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Le Monde Livres

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  • L E C T U R E S D T L E D E V O I R , L E S S A M E D I 1 4 E T D I M A N C H E 1 5 J U I N 2 0 1 4 F 5

    LE GRAND ROMAN DAVENTURES A ENFIN UN NOUVEAU VISAGE

    ANTONINVARENNE

    Un feu darti ce narratif, tir par un cousin de Jean-Christophe Ru n. Un petit trsor littraire, tout la fois polar brutal, priple mtaphysique et grand hymne lesprit daventure. Ne vous y trompez pas, la relve du roman franais est l.

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    N ous, on fait dans lessauvages. Ma moitilit le dernier JosephBoyden, Dans le grand cercledu monde (A lb in Miche l ,2014). On y torture beaucoup, ce quil parat, et non sans unsoupon de complaisance quipourrait faire penser au sa-disme refoul des auteurs denos petits manuels dhistoiredu cours primaire. Mais bon,cest correct : cest la mode. Lenouvel rotisme, sauce Thana-tos. Longle arrach est la s-rie tl contemporaine ce quele sein dvoil fut la vieille t-lvision. Il ne manque plusque John Ralston Saul pourpondre un essai afin de nousexpliquer que, puisque la tor-ture sinscrit dans le grand cer-cle de la conception du mondeautochtone, les Canadiens ontbien fait de la donner en sous-traitance lquipe dexpertsde la police secrte syrienne.

    Pendant ce temps, moi, jevoyageais au confluent du RioParan et du Rio Paraguay,qui drainent tout le cne suddu continent hispano-amri-cain avant de confondre leurseaux dans limmense Rio de laPlata. Lanctre de Juan JosSaer est, si on veut, un rcitde voyage, dune poque oce mot pouvait encore reven-diquer pour synonymes d-couver te et aventure. Unepoque o il arrivait que lexo-tisme prt la forme de lanthro-pophagie, assez loin du buffeten libre-service du tout-com-pris Cuba.

    Je sais bien que je ne de-vrais pas abuser de ces juxta-

    positions faciles. Au seizimesicle, la vie de la masse taitrude, et quand on rencontraitlAutre, ctait assez souventpour le massacrer. Rien voiravec l re formidable la-quelle nous vivons, avec son(n)autisme lectronumriqueet ses jeunes de vingt ans qui,se lon une tude rcente , nappartiennent tout simple-ment pas un groupe plusgrand queux-mmes. Pour lesindignes que dcrit Saer, ceserait plutt le contraire. Ima-ginez Julien Gracq racontantla dcouverte des Amriqueset la rencontre de lAutre. adonnerait Lanctre de JuanJos Saer.

    Son roman dense, profond,touffu et somptueux, est libre-ment inspir, semble-t-il, duneanecdote historique. En 1516,le mousse dune expditionqui remonte le Rio de la Plata,dbarqu en mission de recon-naissance avec un dtache-ment dune demi-douzainedhommes, voit tomber autourde lui ses camarades, extermi-ns la flchette empoison-ne. Lui est pargn, et mmeadopt ensuite par les Sau-vages, qui se montreront lafois distants et pleins dgards son endroit. Aprs dix ansdun curieux processus dint-gration, le mousse sera rcu-pr par une autre expdition.

    TartarePremier choc culturel : le

    festin dont font l objet sescompagnons. Voir dpecerses semblables constitue sansdoute une surprise dsagra-ble. Mais ensuite, quelquechose prend le dessus. Laviande redevient de la viande. De cette viande qui, par de-grs, rtissait, montait uneodeur agrable, intense [].Son origine humaine avait dis-

    paru de faon graduelle me-sure que la cuisson avanait. Fragile humanit, qui ne tientqu un branlant chafaudagede tabous. De la peau et de lagraisse des Juifs anantisdont des techniciens sef for-crent de tirer des abat-jourset du savon, j imagine quetoute origine humaine avaitaussi disparu.

    Jignore dans quelle mesureSaer sest abreuv aux Lvi-Strauss de ce monde, mais sescannibales nont pas grand-chose voir avec les supersti-tions animistes les plus sim-plettes et communment ad-mises, comme : je te mangepour acqurir ta force. Auc o n t r a i r e , s e s I n d i e n sconsomment de la chair hu-maine pour se distinguer de lamasse informe, de la pte in-dif frencie quest leursyeux la ralit de ce monde onous passons tels des ombres.Leur cannibalisme est unesorte de dfi au nant qui lesguette. Dans Lanctre, lan-thropophagie est inexplicablesans la mtaphysique. Ils lefaisaient contre leur volont,comme sil ne leur tait paspossible de sen abstenir oucomme si cet apptit qui reve-nait ft, non pas celui de cha-cun des Indiens considr spa-rment, mais lapptit dunechose qui, obscure, les gouver-nait. Le dsir avec lequel ilsles regardaient rtir tait celuide retrouver non pas le gotd une chose qui leur tai ttrangre, mais celui dune exprience antique incruste eneux au-del de la mmoire.

    Survivre pour la raconterIl reste expliquer pourquoi

    le mousse nest jamais mang.Ses ravisseurs ne lont pasgard pour le dessert, il ne de-vient pas un mousse aux

    fraises ou au chocolat. Il sem-blerait que la tribu dont sestinspir le romancier ait prati-qu ce quAlber to Manguel,en postface, appelle un ritueldu survivant . Pour chaqueexpdition de chasse fr uc-tueuse, on laisse la vie unlu. Trait avec un mlange dedfrence, de gentillesse etdindif frence, ce dernier nereprsente la monnaie dau-cune ranon, nest pas rduiten esclavage ni ne fait lobjetdune quelconque tentativedassimilation. Son rle est au-tre, comme, de retour, compl-tement transform, au vieuxmonde europen, il le com-prendra beaucoup plus tard.Menacs par ce qui nous rgitdu fond de lobscur et qui nous

    maintient lair libre jusquaujour o, dun geste subit et ca-pricieux, il nous rend lindis-tinct, ils voulaient que de leurpassage travers ce mirage res-tt un tmoin et un survivantqui ft, la face du monde,leur narrateur.

    Aux soi-disant dcouvreursqui leur apportent les lumireset les sacro-saintes consola-tions du christianisme, ces In-diens opposent la vrit cruede leur existence transparenteet lopacit de leur dsir : Nosvies saccomplissent en un lieuterrible et neutre qui ne recon-nat ni la vertu ni le crime etqui, sans nous dispenser ni lebien ni le mal, nous anantit,indif frent. Vraiment rienpour adoucir vos soucis et vo-

    tre insomnie davant laurore,jen ai bien peur, mais la luci-dit peut se rvler bien aussiconsolante que les incertaineslueurs de la foi.

    Aprs avo i r s i souventgueul contre la pitre qualitdes traductions qui nous sontproposes, devant ce petit li-vre dont la prose sensuelle,blouissante et complique sesitue des annes-lumire delamricain traficot quonnous sert trop souvent, je dis :hourra.

    LANCTREJuan Jos SaerTraduit de lespagnol par Laure BataillonLe TripodeParis, 2014, 186 pages

    Menu exotique

    G I L L E S A R C H A M B A U L T

    N malgr moi dans uncoin de pays o les saintsproclams par lglise catho-lique ont au moins une ville,un village ou un cul-de-sac quirappelle leur passage sur laterre, je dois dire que le titredu dernier Eduardo Mendozanavait rien pour me titiller.Des vies de saints, il en pleu-vait cette lointaine poqueo je craignais quon ne me re-fuse lentre dans un bar cause de mon trop jeune ge.

    Mais, voil, l an dernier,javais rendu compte dun fauxpolar dsopilant de ce roman-cier catalan, La grande em-brouille (Seuil, 2013), un rgaldintelligence et de mauvais es-prit. Ses Trois vies de saints nepouvaient en rien ressembleraux hagiographies quon don-nait aux lves mritants de ja-dis ou aux plus contemporaineslucubrations dauteurs de best-sellers en qute de revenus enmme temps que de certificatsde bonne conduite spirituelle.

    Dans son prologue, Men-doza explique que les rcitsqui composent ce livre parlentdindividus [] qui ne sont pasdes saints ou, sils le sont, ils ap-partiennent une [] catgo-rie que lglise ne reconnat pas,voire condamne. Ce sont dessaints dans la mesure o ilsconsacrent leur vie une luttede tous les instants entre lhu-

    main et le divin. Le royaumede notre crivain, faut-il le dire,est lhumain. Il sait dcrire despersonnages et des situations.Son humour ne doit rien liro-nie. Il aime de toutevidence la vie et ceuxqui la peuplent.

    Des trois nouvellesque lon trouve dans celivre, la plus longue, Labaleine, illustre parfaite-ment ce quavance lau-teur. Lvque sud-amri-cain dont doit soccuperbien malgr elle une famille deBarcelone est trs certainementpar t i d une ide faus s e , dun trauma psychologique.

    Il y a beaucoup dhumour in-quitant dans le priple cata-lan de ce dignitaire religieuxreu dabord en grande pompepuis petit petit abandonnpar le clerg mme et par lesgens qui lont accueilli. Ds lespremiers jours, loncle Agustnne traitait-il pas lvque d' In-dien de merde ? Dans la suitedes jours, le dignitaire eccl-siastique, qui na jamais abusde son rang, se verra oblig abandonner sa tenue vesti-mentaire, se mler aux mem-bres de la famille, vaquer

    certains travaux domestiques,mme accompagner le prealcoolique dans ses tournes.

    Le reste, la dchance, suiviedune rsurrection probable, je

    ne la conterai pas ici.La baleine du titre faitrfrence un ctacexpos aux regards pu-blics que lvque enpleine dtresse moralevient contempler tousles jours et en qui il voitun envoy de Dieu. Des profondeurs de

    locan, Dieu a envoy cet treici, Barcelone, et Il ma envoymoi aussi de ma terre, de Qua-huicha [] par un long chemin

    sem dembches etdhumiliations, poursusciter finalementcette rencontre, icidans la ville comtale,la ville infme, la ren-contre entre ce magni-

    fique reprsentant de la force divine et ce pauvre reprsentantdes voies impntrables de Notre-Seigneur.

    Et lvque qui estimait il y apeu que lglise est un ramas-sis de canailles finira par ren-trer dans son pays, non sansavoir commis des gestes que

    lon nassocie pas dhabitudeaux participants des congrseucharistiques.

    Lhistoire nous est racontepar un jeune garon, bloui etinquiet tout la fois par lappari-tion de cet vque dont la venue nest pas tellement sou-haite. La famille hte est de latrs moyenne bourgeoisie, lenouvel arrivant dun milieu pau-vre, il est peu instruit. Ducontact de ces deux ralits, etdu contexte religieux plus quecontrast, mane ce rci t inquitant et merveilleux, drleet triste aussi. Les deux autresnouvelles, La fin de Dubslav etLe malentendu, si elles se lisentavec grand intrt, participent dautres univers. Elles seraientfort habiles. La baleine, cest au-tre chose. Du grand art. De cesrcits quon souhaiterait allon-gs et que lon quitte regret.

    CollaborateurLe Devoir

    TROIS VIES DE SAINTSEduardo MendozaTraduit de lespagnol par Franois MasperoSeuilParis, 2014, 208 pages

    Peut-on tre saint et bien portant ?

    roman h i s tor ique

    Lorraine DesjarlaisJean-Pierre Wilhelmy

    Charlotte et la mmoire du cur

    Dj en librairie . q c . c aw w w.

    LOUISHAMELIN

    SOURCE WIKICOMMONS

    Scne de cannibalisme au Brsil en 1557 reprsente sur une gravure de Thodore de Bry

    Il y a beaucoup dhumourinquitant dans le priple catalande ce dignitaire religieux

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