvement coopratif anglais, avec le temps, est devenu

    trs important, jusqu grouper au XXe sicle 13 millions de membres, 31 000 points de vente,

    15 % des ventes alimentaires, un peu moins en vtements. Les coopratives possdent

    quelquefois des usines qui les approvisionnent en diffrents produits. Nanmoins le

    mouvement est dj puissant en 1880, les Pionniers quitables de Rochdale ont alors un capitalde 230 000 livres. La Socit cooprative de vente en gros de Manchester a un chiffre

    daffaires de 56 millions de francs (2,2 millions de livres), elle possde des ateliers, des

    fabriques, une mine de charbon. Les coopratives qui publient leurs bilans ont des fonds

    propres de 172 millions de F (7 millions de livres).

    Autre forme pratique : le mouvement mutualiste. Il a gard de ses origines un peu

    clandestines un ct pittoresque, puisquon y parle d old fellows (amusant de constater

    que, dans un autre contexte, un fellow de collge anglais ressemble un agrg

    franais), de loges (ressemblance avec la franc-maonnerie). Bien quil ne comporte pas

    didologie officielle, il faut encore signaler le mouvement des Building societies : 8000

    socits, 1 million de membres (un peu plus dune centaine de membres par socit). Cest unesorte de caisse dpargne, o lon dpose dabord de largent, et puis on vous en prte pour

    btir une maison.

    Sur les autres classes de la socit, je dirai dabord que la rvolution industrielle a laiss

    intacte linfluence de la grande aristocratie. Les deux tiers du sol anglais appartiennent

    10 000 personnes, dtenant une superficie moyenne de 1300 hectares (le duc de

    Northumberland possde 72 000 hectares, les pairs environ 5 millions dhectares pour la seule

    Angleterre). Plus largement, les propritaires fonciers ont vu leurs revenus augmenter

    considrablement du fait de la hausse des fermages.

    La bourgeoisie occupe une position contradictoire. Dun ct, les nouveaux venus

    voulaient se faire une place, et souhaitaient grer au mieux leurs intrts. Par exemple,

    Manchester, capitale de la rvolution cotonnire, il nexistait pas de municipalit, on avait

    conserv une organisation mdivale o la ville tait gouverne par un lord of the manor

    habitant 150 km. La bourgeoisie locale demandait avoir une instance reprsentative. Les

    patrons se regroupaient en amicales pour dfendre leurs points de vue, fondaient des chambres

    de commerce. Quelques-uns uns se lanaient dans la politique avec des ides radicales .

    Dun autre ct, un certain nombre de bourgeois taient fascins par laristocratie : ils

    achetaient des terres pour jouer au gentleman, envoyaient leur fils Oxford et Cambridge, o

    ils ctoyaient les fils daristocrates.

    Difficile de chiffrer exactement les contours de cette bourgeoisie. La bourgeoisie de

    1850, est-ce 25 % de la population, ou bien simplement 3 % de la population (bourgeoisie

    riche) ? En procdant des subdivisions, on pourrait dgager au-dessous de la bourgeoisie

    riche, 10 % de classe moyenne aise, 10 % de basse classe moyenne aux revenus modestes. Il

    faut aussi faire intervenir le niveau dducation. Trs peu de bourgeois de 1850 avaient fait des

    tudes suprieures, sauf quelques avocats et mdecins.

    3. Aspects de la croissance franaise

    Quelques points permettent de distinguer la France et lAngleterre. Dabord la croissancede la population est moindre en France : tendance sculaire de 0,3 % par an en moyenne contre

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    1 %. Le principal phnomne est le malthusianisme, ou restriction du nombre des naissances,

    dabord par recul de lge au mariage, ensuite par contraception. Pourquoi ? Parce que le petit

    paysan indpendant na pas envie de voir ses terres partages, que le petit bourgeois ne peut

    pas esprer payer les tudes de beaucoup denfants. Peut-tre aussi pour des raisons religieuses,

    en ce sens que lEglise catholique encourageait plutt la natalit, mais que justement on

    coutait moins ses prceptes (phnomne de scularisation, ne surtout pas confondre avecune dchristianisation). Ensuite la France reste un pays plus rural : 25 % de population urbaine

    contre 35 %, et surtout peu de grandes villes en dehors de Paris. Il y a normment de petites

    villes en France : cest la ville, mais baigne de campagnes environnantes. Mme une ville

    comme Flers, pourtant industrielle, est trs marque par les influences rurales. Enfin les

    secteurs conomiques prsentent une originalit certaine.

    En agriculture, les paysans possdent la majorit du sol, contrairement ce qui se passe

    en Angleterre. Et il sagit de petite culture . Mettons dabord part environ 1,7 million de

    micro-propritaires, possdant un lopin, un jardin, un petit champ ne permettant pas

    compltement de vivre. Ces familles tirent aussi leur subsistance de travail industriel

    domicile et demplois saisonniers pour gros travaux agricoles, par exemple vendanges oumoissons, voire mme de travaux de terrassement pour le btiment. Cest donc le monde de la

    pluriactivit, mais base rurale. La vritable agriculture est conduite par de petits ou moyens

    propritaires exploitants, qui compltent leur exploitation en louant un champ ou deux un

    propritaire de la petite ville proche (beaucoup de commerants, dartisans et de petits notables

    de la bourgade restent propritaires de champs, prs ou vignes la campagne). Ils sont environ

    3 millions exploiter jusqu 10 hectares. Ds que lon dpasse 10 hectares on a plutt des

    fermiers ou mtayers que des propritaires : un tiers du sol pour la catgorie 10-40 hectares, un

    quart pour la catgorie suprieure 40 hectares, seule cette dernire catgorie mrite vraiment

    dtre qualifie de grande culture . Le progrs gnral nest pas spectaculaire, mais la

    quantit de nourriture produite pour chaque habitant du pays augmente en moyenne de 0,5 %

    par an, ce qui nest pas si mal. On ne peut pas dire que lagriculture soit immobile, il y a

    diffusion lente de mthodes agronomiques de la culture, de progrs de llevage, dadaptation

    au march, puisquil faut ravitailler les villes. On commercialise davantage.

    Lindustrie franaise est trs disperse, en ce sens que chaque rgion a un peu ses

    industries, elle est largement rurale, plurielle dans ses technologies (des secteurs trs en pointe

    et beaucoup de travail manuel), et duale dans ses structures : beaucoup de petite industrie

    (en dessous de 40 employs), mais un grand capitalisme (mines, grosse mtallurgie, fabrication

    de cristalleries par exemple, dindiennages etc.). On aimait en gnral les articles bien

    franais , moins fabriqus en srie quen Angleterre : parfums, joaillerie et orfvrerie, beaux

    meubles, instruments de musique, cristallerie, soie, gants, chapeaux etc.

    On pourrait distinguer gographiquement trois Frances industrielles. Une France de la

    prudence dabord, peu urbanise, habitat rural majoritairement dispers, comprenant lOuest

    armoricain, les pays dentre Loire et Garonne, le midi aquitain, une grande partie du Massif

    Central. Notons une industrie rurale du lin et du chanvre, des centres isols comme la faence

    de Quimper, les forges dHennebont, la cordonnerie Fougres, les villes textiles de Mamers,

    La Fert-Bernard, Laval, Angers, Cholet, le papier dans la rgion dAngoulme, la porcelaine

    de Limoges, le dmarrage de Decazeville en 1826. Une France industrielle plus consistante se

    rencontre au nord dune ligne approximative Granville/ Blois/ Auxerre/ Jura, avec davantage

    de villes moyennes lites dynamiques. En Normandie, traditions textiles autour de Lisieux,

    Bayeux, des hauts fourneaux dans lOrne, la quincaillerie et production de petits objetsmtalliques Mortain/ Sourdeval ou la haute valle de la Risle (LAigle, Rugles), la laine

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    Elbeuf et Louviers, le coton Rouen. Plus au nord, dmarrage de la dentelle Calais en 1817

    avec lAnglais Webster, lessor des sucreries, les grosses mines de charbon (4500 ouvriers

    Anzin). La modernisation de la sidrurgie lorraine commence en Lorraine avec Franois de

    Wendel ( partir de 1817). Une troisime France industrielle, peu jacobine, donc se mfiant de

    Paris, se trouve au sud-est, avec un souci de lefficacit, une ouverture aux changes, et

    beaucoup de centres : sud de la Bourgogne, un peu dAuvergne, Rhne-Alpes, un peu deProvence et de Languedoc. A Blanzy Jules Chagot prend la tte des affaires en 1827, cre la

    ville-ouvrire de Montceau-les-Mines en 1833. La soierie lyonnais emploie de la main duvre

    dans lAin, lIsre, la Drme, lArdche et le Gard. Saint-Etienne est en plein essor et produit

    alors 40 % du charbon franais. Marseille a des savonneries, ce qui exige aussi de la chimie.

    Soie Nmes et Avignon, charbon Alais en 1821, coutellerie Thiers etc.

    Les nouveaux hauts fourneaux sont plus hauts (on passe de 6 15 mtres), reoivent de

    lair chaud partir de 1832. On dcarbure la fonte dans les fours puddler pour obtenir des

    aciers quon lamine. Les machines vapeur font des progrs, mais la force hydraulique le long

    des rivires reste trs importante, et se perfectionne aussi (grandes roues qui voquent les aubes

    de bateau, avec des parties mtalliques). Il y a de bonnes machines filer (dbuts de lamachine self-acting, qui na plus besoin dun dbrayage bras). Les papeteries se modernisent

    (rouleaux).

    Quelle socit rsulte de cette marche de lconomie ? Il ny a pas vraiment dquivalent

    laristocratie foncire britannique, mais il existe une lite de notables qui possdent une partie

    du sol et sont influents dans les campagnes. La bourgeoisie est composite, avec beaucoup de

    petits patrons, et puis des hommes de loi donnent souvent le ton.

    La classe ouvrire est trs clate, la conscience dintrts communs trs limite en

    dehors dune mince lite. Vers 1840, il y a peut-tre 3 millions douvriers et ouvrires dans

    lindustrie. On avait tendance dire que la grande industrie commenait 10 ouvriers, et il y

    aurait 1 million de personnes, moiti hommes, moiti femmes, dans ce cas. Mais si on

    considrait que la grande industrie commence plutt 40 ouvriers, il ny aurait plus que

    300 000 personnes dans ce cas. Trs forte identit du mtier, dune culture technique

    spcifique : on dit gens du verre , gens du fer , gens de la laine etc. Trs forte

    influence du milieu rural, en raison de lindustrie disperse. Pas de syndicats, puisquils sont

    interdits, alors quils existent en Grande-Bretagne. Des conditions de travail (horaires, parfois

    12 heures de prsence, usure au travail) et de vie qui sont difficiles, par comparaison avec ce

    que nous avons vu au XXe sicle : budget o le pain reprsente lui seul 40 % des dpenses,

    les autres dpenses alimentaires 25 %, le vtement 12 %. La revendication peut adopter le ton

    de la dolance, mais il y a des refus de machines, par exemple Vienne, Carcassonne, Lodveentre 1819 et 1823, do motions ouvrires, il y a des grves de la colre parfois,

    notamment en 1844 la grve des mineurs de Rive de Gier prs de Saint-Etienne.

    Vers 1840 merge une certaine parole ouvrire , notamment avec le journal lAtelier.

    Les ouvriers qui y crivent sont des ouvriers de la ville, par exemple des typographes,

    bijoutiers, mcaniciens, hommes du bois. Cest une mince lite qui lit, crit, rflchit, aime les

    changes dides, retrouve parfois des intellectuels dans de petites runions de cercles ou de

    caf. Cest dailleurs ainsi que Karl Marx, sjournant Paris en 1844, a rencontr quelques

    ouvriers franais, quils trouvaient cultivs . Cela ne veut pas dire quils sont des thoriciens

    abstraits, ni quils sont socialistes au sens plein du terme, mais ils ont la conviction que

    louvrier a quelque chose dire , quil a une dignit, sa place dans la socit, et ils veulentpeu peu changer quelque chose.

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    4. Les nouvelles contestations

    Ces contestations sont multiples, mais, en simplifiant normment, je retiendrai deux

    grands courants dides, le libralisme dmocratique et le socialisme.

    Commenons par le libralisme dmocratique, ou lide de dmocratie librale. LeRoyaume-Uni et la France taient des rgimes que lon pourrait caractriser par un libralisme

    oligarchique. Cela signifie que le pouvoir du souverain ntait plus absolu, quil existait des

    rgles constitutionnelles pour viter le despotisme , il existait un parlement, des liberts de

    pense et dexpression, des garanties du droit. Mais le pays qui avait rellement voix au

    chapitre, appel parfois pays lgal tait form par ce que Guizot appelait les

    supriorits , il voulait dire une lite de largent et de lintelligence.

    Par opposition le grand thoricien de la dmocratie est Alexis de Tocqueville, ce dont

    nous sommes fiers, nous autres Normands . Il publie De la Dmocratie en Amrique en

    1835 et 1840. Cet ouvrage remarquable nest peut-tre pas une description exacte de

    lAmrique, cest plutt une sorte de modle idal de la socit venir. En prcisant aussi queTocqueville ntait pas un politicien au sens classique, quil ne cherchait pas cataloguer

    des institutions constitutionnelles prcises, des recettes appliquer rapidement. Ctait une

    personnalit complexe et contradictoire par certains cts, atypique, il fut peu apprci

    gauche (son ct chtelain normand, son catholicisme sentimental, sa prudence dans

    lapplication) et peu cout droite (on laimait bien, mais on ne suivait gure ses avis). Avec

    le recul du temps, il faut surtout le considrer comme un sociologue.

    Le grand apport de Tocqueville est de thoriser lhomme dmocratique . Cest un

    homme qui veut se faire une opinion par lui-mme, ne veut pas subir des influences, nadmet

    pas la rfrence des notables. Il croit fondamentalement lgalit de dignit en tout homme,

    lgalit des chances dans la vie, lgalit en vue de faire valoir ses talents et son nergie.

    En cela, la thorie de Tocqueville mine compltement le monde des notables. Cette thorie

    veut que la figure de rfrence dans la socit soit un homme moyen , lhomme des classes

    moyennes, qui na pas reu beaucoup dhritages, mais construit lui-mme sa vie avec une

    certaine libert dagir et de penser. Bien sr il existera toujours des hommes trs riches et

    puissants, mais on ne les enviera pas, on ne les copiera pas, et cest mme le phnomne

    inverse : dans de nombreux cas, ils feront semblant de ressembler lhomme moyen, de

    partager ses sentiments. On sachemine vers une socit de moins en moins hroque, peut-tre

    peu originale (parce quon ne veut pas sloigner de la moyenne), mais douce , un adjectif

    qui plat beaucoup Tocqueville (il rejette fondamentalement la violence). Il reconnat aussi

    quil existe des misreux, mais ils auront la perspective de rejoindre peut-tre les classesmoyennes, ils ne verront pas devant eux une barrire infranchissable. Pour que cette socit

    fonctionne, il faut aussi que la dmocratie soit dans le cur de lhomme, quelle se traduise

    dans la culture au sens intellectuel, mais aussi dans ce que jappelle la sensibilit (laspect

    motionnel, vcu, quotidien de la culture). La dmocratie de Tocqueville nest pas un rgime

    politique, cest une dmocratie vcue au quotidien, mme de faon trs humble. On se bat

    peut-tre dans la vie, mais il y a des rgles du jeu, des garanties, et surtout de la retenue. En

    agissant ensemble, mme pour de petites choses, les hommes dmocratiques peroivent le

    besoin quils ont les uns des autres pour produire le bien public, ils dpassent lgosme.

    Un autre versant de lide dmocratique se rattache des hommes trs diffrents de

    Tocqueville, considr par eux comme un rveur (parce quil ne dit pas comment on arrivera la socit dmocratique), une nouvelle lite politique qui monte et qui est symbolise par

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    Ledru-Rollin, n en 1807, avocat du Mans, lu dput en 1841, fondateur du priodique la

    Rforme en 1843. Ils se disent radicaux , ce qui ne signifie pas un parti politique au sens

    actuel, ladjectif caractrisant surtout une volont de pousser le libralisme toutes ses

    consquences, c'est--dire de transformer le libralisme oligarchique en un libralisme

    dmocratique. La rforme, ce nest pas la rvolution, et on imaginait mal que lon

    sacheminerait vers une rvolution en 1848. La principale ide est de donner la parole aupeuple, peut-tre pas immdiatement par le suffrage universel, mais par transition. Il y a

    certainement un ressourcement dans certaines ides de la Rvolution franaise, mais en vitant

    les excs de la Terreur.

    Venons-en au socialisme, un mot dorigine anglaise ( socialism ) qui arrive en France

    au cours des annes 1820. Quest-ce que le socialisme ? De mon point de vue, et avec le recul

    du temps, jai tendance le caractriser par trois lments ingalement doss. Premirement,

    cest un sentiment vif de la misre due au jeu conomique existant (on se dit : cest affreux,

    cest injuste, ce nest pas tolrable). Deuximement, cest une thorie abstraite dexplication de

    ces misres par des caractristiques du systme conomique (exploitation, rgne de largent

    etc.). Troisimement, cest une perspective de socit future tablir, avec dautres rgles dujeu, dautres mcanismes conomiques. Le socialisme anglais est un socialisme pratique, vcu,

    mais peu abstrait. Il voudrait changer lhomme, mais sans bouleverser compltement le

    systme conomique.

    En France, il existe des quantits de penseurs socialistes, mais jen retiendrai trois

    prioritairement. Fourier dabord, un homme des annes 1820, trs utopique, parce quil voulait

    crer une socit de phalanstres , de petites communauts. Il a exerc une influence

    intellectuelle sur Emile Zola. Je retiens de Fourier une analyse de la misre de lhomme qui

    nest pas quconomique, il y est question de ce que nous appellerions aujourdhui des

    frustrations sexuelles et du dsir en gnral (ce qui plaisait aux surralistes comme Andr

    Breton). Ensuite Proudhon qui se lance en 1840 avec son texte Quest-ce que la proprit (il

    rpond : cest le vol, mais il nuance ensuite en disant que la proprit est justifie si elle

    correspond une utilit sociale). Proudhon, qui a t typographe, qui est un peu autodidacte, a

    t dtest de Marx. Son analyse du capitalisme nest pas sans faiblesse (il ne peroit gure

    larrive de la grande entreprise, il connat surtout le petit atelier), mme sil dfinit la valeur

    comme fruit dun travail collectif (la vraie valeur est cre par le travail dhommes dont on

    reconnat la valeur). Cette faiblesse est compense par une philosophie plus gnrale, base dun

    anti-autoritarisme. Selon lui, personne ne peut dtenir la justice lui seul. La justice est une

    synthse provisoire qui doit tenir compte de toutes les liberts. Proudhon se mfie de tout Etat,

    quel quil soit, Ce quil appelle une dmocratie industrielle est une socit de libres contrats,

    quitables, conclus galit. Dune faon drive, sa pense se retrouve un peu dans unecertaine CFDT du XXe sicle. Enfin Louis Blanc est lanctre du socialisme dmocratique

    (fonder une dmocratie sociale qui serait le prolongement de la dmocratie politique), jouant le

    jeu dun Etat rformiste qui contrlerait la vie conomique, et irait jusqu crer des ateliers

    sociaux .