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Du Discours sur l’inégalité au Contrat social :
Cohérence et paradoxes dans la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau
Mémoire
Simon Pelletier
Maîtrise en philosophie
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
© Simon Pelletier, 2017
Du Discours sur l’inégalité au Contrat social : Cohérence et paradoxes dans la philosophie politique de
Jean-Jacques Rousseau
Mémoire
Simon Pelletier
Sous la direction de :
Philip Knee, directeur de recherche
iii
Résumé
Ce mémoire affronte le problème de l’unité de la pensée de Rousseau, en particulier dans son versant
politique. Il met en évidence la place centrale qu’occupe, dans sa philosophie, la thèse de la bonté
naturelle de l’homme, et défend l’idée que les grandes articulations du Contrat social en sont des
ramifications. Pour ce faire, il montre d’abord que les principes du droit politique représentent pour
Rousseau la solution à un problème inhérent à la condition sociale de l’homme, problème développé
dans le Discours sur l’inégalité. Les deux premiers chapitres du mémoire sont pour cette raison
consacrés entièrement à une étude du second discours, où Rousseau pose le principe de la bonté
naturelle de l’homme, puis décrit la façon dont celle-ci s’altère et finit par se corrompre dans la vie
sociale. Les troisième et quatrième chapitres, quant à eux, contiennent une étude minutieuse du
Contrat social, qui met d’une part en lumière le lien de continuité unissant l’ouvrage au Discours sur
l’inégalité, et qui, d’autre part, démontre que ses tensions doctrinales résultent justement de son
rattachement à la thèse de la bonté naturelle de l’homme.
iv
Table des matières
Résumé ..................................................................................................................................... iii
Remerciements ........................................................................................................................ vii
Introduction générale ................................................................................................................ 1
Quelques considérations préliminaires sur l’étude de la philosophie morale et politique rousseauiste ................................................................................................................................ 5
Chapitre 1 : Les pièces fondamentales du « système » .............................................................. 9
Première partie : Introduct ion au Discours sur l’inégalité (1755) ........................................ 9
I. La question de l’Académie de Dijon .................................................................................................... 9
II. Critique des conceptions précédentes de la loi naturelle .............................................................. 11
III. Sur la démarche intellectuelle utilisée ............................................................................................. 15
Deuxième partie : Remontée inte l l e c tue l l e au-de là des s i è c l es de soc i é t é : l e « pur » é tat de nature se lon la perspec t ive rousseauis te ................................................................................. 20
I. Un état stable de liberté ....................................................................................................................... 20
II. Un nouveau fondement pour le droit naturel ................................................................................. 25
III. Le point nodal du « système » .......................................................................................................... 32
Chapitre 2 : Une histoire hypothétique comme clé de lecture de l’ « état actuel » des sociétés humaines .................................................................................................................................. 36
Première partie : Retour sur la quest ion de la natural i t é de la soc iabi l i t é ........................... 36
I. L’état de société comme résultat du vieillissement naturel de l’espèce ........................................ 36
II. Des liens sociaux noués par la sensibilité « positive » .................................................................... 38
III. La sensibilité « négative » et la division au cœur du lien social ................................................... 41
Deuxième partie : Une his to ire ry thmée par l es révo lut ions ................................................. 43
I. Le « point zéro » de l’histoire humaine .............................................................................................. 44
II. La société familiale .............................................................................................................................. 45
III. L’invention de l’agriculture et de la métallurgie ............................................................................ 47
IV. La cristallisation de l’inégalité dans et par le pacte social ............................................................ 52
V. Vers une formulation juridique du problème à résoudre .............................................................. 56
Chapitre 3 : Remédier à l’écartèlement du fait et du droit ...................................................... 59
Première partie : Vers une « const i tut ion de choses mieux entendue » ................................. 59
I. Du Discours sur l’inégalité au Contrat social (1762) ....................................................................... 59
II. Le règne de la loi ................................................................................................................................. 63
v
III. Des principes « fondés sur la raison » et « dérivés de la nature des choses » ........................... 66
Deuxième partie : L’espri t du droi t pol i t ique e t l es condi t ions de sa réal i sat ion prat ique ... 69
I. La double polarité du pacte social ...................................................................................................... 69
II. L’oscillation au sein des concepts d’intérêt et de volonté ............................................................. 74
III. L’application au réel des principes du droit politique .................................................................. 80
Chapitre 4 : Le moment de l’institution .................................................................................. 88
Première partie : Les soubassements de l ’ inst i tut ion lég i t ime ............................................... 88
I. La fenêtre d’opportunité dans l’histoire ............................................................................................ 89
II. De la possession à la propriété .......................................................................................................... 90
III. La tâche du législateur ....................................................................................................................... 92
Deuxième partie : La re l ig ion dans la c i t é du contrat .......................................................... 97
I. Les liens étroits entre le chapitre sur le législateur et celui sur la religion civile .......................... 97
II. L’effet politique du christianisme ................................................................................................... 100
III. Religion civile et religion naturelle : un parallèle ......................................................................... 104
Conclusion .............................................................................................................................. 114
Bibliographie .......................................................................................................................... 119
vi
Un système philosophique semble d’abord se dresser comme un édifice complet, d’une architecture savante, où les dispositions ont été prises pour qu’on pût y loger commodément tous les problèmes. Nous éprouvons, à le contempler sous cette forme, une joie esthétique renforcée d’une satisfaction personnelle. Non seulement, en effet, nous trouvons ici l’ordre dans la complication (un ordre que nous nous amusons quelquefois à compléter en le décrivant), mais nous avons aussi le contentement de nous dire que nous savons d’où viennent les matériaux et comment la construction a été faite. Dans les problèmes que le philosophe a posés nous reconnaissons les questions qui s’agitaient autour de lui. Dans les solutions qu’il en donne nous croyons retrouver, arrangés ou dérangés, mais à peine modifiés, les éléments des philosophies antérieures ou contemporaines (…). Mais un contact souvent renouvelé avec la pensée du maître peut nous amener, par une imprégnation graduelle, à un sentiment tout différent. Je ne dis pas que le travail de comparaison auquel nous nous étions livrés d’abord ait été du temps perdu : sans cet effort préalable pour recomposer une philosophie avec ce qui n’est pas elle et pour la relier à ce qui fut autour d’elle, nous n’atteindrions peut-être jamais ce qui est véritablement elle ; car l’esprit humain est ainsi fait, il ne commence à comprendre le nouveau que lorsqu’il a tout tenté pour le ramener à l’ancien. Mais, à mesure que nous cherchons davantage à nous installer dans la pensée du philosophe au lieu d’en faire le tour, nous voyons sa doctrine se transfigurer. D’abord la complication diminue. Puis les parties entrent les unes dans les autres. Enfin tout se ramasse en un point unique, dont nous sentons qu’on pourrait se rapprocher de plus en plus quoiqu’il faille désespérer d’y atteindre. En ce point est quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie.
Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », Paris, 2013, pp. 118-119.
vii
Remerciements
Je tiens à exprimer ma profonde gratitude envers ma famille, et en particulier envers Sophie, mon
grand amour et ma conjointe. Mon parcours académique n’aurait pas été possible sans votre appui.
Je remercie également tous ceux qui m’ont fait découvrir cette discipline intellectuelle passionnante
qu’est la philosophie. Je ne peux d’ailleurs passer sous silence l’importance des nombreuses
discussions que j’ai eues avec mon directeur de recherche, Philip Knee. Celles-ci ont
considérablement enrichi ma réflexion sur la pensée de Rousseau, tout comme sur la pensée française
en général.
Je remercie enfin le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et le Fonds de
recherche du Québec – Société et culture (FRQSC) pour leur généreux soutien financier.
1
Introduction générale
Le 12 janvier 1762, Rousseau écrivait dans une lettre adressée à Malesherbes les circonstances
qui l’ont amené à devenir auteur. La scène racontée est encore aujourd’hui appelée par ses
lecteurs l’ « illumination de Vincennes ». Rousseau allait voir Diderot en prison. Feuilletant en
chemin un Mercure de France, il tomba sur une question de l’Académie de Dijon, et eut alors, dit-
il, une inspiration subite : « tout à coup je me sens l’esprit ébloui de mille lumières (…). Oh
monsieur, si j’avais jamais pu écrire le quart de ce que j’ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle
clarté j’aurais fait voir toutes les contradictions du système social, avec quelle force j’aurais
exposé tous les abus de nos institutions, avec quelle simplicité j’aurais démontré que l’homme
est bon naturellement et que c’est par ces institutions seules que les hommes deviennent
méchants1 ». Que l’illumination de Vincennes se soit ou non réellement produite
conformément au récit que Rousseau en donne, cela n’importe que peu. Le récit, sans doute
(quelque peu) romancé, traduit néanmoins une prétention intéressante pour quiconque vise à
approfondir la pensée rousseauiste : celle-ci s’avèrerait le fruit d’une intuition première, d’une
idée-principe qui bouleversa entièrement sa vision des choses pour enfin la contraindre à se
réorganiser à partir d’elle. Les différents écrits de Rousseau, en ce sens, consigneraient les
restes de l’illumination de Vincennes : « Tout ce que j’ai pu retenir de ces foules de grandes
vérités qui dans un quart d’heure m’illuminèrent sous cet arbre, a été bien faiblement épars
dans les trois principaux de mes écrits, savoir ce premier discours, celui sur l’inégalité, et le
traité de l’éducation, lesquelles trois ouvrages sont inséparables et forment ensemble un même
1 Lettres à Malesherbes, dans Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, pp. 1135-1136. Pour ne pas alourdir inutilement la lecture de ce mémoire, nous avons jugé bon de citer l’ensemble des œuvres de Rousseau dans l’édition de référence, c’est-à-dire celle de Gallimard (collection « Bibliothèque de la Pléiade »). Nous ne mentionnerons que le nom de l’œuvre, puis ajouterons le ou les numéro(s) de page(s) dans la Pléiade. Nous renverrons en particulier à trois tomes : le premier, le troisième et le quatrième. Le premier tome de la collection contient les écrits autobiographiques. Nous y puiserons des passages des Confessions, des Rêveries du promeneur solitaire, de Rousseau juge de Jean-Jacques ainsi que des Lettres à Malesherbes. Le troisième contient les écrits politiques. Nous citerons à partir de lui le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (que nous appellerons désormais Discours sur l’inégalité), le Discours sur l’économie politique, le Manuscrit de Genève, le Contrat social, les Fragments politiques, les Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, les Lettres écrites de la montagne, le Projet de constitution pour la Corse et les Considérations sur le gouvernement de Pologne. Le quatrième tome contient les écrits sur l’éducation et la morale. Nous citerons à partir de ce dernier l’Émile, la Lettre à Christophe de Beaumont, la Lettre à Voltaire sur la Providence, les Lettres morales ainsi que la Lettre à Franquières. Diverses raisons ont fait en sorte que pour la Lettre au Marquis de Mirabeau et pour la Lettre à d’Alembert, nous nous sommes référés à des éditions différentes. Nous les signalerons en temps et lieux.
2
tout2 ». Les Lettres à Malherbes nous permettent en cela de tirer un renseignement sur la manière
dont Rousseau concevait une grande partie de son œuvre : démontrant la bonté naturelle de
l’homme, développant ses conséquences philosophiques, elle serait entièrement cohérente,
formerait un tout systématique.
Dans la brève liste que Rousseau dresse à Malesherbes de ses principaux écrits, on a en
revanche souvent fait remarquer l’absence de la pièce maîtresse du versant politique de sa
pensée, le Contrat social, comme s’il insinuait par là que l’ouvrage s’accordait mal avec les autres,
et le désavouait dès l’année de sa publication. Pour étayer cette l’hypothèse, on invoque de
même la boutade qu’il aurait lancée sur son traité de droit politique dans ses vieux jours.
Comme le rapporte Dusaulx, Rousseau aurait alors en effet jugé son Contrat social comme « un
livre à refaire3 ». On ne peut certes rien conclure définitivement de cette absence. Au moment
de la rédaction des Lettres à Malesherbes, Rousseau n’avait informé personne en France qu’il se
préparait à publier le Contrat social4. De plus, à de nombreux autres endroits de son œuvre, il
témoigne de son attachement à son traité, et laisse penser que ce dernier s’inscrit bel et bien
dans son grand « système »5. Cependant, il est vrai qu’à première vue, la doctrine du Contrat
social s’accorde difficilement avec celle soutenue dans ses autres œuvres, et en particulier le
Discours sur l’inégalité. Le second discours ne dénonce-t-il pas l’aliénation que la société fait subir
à la liberté primitive de l’individu, tandis que le Contrat social caractérise cette aliénation même
comme profondément bénéfique, et comme nécessaire à l’institution d’un régime conforme au
droit politique ? Il n’est donc pas aisé de voir comment Rousseau peut, sans se contredire,
passer d’un discours essentiellement critique sur le social à un discours le présentant comme
une planche de salut, et ce, malgré ce qu’il peut avancer sur la cohérence et le caractère
systématique de sa pensée.
2 Lettres à Malesherbes, p. 1136. 3 Jean Dusaulx, De mes rapports avec J. J. Rousseau, Paris, De l’imprimerie de Didot Jeune, 1798, p. 102. 4 Rousseau désirait faire circuler l’œuvre dans les petites républiques comme celle de Genève, et la jugeait impropre aux monarchies. Voir à ce sujet Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 935, et l’introduction au Contrat social rédigée par R. Derathé dans les Œuvres complètes, t. III, pp. XCVII-XCVIII. 5 Dans sa Lettre à Christophe de Beaumont, Rousseau semble en effet inclure le Contrat social dans son grand système, puisqu’il y affirme avoir écrit toutes ses œuvres sur « les mêmes principes » (ibid. p. 933). Il clame ainsi leur cohérence d’ensemble : « Quand un auteur ne veut pas se répéter sans cesse, et qu’il a une fois établi clairement son sentiment sur une matière, il n’est pas tenu de rapporter toujours les mêmes preuves en raisonnant sur le même sentiment. Ses écrits s’expliquent alors les uns par les autres, et les derniers, quand il a de la méthode, supposent toujours les premiers. Voilà ce que j’ai toujours tâché de faire (…) » (ibid., p. 951). Nous soulignons.
3
Mais il serait selon nous erroné de conclure que ces tensions s’avèrent insolubles. Longtemps
subordonnée aux desseins idéologiques de ses interprètes, l’étude de la pensée de Rousseau
s’est par le fait même accommodée très aisément des difficultés à en concilier les versants
politiques, anthropologiques et pédagogiques – particulièrement chez ceux qui cherchaient à la
réfuter, qu’ils aient été contrerévolutionnaires ou libéraux. Or pour ne pas faire une lecture
superficielle de Rousseau, il faut donner au moins momentanément du crédit à sa prétention à
la systématicité, et éviter de conclure trop vite que ses écrits se contredisent. Ce mémoire prend
acte, pour sa part, du renouvellement des études rousseauistes qui s’est effectué
progressivement dans la seconde moitié du XXe siècle, à travers lequel de nombreux
commentateurs entreprirent de montrer l’unité dernière de son œuvre. Il cherchera cependant
à éviter de reproduire l’erreur de méthode que plusieurs ont commise : reconstruire cette unité
au prix d’une dissimulation des paradoxes de l’œuvre. C’est cette erreur qui fait que, malgré une
longue tradition interprétative, le sens exact de la pensée politique de Rousseau ne cesse de
faire polémique, car le désaccord des commentateurs constitue pour ainsi dire le reflet des
ambigüités qu’elle contient. En mettant l’accent sur l’un des aspects de l’œuvre, et en réduisant
un autre au silence, on peut tout aussi bien, en effet, faire passer Rousseau pour un penseur
individualiste ou un philosophe du collectivisme, pour un défenseur de la liberté ou un
précurseur du totalitarisme, pour un admirateur de la discipline des Spartiates ou encore un
apologiste des sociétés sauvages et préétatiques. Plutôt que de faire une lecture superficielle de
l’œuvre de Rousseau, on en brosse alors un portrait réducteur, et pour cela malhonnête.
La profondeur de sa philosophie se trouve selon nous dans la manière dont ses divers
éléments, à première vue tout à fait hétérogènes, finissent par révéler leur intime liaison à une
idée première, à un principe commun : la bonté naturelle de l’homme. L’objet de ce mémoire
sera en ce sens de montrer que les grandes articulations du Contrat social s’expliquent par son
inscription dans le grand « système » de Rousseau. Pour ce faire, nous commencerons par
justifier notre approche générale. En portant notre attention sur les passages inauguraux du
Contrat social, nous remarquerons que celui-ci peut difficilement être considéré comme un
ouvrage autosuffisant ; sa doctrine, visant à remédier à un problème minant la condition sociale
de l’homme, semble au contraire fonction de celle du Discours sur l’inégalité. Pour cette raison,
nous déploierons par la suite, dans les premier et deuxième chapitres, une étude minutieuse du
second discours, et ce, pour reconstituer ce problème. Nous verrons notamment ce que
signifie l’expression « bonté naturelle », et de quelle manière celle-ci remplace la thèse classique
4
de la sociabilité naturelle comme fondement du droit naturel. Nous suivrons ensuite pas à pas
le processus par lequel celle-ci en vient à s’altérer, puis enfin à se corrompre, et ce, afin
d’identifier les causes du mal dans la philosophie rousseauiste. Les troisième et quatrième
chapitres seront quant à eux consacrés à une étude serrée du Contrat social. Nous montrerons
d’abord que la généalogie rousseauiste des passions, absolument déterminante dans le récit de
la socialisation graduelle de l’homme exposé dans le second discours, explique l’agencement
très particulier des relations que vise à produire le droit politique. D’un ouvrage à l’autre, la
philosophie morale et politique rousseauiste connait donc une expansion, mais elle reste
néanmoins conséquente avec ses premières intuitions. En dernier lieu, nous verrons que c’est
cette volonté de cohérence même qui, d’une certaine manière, génère les tensions internes du
Contrat social. Fait pour répondre aux demandes premières et légitimes de l’amour de soi, le
droit politique n’en demeure pas moins en pratique vulnérable à ses caprices, ce pourquoi
Rousseau est aux prises avec la difficile tâche d’établir le droit politique sans éroder les
conditions de possibilité mêmes du consentement légitime à l’obéissance.
5
Quelques considérations préliminaires sur l’étude de la
philosophie morale et politique rousseauiste
Rousseau a choisi de faire précéder son Contrat Social d’un avertissement : ce « traité » constitue
l’ « extrait d’un ouvrage plus étendu6 » qu’il n’a jamais terminé, et dont nous savons qu’il était
intitulé Institutions politiques. La note nourrit une série de questions centrales pour qui désire
approfondir l’étude de la philosophie morale et politique rousseauiste. Comment étudier
convenablement le Contrat Social ? L’ouvrage constitue-t-il un « traité » relativement autonome
et autosuffisant, ce pour quoi il peut être ainsi détaché de la matrice dans laquelle il a pris
forme ? Est-il au contraire la partie inséparable d’un plus vaste système de pensée, raison pour
laquelle l’œuvre prenait initialement place dans un grand ensemble ? L’interrogation est difficile
et elle le restera, puisqu’on ne peut affirmer avec certitude ce dont traitait l’ouvrage duquel le
Contrat Social est extrait, Rousseau ayant détruit ce qui en restait. Cependant, elle garde sa
pertinence lorsqu’on la modifie légèrement, et qu’on considère le rapport qu’entretient la
doctrine exposée dans le Contrat Social à celle des autres œuvres qu’il a achevées et fait publier.
Rousseau touche au domaine politique dans nombre de ses écrits. Le Contrat Social se distingue
pourtant par le type d’étude qu’il contient. Certains passages du Discours sur l’inégalité et du
Discours sur l’économie politique anticipent certes la doctrine du Contrat Social, mais ils ne la mènent
pas à l’achèvement qu’elle y connaît. C’est que Rousseau ne poursuit pas le même but dans ses
Discours que dans son Contrat Social. Le Discours sur l’inégalité cherche à reconstruire une histoire
du genre humain qui contient des indications sur son état naturel faisant elles-mêmes office
d’étalon de mesure de son existence en société politique. Le Discours sur l’économie politique vise à
définir les maximes qui doivent guider la conduite d’un gouvernement légitime pour ne pas que
celle-ci s’écarte de la poursuite du bien commun. Sous-titré Principes du droit politique, le Contrat
Social entreprend quant à lui d’examiner le politique par un angle bien particulier, celui de ses
fondements légitimes. L’étude des principes du droit politique s’avère profondément différente
de celle « du droit positif des gouvernements établis », menée par « l’illustre Montesquieu7 ».
6 Du Contrat Social, p. 349. 7 Émile, p. 836.
6
D’où provient la légitimité d’un État ? Voilà, ramenée à sa plus simple expression, la question
que Rousseau y affronte8.
Si l’objet du Contrat Social est ainsi circonscrit avec précision, il ne semble cependant pas que
l’étude qu’il contient puisse être isolée du reste de l’œuvre de Rousseau. Ce sont les passages
inauguraux de l’ouvrage qui nous mettent sur cette voie. Penchons-nous sur celui où Rousseau
explique le projet animant l’œuvre : « Je veux chercher si dans l’ordre civil il peut y avoir
quelque règle d’administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont, et les
lois telles qu’elles peuvent être : je tâcherai d’allier toujours dans cette recherche ce que le droit
permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisés9 ».
Par l’élaboration d’une « règle d’administration », Rousseau se propose d’œuvrer à la
réconciliation d’une série de couples de concepts que l’on comprend normalement disjoints :
légitimité et sûreté, être et pouvoir être, droit et intérêt ainsi que justice et utilité. Le projet
poursuivi parait ainsi présenté comme la solution d’un problème minant l’ « ordre civil », ici
simplement sous-entendu. Le petit passage très célèbre ouvrant le chapitre premier évoque
plus explicitement ce problème : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se
croit maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux10 ». La première phrase de
cette citation ne semble pas faire référence à la naissance de chaque individu humain, à la
manière du premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Elle semble au
contraire renvoyer à la naissance de l’espèce humaine, et ainsi servir à rendre manifeste le
frappant contraste entre sa condition naturelle, qui en est une de liberté, et sa condition de fait,
celle de l’esclavage. À l’appui de cette interprétation, rappelons le fait que ces quelques lignes
résument l’essentiel d’un passage d’une plus grande envergure, que l’on trouve au même
endroit dans la première version du Contrat Social :
La force de l’homme est tellement proportionnée à ses besoins naturels et à son état primitif, que pour peu que cet état change et que ses besoins augmentent, l’assistance de ses semblables lui devient nécessaire, et, quand enfin ses désirs embrassent toute la nature, le concours de tout le genre humain suffit à peine pour les assouvir. C’est ainsi que les mêmes causes qui nous rendent méchants nous rendent encore esclaves, et nous asservissent en tout dépravant ; le sentiment de notre faiblesse vient moins de notre nature
8 Voir sur ce sujet quelques développements intéressants de Robert Derathé et Pierre Manent : Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, 2009, pp. 22-27 ; Pierre Manent, Naissances de la politique moderne, Gallimard, coll. « tel », Paris, 2007, p. 240. 9 Contrat Social, p. 351. 10 Idem.
7
que de notre cupidité : nos besoins nous rapprochent à mesure que nos passions nous divisent, et plus nous devenons ennemis de nos semblables, moins nous pouvons nous passer d’eux11.
Nous trouvons ici une description du processus par lequel l’homme passe de son « état
primitif » de liberté à celui d’esclavage dans la société, description qui rappelle très nettement le
contenu du Discours sur l’inégalité, comme si la réflexion sur les principes du droit politique
devait y faire suite, prendre ses conclusions pour point de départ. Pour parvenir à une
connaissance fine du Contrat social, qui constitue à la fois le cœur et l’aboutissement de la
philosophie morale et politique rousseauiste, il semble donc qu’on ne puisse se passer d’une
étude préalable du Discours sur l’inégalité, où il pose le principe d’où dérivent toutes les autres
pièces de son « système », c’est-à-dire la bonté naturelle de l’homme, et trace les voies par
lesquelles celle-ci dut se corrompre.
S’il est vrai, comme le pense Starobinski12, que Rousseau est mû par un dessein thérapeutique,
on ne peut se passer de l’étude du mal qu’il dénonce pour bien comprendre le remède qu’il
propose. Nous chercherons donc dans le second discours l’histoire de cette désunion des
couples de concepts que le Contrat Social entend réconcilier par le dévoilement des principes du
droit politique. Les données du problème minant l’existence sociale des hommes, pensons-
nous, nous permettront d’isoler les paramètres principaux de cette solution politique que
Rousseau cherche à élaborer. Le diagnostic même du mal qui mine la société porte en effet
silencieusement l’esquisse d’une vie sociale qui en serait exempte. C’est que, selon Rousseau,
l’entreprise de reconstituer le portrait de l’état de nature de l’humanité possède en fait une
utilité précise : « Cette même étude de l’homme originel, de ses vrais besoins, et des principes
fondamentaux de ses devoirs, est encore le seul bon moyen qu’on puisse employer pour lever
ces foules de difficultés qui se présentent sur l’origine de l’inégalité morale, sur les vrais
fondements du corps politique, sur les droits réciproques de ses membres, et sur mille autres
questions semblables, aussi importantes que mal éclaircies13 ». L’état de nature, comme l’a
souligné Derathé, commande en ce sens « toute sa conception de l’État14 ». Étudier le Discours
sur l’inégalité nous permettra notamment de montrer qu’en proposant d’édifier dans le monde
11 Manuscrit de Genève, pp. 281-282. 12 Jean Starobinski, Le remède dans le mal : critique et légitimation de l’artifice à l’âge des lumières, Gallimard, coll. « nrf essais », Paris, 1989, p. 177. 13 Discours sur l’inégalité, p. 126. 14 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 131.
8
politique un règne de la loi, Rousseau vise à délier les hommes de leur dépendance mutuelle, et
ainsi à fonder leurs liens sociaux sur la base d’un équivalent civil de leur indépendance
naturelle. L’étude du droit politique, même si elle s’avère fondamentalement différente de celle
de la nature véritable de l’homme, n’en reste donc pas moins profondément solidaire. L’idée
du droit et « plus encore » celle du droit naturel, comme l’écrit en effet Rousseau, « sont
manifestement des idées relatives à la nature de l’homme15 ».
L’absence du Contrat social dans la liste que dresse Rousseau de ses principaux écrits dans les
Lettres à Malesherbes peut certes faire sourciller, mais ne justifie pas son exclusion du grand
« système16 » que forment, selon lui, ses écrits. « Tout ce qu’il y a de hardi dans le Contrat Social
était auparavant dans le Discours sur l’inégalité17 », écrit-il dans ses Confessions, nous laissant
entendre qu’il existe une forte affinité entre les doctrines de ces deux ouvrages, voire un lien de
continuité direct. Le droit politique semble donc bel et bien l’une des ramifications du principe
de la bonté naturelle de l’homme. On trouvera dans ce mémoire une étude de la philosophie
morale et politique rousseauiste cherchant à le démontrer.
15 Discours sur l’inégalité, p. 124. Rousseau paraphrase ici un passage des Principes du droit naturel (ch. I, §2) de Burlamaqui. 16 Lettre à Christophe de Beaumont, p. 933. 17 Confessions, p. 407.
9
Chapitre 1 : Les pièces fondamentales du « système »
Première partie : Introduction au Discours sur l’inégalité (1755)
I. La question de l’Académie de Dijon
C’est en se promenant dans les bois de St-Germain que Rousseau médita son Discours sur
l’inégalité: « [J]’y cherchais, j’y trouvais l’image des premiers temps dont je traçais fièrement
l’histoire ; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes, j’osais dévoiler à nu leur
nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l’ont défigurée, et comparant l’homme de
l’homme avec l’homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable
source de ses misères18 ». Quelques années après son Discours sur les sciences et les arts (1750),
Rousseau saisit l’occasion, en entreprenant de répondre à une nouvelle question de l’Académie
de Dijon, de démontrer le bien-fondé de sa mise en accusation des
« perfectionnement[s] prétendu[s] » de la civilisation. Il remonte pour cela méthodiquement
jusqu’au principe sur lequel reposait sa dénonciation. Cette réflexion, par laquelle il entend
démêler « l’homme de l’homme » de « l’homme naturel », lui permet en d’autres mots de
développer et de défendre une idée dont il affirme avoir été en possession dès l’élaboration de
son premier discours : celle de la bonté naturelle de l’homme19.
Cependant, comme plusieurs commentateurs l’ont remarqué, Rousseau ne répondra à la
question de l’Académie de Dijon qu’après l’avoir modifiée substantiellement. La question
originale était la suivante : « Quelle est la source de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est
autorisée par la loi naturelle20 ? » Après une dédicace à la République de Genève et une préface,
Rousseau la reproduit, mais remplace le mot « source » par celui « d’origine ». De nouvelles
modifications apparaissent dès la page suivante : Rousseau ajoute une référence aux
« fondements » de l’inégalité, et supprime la partie finale de la question concernant
18 Confessions, p. 388. 19 Lettres à Malesherbes, pp. 1135-1136 ; Lettre à Christophe de Beaumont, p. 935. 20 J. Starokinski, « Notes et variantes », dans O.C., t. III, p. 1300.
10
l’autorisation de la loi naturelle21. Le titre complet du discours indique ce sur quoi il porte
véritablement : l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
En posant la question de la « source » de l’inégalité, on pouvait renvoyer à une cause traversant
de part en part l’histoire humaine, et modelant de tout temps les sociétés : ainsi de ceux qui
prétendent, comme Vauvenargues, que l’inégalité des conditions et des richesses traduit
institutionnellement une inégalité naturelle entre les hommes, c’est-à-dire une inégalité de
talents et de vertus individuelles. Vauvenargues, dans son Discours sur l’inégalité des richesses
(1745), explique en effet la création des inégalités sociales et politiques par l’inégalité des
talents : « le sage et le laborieux eurent l’abondance pour prix du travail; la gloire devint le fruit
de la vertu; l’opprobre punit la mollesse, et la misère punit l’indolence. Les hommes s’élevant
les uns au-dessus des autres, selon leur génie, l’inégalité des fortunes s’introduisit sur de justes
fondements22». L’inégalité des talents n’explique cependant pas uniquement l’apparition de celle
des conditions; elle explique également son maintien et sa recréation perpétuelle, en dépit des
tentatives de certains législateurs anciens de l’abolir : « les lois ne sauraient empêcher que le
génie ne s’élève au-dessus de l’incapacité, l’activité au-dessus de la paresse, la prudence au-
dessus de la témérité. Tous les tempéraments qu’on a employés à cet égard ont été vains; l’art
ne peut égaliser les hommes malgré la nature23 ». Vues sous cet angle, les inégalités de la société
trouvent un certain appui dans la nature, voire se justifient par elle. Or, pour Rousseau, la
fausseté d’une telle position est si manifeste qu’elle ne mérite même pas d’être discutée : « ce
serait demander (…) si ceux qui commandent valent nécessairement mieux que ceux qui
obéissent, et si la force du corps ou de l’esprit, la sagesse ou la vertu, se trouvent toujours dans
les mêmes individus, en proportion de la puissance ou de la richesse : question bonne peut-être
à agiter entre des esclaves entendus de leurs maîtres, mais qui ne convient pas à des hommes
libres24 ». La formulation originale de la question de l’Académie de Dijon semble refléter aux
yeux de Rousseau la manière erronée avec laquelle le problème qu’elle propose de résoudre est
généralement approché. Les modifications apportées à la question ne paraissent donc pas
21 Pierre Burgelin, La philosophie de l’existence de J.-J. Rousseau, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, 1973, p. 509; Roger D. Masters, The political philosophy of Rousseau, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 1968, p. 112. 22 Luc de Clapiers Vauvenargues, Oeuvres complètes, vol. 1, Hachette, 1968, p. 104. 23 Idem. 24 Discours sur l’inégalité, p. 132.
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anodines. Elles donnent une orientation spécifique au problème de départ ; elles permettent de
le poser de la bonne façon.
II. Critique des conceptions précédentes de la loi naturelle
Le Discours sur l’inégalité commence ainsi significativement par une critique de la notion de loi
naturelle, notion, comme nous le disions, évoquée dans la première version de la question,
mais qui n’apparaît plus dans sa version finale. L’idée de loi naturelle est issue d’une longue
tradition intellectuelle. Au XVIIIe siècle, elle recueillait l’adhésion de philosophes de tous les
horizons25. Derathé résume en quelques phrases les principaux points de cette tradition :
« Toute la théorie du droit naturel repose sur l’affirmation qu’il existe indépendamment des lois
civiles et antérieures à toutes les conventions humaines, un ordre moral universel, une règle de
justice immuable, la loi naturelle, à laquelle tout homme est tenu de se conformer dans ses
rapports avec ses semblables26 ». C’est par le bon usage de sa raison que l’homme découvre,
selon ces penseurs, les préceptes de cette loi morale universelle et supérieure aux lois positives.
Rousseau, tout en s’inscrivant dans cette tradition, a cependant de profondes réserves à son
sujet :
Ce n’est pas sans surprise et sans scandale qu’on remarque le peu d’accord qui règne sur cette importante matière entre les divers auteurs qui en ont traité. Sans parler des anciens philosophes qui semblent avoir pris pour tâche de se contredire entre eux sur les principes les plus fondamentaux, les jurisconsultes romains assujettissent indifféremment l’homme et tous les autres animaux à la même loi naturelle, parce qu’ils considèrent plutôt sous ce nom la loi que la nature s’impose à elle-même que celle qu’elle prescrit (…). Les modernes ne reconnaissant sous le nom de loi qu’une règle prescrite à un être moral, c’est-à-dire intelligent, libre, et considéré dans ses rapports avec d’autres êtres, bornent conséquemment au seul animal doué de raison, c’est-à-dire à l’homme, la compétence de la loi naturelle ; mais définissant cette loi chacun à sa mode, ils l’établissent tous sur des principes si métaphysiques qu’il y a même parmi nous bien peu de gens en état de comprendre ces principes, loin de pouvoir les trouver d’eux-mêmes27.
Retenons trois critiques principales. La première repose dans le constat de l’étonnante diversité
des formulations de la loi naturelle à travers l’histoire, diversité qui jette bien sûr le soupçon sur
les prétentions des uns et des autres à la vérité. La seconde concerne les ambigüités du concept
même de loi naturelle : les « jurisconsultes romains » n’entendaient selon Rousseau sous cette
expression que « l’expression des rapports généraux établis par la nature entre tous les êtres
25 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 155. 26 Ibid., p. 151. 27 Discours sur l’inégalité, pp. 124-125.
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animés, pour leur commune conservation28 ». Les lois « que la nature s’impose à elle-même »
renvoient en ce sens à l’ensemble des rapports nécessaires entre les êtres vivants. Cette façon
d’envisager la loi naturelle la rapproche donc de ce qu’on désigne aujourd’hui par une loi de la
nature29. La loi naturelle, selon l’acception moderne, renvoie cependant à quelque chose de tout
à fait différent. C’est une loi proprement morale, prescrite seulement à un être libre et
rationnel, l’homme, pouvant tout à fait choisir de lui désobéir. La troisième critique cible
spécifiquement les rapports qu’entretiennent la loi naturelle, l’état de nature et la raison
humaine dans les doctrines modernes, notamment celles de Hobbes, de Locke et de
Pufendorf. C’est en tant qu’être raisonnable que l’homme, même à l’état de nature, c’est-à-dire
avant l’établissement des sociétés civiles, peut découvrir les préceptes qui doivent guider sa
conduite. Nous nous étendrons un peu plus en détail sur la teneur de cette critique, la plus
importante pour comprendre les enjeux principaux du Discours sur l’inégalité.
Qu’on nous permette une mise en contexte. Hobbes écrit dans son Léviathan qu’une loi
naturelle est « une règle générale trouvée par la raison selon laquelle chacun a l’interdiction de
faire ce qui détruit sa vie, ou qui le prive des moyens de la préserver, et de négliger de faire ce
par quoi il pense qu’elle serait le mieux préservée30 ». Si les lois naturelles tirent leur autorité des
passions humaines, elles sont en revanche des théorèmes de la raison sur le meilleur moyen de
se conserver. Autrement dit, elles sont issues de calculs rationnels suscités par la passion humaine
principale : la peur de la mort31. L’homme qui utilise correctement sa raison comprend qu’il
doit œuvrer à la paix, donc à la cessation de la guerre de tous contre tous, l’état de nature
humain selon Hobbes. La loi naturelle lui enjoint d’abandonner volontairement son droit naturel
illimité32 sur toute chose si les autres sont aussi disposés à le faire, et à le transférer à une force
28 Ibid., p. 124. 29 Voir à ce sujet R. D. Masters, The political philosophy of Rousseau, p. 78. 30 Thomas Hobbes, Léviathan, Gallimard, coll. « folio essais », Paris, 2000, p. 230. 31 Laurence Berns, « Thomas Hobbes », dans Léo Strauss et Joseph Cropsey (dir.), Histoire de la philosophie politique, trad. Olivier Sedeyn, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », Paris, 1994, p. 439. 32 Contrairement à Rousseau, Hobbes scinde les notions de loi et de droit naturel. Si la loi constitue une contrainte, le droit est une liberté. Dans le Léviathan, Hobbes décrit les hommes comme possédant naturellement une égale « puissance d’espérer et d’agir » en vue de leur conservation. Cela signifie que les hommes ont tous un droit naturel à la vie, puisque le droit naturel est « la liberté que chacun a d’user de sa propre puissance comme il le veut lui-même (…) pour la préservation de sa propre vie et, par conséquent, de faire, selon son jugement et sa raison propres, tout ce qu’il concevra être le meilleur moyen adapté à cette fin ». Par liberté, il faut simplement entendre ici « l’absence d’entraves extérieures » nous empêchant de faire usage de notre puissance en vue de réaliser une fin que nous nous proposons tous nécessairement : éviter la mort. Le droit naturel à la vie signifie donc simplement que nous avons naturellement la liberté d’user de nos capacités en vue de notre conservation, et la liberté naturelle à son tour doit simplement être comprise comme le pouvoir que nous avons tous naturellement de veiller à notre
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coercitive, un souverain, qui fera respecter cet abandon général. La loi naturelle porte donc les
hommes à abolir l’état de nature et à ratifier un contrat social par lequel ils instituent une
société politique et consacrent l’avènement de la paix.
Pufendorf et Locke, quant à eux, cherchent à montrer que comme les hommes sont des êtres
doués de raison, l’état de nature ne pouvait être un état de guerre de tous contre tous.
Développons quelque peu les idées de Locke sur le sujet33. Comme chez Hobbes, la loi
naturelle entretient pour Locke une relation privilégiée avec la raison humaine. En fait, raison
et loi naturelle, dans certains passages du Second traité sur le gouvernement civil, sont pratiquement
identifiées l’une à l’autre. Rapportons-nous à ces quelques phrases : « L’état de nature a la loi de
la nature, qui doit le régler, et à laquelle chacun est obligé de se soumettre et d’obéir : la raison,
qui est cette loi, enseigne à tous les hommes, s’ils veulent bien la consulter, qu’étant tous égaux
et indépendants, nul ne doit nuire à un autre, par rapport à sa vie, à sa santé, à sa liberté, à son
bien34 ». Parce que tous les hommes sont en mesure de faire un usage correct de leur raison et
de découvrir les principaux préceptes de la loi naturelle, l’état de nature humain devait être
aussi éloigné d’un état de guerre de tous contre tous que le sont « un état de paix, de
bienveillance, d’assistance et de conservation mutuelle » d’un « état d’inimitié, de malice, de
violence et de mutuelle destruction35 » ; l’un ne peut être identifié à l’autre. Cependant, parce
que la loi naturelle n’y est pas toujours respectée, l’état de guerre peut éclater dans l’état de
nature. C’est pour remédier aux défauts de ce dernier et garantir leur propriété36 que les
hommes forment des sociétés civiles ; ils érigent un pouvoir souverain qui a notamment pour
fonction de garantir le respect de la loi naturelle37.
propre conservation. Mais puisque chacun a droit à la vie et donc aux moyens de la maintenir, et que la guerre de tous contre tous fait qu’il n’y a rien « dont on ne puisse faire usage contre ses ennemis, qui ne soit de quelque secours pour se maintenir en vie », chacun a naturellement un droit égal sur toute chose. Voir T. Hobbes, Léviathan, pp. 220-231, en particulier les notes de bas de page de G. Mairet. 33 La philosophie politique lockéenne sera souvent utilisée comme point de comparaison pour bien comprendre la spécificité des idées rousseauistes. Nous nous y référerons plus souvent qu’à celle de Pufendorf, et ce, parce que Rousseau affirme avoir été profondément influencé par Locke. Il écrit en effet, en exagérant quelque peu, que Locke a traité de la politique « exactement dans les mêmes principes » que lui. Voir Lettres écrites de la Montagne, p. 812. 34 John Locke, Traité du gouvernement civil, Flammarion, coll. « GF », Paris, 1992, p. 145 (ch. II, § 6). Les italiques ne sont pas dans le texte original. 35 Ibid., p. 156 (ch. III, §19). 36 La propriété englobe pour Locke « la vie, la liberté et les biens ». Ibid., p. 206 (ch. VII, §87). 37 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 169. Pour une analyse détaillée des caractéristiques de l’état de nature selon Locke, voir Robert A. Goldwin, « John Locke », dans Histoire de la philosophie politique, p. 523‑534.
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Rousseau s’inscrit en faux contre ces propositions. Les préceptes de la loi naturelle sont
tellement nombreux et complexes qu’ils sont à la portée de très peu de gens, même au sein de
la société civile. « De sorte que toutes les définissions de ces savants hommes, d’ailleurs en
perpétuelle contradiction entre elles, s’accordent seulement en ceci, qu’il est impossible
d’entendre la loi de nature sans être un très grand raisonneur et un profond métaphysicien38 ».
Supposer aux hommes de l’état de nature mêmes assez de raison pour découvrir, comprendre
et suivre consciemment les préceptes de la loi naturelle revient selon Rousseau à commettre
une grave faute de méthode : attribuer à l’homme naturel des facultés et des connaissances qui
ne peuvent apparaître qu’avec la longue marche des siècles. Le propre de la démarche de
Rousseau consiste en effet à insister sur l’ampleur de la dissemblance qui doit avoir existé entre
le genre humain d’un âge et celui d’un autre. Rousseau ouvre la préface de son Discours sur
l’inégalité en posant d’emblée la difficulté :
Comment l’homme viendra-t-il à bout de se voir tel que l’a formé la nature, à travers tous les changements que la succession des temps et des choses a dû produire dans sa constitution originelle, et de démêler ce qu’il tient de son propre fond d’avec ce que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif ? semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée, qu’elle ressemblait moins à un dieu qu’à une bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes, par l’acquisition d’une multitude de connaissances et d’erreurs, par les changements arrivés à la constitution des corps, et par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé d’apparence au point d’être presque méconnaissable (…)39.
Pour connaître la loi guidant naturellement l’homme, et savoir ce qu’elle autorise ou non, il
s’avère préalablement nécessaire d’avoir des « notions justes40 » de son état primitif41, duquel
toute la longueur d’une histoire nous sépare. L’homme n’a pas pu traverser les âges en restant
identique à lui-même, contrairement à ce que pensaient les prédécesseurs de Rousseau. Le
problème de la loi naturelle est donc fonction de celui de la nature première de l’homme,
problème qui ne peut être attaqué qu’en entreprenant de « démêler ce qu’il y a d’originaire et
d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme42 », qu’en tentant d’y soustraire intellectuellement
ce qui semble être le résultat de progrès ou le fruit de circonstances extérieures. Il ne s’agit pas
38 Discours sur l’inégalité, p. 125. 39 Ibid., p. 122. Voir aussi pp. 132, 139, 153, 159, 160. 40 Ibid., p. 123. 41 « Tant que nous ne connaîtrons point l’homme naturel, c’est en vain que nous voudrons déterminer la loi qu’il a reçue ou celle qui convient le mieux à sa constitution ». Ibid., p. 125. 42 Ibid., p. 123.
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seulement de brosser le portrait d’une conscience humaine encore vide, sans les idées qu’elle ne
peut acquérir qu’avec l’expérience, comme l’avaient déjà fait à l’époque Condillac, Locke ou
Buffon43. Il faut encore – et cela fait la spécificité de la démarche de Rousseau – s’efforcer de
dépeindre l’homme sans les facultés, les connaissances et les passions qu’il ne peut tenir que de
la vie sociale. C’est ce que Starokinski appelle une « anthropologie négative » : « l’homme naturel se
définit par l’absence de tout ce qui appartient spécifiquement à la condition de l’homme
civilisé44 ». La formule n’est cependant pas assez forte : le projet de définir une forme
élémentaire d’existence humaine demande de dépouiller mentalement l’homme non seulement
de tout ce qui appartient spécifiquement à sa condition civilisée, mais encore de sa sociabilité
même, pourtant traditionnellement tenue pour l’un des traits d’essence de l’humanité. En ce
sens, Rousseau reproche aux théoriciens du droit naturel de ne pas avoir compris toutes les
implications de l’exercice consistant à supposer l’homme à l’état de nature, ils « n’ont pas songé
à se transporter au-delà des siècles de société, c’est-à-dire, de ces temps où les hommes ont toujours
une raison de demeurer près les uns des autres45 ».
La première partie du Discours sur l’inégalité est constituée du portrait détaillé de cet homme
naturel et pour ainsi dire résiduel. Elle contient une expérience de pensée qui pourrait contenir
des indications sur l’enfance de l’humanité, un « degré zéro46 » à partir duquel reconstruire une
« histoire hypothétique47 » de la lente naissance de la société politique – et de ses inégalités. Par
ces considérations, Rousseau donne à la question posée par les Académiciens de Dijon une
tout autre teneur que celle qu’elle avait au départ. Le problème équivoque de la source de
l’inégalité se resserre, et parmi ses multiples faces, celle de l’origine de l’inégalité s’impose.
III. Sur la démarche intellectuelle utilisée
Cette remontée aux origines s’effectuera par un moyen particulier : une série de
« raisonnements hypothétiques et conditionnels48 ». La méthode a ses précédents au XVIIIe
siècle. Rapportons-nous par exemple à un passage de l’Encyclopédie de la main de Diderot :
43 Jean Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », dans Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l’obstacle, suivi de sept essais sur Rousseau, Gallimard, coll. « tel », Paris, 1971, p. 342. 44 J. Starobinski, « Rousseau et l’origine des langues », dans Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l’obstacle, suivi de sept essais sur Rousseau, p. 361. 45 Discours sur l’inégalité, p. 218 ; nous soulignons. 46 J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 344. 47 Discours sur l’inégalité, p. 127. 48 Ibid., p. 133.
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« Souvent on ignore l’origine d’un art mécanique ou l’on n’a que des connaissances vagues sur
ses progrès… Dans ces occasions il faut recourir à des suppositions philosophiques, partir de
quelques hypothèses vraisemblables, de quelqu’événement premier, et fortuit et s’avancer de là
jusqu’où l’art a été poussé49 ». Buffon avait de même utilisé ce procédé dans sa Théorie de la Terre
pour imaginer la formation du monde50. Il n’y a donc pas de certitude que la remontée
intellectuelle jusqu’au « pur état de nature » de l’humanité nous fasse voir la condition et l’allure
véritablement premières de l’humanité, son point de départ réel. « Que mes lecteurs ne
s’imaginent donc pas que j’ose me flatter d’avoir vu ce qui me paraît si difficile à voir. J’ai
commencé quelques raisonnements ; j’ai hasardé quelques conjectures, moins dans l’espoir de
résoudre la question que dans l’intention de l’éclaircir et de la réduire à son véritable état51 ».
Rousseau veut peindre un état si distant que les connaissances historiques mêmes lui
deviennent presque inutiles ; aucun livre d’histoire n’est en effet susceptible de contenir le
témoignage de ce que fut l’homme avant qu’il devienne un être social.
Cela ne signifie pourtant pas que tous les faits soient impertinents pour brosser le portrait de
l’état de nature de l’homme. On connaît certes la célèbre phrase du Discours sur l’inégalité laissant
penser le contraire : « Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à
la question52 ». Il faut cependant éclaircir ce à quoi renvoie, dans ce passage, le mot « faits » : il
s’agit de l’ensemble des récits historiques faisant autorité au XVIIIe siècle, l’ensemble des récits
considérés comme l’histoire « objective » et « factuelle » des débuts de l’humanité, notamment
le récit biblique de la Genèse. Lanson l’avait remarqué dès 1912 : « [Par] prudence et par
respect, Rousseau appelle faits et vérités historiques le récit de la Genèse. Il se débarrasse de la
Bible qui est pour le croyant l'histoire vraie de l'humanité, attestée par Dieu même; et il expose
dans des "raisonnements hypothétiques", une esquisse évolutionniste de l'histoire humaine; il
fait de l'anthropologie et de la sociologie conjecturales; il fait, ou veut faire de la science53 ». Il
serait par conséquent exagéré de conclure que Rousseau écarte « tous les faits ». Au contraire,
comme Rousseau signifie par là son intention de forger une histoire non biblique des débuts de
49 Diderot, article « Art », dans l’Encyclopédie. Ce passage est cité par Starokinski (« Notes et Variantes », O.C., t. III, p. 1300). 50 J. Starobinski, « Rousseau et Buffon », dans Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l’obstacle, suivi de sept essais sur Rousseau, p. 382. 51 Discours sur l’inégalité, p. 123. 52 Ibid., p. 132. 53 Gustave Lanson, « L’unité de la pensée de Jean-Jacques Rousseau », dans Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau no 8 (1912), p. 4.
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l’humanité, il apparait plus prudent de conclure que le portrait du « pur état de nature » de
l’homme s’avère une reconstitution vraisemblable effectuée sur la base de raisonnements
portant sur certains faits d’importance. En effet, les notes jointes par Rousseau à la fin du
Discours sur l’inégalité fourmillent de réflexions élaborées à partir de l’ordre des « faits » :
observations physiologiques de toutes sortes, considérations sur l’Histoire naturelle de Buffon,
récits de voyage dans le Nouveau Monde, remarques sur divers exemples d’enfants ayant
grandi dans les bois, etc. Rousseau se soucie donc bel et bien des faits dans l’élaboration du
portrait vraisemblable de l’état primitif de l’humanité. Dans l’Émile, il écrit de même qu’on ne
saurait se passer de l’observation pour apprendre à départager le naturel de l’artificiel en
l’homme :
Je ne me fonde point sur ce que j’ai imaginé, mais sur ce que j’ai vu. Il est vrai que je n’ai pas renfermé mes expériences dans l’enceinte des murs d’une ville, ni dans un seul ordre de gens : mais après avoir comparé tout autant de rangs et de peuples que j’en ai pu voir dans une vie passée à les observer, j’ai retranché comme artificiel ce qui était d’un peuple et non pas d’un autre, d’un état et non pas d’un autre, et n’ai regardé comme appartenant incontestablement à l’homme que ce qui était commun à tous, à quelque âge, dans quelque rang, et dans quelque nation que ce fut54.
L’observation empirique de l’homme est donc une condition nécessaire à la connaissance de sa
nature55. Le recours aux « faits » a donc son importance dans la méthode de Rousseau.
Néanmoins, il convient de souligner que cette importance ne s’avère que secondaire, car on ne
saurait se limiter à la simple observation des hommes pour connaitre leur nature. Rousseau ne
pourrait d’ailleurs faire de l’observation empirique la source principale à partir de laquelle
établir une connaissance de la nature humaine sans commettre lui-même l’erreur de méthode
qu’il reproche à ses adversaires. « Un philosophe superficiel observe des âmes cent fois
repétries et fermentées dans le levain des sociétés et croit avoir observé l’homme. Mais pour le
bien connaitre, il faut savoir démêler la gradation naturelle de ses sentiments56 ». Puisque tous
les hommes que nous pouvons observer sont manifestement sociaux, et, par le fait même, déjà
altérés par leur sociabilité, l’observation ne nous apprend en définitive que peu de choses sur
l’homme naturel, c’est-à-dire, comme l’indique Durkheim, sur l’homme « abstraction faite de
54 Émile, p. 550. 55 Parmi les commentateurs, Melzer donne une importance considérable à la place de l’observation dans la philosophie rousseauiste. Il écrit même que Rousseau a cherché à « révolutionner l’étude empirique de la nature humaine ». Voir Arthur M. Melzer, Rousseau, la bonté naturelle de l’homme: essai sur le système de pensée de Rousseau, Belin, trad. Jean Mouchard, coll. « Littérature et politique », Paris, 1998, pp. 95-97. 56 Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, p. 612.
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tout ce qu’il doit à la vie sociale, réduit à ce qu’il serait s’il avait toujours vécu isolé57 ». Pour
« démêler la gradation naturelle » des sentiments du cœur humain, il faut par conséquent
emprunter une autre voie58. Il reste en revanche possible de tirer de l’observation des faits
quelques indications utiles à un travail de l’esprit d’une plus grande ampleur. La diversité des
faits, parce qu’elle nous permet d’effectuer des comparaisons, peut nous engager sur cette
« voie négative59 » dont nous parlions à l’instant, en aidant à distinguer ce qui est
nécessairement rattaché à l’homme de ce qui ne l’est pas. C’est à partir d’elle qu’il devient
possible de dépouiller intellectuellement l’homme des attributs qu’il ne tient pas « de son
propre fond60 ». Et en portant notre regard sur certains types d’hommes paraissant moins
altérés par l’artifice, sur « divers peuples dans leurs provinces reculées61 » ou sur les sauvages de
l’Amérique, nous n’observons certes pas directement l’homme originel, mais nous orientons
notre regard en direction de l’origine. « Derrière ces hommes parés de plumes et d’ocre, écrit
magnifiquement Starobinski, le regard voit s’élever l’image d’un homme nu et solitaire.
Soutenue et orientée par les faits ethnographiques, l’imagination peut extrapoler hardiment62 ».
En eux-mêmes, les faits ne valent que comme indices d’autre chose ; ils sont pertinents dans la
mesure où ils guident l’imagination vers une époque reculée. Il faut savoir discerner la
profondeur du tableau qu’ils forment ensemble; il faut savoir, à partir de la simplicité primitive
de certains peuples, retracer intellectuellement des lignes convergeant vers le point de fuite qui
en éclaire la constitution sous-jacente. On peut alors fort bien écrire que, de manière tout à fait
paradoxale, c’est pour éloigner son lecteur de « la prison de ce qui est observable63 » que
Rousseau se sert de ces « faits ».
Rousseau se servira de l’image de l’état de nature humain pour défendre une intuition sur ce
que la vie sociale recouvre, dévie et même étouffe chez l’homme. Il semble que ce soit dans les
découvertes de l’introspection que cette intuition trouve ses plus solides assises. Invoquons à
57 Émile Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, Paris, Éditions Kimé, coll. « Philosophie en cours », 2008, p. 37. 58 On pourrait aussi ajouter que parce que les hommes pouvant être observés sont dans l’état de société, réduire la méthode de Rousseau à une réflexion effectuée sur la base d’observations empiriques rendrait de même inexplicable son choix doctrinal de rejeter la sociabilité humaine de sa description de la nature première de l’homme. 59 J. Starobinski, « Rousseau et l’origine des langues », p. 361. 60 Discours sur l’inégalité, p. 122. 61 Émile, p. 852. 62 J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 341. 63 Philip Knee, La parole incertaine: Montaigne en dialogue, Les Presses de l'Université Laval, « Les collections de la République des Lettres », Québec, 2003, p. 132.
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ce sujet un passage du troisième dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques, l’un des écrits
autobiographiques de Rousseau : « D’où le peintre et l’apologiste de la nature aujourd’hui si
défigurée peut-il avoir tiré son modèle, si ce n’est de son propre cœur ? Il l’a décrite comme il
se sentait lui-même (…). Il fallait qu’un homme se fut peint lui-même pour nous montrer ainsi
l’homme primitif64 ». Un passage important du Discours sur l’inégalité confirme cette affirmation
tardive de Rousseau sur son œuvre, et permet d’établir que c’est en en effet l’introspection qui
offre selon lui les indications les plus précieuses pour comprendre la nature humaine. Dans la
préface du Discours, Rousseau livre en effet les résultats de ses méditations sur les « premières et
les plus simples opérations de l’âme humaine65 », bien antérieures à la raison, de la
« combinaison » desquelles, pense-t-il, devait résulter le comportement de l’homme naturel. En
d’autres mots, l’aspect de l’état de nature rousseauiste s’avère fonction, pour une bonne part,
d’une connaissance intime de l’âme humaine, établie grâce à un examen de sa propre
intériorité.
Ces considérations permettent de nous éclairer sur le statut de l’état de nature : celui-ci
constitue, en un sens, une fiction. Comme telle, son existence demeure incertaine : c’est un état
« qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais66 ».
Comme le remarque Derathé, Rousseau se distingue ici encore de ses prédécesseurs, pour qui
l’état de nature existait nécessairement d’une manière ou d’une autre67. On retrouve dans le
Traité du gouvernement civil, par exemple, un passage opposé symétriquement à ce qu’écrit
Rousseau au sujet de l’existence de l’état de nature. Locke affirme en effet qu’ « il est clair que
le monde n’a jamais été, et ne sera jamais sans un certain nombre d’hommes qui ont été, et qui
seront dans l’état de nature68 ». Même si, en définitive, il s’avérait que l’état de nature n’ait point
existé, l’image qu’en brosse Rousseau demeurerait néanmoins selon lui une fiction
profondément utile. Les réflexions qui cherchent à brosser le portrait de l’état de nature sont
en effet, selon Rousseau, « plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à montrer la
64 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 936. Sur l’importance de l’introspection comme méthode chez Rousseau, voir notamment J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 341 et A. M. Melzer, La bonté naturelle de l’homme, pp. 59-68. 65 Discours sur l'inégalité, p. 126. 66 Ibid., p. 123. 67 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, pp. 126-127. 68 J. Locke, Traité du gouvernement civil, p. 153 (§14). Pufendorf et Hobbes accordent tous deux aussi une validité historique aux théories de l’état de nature et à celle du contrat social qui y met fin. Voir Berns, « Thomas Hobbes », p. 436 et Pierre Laurent, Pufendorf et la loi naturelle, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, 1982, p. 145.
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véritable origine69 » de l’humanité. L’image de l’état de nature est en cela capable de détruire
des préjugés70. La démarche intellectuelle de Rousseau consiste donc moins à remonter de
l’observation du fait à une connaissance de la nature qu’à permettre un regard nouveau sur la
condition de fait des hommes à partir d’une connaissance de leur nature. C’est donc avec
justesse que Gouhier a pu qualifier l’état de nature « d’hypothèse de travail71 »; il permet de
« comprendre l’homme historique72 », l’homme tel que l’histoire l’a fait. La fiction rousseauiste
de l’état de nature a pour ainsi dire la fonction d’une pierre de touche. Ce portrait peut servir
de point de comparaison, et constituer par là un repère fixe à partir duquel juger de l’essence et
de la valeur de la civilisation. Il s’avère en effet nécessaire, écrit Rousseau, d’avoir des « notions
justes » de l’état de nature « pour bien juger de notre état présent73 ». Ainsi cette peinture d’un
état dont l’existence reste incertaine permet-elle de mieux comprendre la condition effective
des hommes.
Deuxième partie : Remontée intellectuelle au-delà des siècles de société : le « pur » état de
nature selon la perspective rousseauiste
I. Un état stable de liberté
C’est sous un arbre, dans un grand trouble, que Rousseau dit avoir eu pour la première fois
l’intuition du principe qui allait devenir le centre de son système, celui de la bonté naturelle de
l’homme74. Élégante coïncidence, c’est aussi sous un arbre que Rousseau nous représente
l’homme naturel pour la première fois, dans une scène qui inaugure la première partie du
Discours sur l’inégalité.
En dépouillant cet être, ainsi constitué, de tous les dons surnaturels qu’il a pu recevoir, et de toutes les facultés artificielles qu’il n’a pu acquérir que par de longs progrès ; en le considérant, en un mot, tel qu’il a dû sortir des mains de la nature, je vois un animal moins
69 Discours sur l’inégalité, p. 133. 70 En ce sens, à la fin de la première partie du Discours sur l’inégalité, Rousseau écrit : « Si je me suis étendu si longtemps sur la supposition de cette condition primitive, c’est qu’ayant d’anciennes erreurs et des préjugés invétérés à détruire, j’ai cru devoir creuser jusqu’à la racine, et montrer dans le tableau du véritable état de nature combien l’inégalité, même naturelle, est loin d’avoir dans cet état autant de réalité et d’influence que le prétendent nos écrivains70 ». Voir aussi Émile (pp. 548-549) : « [Mes lecteurs] me voient dans le pays des chimères ; moi, je les vois dans le pays des préjugés ». Nous soulignons. 71 Henri Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, 1970, p. 14. 72 Idem. 73 Discours sur l’inégalité, p. 123. 74 Lettres à Malesherbes, pp. 1135-1136.
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fort que les uns, moins agile que les autres, mais à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous : je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits75.
L’image condense presque tout le contenu de la première partie. Il nous faut donc l’analyser
soigneusement. Le début du passage (« En dépouillant cet être… ») fait ainsi référence à
l’activité de soustraction dont nous parlions plus tôt, et à laquelle s’est livré Rousseau pour
parvenir à cerner les contours de l’homme originel. C’est en imaginant l’homme « sans
industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre, et sans liaisons…76 » que l’on parvient à
discerner les premiers traits d’un homme qui se distingue à peine de l’animal. Ainsi Rousseau
illustre-t-il une forme minimale d’existence humaine qu’il identifie avec notre nature première.
Il imagine que la plupart des facultés réputées proprement humaines, comme la raison et le
langage, sont en elle encore en dormance, en puissance. « [A]percevoir et sentir sera son
premier état, qui lui sera commun avec tous les animaux. Vouloir et ne pas vouloir, désirer et
craindre, seront les premières, et presque les seules opérations de son âme, jusqu’à ce que de
nouvelles circonstances y causent de nouveaux développements77 ». Cette vision inaugurale ne
servira pas uniquement de point de départ à une nouvelle théorie sur les origines de l’État;
Rousseau tentera encore de retracer à partir d’elle le déploiement progressif des facultés et des
sentiments de l’homme.
L’une des idées sous-jacentes le guidant dans cette entreprise est notamment qu’une aptitude
ou une passion ne se développe jamais dans l’espèce humaine sans que le besoin ne les rende
nécessaires78. C’est l’un des traits spécifiquement humains pouvant avoir existé dans l’enfance
de notre espèce : il y a chez l’homme une faculté de se transformer pour s’adapter aux
exigences changeantes de son milieu que Rousseau nomme perfectibilité : « faculté qui, à l’aide
des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans
l’espèce, que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera
toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille
ans79 ». C’est le premier sens par lequel il s’avère possible de qualifier l’homme d’être libre :
75 Discours sur l’inégalité, pp. 134-135. 76 Ibid., pp. 156-160 ; cf. J. Starobinski, « Rousseau et l’origine des langues », p. 356‑379. 77 Discours sur l’inégalité, p. 143. 78 Ibid., pp. 152 et 162. 79 Ibid., p. 142.
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l’homme peut déroger à ce qu’il est pour devenir autre – si la nécessité l’exige. Or dans l’image
présentée plus haut, l’un des éléments qui frappent d’abord notre regard est la profonde
tranquillité qui habite l’homme naturel, que Rousseau compare à l’ataraxie du stoïcien80. Cette
tranquillité s’explique justement par l’absence de tout manque chez lui, de toute « privation
douloureuse81 » du corps ou de l’âme. L’homme naturel dépeint par Rousseau parvient
aisément, en effet, à satisfaire par ses propres moyens ses besoins et ses désirs, qui sont peu
nombreux. Puisque son existence n’était vraisemblablement pas grevée par le besoin, Rousseau
ne le voit pas soumis à la pression de s’adapter davantage à son environnement. À partir de ce
raisonnement fondamental, la première partie du Discours sur l’inégalité se déploie comme une
toile complexe de conséquences finement entrelacées, qui contribuent toutes à fixer les traits
de l’état de nature. L’état de nature, en effet, constitue un tableau profondément statique; le
potentiel de changement inscrit dans la nature humaine y demeure contenu, inactif.
La première raison de cette absence de manque chez l’homme naturel est étonnamment
l’absence d’outil et de technique. Aucune médiation, notamment sous la forme d’un instrument
quelconque, ne devait s’interposer entre l’homme originel et la nature82. Celui-ci devait avoir à
son égard un rapport de contact direct, de participation pleine. Le corps de l’homme naturel,
dans ces conditions constamment exercé et sollicité, devait s’avérer beaucoup plus robuste et
sain que celui de l’homme civilisé. « Le corps de l’homme sauvage étant le seul instrument qu’il
connaisse, il l’emploie à divers usages, dont, par le défaut d’exercice, les nôtres sont incapables,
et c’est notre industrie qui nous ôte la force et l’agilité que la nécessité oblige d’acquérir83 ».
S’appuyant notamment sur l’Histoire naturelle de Buffon84, Rousseau suppose, en second lieu,
que la nature, vierge de l’exploitation nécessaire à l’industrie, devait fournir d’abondantes
ressources à l’homme naturel : « La terre abandonnée à sa fertilité naturelle, et couverte de
forêts immenses que la cognée ne mutila jamais, offre à chaque pas des magasins et des
retraites aux animaux de toute espèce85 ». Puisque vraisemblablement une nature riche s’offrait
à la prise agile et forte de l’homme naturel, celui-ci ne devait connaitre ni la misère ni la faim.
80 Ibid., p. 192. 81 Ibid., p. 152. 82 Cf. J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 343. 83 Discours sur l’inégalité, p. 135. 84 Voir à ce sujet la note IV du Discours sur l’inégalité (p. 198). 85 Ibid., p. 135.
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Mais c’est un élément de la psychologie rousseauiste qui contribue le plus fortement à étayer
cette hypothèse. Rousseau, en effet, trace une distinction nette entre nos besoins naturels et
ceux qui sont le fruit du contact répété avec nos semblables. L’existence de la vaste majorité
des passions qui agitent le cœur humain dépend en effet d’un développement de l’esprit
uniquement possible par la vie sociale. Les passions humaines, écrit-il, « tirent leur origine de
nos besoins, et leur progrès de nos connaissances; car on ne peut désirer ou craindre les choses
que sur les idées qu’on en peut avoir, ou par la simple impulsion de la nature; et l’homme
sauvage, privé de toute sorte de lumières, n’éprouve que les passions de cette dernière espèce;
ses désirs ne passent pas ses besoins physiques86 ». Rousseau voit dans le besoin physique
l’origine des passions humaines. Plus précisément, il conçoit que toutes les passions humaines
sont des modifications ou des modulations d’un sentiment antérieur et premier, l’amour de soi-
même, qui pousse chacun à répondre à ses besoins et ainsi à veiller à sa propre conservation87.
Mais, comme nous le disions, il lie le « progrès88 » des passions et des désirs à ceux que fait
l’esprit humain au sein de la vie sociale, c’est-à-dire à l’acquisition d’opinions et de
connaissances, à l’épanouissement de la faculté de calculer les moyens les plus efficaces en vue
de l’atteinte d’une fin, et peut-être surtout au déploiement de la faculté d’imaginer. Or comme
Rousseau s’efforce de concevoir l’homme avant qu’il ne devienne un être social, il se doit
d’exclure l’existence de telles passions et désirs dans l’état de nature. Il voit l’imagination de
l’homme naturel ne lui peignant « rien », et son cœur ne lui demandant par conséquent
« rien89 ». L’homme originel ne désire que ce dont son corps a besoin; ses désirs sont
exactement équivalents à ses besoins naturels, dont la satisfaction est en son propre pouvoir90.
86 Ibid., p. 143. 87 Cf. Émile, pp. 491-492. Nous y reviendrons. 88 Discours sur l’inégalité, p. 143. 89 Ibid., p. 144. 90 De nombreux passages vont dans le même sens. Voir par exemple la note XI du Discours sur l’inégalité (p. 214): « Excepté le seul nécessaire physique, que la nature elle-même demande, tous nos autres besoins ne sont tels que par l’habitude avant laquelle ils n’étaient point des besoins, ou par nos désirs, et l’on ne désire point ce qu’on n’est pas en état de connaître. D’où il suit que l’homme sauvage ne désirant que les choses qu’il connaît et ne connaissant que celles dont la possession est en son pouvoir ou faciles à acquérir, rien ne doit être si tranquille que son âme et rien si borné que son esprit ». Voir aussi ce court passage des Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre (p. 605) : « Tout porte l’homme naturel au repos ; manger et dormir sont les seuls besoins qu’il connaisse ; et la faim seule l’arrache à la paresse ». L’un des Fragments politiques (pp. 529-530) montre que Rousseau a pu s’inspirer de la classification épicurienne des désirs pour bâtir son raisonnement. Les épicuriens distinguaient en effet les désirs naturels et nécessaires, les désirs naturels et non nécessaires, ainsi que les désirs artificiels et non nécessaires. Cette distinction s’esquissait par ailleurs déjà dans la République de Platon (en 558d), que Rousseau aimait par ailleurs lire. Pour un exposé synthétique de la doctrine épicurienne des désirs, voir Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique?, Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 2003, p. 183.
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Cet équilibre entre ses désirs, ses besoins naturels et les moyens qu’il a de les satisfaire fait de
lui un être indépendant; il n’a aucun besoin de l’assistance de ses semblables. Il peut donc être dit
libre en ce deuxième sens également. En résumé, si l’on imagine l’homme au moment
hypothétique qui précède l’établissement de ses premières relations sociales, il faut voir à la fois
en lui un être comblé et un être indépendant, ces deux caractéristiques s’avérant inséparables
l’une de l’autre.
Comme nous le mentionnions, cet état devait s’avérer profondément stable. Si l’on admet que
les désirs de l’homme naturel se limitaient effectivement à ses besoins physiques, on doit aussi
admettre qu’ils ne devaient pas engendrer la nécessité de changer d’état, de former une société;
ils devaient plutôt contribuer à éloigner les hommes plutôt qu’à les rapprocher91. Une fois
supposés l’indépendance et le contentement de l’homme naturel, en effet, on ne peut en effet
identifier de raison valable pour que deviennent enviable et nécessaire la formation de liens
sociaux. Comme nous venons de le voir, Rousseau pense qu’un développement de l’esprit est
responsable de la multiplication comme de la croissance des désirs et des passions de l’homme.
Mais – et il faut ici noter la circularité dans son argumentation – il écrit aussi constater que les
« progrès de l’esprit » humain sont partout « précisément proportionnés au besoin92 ». Or le
contentement fondamental de l’homme naturel rendait inutile l’exercice de se projeter dans
l’avenir tout comme celui de chercher à déterminer les moyens de se contenter93. Les
conditions sont alors réunies pour que l’esprit de l’homme demeure dans l’état embryonnaire
qui devait être le sien avant l’apparition de ses premières relations sociales. L’équivalence des
désirs et des besoins de l’homme naturel, socle sur lequel repose son indépendance, se préserve
d’elle-même. L’absence de société dispense ainsi de la nécessité d’une société.
L’homme naturel ne devait pas connaitre, pour cette raison même, la même temporalité que
nous. Le fil du raisonnement de Rousseau le mène à supposer qu’il devait être absorbé tout
entier dans le présent. D’une part, la stabilité de l’état de nature rend vaine l’accumulation de
souvenirs, et empêche qu’il y ait véritablement pour lui quelque chose comme un passé; d’autre
91 Cf. Émile, p. 600. 92 Discours sur l’inégalité, p. 143. Il faut ici remarquer que Rousseau prétend que cette « proportionnalité » du besoin et des progrès de l’esprit est susceptible d’être constatée par l’étude de l’histoire. Voici un passage qui nous permet de montrer que Rousseau ne rejette pas complètement l’histoire et l’observation pour réfléchir à ce que devait être l’état de nature. Il s’en sert, bien que ce soit certes d’une manière hétérodoxe. 93 Sur ce point, voir l’analyse minutieuse de Gouhier. Cf. H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, p. 17.
25
part, comme son esprit n’a pas la capacité de prévoir, il ne peut pas envisager de futur. « Son
âme, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune idée de
l’avenir, quelque prochain qu’il puisse être, et ses projets bornés comme ses vues, s’étendent à
peine jusqu’à la fin de sa journée94 ». L’existence de l’homme naturel consiste en une sorte de
présent perpétuel.
Mais la remarque peut aussi s’appliquer à l’état de nature lui-même, considéré dans son
ensemble, qui parait, aux yeux du lecteur, comme suspendu dans le temps. « Il n’y avait ni
éducation, ni progrès; les générations se multipliaient inutilement; et chacune partant toujours
du même point, les siècles découlaient dans toute la grossièreté des premiers âges; l’espèce était
déjà vieille, et l’homme restait toujours enfant95 ». L’état de nature dure, mais, à proprement
parler, il est sans histoire. « C’est toujours le même ordre, ce sont toujours les mêmes
révolutions96 ». On comprend que la localisation dans le temps de cet état immobile fasse
problème. Il se situe peut-être avant l’histoire, et alors il nous offre l’image des origines de notre
espèce, l’image de son point de départ; il se situe peut-être aussi tout à fait hors de l’histoire
humaine, et n’existe qu’en tant que concept nous aidant à mieux juger de notre condition. Il est
soit préhistorique, soit extrahistorique, et Rousseau, conscient du caractère hypothétique de sa
réflexion, ne semble pas avoir tranché la question, du moins dans son Discours sur l’inégalité.
II. Un nouveau fondement pour le droit naturel
Contrairement à ses prédécesseurs, Rousseau affirme donc qu’il n’y a rien dans l’état de nature
qui tend à en faire sortir le genre humain; la nature de l’homme ne le fait pas glisser hors de
son état naturel. Ses réflexions convergent de ce fait vers un objectif précis : remplacer la
théorie classique de la sociabilité naturelle de l’homme par celle de sa bonté naturelle97.
Le fil du raisonnement exposé permet de réfuter la thèse traditionnelle selon laquelle les
hommes s’unissent et forment des sociétés en vue de garantir la satisfaction de leurs besoins
naturels. En effet, Rousseau ne voit pas dans les besoins naturels des hommes la cause de leur
94 Ibid., p. 144. 95 Ibid., p. 160. 96 Idem. 97 Nous verrons un peu plus loin que la vie sociale dans son ensemble, et particulièrement la vie politique, ne peut être dite « naturelle » pour Rousseau. Cependant, et la nuance est très importante, cela ne signifie pas pour autant que toute vie sociale est antinaturelle. Il y a certains comportements sociaux tout comme certains liens humains qui se fondent sur des sentiments « naturels ».
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réunion en société. On lit à ce sujet dans l’Émile : « confondant toujours nos vains désirs avec
nos besoins physiques, ceux qui ont fait de ces derniers les fondements de la société humaine
ont toujours pris les effets pour les causes, et n’ont fait que s’égarer dans tous leurs
raisonnements98 ». Comme le note Derathé, Rousseau fait ici probablement référence à
Pufendorf, à Helvétius et aux Encyclopédistes99. Rousseau reconnait certes qu’il existe chez
l’homme civilisé une dépendance qui le lie à ses semblables, mais celle-ci ne se fonde nullement
sur des besoins naturels; elle se fonde sur des besoins artificiels que la vie sociale contribue elle-
même à engendrer. Si les désirs de l’homme naturel se limitent effectivement à ses besoins
physiques, ils devaient contribuer à « disperser les hommes, au lieu de les rapprocher100 ».
L’indépendance de l’homme naturel n’est par ailleurs pas le seul facteur qui jette selon lui le
discrédit sur la thèse selon laquelle les hommes s’assemblent et contractent pour garantir la
satisfaction de leurs besoins mutuels : « [Il] est impossible d’imaginer pourquoi dans cet état
primitif un homme aurait plutôt besoin d’un autre homme qu’un singe ou un loup de son
semblable, ni, ce besoin supposé, quel motif pourrait engager l’autre à y pourvoir, ni même, en
ce dernier cas, comment ils pourraient convenir entre eux des conditions101 ». Comme nous
l’avons vu, la réflexion de Rousseau le mène à supposer que l’indépendance et le contentement
de l’homme naturel se lient à un repli de son existence dans le présent. Or l’action de former
une convention avec d’autres, convention par laquelle seraient définies les « conditions » d’une
association, requiert absolument la faculté de se projeter dans le futur.
L’action de convenir nécessite aussi l’existence d’une langue commune. Un nouveau problème se
pose donc pour qui entreprend de dépouiller l’homme de ce qu’il a acquis à travers l’histoire
par la vie sociale. « La première [difficulté] qui se présente est d’imaginer comment elles purent
devenir nécessaires; car les hommes n’ayant nulle correspondance entre eux, ni aucun besoin
d’en avoir, on ne conçoit ni la nécessité de cette invention, ni sa possibilité102 ». Des êtres
indépendants n’ont ni l’occasion ni le besoin de développer de langues, et encore moins une
98 Émile, p. 524. 99 Voir R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 146. 100 Émile, p. 600. 101 Discours sur l’inégalité, p. 151. 102 Ibid., p. 146. Rousseau est devenu célèbre en partie pour avoir tenté de résoudre le problème de l’origine des langues. Or il faut bien voir que c’est en contournant d’abord cette difficulté majeure que Rousseau peut lancer quelques réflexions sur le sujet. « Supposons cette première difficulté vaincue : franchissons pour un moment l’espace immense qui dut se trouver entre le pur état de nature et le besoin des langues ; et cherchons, en les supposant nécessaires, comment elles purent commencer à s’établir » (ibid., p. 147). Les propositions avancées ensuite par Rousseau restent en cela profondément conjecturales, et ce, même à ses propres yeux.
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langue commune. L’hypothèse traditionnelle selon laquelle les langues seraient nées au sein de
la famille ne satisfait nullement Rousseau, car il y voit une fois encore le résultat de l’erreur de
méthode consistant à plaquer sur les hommes de l’état de nature ce qui n’a pu être engendré
que par la vie sociale :
[Ce] serait commettre la faute de ceux qui raisonnant sur l’état de nature y transportent les idées prises dans la société, voyant la famille rassemblée dans une même habitation, et ses membres gardant entre eux une union aussi intime et aussi permanente que parmi nous, où tant d’intérêts communs les réunissent; au lieu que dans cet état primitif, n’ayant ni maison, ni cabanes, ni propriété d’aucune espèce, chacun se logeait au hasard, et souvent pour une seule nuit; les mâles, et les femelles s’unissaient fortuitement selon la rencontre, l’occasion et le désir, sans que la parole fût un interprète fort nécessaire des choses qu’ils avaient à se dire : ils se quittaient avec la même facilité; la mère allaitait d’abord ses enfants pour son propre besoin, puis l’habitude les lui ayant rendus chers, elle les nourrissait ensuite pour le leur; sitôt qu’ils avaient la force de chercher leur pâture, ils ne tardaient pas à quitter la mère elle-même (…)103.
Supposer les langues nées au sein de la famille présuppose que la famille est elle-même une
entité stable, dont on s’imagine volontiers les membres vivant ensemble dans un lieu fixe,
comme à l’état social. Or la propriété du sol et la maison sont des innovations dont il faut bien
aussi retracer l’origine. Il semble impossible à Rousseau qu’elles aient existé chez des êtres qui
ne se rattachent nullement à une terre précise sur une longue période de temps. Il juge aussi
impossible que les mâles restent unis par amour aux femelles dans l’état de nature, puisque
l’amour dépend de certaines « notions du mérite et de la beauté qu’un sauvage n’est point en
état d’avoir, et sur des comparaisons qu’il n’est point en état de faire104 ». Réduit à son aspect
« physique », c’est-à-dire à l’instinct sexuel, l’amour devait s’avérer insuffisant pour attacher
l’homme à une femme exclusivement, et vice versa. Le besoin ne devait pas davantage pour la
famille que pour les plus grandes sociétés contraindre à une union durable, et la progéniture,
ayant atteint la maturité et l’indépendance, devait progressivement quitter sa mère, comme
souvent cela se voit dans le monde animal. Par conséquent, même s’il pouvait se développer un
idiome dans la communauté restreinte et temporaire de la mère et l’enfant, les conditions ne
sont pas réunies pour que cet idiome devienne une langue commune.
L’argument de Rousseau contre la théorie classique de la sociabilité naturelle consiste donc,
d’une part, à montrer qu’il ne pouvait exister dans l’état de nature que des relations humaines
temporaires n’apparaissant que sporadiquement, et, d’autre part à souligner le fait que pour se
103 Ibid., pp. 146-147. 104 Ibid., p. 158.
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réunir et convenir des conditions d’une association, il manquait à la fois aux hommes naturels
le besoin de se réunir, la faculté de se projeter dans le futur et une langue partagée. « [O]n voit
(…), au peu de soin qu’a pris la nature de rapprocher les hommes par des besoins mutuels, et
de leur faciliter l’usage de la parole, combien elle a peu préparé leur sociabilité, et combien elle a peu
mis du sien dans tout ce qu’ils ont fait, pour en établir les liens105 ». On comprend l’enjeu de cette
réfutation lorsqu’on se rappelle un fait d’importance : Pufendorf avait fait de la sociabilité
humaine la véritable pierre d’assise du droit naturel dans son ensemble. En fait, comme le
souligne Laurent, selon Pufendorf, les lois naturelles peuvent être dites « lois » parce qu’elles
sont découvertes et formulées par la raison, et « naturelles » parce que l’édifice qu’elles forment
ensemble, le droit naturel, se fonde dans un principe unique tiré de la nature de l’homme, celui
de sa sociabilité106. Pufendorf écrit en effet: « Les lois de cette sociabilité ou les maximes qu’il
faut suivre pour être un membre commode et utile de la société humaine, sont ce qu’on appelle
les lois naturelles107 ». La loi naturelle fondamentale prescrit en ce sens à chacun d’être « porté à
entretenir, autant qu’il dépend de lui, une société paisible avec tous les autres, conformément à
la constitution et au but de tout le genre humain sans exception108 ». À partir de cette maxime
fondamentale se dérivent par voie de conséquence toutes les autres lois naturelles, dont
chacune peut être considérée en tant que moyen de réaliser cette fin générale.
Nous avons déjà abordé quelques points importants de la critique que fait Rousseau de la
tradition du droit naturel, et mis en lumière le fait que pour connaitre la règle guidant
naturellement l’homme, il jugeait préalablement nécessaire de connaitre sa nature première.
Maintenant que nous avons exposé ses réflexions sur l’état de nature, et montré que selon lui
l’existence première de l’homme devait notamment être caractérisée par une profonde
indépendance ainsi que par un défaut de langage et de raison, nous sommes en mesure de
compléter cette critique, et de faire comprendre ce qu’elle vise : proposer pour le droit naturel
un nouveau fondement, la bonté naturelle de l’homme.
105 Ibid., p. 151. Nous soulignons. 106 P. Laurent, Pufendorf et la loi naturelle, pp. 87 et 95 ; on ne trouve pas chez Pufendorf une distinction aussi nette entre le droit et la loi naturelle que celle qui s’articule chez Hobbes. Pour Pufendorf, le droit naturel désigne simplement les lois naturelles considérées en corps. « Le droit dans tout ceci ne s’entend qu’au sens juridique d’une discipline dans son ensemble, d’une législation positive dans sa totalité » (ibid., p. 80). Lorsque Rousseau invoque le « droit naturel », il nous semble aussi utiliser l’expression en ce sens général. 107 Pufendorf, Les devoirs de l’homme et du citoyen, L. I., ch. II., § 8 et 9, cité dans P. Laurent, Pufendorf et la loi naturelle, p. 103. 108 Pufendorf, Droit de la nature et des gens, L. II., ch. III., § 15, T. I., cité dans P. Laurent, Pufendorf et la loi naturelle, p. 93.
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Fonder le droit naturel sur la sociabilité et sur le bon usage de la raison conduit selon Rousseau
à des difficultés théoriques majeures, puisque, comme nous l’avons vu, il y a de fortes raisons
de douter qu’à l’état de nature, ni l’une ni l’autre ne pouvait exister109. Il y a pour lui une façon
de fonder une morale dans la nature qui évite ces difficultés. Elle consiste à voir dans
l’interaction de deux sentiments la source du droit naturel :
[Méditant] sur les premières et les plus simples opérations de l’âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C’est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel110.
Notre esprit peut établir les « règles du droit naturel » à partir du « concours et de la
combinaison » de l’amour de soi et de la pitié111. Si la raison parait nécessaire à l’édification
d’une théorie du droit naturel, à la systématisation de ses règles, elle ne l’est nullement pour que
celui-ci soit appliqué, puisque l’amour de soi et la pitié constituent pour Rousseau deux
sentiments antérieurs à la raison. « Si la loi naturelle n’était écrite que dans la raison humaine
elle serait peu capable de diriger la plupart de nos actions, mais elle est encore gravée dans le
cœur de l’homme en caractères ineffaçables et c’est là qu’elle lui parle plus fortement que tous
les préceptes des philosophes112 ». En fait, dans l’état de nature, l’absence de raison devait
rendre infiniment plus vive que dans l’état de société cette « voix de la nature » résultant de la
combinaison de l’amour de soi et de la pitié.
109 Leur démarche entière parait d’ailleurs pour lui viciée dès le départ. Voici ce qu’il écrit à ce sujet dans la préface du Discours sur l’inégalité : « On commence par rechercher les règles dont, pour l’utilité commune, il serait à propos que les hommes convinssent entre eux; et puis on donne le nom de Loi naturelle à la collection de ces règles, sans autre preuve que le bien qu’on trouve qui résulterait de leur pratique universelle. Voilà assurément une manière très commode de composer des définitions, et d’expliquer la nature des choses par des convenances presque arbitraires » (Ibid., p. 125). 110 Ibid., pp. 125-126. 111 Rousseau n’a jamais tenté l’entreprise de détailler exhaustivement et systématiquement les règles du droit naturel. Ce qui le préoccupe, comme le signale Nishijima, « ce n’est plus la codification, comme l’a fait Pufendorf, des préceptes de ce droit, qui n’est d’aucune efficacité pour la plupart des hommes dans une société dépravée » (cf. Noritomo Nishijima, « Droit naturel, le guide de la politique chez J.-J. Rousseau », dans Musée Jean-Jacques Rousseau (éd), Jean-Jacques Rousseau, politique et nation: Actes du IIe Colloque international de Montmorency (27 septembre - 4 octobre 1995), Honoré Champion, coll. « Colloques, congrès et conférences sur l’Époque moderne et contemporaine », Paris, 2001, p. 411). Ce qui le préoccupe, c’est plutôt de penser un droit politique qui rétablisse sur d’autres fondements les règles du droit naturel, de chercher, autrement dit, les « conditions politiques qui permettraient au monde de pratiquer la justice » (ibid., p. 419). Dégager le fondement véritable du droit naturel est la première étape de ce projet intellectuel. 112 Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, p. 602.
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Pour en comprendre la cause, il faut encore une fois regarder du côté de la psychologie
rousseauiste. L’amour de soi, qui incite chacun à pourvoir à ses besoins et ainsi à « veiller à sa
propre conservation113 », parait à Rousseau la source de toutes les passions humaines; c’est,
comme il l’écrit dans l’Émile, une « passion primitive, innée, antérieure à toute autre et dont
toutes les autres ne sont en un sens que des modifications114 ». La pitié ne fait pas exception.
On peut la considérer, comme toutes les autres passions, comme une « émanation115 » de
l’amour de soi, et ce, parce qu’elle se déploie lorsque les frontières qui circonscrivent notre moi
sont un instant abolies, et que l’on s’identifie avec un être qui souffre. « En effet, comment
nous laissons-nous émouvoir à la pitié, si ce n’est en nous transportant hors de nous et nous
identifiant avec l’animal souffrant? En quittant pour ainsi dire notre être pour prendre le
sien116? » C’est le développement de l’imagination qui permet à l’homme civilisé de se
« transporter » hors de lui-même, de « quitter » son être pour prendre celui d’un autre. Lorsqu’il
conçoit cet autre comme son semblable, lorsqu’il juge qu’il souffre de maux dont il ne se croit
pas lui-même exempt117, alors il se sent exister en eux, et prend intérêt à leurs douleurs comme si
elles étaient les siennes. La pitié constitue bien en ce sens une réfraction de l’amour de soi118,
puisque, comme l’écrit Rousseau, « lorsque la force d’une âme expansive m’identifie avec mon
semblable et que je me sens pour ainsi dire en lui, c’est pour ne pas souffrir que je ne veux pas
qu’il souffre; je m’intéresse à lui pour l’amour de moi, et la raison du précepte est dans la
nature elle-même, qui m’inspire le désir de mon bien-être en quelque lieu que je me sente
exister119 ». En tant que sentiment dont l’existence « précède en [l’homme] l’usage de toute
réflexion120 », la pitié devait selon Rousseau exister à l’état de nature, au moins sous la forme
d’une répugnance spontanée devant la souffrance d’un être vivant, et « principalement » celle
d’un « semblable121 ».
113 Discours sur l’inégalité, p. 219. 114 Émile, p. 491. 115 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 864. 116 Émile, p. 505. Voir aussi Discours sur l’inégalité, p. 155. 117 Cf. Émile, p. 507. 118 C’est une expression heureuse d’Eve Grace, qui qualifie l’amour de soi de « refracted self-love ». Cf. Eve Grace, « Built on Sand: Moral Law in Rousseau’s Second Discourse », dans Eve Grace et Christopher Kelly (ed.), The Challenge of Rousseau, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 174. 119 Émile, p. 523. 120 Discours sur l’inégalité, p. 154. 121 Ibid., p. 126.
31
Certes, Rousseau a lié intimement dans son Émile le déploiement de la pitié à l’activité de
l’imagination, et souligné, dans son Discours sur l’inégalité, que l’imagination ne pouvait être une
faculté développée chez l’homme naturel. Comment donc la pitié pourrait-elle alors exister à
l’état de nature? Le doute sur la cohérence de la pensée de Rousseau est ici légitime. Quoi qu’il
en soit, puisque l’amour de soi se mue spontanément en pitié chez l’homme naturel, il se
modère comme de lui-même, et le garde de causer inutilement du mal à ses semblables.
C’est [la pitié] qui, dans l’état de nature, tient lieu de lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix : C’est elle qui détournera tout sauvage robuste d’enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs : C’est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente. Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible122.
Le droit naturel, suggéré par ces « impulsions intérieures », est ainsi « spontanément vécu par
l’homme naturel123 ». Certes la nature ne lui prescrit pas la règle d’or, mais conjugue l’impératif
de la conservation de soi à l’horreur instinctive de la souffrance chez autrui. Elle veille ainsi à la
conservation générale de l’espèce humaine124. Rousseau peut bien alors voir en l’homme un
être naturellement bon. Il faut cependant voir, comme le souligne Gouhier, qu’il est nécessaire
d’entendre cette expression dans un sens bien particulier : « L’expression bonté naturelle est
légitime si elle couvre la vieille idée que les facultés et les inclinations de l’homme ont pour fin
naturelle son bien125 ». L’expression « bonté » ne doit donc pas être comprise dans son
acception chrétienne; elle ne renvoie nullement à une sorte de vertu de charité chez l’homme
naturel. Plus exacte s’avère l’affirmation selon laquelle l’homme naturel, n’entretenant nulle
relation sociale et n’ayant nullement conscience de ses devoirs, est en quelque sorte amoral, en
deçà du bien et du mal126, et ce, bien que paradoxalement son existence constitue
l’exemplification même du droit naturel.
122 Ibid., p. 156. 123 J. Starobinski, « Notes et variantes », dans Rousseau, Œuvres complètes, t. III, p. 1299. 124 Dans l’article « Conservation » de l’Encyclopédie, Diderot voit « le cri de la nature » tendre dans une direction similaire. Voici la maxime qu’il porte : « Fais en sorte que tes actions tendent à la conservation de toi-même et à celle des autres » (passage cité dans J. Starobinski, « Notes et variantes », dans O.C., t. III, p. 1298). Dans ses Confessions, Rousseau affirme que Diderot a eu une forte influence sur le contenu du Discours sur l’inégalité. Voir Confessions, p. 389. 125 H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, p. 25. 126 Cf. Lettre à Christophe de Beaumont, p. 936.
32
On peut dire sa nature « bonne », en d’autres mots, parce qu’elle se résume en un minimum
vital dont l’élan favorise sa conservation et celle de son espèce. Pour cette raison même, il
convient de faire remarquer que dans cette image de l’état de nature, il n’existe aucune césure
entre le droit et l’intérêt. La justice et l’utilité y parlent d’une même voix : celle de la nature.
L’existence est étroitement unie à la norme qui doit la régler, puisque la loi prescrite à
l’humanité est aussi l’impulsion intérieure au principe de ses actions127. Voilà tout ce que
contient le mot « origine » pour Rousseau; il donne à voir un état où le problème pour lequel le
Contrat social constitue une réponse n’existe pas.
III. Le point nodal du « système »
À partir du « point zéro » que constitue l’état de nature, Rousseau entreprend de bâtir une
histoire hypothétique de la formation graduelle des sociétés politiques qui sera également celle
de la naissance du problème auquel le Contrat social entend répondre. Burgelin écrit en ce sens :
« Pour lui, le droit et le fait se sont écartés peu à peu d’une même source où ils n’étaient qu’un :
le droit représente la filiation directe, transmise à travers les âges avec aussi peu de
modification que possible; le fait, le résultat des transformations réelles, plus ou moins
complexes128 ». On entrevoit cependant déjà dans ce portrait la possibilité que les faits se
détachent du droit, et que s’ouvre la brèche entre l’intérêt et la justice.
L’entièreté du tableau repose sur l’idée que la liberté (sous des formes variées) est constitutive
de notre humanité, lui est consubstantielle129. La liberté jouera en ce sens un rôle décisif dans le
scénario rousseauiste de la « sortie » de l’état de nature. La difficulté est de cerner précisément
ce rôle. Comme nous l’avons montré, le mot « liberté » s’avère plurivoque sous la plume de
Rousseau. L’homme primitif est libre en ce sens qu’il est doué de perfectibilité, mais aussi
parce qu’il est indépendant de ses semblables. Or il y a aussi un autre sens par lequel il peut
être dit libre : « [La] nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme
concourt aux siennes en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par instinct, et l’autre par
un acte de liberté; ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même
quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son
127 Ibid., p. 126. 128 P. Burgelin, La philosophie de l’existence de J.-J. Rousseau, p. 210. 129 « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme » (Contrat social, p. 356). Voir aussi Discours sur l’inégalité, p. 184.
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préjudice130 ». Certes la règle prescrite à l’homme naturel lui « parle immédiatement par la voix
de la nature131 », et, pour cette raison, constitue une impulsion presque irrésistible. Cependant,
l’homme ne constitue pas pour autant un être tout à fait déterminé par nature. Celle-ci
commande à l’homme naturel, mais il y a aussi en lui le potentiel de s’écarter de ses décrets132.
Dans quelles circonstances les hommes ont-ils donc pu s’écarter de la règle qui leur était
prescrite? La question possède une importance spéciale lorsqu’on considère comme Rousseau
que l’homme naturel est poussé à agir conformément au droit naturel par l’activité de l’amour
même qu’il se porte. Pour le dire autrement, il s’agit ici d’expliquer que l’homme ait pu résister
à la « voix de la nature » alors que le motif de toutes les actions humaines, la poursuite
amoureuse de son propre bien, est en quelque sorte responsable de l’existence de cette voix et
de cela même qu’elle prescrit. Nul n’est « tenté », écrit en effet Rousseau, « de désobéir à sa
douce voix133 ».
Pour comprendre la façon dont il résout ce problème, il nous faut préalablement pointer une
autre différence fondamentale séparant Rousseau de la tradition chrétienne. La responsabilité
de la sortie de l’Éden primitif ne repose pas tellement sur un mauvais usage du libre-arbitre
humain, comme dans le récit biblique de la genèse. Il n’y aurait pas en ce sens de péché
originel, rien en nous d’intrinsèquement coupable134. Rousseau pense plutôt que certains
facteurs ont pu agir sur les impulsions intérieures dont résulte la voix de la nature. C’est parce
que cette dernière perdit sa force que les hommes s’en détachèrent.
Expliquer ce point nous demande ici de pointer une caractéristique essentielle de la pitié.
Comme elle constitue une « émanation » de l’amour de soi-même, sa force doit par conséquent
130 Discours sur l’inégalité, p. 141. 131 Ibid., p. 125. 132 Cette caractéristique, nourrie par le développement des facultés humaines qu’occasionne la vie sociale, donnera naissance chez l’homme civilisé à la liberté morale, c’est-à-dire à la liberté au « sens philosophique » du mot, au libre arbitre à proprement parler (Cf. Contrat social, pp. 364-365). Remarquons ici cependant que cette qualité « d’agent libre » propre à l’homme ressemble moins, à l’état de nature, au libre arbitre qu’à une autre manière de parler de la perfectibilité. 133 Discours sur l’inégalité, p. 156. 134 Cf. Lettre à Christophe de Beaumont, pp. 937-938. Gouhier résume par ailleurs très simplement tout l’écart qui existe entre la philosophie rousseauiste et la tradition chrétienne : « le schème fondamental de la pensée de Rousseau n’est pas signifié par le couple nature-grâce, mais par le couple nature-histoire. En réalité, on passe du schème traditionnel au schème rousseauiste, quand nature prend la place de grâce et histoire la place de nature : ici, la nature est à l’histoire ce que la grâce était à la nature ». H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, p. 46. Les italiques sont dans le texte original.
34
demeurer subordonnée à la sienne135. Autrement dit, la pitié n’existe dans toute sa force que
lorsque notre propre bien n’entre pas en contradiction avec celui d’un autre; elle nous garde en
cela surtout de faire inutilement du mal à notre semblable. Cette caractéristique de la pitié est
indiquée subtilement par Rousseau à de nombreuses reprises. Dans un passage que nous avons
cité un peu plus haut, celui-ci écrivait en ce sens que la pitié « détournera tout sauvage robuste
d’enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-
même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs136 ». Rappelons également ce passage du tout début du
discours : « tant qu’il ne résistera point à l’impulsion intérieure de la commisération, il ne fera
jamais du mal à un autre homme ni même à aucun être sensible, excepté dans le cas légitime où sa
conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner préférence à lui-même137 ». La force par laquelle
s’impose la loi naturelle dépend en cela de la façon dont les intérêts de chacun s’harmonisent
ou entrent en contradiction. Dans ce dernier cas, la pitié est étouffée et l’amour de soi affirme
sa primauté. Tout se passe comme s’il existait au sein du droit naturel une clause qui permettait
de s’en soustraire.
Nous avons déjà montré que l’existence de l’homme à l’état de nature devait se caractériser
selon Rousseau par une remarquable indépendance. Or c’est cette indépendance qui fait de
cette situation, précisément, une exception. C’est elle qui y empêche que les intérêts des uns et
des autres ne se croisent et ne se contredisent, et que la pitié soit contrainte au silence. Dans
l’état de nature, en effet, « l’homme ne connait que lui; il ne voit son bien être opposé ni
conforme à celui de personne138 ». C’est donc l’indépendance qui permet dans l’état de nature
cette union étroite de la justice et de la poursuite de son propre bien. L’indépendance naturelle
représente ainsi la condition première de la préservation de la « bonté » de la nature humaine,
de l’adhésion de son existence à la loi naturelle.
Une fois que le mouvement de l’histoire commencera à s’imprimer dans le tableau statique de
l’état de nature, les pièces fondamentales de ce « système » de pensée pourront être mises en
relation dynamiquement, de manière à constituer une philosophie de l’histoire. Très
135 Cf. R. D. Masters, The political philosophy of Rousseau, p. 48; voir aussi E. Grace, « Built on Sand: Moral Law in Rousseau’s Second Discourse », p. 174. 136 Discours sur l’inégalité, p. 156. Nous avons rajouté les italiques au texte original. 137 Ibid., p. 126. Nous avons rajouté les italiques au texte original. Voir aussi Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre (p. 602) et ce passage des Fragments politiques (p. 475) : « Les devoirs de l’homme dans l’état de nature sont toujours subordonnés au soin de sa propre conservation qui est le premier et le plus fort de tous ». 138 Lettre à Christophe de Beaumont, p. 936.
35
succinctement, l’idée de Rousseau est qu’un concours de circonstances put activer la
perfectibilité humaine en portant les hommes à nouer des relations qui sonnèrent
progressivement le glas de leur indépendance primitive. En effet, l’apparition de relations
sociales signifie non seulement le croisement général des intérêts, mais encore, par le
développement de la raison et de l’imagination qu’elle occasionne, la montée de besoins
artificiels et de passions nouvelles rendant inévitable l’opposition réciproque de ces intérêts.
L’union même des hommes porte ainsi le germe de divisions sans nombres. Nous sommes
donc maintenant en mesure de comprendre le passage du Manuscrit de Genève avec lequel nous
avons ouvert ce chapitre : « [Nos] besoins nous rapprochent à mesure que nos passions nous
divisent, et plus nous devenons ennemis de nos semblables, moins nous pouvons nous passer
d’eux139 ». Cette opposition des intérêts doit alors étouffer la pitié et faire dévier l’amour de soi
de sa direction première en le concentrant, justement, dans les bornes étroites du soi140. Ainsi
peut-on prétendre que la société « corrompt » l’homme. Puisqu’elle affaiblit considérablement
la voix de la nature, les hommes s’en détournent. Dans le développement de la vie sociale
réside un paradoxe bien singulier : à mesure que les hommes acquièrent assez de raison pour
concevoir la loi naturelle, « le développement antérieur des passions rend impuissants tous ses
préceptes141 ». La vie sociale est ainsi en quelque sorte mal fondée, puisqu’elle tend à asphyxier
ce qui pourrait rendre l’homme apte à une sociabilité saine.
139 Manuscrit de Genève, p. 282. 140 Soi et moi sont ici utilisés comme des synonymes. 141 Manuscrit de Genève, p. 284 ; voir aussi Discours sur l’inégalité, p. 126.
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Chapitre 2 : Une histoire hypothétique comme clé de
lecture de l’ « état actuel » des sociétés humaines
Première partie : Retour sur la question de la naturalité de la sociabilité
La seconde partie du Discours sur l’inégalité donnera ainsi à voir une histoire par laquelle les
hommes établissent des relations sociales sans pourtant, à proprement parler, devenir des êtres
sociaux. Il ne faudrait cependant pas conclure que, selon la perspective rousseauiste, l’état de
sociabilité s’oppose tout à fait à la nature humaine, que toute forme d’existence sociale s’avère
contre nature. Dans le Contrat social, ne lit-on pas avec surprise que la famille constitue une
forme de sociabilité naturelle142? De même, n’est-il pas étonnant que les Lettres morales et l’Émile
contiennent l’affirmation selon laquelle l’homme est « sociable par sa nature, ou du moins fait
pour le devenir143 » ? La question de la naturalité de la sociabilité est donc plus complexe qu’il
n’y parait aux premiers abords. Il est certes légitime de se demander si Rousseau change d’avis
sur ce sujet dans les œuvres postérieures au Discours sur l’inégalité. Néanmoins, comme il affirme
avoir écrit « toutes » ses œuvres « sur les mêmes principes144 », et que cette question constitue –
c’est le moins qu’on puisse dire – un point crucial de sa philosophie, peut-être manque-t-il ici
simplement de clarté. Nous proposerons ici une interprétation qui aura au moins le mérite de
faire voir qu’une manière de cohérence peut être dégagée de ces diverses affirmations.
I. L’état de société comme résultat du vieillissement naturel de l’espèce
On trouve à ce sujet quelques indications précieuses dans une réponse à une critique que
Charles Bonnet (sous le pseudonyme de Philopolis) avait adressée à Rousseau en 1755 dans le
Mercure de France. Celui-ci y écrivait en effet : « Tout ce qui résulte immédiatement des facultés de
l’homme, ne doit-il pas être dit résulter de sa nature? Or, je crois que l’on démontre fort bien
que l’état de société résulte immédiatement des facultés de l’homme145 ». Rousseau fut alors forcé
de préciser sa pensée. Certes, écrit-il dans sa Lettre à Philopolis, la sociabilité est naturelle à
l’espèce, mais comme la « décrépitude » est naturelle à l’individu. « Toute la différence est que
l’état de vieillesse découle de la seule nature de l’homme et que celui de société découle de la
142 Contrat social, p. 352. 143 Lettres morales, p. 1109 ; Émile, p. 600. 144 Lettre à Christophe de Beaumont, p. 933. 145 Cf. « Notes et variantes », dans O.C., t. III, p. 1383.
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nature du genre humain, non pas immédiatement, comme vous le dites, mais seulement,
comme je l’ai prouvé, à l’aide de certaines circonstances extérieures qui pouvaient être ou n’être
pas, ou du moins arriver plus tôt ou plus tard, et par conséquent accélérer ou ralentir le
progrès146 ». Ainsi, pour dire la société naturelle, celle-ci n’a pas à être forcément originelle. La
nature de l’homme ne se dévoile pas entièrement à l’état de nature147; dans une large part, elle
n’y est présente qu’en germe, et n’attend que l’activation de la perfectibilité pour croitre. « Ce
fut par une Providence très sage que les facultés qu’il avait en puissance ne devaient se
développer qu’avec les occasions de les exercer, afin qu’elles ne fussent ni superflues et à
charge avant le temps, ni tardives et inutiles au besoin. Il avait dans le seul instinct tout ce qu’il
lui fallait pour vivre dans l’état de nature, il n’a dans une raison cultivée que ce qu’il faut pour
vivre en société148 », lit-on dans le Discours sur l’inégalité. Il y a naturellement « en puissance » en
l’homme des facultés qui peuvent lui permettre de s’adapter à son environnement si celui-ci le
soumet à une pression nouvelle. La Lettre à Philopolis, dans laquelle Rousseau cherche à
défendre son Discours et à vulgariser sa pensée, nous pousse à voir la sociabilité comme le
résultat d’un processus à la fois nécessaire et contingent; nécessaire, car obéissant à la logique
du déploiement graduel des ressources originellement latentes en l’âme humaine; contingent,
car son déclenchement ne peut être que le fruit d’une combinaison de hasards et de
circonstances diverses149. En ce sens, la sociabilité peut bien être dite naturelle, et ce, alors
même qu’elle étouffe la « voix de la nature ». Le qualificatif ne renvoie pas alors à un état de
santé, mais à un état déclinant : « il faut des arts, des lois, des gouvernements aux peuples
comme il faut des béquilles aux vieillards150 ». C’est l’artifice qui doit ici venir pallier les maux
d’une nature sur son déclin.
146 Lettre à Philopolis, p. 232 ; notons ici le mot « prouver ». 147 Cf. H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, p. 20. 148 Discours sur l’inégalité, p. 154. 149 On trouve, dans les Fragments politiques (p. 533), un résumé du long processus décrit dans toute la seconde partie du Discours sur l’inégalité : « Si toute la terre était également fertile, peut-être les hommes ne se fussent-ils jamais rapprochés. Mais la nécessité, mère de l’industrie, les a forcés de se rendre utiles les uns aux autres pour l’être à eux-mêmes. C’est par ces communications, d’abord forcées, puis volontaires, que leurs esprits se sont développés, qu’ils ont acquis des talents, des passions des vices, des vertus, des lumières, et qu’ils sont devenus tout ce qu’ils peuvent être en bien et en mal. L’homme isolé demeure toujours le même, il ne fait de progrès qu’en société ». 150 Lettre à Philopolis, p. 232.
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II. Des liens sociaux noués par la sensibilité « positive »
Cependant, il semble que sous la plume de Rousseau la sociabilité puisse être dite « naturelle »
en un autre sens. Si le plus souvent la sociabilité a pour effet d’altérer et de pervertir la bonté
naturelle de l’homme, il semble qu’elle puisse aussi la préserver, et ce, bien que ce soit sous une
forme qui diffère tout à fait de celle qu’elle avait à l’état de nature. Les liens sociaux peuvent en
effet se fonder sur « le premier sentiment relatif qui touche le cœur humain selon l’ordre de la
nature151 », c’est-à-dire la pitié152. Pour comprendre ce point, il nous faudra approfondir la
généalogie rousseauiste des passions humaines, présentée par diverses esquisses dans de
nombreuses œuvres.
Rousseau identifie, dans le deuxième dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques, une sensibilité
« active et morale » chez l’homme, « qui n’est autre chose que la faculté d’attacher nos
affections à des êtres qui nous sont étrangers153 ». L’amour que nous nous portons aurait pour
conséquence immédiate de nous faire éprouver comme un plaisir le sentiment de notre propre
existence154. Il s’en suit selon Rousseau qu’il y a en notre âme un désir naturel de renforcer le
sentiment de notre existence, c’est-à-dire un désir d’éprouver que notre existence croît, qu’il y a
chez elle un mouvement d’expansion par lequel elle se dilate tout en s’intensifiant. On lit ainsi
dans un fragment que « tout ce qui semble étendre ou affermir notre existence nous flatte, tout
ce qui semble la détruire ou la resserrer nous afflige155 ». Voilà quelle serait la source primitive
de toutes nos passions. L’action de l’imagination est ici déterminante, puisqu’elle épouse la pente
naturelle de l’amour de soi en donnant à l’existence de l’homme une extension cruciale : elle
étend sa sensibilité au-delà des bornes de son corps. Ainsi des riches, qui, dans le Discours sur
151 Émile, p. 505. 152 « Quelle que soit la cause de notre être, elle a pourvu à notre conservation en nous donnant des sentiments convenables à notre nature, et l’on ne saurait nier qu’au moins ceux-là ne soient innés. Ces sentiments, quant à l’individu, sont l’amour de soi, la crainte de la douleur, l’horreur de la mort, le désir du bien-être. Mais si, comme on n’en peut douter, l’homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir, il ne peut l’être que par d’autres sentiments innés, relatifs à son espèce ; car à ne considérer que le besoin physique, il doit certainement disperser les hommes, au lieu de les rapprocher » (Émile, p. 600). Ces autres « sentiments innés, relatifs à notre espèce », sont, à n’en pas douter, ceux qui dérivent de la pitié. Parmi les nombreux commentateurs ayant développé l’idée d’une sociabilité basée sur la pitié, Masters a très bien fait voir que le Discours sur l’inégalité et l’Émile convergeaient sur ce point. Cf. R.D. Masters, The political philosophy of Rousseau, pp. 44-53. 153 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 805. 154 Les rêveries du promeneur solitaire, pp. 1046-1047. 155 Fragments divers, p. 1324. Parmi les commentateurs, Gouhier a consacré plusieurs pages remarquables à l’étude des mouvements d’expansion et de resserrement qui caractérisent le sentiment de l’existence chez Rousseau. Cf. H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, pp. 107-117.
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l’inégalité, sont « sensibles dans toutes les parties de leurs biens156 ». L’imagination étend de
même la sensibilité de l’homme sur ses semblables : elle fait d’eux, comme l’écrit cette fois
Manent, « une part sensible de lui-même157 ». Leurs faits et gestes, leurs dires ou encore leurs
jugements agissent sur sa sensibilité sans que son corps soit touché physiquement.
Lorsqu’étendre sa sensibilité signifie simultanément se retrouver partout hors de soi, et ainsi se sentir
exister dans ses semblables, alors le sentiment de l’existence n’est pas seulement éprouvé avec
plus de force; la naissance d’un ensemble de passions aimantes et douces, capables de nouer les
liens d’une sociabilité saine, devient par surcroit possible158.
On aura reconnu dans ce dernier cas de figure le mécanisme par lequel l’amour de soi se mue
en pitié. Dans le cas où l’extension de la sensibilité s’accompagne d’une dilatation du moi, on se
transporte hors de soi et l’on se sent souffrir dans autrui. Une multitude de passions
affectueuses peuvent alors être générées, passions qui sont toutes considérées par Rousseau
comme des manifestations différentes de la pitié. Citons là-dessus le Discours sur l’inégalité : « En
effet, qu’est-ce que la générosité, la clémence, l’humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles,
aux coupables, ou à l’espère humaine en général? La bienveillance et l’amitié même sont, à le
bien prendre, des productions d’une pitié constante, fixée sur un objet particulier : car désirer
que quelqu’un ne souffre point, qu’est-ce autre chose, que de désirer qu’il soit heureux159 ? »
Tout comme la pitié constitue une réfraction de l’amour de soi, à leur tour la générosité, la
clémence, l’humanité, la bienveillance et l’amitié se révèlent des modulations de la pitié. Une
sociabilité se nouant par de telles passions peut bien alors être qualifiée de naturelle, car il « est
très naturel que celui qui s’aime cherche à étendre son être et ses jouissances, et à s’approprier
par l’attachement ce qu’il sent devoir être un bien pour lui160 ». Cette sensibilité « positive »,
comme l’appelle parfois Rousseau, agit chez les hommes de manière analogue à l’attraction qui
156 Discours sur l’inégalité, p. 179. C’est la zone du mien, pour reprendre une expression de Burgelin. Cf. P. Burgelin, La philosophie de l’existence de J.-J. Rousseau, p. 151. 157 Pierre Manent, Naissances de la politique moderne, Gallimard, coll. « tel », Paris, 2007, p. 211. 158 C’est l’idée derrière l’éducation morale d’Émile : conjuguer l’extension de sa sensibilité aux autres êtres à une disposition à s’identifier à eux : « Pour exciter et nourrir cette sensibilité naissante, pour la guider ou la suivre dans sa pente naturelle, qu’avons-nous donc à faire, si ce n’est d’offrir au jeune homme des objets sur lesquels puissent agir la force expansive de son cœur, qui le dilatent, qui l’étendent sur les autres êtres, qui le fassent partout retrouver hors de lui (…)? » Cet expédient ne lui permet pas seulement de gouter avec bonheur le sentiment de son existence, il permet aussi d’ « exciter en lui la bonté, l’humanité, la commisération, la bienfaisance, toutes les passions attirantes et douces qui plaisent naturellement aux hommes ». Émile devient par là capable d’une sociabilité saine. Cf. Émile, p. 506. 159 Discours sur l’inégalité, p. 155. Voir aussi p. 219. 160 Rousseau juge de Jean-Jacques, pp. 805-806. Les italiques ne sont pas dans le texte original. Voir aussi Émile, p. 492.
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lie les différents corps dans la théorie newtonienne : elle les attire les uns vers les autres. Le
besoin161 n’est donc pas le seul fondement des relations humaines; celles-ci peuvent aussi
s’établir sur la base de passions aimantes dérivant de la pitié. « [Nous] nous attachons à nos
semblables moins par le sentiment de leurs plaisirs que par celui de leurs peines; car nous y
voyons bien mieux l’identité de notre nature et les garants de leur attachement pour nous. Si
nos besoins communs nous unissent par intérêt, nos misères communes nous unissent par
affection162. »
On voit tout de suite cependant que puisque ces passions aimantes dérivent de la pitié, elles
sont soumises à son talon d’Achille : elles ne sauraient lier les hommes si leurs intérêts
s’opposent. L’homme cherche en effet à « s’approprier par l’attachement ce qu’il sent devoir être un
bien pour lui163 ». Or, selon la perspective rousseauiste, le plus souvent, en société, les rapports
humains ne s’accordent pas selon l’heureuse doctrine de l’intérêt bien entendu. Nous trouvons
en effet « notre avantage dans le préjudice de nos semblables », et « la perte de l’un fait presque
toujours la prospérité de l’autre164 ».
Les uns veulent des maladies, d’autres la mortalité, d’autres la guerre, d’autres la famine; j’ai vu des hommes affreux pleurer de douleur aux apparences d’une année fertile, et le grand et funeste incendie de Londres fit peut-être la fortune à plus de dix mille personnes. (…) Si l’on me répond que la société est tellement constituée que chaque homme gagne à servir les autres, je leur répliquerai que cela serait fort bien s’il ne gagnait encore plus à leur nuire. Il n’y a point de profit si légitime qui ne soit surpassé par celui qu’on peut faire illégitimement, et le tort fait au prochain est toujours plus lucratif que les services165.
À mesure que la raison et l’imagination de l’homme se perfectionnent, ses désirs s’enflamment
et surpassent ses besoins naturels, le rendant dépendant, pour leur satisfaction, du concours de
ses semblables. Mais le croisement graduel des intérêts les dispose de telle manière qu’ils se
mettent à s’opposer. On voit l’opposition marquée se dessinant ici entre Rousseau et les
penseurs libéraux. L’harmonie de la société ne peut naitre de la réciprocité des services que se
161 Rappelons ici la distinction que nous avons effectuée au Chapitre 1. Les besoins naturels (physiques) sont selon Rousseau insuffisants pour porter les hommes à entrer en société. Mais les désirs qu’éprouvent les hommes dont les facultés se sont déployées sous l’effet de la perfectibilité sont infiniment plus vastes. Ainsi, il est selon Rousseau à la fois vrai de dire que le besoin lie les hommes, et faux de dire que les hommes sont entrés en société pour garantir la satisfaction de leurs besoins naturels. 162 Émile, p. 503. 163 Rousseau juge de Jean-Jacques, pp. 805-806. Les italiques ne sont pas dans le texte original. 164 Discours sur l’inégalité, pp. 202-203. 165 Ibid., p. 203.
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rendent les particuliers166. En effet, l’existence de peines, de maux ou de manques constitue la
condition de possibilité des échanges de services tout comme des profits générés par ceux-ci,
de sorte que l’intérêt du marchand d’arme réside avant tout dans le déclenchement de conflits,
et celui de l’apothicaire dans la prolifération des maladies. De plus, puisqu’il n’y a « point de
profit si légitime qui ne soit surpassé par celui qu’on peut faire illégitimement », l’intérêt,
lorsqu’il est bien compris, n’oblige nullement les uns à travailler au bien des autres pour
pouvoir faire le leur; il les incite plutôt, en pratique, à trouver leur compte dans le malheur
d’autrui. C’est ainsi que les échanges, mutuellement avantageux en apparence, favorisent en
quelque sorte le désir secret du malheur de son prochain. Voilà pourquoi, dans la préface au
Narcisse, Rousseau écrit en note de bas de page que la force des liens de l’intérêt s’avère pour
ainsi dire inversement proportionnelle à celle des liens basés sur l’affection : « On ne peut
resserrer un de ces liens que l’autre ne se relâche d’autant167 ».
III. La sensibilité « négative » et la division au cœur du lien social
Le problème s’aggrave encore lorsque l’on considère que l’imagination est susceptible de
modifier la tonalité de l’amour de soi d’une tout autre façon, de manière à engendrer l’amour-
propre. L’imagination peut en effet étendre le champ de la sensibilité de l’homme aux autres
sans qu’il ne « transporte » son être en eux, sans qu’il ne s’identifie à eux. L’homme devient
alors sensible à tout ce qui, chez les autres, caresse ou vexe l’amour qu’il se porte, et exige
d’eux pour cette raison des démonstrations de reconnaissance, d’approbation et d’admiration.
La dynamique ouverte par ce mode d’extension de la sensibilité engendre autrement dit le désir
de recevoir d’autrui des signes de préférence168, ce pour quoi l’amour-propre se lie étroitement au
problème de l’inégalité. Éprouver de l’amour-propre signifie en effet vouloir être préféré aux
autres par les autres; cela signifie aussi souhaiter que les autres nous préfèrent à eux-mêmes,
« ce qui est impossible169 », écrit Rousseau. L’amour-propre est le désir toujours insatisfait
d’être reconnu comme supérieur, et ce, en quelque domaine que ce soit. Remarquons ici
166 Sur l’opposition de Rousseau à Montesquieu sur ce point, voir É. Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, pp. 92-93. 167 Préface au Narcisse, p. 968. Voir aussi sur ce point Constitution pour la Corse, p. 914. Du reste, Melzer a très bien thématisé l’incompatibilité entre les liens de l’intérêt et ceux de l’affection. Voir A.M. Melzer, La bonté naturelle de l’homme, pp. 138-140. 168 L’amour-propre est « un sentiment relatif par lequel on se compare, qui demande des préférences ». Cf. Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 669. 169 Émile, p. 493 ; Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 806.
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l’importance nouvelle et considérable accordée au regard d’autrui. Lorsque l’amour de soi
dégénère en amour-propre, il n’y a que par la médiation du regard imaginé de l’autre sur soi
que l’homme peut espérer éprouver le sentiment de son existence170. S’il se jette alors « hors de
lui », comme dans le cas de la pitié, c’est en revanche pour vivre « dans l’opinion des autres171 »,
et tâcher de se modeler sur le patron de ce que ces derniers considèrent aimable. Ce ressort
passionnel par lequel le cœur humain s’attache à l’inégalité contient donc ce qu’il faut pour
augmenter considérablement la dépendance personnelle, puisqu’il contraint l’homme à
l’aliénation de sa propre personne pour être préféré aux autres. L’amour-propre s’avère au
principe, pour reprendre l’expression célèbre de La Boétie, d’une servitude volontaire.
Parce que l’amour-propre est inséparable de l’insatisfaction, il se révèle la racine d’un ensemble
de passions d’un autre genre, les passions « irascibles et haineuses172 », qui, loin d’être étouffées
par l’opposition des intérêts, contribuent au contraire à l’approfondir. En cela, Grace peut avec
raison le qualifier de « compassion’s dark twin173 ». Pour l’expliquer, rapportons-nous là-dessus
encore à un passage du deuxième dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques : « aussitôt qu’on
prend l’habitude de se mesurer avec d’autres, et de se transporter hors de soi pour s’assigner la
première et la meilleure place, il est impossible de ne pas prendre en aversion tout ce qui nous
surpasse, tout ce qui nous rabaisse, tout ce qui nous comprime, tout ce qui étant quelque chose
nous empêche d’être tout174 ». L’amour-propre, désir d’être préféré et passion pour la
supériorité, s’irrite de tout indice de mépris, s’offense de tout ce qui donne le sentiment de
l’infériorité. Or comme ce désir d’occuper la « première et la meilleure place » occupe le cœur
de tout homme éduqué dans le levain de la civilisation175, et que chacun ne peut obtenir des
autres d’être préféré à eux-mêmes, il constitue le principe d’une dissension générale.
En résumé, l’état de société, tel qu’il s’est constitué historiquement, porte les hommes à
« s’entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent176 ». La société rapproche les hommes
en les divisant, elle les lie en les opposant. En effet, lorsque les intérêts des uns et des autres
170 Discours sur l’inégalité, p. 193. 171 Idem. 172 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 669 ; Émile, p. 493 ; Discours sur l’inégalité, p. 170. 173 E. Grace, « Built on Sand: Moral Law in Rousseau’s Second Discourse », p. 175. 174 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 806 ; voir aussi ce passage très clair des Fragments politiques (p. 478) : « Sitôt qu’un homme se compare aux autres, il devient aussitôt leur ennemi, car chacun voulant en son cœur être le plus puissant, le plus heureux, le plus riche, ne peut regarder que comme un ennemi secret quiconque ayant le même projet en soi-même lui devient un obstacle à l’exécuter ». 175 Discours sur l’inégalité, p. 203. 176 Ibid., p. 202. Voir aussi pp. 171, 174-175; Lettre à Christophe de Beaumont, pp. 936-937.
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entrent en conflit, les passions aimantes issues de la pitié s’amenuisent et disparaissent, laissant
les passions irascibles et haineuses dérivées de l’amour-propre gouverner le cours des relations
humaines. La sensibilité devient ainsi « négative177 »; les passions n’agissent plus comme une
force d’attraction, mais de répulsion, et ce, alors même qu’une profonde dépendance enchaine
désormais les hommes les uns aux autres178. Un nouveau paradoxe s’ajoute à notre analyse : à
mesure que s’affermit l’état de société, les hommes deviennent par le fait même moins capables
d’une sociabilité naturelle, c’est-à-dire d’une sociabilité qui puise ses ressources dans la pitié. Le
processus naturel de vieillissement du genre humain réprime le plein déploiement de la nature
humaine; il la condamne à n’exister que sous forme de virtualité, de potentiel. Voilà, semble-t-
il, la structure souterraine de la seconde partie du Discours sur l’inégalité.
Deuxième partie : Une histoire rythmée par les révolutions
Dans la première partie du Discours sur l’inégalité, Rousseau a donc dressé le portrait détaillé de
ce qu’il appelle le « pur » état de nature. Au début de la seconde partie du Discours commence le
tracé d’une l’histoire hypothétique de la lente naissance de la société – et avec elle de l’inégalité.
À strictement parler, l’expression « état de nature » englobe en revanche toute la période de
l’histoire humaine précédant l’institution de la société politique par un pacte social. Après avoir
dépeint le « pur » état de nature, dont l’existence ne demeure au mieux qu’une possibilité,
Rousseau entreprend donc de décrire un « second » état de nature, qui a, celui-là, certainement
existé, et dans lequel il s’avère possible qu’une sociabilité saine, nouée par les liens de
l’affection mutuelle, ait existé. Il est rigoureusement certain, autrement dit, qu’ait existé une
histoire humaine avant l’érection des sociétés politiques, comme en témoigne le mode de vie
des hommes que découvrent les explorateurs européens. Mais le récit qu’en fera Rousseau ne
demeure à ses yeux que vraisemblable; cette histoire aurait pu se passer autrement. Néanmoins,
celle-ci demeure instructive. Si elle fut tissée à partir de conjectures, il semble cependant qu’elle
puisse néanmoins nous permettre de tirer des conclusions certaines sur l’état social. Comme il
l’écrit lui-même : « [Les] conséquences que je veux déduire [de mes conjectures] ne seront
point pour cela conjecturales, puisque, sur les principes que je viens d’établir, on ne saurait
177 Rousseau juge de Jean-Jacques, pp. 805. 178 Ainsi s’éclaire un autre passage ouvrant le Manuscrit de Genève (p. 282) : « C’est ainsi que les mêmes causes qui nous rendent méchants nous rendent encore esclaves, et nous asservissent en nous dépravant ». Voir aussi là-dessus les remarques intéressantes de Manent et de Melzer. Cf. P. Manent, Naissances de la politique moderne, p. 200; A. M. Melzer, La bonté naturelle de l’homme, pp. 143-144.
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former aucun autre système qui ne me fournisse les mêmes résultats, et dont je ne puisse tirer
les mêmes conclusions179 ». Comme l’a bien remarqué Starobinski180, une série de révolutions
ponctuent l’histoire racontée par Rousseau, de sorte qu’elle semble avancer par bonds
successifs. Nous séparerons notre présentation selon les grandes étapes qu’il a identifiées.
En ouverture de la deuxième partie du Discours sur l’inégalité, Rousseau écrit : « Le premier qui
ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le
croire, fut le vrai fondateur de la société civile181 ». C’est que les grandes révolutions de
l’histoire tracée juste ensuite à grands traits marquent toutes l’avancement d’une idée bien
précise : celle du droit de propriété, que consolide la ratification du pacte social. En effet, l’idée
de propriété, « dépendant de beaucoup d’idées antérieures », n’a pas pu selon Rousseau se
former « tout d’un coup dans l’esprit humain182 ». Il ne croit son apparition possible que
graduellement. L’histoire de la naissance de la société se noue donc étroitement à celle de
l’apparition des notions de tien et de mien. Elle est aussi celle de la formation progressive des
premières notions de droit et de justice, et ce, alors même que le comportement des hommes
s’éloigne des prescriptions de la loi naturelle.
I. Le « point zéro » de l’histoire humaine
L’histoire démarre lorsque les circonstances extérieures contraignent l’espèce humaine à se
perfectionner. La nature change alors soudainement d’aspect dans la description qu’en fait
Rousseau. Elle n’est plus une mère nourricière, offrant ses fruits en abondance; elle résiste au
contraire à sa prise, et le force à s’adapter en lui opposant mille obstacles : « [Il] se présenta
bientôt des difficultés; il lui fallut apprendre à les vaincre : la hauteur des arbres, qui
l’empêchait d’atteindre à leurs fruits, la concurrence des animaux qui cherchaient à s’en nourrir,
la férocité de ceux qui en voulaient à sa propre vie, tout l’obligea de s’appliquer aux exercices
du corps; il fallut se rendre agile, vite à la course, vigoureux au combat183 ». À mesure que le
genre humain s’étendait, la différence des « terrains, des climats, des saisons » accrut encore la
quantité d’obstacles, tirant de sa perfectibilité les prémisses d’une longue série d’innovations :
« Le long de la mer et des rivières, ils inventèrent la ligne et l’hameçon; et devinrent pêcheurs et
179 Discours sur l’inégalité, p. 162. 180 J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 348. 181 Discours sur l’inégalité, p. 163. 182 Ibid., p. 164. 183 Ibid., p. 165.
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ichtyophages. Dans les forêts ils se firent des arcs et des flèches, et devinrent chasseurs et
guerriers; dans les pays froids, ils se couvrirent des peaux de bêtes qu’ils avaient tuées184 ». Ces
changements durent selon Rousseau mettre l’homme en état de percevoir certains rapports et
d’effectuer des comparaisons; ils virent par exemple la différence entre la lenteur et la vitesse,
la force et la faiblesse. Les premières lueurs de l’intelligence ne s’accompagnent donc pas
seulement d’innovations qui consacrent la supériorité de l’homme sur les animaux; elle
s’accompagne de la découverte de cette supériorité – et avec elle de l’inégalité. Cette
découverte occasionne un plaisir nouveau : celui de se savoir supérieur au genre animal. « C’est
ainsi que le premier regard qu’il porta sur lui-même y produisit le premier mouvement
d’orgueil; c’est ainsi que sachant encore à peine distinguer les rangs, et se contemplant au
premier par son espèce, il se préparait de loin à y prétendre par son individu185 ». Sitôt
découverte, l’inégalité est pour ainsi dire aimée.
Cette étape est aussi celle de petits attroupements temporaires occasionnés par le besoin
immédiat, et ne nécessitant pas l’exercice d’un langage très élaboré. Les hommes s’unissaient
« en troupeau, ou tout au plus par quelque sorte d’association libre qui n’obligeait personne, et
qui ne durait qu’autant que le besoin passager qui l’avait formée186 ». Les paramètres
environnementaux ayant changé et les premières lueurs de l’intelligence humaine apparaissant,
le besoin occasionne certes quelques regroupements, mais ne lie pas les hommes ensemble.
II. La société familiale
Ces progrès en occasionnèrent d’autres. « Bientôt cessant de s’endormir sous le premier arbre,
ou de se retirer dans des cavernes, on trouva quelques sortes de haches de pierres dures, et
tranchantes, qui servirent à couper du bois, creuser la terre, et faire des huttes de branchages,
qu’on s’avisa ensuite d’enduire d’argile et de boue187 ». C’est l’époque d’une première
révolution : l’invention des premières formes d’habitation, la hutte, qui consacre l’avènement
d’une « sorte de propriété188 ». Cette sorte de propriété dut générer à son tour les « premiers
développements du cœur189 », en réunissant de manière durable hommes, femmes et enfants
184 Idem. 185 Ibid., p. 166. 186 Idem. 187 Ibid., p. 167. 188 Idem. 189 Ibid., p. 168.
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sous un même toit. L’habitude de la vie commune engendra les premières passions aimantes,
l’amour conjugal et l’amour des parents pour leurs enfants. Ce sont, à proprement parler, les
débuts de la société, mais une société dans laquelle l’indépendance naturelle, bien que
diminuée, demeure. Chaque famille devient en effet une « petite société d’autant mieux unie
que l’attachement réciproque et la liberté en étaient les seuls liens190 ». Comme Rousseau l’écrit dans
le Contrat social, la famille constitue une union volontaire, et ce, dès que l’enfant devient en
mesure de pourvoir lui-même à ses besoins191. La famille offre en cela la première image d’une
liaison durable de nature conventionnelle, scellée par des passions dérivant de la pitié et préservant
la liberté de ses membres192. Ici, la convention ne s’oppose pas à la nature.
Rousseau pense que c’est sur la base de ce modèle que la société commença d’abord à croitre.
Elle résulte en effet du rapprochement graduel des familles. Les hommes s’accoutument à se
voir et à interagir. Ce sont d’abord plutôt les passions que les besoins qui nouent les relations
sociales, ce pour quoi la description rousseauiste de la naissance de la société est aussi celle
d’une sorte de fête. Mais ces passions ne sont pas uniquement de nature affectueuse :
À mesure que les idées et les sentiments se succèdent, que l’esprit et le cœur s’exercent, le genre humain continue à s’apprivoiser, les liaisons s’étendent et les liens se resserrent. On s’accoutuma à s’assembler devant les cabanes ou autour d’un grand arbre : le chant et la danse, vrais enfants de l’amour et du loisir, devinrent l’amusement ou plutôt l’occupation des hommes et des femmes oisifs et attroupés. Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un prix. Celui qui chantait ou dansait le mieux, le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou le plus éloquent devint le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même temps (…)193.
Les hommes s’apprivoisent tout en se comparant; les uns s’avèrent plus beaux, les autres se
révèlent plus forts, plus adroits ou plus éloquents. Ils se découvrent, et constatent
simultanément l’inégalité naturelle les différenciant. L’amour-propre entre en jeu, et avec lui les
190 Idem. Nous avons ajouté les italiques au texte original. 191 Contrat social, p. 352. 192 Ce sont des caractéristiques que vise à imiter la formulation du pacte social conforme au droit politique, ce pour quoi la manière dont Rousseau présente la famille s’avère pour nous de première importance. « La famille » représente en effet « le premier modèle des sociétés politiques », lit-on dans le Contrat social (p. 352). L’importance du traitement rousseauiste de la famille s’accroît lorsque l’on considère que Robert Filmer avait fait dériver le gouvernement monarchique absolu de l’autorité légitime et naturelle du père sur ses enfants. Comme Locke, Rousseau discute abondamment de cette thèse dans le but de la réfuter. Il vient ici la contrecarrer à sa racine en montrant que la famille ne constitue pas une micromonarchie, mais une société dont l’union est volontaire, c’est-à-dire à la fois libre et conventionnelle, et ce, dès que les enfants atteignent l’indépendance de l’âge adulte. Rousseau s’en prendra explicitement aux idées de Filmer un peu plus loin dans le Discours sur l’inégalité (p. 182), dans le Discours sur l’économie politique (pp. 241-244), dans le Manuscrit de Genève (pp. 297-300) et dans le Contrat social (p. 352). 193 Discours sur l’inégalité, p. 169.
47
passions qui en dérivent, notamment la vanité et le mépris, ainsi que la honte et l’envie. Les
blessures d’orgueil fournissent un nouvel aliment aux conflits, car chacun prétend avoir
« droit194 » à la considération de ses semblables. Cet état, note Rousseau, devait cependant
constituer l’époque « la plus heureuse » et « la plus durable » qu’ait connue l’humanité :
« l’exemple des sauvages qu’on a presque tous trouvés à ce point semble confirmer que le
genre humain était fait pour y rester toujours, que cet état est la véritable jeunesse du monde, et
que tous les progrès ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfection de
l’individu, et en effet vers la décrépitude de l’espèce195 ». Ce type de sociabilité, bien qu’il altère
la bonté naturelle, la préserve néanmoins. Il lui permet d’exister sous une autre forme que dans
le pur état de nature.
On pourrait certes avancer que, dans ce tableau, les effets des passions aimantes amoindrissent
les effets des passions irascibles et haineuses. La pitié, bien qu’altérée, y demeure en effet
active; avec le concours de l’amour de soi, elle inspire à chacun la loi naturelle. Cependant, cela
équivaudrait à ignorer le fait que l’amour-propre contribue aussi au bonheur qui règne dans la
société naissante d’une manière qui pourrait surprendre. En rendant possibles les blessures
d’orgueil, il favorise aussi la naissance du désir de se venger ainsi que son corrélat, la peur des
représailles. Or Rousseau pense que la crainte de la vengeance devait tenir lieu « du frein des
lois196 » dans la société naissante. Autrement dit, le mal fait à autrui s’avère susceptible de
recevoir une sanction, ce pour quoi la prudence recommande de s’en écarter. Une société saine
ne s’avère donc pas une société caractérisée par l’absence d’amour-propre; c’est une société où
l’amour-propre est disposé de telle sorte que ses effets et ceux de la pitié convergent.
III. L’invention de l’agriculture et de la métallurgie
Cette étape idyllique de l’histoire humaine, dans laquelle sociabilité et bonté naturelle existent
simultanément, dure jusqu’à ce que disparaisse ce qui la rend possible : l’égale indépendance
individuelle.
En un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant : mais dès l’instant qu’un homme eut
194 Ibid., p. 170. 195 Ibid., p. 171. 196 Idem.
48
besoin du secours d’un autre; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire, et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons197.
Rousseau pense l’invention de l’agriculture et celle de la métallurgie responsables d’une
« grande révolution » ayant bouleversé l’aspect des sociétés humaines, et dont les effets sont
décrits ici en cascade. « Pour le poète, c’est l’or et l’argent, mais pour le philosophe ce sont le
fer et le blé qui ont civilisé les hommes, et perdu le genre humain198 ». La pratique conjointe de
ces deux arts introduit en effet dans le monde humain deux phénomènes inédits : la
spécialisation des tâches et le partage des terres, qui, conjointement, détruiront l’indépendance
naturelle de l’homme en approfondissant chez lui l’idée de propriété.
Avec l’invention de la hutte avait vu le jour une « sorte de propriété199 ». Le partage des terres
consacre en revanche l’étape de la « propriété naissante200 » et donc d’un nouveau genre de
droit. Le partage des terres ne peut en effet exister sans une reconnaissance du tien et du mien, et
par conséquent sans quelques règles de justice posant ensemble les premiers jalons du droit de
propriété. Rousseau emprunte, pour en retracer l’origine, les grandes lignes d’une idée
lockéenne201 : « [On] ne voit pas ce que, pour s’approprier les choses qu’il n’a point faites,
l’homme peut y mettre de plus que son travail. C’est le seul travail qui donnant droit au
cultivateur sur le produit de la terre qu’il a labourée, lui en donne par conséquent sur le fond,
au moins jusqu’à la récolte, et ainsi d’année en année, ce qui faisant une possession continue, se
transforme aisément en propriété202. » L’idée de la propriété remonterait donc au droit de
« premier occupant par le travail203 », qui en est pour ainsi dire l’embryon. Il convient
cependant de souligner une différence de taille entre Locke et Rousseau. Pour Locke, le droit
de propriété représente un droit naturel. Ce n’est nullement le cas pour Rousseau, pour qui il
197 Idem. 198 Idem. Le poète en question est vraisemblablement Lucrèce. 199 Ibid., p. 167. 200 Ibid., p. 173. 201 Rappelons ces quelques lignes du Second traité du gouvernement civil : « Autant d’arpents de terre qu’un homme peut labourer, semer, cultiver, et dont il peut consommer les fruits pour son entretien, autant lui en appartient-il en propre. Par son travail, il rend ce bien-là son bien particulier, et le distingue de ce qui est commun à tous ». Cf. J. Locke, Traité du gouvernement civil, p. 166 (ch. V, §34). 202 Discours sur l’inégalité, p. 173. 203 Émile, p. 332.
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constitue une « institution purement humaine204 ». Parce que le droit de propriété repose sur
une reconnaissance mutuelle, et donc en définitive sur une convention, il s’agit au contraire
pour lui d’un droit « différent de celui qui résulte de la loi naturelle205 », auquel il se surajoute.
Cette reconnaissance par les pairs restant dans l’état de nature imparfaite et partielle,
l’appropriation individuelle d’un arpent de terre y constitue davantage une usurpation de ce qui
était originellement commun entre les hommes qu’un véritable droit206. Le droit de « premier
occupant par le travail » représente donc l’origine historique vraisemblable du droit de
propriété, et non son fondement juridique légitime. À proprement parler, la propriété ne reçoit
la sanction du droit que par la ratification d’un pacte social, qui offre l’appui du consentement
général aux possessions individuelles acquises à travers le temps par le travail, « changeant
l’usurpation en véritable droit207 ». La propriété ne constitue donc pas un droit naturel de
l’homme; c’est un droit du citoyen découlant du pacte social.
L’arrivée de la « propriété naissante » rend possible une croissance de l’inégalité entre les
hommes. Les effets de l’inégalité restaient négligeables dans les étapes antérieures de l’histoire
humaine. Ils commencent cette fois à peser fortement sur le sort des uns et des autres : « le
plus fort faisait plus d’ouvrage; le plus adroit tirait meilleur parti du sien; le plus ingénieux
trouvait des moyens d’abréger le travail; le laboureur avait plus besoin de fer, ou le forgeron
plus besoin de blé, et en travaillant également, l’un gagnait beaucoup tandis que l’autre avait
peine à vivre208 ». En résumé, la propriété rend possible une traduction graduelle de l’inégalité
naturelle en une inégalité des fortunes209.
Ces transformations sociales engendrent à leur tour de profondes conséquences morales.
L’amour-propre peut désormais suggérer à l’homme d’obtenir les préférences qu’il souhaite en
le poussant à se hisser au sommet de cette inégalité d’un genre nouveau. Le cœur de l’homme
se remplit ainsi de l’ « ardeur d’élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que
pour se mettre au-dessus des autres210 ». Par voie de conséquence, les passions issues de
204 Discours sur l’inégalité, p. 184. 205 Ibid., p. 174. 206 Ibid., p. 164. 207 Contrat social, pp. 366-367. 208 Discours sur l’inégalité, p. 174. 209 À ce stade, l’inégalité « morale », c’est-à-dire l’inégalité des fortunes et des rangs, est proportionnelle à l’inégalité naturelle, parce que les différences physiques et intellectuelles expliquent son apparition. Il n’en sera pas de même dans les étapes ultérieures de l’histoire humaine. 210 Ibid., p. 175.
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l’amour-propre augmentent presque indéfiniment la portée des désirs de l’homme, resserrant
par le fait-même la dépendance qu’il éprouve envers ses semblables. Cette interdépendance
nouvelle n’est cependant pas synonyme de solidarité, puisque l’activité de l’amour-propre
injecte simultanément rivalité et concurrence au sein des relations humaines. Il ne suffit donc
pas de dire que l’invention de l’agriculture et celle de la métallurgie signifient la fin de
l’indépendance individuelle, et le déclin de la force des passions issues de la pitié. Il faut aussi
ajouter qu’elles permettent le déchainement des passions issues de l’amour-propre, et la
montée d’un antagonisme général des intérêts. Un « désir caché de faire son profit aux dépens
d’autrui211 » envahit alors le cœur humain.
Mais ce désir reste bien un désir « caché »; il demeure recouvert par le jeu complexe du paraître,
qui s’est détaché de l’être au cours de ce processus212. L’amour-propre ne pousse pas seulement
l’homme à accroitre ses propriétés, mais encore à se parer des signes extérieurs et visibles de la
richesse, de sorte que ses désirs s’enflamment pour la possession du superflu. C’est ainsi que le
« faste imposant213 » résulte des demandes de l’amour-propre. Cependant, pour être en mesure
de se doter des signes de la richesse, il s’avère nécessaire pour l’homme de disposer du
concours de ses semblables, ou du moins des fruits de leur travail. Or pour obtenir d’eux qu’ils
acceptent de favoriser son intérêt, il lui faut prétendre travailler pour le leur, car ils sont tout
autant que lui motivés par leur bien propre. Il lui faut, en d’autres mots, feindre un
désintéressement qui cache ses motivations égoïstes214 : « [Ce] n’est que pour nous préférer aux
autres plus à coup sûr que nous feignons de les préférer à nous215 ». C’est ainsi que l’homme
doit conformer son apparence aux exigences de ses semblables, de manière à flatter l’amour
que ceux-ci se portent. « Il faut donc qu’il cherche sans cesse à les intéresser à son sort, et à
leur faire trouver en effet ou en apparence leur profit à travailler pour le sien216 ». La « ruse
trompeuse217 » résulte donc à son tour des nécessités engendrées par la dépendance aux autres.
211 Ibid., p. 175. 212 « Il fallut pour son avantage se montrer autre que ce qu’on était en effet. Être et paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège » (Ibid., p. 174). 213 Idem. 214 Le thème du désintéressement égoïste a très bien été traité par Melzer. Voir A. M. Melzer, La bonté naturelle de l’homme, p. 136. 215 Fragments politiques, p. 478. 216 Discours sur l’inégalité, p. 175. 217 Ibid., p. 174.
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Le jeu de l’apparence s’avère par le fait même double et pour ainsi dire contradictoire. D’un
côté, celui-ci représente pour l’homme le moyen de faire briller les signes de cette supériorité
tant désirée par son amour-propre; mais de l’autre, il constitue le relais d’un assujettissement
nouveau aux autres, puisque c’est des autres que l’on obtient ce par quoi se distinguer d’eux. La
soif d’obtenir des préférences, qui se traduit par celle de projeter une image de supériorité,
induit la nécessité d’obtenir des autres qu’ils se comportent selon nos souhaits, induit,
autrement dit, la nécessité d’exercer sur eux une forme de pouvoir218. Or l’exercice de ce
pouvoir asservit, précisément parce qu’il se fonde sur des démonstrations factices et
éternellement renouvelées de dévouement, de politesse et de bienveillance qui ont pour but de
manipuler l’opinion qu’ils entretiennent de nous219. La division de l’être et du paraitre prend
alors une forme bien précise : la société porte les hommes à « se rendre mutuellement des
services apparents et à se faire en effet tous les maux imaginables220 ».
C’est ainsi que la condition sociale du genre humain devient synonyme d’assujettissement
lorsque comparée à sa condition naturelle. « [De] libre et indépendant qu’était auparavant
l’homme, le voilà par une multitude de nouveaux besoins assujetti, pour ainsi dire, à toute la
nature, et surtout à ses semblables dont il devient l’esclave en un sens, même en devenant leur
maître; riche, il a besoin de leurs services; pauvres, il a besoin de leurs secours, et la médiocrité
ne le met point en état de se passer d’eux221 ». C’est par le constat de ce problème, rappelons-le,
que s’ouvre le Contrat social : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le
maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux222 ». Tout homme né au sein de la
société, en résumé, est asservi à la fois à ses besoins et à ses semblables. Il est asservi « à ses
218 On assiste alors à la naissance d’un type d’homme merveilleusement décrit par Bloom : «to describe the inner workings of his soul, he is the man who, when dealing with others, thinks only of himself, and on the other hand, in his understanding of himself, thinks only of others ». Allan Bloom, « Introduction », dans Jean-Jacques Rousseau, Emile: Or, On Education, trad. Allan Bloom, New York, Basic Books, 1979, p. 5. 219 D’après un passage important de l’Émile (pp. 308-309), les souverains sont eux-mêmes, et plus que tout autre, soumis à cette dynamique sociale viciée : « La domination même est servile, quand elle tient à l’opinion, car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés. Pour les conduire comme il te plait, il faut te conduire comme il leur plait. Ils n’ont qu’à changer de manière de penser, il faudra bien par force que tu changes de manière d’agir. (…) Vous direz toujours : nous voulons, et vous ferez toujours ce que voudront les autres ». On trouve une idée semblable dans les Lettres écrites de la montagne (pp. 841-842) : « Quiconque est maître ne peut être libre, et régner c’est obéir ». 220 Discours sur l’inégalité, p. 202. 221 Ibid., p. 175. 222 Contrat social, p. 351.
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semblables par ses besoins, et à ses besoins par ses semblables223 », comme Manent a pu l’écrire
très justement.
IV. La cristallisation de l’inégalité dans et par le pacte social
Cette forme de sociabilité viciée se révèle cependant précaire. Comme chacun se rapporte aux
autres précisément parce qu’il ne se soucie que de lui-même, Rousseau considère vraisemblable
la naissance d’un conflit généralisé.
Graduellement, on s’approprie de plus amples portions de terre jusqu’à « couvrir le sol
entier224 ». Or la propriété implique la délimitation des terres et donc « l’exclusion des non-
possesseurs225 », c’est-à-dire des pauvres, désormais contraints pour survivre de ravir leur
subsistance. Les riches, de leur côté, ne peuvent à partir de ce moment accroitre leur
patrimoine que par la conquête de celui de leurs voisins. L’exacerbation de la contradiction
entre les intérêts des uns et des autres rend tout à fait impuissantes la pitié et les passions qui
en dérivent; elles n’ont plus la force de lier les hommes, ni de leur inspirer une conduite
conforme à la loi naturelle226. Les relations sociales s’effondrent alors dans le conflit. Le
« second » état de nature tourne à l’état de guerre hobbesien, et l’homme devient un « loup227 »
pour l’homme. C’est par ce scénario que Rousseau s’explique qu’ait pu se faire sentir la
nécessité de l’institution d’un pouvoir politique.
Dans cette reconstitution des débuts de l’histoire de l’humanité, il est intéressant de constater
que chaque grande étape de la genèse de la notion de droit accompagne la suppression graduelle
de la paix dans l’état de nature. Rappelons que la prétention d’avoir « droit » à la considération
de ses semblables, nourrie par l’amour-propre et émergeant dès l’échange des premiers regards,
attise le feu des conflits individuels en rendant possibles les vexations de l’orgueil. De même, la
prétention de s’approprier de plein droit par le travail une étendue de terre contribue, comme
nous venons de le voir, à la métamorphose des passions nouant les relations humaines, par
laquelle la sensibilité négative supplante la sensibilité positive. Le basculement de l’état de
nature dans la guerre de tous contre tous est rendu possible, de surcroit, parce que riches et
223 P. Manent, Naissances de la politique moderne, p. 215. 224 Discours sur l’inégalité, p. 175. 225 J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 349. 226 Discours sur l’inégalité, p. 176. 227 Ibid., p. 175.
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pauvres font en effet « de leur force ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d’autrui228 ».
En apparaissant, le droit du plus fort, en d’autres mots, entre en conflit avec le droit du
premier occupant. Il n’est dès lors pas étonnant que Rousseau ait cru vraisemblable, comme
ses prédécesseurs, qu’une pacification des relations humaines ait exigé une entente et un
consentement général à des règles de justice communes, soit un pacte social.
Mais il y a une rupture manifeste au sein même de cette continuité. Comme Derathé le fait
remarquer, pour « Locke, Hobbes, et les juristes du droit naturel, le problème du fondement de
l’État se confond avec celui de son origine229 », de sorte que le moment historique crucial de la
ratification du pacte social constitue simultanément le relais par lequel la société politique
acquiert sa légitimité. Contrairement à ses prédécesseurs, Rousseau opère un détachement de
l’enquête historique sur les origines de l’État de l’enquête juridique sur ses fondements
légitimes. En effet, le pacte social de l’histoire hypothétique et vraisemblable qu’il s’efforce de
constituer, bien que similaire à celui proposé dans le Contrat social, ne lui est pourtant pas
identique. La scission du fait et du droit, opérée dans toute la seconde partie du Discours sur
l’inégalité, atteint ici son paroxysme. Il y aura dans l’œuvre de Rousseau deux pactes sociaux.
L’un représente l’acte de naissance de la société civile; il constitue son origine historique
vraisemblable. L’autre, intemporel, permet de juger du premier; il constitue l’étalon de mesure
de la légitimité des diverses sociétés politiques230. Le premier parachève la corruption du lien
social en le pacifiant, et érige une société inique sur les ruines de l’état de nature. Le second,
enfanté par la raison, rétablit sur « d’autres fondements231 » les règles du droit naturel, et
constitue la base du droit politique.
Rousseau innove donc là où il s’avère le plus manifestement héritier d’une tradition antérieure.
Il se différencie encore d’une deuxième façon. Les théoriciens célèbres de l’école du droit
naturel se représentaient en effet essentiellement le contrat social comme un pacte de
soumission analogue au pacte d’esclavage. Grotius écrit là-dessus : « Il est permis à chaque
homme en particulier de se rendre esclave de qui il veut, comme cela parait par la Loi des
anciens Hébreux, et par celle des Romains : pourquoi donc un peuple libre ne pourrait-il pas se
228 Ibid., p. 176. Nous soulignons. 229 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 126. 230 Rousseau dispose donc de deux pierres de touche pour « bien juger de notre état présent ». D’un côté, le portrait du « pur » état de nature, qui illustre le droit de naturel; de l’autre, les règles du droit politique, qui, dérivant de la nature, sont en revanche fondées sur la raison. 231 Discours sur l’inégalité, p. 126.
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soumettre à une ou plusieurs personnes, en sorte qu’il leur transférât entièrement le droit de le
gouverner, sans s’en réserver aucune partie232 »? Pour Grotius, mais aussi pour Pufendorf et
Hobbes, c’est l’aliénation volontaire ou forcée de la liberté par le biais d’un consentement qui
fonde à la fois le pouvoir du maître sur son esclave et celui du souverain sur ses sujets. Citons
là-dessus une nouvelle fois Derathé : « En insistant sur l’analogie entre le pacte qui donne
naissance à la monarchie et celui qui institue l’esclavage, les jurisconsultes ont manifestement
pour but d’établir la légitimité du pouvoir absolu233 ». La théorie du contrat social, dans sa
formulation initiale, n’avait donc nullement le visage libéral et démocratique que lui donnèrent
respectivement Locke et Rousseau.
La théorie du pacte de soumission parait à Rousseau déraisonnable selon deux modes : d’un
côté, il lui semble historiquement invraisemblable; de l’autre, juridiquement aberrant.
Penchons-nous d’abord sur la première critique. Il ne serait nullement raisonnable de penser,
écrit Rousseau, « que les peuples se sont d’abord jetés entre les bras d’un maitre absolu, sans
conditions et sans retour, et que le premier moyen de pourvoir à la sureté commune qu’aient
imaginé des hommes fiers et indomptés, a été de se précipiter dans l’esclavage234 ». Le goût de
la liberté, souligne-t-il, ne se perd que par la longue habitude de la soumission. « Comme un
coursier indompté hérisse ses crins, frappe la terre du pied et se débat impétueusement à la
seule approche du mords, tandis qu’un cheval dressé souffre patiemment le verge et l’éperon,
l’homme barbare ne plie point sa tête au joug que l’homme civilisé porte sans murmure, et il
préfère la plus orageuse liberté à un assujettissement tranquille235 ». Préserver leur liberté dut
donc être l’un des plus chers motifs des hommes sortant de l’état de nature. Mais ce motif
légitime ne garantit pourtant pas la rectitude de la convention par laquelle ils durent s’unir.
Le scénario d’un conflit généralisé entre les hommes laisse en effet penser que le riche avait
plus à perdre à sa perpétuation que le pauvre. Et comme « il est raisonnable de croire qu’une
chose ait été inventée par ceux à qui elle est utile plutôt que par ceux à qui elle fait du tort236 »,
Rousseau lui attribue donc l’initiative de proposer à ses congénères une convention par laquelle
232 Grotius, Droit de la guerre et de la paix, liv. I, chap. III, § 8, cité dans R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 194. Comme le souligne Derathé, cet extrait de Grotius est par ailleurs cité par Rousseau lui-même début du chapitre qu’il consacre à la réfutation de la légitimité du pacte d’esclavage, au chapitre IV du livre I du Contrat social (p. 355). 233 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 194. Voir aussi pp. 33-48. 234 Discours sur l’inégalité, p. 180. 235 Ibid., p. 181. 236 Ibid., p. 180.
55
ils s’uniraient et pacifieraient leurs relations. À cette étape de sa narration de l’histoire
hypothétique du genre humain, Rousseau change de procédé; il « invente des personnages et
leur fait jouer une scène symbolique237 ». L’intention qui semble avoir présidé à la composition
de cette scène où les hommes s’unissent semble avoir été de condenser et de rendre manifeste
ce qui fait selon lui l’essence de la société politique : une tromperie, par laquelle le riche
emploie en sa faveur « les forces mêmes de ceux qui l’attaquaient », c’est-à-dire les pauvres, et
fait « ses défenseurs de ses adversaires ». Par une prosopopée, il donne le détail du discours par
lequel le riche parvint à séduire les pauvres :
Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de l’oppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient : instituons des règlements de justice auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne fasse exception de personne, et qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune en soumettant également le puissant et le faible à des devoirs mutuels. En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de l’association, repousse les ennemis communs, et nous maintienne dans une concorde éternelle238.
La prosopopée du riche expose les conditions de l’association politique, conditions capables
d’arracher à une foule « grossière » son consentement à l’union. Elle stipule, en résumé, que la
soumission à des lois générales obligeant sans exception tous les membres du corps social
rendra possible la défense commune contre l’oppression, de même que celle des biens, de la
liberté et de la vie de chacun239. Il convient de remarquer que ces raisons sont celles que
Rousseau considère lui-même dans le Contrat social au fondement du régime politique légitime.
La fin de la société politique est identique au motif capable de pousser la volonté individuelle à
consentir à s’associer, et ce motif ne saurait être autre que celui « d’assurer les biens, la vie et la
liberté de chaque membre par la protection de tous240 ». Le vice de l’association ne se situe
donc pas dans les conditions en vertu desquelles elle se scelle. Il faut plutôt le chercher dans
l’agencement du corps social au moment de la conclusion du pacte. En effet, l’égal droit à la
propriété s’applique à des possessions alors inégales, de sorte que le pacte constitue une
imposture dont profite principalement le riche241. Comme Rousseau l’écrit dans le Contrat
237 J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 350. 238 Discours sur l’inégalité, p. 177. 239 Ibid., p. 180. 240 Discours sur l’économie politique, p. 248 ; Contrat social, p. 360. 241 On serait tenté d’affirmer que cette imposture constitue une institutionnalisation du jeu du paraître que nous décrivions au point précédent. C’est en effet en faisant miroiter un bien apparent que le riche met le pauvre à son
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social : « Sous les mauvais gouvernements cette égalité n’est qu’apparente et illusoire; elle ne sert
qu’à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. Dans le fait les lois
sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien242 ». On lit encore
dans l’Émile : « L’esprit universel des lois de tous les pays est de favoriser toujours le fort
contre le faible, et celui qui a, contre celui qui n’a rien243 ». Autrement dit, recevant le sceau du
droit, les inégalités économiques se transfigurent. Le respect de la propriété devient une
« maxime244 » de conduite, un devoir, si bien que les forces entières du corps social sont
employées à la défendre.
Les conditions sont réunies pour que les inégalités économiques se creusent et se
métamorphosent progressivement en de profondes inégalités politiques245. Structurées par leurs
inégalités, les sociétés politiques prennent alors avec le temps l’aspect du despotisme le plus
hideux246. Si donc il est invraisemblable qu’un pacte de soumission ait inauguré les sociétés
politiques, en revanche, les termes de ce pacte expriment parfaitement la forme à laquelle elles
tendent nécessairement et structurellement; le pouvoir absolu d’un seul représente
l’aboutissement de leur histoire, de sorte qu’elles se retournent finalement contre le but qu’elles
devraient pourtant poursuivre.
V. Vers une formulation juridique du problème à résoudre
Nous avons montré au point précédent que le Discours sur l’inégalité anticipait et développait le
constat du mal inhérent aux sociétés politiques exposé dès l’ouverture du Contrat social. Il s’agit
ici de montrer qu’il met aussi en évidence la forme du problème de droit politique auquel ce
dernier prétend répondre. En ce sens, c’est en se penchant sur le volet juridique de la critique
que Rousseau fait du pacte de soumission qu’on voit le plus clairement là où la doctrine du
Discours sur l’inégalité préfigure celle du Contrat social.
service, et qu’il usurpe peu à peu la souveraineté du corps social. Mais il se rend par là lui aussi victime de la servilité que comporte la domination (cf. Émile, pp. 308-309). 242 Contrat social, p. 367. 243 Émile, p. 524. À ces passages s’ajoute aussi l’un des Fragments politiques (p. 496) : « Les lois et l’exercice de la justice ne sont parmi nous que l’art de mettre le grand et le riche à l’abri des justes représailles du pauvre ». 244 Discours sur l’inégalité, p. 177. 245 En résumé, Rousseau pense que « la société » ne dut consister d’abord qu’en « quelques conventions générales que tous les particuliers s’engageaient à observer, et dont la communauté se rendait garante envers chacun d’eux » (ibid., p. 180). Mais la faiblesse de cette constitution dut engendrer le viol répété des lois, de sorte qu’on dut, pour les exécuter et les faire respecter, instituer une magistrature élective. C’est avec le temps, croit Rousseau, que celles-ci durent devenir héréditaires (ibid., pp. 186-187). 246 Ibid., pp. 190-191.
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Le pacte de soumission est en effet non seulement invraisemblable, mais aussi juridiquement
aberrant, et ce, pour deux raisons principales. La première est que ce pacte n’en est pas un. Il
serait difficile, écrit Rousseau, « de montrer la validité d’un contrat qui n’obligerait qu’une des
parties, où l’on mettrait tout d’un côté et rien de l’autre, et qui ne tournerait qu’au préjudice de
celui qui s’y engage247 ». Toute convention implique que soient pris de part et d’autre certains
engagements, de sorte que les deux parties se retrouvent liées par leur promesse réciproque. Or
il est pour Rousseau clair que le pacte par lequel on se soumet à une autorité absolue n’oblige
que celui qui se soumet248. De plus, une convention ne saurait être légitime si elle ne favorise
que l’une des parties et cause un préjudice irréparable à l’autre. La nature charge en effet
chacun du soin de sa propre conservation249. Or priver l’homme de sa liberté revient à le priver
du meilleur moyen de se conserver. Aucun bien, en ce sens, ne saurait compenser la perte de la
liberté; comme la vie, elle est inaliénable250.
Mais la liberté n’est pas seulement inaliénable parce qu’elle représente la meilleure garantie de la
préservation de la vie. Le second argument de Rousseau table sur l’analyse anthropologique
déployée dans la première partie du Discours sur l’inégalité, et montre que l’inaliénabilité de la
liberté vient de ce qu’elle s’avère étroitement unie à la nature même de l’homme; elle est ce par
quoi un homme est un homme. Par le fait même, on ne saurait s’en départir par contrat de la
façon dont on transfère un bien ou une chose à un tiers. « [Le] droit de propriété n’étant que
de convention et d’institution humaine, tout homme peut à son gré disposer de ce qu’il
possède : mais il n’en est pas de même des dons essentiels de la Nature, tels que la vie et la
liberté, dont il est permis à chacun de jouir, et dont il est au moins douteux qu’on ait le droit de
se dépouiller : en s’ôtant l’une on dégrade son être; en s’ôtant l’autre on l’anéantit autant qu’il
247 Ibid., pp. 182-183. 248 L’argument sera repris dans le Contrat social (p. 356) : « C’est une convention vaine, absurde, impossible, de stipuler d’un côté une autorité absolue, et de l’autre une obéissance sans borne. N’est-il pas clair qu’on n’est engagé à rien envers celui dont on a le droit de tout exiger? Et cette seule condition, incompatible avec toute autre, n’entraîne-t-elle pas nécessairement la nullité de l’acte ? » Voir aussi Manuscrit de Genève, p. 302. 249 Le droit naturel à la vie constitue aussi, en un sens, le devoir de la conserver. La nature donne à chacun le désir de se conserver et les moyens suffisants pour le faire ; d’un côté, en effet, elle incite l’homme à s’aimer et par le fait même à prendre plaisir à sa propre existence ; de l’autre, elle lui donne la faculté de juger des moyens permettant d’assurer celle-ci tout comme de la prolonger. Cf. Contrat social, p. 352 ; Émile, pp. 491-492. 250 Cf. Discours sur l’inégalité, p. 183 ; Contrat social, p. 356. C’est un argument que Rousseau emprunte à Locke. Voir J. Locke, Traité du gouvernement civil, pp. 160-161 (§23).
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est en soi251 ». Le pacte de soumission est donc « incompatible avec la nature de l’homme252 »;
renoncer à sa liberté, c’est renoncer « à sa qualité d’homme253 ».
Le problème à résoudre pour qui désire trouver le fondement juridique d’une société politique
pleinement légitime prend donc une forme bien précise. Si, d’une part, ce fondement consiste
essentiellement en une convention, qu’elle soit tacite ou explicite, et que, d’autre part, aucun
être humain ne saurait, par une convention, se dépouiller de sa liberté, il en résulte que ce
problème doit nécessairement s’énoncer de la manière suivante : « Trouver une forme
d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de
chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et
reste aussi libre qu’auparavant254 ». Il s’agit là précisément du problème auquel le pacte proposé
par Rousseau dans le Contrat social constitue une solution.
251 Discours sur l’inégalité, p. 184. 252 Contrat social, p. 356. 253 Idem. ; Discours sur l’inégalité, p. 184. 254 Contrat social, p. 360.
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Chapitre 3 : Remédier à l’écartèlement du fait et du droit
Première partie : Vers une « constitution de choses mieux entendue »
Le Discours sur l’inégalité nous offre le récit hypothétique, mais vraisemblable, d’un écartèlement
graduel du fait et du droit à travers l’histoire, et ce, à partir d’un point zéro où ils ne faisaient
qu’un, l’état de nature. C’est à travers ce récit que Rousseau cherche à retracer les origines du
mal et à identifier ses causes255. Selon notre hypothèse de départ, le Contrat social, quant à lui, ne
doit pas être considéré comme un ouvrage autosuffisant; ses grandes articulations doivent être
comprises comme les divers paramètres d’une solution au problème diagnostiqué dans le
Discours sur l’inégalité. C’est l’angle par lequel nous l’aborderons. Autrement dit, nous ne nous
donnons pas pour tâche, dans ce chapitre et le suivant, de faire un exposé complet de la
doctrine que contient le Contrat social256, mais plutôt de comprendre comment elle s’avère
susceptible de guérir « le vice interne de l’association générale257 », et de produire une
« réparation des maux que l’art commencé fit à la nature258 ».
I. Du Discours sur l’inégalité au Contrat social (1762)
Cette guérison ne s’effectuera pas, à proprement parler, en empruntant la voie d’un retour à
l’état de nature259. Dans la longue note IX du Discours sur l’inégalité, Rousseau, anticipant qu’on
lui prêterait cette intention, se défendait déjà de recommander l’anéantissement du « tien » et
du « mien » pour aller « vivre dans les forêts avec les ours260 ». Pour unir (ou réunir) la
condition de fait des hommes à la norme qui devrait la régler, Rousseau propose plutôt de tirer
« du mal même261 » le remède susceptible de le guérir; il faut soigner l’homme par la société.
Pour celui qui garde en tête que la philosophie rousseauiste se réduit à la proposition selon
laquelle la société corrompt l’homme, la cohérence de cette proposition risque de poser
problème, puisque cette vision simpliste comporte le défaut majeur de rendre inintelligibles les
255 Dans le Discours sur l’inégalité, Rousseau a, selon ses propres mots, suivi « la généalogie » des vices du cœur humain. Cf. Lettre à Christophe de Beaumont, p. 936. 256 Nous laisserons par exemple de côté l’important problème que pose le gouvernement dans la doctrine rousseauiste. 257 Fragments politiques, p. 479. 258 Idem. 259 Rousseau n’emprunte pas cette voie, du moins, dans le Contrat social. 260 Discours sur l’inégalité, p. 207. 261 Fragments politiques, p. 479. À ce sujet, voir J. Starobinski, Le remède dans le mal, p. 177.
60
raisons qui amènent Rousseau à formuler les thèses majeures du Contrat social. On y voit en
effet défendue l’idée selon laquelle un don complet de l’individu à la société politique doit
rendre possible son bonheur et lui garantir l’exercice (sous une forme civile) des droits qui lui
sont dévolus par la nature. Paradoxalement, par une socialisation intégrale de son existence,
l’individu serait pour ainsi dire rendu à lui-même. Pour réellement comprendre comment on
peut passer d’un discours essentiellement critique sur le social à un discours le présentant
comme une planche de salut, passer de la doctrine du Discours sur l’inégalité à celle du Contrat
social, il s’avère nécessaire de recourir à une compréhension plus fine de la pensée rousseauiste.
On verra alors se dessiner entre les deux œuvres un lien de filiation direct.
Parce que Rousseau fait dériver toutes les passions de l’amour de soi, il est amené à attribuer
une importance cruciale à la façon dont s’agencent les relations entre les individus. La force de
la sensibilité « active et morale », écrit-il dans le deuxième dialogue de Rousseau juge de Jean-
Jacques, « est en raison des rapports que nous sentons entre nous et les autres êtres, et, selon la
nature de ces rapports elle agit tantôt positivement par attraction, tantôt négativement par
répulsion262 ». C’est la même intuition qui est exprimée dans l’un des Fragments politiques :
« L’état moral d’un peuple résulte moins de l’état absolu de ses membres que de leurs rapports
entre eux263 ». Le Discours sur l’inégalité constitue en quelque sorte l’illustration de cette idée : s’il
y a corruption de la bonté naturelle de l’homme au cours du temps, ce n’est pas tellement parce
que celui-ci perd sans retour une existence solitaire pour acquérir une existence sociale; c’est
plutôt parce qu’à travers l’histoire se substitue graduellement, au fil des révolutions, une
sociabilité basée sur le besoin à une sociabilité basée sur les passions aimantes264, et que du
rapprochement des hommes par le besoin résulte une division non moins forte entre eux,
fomentée par la naissance des passions irascibles et haineuses.
Le concept de « société » se scinde alors chez Rousseau en deux faces opposées : à côté de la
société effective, constituée de telle manière qu’elle corrompt ceux qui la composent, il existe,
en tant que virtualité, une société instituée de telle sorte qu’elle permette le déploiement du
262 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 805. 263 Fragments politiques, p. 311. 264 Tel qu’exposé précédemment, la force des liens sociaux noués par le besoin mutuel s’avère pour Rousseau inversement proportionnelle à celle des liens sociaux noués par les passions aimantes. « On ne peut resserrer un de ces liens que l’autre ne se relâche d’autant », lit-on dans la Préface au Narcisse (p. 968). Rousseau formule autrement cette idée dans le Discours sur l’inégalité (p. 202), lorsqu’il avance que la société « porte nécessairement les hommes à s’entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent ».
61
potentiel social de la nature humaine. C’est pourquoi Rousseau propose de remédier au vice de
notre condition sociale par l’instauration d’une « constitution de choses mieux entendues265 »,
c’est-à-dire par l’institution d’un agencement nouveau de nos relations, imaginé à partir d’une
connaissance approfondie de notre nature et des causes de sa corruption. C’est à ce
réarrangement des sociétés qu’il songe lorsque, dans les lignes inaugurales du Contrat social, il dit
vouloir exposer une « règle d’administration légitime et sûre », qui marie « ce que le droit
permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que justice et utilité ne se trouvent point divisées266 ».
Et comme Rousseau avait identifié, dans son Discours sur l’inégalité, la perte progressive de la
liberté première267 de l’homme comme responsable d’une corruption de sa bonté, il sera par
conséquent amené, dans son Contrat social, à faire de la réalisation d’un pacte réfléchi en
fonction de l’inaliénabilité de la liberté la pierre d’assise de sa solution.
À l’aide de ces considérations, nous sommes en mesure de comprendre les raisons profondes
derrière la solution politique avancée dans le Contrat social. Pour illustrer cette dernière,
adaptons une belle image de Tocqueville268, et comparons la société politique structurée par
l’inégalité à une longue chaine de dépendance, où, de haut en bas, chaque anneau se trouve lié
aux autres. La proposition de Rousseau consisterait alors, par une convention nouvelle, à
détacher chaque anneau de la chaine, et à les placer individuellement les uns à côté des autres
sans que ceux-ci ne se touchent. Ils seraient ainsi disposés les uns vis-à-vis des autres d’une
manière qui rappelle la configuration de l’état de nature – celle du « pur » état de nature, mais
aussi et peut-être surtout celle du début du « second » état de nature. Autrement dit, en
proposant l’institution d’un pacte par lequel « chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à
lui-même269 », Rousseau cherche à délier les hommes de leur dépendance mutuelle, et ainsi à
fonder leurs relations sociales sur la base d’un équivalent civil de leur indépendance naturelle. Or
en vertu de sa compréhension du cœur humain, il deviendrait alors possible de sceller leur
265 Fragments politiques, p. 479. 266 Contrat social, p. 351. 267 Nous avons montré que ce mot était susceptible de s’entendre selon plusieurs acceptions chez Rousseau. Ici, le mot « liberté » signifie surtout « indépendance ». Brahami écrit en ce sens : « La pensée proprement politique de Rousseau, sa doctrine des institutions, est (…) tout entière centrée autour d’un unique problème, celui des conditions dans lesquelles je puis vivre en société sans me rendre dépendant de personne ». Cf. Frédéric Brahami, La raison du peuple: un héritage de la Révolution française (1789-1848), Les Belles Lettres, coll. « Les Belles Lettres/essais », Paris, 2016, p. 156. 268 Cf. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, dans Œuvres complètes, t. II, édition publiée sous la direction d’André Jardin, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1992, pp. 613-614 (II, II, II). 269 Contrat social, p. 360.
62
union par l’activité des passions aimantes. Il s’agit alors de mettre au point un type de société
civile reproduisant les traits capitaux du doux « commerce indépendant270 » de la société
familiale.
Mais pour la constitution d’un ordre politique analogue, mutatis mutandis, à l’ordre naturel, il
s’avère paradoxalement nécessaire de dénaturer l’homme davantage encore. C’est ici que
Rousseau, par le manque de rigueur dans l’emploi des termes clés de sa philosophie, peut
dérouter ses interprètes. Le chapitre du Contrat social dédié au législateur oppose ainsi l’homme
naturel et le citoyen : pour produire un ordre social conforme au droit politique, il faut, écrit-il,
parvenir à changer « la nature humaine », à « transformer chaque individu, qui par lui-même
est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en
quelque sorte sa vie et son être271 ». Le premier livre de l’Émile présente encore plus nettement
cette opposition :
L’homme naturel est tout pour lui : il est l’unité numérique, l’entier absolu qui n’a de rapport qu’à lui-même ou à son semblable. L’homme civil n’est qu’une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l’entier, qui est le corps social. Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l’unité commune; en sorte que chaque particulier ne se croit plus un, mais partie de l’unité, et ne soit plus sensible que dans le tout272.
Soulignons que s’il y a dans ces pages une opposition si marquée entre l’homme naturel et le
citoyen, c’est vraisemblablement parce que Rousseau songe à l’homme nu et solitaire de la
première partie du Discours sur l’inégalité. Or, comme nous l’avons vu, la nature de l’homme ne
se dévoile pas entièrement à l’état de nature. Si l’homme n’est pas originellement social, il est
en revanche « fait pour le devenir273 ». Le processus de « dénaturation » décrit ici par Rousseau
ne peut donc pas simplement être compris comme l’acquisition d’un mode d’existence
contraire à la nature.
L’idée, encore une fois, est plus complexe. Les institutions créées par un législateur adroit se
doivent certes de dénaturer l’homme, au sens où elles doivent l’éloigner radicalement de sa
nature originelle, mais elles doivent cependant le faire en suivant une voie ouverte par le
processus naturel de vieillissement de son espèce. Il s’agit, plus précisément, de tirer avantage
270 Discours sur l’inégalité, p. 171. 271 Contrat social, p. 381. 272 Émile, p. 249. 273 Ibid., p. 600 ; Lettres morales, p. 1109.
63
de la perfectibilité de l’homme, et ce, en faisant émerger sa sociabilité de sa disposition
passionnelle (et naturelle) à se sentir exister dans ses semblables. Ainsi, la sociabilité du citoyen
se fonde bien en nature. Cependant, une éducation civique digne de ce nom se doit aussi de
conduire le potentiel social de la nature de l’homme à un tel achèvement que le souci que celui-
ci éprouve pour l’intérêt commun prime sur celui qu’il éprouve pour son intérêt particulier. On
doit bien qualifier d’artificielle cette inversion de « l’ordre naturel »274 des priorités dans l’âme
humaine, car elle n’est aucunement susceptible de se produire selon le cours normal des
choses. En d’autres mots, parce que l’amour de soi constitue la passion originaire de l’âme
humaine et le principe de toutes les autres, la disposition à faire passer l’intérêt général avant
l’intérêt particulier ne peut être que le produit d’un art politique raffiné dont l’éducation civique
s’avère la plus délicate et la plus haute partie.
C’est ainsi qu’indépendants les uns des autres, les citoyens du pacte social se révèleraient
pourtant « civils par leur nature et citoyens par leurs inclinations275 ». On ne peut qu’apprécier
le caractère esthétique de ce rapprochement de termes contraires dans la solution politique
rousseauiste ; très succinctement, il s’agit donc de dissoudre des relations sociales qui isolent et
divisent les hommes, et ce, par une déliaison individualiste permettant de réaliser dans sa
plénitude leur nature sociale.
II. Le règne de la loi
« La nature humaine ne rétrograde pas276 », lit-on dans le troisième dialogue de Rousseau juge de
Jean-Jacques. Or précisément parce qu’il s’agit de penser l’organisation d’une société politique en
accord avec la nature seconde de l’homme, et non de ramener celui-ci à sa nature première, on
ne peut agir sur ses désirs pour les rendre de nouveau équivalent à ses besoins physiques.
L’indépendance première de l’homme, à proprement parler, doit être considérée comme
perdue à jamais. Pour libérer les hommes civils de la dépendance qu’ils éprouvent envers leurs
semblables, il faut donc y substituer une autre dépendance, qui évite les effets néfastes de la
première. Car il y a deux sortes de dépendance, lit-on dans l’Émile :
Celle des choses qui est de la nature, celle des hommes qui est de la société. La dépendance des choses n’ayant aucune moralité ne nuit point à la liberté et n’engendre
274 Cf. Contrat social, p. 401. 275 Fragments politiques, p. 510. 276 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 935.
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point de vices. La dépendance des hommes étant désordonnée les engendre tous, et c’est par elle que le maitre et l’esclave se dépravent mutuellement. S’il y a quelque moyen de remédier à ce mal dans la société c’est de substituer la loi à l’homme, et d’armer les volontés générales d’une force réelle supérieure à l’action de toute volonté particulière. Si les lois des nations pouvaient avoir comme celles de la nature une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne put vaincre, la dépendance des hommes redeviendrait celle des choses, on réunirait dans la république tous les avantages de l’état naturel à ceux de l’état civil, on joindrait à la liberté qui maintient l’homme exempt de vice la moralité qui l’élève à la vertu277.
La dépendance des hommes est « désordonnée ». Comme nous l’avons vu au chapitre
précédent, elle conduit par intérêt les uns à appliquer sur leurs semblables un pouvoir qui ne
les asservit pas moins qu’eux, et par lequel tous se dépravent. En revanche, la dépendance que
nous éprouvons envers la nature préserve la liberté et ne produit aucun vice, parce que les
limitations qu’elle nous impose possèdent un caractère impersonnel et fixe. Or il s’avère
possible de produire en société un pouvoir politique qui imite ces traits. Pour cela, il faut
« substituer la loi à l’homme », comme l’avance ce passage, ou plutôt « mettre la loi au-dessus
de l’homme278 ».
Comment comprendre cependant que Rousseau recommande de donner à la loi une autorité
surpassant celle de quiconque, alors même que dans certains passages cités au chapitre
précédent279, Rousseau la dénonçait comme l’instrument principal de l’oppression des pauvres
par les riches? Il convient de faire remarquer que s’esquisse dans ces lignes une compréhension
inédite de la nature et du rôle de la loi. La suggestion de hisser la loi « au-dessus de l’homme »
implique en fait la nécessité de redéfinir le terme de « loi ». En effet, c’est en fonction de
l’inégalité des conditions qu’on définissait la loi avant Rousseau, y compris parmi les
théoriciens du droit naturel. Aussi Rousseau reproche-t-il à ses prédécesseurs de mal raisonner
en établissant le droit par le fait. Selon Pufendorf, par exemple, une loi constitue la « volonté d’un
supérieur, par laquelle il impose à ceux qui dépendent de lui l’obligation d’agir d’une certaine manière qu’il leur
277 Émile, p. 311. 278 Lettre au marquis de Mirabeau, 26 juillet 1767, dans Jean-Jacques Rousseau, Lettres philosophiques, édition établie, présentée et annotée par Jean-François Perrin, Librairie Générale Française, coll. « Classiques », 2003, p. 358. Voir aussi Lettres écrites de la montagne, p. 811. 279 Contrat social, p. 367 ; Émile, p. 524.
65
prescrit280 ». Insatisfait de la définition des jurisconsultes, Rousseau écrit que « la définition de la
loi est encore à faire281 ».
Dès le Discours sur l’économie politique, Rousseau semblait utiliser le terme « loi » selon une
acception nouvelle. Il évitait en effet déjà de la rapporter à la volonté d’un supérieur; la loi
représentait au contraire ce par quoi les hommes pouvaient instaurer une forme d’obéissance
qui dispense d’une personnification de l’autorité par un particulier : « Par quel art inconcevable
a-t-on pu trouver le moyen d’assujettir les hommes pour les rendre libres ? (…) Comment se
peut-il faire qu’ils obéissent et que personne ne commande, qu’ils servent et n’aient point de
maître ; d’autant plus libres en effet que sous une apparente sujétion, nul ne perd de sa liberté
que ce qui peut nuire à celle d’un autre ? Ces prodiges sont l’ouvrage de la loi282». La loi ne
relève donc nullement d’un commandement d’un homme à un autre ; en tant qu’ « organe
salutaire de la volonté de tous283 », elle permet au contraire de retirer aux particuliers le pouvoir
de contraindre leurs semblables à l’obéissance, et de placer chacun sous la dépendance d’un
souverain abstrait, le corps social lui-même, rétablissant ainsi « dans le droit l’égalité naturelle
entre les hommes284 ».
Bien qu’il ne contienne pas de définition rigoureuse de la loi, le Discours sur l’économie politique
l’anticipe, puisqu’on y retrouve l’exigence de sa double généralité : lorsqu’elle est conforme au
droit politique, c’est-à-dire lorsqu’elle est conforme à son essence, la loi est dictée par la
volonté générale, et s’applique sans distinction à tous les membres du corps social. C’est
précisément de cette façon que Rousseau la définit dans le Contrat social : « Mais quand tout le
peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même, et s’il se forme alors un rapport,
c’est de l’objet entier sous un point de vue à l’objet entier sous un autre point de vue, sans
aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté
qui la statue. C’est cet acte que j’appelle une loi285 ». Une loi se définit comme un « acte
280 Pufendorf, Droit de la nature et des gens, liv. I, chap VI, § 4. Voir sur ce point Robert Derathé, Le rationalisme de Jean-Jacques Rousseau [1948], Slatkine reprints, Genève, 2011, p. 86. 281 Émile, p. 842. Voir aussi le Contrat social, p. 378. 282 Discours sur l’économie politique, p. 248 ; Manuscrit de Genève, p. 310. 283 Idem. 284 Idem. 285 Contrat social, p. 379.
66
authentique de la volonté générale286 », et ce, parce que sa forme épouse parfaitement la sienne.
La volonté générale, en effet, constitue une volonté présente de manière « constante » chez
« tous les membres de l’État287 », et qui « oblige ou favorise également288 » chacun d’eux. Pour qu’une
volonté puisse être dite « générale », elle doit autrement dit l’être à la fois « dans son objet ainsi
que dans son essence », elle doit partir « de tous pour s’appliquer à tous289 ». Or la loi, à son
tour, réunit « l’universalité de la volonté et celle de l’objet290 »; en tant que « convention du
corps avec chacun de ses membres291 », elle émane du corps social dans son ensemble pour
embrasser ensuite l’ensemble du corps social. Accepter de se soumettre à la volonté générale
du corps social ne signifie donc rien d’autre que d’accepter de se soumettre, stricto sensu, à ses
lois.
III. Des principes « fondés sur la raison » et « dérivés de la nature des choses »
En désignant par le mot « loi » une déclaration de la volonté générale, Rousseau peut écrire
sans contradiction qu’à proprement parler, « très peu de nations ont des lois292 », tandis que
partout règne sous ce nom « l’intérêt particulier et les passions des hommes293 ». Ce n’est donc
pas l’observation de ce que le mot « loi » désigne en fait et la plupart du temps qui permet à
Rousseau d’en formuler une acception nouvelle. C’est à partir de sa connaissance de principes
de droit « fondés sur la raison » et « dérivés de la nature des choses294 » que Rousseau veut juger
de ce qui en fait l’essence.
Parce qu’il constitue le moyen de protéger l’intérêt supérieur de chaque citoyen, l’institution
d’un règne de la loi s’avèrerait en effet fondée en raison. Hisser l’autorité de la loi au-dessus de
celle de quiconque permettrait d’abord de garantir chaque citoyen « de toute dépendance
personnelle295 », et le protègerait par là de l’arbitraire et de l’inconstance qui caractérise tout
pouvoir exercé par une volonté particulière. La dissolution de l’autorité des uns sur les autres
286 Ibid., pp. 374 et 425. Voir encore la définition que Rousseau en donne dans les Lettres écrites de la montagne (pp. 807-808) : « Qu’est-ce qu’une loi ? Une déclaration publique et solennelle de la volonté générale sur un objet d’intérêt commun ». 287 Contrat social, p. 440 (nous soulignons). 288 Ibid., p. 374 (nous soulignons). 289 Ibid., p. 373. 290 Ibid., p. 379. 291 Ibid., pp. 374-375. 292 Ibid., p. 430. 293 Émile, p. 857. 294 Contrat social, p. 358. 295 Ibid., p. 364. Voir aussi p. 361.
67
doterait en ce sens chacun d’une forme de liberté négative, c’est-à-dire d’une liberté qui
« consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui296 ». À cette liberté
négative s’en ajouterait une autre, positive : « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite297 ». Cette
dernière soustrairait cette fois chacun de la prise de tout pouvoir arbitraire exercé au moyen
des forces de l’État, et ce, en raison de la forme même de la loi. Lorsque les citoyens sont
réunis en corps et forment le souverain, ils ne sauraient en effet « offenser un de ses membres
sans attaquer le corps; encore moins offenser le corps sans que les membres s’en
ressentent298 ». Autrement dit, parce que la loi constitue une « convention du corps avec chacun
de ses membres299 », elle ne saurait léser un citoyen sans les léser tous, et il est selon Rousseau
tout à fait impossible que le corps social « veuille nuire à tous ses membres300 ».
Modelé par la loi, l’ordre civil remédierait ainsi à un problème constitutif de l’état de nature sur
son déclin : certes les hommes y jouissent de droits naturels (les droits à la vie et à la liberté),
mais cette jouissance y demeure plus qu’incertaine, car elle a pour borne « les forces de
l’individu301 ». Lorsque la loi de nature tempère l’ardeur de chacun pour son propre bien-être, la
liberté naturelle consiste simplement dans le pouvoir d’assurer soi-même, paisiblement et sans
entrave sa propre conservation. Mais quand la voix de la nature est étouffée dans les cœurs, et
que l’amour de soi dégénère en amour-propre, chacun tend cependant à s’accorder un « droit
illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre302 », et ainsi la quête de préserver sa vie tout
comme le pouvoir de le faire entrent tous deux en contradiction avec eux-mêmes. La loi civile
a en ce sens pour but de venir pallier l’impuissance de la loi naturelle, et ce, en aménageant
l’espace social de telle manière qu’il permette l’existence et le respect de droits civils
« fondés303 » sur ceux de la nature. Cela ne signifie pas précisément que le pacte social légitime
enjoigne aux contractants de respecter mutuellement leurs droits naturels, mais plutôt qu’il
296 Lettres écrites de la montagne, p. 841. On a peut-être trop peu insisté sur l’importance considérable de cette forme de liberté chez Rousseau, qui lui était très chère. Nous lisons à ce sujet dans Les Rêveries du promeneur solitaire (p. 1059) que la véritable liberté consistait pour l’homme « à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas ». Et il complète : « voilà celle que j’ai toujours réclamée, souvent conservée, et par [laquelle] j’ai été le plus en scandale à mes contemporains ». 297 Contrat social, p. 365. 298 Ibid., p. 363. 299 Ibid., p. 374. 300 Ibid., p. 363. 301 Ibid., p. 365. 302 Ibid., p. 364. Voir aussi les Lettres écrites de la montagne (p. 842) : « dans l’état même de nature, chaque homme n’est libre qu’à la faveur de la loi naturelle, qui commande à tous ». 303 Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, p. 608.
68
permette à ces droits d’exister sous une forme nouvelle, car il fait en sorte que les droits de
chacun soient intégralement déterminés par la volonté générale304. Nous devrons revenir sur ce
point absolument capital du Contrat social.
On commence à comprendre comment le projet de hisser la loi au-dessus de l’homme s’avère
non seulement rationnel, mais encore dérivé « de la nature des choses305 ». Délivrés de toute
dépendance personnelle, jouissant de droits civils fondés sur ceux de la nature, et placés
également sous le règne de lois possédant un caractère impersonnel et relativement fixe, les
hommes civils jouissent d’une condition certes différente, mais se comparant effectivement à
leur condition naturelle, comme l’avait fort justement aperçu Durkheim306. Les principes du
droit politique réunissent de cette manière, écrit Rousseau dans l’Émile, « tous les avantages de
l’état naturel à ceux de l’état civil », et on joint « à la liberté qui maintient l’homme exempt de
vice la moralité qui l’élève à la vertu307 ».
Cependant, ce tableau brillant s’assombrit lorsqu’on constate que la solution politique
rousseauiste au problème minant l’ordre social comporte certaines tensions théoriques
notables. Pointons l’une d’entre elles, immédiatement visible pour nous : tel que mentionné
dans un extrait de l’Émile cité plus haut308, le projet de mettre la loi au-dessus de l’homme ne
peut vraiment réussir que si les lois s’inscrivent dans la durée, parce qu’alors elles finissent par
informer les habitudes, puis les mœurs, si bien qu’à la longue s’efface et devient presque
insensible le pouvoir humain qui les fait respecter. En d’autres mots, la dépendance que les
citoyens éprouvent à l’égard de la loi ne sera similaire à celle des choses que si, à travers le
temps, les lois imprègnent leur être même, de manière à ce qu’ils leur obéissent spontanément,
naturellement et sans aucune vexation. Or parce qu’elles sont dictées par la volonté générale,
les lois se révèlent, de droit, impermanentes. En effet, le souverain, en déclarant sa volonté, est
libre de toute loi antérieure, et ce, parce que nul n’est tenu aux engagements qu’il a pris envers
lui-même, si bien « qu’un peuple est toujours libre de changer ses lois, même les meilleures309 »;
« chaque acte de souveraineté, ainsi que chaque instant de sa durée, est absolu, indépendant de
304 Le pacte social, en effet, sert « dans l’État de base à tous les droits » (Contrat social, p. 365). Nous donnons la formulation de ce pacte dans la section suivante. 305 Ibid., p. 358. 306 Cf. É. Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, p. 63 et p. 99. 307 Émile, p. 311. 308 Cf. idem. 309 Contrat social, p. 394. Voir aussi p. 362.
69
celui qui précède; et jamais le souverain n’agit parce qu’il a voulu, mais parce qu’il veut310 ». La
durée des lois est alors suspendue au consentement toujours renouvelé du corps des citoyens à
ce que celles-ci continuent d’exister. La volonté générale « qui doit diriger l’État n’est pas celle
d’un temps passé, mais celle du moment présent (…). [C]’est toujours en vertu d’un
consentement présent et tacite que l’acte antérieur peut continuer d’avoir son effet311 ». Ce
consentement « présent et tacite » se tire dans la pratique du fait que le corps social évite
d’abroger ou de modifier ses lois, alors qu’il possède pourtant le pouvoir de le faire312. Ainsi, la
flexibilité et l’impermanence essentielles des lois, conséquences des principes du droit
politique, entrent directement en tension avec l’une des principales conditions de réussite du
projet de hisser leur autorité au-dessus de celle de l’homme : qu’elles traversent le temps
identiques à elles-mêmes. Il est frappant de constater que les institutions imaginées par
Rousseau mettraient même en évidence la fragilité des lois les plus fondamentales de l’État,
celles qu’on appellerait aujourd’hui les lois constitutionnelles, et ce, parce qu’elles comprennent
la tenue d’assemblées périodiques commençant obligatoirement par cette question : « s’il plaît
au Souverain de conserver la présente forme de Gouvernement313 ».
Deuxième partie : L’esprit du droit politique et les conditions de sa réalisation pratique
Ce n’est pas la seule tension au sein du Contrat social. La plupart d’entre elles ne peuvent
cependant apparaître avec clarté que si nous déplaçons l’objet de notre examen, et remontons à
un niveau plus fondamental : de l’étude des lois, nous passerons donc à celle du consentement
à leur obéir, le pacte social. Nous serons ainsi en mesure de constater que le cœur même de la
doctrine du Contrat social est traversé par une double polarité qui trouve écho dans la manière
dont sont présentés les grands concepts de l’œuvre. Nous serons à même de montrer que ce
caractère double génère une difficulté d’ordre pratique : l’esprit du droit politique s’accorde
difficilement avec les conditions de son application au réel.
I. La double polarité du pacte social
Pour déduire les termes du pacte, Rousseau procède à un exercice de pensée : « Je suppose,
écrit-il, les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans
310 Fragments politiques, p. 485. 311 Manuscrit de Genève, p. 296. 312 Cf. Contrat social, p. 424. 313 Ibid., p. 436.
70
l’état de nature, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut
employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le
genre humain périrait s’il ne changeait de manière d’être314 ». Il s’agit donc de revenir, par
imagination, au moment de l’instauration de la société politique, et ce, pour comprendre
comment les hommes auraient pu s’y engager de manière à « former par agrégation une somme
de forces qui puisse l’emporter sur la résistance315 », sans toutefois risquer d’y perdre les
premiers instruments de leur conservation. Le problème s’énonce par conséquent comme suit :
« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la
personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse
pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant316 ».
Ainsi compris, le problème indique les fins de la société politique. Or il fait simultanément de
cette dernière, en quelque sorte, un « moyen pour l’individu317 », car elle représente alors ce par
quoi celui-ci conserve à la fois sa vie et sa qualité d’homme, c’est-à-dire sa liberté. Le corps
social engendré par le pacte légitime, selon cette perspective, trouve sa raison d’être dans
l’individu. Cependant, il faut bien voir que le statut accordé au corps social déborde infiniment,
dans l’ouvrage, celui de simple moyen, car le pacte représente simultanément l’acte primordial
« par lequel un peuple est un peuple318 ». Autrement dit, le pacte social ne dispose pas
seulement le corps social de telle sorte qu’il agisse en conformité avec ses raisons d’être; il
représente aussi l’acte par lequel celui-ci obtient son être propre.
Dès le début de l’œuvre, on voit donc poindre les deux pôles fondamentaux autour desquels
elle s’organise entièrement : l’individu et le corps social, ou, comme l’écrit Gauchet de manière
plus précise, le « sujet de droit individuel » et le « sujet politique collectif319 ». La doctrine du
Contrat social semble tellement déterminée par cette double polarité qu’on peut à bon droit se
demander si elle demeure compatible avec l’existence de médiations pourtant nécessaires entre
314 Ibid., p. 360. 315 Idem. 316 Idem. Remarquons que le corps social aura notamment pour fonction de protéger la propriété, et ce, même si elle ne constitue nullement un droit naturel. Nous consacrons un développement à son sujet un peu plus bas. 317 Jean-Hugues Déchaux, « Rousseau et la médiation symbolique entre les hommes : contribution à un individualisme structurel », dans Sociologie 1, no 2 (2010), p. 275. 318 Contrat social, p. 359. 319 Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie, t. I: La révolution moderne, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 2007, p. 104.
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l’individu et le corps social souverain320. Le pacte social lui-même n’en admet aucune ; il n’est
qu’affaire d’engagement entre l’individu et le tout dans lequel il s’intègre : « Chacun de nous met en
commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons en
corps chaque membre comme partie indivisible du tout321 ». Aussitôt posée, cette présence conjointe de
l’individu et du souverain génère cependant elle-même une difficulté théorique. En effet, les
clauses du pacte social, nous indique Rousseau, peuvent se résumer par « l’aliénation totale de
chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté322 ». Or ce que résume ce processus
d’aliénation, ce sont justement les clauses d’un pacte réfléchi en fonction de l’inaliénabilité de
certains droits naturellement attachés à l’homme.
Il faut chercher la cause de cette difficulté dans les prémisses mêmes qui permettent à
Rousseau de donner naissance aux figures du sujet de droit individuel et du sujet politique
collectif. Si la tension théorique n’apparaît pas (et ne pouvait apparaître) chez les grands
représentants de l’école du droit naturel avant Rousseau, c’est que « l’idée d’un droit inaliénable
leur est complètement étrangère323 ». Certes pour Grotius, Pufendorf, Barbeyrac, Burlamaqui
ou encore Jurieu, les individus comme les peuples détiennent originairement le pouvoir de se
gouverner eux-mêmes. Mais, à leurs yeux, de même qu’un individu peut, par contrat, aliéner sa
liberté à un tiers, de même un peuple peut, par son consentement, transférer sa souveraineté à
un individu324. Le problème se pose différemment pour Rousseau, quoique l’analogie entre
l’individu et le peuple demeure entière : de même qu’un individu ne peut se dépouiller
volontairement de son indépendance sans enfreindre le droit naturel, de même le peuple ne
peut aliéner sa souveraineté sans enfreindre le contrat social. L’état de nature montrait que la
liberté était en quelque sorte consubstantielle à l’homme, raison pour laquelle il ne pouvait s’en
dépouiller sans « dégrader son être325 », sans « renoncer à sa qualité d’homme326 ». Or il en est
320 Rousseau présente en effet toute médiation entre l’individu et le corps social souverain comme problématique. Ainsi en est-il des sociétés partielles et des députés, dont l’existence même risque de corrompre l’expression de la volonté générale lors du vote (Contrat social, pp. 371-372, 428-431). Ainsi en est-il également du gouvernement, intermédiaire nécessaire entre le corps social, considéré comme souverain, et chacun de ses membres, considérés comme ses sujets. Tous les gouvernements tendent en effet à la longue à usurper la souveraineté du corps social, et ainsi à rapprocher ce dernier de sa mort (ibid., pp. 421-425). Rousseau s’étend longuement sur les mesures nécessaires pour supprimer ou amoindrir les difficultés que posent de tels intermédiaires entre le tout et ses parties. 321 Ibid., p. 361. 322 Ibid., p. 360. 323 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 257 324 Ibid., pp. 268-269. 325 Discours sur l’inégalité, p. 184.
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du peuple comme de l’individu : en abandonnant sa souveraineté, il « se dissout par cet acte, il
perd sa qualité de peuple327 ». Une agrégation d’individus ne se fait peuple, à proprement parler,
que par l’acte continué par lequel elle se donne la liberté politique, c’est-à-dire par le
consentement unanime et toujours recommencé de ses membres à obéir à leur volonté
générale328. La souveraineté se révèle ainsi consubstantielle au peuple.
La tension théorique qui nous préoccupe trouve justement ici son origine, puisque, comme
Hobbes329, Rousseau pense que la souveraineté consiste essentiellement dans l’exercice d’un
pouvoir absolu. « Il est de l’essence de la puissance souveraine de ne pouvoir être limitée : elle
peut tout, ou elle n’est rien330 ». On peut dire « absolu » le pouvoir du souverain parce qu’il ne
doit connaitre aucune limite constitutionnelle. Parce que les lois du corps social sont celles de
la volonté actuelle du souverain, et non celles de ses volontés passées, « il n’y a ni ne peut y avoir
nulle espèce de loi fondamentale pour le corps du peuple331 ». Les contractants gardent ainsi en
tout temps le pouvoir de déterminer et de réviser les conditions de leur association, si bien que
« demander jusqu’où s’étendent les droits respectifs du souverain et des citoyens, c’est
demander jusqu’à quel point ceux-ci peuvent s’engager avec eux-mêmes, chacun envers tous et
tous envers chacun d’eux332 ». Or le corps social ne saurait disposer légitimement d’un tel
pouvoir sur tous ses membres que si ceux-ci acceptent de lui aliéner sans réserve leurs droits
naturels.
D’un côté, par conséquent, l’individu se définit en fonction de droits inaliénables qui
prescrivent ses fins à la société politique et déterminent la formulation du pacte social. D’un
autre côté, pourtant, s’élève un corps social souverain conforme à la nature du pacte, et produit
pour cette raison même à partir de l’aliénation des droits de chacun. Il s’agit d’une totalité et plus
grande que la somme de ses parties, un « corps moral et collectif333 » qui a son « moi commun,
sa vie et sa volonté334 » et qui, bien que le fruit de la réunion délibérée d’individus, les
surplombe, les place sous sa dépendance et les ordonne « de la manière la plus convenable au
326 Contrat social, p. 356. 327 Ibid., p. 369. 328 L’essence du corps politique réside en cela « dans l’accord de l’obéissance et de la liberté » (ibid., p. 427). 329 Voir à ce sujet le chapitre 18 du Léviathan (pp. 290-306), consacré aux droits des souverains. 330 Lettres écrites de la montagne, p. 826. Voir aussi Contrat social, p. 372. 331 Contrat social, p. 362 332 Ibid., p. 375. 333 Ibid., p. 361. 334 Idem.
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tout335 ». La cohabitation du sujet de droit individuel et du sujet politique collectif s’avère donc
difficile, car ces figures se révèlent à la fois complémentaires et antithétiques. Si en définitive
Rousseau échappe à la contradiction, c’est parce que, d’une part, chaque citoyen pouvant être
considéré à la fois comme « membre du souverain envers les particuliers » et comme « membre
de l’État envers le souverain336 », il récupère comme pouvoir sur l’ensemble les droits qu’il
cède à l’ensemble ; il reprend d’une main ce qu’il donne de l’autre. C’est d’autre part parce que,
« tout absolu, tout sacré, tout inviolable » que soit le pouvoir souverain, il « ne passe ni ne peut
passer les bornes des conventions générales337 », de sorte que, déterminés intégralement par la
volonté générale, les droits des citoyens ne peuvent pas ne pas traduire sous une forme civile
les droits naturels de l’homme.
Ce point mérite attention, car nous ne songerions pas de nos jours à utiliser ensemble les
qualificatifs « absolu » et « borné » pour décrire le pouvoir souverain. Cela était cependant
monnaie courante dans les pensées politiques qui circulaient au XVIIIe siècle338. Selon les
principes rousseauistes du droit politique, le pouvoir du souverain est borné par la forme
doublement générale de la loi, mais il est absolu parce qu’à l’intérieur des paramètres que lui
impose cette forme, il peut tout, ne connait aucune limite. Par là se conçoit un processus
légitime de détermination des droits des contractants : ceux-ci doivent émerger de leur pouvoir
de décider eux-mêmes des conditions de leur association, c’est-à-dire, en un sens, de leur
liberté339. Mais comme ce pouvoir agit par l’intermédiaire de la loi, il ne saurait se prononcer
que sur des objets généraux, de même que s’appliquer sans distinction à tous les membres du
corps social.
Le pacte social engendre ainsi nécessairement une stricte égalité de droit, et met par le fait
même en place de fortes garanties à l’intégrité de chacun. Dans le régime conforme au droit
politique, en effet, chacun « se soumet nécessairement aux conditions qu’il impose aux autres
(…). [Le] pacte social établit entre les citoyens une telle égalité qu’ils s’engagent tous sous les
mêmes conditions, et doivent jouir tous des mêmes droits340». En respectant l’exigence de
335 Ibid., p. 372 ; Sur cette difficile conciliation de deux figures contraires, voir notamment É. Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, p. 70; J.-H. Déchaux, « Rousseau et la médiation symbolique entre les hommes », p. 275. 336 Contrat social, p. 362. 337 Ibid., p. 375. 338 Cf. R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, pp. 339-340) 339 Voir sur ce point Contrat social, p. 375. 340 Ibid., p. 374. Voir aussi p. 362.
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réciprocité des droits que génère la forme des lois, les citoyens limitent pour ainsi dire
librement leur liberté, de manière à ce qu’elle ne s’entrave pas elle-même : « Dans la liberté
commune nul n’a le droit de faire ce que la liberté d’un autre lui interdit, et la vraie liberté n’est
jamais destructive d’elle-même341 »; « nul ne perd de sa liberté que ce qui peut nuire à celle d’un
autre342 ». Selon Rousseau, il résulterait de ce processus de détermination des droits par la
volonté générale une condition réellement préférable à celle qui précède l’institution du corps
social. Une fois retranché de la liberté de l’individu le pouvoir d’entrer en contradiction avec
elle-même, cette dernière se retrouve consolidée, si bien qu’elle devient en quelque sorte plus
grande que ce qu’elle était auparavant : elle prend la forme de la liberté civile et politique. On
permet par le fait même le respect du droit de chacun à la vie, protégé désormais non pas
simplement par leurs forces individuelles, mais par celles du corps social entier. Ainsi, bien
qu’ils changent complètement d’aspect, les droits naturels se prolongent dans les droits civils.
II. L’oscillation au sein des concepts d’intérêt et de volonté
C’est en ce sens dans sa volonté de tenir ensemble les deux bouts de la chaine, de poser
conjointement les figures du sujet de droit individuel et du sujet politique collectif, que se
révèle le mieux la spécificité de la pensée politique de Rousseau. Celui-ci, en effet, ne tranche
pas franchement en faveur de l’une de ces figures au détriment de l’autre. Les sections
précédentes le montraient déjà; on pouvait en effet y constater que Rousseau ne souhaitait pas
davantage dépouiller l’individu de ses droits pour l’exposer à la toute-puissance du corps social
que réduire le rôle de ce dernier à l’aménagement du terrain propice à la réalisation des fins
égoïstes de ceux qui le composent. C’est pourquoi la relation entre le corps social et l’individu
ne saurait être bien comprise que si l’on garde en tête qu’elle s’avère essentiellement bilatérale.
341 Lettres écrites de la montagne, p. 842. 342 Discours sur l’économie politique, p. 248 ; Manuscrit de Genève, p. 310. On a souvent comparé ce processus à l’impératif catégorique kantien, et aux trois manières de le représenter. Selon la thèse classique de Delbos, par exemple, Kant a voulu soutenir dans l’ordre moral ce que Rousseau avait soutenu dans l’ordre politique. Le rapprochement a cependant ses limites : comme nous le verrons, la volonté générale constitue pour Rousseau une certaine disposition de l’amour de soi. Or sur ce point, Kant se distingue tout à fait de Rousseau. Il écrit en effet : « ce qui est dérivé de la disposition naturelle propre de l’humanité, ce qui est dérivé de certains sentiments et de certains penchants, et même, si c’est possible, d’une direction particulière qui serait propre à la raison humaine et ne devrait pas nécessairement valoir pour la volonté de tout être raisonnable, tout cela peut bien nous fournir une maxime à notre usage, mais non une loi, un principe subjectif selon lequel nous pouvons agir par penchant et inclination, non un principe objectif d’après lequel nous aurions l’ordre d’agir, alors même que tous nos penchants, nos inclinations et les dispositions de notre nature y seraient contraires ». Cf. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le livre de poche/Classiques de la philosophie », 1993, p. 100.
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Pour que commence et s’étende dans la durée l’existence du corps social, l’individu doit donc
certes, d’un côté, consentir à se donner « tout entier343 ». Mais, d’un autre côté, ce don ne
saurait être légitime s’il est fait « gratuitement344 », raison pour laquelle le souverain doit lui
rendre « l’équivalent de tout ce qu’[il] perd, et plus de force pour conserver ce qu’[il] a345 ». Or
cette double polarité génère une tension doctrinale tout à fait frappante entre les dimensions
du général et du particulier, entre les dimensions du tout et de ses parties, et cette tension
semble traverser les grands concepts à l’aide desquels Rousseau tisse sa philosophie politique.
Il y aura en ce sens une oscillation dans la présentation de ses idées. Tantôt il insiste sur le
caractère distinct de ces figures, et en fait pour cela deux réalités irréductibles l’une à l’autre ;
tantôt il insiste au contraire sur leur unité dernière, et tend pour cela à réduire l’une à l’autre.
Nous examinerons cette oscillation au sein des concepts d’intérêt et de volonté. Commençons
par le concept d’intérêt. Traversé par la double polarité caractéristique de l’œuvre, celui-ci
reçoit deux visages principaux : l’intérêt général et l’intérêt individuel346. D’un côté, en effet, le
droit politique formule l’impératif que les forces de l’État ne soient pas accaparées au profit du
petit nombre347, et servent plutôt le bien du corps social dans son entièreté. Mais, d’un autre
côté, le souci de l’intérêt individuel, que Rousseau pointait comme corrosif des sociétés
humaines dans le Discours sur l’inégalité348, retrouve sa pleine légitimité, car la protection de
l’intérêt de chaque contractant est une condition sine qua non de la légitimité des institutions
politiques349. Là réside l’une des raisons pour laquelle les termes du pacte social imaginé par
Rousseau évitent de désigner comme souverain un particulier : ses décisions, tôt ou tard,
tendraient nécessairement à favoriser son intérêt exclusif. Pour que les forces de l’État soient
dirigées conformément au droit politique, il faut plutôt donner expression politique à une
343 Ibid., p. 360. 344 « Dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconvenable ; un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous, et la folie ne fait pas droit » (ibid., p. 356). 345 Ibid., p. 361. 346 Mais, pourrait-on répondre, n’y a-t-il pas un troisième terme, l’intérêt de corps, situé entre l’intérêt général et l’intérêt particulier ? Cette objection se bute cependant au fait que Rousseau présente l’intérêt de corps comme un intérêt général par rapport à ses membres, en particulier par rapport au plus grand tout dans lequel il s’intègre. On peut autrement dit réduire l’intérêt de corps aux deux autres, de sorte que ceux-ci restent en définitive les deux grands visages que prend le concept d’intérêt. La même remarque s’applique pour le concept de volonté. 347 Cf. Manuscrit de Genève, p. 295 et p. 305. 348 Voir en particulier les pages 202 et 203 du Discours sur l’inégalité. 349 Pour une étude détaillée de la protection que l’État doit à chacun de ses membres, jusqu’aux plus humbles, voir Ryan Patrick Hanley, « Political Economy and Individual Liberty », dans E. Grace et C. Kelly (éd.), The challenge of Rousseau, pp. 34-56.
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volonté qui tend à « la conservation et au bien-être du tout et de chaque partie350 », c’est-à-dire à la
volonté générale.
Le Discours sur l’économie politique contient en ce sens de très éloquents passages sur la solidarité
nécessaire de ces intérêts dans le régime conforme au droit politique : « La sûreté particulière
est tellement liée avec la confédération publique, que sans les égards que l’on doit à la faiblesse
humaine, cette convention [le pacte social] serait dissoute par le droit, s’il périssait dans l’État
un seul citoyen qu’on eût pu secourir ; si l’on en retenait à tort un seul en prison, et s’il se
perdait un seul procès avec une injustice évidente (…). [Le] salut d’un citoyen est-il moins la
cause commune que celui de tout l’État351 ? ». Dans le même ordre d’idée, on lit dans un
fragment cet avertissement : « n’allez pas vous imaginer que l’État puisse être heureux quand
tous ses membres pâtissent. Cet être moral que vous appelez bonheur public est en lui-même
une chimère ; si le sentiment du bien-être n’est chez personne, il n’est rien, et la famille n’est
point florissante quand les enfants ne prospèrent pas352 ». La grande tâche du « vrai politique »
consiste en cela à faire en sorte qu’il n’y ait pas de contradiction entre le bien public et celui de
chaque particulier353. Pour cette raison, les termes du pacte présenté dans le Contrat social sont
réfléchis pour qu’on ne puisse « travailler pour autrui sans travailler aussi pour soi354 ».
L’exigence de poursuivre l’intérêt public se conjugue donc à celle de protéger l’intérêt
individuel, et les deux visages pris par le concept d’intérêt se présentent en cela comme
solidaires, comme devant exister simultanément. Pourtant, en nous penchant sur ce que
Rousseau entend exactement par « intérêt public », le tableau se complexifie. En effet, celui-ci
ne semble pas constituer un intérêt réellement distinct de celui de chaque particulier ; il paraît
plutôt représenter le point de convergence des différents intérêts individuels. Évoquons là-
dessus une remarque cruciale de Durkheim :
On conçoit parfois l’intérêt collectif comme l’intérêt propre du corps social. On considère alors ce dernier comme une personnalité d’un genre nouveau, ayant des besoins spéciaux et hétérogènes à ceux que peuvent ressentir les individus. Sans doute, même en ce sens, ce qui est utile ou nécessaire à la société intéresse les particuliers parce qu’ils sentent le contrecoup des états sociaux. Mais cet intérêt n’est que médiat. L’utilité collective a quelque chose de spécifique ; elle ne se détermine pas en fonction de l’individu, envisagé
350 Discours sur l’économie politique, p. 245. Les italiques ne sont pas dans le texte original. 351 Ibid., p. 256. 352 Fragments politiques, p. 510. 353 Lettre à Christophe de Beaumont, p. 937. Voir aussi Discours sur l’inégalité, p. 112. 354 Contrat social, p. 373.
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sous tel ou tel aspect, mais en fonction de l’être social considéré dans son unité organique. Telle n’est pas la conception qu’en a Rousseau. Pour lui, ce qui est utile à tous, c’est ce qui est utile à chacun355.
Autrement dit, le corps social n’a pas d’intérêt propre et hétérogène par rapport à celui des
individus ; son intérêt se confond avec l’intérêt commun des contractants, avec celui qu’ils
partagent. En ce sens, l’intérêt du corps social constitue toujours une fraction de l’intérêt
individuel356. Cela apparaît clairement à la lecture de ce passage : « si l’opposition des intérêts
particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts
qui l’a rendu possible. C’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le
lien social, et s’il n’y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s’accordent, nulle
société ne saurait exister357 ». L’intérêt public, en résumé, se réduit pour Rousseau à l’intérêt
commun, et l’intérêt commun représente toujours seulement une fraction de l’intérêt
individuel. En ce sens, l’intérêt public s’explique à partir de l’intérêt individuel.
Ces considérations ont des conséquences sur le concept de volonté. Celui-ci se présente
d’abord lui aussi selon deux figures distinctes, qui cette fois s’opposent résolument. On voit
ainsi s’élever une volonté générale associée à la volonté du corps social entier358, et dotée de
caractéristiques pour ainsi dire célestes : souveraine reconnue de tous, soit tacitement, soit
explicitement359 ; moralement infaillible, déterminant le juste et l’injuste360 ; inaliénable, une et
indivisible361 ; désincarnée et impersonnelle, impossible à représenter362 ; finalement
indestructible, inaltérable et pure363. Parfois comparée à la voix même de Dieu364, la volonté
générale renvoie ainsi constamment son corrélat, la volonté particulière, à sa nécessaire
imperfection. « En effet, il n’est pas impossible qu’une volonté particulière s’accorde sur
quelque point avec la volonté générale ; il est impossible au moins que cet accord soit durable
et constant ; car la volonté particulière tend par sa nature aux préférences, et la volonté
355 É. Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, p. 73. 356 Cette façon de concevoir l’intérêt général chez Rousseau reçoit aussi l’aval de Melzer. Cf. A.M. Melzer, La bonté naturelle de l’homme, p. 277. 357 Contrat social, p. 368 ; Manuscrit de Genève, p. 295. 358 Cf. Contrat social, p. 361. 359 Ibid., p. 360 ; Discours sur l’économie politique, pp. 246-247. 360 Contrat social, p. 371 ; Discours sur l’économie politique, p. 245. 361 Ibid., pp. 368-369. 362 Ibid., p. 429. 363 Ibid., p. 438. 364 Cf. Discours sur l’économie politique, p. 246.
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générale à l’égalité365 ». Alors même que les principes du droit politique formulent l’impératif
d’effacer la contradiction entre l’intérêt public et l’intérêt individuel, ceux-ci ne peuvent
manquer d’entrer en conflit dans l’intériorité même de l’individu. En effet, les points par
lesquels son intérêt converge avec celui de tous ne manquent pas de lui paraître infiniment
moins nombreux que ceux par lesquels ils divergent366, raison pour laquelle sa volonté tend
ordinairement et naturellement vers la réalisation de son bien exclusif.
Mais cette façon de concevoir la volonté générale et de l’opposer ainsi à la volonté de l’individu
s’accorde en définitive assez mal avec le système de Rousseau, dont l’une des caractéristiques
les plus frappantes s’avère de faire dériver en général le supérieur de l’inférieur, et le complexe
du simple367. Tout comme la conscience, l’« instinct divin368 » parlant au cœur de l’homme, la
volonté générale ne semble pas constituer une réalité céleste surajoutée à la nature, mais plutôt
émerger de la combinaison de dispositions naturelles au cœur humain. Plutôt que d’associer la
volonté générale à cette volonté quasi divine du corps social pris dans sa globalité, il s’avère
autrement dit possible de modifier très légèrement notre point de vue de manière à la
concevoir comme une volonté présente dans l’intériorité même de chaque citoyen de l’État, et
produite à partir des matériaux primitifs de l’âme humaine. En ce sens, la volonté générale
constitue certes la volonté du corps social, mais uniquement dans la mesure où elle est d’abord
celle de chacun de ses membres.
L’amour de soi détermine la direction de toute volonté. Comme Rousseau l’écrit dans le
Manuscrit de Genève : « la volonté tend toujours au bien de l’être qui veut369 ». On retrouve
encore cette idée dans la version définitive du Contrat social : « il ne dépend d’aucune volonté de
consentir à rien de contraire au bien de l’être qui veut370 ». Or lorsque les citoyens se
365 Contrat social, p. 368. 366 « Chacun, détachant son intérêt de l’intérêt commun, voit bien qu’il ne peut l’en séparer tout à fait, mais sa part du mal public ne lui paraît rien, auprès du bien exclusif qu’il prétend s’approprier » (ibid., p. 438). 367 Rousseau se révèle en effet un penseur des généalogies. L’aspect de l’homme moderne, comme nous l’avons montré dans les premier et deuxième chapitres, lui semble le produit de transformations qui ne se déploient que dans la lenteur d’une histoire, transformations s’appliquant à un être simple, semblable à l’animal. À travers cette histoire se joue la genèse de ses passions et de ses facultés, de même que la genèse du mal qui le ronge. Dans le même ordre d’idée, Rousseau montre dans l’Émile que l’amour romantique s’avère le fruit d’une longue éducation du désir sexuel (cf. A. Bloom, « Introduction », dans J.-J. Rousseau, Emile: Or, On Education, pp. 15-17). C’est aussi le cas de la voix de la conscience, qui émerge de la combinaison de sentiments naturels comme la pitié et l’amour de soi (cf. R. D. Masters, The political philosophy of Rousseau, p. 75). 368 Émile, p. 600. 369 Manuscrit de Genève, p. 295. 370 Contrat social, p. 369.
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conçoivent comme liés par un sort commun, ils tendent naturellement à vouloir que se réalise
cet intérêt qu’ils partagent. Ce qui « généralise la volonté », en effet, « est moins le nombre de
voix que l’intérêt commun qui les unit371 ». La volonté générale, en ce sens, émergerait de
l’amour de soi par l’adoption d’un point de vue bien précis sur soi : « Tant que plusieurs
hommes réunis se considèrent comme un seul corps, ils n’ont qu’une seule volonté, qui se rapporte à
la commune conservation, et au bien-être général372 ». Tant que ce point de vue se maintient,
que le citoyen se conçoit lui-même essentiellement comme une partie d’un plus grand tout
formé par le partage d’un intérêt, sa volonté se généralise. Autrement dit, en lui, la volonté
particulière se conforme à la volonté générale373.
En adoptant cette perspective sur la volonté générale, on peut aisément expliquer les
caractéristiques quasi divines que la plume enthousiaste de Rousseau lui confère. Prenons le cas
de son indestructibilité. Certes, « chaque individu peut avoir une volonté particulière contraire
ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen. Son intérêt particulier peut lui
parler tout autrement que l’intérêt commun374 ». Mais la volonté générale « en lui » n’est pas
étouffée, elle n’est alors qu’éludée. Si elle reste inaltérable et pure, c’est que « ce bien particulier
excepté, il veut le bien général pour son propre intérêt tout aussi fortement qu’aucun autre375 ».
Dans le même ordre d’idée, l’infaillibilité morale de la volonté générale s’éclaire par sa liaison à
l’amour de soi :
Les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce qu’ils sont mutuels, et leur nature est telle qu’en les remplissant on ne peut travailler pour autrui sans travailler aussi pour soi. Pourquoi la volonté générale est-elle toujours droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot chacun, et qui ne songe à lui-même en voyant pour tous ? Ce qui prouve que l’égalité de droit et la notion de justice qu’elle produit dérive de la préférence que chacun se donne et par conséquent de la nature de l’homme (…)376.
Rappelons que c’est par un processus d’identification à l’autre que l’amour de soi chez
l’homme naturel se muait spontanément en pitié, de sorte qu’émergeait de leur concours la
371 Ibid., p. 374. 372 Ibid., p. 437. Les italiques ne sont pas dans le texte original. 373 On ne peut en ce sens simplement identifier la volonté individuelle à la volonté particulière. L’analyse pénétrante de Melzer a fait voir qu’à la lecture du Contrat social, il convenait de se défaire de l’idée selon laquelle un homme ne pouvait avoir qu’une seule volonté (Cf. A. M. Melzer, La bonté naturelle de l’homme, p. 275). Par suite, il convient de concevoir plutôt la volonté de l’individu comme un ensemble de volontés; en elle cohabitent une volonté générale et une volonté particulière. 374 Contrat social, p. 360. 375 Ibid., p. 438 376 Ibid., p. 373.
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voix de la nature, c’est-à-dire la loi naturelle. Soumis à la volonté générale, les citoyens
consentent quant à eux à obéir à une voix produite d’une manière similaire. Parce que la
volonté générale part « de tous pour s’appliquer à tous377 », parce que les lois écrites sous sa
dictée embrasseront ceux-là mêmes qui les ont composées, chaque citoyen est porté à identifier
son sort à celui du corps social entier. Or cette identification du juge et de la partie378 dispose leur
amour d’eux-mêmes de telle sorte qu’émerge de leur délibération une décision conforme au
bien commun. Le processus par lequel la volonté générale vient à l’expression calque donc
celui qui produit la pitié naturelle, ce pourquoi elle s’avère toujours droite.
Tout comme l’intérêt du corps social ne constituait pas un intérêt distinct de l’intérêt
individuel, mais se révélait plutôt une fraction de celui-ci, la volonté générale ne s’oppose donc
pas résolument à celle de l’individu, puisqu’elle se révèle l’une de ses formes possibles, ou
plutôt l’une de ses composantes. Le général s’explique une fois encore à partir de l’individuel,
comme si, en définitive, il n’avait pas de réalité propre.
III. L’application au réel des principes du droit politique
Les visages que prennent tour à tour les concepts d’intérêt et de volonté trahissent en fait une
différence cruciale entre le sujet de droit individuel et le sujet politique collectif. Contrairement
à l’individu, doté d’une existence tangible, le corps social n’est qu’un être de raison, qu’un « être
moral379 ». Ne possédant qu’une « existence abstraite et collective380 », il ne constitue, à
proprement parler, qu’une fiction juridique. Or cette fiction importe au bon déroulement de la
vie en société, car elle enrichit d’une perspective morale le regard que l’individu porte sur les
choses : « Au fond, le corps politique, n’étant qu’une personne morale, n’est qu’un être de
raison. Ôtez la convention publique, à l’instant l’État est détruit sans la moindre altération dans
tout ce qui le compose ; et jamais toutes les conventions des hommes ne sauraient changer rien
dans le physique des choses381 ». En accordant du poids à cette fiction, chacun est porté à voir
ce qui compose le réel selon un double rapport : la terre, par exemple, prendra à la fois le
visage du « territoire public » et celui du « patrimoine particulier », les biens seront compris
377 Idem. 378 Ibid., p. 374. 379 Discours sur l’économie politique, p. 245. Pour d’autres passages où figure cette affirmation, voir notamment Contrat social, pp. 361, 372, 406. 380 Manuscrit de Genève, p. 295. Voir aussi p. 305. 381 Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, p. 608.
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comme « appartenant dans un sens au souverain et dans un autre aux propriétaires », les
individus seront perçus d’un côté en tant que « citoyens », et de l’autre en tant
qu’« hommes382 ». Le droit participe ainsi à définir la réalité, car il la fait voir sous un jour
nouveau.
Mais l’application au réel de cette perspective morale ne signifie pas forcément un gain de
lucidité ; elle ne permettrait pas aux contractants de juger des choses comme le ferait un
philosophe, c’est-à-dire en les rapportant à leur essence. Il semble même que la nature de
certaines choses doive rester recouverte dans l’imaginaire nécessaire à la réalisation pratique
d’un régime conforme au droit politique383. C’est notamment le cas de la différence entre le
mode d’existence du corps social et celui de l’individu. En effet, si ce dernier prenait
pleinement conscience qu’il dispose d’une existence « absolue et naturellement indépendante »
de celle du souverain, il serait en effet porté à considérer « la personne morale qui constitue
l’État comme un être de raison parce que ce n’est pas un homme », et voudrait alors jouir « des
droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ; injustice dont le progrès causerait la
ruine du corps politique384 ». Certes, naturellement, l’homme est un « entier absolu qui n’a de
rapport qu’à lui-même ou à son semblable385 ». Mais il s’avère pourtant nécessaire à la vie
politique que chaque contractant se rapporte à lui-même par la médiation de sa relation au
corps social, car de cette façon son amour de lui-même se dispose de telle sorte que se
produise une généralisation de sa volonté. Cela signifie pour lui considérer le corps social non
comme un simple être de raison (ce qu’il est pourtant), mais comme une réalité tangible d’où il
tient son être et dont il fait partie intégrante.
Rousseau semble amené à formuler cette exigence parce qu’il juge que l’intérêt personnel
constitue un motif psychologique certes nécessaire, mais néanmoins insuffisant pour garantir le
respect des engagements mutuels – et au premier chef celui du pacte social. En effet, si les
contractants ne tenaient à leur union que par le souci qu’ils éprouvent pour leur propre intérêt,
celle-ci se révèlerait non seulement fragile, mais encore susceptible des plus grands abus. Les
termes du contrat social sont fixes, tandis que la voix de l’intérêt demeure variable : « [Dès]
qu’un intérêt fait promettre, un intérêt plus grand peut faire violer la promesse ; il ne s’agit que
382 Idem. 383 Cf. Contrat social, p. 380. 384 Ibid., p. 363. 385 Émile, p. 249.
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de la violer impunément. (…) Qui ne tient que par son profit à sa promesse n’est guère plus lié
que s’il n’avait rien promis386 ». Certes, selon les principes du droit politique, le corps social
existe primordialement en tant que moyen permettant à l’individu de satisfaire le penchant
naturel le portant à veiller à sa propre conservation. Sa fin est « la conservation et la prospérité
de ses membres387 ». Mais la conservation du corps social lui-même exige de l’individu qu’il
exerce un ascendant sur ses inclinations pour les tenir en bride. Il n’y a en ce sens d’union
sociale vraiment saine et viable que là où chacun tâche de s’élever à la vertu, et où les « affaires
publiques l’emportent sur les privées dans l’esprit des citoyens388 ». Il reste donc à comprendre
ce qui produit cette sorte de basculement intérieur, par lequel les raisons qui ont mené à
conclure le pacte social sont reléguées, pour ainsi dire, au second plan, pour faire place à un
autre motif de respect.
Il s’agit d’un véritable problème pour un penseur qui, rappelons-le, fait dériver les passions
humaines de l’amour de soi. Certains passages du Contrat social fournissent une première piste
de réponse, en laissant penser que Rousseau accorde à la raison humaine un ascendant sur les
passions. Lorsque l’homme passe de l’état de nature à l’état civil, peut-on y lire, un
« changement très remarquable » se produit dans l’homme : une substitution dans sa conduite
de la justice à l’instinct. « C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion
physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit
forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants389 ».
Cependant, cette idée se bute à une objection cruciale : dans l’Émile, publié la même année,
Rousseau précise très clairement que la raison ne possède aucun pouvoir motivationnel390. On
lit encore une remarque cruciale à ce sujet dans l’un des Fragments politiques : « L’erreur de la
plupart des moralistes fut toujours de prendre l’homme pour un être essentiellement
raisonnable. L’homme n’est qu’un être sensible qui consulte uniquement ses passions pour
agir, et à qui la raison ne sert qu’à pallier les sottises qu’elles lui font faire391 ». En ce sens, le
seul moyen efficace de contrebalancer les effets nocifs des passions sur l’association politique,
c’est de leur opposer d’autres passions : « On n’a de prise sur les passions que par les passions ;
386 Ibid., p. 334 387 Contrat social, p. 420. Voir aussi p. 376. 388 Ibid., p. 429. 389 Ibid., p. 364. 390 Émile, p. 645. 391 Fragments politiques, p. 554.
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c’est par leur empire qu’il faut combattre leur tyrannie, et c’est toujours de la nature elle-même
qu’il faut tirer les instruments propres à la régler392 ». Pour empêcher l’amour de soi d’éroder
les fondations de l’association politique, il faut donc faire en sorte qu’une passion aimante
puisse donner du poids aux maximes de la raison, en constituant le ressort de l’attachement de
chacun à tous les autres. Selon la généalogie rousseauiste des passions humaines, cela signifie
tirer de l’amour de soi, paradoxalement, une passion susceptible de le modérer.
On ne peut produire une telle passion qu’en agissant sur l’imagination, car c’est elle qui
détermine la « pente393 » de toutes les passions humaines : « Tout être qui sent ses rapports doit
être affecté quand ces rapports s’altèrent, et qu’il en imagine ou qu’il en croit imaginer de plus
convenables à sa nature. Ce sont les erreurs de l’imagination qui transforment en vices les
passions de tous les êtres bornés (…). Mais l’homme est-il maître d’ordonner ses affections
selon tel ou tel rapport ? Sans doute, s’il est maître de diriger son imagination sur tel ou tel
objet, ou de lui donner telle ou telle habitude394 ». Pour faire naître chez l’individu une passion
aimante à l’égard d’un objet particulier, il faut autrement dit lui faire sentir que le rapport qu’il
entretient à l’égard de cet objet lui est convenable et bon. L’institution d’une association
conforme au droit politique a donc pour condition de possibilité une éducation de
l’imagination au moyen de la fiction.
L’éducation se révèle pour cela « la plus importante affaire de l’État395 ». Dans le Discours sur
l’économie politique et dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, Rousseau se prononce en
ce sens en faveur de l’« éducation publique396 », et en fait l’une des « maximes fondamentales
du gouvernement populaire ou républicain397 ». Dans le Contrat social, Rousseau semble surtout
conférer aux lois elles-mêmes un pouvoir éducatif, parce qu’avec le temps, elles agissent
392 Émile, p. 654 ; Voir aussi Nouvelle Héloïse (O.C., t. II, p. 493) : « la froide raison n’a jamais rien fait d’illustre, et l’on ne triomphe des passions qu’en les opposant l’une à l’autre ». Chez les commentateurs, voir sur ce point Robert Derathé, Le rationalisme de Jean-Jacques Rousseau, Slatkine Reprints, Genève, 2011, p. 92 et A. Bloom, « Introduction, dans J.-J. Rousseau, Emile: Or, On Education, p. 20. 393 Émile, p. 501. 394 Idem. 395 Discours sur l’économie politique, p. 261. 396 Ibid., p. 260. 397 Ibid., p. 261. Voir aussi Considérations sur le gouvernement de Pologne (pp. 966-967) : « L’éducation nationale n’appartient qu’aux hommes libres ; il n’y a qu’eux qui aient une existence commune et qui soient vraiment liés par la loi (…). Tous étant égaux par la constitution de l’État doivent être élevés ensemble de la même manière, et si l’on ne peut établir une éducation publique tout à fait gratuite, il faut du moins la mettre à un prix que les pauvres puissent payer ».
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insensiblement sur les mœurs et les coutumes398. Bâtir une bonne législation constitue donc un
travail à la fois délicat et exigeant. Le chapitre que Rousseau dédie à la figure du législateur
donne les grandes lignes de ce qu’elle doit produire chez celui qui la reçoit :
Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine; de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être; d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer; de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique que nous avons tous reçue de la nature399.
À l’aide des lois, il faut fixer pour le peuple des exercices, des jeux, des usages, des cérémonies
religieuses ou encore des spectacles dans lesquels son histoire se trouve représentée400. Il faut
autrement dit mettre en place des institutions paraissant « oiseuses aux hommes superficiels,
mais qui forment des habitudes chéries et des attachements invincibles401 ». L’éducation agit
ainsi sur la façon même dont l’individu se sent exister, de manière à ce que celui-ci n’aperçoive
« sa propre existence » que comme « une partie402 » de celle du corps social. En élevant chacun
dans l’égalité avec ses pareils, en habituant tous les citoyens à ne considérer leur propre
personne et celle des autres que par le relais de leur appartenance partagée à la patrie, on les
éduque à se regarder mutuellement comme des semblables, et on leur inspire un « sentiment
d’existence commune403 ». On assure ainsi une base psychologique solide à la condition de
possibilité du déploiement de la volonté générale chez l’individu : l’identification intime au
corps social et à tous ses membres. Dans les termes de la psychologie rousseauiste, il s’agit de
suivre le mouvement naturel du sentiment de l’existence, l’expansion, et de le diriger en
agissant sur l’imagination de chaque citoyen, de manière à ce qu’il se retrouve pour ainsi dire
partout hors de lui-même et se sente exister dans le tout. En transportant « le moi dans l’unité
commune404 », on étend par le fait même la sensibilité de chacun, si bien qu’elle enveloppe le
398 Cf. Contrat social, p. 394. 399 Ibid., p. 381. 400 Cf. Philip Knee, « Patriotisme, paternalisme, exemplarité », dans Jean-Jacques Rousseau, politique et nation: actes du IIe Colloque International de Montmorency, p. 331. 401 Considérations sur le gouvernement de Pologne, p. 955. La Lettre à d’Alembert sur les spectacles offre l’exemple d’une mesure similaire : l’instauration d’une fête publique, dans laquelle « chacun se voit et s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis ». Cf. Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert, Flammarion, coll. « GF », Paris, 2003, p. 115. 402 Discours sur l’économie politique, p. 259. 403 Manuscrit de Genève, p. 284. Voir aussi Fragments politiques, p. 479. 404 Émile, p. 249.
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corps social entier. Aimant sa patrie « de ce sentiment exquis que tout homme isolé n’a que
pour soi-même405 », le citoyen éprouve alors les maux publics comme s’ils étaient les siens.
Il faut même faire plus : le citoyen doit sentir qu’il reçoit « sa vie et son être » du corps social406.
Soulignons qu’il nous est permis d’apprécier ici un autre décalage entre ce que stipule d’un côté
le droit politique et ce que contient de l’autre l’imaginaire nécessaire à son application pratique.
En effet, selon les principes du droit politique, ce sont les citoyens qui, par un consentement
toujours renouvelé à obéir à la volonté générale, donnent pour ainsi dire continuellement
naissance au corps social. Mais, alors même qu’il est généré par un acte libre de ses membres, il
se révèle pourtant nécessaire que le corps social revête le rôle de leur géniteur. En effet, la
patrie doit se présenter à leur imagination comme « la mère commune des citoyens407 », comme
une « tendre mère qui les nourrit408 ». Or il ne s’agit pas seulement pour la patrie de se
présenter à l’imagination de chacun comme l’origine de son être, mais encore, pour ainsi dire,
comme sa source ininterrompue. C’est par l’entremise de son inscription dans le corps social
que chaque citoyen doit obtenir, à ses propres yeux, son identité profonde, son moi. Un citoyen
de Rome, comme l’écrit en effet Rousseau dans l’Émile, « n’était ni Caius ni Régulus; c’était un
Romain409 ». On peut penser que le consentement à obéir à la volonté générale se trouve
facilité et même aménagé par le sentiment de se trouver ainsi débiteur du corps social. Par cette
voie encore, celui-ci s’attire l’amour de ses membres410. Concevant leur propre existence non
seulement comme une partie, mais encore comme le produit du corps social, ils souhaitent de
tout cœur que l’existence et les volontés de ce dernier se prolongent dans le temps, car nous
« voulons volontiers ce que veulent les gens que nous aimons411 ».
En résumé, les fins rationnelles prescrites par le droit ne peuvent se réaliser que par une prise
en charge des dimensions affectives de l’âme humaine. Le pacte social exprime ainsi
405 Discours sur l’économie politique, p. 259. 406 Contrat social, p. 381. 407 Discours sur l’économie politique, p. 258. 408 Ibid., p. 261. 409 Émile, p. 249. On fait par ailleurs ainsi de l’amour-propre une force contribuant au rapprochement des êtres plutôt qu’une force qui les divise, car alors chacun se flatte non de ses attributs personnels, mais d’une appartenance qu’il partage nécessairement avec les autres citoyens. « Étendons l’amour-propre sur les autres êtres, nous le transformerons en vertu, et il n’y a point de cœur d’homme dans lequel cette vertu n’ait sa racine » (ibid., p. 547). 410 Par suite de l’amour de soi, en effet, « nous aimons ce qui nous conserve » (ibid., p. 492). 411 Discours sur l’économie politique, p. 254 ; Fragments politiques, p. 536.
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juridiquement une disposition de la sensibilité ne pouvant naitre qu’avec le temps412. Cela
implique cependant la composition d’un univers fictif particulier s’imposant à l’imagination des
contractants, parfois en décalage avec les vérités mêmes du droit politique. Ce décalage
explique à notre avis en partie l’oscillation dans la présentation des idées de Rousseau sur le
corps social, l’intérêt et la volonté générale. Dans l’imaginaire nécessaire à l’application pratique
du droit politique, comme nous l’avons vu, il est primordial que le corps social n’apparaisse pas
comme un simple être de raison, et ses lois comme son existence ne doivent pas sembler
évanescentes parce que suspendues à un acte volontaire continué des citoyens. Le corps
politique doit plutôt être perçu comme un être tangible, durable, possédant une volonté
propre, constante et surpassant en tous points la volonté de l’individu parce que similaire au
divin. Il doit surtout être vu comme la source continuelle de l’être et de la vie de ceux qui le
composent, de sorte que chacun place le bien commun au-dessus de son bien individuel, au
lieu de comprendre celui-ci comme une simple fraction de celui-là.
Nous en arrivons de nouveau à un constat paradoxal : pour appliquer les principes du droit
politique, il faut pour ainsi dire leur faire connaitre une inversion. Il faut, d’une part, que
l’imaginaire nécessaire à leur application retourne, de par sa teneur, plusieurs de leurs points
principaux. Il faut aussi, d’autre part, que l’ordre évènementiel par lequel se fonde selon le droit
un corps social légitime se renverse point pour point. Les principes du droit politique stipulent
en effet que la conclusion du pacte social a pour effet de créer un « corps moral et collectif »
possédant un « moi commun413 », et que les lois, à proprement parler, constitueront des
déclarations de sa volonté – la volonté générale. Mais on apprend ici que ce « moi commun »
dont parle abstraitement le droit reflète une certaine disposition de la sensibilité qui ne
préexiste nullement aux lois, et qui se révèle pourtant nécessaire pour que domine la volonté
générale dans l’intériorité des citoyens. En d’autres mots, selon les principes du droit politique,
les lois doivent constituer des déclarations de la volonté générale; en pratique, cependant, on
ne peut donner d’expression politique à la volonté générale avant que les lois aient fait leur
ouvrage, et aient enfanté un « esprit social414 » : les hommes ne sont pas « avant les lois ce qu’ils
412 Cf. Philip Knee, « Images de Jean-Jacques : Duplicité et Liberté », dans Lumen: Selected Proceedings from the Canadian Society for Eighteenth-Century Studies 20 (2001), p. 139. 413 Contrat social, pp. 361-362. 414 Ibid., p. 383.
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doivent devenir par elles415 ». Il va sans dire que cela pose un problème de taille pour qui désire
l’institution d’une société politique légitime : comment mettre en pratique le droit politique
sans le transgresser? Ce problème aux allures d’aporie, Rousseau n’a pas manqué de le prendre
pour objet de sa réflexion.
415 Idem.
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Chapitre 4 : Le moment de l’institution
Première partie : Les soubassements de l’institution légitime
Certains ont affirmé que la doctrine du Contrat social exprimait avant tout une norme pure à
partir de laquelle juger de la légitimité des sociétés établies, mais n’ayant nullement pour
fonction d’être appliquée ou imitée. Si cette interprétation était juste, l’ouvrage représenterait
surtout un moyen de faire saillir le divorce irrémédiable de l’être et du devoir-être416. Une telle
position, cependant, ne rend pas bien compte de l’impulsion qui semble avoir été à l’origine de
l’écriture de l’ouvrage. On lit en effet dans le Manuscrit de Genève que Rousseau veut offrir « une
méthode pour la formation des sociétés politiques417 ». Dans la version finale du Contrat social,
Rousseau affirme de même explicitement la faisabilité de ses institutions, et ce, en les
rapprochant de celles de plusieurs cités de l’Antiquité, dont Rome : « Les bornes du possible
dans les choses morales sont moins étroites que nous ne pensons : ce sont nos faiblesses, nos
vices, nos préjugés qui les rétrécissent. Les âmes basses ne croient point aux grands hommes :
de vils esclaves sourient d’un air moqueur à ce mot de liberté. Par ce qui s’est fait considérons
ce qui peut se faire ; (…) [de] l’existant au possible la conséquence me paraît bonne418 ». En ce
sens, les principes du droit politique constituent certes l’objet de l’investigation de Rousseau
dans les chapitres les plus connus du Contrat social. Cependant, à mesure que l’ouvrage
progresse, le problème examiné se déplace presque insensiblement, passant de l’étude de
l’autorité politique légitime à celle des conditions nécessaires pour que cette autorité puisse se
416 Ceux qui voient en Rousseau l’un des précurseurs du criticisme en philosophie ont tendance à emprunter la terminologie kantienne pour traduire le statut que revêt le pacte social dans l’œuvre de Rousseau. À leurs yeux, celui-ci constituerait une simple idée régulatrice. Par conséquent, il demeurerait irréalisable en pratique ; il ne saurait trouver expression politique dans quelque institution que ce soit. Pour la défense la plus élaborée de ce point de vue, voir Simone Goyard-Fabre, Politique et philosophie dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, Presses universitaires de France, coll. « Thémis philosophie », Paris, 2001, pp. 109-113. 417 Manuscrit de Genève, p. 297. 418 Contrat social, pp. 425-426. Pour les peuples de l’Antiquité, l’action de s’assembler en corps et de délibérer des affaires publiques était rendue possible en raison de l’existence d’une institution contraire au droit politique : l’esclavage. Rousseau le sait bien, et n’insinue pas que les peuples modernes devraient y recouvrir. Cela pose une difficulté de taille pour la mise en pratique du droit politique, puisque, selon sa doctrine, le recours à la députation est également illégitime. Sans le loisir que donne l’institution de l’esclavage, et sans la possibilité, pour un peuple occupé à ses travaux, d’être représenté, comment donc demeurerait possible la fondation d’un régime conforme au droit politique ? La réponse de Rousseau est en substance la suivante : elle n’est possible que pour de petites cités isolées (cf. ibid., p. 431), dans lesquelles la loi prescrirait la tenue d’assemblées périodiques.
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former et se conserver. Il ne sera alors plus question de la transition entre l’état de nature et
l’état civil, mais bien d’amener à la liberté politique des peuples déjà formés. Le Contrat social a
donc deux volets, et la conciliation de ces volets, comme nous avons commencé à le voir dans
le chapitre précédent, se révèle parfois sujette à problème.
I. La fenêtre d’opportunité dans l’histoire
Dans certaines circonstances bien précises, la naissance (ou la renaissance) d’une société
conforme au droit politique représente une véritable possibilité de l’histoire. Ces circonstances
sont de deux ordres dans l’œuvre de Rousseau. À la fin du Discours sur l’inégalité, Rousseau
évoque certains grands bouleversements survenant lorsque les corps politiques se font trop
vieux, et se révèlent pour cela défigurés par l’inégalité ; il s’agit du déclenchement de
« révolutions » qui « dissolvent tout à fait le gouvernement, ou le rapprochent de l’institution
légitime419 ». Or Rousseau pressentait que de tels troubles allaient bientôt secouer l’Europe.
« Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions », écrit-il ainsi dans l’Émile. En
note de bas de page, il complète sa pensée : « Je tiens pour impossible que les grandes
monarchies de l’Europe aient encore longtemps à durer ; toutes ont brillé, et tout État qui
brille est sur son déclin. J’ai de mon opinion des raisons plus particulières que cette maxime ;
mais il n’est pas à mon propos de les dire, et chacun ne les voit que trop420 ». Si l’arrivée de
bouleversements prochains lui paraît inéluctable, Rousseau ne voit en revanche aucune
nécessité à ce que ceux-ci aboutissent à l’avènement de régimes conformes au droit politique.
Ceux-ci ne restent, en ce sens, que des possibles. Comme le souligne Starobinski, pour Rousseau,
l’histoire est essentiellement synonyme de dégradation. S’il y a un salut par la politique, c’est
aux hommes de se le donner en prenant en main leur propre condition, de manière à
s’opposer « au devenir destructeur421 ».
La possibilité que surviennent des révolutions est aussi évoquée dans le Contrat social. Il existe
en effet des époques violentes, écrit Rousseau, « où l’État, embrasé par les guerres civiles,
renait pour ainsi dire de sa cendre et reprend la vigueur de sa jeunesse en sortant des bras de la
mort422 ». Cependant, le traitement qui leur est réservé ne met pas en relief leur imminence,
419 Discours sur l’inégalité, p. 187. Notons le mot « ou », qui renvoie à deux résultats possibles. 420 Émile, p. 468. Il est regrettable que Rousseau n’ait pas élaboré un peu plus. 421 J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 353. 422 Contrat social, p. 385.
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comme dans l’Émile, mais plutôt leur grande rareté. On y souligne aussi le caractère hautement
imprévisible de leur issue. Lorsque chez un peuple le « ressort civil » est trop usé, en effet, « les
troubles peuvent le détruire sans que les révolutions puissent le rétablir, et sitôt que ses fers
sont brisés, il tombe épars et n’existe plus : il lui faut désormais un maître et non un
libérateur423 ». C’est pourquoi l’ouvrage privilégie une autre avenue : l’identification d’un peuple
isolé, chez qui se rencontrent simultanément trois caractéristiques qui le rendent apte à
recevoir de bonnes lois424.
La première est qu’il soit relativement jeune ; qu’il n’ait ni coutumes, ni préjugés, ni
superstitions bien enracinées. Il ne doit point avoir porté « le vrai joug des lois425 », mais doit en
revanche avoir atteint le degré de maturité nécessaire pour adopter une discipline. La deuxième
condition est que le peuple jouisse de l’abondance et de la paix, parce que le temps de
l’institution est celui où le corps politique « est le moins capable de résistance et le plus facile à
détruire426 ». La troisième est qu’il soit possible de borner convenablement l’étendue du
territoire qu’il occupe. Celui-ci doit faire en sorte « que la terre suffise à l’entretien de ses
habitants, et qu’il y ait autant d’habitants que la terre en peut nourrir427 ». Un territoire trop
grand s’avère aussi inutile que la garde peut en être onéreuse, et ne manque pas d’éveiller la
convoitise des États voisins. Si l’État a un territoire trop petit, il se révèle à la discrétion de ces
derniers pour obtenir les denrées qui lui manquent, et cette faiblesse engendre bientôt la
tentation des guerres de conquête. La sûreté et la conservation d’un État dépendent donc de
son indépendance. Si Rousseau reconnaît que ces trois caractéristiques sont difficiles à réunir, il
note en revanche qu’il existe encore à son époque au moins un peuple « capable de
législation428 » en Europe : c’est l’île de Corse.
II. De la possession à la propriété
Il ne serait pas faux d’affirmer que Rousseau réactive l’idéal antique d’autarcie de la cité en
recommandant la sélection d’un peuple isolé et indépendant, un peuple « qui peut se passer des
423 Idem. 424 Cf. ibid., pp. 384-391. 425 Ibid., p. 390. 426 Idem. 427 Ibid., p. 389. 428 Ibid., p. 391.
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autres peuples et dont tout autre peuple peut se passer429 ». Soulignons cependant que
l’originalité de Rousseau réside là où il pointe la nécessité d’ajouter à l’autosuffisance du tout
celle de chacune de ses parties. Pour éviter de réitérer chez un jeune peuple les causes qui ont
précipité la corruption des grandes sociétés politiques, il faut en effet éviter que le pacte social
ne consolide les assises de l’inégalité des fortunes, car celle-ci, tôt ou tard, signifierait la fin de
l’égalité et de la liberté proprement politiques des citoyens. « Voulez-vous donc donner à l’État
de la consistance ? Rapprochez les degrés extrêmes autant qu’il est possible : ne souffrez ni les
gens opulents ni les gueux. Ces deux états, naturellement inséparables, sont également funestes
au bien commun ; de l’un sortent les fauteurs de la tyrannie, et de l’autre les tyrans ; c’est
toujours entre eux que se fait le trafic de la liberté publique ; l’un l’achète et l’autre la vend430 ».
Or comme la propriété ne constitue nullement un droit naturel431, celle-ci peut être soumise à
des restrictions qui assurent que sa répartition se fasse à peu près également entre les citoyens.
Fidèle à l’esprit de sa doctrine, Rousseau proscrit toute dépossession violente des uns au profit
des autres. Le mal fait à des particuliers au nom du bien public ne saurait ici encore trouver
justification à ses yeux. On doit combattre l’inégalité des fortunes « non en enlevant des trésors
à leurs possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d’en accumuler, ni en bâtissant des
hôpitaux pour les pauvres, mais en garantissant les citoyens de le devenir432 ». On ne peut agir
légitimement et efficacement contre l’inégalité des fortunes qu’avant son apparition ; après, il
est trop tard. De bonnes lois peuvent certes endiguer et contenir sa croissance, mais c’est
surtout au moment de la fondation du corps politique qu’il faut agir, et ce, en tirant le droit de
propriété du droit de premier occupant.
La solution pourrait certes faire sourciller. Pourtant, Rousseau reste cohérent avec la leçon du
Discours sur l’inégalité en posant trois conditions à la transformation du droit de premier
occupant en droit de propriété : (1) que le terrain qu’on prétend s’approprier « ne soit encore
habité par personne », (2) qu’on n’en occupe « que la quantité dont on a besoin pour
subsister », et (3) qu’on en prenne possession « par le travail et la culture », et non par une
429 Ibid., p. 390. 430 Ibid., p. 392. Rappelons que l’indépendance politique et matérielle constitue la condition de possibilité des relations fondées sur les passions aimantes. 431 Voir le développement que nous avons consacré à ce sujet dans le second chapitre. 432 Discours sur l’économie politique, p. 258.
92
« vaine cérémonie433 ». Ces trois conditions (et peut-être surtout la deuxième, comme le
souligne Durkheim434) encadrent la naissance de la propriété légitime de telle sorte qu’elle se
répartisse à peu près également entre les citoyens : tous possèderont « quelque chose », et
personne n’aura « rien de trop435 » ; nul ne sera assez opulent « pour pouvoir en acheter un
autre », et nul assez pauvre « pour être contraint de se vendre436 ». L’autosuffisance individuelle
garantira ainsi les uns de tomber sous la dépendance des autres, tout en plaçant également
chacun sous la dépendance du corps social dans sa globalité – ce n’est en effet que par le relais
de la force du corps social, dirigée par les lois, que chacun est assuré de jouir paisiblement de
ce qu’il possède.
III. La tâche du législateur
On commence à le voir très clairement : le droit ne saurait à lui seul remédier aux maux de la
condition sociale de l’homme. Le fait, comme rétif au droit, doit être soigneusement aménagé
afin de pouvoir l’accueillir. Ce n’est qu’après avoir soigneusement sélectionné puis arrangé le
terrain propice à l’institution que l’on peut ajouter une couche supplémentaire au réel, l’enrichir
d’une dimension morale. L’autosuffisance de chaque individu trouvera ainsi une extension
décisive ; elle constitue le socle sur lequel se déposeront la liberté et l’égalité civiles. Le moment
de la fondation du corps politique se heurte cependant à un problème de taille, et qui tient au
fond à la nature des peuples : ceux-ci ne semblent pas pour Rousseau dotés de l’intelligence
nécessaire pour se doter de bonnes lois, et ce, bien que le droit politique leur attribue le
pouvoir législatif :
Les lois ne sont proprement que les conditions de l’association civile. Le peuple soumis aux lois en doit être l’auteur ; il n’appartient qu’à ceux qui s’associent de régler les conditions de la société : mais comment les régleront-ils ? Sera-ce d’un commun accord, par une inspiration subite ? Le corps politique a-t-il un organe pour énoncer ces volontés ? Qui lui donnera la prévoyance nécessaire pour en former les actes et les publier d’avance, ou comment les prononcera-t-il au moment du besoin ? Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu’un système de législation ? De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit
433 Ibid., p. 366. 434 Cf. É. Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, p. 70. 435 Contrat social, p. 367. 436 Ibid., p. 392.
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pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé437.
Certes la volonté générale est toujours droite, mais cela signifie seulement qu’elle tend vers ce
qui lui apparait comme le bien de l’ensemble, non qu’elle en juge correctement. Le peuple a en
ce sens besoin de « lumières publiques438 ». Or c’est justement sous la tutelle des lois qu’il les
acquiert. En ce sens, le pouvoir souverain représente certes « la tête » du corps politique, mais
les lois (et les coutumes qu’elles avalisent ou instaurent) en sont véritablement le « cerveau439 ».
Cette idée, encore une fois si étonnamment en dissonance avec les principes du droit politique,
fonde la nécessité pour le peuple de recourir à une aide externe : un sage législateur.
Grand lecteur des Vies parallèles440, Rousseau semble avoir confié à la figure du législateur une
tâche qui synthétise les grandes réalisations que Plutarque attribue à Lycurgue, Solon et
Numa441. L’esquisse de l’éducation du citoyen que nous avons brossée plus haut parait en effet
inspirée de l’œuvre de Lycurgue, qui estimait que pour rendre une cité heureuse et vertueuse, il
fallait que ses lois imprègnent, « par la nourriture, ès cueurs et es meurs des hommes, pour y
demourer à jamais immuable : c’est la bonne voulunté, qui est un lien plus fort que toute autre
contrainte que lon sçauroit donner aux hommes, et le ply qu’ilz prennent par la bonne
institution de leur première enfance, qui fait que chascun d’eulx se sert de loy à soy mesme442 ».
Suivant l’avis du Lycurgue de Plutarque, Rousseau estime que le législateur doit écrire « dans
437 Ibid., p. 380. 438 Idem. 439 Discours sur l’économie politique, p. 244. 440 Rousseau confie en effet dans ses Rêveries du promeneur solitaire (p. 1024) que la lecture de Plutarque lui a toujours été chère : « Dans le petit nombre de livres que le lis quelquefois encore, Plutarque est celui qui m’attache et me profite le plus. Ce fut la première lecture de mon enfance, ce sera la dernière de ma vieillesse ; c’est presque le seul auteur que je n’ai jamais lu sans en tirer quelques fruits ». À ce passage des Rêveries s’ajoute un récit des Confessions (p. 9) et un autre du second dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques (p. 819). 441 Dans le Contrat social (pp. 372, 381, 382 et 385), Rousseau cite explicitement l’exemple des actions des grands législateurs desquels Plutarque a raconté les vies. Aux noms de Lycurgue, Solon et Numa pourrait s’ajouter celui de Servius, qui, par d’habiles expédients politiques, équilibra l’influence des sociétés partielles dans l’État de manière à la neutraliser, et permit ainsi (selon Rousseau) à la volonté générale de régner sur le corps politique. Un chapitre entier du Contrat social est dédié à l’ensemble des mesures prises par Servius (ibid., pp. 444-453). Parce que cela nous éloignerait de notre sujet, nous ne développerons cependant pas ici sur cette figure. 442 Rousseau lisait Plutarque à travers la traduction d’Amyot ; pour cette raison, nous avons cru bon de nous y rapporter. Cf. Jacques Amyot, Les vies des hommes illustres de Plutarque, t. I, Lutetia-Nelson, Paris, 1933, p. 229. Selon ce qu’écrit Rousseau dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne (p. 957), Lycurgue parvint à accomplir une telle entreprise en montrant sans cesse au peuple de Sparte « la patrie dans ses lois, dans ses jeux, dans sa maison, dans ses amours, dans ses festins. Il ne lui laissa pas un instant de relâche pour être à lui seul, et de cette continuelle contrainte, anoblie par son objet, naquit en lui cet ardent amour de la patrie qui fut toujours la plus forte ou plutôt l’unique passion des Spartiates ».
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les cœurs des citoyens443 » en éduquant leurs mœurs, de manière à ce que leur volonté
consente d’elle-même aux lois du corps social, c’est-à-dire aux déclarations de la volonté
générale. Ainsi chacun est rendu apte à la liberté, c’est-à-dire « à l’obéissance à la loi qu’on s’est
prescrite444 ».
Mais les lois composées par le législateur ne sauraient influencer les mœurs des citoyens si elles
n’y puisent leur force. Pour cette raison, il revient au législateur d’imiter aussi l’ouvrage de
Solon, c’est-à-dire « d’approprier tellement ce code au peuple pour lequel il est fait, et aux
choses sur lesquels on y statue, que son exécution s’ensuite du seul concours de ces
convenances », et d’offrir « moins les meilleures lois en elles-mêmes que les meilleures qu’il
puisse comporter dans la situation donnée445 ». En d’autres mots, le législateur devra adapter
son ouvrage au caractère propre du peuple à instituer, à sa situation géographique, à ses
coutumes et à ce qu’il doit faire pour se conserver, de manière à lui proposer des lois qui
épousent harmonieusement ses mœurs, et qui ne fassent que les « assurer », les
« accompagner », et les « rectifier446 ». Autrement dit, le citoyen ne saurait se laisser imprégner
par les lois que s’il s’y reconnaît intimement et, par suite, y adhère affectivement; c’est pourquoi
celles-ci doivent dans une certaine mesure refléter ce qu’il est. En obéissant à des lois qui lui
ressemblent, le citoyen, dans un sens tout à fait différent, ne fait encore une fois que s’obéir à
lui-même. La tâche du législateur s’apparente en cela à celle du précepteur d’Émile : il lui faut
savoir « l’art de sonder les cœurs tout en travaillant à les former447 ».
Mais la fondation exige aussi de rompre l’aporie auquel elle fait face : comment en effet un
peuple, sans l’éducation civique conférée par les lois, pourrait de lui-même voir et vouloir le bien
commun, c’est-à-dire se soumettre de plein gré à ce qu’exige de lui la volonté générale? « Pour
qu’un peuple naissant puisse gouter les saines maximes de la politique et suivre les saines
maximes de la raison d’État, il faudrait que l’effet pût devenir la cause, que l’esprit social qui
doit être l’ouvrage de l’institution présidât à l’institution même448 ». Il est exclu, d’une part, que
le législateur contourne le problème en se dotant du pouvoir législatif; ce serait prendre ce qui
appartient de droit à la volonté générale, et exposer son ouvrage aux déviations que pourrait lui
443 Contrat social, p. 394. 444 Ibid., p. 365, 445 Cf. Lettre à d’Alembert sur les spectacles, p. 118. 446 Contrat social, p. 394. 447 Émile, p. 511 448 Contrat social, p. 383.
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faire subir le souci de son intérêt personnel joint au pouvoir de le servir. Il est exclu, d’autre
part, que le législateur tente de convaincre un peuple dans sa rusticité première des bienfaits
des lois qu’il leur propose par la voie de la raison, car, dépourvu des lumières nécessaires pour
composer un bon corps de lois, il manque aussi de l’intelligence requise pour apercevoir et
comprendre les avantages des lois écrites pour lui. « Les sages qui veulent parler au vulgaire
leur langage au lieu du sien n’en sauraient être entendus. Or il y a mille sortes d’idées qu’il est
impossible de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales et les objets trop
éloignés sont également hors de sa portée449 ». C’est pourquoi le législateur est contraint de
recourir à un expédient utilisé habilement par Numa, le « véritable fondateur de Rome450 ». Cet
expédient, c’est la ruse.
Ici, la doctrine du Contrat social pointe et rappelle celle du Discours sur l’inégalité. Dans ces deux
écrits, Rousseau caractérise en effet par la duplicité le moment de l’institution de la société
politique. Soulignons cependant que cette similitude recouvre quelques différences cruciales.
L’imposture représente, selon le Discours sur l’inégalité, à la fois l’origine et l’essence de la société
politique telle qu’elle existe. C’est ainsi par l’utilisation d’un discours truffé de « raisons
spécieuses451 » que le riche y fonde un corps politique dont il s’accapare ensuite tous les
avantages. Si la ruse doit dans ce cas être révélée puis dénoncée, c’est parce qu’elle constitue
essentiellement une duperie. La doctrine du Contrat social, quant à elle, montre qu’une habile
manipulation de l’apparence peut être utilisée de manière à engager le corps social dans la voie
de la réalisation du droit politique. Le législateur institue ainsi une société dans laquelle il ne
tient aucune charge, et dont il ne fait pas partie452. En mettant « ses décisions dans la bouche
des immortels453 », en se faisant l’interprète des volontés divines, il manie dans l’intérêt du
peuple sa tendance à la crédulité. C’est bien là reproduire l’intention derrière les mises en scène
de Numa, qui, comme le rapporte Plutarque, « feinct d’avoir communication avec les dieux,
atendu que ceste fiction estoit utile et salutaire à ceulx mesme à qui ilz le faisoyent à croire454 ».
Le législateur rousseauiste entraine donc par le sentiment, parle plutôt au cœur qu’à la raison, et
449 Idem. 450 Considérations sur le gouvernement de Pologne, p. 957. 451 Discours sur l’inégalité, p. 177. 452 « Le législateur est à tous égards un homme extraordinaire dans l’État. S’il doit l’être par son génie, il ne l’est pas moins par son emploi. Ce n’est point magistrature, ce n’est point souveraineté. Cet emploi, qui constitue la république, n’entre point dans sa constitution » (Contrat social, p. 382). 453 Ibid., p. 384. 454 Jacques Amyot, Les vies des hommes illustres de Plutarque, p. 289.
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cherche à « persuader sans convaincre455 ». En prenant ainsi en charge l’irrationalité du peuple,
il l’amène à réaliser pour ainsi dire de lui-même et à son insu les fins rationnelles prescrites par
le droit politique456. En un sens, on pourrait dire que la tâche du législateur consiste moins à
mentir au peuple qu’à lui transmettre, à l’aide de la fiction, une opinion droite457 sur ce qui
convient à sa conservation et à son intérêt supérieur.
« Quiconque se mêle d’instituer un peuple doit savoir dominer les opinions et par elles
gouverner les passions des hommes458 », écrit Rousseau dans ses Considérations sur le gouvernement
de Pologne. L’action du législateur reflète parfaitement l’esprit de cette maxime. En enveloppant
sa sagesse de l’autorité du divin, il frappe l’imaginaire de manière à créer le consentement à des
lois qui assureront à la longue la prédominance de la volonté générale, et montreront à celle-ci
dans certains objets précis ce bien commun qu’elle recherche. Dès lors, comme le remarque
Knee, certes le « citoyen n'est soumis à la volonté de personne, mais sa propre volonté n'est
constituée que par celle du Législateur. Il intériorise cette autorité par laquelle sa volonté prend
forme, et c'est cette intériorisation qui le fait libre459 ». On peut cependant à bon droit se
demander dans quelle mesure le décalage entre l’esprit général des principes du droit politique
et celui de l’imaginaire nécessaire à leur réalisation pratique ne culmine pas ici dans la
contradiction. Pour Rousseau, l’individu ne peut-il vivre selon la liberté prescrite par le droit
que par l’intermédiaire de fictions qui la lui voilent? Ne peut-il vivre conformément aux
455 Contrat social, p. 383. 456 Voir à ce sujet P. Knee, « Images de Jean-Jacques : Duplicité et Liberté », pp. 139-141. 457 Nous reprenons à dessein ici une expression platonicienne. Nous pensons utile, pour comprendre dans toutes ses nuances la tâche du législateur, de nous référer à la République de Platon, « le plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait » selon Rousseau (Émile, p. 250). Dans les Vies qu’il a consacrées aux législateurs, Plutarque s’y réfère d’ailleurs constamment lui-même. À la fin du livre VI de la République (en 511d-e), Socrate montre à ses interlocuteurs grâce à l’analogie de la ligne qu’il existe même dans le domaine de l’opinion plusieurs degrés de rectitude. Autrement dit, certaines opinions se rapprochent plus du vrai que d’autres, et ce, même si elles ne constituent nullement des connaissances. Au livre II, Socrate avait d’ailleurs déjà montré qu’en certaines circonstances, on pouvait se servir des muthoi pour transmettre des opinions droites, et que celles-ci devenaient alors bénéfiques à ceux qui les recevaient : « De plus, dans l’invention d’histoires (muthologia) dont nous parlions à l’instant, du fait que l’on ne sait pas où est le vrai concernant les choses du passé, en rendant le faux le plus possible semblable au vrai, ne le rendons-nous pas utile ? » (382d). Le cas du noble mensonge du livre III fait quant à lui comprendre cette utilité en rapport avec l’œuvre de la loi. Grâce à un muthos générant chez les citoyens une puissante persuasion, on peut leur faire intérioriser le contenu de la loi, comme une tenture qu’on rendrait indélébile (430a). Il s’agit donc d’insuffler à ceux qui ne sont pas en mesure d’atteindre la sagesse du philosophe une doxa capable de leur faire voir où réside leur bien et celui des autres, de manière à orienter salutairement leurs actions et leurs décisions (Cf. Platon, La République, trad. Pierre Pachet, Gallimard, coll. « folio essais », Paris, 1993). Nous pensons que l’œuvre du législateur rousseauiste se révèle directement inspirée de cette doctrine de l’opinion droite. 458 Considérations sur le gouvernement de Pologne, pp. 965-966. 459 P. Knee, « Images de Jean-Jacques : Duplicité et Liberté », p. 141.
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déclarations de la volonté générale qu’en les prenant pour des commandements imposés par
Dieu?
Si tel était le cas, l’un des volets de la doctrine du Contrat social aurait pour effet de scier la
branche sur laquelle l’autre est assis, et vice versa. Rousseau visait en effet par la publication de
cet ouvrage à lancer dans la circulation une nouvelle définition de la loi; il voulait, comme nous
l’avons vu, qu’on cesse de considérer la loi comme un impératif du supérieur à l’inférieur, mais
plutôt comme une convention du corps avec chacun de ses membres. Le seul geste de
promouvoir les principes du droit politique aurait alors paradoxalement pour effet de risquer
de compromettre leur mise en pratique. Inversement, en faisant de la manipulation de
l’irrationnel la clef de voûte de l’établissement et du respect du pacte social, on risque de
masquer son fondement purement rationnel dans l’imaginaire des contractants, de manière à
en pervertir la nature. On lui adjoint alors un fondement religieux avec lequel il s’avère
difficilement compatible, et on risque par le fait même d’appauvrir le sens du terme clé de
l’œuvre : celui de liberté460.
Deuxième partie : La religion dans la cité du contrat
I. Les liens étroits entre le chapitre sur le législateur et celui sur la religion civile
Nous avons jusqu’à maintenant livré l’interprétation la plus classique du chapitre sur le
législateur. Si elle est largement acceptée chez les commentateurs, c’est sans doute parce qu’elle
demeure l’interprétation la plus près du texte. Telle pourrait fort bien s’avérer la position
définitive de Rousseau à l’égard de l’utilisation politique qu’il convient de faire de la religion au
moment de la fondation d’un corps social légitime. Dès lors, il faudrait en conclure que pour
établir un tel régime, on doit nécessairement commencer par faire une entorse au droit
politique. Mais soulignons un fait d’importance : alors que nous sommes portés à voir la place
de la religion dans le Contrat social comme l’expression emblématique des tensions doctrinales
460 Par le biais d’une étude sur le Discours sur les sciences et les arts, Strauss arrive à une conclusion similaire : « society has to do everything possible to make the citizens oblivious of the very facts that are brought to the center of their attention, as the foundations of society, by political philosophy. Society stands or falls by a specific obfuscation against which philosophy necessarily revolts. The problem posed by political philosophy must be forgotten, if the solution to which political philosophy leads shall work » (Leo Strauss, « On the intention of Rousseau », dans E. Grace et C. Kelly (éd.), The challenge of Rousseau, pp. 142-143). Nous ferons cependant voir que ce nœud théorique est susceptible d’être résolu par une étude approfondie du chapitre sur la religion civile.
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qu’il contient, il semble que Rousseau la considérait pourtant comme la pierre angulaire de sa
pensée politique. Par l’utilisation politique de la religion, écrit-il ainsi, la poignée de sages
législateurs dont l’histoire ancienne nous rapporte les actions sont parvenus à faire en sorte que
les peuples soient « soumis aux lois de l’État comme à celles de la nature », reconnaissent « le
même pouvoir dans la formation de l’homme et dans celle de la cité », et « obéissent avec
liberté461 ». Ces formules renvoient à la visée même du droit politique : produire une heureuse
confusion entre les lois de l’État et les lois de la nature qui fait de la dépendance à la cité une
dépendance similaire à celle des choses, si bien que survient alors une conciliation de
l’obéissance et de la liberté. Rousseau réaffirme par ailleurs son souci de cohérence dans le
chapitre qu’il dédie au législateur; c’est pour ne pas violer le pacte social que ce dernier doit
laisser le pouvoir législatif au peuple. Partant, c’est ce souci de cohérence même qui conduit
Rousseau à la conclusion qu’il est nécessaire pour le législateur de persuader le peuple de la
sagesse des lois qu’il lui propose en faisant un usage politique de la religion. S’il adoptait un
autre comportement, il risquerait de « détruire dès la première opération l’essence de la chose
même qu’on veut former, et de rompre le nœud social en croyant affermir la société462 ». Il
nous reste donc à comprendre comment Rousseau pouvait croire sa doctrine cohérente là où
nous pensons déceler une contradiction.
Il convient ici de souligner le caractère profondément ambigu des propositions du chapitre sur
le législateur concernant l’usage politique de la religion. Nous suggérons que cette ambigüité
même nous amène à assimiler un peu trop étroitement l’utilisation de la religion par le
législateur rousseauiste et celui des législateurs de l’Antiquité (au premier chef Numa), et génère
par le fait même le problème interprétatif auquel nous sommes confrontés. En élargissant la
perspective, en croisant le contenu du chapitre sur le législateur avec d’autres passages
d’importance du Contrat social portant sur la religion, on constate en effet que le législateur
rousseauiste ne peut imiter en tout point Numa, car les lois ne peuvent plus être identifiées
aussi étroitement que dans l’Antiquité à des commandements des dieux tutélaires de la cité. Le
monde porte en effet désormais l’empreinte des transformations que lui a fait subir le
christianisme, et un retour au paganisme se révèle absolument impossible463. Ce n’est pas dans
461 Contrat social, p. 383. 462 Manuscrit de Genève, p. 316. 463 En effet, selon Rousseau, « il n’y a plus et (…) il ne peut plus y avoir de religion nationale exclusive ». Contrat social, p. 469.
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le chapitre sur le législateur qu’on trouve les réflexions de Rousseau sur la place que la religion
doit occuper dans la cité du contrat, à la fois selon les principes du droit politique et
conformément aux paramètres désormais imposés par l’histoire. On les retrouve à la toute fin
de l’œuvre, dans le chapitre sur la religion civile.
On ne pense habituellement pas à relier étroitement le chapitre sur le législateur à celui traitant
de la religion civile – peut-être parce que l’un figure en plein cœur du livre II, et que l’autre,
justement, clôt l’ouvrage. Mais une particularité du chapitre dédié au législateur dans le
Manuscrit de Genève laisse penser qu’il existe une forte proximité entre ces chapitres. En effet,
comme dans la mouture finale du Contrat social, celui-ci présente les raisons qui forcent le
législateur à utiliser la ruse : depuis toujours, écrit Rousseau, « les pères des nations » ont mis
leurs « décisions dans la bouche des immortels », et ce, pour entrainer « par l’autorité divine
ceux que ne pourrait ébranler la prudence humaine464 ». Mais quelques lignes plus bas, dans un
passage cette fois absent de la version définitive du texte, Rousseau expose très clairement ce
que doit viser à produire l’usage politique de la religion par le législateur :
Chacun sent assez l’utilité de l’union politique pour rendre certaines opinions permanentes et les maintenir en un corps de doctrine et de secte, et quant au concours de la religion dans l’établissement civil, on voit aussi qu’il n’est pas moins utile de pouvoir donner au lien moral une force intérieure qui pénètre jusqu’à l’âme et soit toujours indépendante des biens, des maux, de la vie même et de tous les évènements humains (…). [Il] y a bien de la différence entre demeurer fidèle à l’État seulement parce qu’on a juré de l’être, ou parce qu’on tient son institution pour céleste et indestructible465.
Il s’agit au fond de « l’idée essentielle de la religion civile466 », remarque Hubert. Rousseau a par
la suite raturé ce passage, puis rajouté dans la marge : « j’en parlerai ci-après467 ». Or on
retrouve justement la première rédaction du chapitre sur la religion civile au verso des feuillets
46 à 51 du Manuscrit de Genève, ceux que Rousseau consacre à la figure du législateur468. Gouhier
fait là-dessus la remarque suivante : « Tout se passe donc comme si, à un certain moment,
relisant ses pages sur Le Législateur, Rousseau avait senti la nécessité de s’exprimer sur ''le
concours de la religion dans l’établissement civil'' : il aurait alors écrit les notes qui, aujourd’hui,
464 Manuscrit de Genève, p. 317. 465 Ibid., p. 318. 466 René Hubert, Rousseau et l’Encyclopédie: essai sur la formation des idées politiques de Rousseau (1742-1756), J. Gamber, Paris, 1928, pp. 130-131. 467 Ibid., p. 131. 468 Voir l’Introduction à la première version du Contrat social rédigée par R. Derathé, dans O.C., t. III, pp. LXXXVIII-LXXXIX.
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nous apparaissent comme un brouillon du chapitre VIII du Livre IV du Contrat, mais sans
savoir exactement dans quelle partie il les utiliserait469 ». Si cette hypothèse était juste, cela
signifierait que le chapitre sur la religion civile vise à remédier aux imprécisions du chapitre sur
le législateur au sujet de l’usage politique qu’il convient de faire de la religion. C’est en tout cas
la ligne interprétative que nous adopterons ici.
II. L’effet politique du christianisme
Le tout début du chapitre sur la religion civile nous apprend ce dont le Discours sur l’inégalité ne
touchait pas même mot : les religions possèdent une responsabilité historique dans la montée
et la cristallisation de l’inégalité entre les hommes470 : « Les hommes n’eurent point d’abord
d’autres rois que les dieux, ni d’autre gouvernement que le théocratique (…). Il faut une longue
altération de sentiments et d’idées pour qu’on puisse se résoudre à prendre son semblable pour
maitre, et se flatter qu’on s’en trouvera bien471 ». Le Contrat social présente donc la religion de
deux manières distinctes : d’une part, elle constitue le moyen de surmonter le problème auquel
fait inévitablement face la fondation d’un régime conforme au droit politique; de l’autre, en
revanche, elle se révèle en partie coupable de la création (tout comme du maintien) du
problème que le pacte social est sensé résoudre. En faisant un usage politique de la religion, le
législateur se munit donc d’une lame à double tranchant, et il doit en cela redoubler de
prudence s’il veut réussir sans tuer dans l’œuf le projet d’incarner institutionnellement le droit
politique.
L’utilité de la religion dans la cité consiste à établir puis figer un corps d’opinions nécessaires
au lien social (que Rousseau appelle le lien moral). Mais comme elle constitue l’un des
fondements principaux de l’inégalité parmi les hommes, ses inconvénients dépassent souvent
largement ses avantages. C’est notamment le cas de l’une de ses formes historiques : le
christianisme. Celui-ci sépara « le système théologique du système politique, fit que l’État cessa
d’être un, et causa les divisions intestines qui n’ont jamais cessé d’agiter les peuples
469 H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, pp. 246-247. 470 L’ensemble du Discours sur l’inégalité se caractérise en fait par un certain mutisme au sujet de la religion, mutisme qui s’explique peut-être par le but que Rousseau s’y propose : reconstruire l’histoire du genre humain « s’il fut resté abandonné à lui-même » par Dieu. Discours sur l’inégalité, p. 133. 471 Contrat social, p. 460.
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chrétiens472 ». Reconstituons dans son exactitude la critique que Rousseau formule à l’égard du
christianisme, exposée de manière elliptique dans l’ensemble du chapitre.
Le polythéisme se décline aux yeux de Rousseau en une multitude de religions nationales qui
réunissaient « le culte divin et l’amour des lois473 », si bien que l’homme n’y « distinguait point
ses dieux de ses lois474 ». Pour les païens, « servir l’État » revenait à « en servir le Dieu
tutélaire475 ». Si cette confusion avait ses effets pervers, elle donnait néanmoins à l’État et à ses
lois une profonde autorité morale. Les Évangiles vinrent cependant modifier en profondeur ce
tableau, parce qu’elles affirment que le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde (Jean XVIII).
À partir du moment où l’esprit du christianisme gagna l’Europe, en effet, le « culte sacré est
toujours resté ou redevenu indépendant du Souverain, et sans liaison nécessaire avec le corps
de l’État476 ». Le christianisme, autrement dit, eut lentement l’effet de retirer aux pouvoirs
temporels leur statut de médiateurs entre le divin et l’humain. Or de cette soustraction résulta
avec le temps l’établissement d’une puissance unique dans l’histoire, l’Église catholique, qui
s’appropria ce rôle. « Alors tout a changé de face, les humbles chrétiens ont changé de langage,
et bientôt on a vu ce prétendu royaume de l’autre monde devenir sous un chef visible le plus
violent despotisme dans celui-ci477 ». Aux côtés des pouvoirs temporels se posa alors un
pouvoir spirituel entièrement distinct d’eux, et qui tendit à partir de ce moment à les réduire à
l’obéissance.
Cette tendance s’avère pour Rousseau le fruit de l’ « esprit du christianisme478 » même, ce
pourquoi elle caractérise non seulement l’Église catholique, mais encore toutes les autres
formes prises par le christianisme plus tard dans l’histoire, y compris celles dirigées par des
monarques : « Parmi nous, les Rois d’Angleterre se sont établis chefs de l’Église, autant en ont
fait les Tzars; mais par ce titre ils s’en sont moins rendus les maitres que les ministres; ils ont
moins acquis le droit de la changer que le pouvoir de la maintenir; ils n’y sont pas législateurs,
ils n’y sont que princes. Partout où le clergé fait un corps, il est maitre et législateur sans sa
472 Ibid., p. 462. 473 Ibid., p. 464. 474 Ibid., p. 460. 475 Ibid., p. 465. 476 Ibid., p. 462 477 Idem. 478 Idem.
102
patrie. Il y a donc également deux puissances, deux souverains, en Angleterre et en Russie479. Il
faut lire ce passage en gardant en tête l’acception bien précise que prennent les mots « prince »,
« souverain » et « législateur » dans le Contrat social : le prince n’est en droit que l’exécutant des
volontés exprimées par le souverain, et le contenu des volontés du souverain se révèle lui-
même déterminé par le législateur. L’autorité morale du clergé en fait pour ainsi dire un
législateur, parce qu’elle dirige les opinions et donc les volontés des sujets du monarque. Or
comme le pouvoir de chaque monarque repose sur les préjugés de ceux qu’il gouverne480, le
clergé se fait en quelque sorte également le maître du monarque, son souverain, usurpant
également la place qui revient au corps du peuple. Le rôle du monarque se réduit ainsi à celui
de simple prince du clergé481.
En pratique, cela signifie qu’aux yeux de ceux qui lui sont soumis, le pouvoir temporel tire sa
légitimité de son adhésion à la forme historique particulière que prend le christianisme dans
son État, de même que de son adéquation intégrale à ses préceptes. Mais, par l’un des ressorts
singuliers du christianisme, il s’en trouve par là tout à fait confirmé dans son rôle et ses
prérogatives, puisque les Évangiles, avance Rousseau, enseignent la soumission aux pouvoirs
établis. Le philosophe a ici vraisemblablement en tête un passage des épitres de Saint Paul
(Rom XIII) : « Que tout comme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a
d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par lui. Ainsi celui qui s’oppose à
l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu, et les rebelles attireront la condamnation sur
eux-mêmes482 ». Placés sous la dépendance du clergé, les monarques trouvent donc pourtant
dans le christianisme de quoi forger la prétention de tenir leur pouvoir de l’autorisation directe
et immédiate de Dieu483.
479 Ibid., p. 463. 480 Cf. Émile, pp. 308-309. 481 Cette réalité se fait pour Rousseau sentir partout où prévaut l’esprit du christianisme. Or elle s’incarne peut-être davantage en terres catholiques, comme le laisse penser une note de bas de page : « La communion et l’excommunication sont le pacte social du clergé, pacte avec lequel il sera toujours le maitre des peuples et des Rois » (Contrat social, p. 463). 482 Augustin Bea et al., Traduction œcuménique de la Bible: comprenant l’Ancien et le Nouveau Testament : traduits sur les textes originaux hébreu et grec avec introduction, notes, références et glossaire., Alliance biblique universelle ; Le Cerf, Toronto; Paris, 1977, p. 1568. 483 C’est la doctrine de l’État souverain de droit divin, qui eut cours en Europe dès la fin du XVIe siècle. Qu’est-ce en effet que le droit divin ? C’est l’idée selon laquelle le roi tient sa couronne et son pouvoir d’une autorisation directe et immédiate de Dieu, et de Dieu seul. Cf. Marcel Gauchet, Un monde désenchanté?, l’Atelier, Paris, 2004, p. 116.
103
En vertu de ce qui précède, le christianisme se révèle une religion tout à fait impropre aux
États libres et conformes au droit politique, et ce, pour trois raisons principales. La première
raison tient bien sûr au fait qu’il engendre la constitution de corps sociaux religieux (les clergés)
distincts du reste du corps politique, et qui usurpent à la longue la place du législateur et celle
du souverain légitime. La seconde raison est qu’en vertu de l’enseignement de Saint Paul, le
christianisme se fait une école de servitude. Son action consisterait donc plutôt à fragiliser qu’à
solidifier les intuitions d’un État républicain484. En effet, s’il y apparaissait un quelconque
ambitieux, « celui-là très certainement [aurait] bon marché de ses pieux compatriotes. (…) Dès
qu’il [aurait] trouvé par quelque ruse l’art de leur en imposer et de s’emparer d’une partie de
l’autorité publique, voilà un homme constitué en dignité; Dieu veut qu’on le respecte; bientôt
voilà une puissance; Dieu veut qu’on lui obéisse; le dépositaire de cette puissance en abuse-t-il?
C’est la verge dont Dieu punit ses enfants485 ». Ainsi, l’esprit du christianisme diminue jusqu’à
éliminer le goût pour la liberté, et il est « trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite
pas toujours486 ». La troisième raison tient aussi à l’enseignement de Saint Paul. Rousseau pense
en effet que celui-ci inscrit dans l’État comme dans l’âme des citoyens une contradiction
potentielle. Les chrétiens sont tenus d’obéir aux puissances établies – spirituelles comme
temporelles. Or survient un conflit entre ces puissances, et ce devoir se trouve tragiquement
mis en opposition avec lui-même : « il a résulté de cette double puissance un perpétuel conflit
de juridiction qui a rendu toute bonne politie impossible dans les États chrétiens, et l’on n’a
jamais pu venir à bout de savoir auquel du maitre ou du prêtre on était obligé d’obéir487 ». Dans
l’ensemble de son œuvre, Rousseau semble avoir considéré (peut-être parce que Platon fut une
lecture déterminante pour la formation de ses idées) que l’une des tâches du fin politique
consiste à assurer l’unité de l’État tout comme celle de l’âme individuelle488. Or le christianisme
484 « J’appelle (…) République tout État régi par des lois, sous quelque forme d’administration que ce puisse être : car alors seulement l’intérêt public gouverne, et la chose publique est quelque chose. Tout gouvernement légitime est républicain » (Contrat social, pp. 379-380). 485 Ibid., p. 466. 486 Ibid., p. 467. 487 Ibid., p. 462. 488 Nous pensons au parallélisme entre l’unité de la cité et celle de l’âme dans la République. Le Contrat social est traversé par ce souci d’unité. Au niveau politique, on le remarque par le soin que prend Rousseau à décrire les moyens appropriés pour réduire à néant l’influence des sociétés partielles (ibid., pp. 444-453). On le remarque aussi dans sa théorie (peu libérale) de la séparation des pouvoirs, selon laquelle le pouvoir exécutif se révèle entièrement soumis au pouvoir législatif (ibid., pp. 395-400). Au niveau de l’âme, le souci rousseauiste de l’unité s’exprime dans sa volonté de faire dériver les devoirs du citoyen « de la préférence que chacun se donne » (ibid., p. 373) pour favoriser l’harmonie entre les penchants naturels et les obligations civiles. Il s’exprime de même dans le chapitre sur la religion civile, où Rousseau insiste sur l’importance de ne pas mettre les devoirs en contradiction
104
rend cette unité impossible, d’où la nécessité de le rejeter pour celui qui désire fonder un État
bien constitué. Il écrit ainsi de manière tranchante : « Tout ce qui rompt l’unité sociale ne vaut
rien : toutes les institutions qui mettent l’homme en contradiction avec lui-même ne valent
rien489 ».
III. Religion civile et religion naturelle : un parallèle
Les effets politiquement nocifs du christianisme constituent donc la pierre d’assise de la
critique que Rousseau lui adresse. Celle-ci se révèle en cela, dans le Contrat social, formulée du
point de vue de l’utilité et non de celui de la vérité. Or pour déterminer la matière et la forme
d’une religion conforme au droit politique, le législateur devra également adopter le point de
vue de l’utilité. Le raisonnement de Rousseau se décline ainsi :
Le droit que le pacte social donne au souverain sur les sujets ne passe point, comme je l’ai dit, les bornes de l’utilité publique. Les sujets ne doivent donc compte au souverain de leurs opinions qu’autant que ces opinions importent à la communauté. Or il importe bien à l’État que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs; mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’État ni ses membres qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale, et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir au surplus telles opinions qu’il lui plait, sans qu’il appartienne au souverain d’en connaitre; Car comme il n’a pas de compétence dans l’autre monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir ce n’est pas son affaire, pourvu qu’ils soient bons citoyens dans celle-ci490.
En droit, le souverain peut légiférer sur ce qui se rapporte à l’intérêt commun. Il ne peut en
revanche charger les citoyens d’obligations inutiles à la communauté; « il ne peut pas même le
vouloir491 ». Or il existe bien pour Rousseau quelques opinions nécessaires au bien-être de la
communauté, des opinions « sans lesquelles il est impossible d’être bon citoyen ni sujet
fidèle492 ». Ce sont des « maximes sociales493 », c’est-à-dire des opinions qui insufflent en
chacun un « sentiment de sociabilité494 ». Dans une note de bas de page de l’Émile, on en
comprend toute l’importance : « l’irréligion et en général l’esprit raisonneur et philosophique
attache à la vie, effémine, avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse de
les uns avec les autres (ibid., p. 462). Sur la nocivité de la contradiction dans l’âme humaine en général, voir aussi : Fragments politiques, pp. 475 et 510 ; Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 828 ; Émile, pp. 249-251. 489 Contrat social, p. 464. 490 Ibid., p. 468. 491 Ibid., p. 373. 492 Ibid., p. 468. 493 Lettre à Voltaire sur la Providence, p. 1073. 494 Contrat social, p. 468.
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l’intérêt particulier, dans l’abjection du moi humain, et sape ainsi à petit bruit les vrais
fondements de toute société, car ce que les intérêts particuliers ont de commun est si peu de
chose qu’il ne balancera jamais ce qu’ils ont d’opposé495 ». Sans le support de certaines opinions
religieuses, les passions aimantes ne semblent pas capables de faire équilibre à l’attrait de
l’intérêt particulier. On en devine la raison profonde. Comme Rousseau les fait dériver de
l’amour de soi, celles-ci ne sauraient, sans un support extérieur, rendre chaque contractant apte
à « immoler au besoin sa vie à son devoir496 ». Une éducation religieuse s’avère ainsi
indispensable au parachèvement de l’éducation du citoyen. Sans elle, l’identification du sort de
chacun à celui de la communauté ne peut manquer de s’effriter, et ce, parce que les points par
où divergent les intérêts individuels se révèlent infiniment plus nombreux que ceux par où ils
convergent. Autrement dit, sans la religion, à la longue, l’amour que chacun se porte
naturellement cesse d’envelopper les autres; le moi se rétrécit, et avec lui le point d’application
des passions.
En résumé, le souverain est en droit de légiférer sur ce qui se rapporte à l’intérêt commun, et
certaines opinions religieuses importent effectivement au sort de la communauté, parce qu’elles
entretiennent un lien direct avec la morale. Le souverain est par conséquent en droit d’exiger
de ses membres qu’ils professent publiquement leur foi en elles. Ces opinions sont simples, et
en petit nombre. Par la négative, le raisonnement de Rousseau soustrait en revanche de la prise
de l’État l’ensemble des opinions religieuses qui n’entretiennent aucun lien avec la pratique
journalière des devoirs civiques : « [Quant] aux opinions qui ne tiennent point à la morale, qui
n’influent en aucune manière sur les actions, et qui ne tendent point à transgresser les lois,
chacun n’a là-dessus que son jugement pour maitre, et nul n’a ni droit ni intérêt de prescrire à
d’autres sa façon de penser497 ». La religion purement civile que propose Rousseau constitue
donc l’exigence d’une forme de religiosité minimale de la part des citoyens. Au-delà de cette
religiosité minimale, elle implique l’admission en droit de la diversité des opinions et des
coutumes religieuses.
495 Émile, p. 633. 496 Contrat social, p. 468. 497 Lettre à Christophe de Beaumont, p. 973. Ces opinions sans lien avec la pratique constituent quant à elles la très vaste majorité des opinions religieuses. On compte dans leurs rangs, par exemple, celles portant sur la Sainte Trinité, sur la résurrection du Christ, sur les miracles qu’il a pu ou non accomplir, etc.
106
Élaborée à partir du point de vue de l’utilité, elle ne contiendrait donc que les quelques
croyances spirituelles nécessaires au maintien du corps social et des lois : « L’existence de la
divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le
bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois; voilà les
dogmes positifs. Quant aux dogmes négatifs, je les borne à un seul; c’est l’intolérance498 ».
Quelques remarques s’imposent. Les « dogmes positifs » de la religion civile, à l’exclusion du
dernier499, correspondent au plus petit dénominateur commun entre les religions monothéistes.
Ils correspondent aussi et par le fait même, comme plusieurs commentateurs l’ont fait
remarquer, aux seuls dogmes admis par la religion naturelle, qui fait l’objet d’un long
développement dans l’Émile de la part du Vicaire Savoyard500. Cela laisse penser que si les
dogmes de la religion civile sont déterminés en fonction de leurs conséquences politiques, il
semble pourtant que ceux-ci ne doivent pas être considérés comme de pures fabrications.
Autrement dit, adopter le point de vue de l’utilité ne signifie pas forcément que la vérité doive
lui être sacrifiée. Pour parvenir à une compréhension approfondie de la religion civile, il semble
en ce sens nécessaire d’étudier brièvement les rapports qu’elle entretient avec la religion
naturelle.
Dans l’œuvre de Rousseau, la première apparition de l’idée d’une « profession de foi purement
civile » se trouve dans la Lettre à Voltaire sur la Providence (18 août 1756). Si l’on en croit
Gouhier, cette lettre marquerait l’étape d’un croisement des réflexions de Rousseau sur la
religion naturelle et la religion civile, « l’une et l’autre recevant plus tard leur forme définitive
dans deux ouvrages écrits en même temps et publiés la même année, en 1762501 » : l’Émile et le
Contrat social. Autrement dit, sous forme d’ébauche, l’une et l’autre ne semblent faire qu’une
dans la Lettre à Voltaire sur la Providence; elles n’auraient été séparées qu’ensuite. Le Contrat social
parait fournir l’une des raisons de cette séparation.
498 Contrat social, pp. 468-469. 499 Nous consacrerons plus bas un développement substantiel à la manière dont on doit entendre le dogme de la sainteté du contrat social et des lois. 500 Cf. H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, p. 252; Philip Knee, « Religion et souveraineté du peuple : de Rousseau à Tocqueville », dans Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique, XXIH:2 (June/juin 1990), p. 217. 501 H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, p. 247.
107
Le chapitre sur la religion civile fait en effet directement référence à la religion naturelle; il la
désigne à la fois comme le « vrai théisme502 » et comme le « christianisme503 » originel. Mais
remarquons, avec Gouhier encore une fois, qu’elle n’a de chrétienne que le nom : elle ne
remédie à aucun péché, enseigne un salut sans grâce, présente un christ sans incarnation, sans
résurrection, sans rédemption, et postule une primauté des œuvres sur la foi504. La religion
naturelle est en fait une religion simple, dépouillée de mystères et, plus généralement, de tout
apparat; elle est « sans temples, sans autels, sans rites, bornée au culte purement intérieur du
Dieu suprême et aux devoirs éternels de la morale505 ». Cette simplicité lui vaut cependant un
défaut : elle n’entretient « nulle relation particulière avec le corps politique », laissant « aux lois
la seule force qu’elles tirent d’elles-mêmes sans leur en ajouter aucune autre, et par là un des
grands liens de la société particulière reste sans effet506 ». La religion naturelle se doit alors
d’être complétée pour être admise en cité, et ce, en lui adjoignant cette « relation particulière »
avec le corps de l’État lui faisant défaut. De là, sans doute, l’ajout d’un dogme négatif qui
proscrit explicitement l’intolérance, et celui d’un dogme positif sur la sainteté du contrat social
et des lois. Mais cette différence, à notre avis, s’avère beaucoup plus ténue que ce que
Rousseau en dit dans son Contrat social. En vérité, il y a un parallélisme tout à fait frappant entre
la religion naturelle et la religion civile, et ce, parce que les dogmes que cette dernière contient
en plus ne semblent que transposer politiquement certains traits inhérents à la religion
naturelle. Pour le montrer, il nous faudra porter un instant notre attention sur la Profession de
foi du Vicaire Savoyard, au quatrième livre de l’Émile.
La Profession de foi expose le parcours intellectuel et spirituel du Vicaire Savoyard. Pour se
sortir d’un pyrrhonisme insupportable, celui-ci se propose de concentrer ses recherches sur ce
qui l’ « intéresse immédiatement507 », c’est-à-dire sur les seuls dogmes religieux « essentiels à la
pratique508 ». Ces dogmes, pour cette raison même, « importent à la communauté » aux yeux du
législateur, parce qu’ils incitent chacun à « aimer ses devoirs509 ».
502 Contrat social, p. 464 503 Ibid., p. 465. 504 Cf. H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, p. 238. 505 Contrat social, p. 464. 506 Ibid., p. 465. 507 Émile, p. 569. Nous avons adapté le temps du verbe. 508 Idem. 509 Contrat social, p. 468.
108
Pour parvenir à la conclusion qu’il existe, au principe de toute chose, une volonté toute
puissante et bienveillante, et, après la mort, une rétribution des biens et des maux commis, le
Vicaire utilise une méthode intellectuelle particulière, qui met volontairement de côté l’autorité
des textes considérés couramment comme révélés510. Cette méthode, Rousseau la décrit en ces
termes dans les Rêveries du promeneur solitaire : « trouvant de toutes parts des mystères
impénétrables et des objections insolubles, j’adoptai dans chaque question le sentiment qui me
parut le mieux établi directement, le plus croyable en lui-même sans m’arrêter aux objections
que je ne pouvais résoudre mais qui se rétorquaient par d’autres objections non moins fortes
dans le système opposé511 ». Contrairement aux positions matérialistes, les articles de foi qu’en
vient à se donner le Vicaire jouissent donc aux yeux de Rousseau de certains avantages
rationnels, sans pour autant faire l’objet de démonstrations qui évinceraient tout à fait les
points de vue opposés. Ils expliquent le monde d’une manière plus simple, plus intelligible ; ils
permettent d’éviter de tomber dans des paralogismes, dans des absurdités criantes512. Ils offrent
plus de vraisemblance, ce pour quoi le sentiment intérieur se prononce en leur faveur.
En d’autres mots, les articles de foi du Vicaire permettent le dépassement de son premier
pyrrhonisme parce que la persuasion du cœur s’ajoute à la découverte de leur vraisemblance
par la raison. Le contenu de la religion naturelle peut donc être déterminé par le seul usage des
facultés dont l’homme dispose naturellement. Il est universel, et ce, parce qu’il s’offre au cœur
et à l’intelligence de chacun : « L’homme à la fois raisonnable et modeste, dont l’entendement
exercé, mais borné, sent ses limites et s’y renferme, trouve dans ces limites la notion de son
âme et celle de l’auteur de son être, sans pouvoir passer au-delà pour rendre ces notions claires
510 L’une des lignes directrices de l’Émile est certainement l’effort pour supprimer toute forme d’apprentissage qui se produit via l’imposition de l’autorité intellectuelle d’un quelconque maître, qu’il soit réel ou livresque. Lorsque vient le temps d’enseigner à Émile, l’élève fictif du traité, ses premières notions religieuses et morales, un problème particulièrement difficile se pose : « C’est surtout en matière de religion que l’opinion triomphe. Mais nous qui prétendons secouer son joug en toute chose, nous qui ne voulons rien donner à l’autorité, nous qui ne voulons rien enseigner à notre Émile qu’il ne pût apprendre de lui-même par tout pays, dans quelle religion l’élèverons-nous ? » (Émile, p. 558). La Profession de foi du Vicaire Savoyard répond directement à ce problème ; elle constitue en cela, écrit Rousseau, un « exemple de la manière dont on peut raisonner avec son élève pour ne pas s’écarter de la méthode que j’ai tâché d’établir » (ibid., p. 635). 511 Les rêveries du promeneur solitaire, p. 1018. Voir aussi trois autres passages similaires : Émile, p. 570 ; Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 879 ; Lettre à M. de Franquières, p. 1135. 512 Voir sur ce point l’examen minutieux d’Olaso. Cf. E. Olaso, « The two scepticisms of the Savoyard vicar », dans Richard A. Watson and James E. Force (ed.), The Sceptical Mode in Modern Philosophy. Essays in Honor of Richard H. Popkin, Dordrecht, coll. « Archives internationales d'histoire des idées », Boston, 1988, pp. 50-51. Voir aussi Marc-André Nadeau, « Le scepticisme de Rousseau dans La profession de foi du vicaire savoyard », dans Lumen 25 (2006), p. 32-36.
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et contempler d’aussi près l’une et l’autre que s’il était lui-même un pur esprit513 ». Parce que la
religion civile, en bonne partie, se borne à réitérer le contenu de la religion naturelle, elle se
rend indépendante de toute forme de révélation mystérieuse, et efface par le fait même ce qui,
politiquement, justifie l’existence d’un corps sacerdotal ayant pour vocation et pour privilège
exclusif d’en déterminer la signification dernière.
Au-delà de ce qu’on peut raisonnablement conclure en matière de religion, la raison doit
cependant constater ses limites et les respecter : « tant qu’on ne donne rien à l’autorité des
hommes ni aux préjugés du pays où l’on est né, les seules lumières de la raison ne peuvent dans
l’institution de la nature nous mener plus loin que la religion naturelle514 ». La deuxième partie
de la Profession de foi du Vicaire Savoyard table ainsi sur l’insuffisance des preuves qu’offrent
les tenants des principales religions révélées pour pousser plus loin la métaphysique
minimaliste mise en place par le Vicaire. En d’autres termes, le Vicaire tentera d’y montrer
qu’on ne saurait raisonnablement choisir une religion particulière pour compléter la religion
naturelle – pour dissiper l’obscurité de ses dogmes, en étendre le nombre et en faire, à
proprement parler, des connaissances. Pour tout ce qui excède les articles de foi de la religion
naturelle, le Vicaire reste autrement dit dans un « scepticisme involontaire515 ». La tolérance que
le Souverain commande à ses membres d’adopter envers la diversité des pratiques religieuses516
parait l’équivalent politique de ce scepticisme. Ainsi, le « dogme négatif » de la religion civile ne
constitue pas réellement un ajout à la religion naturelle; il clarifie et formule comme « dogme »
la conduite qu’elle inspire. En effet, le doute du Vicaire est respectueux; cette suspension du
jugement à laquelle il se voit contraint signifie qu’il s’abstient de rejeter ou admettre ce qui, en
matière de religion, n’est pas à la portée de ses facultés. Il est par là porté à voir les religions
établies comme « autant d’institutions salutaires qui prescrivent dans chaque pays une manière
uniforme d’honorer Dieu par un culte public, et qui peuvent toutes avoir leurs raisons dans
513 Lettre à M. de Franquières, p. 1137. 514 Émile, pp. 635-636. 515 Ibid., p. 627. 516 Précisons : le souverain proscrit l’intolérance envers les religions compatibles avec le petit noyau de croyances qu’il demande d’adopter. Cela signifie le rejet des religions qui se prétendent l’unique voie vers le salut, et ce, précisément parce que ces religions sont intolérantes par principe. Cf. Contrat social, p. 469 ; Lettre à Voltaire sur la Providence, p. 1073.
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(…) quelque autre cause locale qui rend l’une préférable à l’autre selon les temps et les
lieux517 ».
De manière similaire, le dogme de la religion civile posant la sainteté du contrat social et des
lois pourrait en quelque sorte traduire, toujours sur le plan politique, l’usage que le précepteur
fait de la religion naturelle auprès d’Émile. C’est ici que le parallèle entre les deux religions se
ferait le plus instructif. Penchons-nous sur une scène de la fin du quatrième livre de l’Émile, qui
étaye singulièrement ce parallèle, puisqu’à travers elle Rousseau complète une réflexion sur le
respect des engagements entamée dès le deuxième livre. Intéressons-nous particulièrement au
contexte qui amène Émile à s’engager auprès de son précepteur, contexte soigneusement
déterminé par ce dernier.
Pour influencer la sensibilité de son élève, en effet, le précepteur agit soigneusement sur son
imagination – à la manière des grands hommes politiques de l’Antiquité. La façon dont il tire
les ficelles dans cette scène est directement inspirée d’une maxime de philosophie politique
qu’enseigne l’histoire ancienne. Elle s’avère en cela solidaire d’une critique de la manière dont
les hommes politiques modernes exercent leur pouvoir : « J’observe que dans les siècles
modernes les hommes n’ont plus de prise les uns sur les autres que par la force et par l’intérêt,
au lieu que les anciens agissaient beaucoup plus par la persuasion, par les affections de l’âme,
parce qu’ils ne négligeaient pas la langue des signes518 ». En faisant impression sur l’imagination
de leurs concitoyens, les grands politiques de l’Antiquité parvenaient à diriger leur volonté
même, et à rendre l’usage de la force et celui de l’intérêt inutiles. Tout comme le législateur du
Contrat social, le précepteur d’Émile imite (dans une certaine mesure) leur exemple; il renonce à
convaincre par de froids arguments, pour plutôt s’appliquer à la persuasion, de manière à
« faire passer par le cœur le langage de l’esprit519 ». Cette duplicité sert un but précis, également
similaire à celui que poursuit le législateur : produire un pacte compatible avec la liberté de
celui qui y consent, tout en assurant la solidité de la parole donnée. Mais pour suivre l’exemple
des grands politiques de l’Antiquité, il lui faut, mutatis mutandis, reproduire les conditions dans
lesquelles ceux-ci concluaient leurs contrats :
Toutes les conventions se passaient avec solennité pour les rendre plus inviolables ; avant que la force fut établie les dieux étaient les magistrats du genre humain : c’est par-devant
517 Émile, p. 627. 518 Ibid., pp. 645-646. 519 Ibid., p. 648.
111
eux que les particuliers faisaient leurs traités, leurs alliances, prononçaient leurs promesses ; la face de la terre était le livre où s’en conservait les archives. Des rochers, des arbres, des monceaux de pierre consacrés par ces actes et rendus respectables aux hommes barbares, étaient les feuillets de ce livre ouvert sans cesse à tous les yeux. Le puits du serment, le puits du vivant et voyant, le vieux chêne de Mambré, le monceau du témoin, voilà quels étaient les monuments grossiers mais augustes de la sainteté des contrats ; nul n’eut osé d’une main sacrilège attenter à ces monuments, et la foi des hommes étaient plus assurée par la garantie de ces témoins muets qu’elle ne l’est aujourd’hui par toute la vaine rigueur des lois520.
Les anciens projetaient par imagination de la volonté et de l’intelligence dans les choses; le
monde était pour eux enchanté, c’est-à-dire animé et habité par les dieux. Tout pouvait par là
être élevé au rang de signe. Un arbre ou un puits mettait en présence de choses absentes; ils se
sentaient par là en permanence sous le regard des dieux. Cela disposait la sensibilité des
hommes d’une manière particulière : leur amour-propre, certes sensible à l’estime de leurs
semblables, ne l’était pas moins des jugements que portaient sur eux les dieux. Cela conférait
de la gravité à leurs serments. Prêtés en présence du divin, ils étaient empreints de « sainteté ».
Les positions matérialistes soutenues par les philosophes modernes menacent cependant cette
disposition de la sensibilité. C’est pourquoi le précepteur doit chercher à la reproduire, et ce,
dans des conditions historiques très différentes. Fort de l’examen qu’il a mené avec son élève
sur les dogmes de la religion naturelle, il prend soin de réenchanter le monde. Grâce au
pouvoir qu’exercent ceux-ci sur l’imagination d’Émile, la nature peut à ses yeux être
transfigurée, elle peut être vue comme l’ouvrage de « l’Être éternel ». En suscitant le sentiment
de la présence de Dieu, le sentiment d’être observé de lui, tout ce qui l’environne s’élève au
rang de signe; « les rochers, les bois, les montagnes » deviennent les « monuments de ses
engagements 521 ».
La scène nous permet de réfléchir sur la manière exacte dont la religion doit concourir au bien
de la cité conforme au droit politique, et de proposer une interprétation qui, pensons-nous, a
l’avantage de restituer la cohérence du Contrat social. Le législateur doit enchâsser dans la
religion civile le dogme de la sainteté du contrat social et des lois. Ainsi assure-t-il de manière
durable le consentement des contractants. Mais, le paganisme éteint, celui-ci ne peut plus
fabriquer l’heureuse confusion qui faisait passer les lois pour des commandements divins. Il
520 Idem. 521 Ibid., p. 648.
112
doit alors susciter d’une autre manière le sentiment de la sainteté du contrat social et des lois.
Pour cela, il n’a pas besoin de dissimuler leur origine.
Le pacte social constitue l’engagement de se soumettre à la volonté générale. L’utilisation
politique de la religion doit quant à elle inscrire dans la sensibilité l’obligation d’obéir au pacte
social. Sans se dénaturer, ce contrat peut être prêté en présence du divin, c’est-à-dire sous un
regard qui traverse les apparences pour sonder le fond de l’être. Dans le Projet de constitution pour
la Corse, Rousseau prescrit ainsi à tous les habitants de l’île de se réunir le même jour, « chacun
dans sa ville, bourgade ou paroisse », pour prêter puis célébrer un serment solennel par lequel
ils se réuniraient « en un seul corps politique, dont tant les corps qui doivent la composer que
les individus seront désormais les membres522 ». Le pacte proposé, qui reflète tout à fait l’esprit
de celui qu’on trouve dans le Contrat social, en diffère pourtant par un point crucial : Rousseau y
intègre une dimension religieuse, en enjoignant tous les membres de la nation corse de le
prononcer « sous le ciel et la main sur la Bible523 », et « au nom de Dieu tout puissant524 ». On
voit l’utilité de cet expédient : il fait du respect de la parole donnée une condition nécessaire à
l’obtention de l’estime de Dieu. Le « vrai croyant », en effet, celui « qui se sent partout sous
l’œil éternel », « aime à s’honorer à la face du ciel d’avoir rempli ses devoirs sur la terre525 ». La
force de l’amour-propre, au lieu de tendre continuellement à dissoudre l’édifice social, devient
alors l’une de ses plus solides fondations.
Le rôle du législateur devient ensuite, pour le corps politique, celui d’un accoucheur de volonté
générale. Sa tâche est de lui proposer un ensemble de lois réunissant les conditions essentielles
à la réalisation de l’intérêt partagé par chacun de ses membres. Il enseigne de cette manière aux
individus ce qu’ils veulent en tant que peuple; il rend manifeste l’objet vers lequel tend leur
volonté générale. Mais, pour que ses lois soient ratifiées par l’assemblée, elles doivent
522 Projet de constitution pour la Corse, pp. 919 et 943. Ce passage laisse d’ailleurs penser que le pacte social ne constitue pas seulement une idée abstraite exprimant le fondement du droit politique, ou encore, sur le plan pratique, une organisation de la sensibilité. Il peut en outre s’avérer important qu’il soit effectivement prêté lors du moment inaugural du corps politique, et ce, pour agir sur le cœur et l’imagination de tous ceux qui le prononcent. 523 En prescrivant aux Corses de prêter le serment la main sur la Bible, Rousseau reste-t-il cohérent avec les thèses du Contrat social, qui contient, comme nous l’avons vu, une critique sans appel des effets politiques du christianisme ? Bien que cela puisse surprendre, il semble que ce soit bien le cas. Il importe que le législateur imite Solon, et s’adapte aux mœurs, aux coutumes, aux opinions propres du peuple à instituer. Le moment où les Corses prononcent le pacte ne peut en ce sens faire impression sur eux que s’ils y font participer leur propre religion. N’empêche : le christianisme ne devient pas pour cela une religion d’État ; et, en droit, la Bible ne représente pas aux yeux du souverain un texte révélé. 524 Ibid., p. 943. 525 Lettre à M. de Franquières, p. 1144.
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préalablement obtenir son assentiment. Il doit donc franchir un pas de plus, et, à l’aide d’une
ruse, entrainer chaque contractant à accorder plus d’importance au bien commun qu’à son bien
particulier. C’est pourquoi il donne l’impression que la volonté du corps social surpasse
infiniment la volonté individuelle, et ce, parce qu’elle possède tous les attributs du divin. Elle
est ce qui, chez eux, ressemble, voire coïncide avec ce Dieu qui les observe et qui les juge.
Selon cette perspective, l’expression « sainteté de la loi » renvoie donc à la sainteté de la
volonté générale, et recoupe simplement l’une des manières dont elle est préalablement
présentée dans le Contrat social. Le législateur l’enveloppe de cette manière d’une profonde
autorité morale, donnant à ses déclarations la durabilité nécessaire pour qu’elles puissent
lentement imprégner l’intériorité des contractants, et ce, de façon à traduire, dans une
disposition bien précise de leur sensibilité, les termes mêmes du pacte social. Autrement dit, il
fait ainsi jouer le temps en sa faveur, et permet à ses lois d’enfanter en eux cet esprit social par
lequel ils deviendront « civils par leur nature et citoyens par leurs inclinations526 ».
526 Fragments politiques, p. 510.
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Conclusion
Bergson écrivait qu’un système philosophique apparaissait d’abord à celui qui l’étudiait
comme « un édifice complet, d’une architecture savante ». Mais, poursuivait-il, à mesure que
nous répétons le contact avec la pensée de l’auteur, et que nous nous imprégnons d’elle, un
sentiment tout à fait différent peut naitre. « D’abord la complication diminue. Puis les parties
entrent les unes dans les autres. Enfin tout se ramasse en un point unique, dont nous sentons
qu’on pourrait se rapprocher de plus en plus quoiqu’il faille désespérer d’y atteindre. En ce
point est quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le
philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie527 ». Ce passage
magnifique de La pensée et le mouvant traduit assez bien la lente métamorphose de l’impression
que peut produire une fréquentation assidue de l’œuvre de Rousseau. S’il serait déplacé de
prétendre traduire en mots cet ineffable point duquel émerge toute une pensée, nous pouvons
néanmoins hasarder à son sujet quelques conjectures.
Au principe de l’œuvre de Rousseau, il y a l’intuition intime et profonde qu’une fois extrait de
l’homme tout ce qu’il doit à la vie sociale, il reste un noyau élémentaire et premier : un élan
naturel favorisant sa conservation et celle de son espèce. C’est l’amour de soi-même, qui se
mêle, voire se confond avec le plaisir très simple d’exister. Dans l’état d’indépendance qu’était
vraisemblablement celui de l’homme originel, l’amour de soi devait en effet inciter l’homme à
satisfaire ses besoins physiques exclusivement, ainsi que prendre spontanément la forme de la
pitié. Demeurant antérieur à toute moralité, de même qu’à toute sociabilité, ce noyau
élémentaire devait en revanche s’avérer sain et droit, ce pourquoi on peut dire l’homme
naturellement bon.
Les ramifications d’une telle idée sont absolument considérables; elle a le pouvoir le
bouleverser l’ensemble des perspectives véhiculées par la tradition sur la moralité, la sociabilité,
le droit et la politique. En effet, d’une part, elle fait voir l’amour de soi-même comme la source
de toute la vie affective de l’âme, comme la racine du désir et comme le substrat de toutes les
passions. D’autre part, elle a pour conséquence majeure de rendre la vie affective de l’âme
fonction des rapports que l’homme croit entretenir avec ses semblables, et, inversement, de
faire que la nature même de ces rapports dépende de la vie affective de l’âme. Lorsque les
527 H. Bergson, La pensée et le mouvant, pp. 118-119.
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relations d’un homme avec ceux qui l’entourent lui paraissent convenables et bonnes, alors son
amour de lui-même, par le truchement de la pitié, le lie à eux par l’activité des passions
aimantes. À partir de son asociabilité première est alors produite une sociabilité qu’on peut
qualifier de naturelle, et ce, parce que fondée dans sa tendance à se retrouver et à se sentir
exister dans ses semblables. Or l’indépendance se révèle le garant de cette forme de sociabilité.
Lorsqu’elle s’érode puis s’éteint, le croisement des intérêts engendre inévitablement leur
opposition sur de multiples niveaux, si bien que cesse l’identification intime qui rend possible
la naissance des passions aimantes. Toute l’activité affective de l’âme se concentre alors dans
les bornes étroites du moi, et l’amour-propre devient l’unique forme que peut prendre l’amour
que chacun se porte naturellement. En se rapprochant par le besoin qu’ils éprouvent les uns
des autres, les hommes se divisent ainsi par l’activité des passions irascibles et haineuses.
On peut illustrer de manière dynamique cette psychologie philosophique, et distribuer dans le
temps ses principales articulations. C’est ce qu’a fait Rousseau en rédigeant le Discours sur
l’inégalité. Il conçoit ainsi, à partir d’un point zéro, à partir d’une forme minimale d’existence
humaine, l’apparition des premières formes de société, et avec elles la mise en mouvement de
la perfectibilité qui caractérise notre espèce. Il imagine la vie en commun fournir la première
occasion de voir ses semblables, et de se savoir vu d’eux. L’affection permise par
l’identification à autrui cohabite alors avec le désir d’en être aimé, d’être préféré aux autres par
les autres. Ce tableau est et demeure celui d’une sociabilité douce, jusqu’au moment où
l’interdépendance et la propriété en modifient considérablement les traits. Dès lors, l’empire
des passions aimantes diminue, pendant que, nourrie par une foule d’idées nouvelles, et excitée
de mille manières par la soif insatiable d’être préféré, l’imagination donne naissance à de
nouveaux désirs, caractérisés par leur illimitation. S’appliquant tant à l’accumulation matérielle
qu’aux signes qui témoignent de cette accumulation, ces désirs enchainent alors chacun au
travail de tous les autres. Plongés dans une dépendance universelle, les hommes en viennent à
se considérer réciproquement comme de simples instruments au service de leurs intérêts
exclusifs. Rousseau imagine enfin l’État s’établir sur cette base, solidifier ces relations d’inimitié
en les pacifiant, et garantir ainsi leur perpétuation. L’État parait alors lui-même la manifestation
la plus hideuse de cette sociabilité d’êtres insociables. Se parant du masque du droit, il consacre
l’exploitation des uns par les autres, et, d’une certaine manière, l’esclavage de tous.
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On comprend très bien qu’une telle manière de concevoir l’action et l’essence des institutions
politiques puisse aller de pair avec le désir d’en proposer d’autres qui en corrigeraient les
imperfections. Voilà où intervient le Contrat social. Loin d’opérer une rupture doctrinale avec le
second discours, celui-ci est au contraire issu du même système.
En remontant par imagination le cours de l’histoire jusqu’au moment de la naissance de la
société, Rousseau pouvait en abstraire le modèle d’un agencement des relations humaines qui,
sans faire violence à la nature, y puise au contraire ses forces. Il conçoit ainsi des institutions
qui transposent dans la vie civile certains traits de la société familiale, des institutions, en
d’autres mots, qui garantissent pour chacun, par rapport à ses pareils, à la fois l’indépendance
légale et l’autosuffisance matérielle. Ce faisant, il met au point un équivalent civil de la liberté
naturelle de l’homme, supprime le principal obstacle au déploiement des passions aimantes et
permet donc l’épanouissement du potentiel social de la nature humaine. Or pour faire
disparaitre la dépendance désordonnée que les hommes éprouvent les uns envers les autres, il
lui parait nécessaire de la remplacer par une dépendance d’un autre type, qui évite les effets
nocifs de la première. C’est pourquoi Rousseau juge salutaire de placer chacun sous la
dépendance de la loi. Générale dans sa source comme dans son objet, la loi possède un
caractère impersonnel et (relativement) fixe. La dépendance à la loi ressemble alors à la
dépendance des choses. Regardé selon une perspective juridique, le problème devient alors le
suivant : déterminer les termes d’un pacte social qui épouse la fin prescrite par la loi naturelle,
c’est-à-dire la conservation générale, et qui sauvegarde (bien qu’en métamorphosant) ce par
quoi l’homme se définit par nature : la liberté. Voilà pourquoi le pacte social légitime consiste
dans le consentement à se soumettre à la volonté générale.
La césure entre le Discours sur l’inégalité et le Contrat social n’est donc qu’apparente. En mettant en
évidence les grandes articulations d’une pensée cherchant à s’organiser comme une totalité
cohérente, notre analyse parvient en effet à montrer le lien de continuité entre ces ouvrages.
Mais une fois éclairée la façon dont Rousseau peut, sans se contredire, passer de l’un à l’autre,
une étude attentive de la doctrine contenue dans le traité de droit politique nous révèle qu’elle
s’avère elle-même traversée par une série de tensions. Notre approche consiste cette fois à
considérer la plupart des tensions internes du Contrat social comme générées par l’entière
conformité de l’ouvrage au principe duquel dérive la philosophie rousseauiste, c’est-à-dire l’idée
selon laquelle l’amour de soi constitue l’origine et le fondement de toute activité affective de
117
l’âme. Ces tensions sont donc bien réelles, mais s’expliquent selon nous étrangement par la
volonté qu’a Rousseau de rester cohérent avec ses premières intuitions.
Nous avons mis en lumière le fait que, si la découverte d’un lien social légitime et sain doit être
le fruit d’une enquête purement rationnelle, sa réalisation et sa solidité ne peuvent par contre
s’avérer seulement le fruit d’un choix rationnel, ponctuel et collectif d’individus désirant
s’associer. Le consentement donnant force aux engagements mutuels des citoyens ne peut
trouver d’assises sûres que dans certaines dispositions affectives bien particulières, qui
garantissent, pour ainsi dire, le renouvellement perpétuel et spontané du pacte qui lie les
citoyens à leurs devoirs mutuels. C’est que le Contrat social contient, voire mêle deux
investigations distinctes : la première vise à dégager les principes du droit politique; la seconde
à mettre en lumière les conditions de leur réalisation pratique.
Ces deux enquêtes adoptent l’amour de soi comme point de départ. Juridiquement, un pacte
social ne saurait être légitime que s’il permet de satisfaire, par la liberté, l’impulsion primordiale
portant chacun à veiller à sa propre conservation. Autrement dit, en consacrant la souveraineté
de la volonté générale, le pacte social dispose le corps politique de telle sorte qu’il soit
gouverné exclusivement sur ce que les intérêts individuels ont de commun. Or la volonté de
l’individu tend ordinairement vers la réalisation de ce qui lui apparait comme son bien le plus
grand, de sorte que, si l’intérêt constituait le principal motif d’association, les passions des
citoyens tendraient continuellement à éroder le nœud social et à éluder les lois. Il faut donc
éduquer l’amour de soi. Par l’utilisation de fictions parfois en décalage avec les principes du
droit politique, il faut en tirer une passion aimante susceptible de le modérer, et faire de celle-ci
le principe de l’attachement de l’individu au corps social. C’est ce qui explique, selon nous, qu’il
y ait présence d’une oscillation dans la présentation des idées de Rousseau, que les concepts
majeurs de son œuvre aient pour ainsi dire deux visages. C’est ce qui explique également la
nécessité de l’intervention d’un sage législateur.
On voit que la philosophie politique rousseauiste est confrontée à un problème fondamental,
générée par la conformité à son idée première, problème que d’aucuns pourraient dire
insoluble : faire pour ainsi dire émerger l’abnégation de soi à partir de l’amour que chacun se
porte. C’est pourquoi un corps politique libre ne saurait exister sans le support d’opinions
religieuses. Le chapitre sur la religion civile représente donc une conséquence nécessaire des
prémisses posées par Rousseau. Son analyse des différentes formes prises par la religion dans
118
l’histoire tend cependant à montrer que le philosophe était bel et bien conscient de la difficulté
d’en trouver une qui s’avèrerait compatible avec la liberté civique. Nous pensons qu’il s’agit
pourtant bel et bien de la visée de ce chapitre. Nous avons proposé une interprétation de la
religion civile allant en ce sens. Récupérant au profit du corps politique la force de l’amour-
propre et faisant de la volonté du corps social l’objet du respect de chaque citoyen, elle met en
place des conditions favorables à l’initiation du long processus éducationnel par lequel la
volonté de chaque individu, sous l’insensible influence des lois, doit se généraliser.
Le mouvement d’ensemble de la pensée politique rousseauiste se décline donc comme suit.
Tirée de l’intuition de la bonté naturelle, ou, cela revient au même, de l’idée selon laquelle
l’amour de soi constitue le principe de la vie affective de l’âme, la psychologie philosophique de
Rousseau trouve d’abord son illustration dans l’élaboration d’une fiction : la description de
l’état de nature, joint au récit de sa disparition progressive. La contemplation de cette image lui
permet de tracer les principaux contours d’un droit politique qui – et c’est encore une
conséquence de sa première idée – nécessite pour s’établir une éducation intégrale des passions
au moyen de la fiction. Le point de départ de sa pensée le mène donc d’un côté à réaliser
l’importance capitale de la liberté pour l’homme et donc à poser celle-ci comme son droit
inaliénable. Mais, d’un autre côté, ce même point de départ le conduit à penser que, sans
éducation, l’activité passionnelle de l’âme humaine tendrait forcément, en pratique, à éroder les
conditions de possibilité de la liberté civique. Jamais peut-être un grand philosophe n’aura posé
avec autant de force la nécessité de la liberté politique, tout en pensant l’homme en pratique
incapable, sans l’intervention d’une aide externe, de vivre libre.
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