isabelle GALEZ / les mal-nommé.e.s

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écriture et édition réalisé entre janvier et juin 2016 ce travail est soumis à la licence creative commons, le texte ainsi que les formes grotesques sont librement téléchargeables, recopiables, modifiables, diffusables.

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J’aime les appeler les mal-nommé.e.s, parce qu’aucun.e d’entre eux ne parvient, ou ne veut se souvenir du prénom des autres.

Iels se reconnaissent par leurs signes distinctifs, vêtements du jour ou caractéristiques mentales, et puisque chacun.e repère des choses différentes, iels répondent à au moins une douzaine d’appellations différentes en même temps.

D’ailleurs, chacun.e est bien plus conscient.e, puisqu’iel ne peut se laisser appeler, et doit participer à l’élaboration de son propre nom.

Aujourd’hui entre autres il y a la Chique qui mâche son tabac avec application, la Climati-sation, le Jaune, la Ferraille, la Fatigue, la Chevalière et le Photographe.

Moi même, je n’ai pas encore été nommé.e, et j’attends avec impatience le moment ou iels remarqueront que j’ai mis mon bermuda en velours, parce que ces deux mots me plaisent.

Je les ai rencontré.e.s un peu par hasard, beaucoup par nécessité, alors que je cherchais un endroit où le taux de cendres était assez retombé pour pouvoir dormir sans masque (le masque me donne des irritations).

Ceulle qui aujourd’hui s’appelle Climatisation avait réussi à bricoler un pseudo filtre dans leur appartement, ce qui leur permettait de vivre dans un confort relatif, et comme j’avais avec moi quelques armes, des ustensiles en tous genres et beaucoup de nouvelles en tous genres, iels m’avaient proposé de rester.

Ça fait donc quelques semaines que j’apprends à presser le raisin pour fabriquer de la piquette qui a au moins le mérite d’être assez forte pour en oublier les journées.

https://soundcloud.com/nmesh/nmesh-dart-in-your-neck-2006

Aujourd’hui iels veulent tenter une sortie, et tout l’équipement de stabilité est étalé dans la cuisine.

La Chevalière est en train de s’harnacher, en râlant comme souvent, et les autres essaient patiemment de l’aider.

Le problème avec l’équipement de stabilité, c’est qu’il est extrêmement glissant, pour que les cendres ne se déposent pas, et qu’on peut le saisir uniquement avec des pinces adhésives. Je crois que les mal-nommés ont connaissance de toute cette technologie, il faudra que je leur demande. Je ne connais pas encore toutes les subtilités de la survie en communauté, m’étant jusque là contentée de piocher ici et là masques, gants et genouillères là où je le pouvais.

Les mal-nommé.e.s s’étaient autrement mieux adapté.e.s.

Je les regarde sortir de l’appartement et referme avec précaution le Sas.

La Chique, la Fatigue et moi sommes resté.e.s afin de surveiller les lieux, et je sens l’impatience et la déception planer au plafond. L’enfermement ne réussit pas à ce qui reste d’humanité en nous.

Moi-même, je sens mes membres me brûler par moments, et cela n’a aucun rapport avec la composition chimique de l’air.

La Chique s’est tapi.e en boule dans un coin de la pièce qu’iels appellent la cuisine, et se balance inlassablement d’avant en arrière. J’ai l’impression qu’iel en veut à quelqu’un.e, qui que ce soit.

À qui ? Je me demande comment interpréter ses gestes, s’il y a même quelque chose à interpréter d’ailleurs.

La Fatigue et moi avons entamé une partie de bataille corse.

Iel me demande où c’est la Corse.

Je réponds que je ne sais pas, que je l’ai peut-être appris un jour, mais de toute manière, je ne suis même plus sûre que la Corse existe encore. Légalement, je veux dire. Enfin même si ça se trouve elle a explosé aussi.

La Fatigue rigole un peu, abat ses cartes. Le claquement de nos mains résonne dans la petite pièce, et à chaque fois que le bruit se fait ressentir, la Chique ferme les yeux et lance « BUT ! », comme pour se convaincre de l’existence d’un enjeu.

Je suis alors frappé.e par une pensée.

IL SUFFIT DE SE RACONTER DES FICTIONS. Si à ce moment précis, je parviens à imaginer autre chose, ou même en restant dans cette pièce. Mais imaginer cette pièce non pas comme une parodie de cuisine mais comme un lieu parmi d’autres, comme le lieu ou aujourd’hui et maintenant nous nous trouvons, mais que nous aurions pu être autre-part, à cinq millions d’endroits différents, ou même des milliards de cuisines identiques à celle-ci, mais autres, cela pourrait tout changer. Je n’ai plus que quelques cartes en main, et, en réfléchissant, une seule Tête.

C’est foutu. La Fatigue rigole à nouveau, manifestement revigoré.e de sa victoire imminente.

Nous nous sourions.

Il est bientôt midi, et le café vient à manquer.

https://soundcloud.com/houseofladosha/eat-eat

Iels ont pourtant fini par revenir, une dizaine de jours plus tard, alors que nous étions en train d’écouter House of Ladosha.

Depuis les Cendres, la Fatigue s’est trimballé.e avec iel un tas de vieilles clés USB où iel avait stocké les données de toutes les machines qu’iel a pu croiser. Pour l’instant, à l’aide d’un lecteur bricolé par la Climatisation, on peut donc écouter de la musique.

L’un des buts de l’expédition en cours était justement de trouver d’autres composantes pour reconstituer un lecteur global qui nous permettrait de lire tous les formats de données.

J’avais réussi à me bâtir un espace à peu près privé, à me comporter de façon respectable quand iels ont débarqué, alors qu’on se demandait si on les attendait encore. Le semblant de tranquillité s’est volatilisé quand la porte du SAS a été ouverte. Grande nouvelle  : le taux de cendre est redescendu sur les hauteurs de la ville, il est presque possible de s’y balader sans masque technologique, avec un simple filtre de papier.

Je crois bien que la Ferraille et la Chique se sont engueulé.e.s, mais c’était fait de manière si silencieuse que ça n’a pas gêné l’équilibre général, en tout cas pas encore. Iels n’ont pas échangé un regard ni une parole, iels se sont fait obstacle. Iels s’interposent dans l’espace de l’autre (freiner, enrayer, encombrer). Je n’ai pas réussi à comprendre exactement ce qui les avait monté.e.s l’un.e contre l’autre.

Ce matin je me suis levé.e quelques minutes plus tôt, comme à mon habitude. Après trois semaines passées avec les mal-nommé.e.s, j’ai appris à sentir le sommeil des autres, et à me réveiller quelques minutes avant elleux afin de savourer quelques morceaux de matin.

Je m’assois sur la table, je pioche une cigarette dans les réserves de la Chique, et j’attends en imaginant que je vois le soleil se lever par une fenêtre. Les placards en carton jauni sont des semblants d’ouvertures lumineuses sur le monde.

Je ne sais pas si le soleil me manque. Peut-être seulement l’idée que le soleil existe, ou plutôt la certitude que le soleil existe, que l’atmosphère existe, me manque. J’attends peut-être les autres comme j’attends le soleil, comme je ne les attends plus.

https://soundcloud.com/vicnorman/victor-norman-leviathation

Mais ce matin le Jaune est déjà dans la cuisine. Iel s’est peut-être endormi.e ici, la tête dans les mains, je n’ose pas lui parler et interrompre son sommeil, d’autant plus que si iel dort je peux l’ignorer encore. Je fume ma cigarette. Le soleil n’est pas dehors, il est en face de moi, dans les placards jaunis, et dans les poils et les cheveux du Jaune. Je suis bloqué.e par l’horizon de la cuisine. Il y a trop de jaune aujourd’hui, comme si la vie avait la jaunisse. Je crois que le Jaune est mort.e.

Nous enterrons Jaune aujourd’hui. Nous avons marché pendant une semaine pour trouver un œuf d’inhumation, c’était ma deuxième sortie depuis que je suis arrivé.e ici. Il ne reste presque plus d’œufs depuis l’arrivée des cendres et la décimation de la région, quand ceux qui restaient ont été pris d’une frénésie organique, il fallait recréer de l’air. (Les anciens cimetières ont même été pillés).

Nous avons trouvé l’œuf de Jaune à quelques dizaines de kilomètres de l’appartement, dans le bâtiment de mairie d’une petite commune, une bâtisse des années 1980, avec une partie en pierre « pour faire authentique » comme iels voulaient à cette époque, et une partie en béton recouvert de lambris jaunâtre. C’était presque normal qu’on trouve un œuf à l’intérieur.

Nous l’avons monté sur une remorque métallique, et nous avons repris notre route. Il y avait pas mal de personnes dans ce village, quelques un.e.s d’entre elleux nous ont abordé.e.s, iels voient souvent des voyageurs, car, nous l’apprennent-iels, nous sommes à moins de 30 kilomètres de la frontière, et nombreux sont ceux qui vont tenter leur chance de l’autre côté des Alpes. Il paraît que leurs techniciens mettent au point de nouvelles sortes de filtres, plus légers et adaptés que nos équipements de stabilité.

Certain.e.s nous ont reproché de prendre l’oeuf avec nous, plutôt que de le planter dans leur commune.

Les arbres des inhumé.e.s sont chimiquement bénéfiques par rapport aux conifères qui poussent encore dans la région.

https://soundcloud.com/ku_rup/joeira

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Mais aujourd’hui nous sommes revenu.e.s à l’appartement, et nous avons préparé l’oeuf et le corps de Jaune pour l’inhumation. J’avais déjà vu le procédé, mais jamais d’aussi près.

Nous avons tou.te.s revêtu des couleurs claires aujourd’hui, pour une sorte d’hommage, même si cela semble très artificiel. Par conséquent, nous nous sommes renommé.e.s pour la journée, d’une manière plus solennelle que les autres fois. Je ne sais pas si Jaune aurait apprécié, nous nous connaissions si peu, je crois même que la seule fois où nous nous étions retrouvé.e.s seul.e.s est le matin de sa mort. Je ne peux pas m’empêcher de penser que j’ai volé l’espace de Jaune, dans l’appartement comme au sein des autres.

Peut-être que c’est pour ça qu’iel est mort.e, iel s’est rendu.e compte ce matin là où nous étions deux dans la cuisine que c’était trop. J’en parle à la Fatigue, Mandarine aujourd’hui, avec qui je m’entends très bien maintenant, et iel me répond qu’iel a lu quelque part que nous sommes des univers passagers dans l’univers qui s’éternise.

La Fatigue a beaucoup lu dans son enfance, et iel répond souvent par des citations qui proviennent d’on ne sait où, de sagas écrites pour la jeunesse, de bande-dessinées, d’essais philosophiques.

Le Jaune est enterré.e dans le jardin à côté de l’appartement. Il s’agit de la ruine d’une petite maison individuelle, qui avait dû être très agréable à vivre, mais maintenant il ne reste plus que deux pans de mur qui protègent du vent. Les humains ont tout nettoyé, il ne reste pas une pelle, pas un torchon, même pas des mégots de clope ou des sacs en plastique. Je me suis souvent fait cette réflexion, que le monde est beaucoup plus propre maintenant que dans mes souvenirs d’avant les cendres. Parce que tout le monde récupère et emmagasine absolument tout, dans l’idée que ça peut servir un jour.

https://soundcloud.com/andantemexico/ovo-da-serpente-rodrigo

La Chique et la Ferraille se disputent encore de la même manière silencieuse, tournant l’un.e autour de l’autre. Je crois qu’iels pensent être discret.e.s.

Je ne comprends toujours pas pourquoi, est-ce que c’est à cause de Jaune, de la manière dont iel est mort.e ?

Nous ne prononçons pas de discours. La chose, la cérémonie aura duré en tout et pour tout une dizaine de minutes.

Quand nous rentrons dans l’appartement, i l fait froid et nous sommes couvert.e.s de cendre, il faut d’abord se décrasser dans l’espace exigu du sas, essayer d’importer le moins de particules à l’intérieur. C’est du bon sens, mais certain.e.s n’ont pas encore le réflexe, après dix ans de vie sous la cendre.

Iels nous sont tombés dessus le soir-même, mielleusement d’abord  ; nous avons cru qu’il s’agissait d’autres personnes de la ville plus ou moins réfugié.e.s comme nous. La Chique les avait vu.e.s venir depuis la fenêtre de la cuisine, une dizaine de personnes environ, assez bien équipées mais rien de trop différent de notre propre matériel. Nous leur avons parlé d’abord à travers le sas pendant quelques minutes, puis iels sont reparti.e.s pour enfin revenir, à deux, expliquant que les autres attendaient de savoir si l’endroit était sûr.

Nous avons alors eu confiance, nous avons ouvert.

Iels ont enlevé leurs masques puis se sont promené.e.s dans l’appartement, posant des questions sur notre nombre et comment nous étions arrivé.e.s ici. Très vite, iels ne cessaient plus de parler de l’oeuf que nous avions pris pour enterrer Jaune.

L’un.e d’entre nous a flairé le piège assez vite et a initié un mouvement vers la sortie, ce qui a eu pour résultat de les alerter.

https://soundclo

ud.com/samgellaitry/to-earth-and-backhttps://soundclo

Je suis encore dans la cuisine, on est plusieurs d’ailleurs. On a mis de la musique avec des vieux lecteurs bricolés. On a dansé un peu, comme d’habitude, ne sachant pas trop quoi faire d’autre,

Et comme c’est toujours les mêmes morceaux qui tournent depuis le début on les connaît tous du début à la fin, et les mouvements sont toujours les mêmes maintenant, pour tout le monde je veux dire, mais en fait c’est plutôt qu’ils vont de concert les uns avec les autres.

Je n’arrive pas tellement à le décrire, un peu comme si chaque geste était une seule vague qui se propageait simultanément des autres ? chaque petit geste d’une personne était réceptionné par une ou plusieurs suivantes, qui la transmettait aux autres ?

On n’est plus dans la cuisine, on est passé.e.s par la fenêtre, on a envahi la nuit et la cendre.

https://soundcloud.com/feelu

https://soundcloud.com/feelu

Nous sommes coincé.e.s au milieu, encore frileux.ses de ce que nous avons appris ou de ce nous n’osons pas ou ne pouvons pas encore apprendre.

precords/teleseen-outlines-2

achevé d’imprimer en mai 2016

à l’ÉSAL - Épinal

isabelle galez