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7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
1/31
Revue Philosophique de Louvain
Approche de HegelJoseph Moreau
Citer ce document Cite this document :
Moreau Joseph. Approche de Hegel. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrime srie, tome 80, n45, 1982. pp. 5-34;
doi : 10.3406/phlou.1982.6171
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1982_num_80_45_6171
Document gnr le 25/05/2016
http://www.persee.fr/collection/phlouhttp://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1982_num_80_45_6171http://www.persee.fr/author/auteur_phlou_175http://dx.doi.org/10.3406/phlou.1982.6171http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1982_num_80_45_6171http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1982_num_80_45_6171http://dx.doi.org/10.3406/phlou.1982.6171http://www.persee.fr/author/auteur_phlou_175http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1982_num_80_45_6171http://www.persee.fr/collection/phlouhttp://www.persee.fr/7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
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Approche
de
Hegel
Dans la
premire partie de notre sicle, Hegel n tait pas tout fait
inconnu
en
France, mais il
n'tait pas
reconnu
dans
l Universit;
ses
ouvrages
ne figuraient
point
dans les programmes des
examens
et
concours; il est vrai qu ils taient
d accs
difficile, cause
de
l obscurit
du
texte
et
en
l absence de
traductions dignes
de
foi.
En
outre,
en
un
temps
o
la
philosophie tait enseigne moins des fins spculatives
que
pour
son rle pdagogique,
les crits hgliens
paraissaient
peu propres
la clarification
de l'intelligence
et
la direction mthodique
de
l'esprit.
Eh
ce temps-l,
l'histoire tait
considre
comme
une
recherche, capable
de
nous
dlivrer
des
illusions propres
un
temps
et
un
lieu, et
particulirement aux
ntres;
elle n'tait pas conue comme
un
devenir
dterminant
les
activits
de
l'esprit,
comme
un
facteur
d explication et
de
justification des vnements et des uvres humaines. Ce
point de
vue,
d inspiration hglienne,
a
paru
au contraire s imposer au lendemain de
la seconde guerre mondiale le
choc
des vnements avait t si rude,
de
tels changements taient
survenus, et
d autres semblaient
encore
devoir
s'instaurer
en
consquence, qu il
paraissait
oblig que nos faons de
penser
elles-mmes se plient
au
mouvement de
l'histoire. Le
sens
prsum
*
Divisions
de
l'article
I. La Phnomnologie de
l'Esprit
1
. L'esprit et ses fonctions
2. L'esprit et
ses
manifestations historiques
II.
Le
projet du systme
1
. Les
systmes
post-kantiens et
le
modle spinoziste
2.
Les sciences de l'esprit et
le
savoir
absolu
III.
Logique
et dialectique
1.
La
dialectique hglienne et
ses antcdents
2.
Le dveloppement
de
la logique hglienne
IV.
Les
cycles du
savoir
1
. La gnalogie de la
conscience
2. L'accomplissement du savoir absolu
V. L'hrdit
hglienne
1. Les
sources d'inspiration dtournes
2.
L'ternit
rpudie
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3/31
6
Joseph
Moreau
de l'histoire
allait devenir le critre
universel
des valeurs, le
signe
infaillible
de
la
vrit.
Il
n'est
pas inutile de
remarquer que
c'est
d une
situation
analogue
qu tait
ne
la
pense
philosophique
de
Hegel.
Lorsqu clata
la
Rvolution franaise,
il
tait en cours d tudes
au sminaire
protestant
de
Tubingen,
le Stift,
o il
ne recevait pas un enseignement proprement
philosophique,
mais thologique
et historique. L histoire se prsentait
lui sous
deux
aspects,
l'histoire
sacre
et l'histoire
profane; l une
servait
de
base l ducation religieuse, l'autre la culture
humaniste
et c tait un
problme
pour
le jeune
tudiant,
le
futur
pasteur,
d accorder
entre elles
ces
deux traditions, l apport
de
la
rvlation
judo-chrtienne et
l hritage de
la
civilisation grco-romaine. Le problme
classique des
rapports
de
la
raison
et
de
la
foi
se
posait
lui
dans
une perspective
historique,
o
devaient se
dfinir
les
rles
respectifs
d Athnes et
de
Jrusalem.
Mais cette
orientation
historique de
la rflexion du jeune
Hegel devait se confirmer
sous
l'impact
de
l actualit.
Il
avait
dix-neuf
ans lorsque retentit,
en
1789, l cho des
premires
journes
rvolutionnaires qui souleva chez lui
un
enthousiasme auquel
ne
se peut comparer
que
celui
des premiers
sectateurs de la rvolution sovitique. La Rvolution
franaise marquait
ses yeux
la fin de l Ancien rgime, l'avnement
d une
re
nouvelle,
l'ouverture
d une
priode qui devait
conduire,
aprs
les
excs
de la
Terreur,
la
constitution
de
l tat
moderne,
fond
par
Bonaparte et propos
comme modle
l Europe par les armes
impriales. Hegel demeura toujours, mme aprs Ina,
un
fervent admirateur
de
Napolon.
C est
dans
cette situation motionnelle,
dans
cet tat
d'effervescence
intellectuelle, que
Hegel avait
rdig
ses crits de jeunesse,
composs
de
rflexions
sur l actualit politique, mles
l examen
de
problmes thologiques,
et
relies
des
considrations sur l'histoire
universelle.
Ces crits n'taient
pas
destins
la
publication, proposs
la
discussion,
un contrle objectif; ils taient communiqus seulement
un
petit
cercle
d amis,
runis
dans
une
ambiance
d adulation
rciproque.
De
l
leur caractre, qui est moins celui
de
la
recherche thorique
que
de
la
mditation
existentielle;
ils annonaient par
l le grand
ouvrage
que
Hegel
devait
publier
en 1806, la Phnomnologie
de
l'Esprit,
qui
nous
apparat comme
un
tableau
historique des
progrs de l'esprit humain,
une histoire dramatique
de
la civilisation,
capable de
sduire, par
son
foisonnement
d ides et ses montages ingnieux d'vnements, les
intelligences
exaltes, les esprits
non
mthodiques.
Cependant, si cet ouvrage a pu captiver l'attention des philosophes,
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4/31
Approche
de
Hegel 7
c'est qu il
offre,
outre
sa
fascination
romantique,
une
structure
rationnelle
Cet aspect dnote que l'auteur
avait
d
acqurir,
apparemment
en
autodidacte,
une
culture
philosophique
propre
encadrer
ses
premires
mditations; il avait tudi de manire approfondie
la philosophie
critique
de Kant,
discut les
interprtations
et les dveloppements qu elle
avait
reus
chez
ses premiers successeurs. C est ainsi qu il avait publi en
1801 un essai sur la Diffrence
des
systmes philosophiques de Fichte et de
Schelling; ses crits de jeunesse devant demeurer indits jusqu aux
premires
annes de notre sicle (1907)1,
cet
essai tait
la premire
publication (erste
Druckschrift)
de Hegel2, sa manifestation comme
crivain
philosophique; elle
atteste
un
effort d assimilation,
d laboration
et
de
dpassement
de
la
philosophie
kantienne,
par
lequel
est
impose
la
Phnomnologie de
l'Esprit
une structure, qui
servira
de
fondement
au systme hglien.
I. La
Phnomnologie
de l Esprit
La
Phnomnologie
de
l'Esprit est
l tude descriptive
des
phnomnes
de
l'esprit, des manifestations
de
l'activit consciente, qui
s exerce
non
seulement
dans
la connaissance,
mais
aussi
dans
l action
humaine
sous
tous ses
aspects: la technique, l conomie, la
politique,
la morale,
l'art,
la
religion.
Cette
description
se
traduit
en
un
panorama
historique
o toutes les expressions de la
vie spirituelle,
toutes les
formes
de
la
conscience,
sont exposes dans leur varit et leur
succession
en
vue d en
expliquer l enchanement.
Cette explication
ne peut
tre
demande
des
considrations
empiriques, comme celles des
sciences humaines
; la vie
de
l'esprit
n'est
pas le produit de facteurs objectifs; elle
ne trouve
pas ses
conditions
effectives
parmi les objets de
la
reprsentation scientifique,
qui est au
contraire son ouvrage.
La cl
de cette
explication ne peut tre
livre que par la rflexion sur la connaissance, sur ses conditions a priori,
sur
ses principes fondamentaux,
dgags
par
la
critique kantienne.
C est
seulement par l analyse
de
la
fonction cognitive
que l on
peut
s lever
une
thorie gnrale
des
activits de l'esprit
et
de ses manifestations
historiques
c'est
partir
de
la philosophie
transcendentale,
reprise par
Hegel et
conduite
par lui au del
de
son rle critique,
jusqu
des
conclusions systmatiques, que
l on
peut dcouvrir
la
structure rationnel-
1 Hegels theologische Jugendschriften, hrsg. von Hermann Nohl, 1907.
2
G.W.F. Hegel,
Prem ires publications
(Diffrence
des
systmes..., Ina
1801; Foi
et savoir,
Tubingen,
1802). Trad.,
introd.
et notes par
Marcel
Mry,
Paris, 1952.
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5/31
8
Joseph
M
reau
le
de la Phnomnologie de
l'Esprit et
tenter de
voir clair
dans
le systme
hglien.
1.
L esprit
et
ses
fonctions
Au regard
de
la philosophie transcendentale, la connaissance
a
son
point
de dpart
dans la sensation, qui est la
manifestation
premire
de
l'esprit, la
forme
immdiate
de
la
conscience.
Immdiate en ce sens qu elle
recouvre l'indistinction
du
sujet et de l'objet,
du sentant et du senti
(je
suis
odeur de
rose,
dit la
statue de Condillac), ainsi
que
l'indistinction
de
son contenu
: j embrasse
d un
seul
regard
toute l tendue
d une
campagne; mais pour y distinguer des objets, je dois
en
parcourir
successivement
toutes
les
parties.
La
perception,
remarquait
encore
Condillac,
suppose Y
analyse du
contenu
de
la
sensation;
elle requiert,
pour Kant,
la
synthse des impressions sensibles, groupes
en
objets
rciproquement
distincts, et s opposant
comme des choses
au sujet qui les peroit3.
Mais les objets de
la
perception sensible ne demeurent pas identiques
eux-mmes
dans le
temps;
ils
subissent
des
changements perptuels; ils
se dfont
et
se
refont
sans cesse. La diversit successive des phnomnes
ne
peut
fournir la
connaissance
des objets stables
que
si
leur varit est
ramene
des relations constantes,
des rapports universels et
ncessaires
sur
lesquels repose
l'objectivit
de
la
reprsentation scientifique.
Mais
cette objectivit
de
la reprsentation, qui rsulte des dterminations
de l'entendement appliques aux phnomnes, rduit
en
quelque sorte
la
ralit des objets.
Les
objets de
la science sont des constructions de
l'activit intellectuelle;
leur objectivit est
indpendante de la
ralit des
choses4. Dans une thorie
idaliste de
la
connaissance, comme celle de
Kant, la
chose en soi, si
elle n'est
pas
absolument
exclue, n en
est pas
moins
tenue pour inconnaissable; l'entendement ne peut conclure
de
la
reprsentation
la ralit
de l'objet, de
l essence
l'existence,
de l ide
l'tre.
Hegel se spare sur ce point de Kant. Le point de vue de
Y entendement,
qui nous ramne du
ralisme
de
la
perception sensible
3
Condillac,
Logique,
lere
partie, chap.
2;
Kant, Analytique transe. (2e d.)
26.
Voir aussi notre
article: Intuition et apprhension,
dans Kant-Studien,
1980, p.
282-283.
4 Cette
remarque, avance
par Malebranche,
Recherche de
la Vrit, vi
2,
VI (OE.
C,
II
377)
est
la base
de
la
distinction
marque
par Kant entre
la ralit empirique des
objets
dans l'espace et leur idalit
transcendentale (Esth. transe,
3 Conclusions: 2e
d.,
B 44).
Les
lettres A
ou
B,
suivies
du
numro
de
la
page, renvoient respectivement
la
premire
ou
la
seconde dition
de
la Critique
de la
raison pure.
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6/31
Approche de Hegel 9
l idalisme
de
la reprsentation
scientifique, doit tre dpass
par la
raison,
dfinie par Kant comme
la facult
qui conoit les
ides,
qui
labore
des
concepts
transcendants,
comme
ceux
de
l me,
du monde
et
de Dieu, auxquels l exprience ne peut fournir
un contenu
adquat.
Aux
ides de
la raison correspondent des objets hyperboliques,
qui
ne
peuvent
se
rduire
des
dterminations strictement objectives,
applicables des
phnomnes, mais dont le concept se
rfre
l'activit de l'esprit
et
son
exigence d absolu, d inconditionn5. Kant accorde par
l un
rle aux
ides
de
la raison:
c'est de relier entre elles les connaissances de
l'entendement, de
porter le
savoir sa plus haute
unit6. Les
ides de
Dieu, de
l me et du monde expriment
autant de points de
vue
d o
l exprience peut tre
regarde comme
une totalit; mais
cette
fonction
d unification
est purement spculative, elle n quivaut pas
une
extension
de
la connaissance, ne
permet
pas
de
saisir des objets transcendants.
La raison
est
une
facult
dialectique, c est--dire procdant par concepts
purs, qui
faute
de s appliquer des phnomnes, de dterminer des objets
d exprience, ne peuvent produire
aucune
connaissance vritable;
la
pense
dialectique
est gnratrice
d illusion7.
Hegel retient
de
Kant la
distinction
entre
l'entendement, dont les
dterminations,
appliques aux phnomnes,
produisent la
connaissance
objective,
et la raison,
facult
dialectique, dont la
fonction
est
d'unifier
la
connaissance; mais il
veut
rhabiliter
la
fonction
dialectique,
en
montrant
qu en
elle s achve le progrs
de
l'esprit
vers
la connaissance; son
rle ne
se rduit
pas
l'unification,
mais
aboutit
la promotion
suprme
du
savoir.
Le
progrs de
la connaissance s'effectue, on l a
vu,
par
tapes
successives:
de
l indistinction des impressions
sensibles,
l'esprit s lve
d abord
la
distinction de l objet
et du
sujet, qui s accomplit au niveau de
la
perception; mais cette
distinction
implique l opposition entre
la
vrit,
qui se rapporte l objet,
et la certitude,
qui
est inhrente
au sujet. C est
pour surmonter cette
opposition,
pour ramener la vrit dans le
sujet
et la
faire
concider
avec la
certitude,
que
l'esprit
s lve
la
reprsentation
intellectuelle,
l objectivit
de
la science;
mais
par l, c'est la ralit
de
l objet,
la
chose
en soi, qui lui
chappe;
le rle
de
la
raison, de
la
facult
dialectique, c'est,
pour
Hegel, de
rcuprer la ralit en faisant rentrer
les
5 Kant, Dial,
transe,
I, sect.
2 (B
383-384).Ibid.,
Introduction, II
B
(B 361).
Ibid., I
(B
349
sq.): De
l'illusion transcendantale; cf.
Appendice
la Dial,
transe:
De
l'usage rgulateur des ides de la raison pure.
(B
670).
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10 Joseph Moreau
objets connus
dans
l'unit du Tout, o se ralise
la
concidence
du
sujet et
de
l objet.
La succession
de
ces
tapes nous
permet
de
voir
comment
s'effectue
le
passage de
l une
l'autre,
et
de
reconnatre ainsi
les dmarches
de
la
pense dialectique. La dialectique
tait
regarde traditionnellement
comme une partie de
la
logique, ct de l analytique; mais elle apparat
ici comme
une logique
largie, dont
la fonction
dpasse
la logique
formelle, qui
est
une logique de l'identit, qui conclut
du
mme au mme,
du tout
la partie8;
la
dialectique est,
au contraire,
pour
Hegel
une
logique
de
l opposition; elle procde du mme
l'autre, d une
dtermination son oppos. De l'indistinction immdiate
du
sensible l'esprit s lve
la position
de
l objet
en
face du
sujet;
mais le
progrs
de
la
connaissance
exige
que
soit
surmonte
cette
opposition,
propre
au
niveau
de
la
perception. Ce
rsultat
est obtenu par les dterminations de
l'entendement,
qui
nie la
position de
l objet
comme chose en soi, distincte
de
l esprit; la ngation du ralisme empirique, lequel
correspond
au
niveau
de
la
perception, conduit l idalisme transcendental, pour qui
l'tre
est
ramen
la
reprsentation; mais cette ngation idaliste doit
tre
nie
son tour, par une seconde ngation, qui suspend la
prcdente,
qui surmonte
le repli idaliste, en faisant concider l objet et le sujet dans
l unit absolue
du
Tout, o ils trouvent
leur
fondement9.
Mais
ces
oppositions,
que
doit
surmonter
l'esprit
dans
son progrs
vers
la connaissance,
se rvlent
aussi
comme les conditions de son
activit morale et
de ses
attitudes
religieuses;
c est
travers ces
oppositions
en
effet, qu il prend conscience de ses rapports
avec ses
semblables
et avec Dieu. L accs
de
la conscience au niveau
de
la perception,
opposant
l objet
et le sujet, rend possible
la
rflexion
du
sujet sur lui-
mme, la conscience
de
soi ou
autoconscience
(Selbstbewufitsein),
grce
laquelle le sujet ou le moi s oppose non seulement aux objets extrieurs,
aux
choses,
mais aux autres moi10. Il
rencontre
autour de
lui
d autres
sujets
comme
lui,
avec
qui
il
peut
entrer
en
communication;
mais
il
s aperoit
alors qu ils
n'ont
pas
les mmes
sentiments que lui, la
mme
vision
du
monde;
chacun
d eux a sa
subjectivit propre, lie
sa
8 Cf. Leibniz (Foucher
de
Careil, Nouvelles lettres et opuscules indits
de L.,
p. 181),
pour
qui
la
vrit d'une
proposition
repose sur l'identit
(totale ou partielle) du
sujet et
du
prdicat, c'est--dire la concidence
de
l'un
et
de l'autre ou Yinclusion
du
second dans le
premier.
9
Hegel, Phnomnologie
de l Esprit, I-III
(La conscience).
10
Ibid.,
IV A
i
et
h (La
conscience de soi).
7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
8/31
Approche
de
Hegel 1 1
situation,
aux
conditions particulires
de son
existence. Dans
l exprience
de
l 'intersubjectivit, il
dcouvre,
travers l opposition
de
l objet et du
sujet,
une
opposition
l'intrieur
de
lui-mme,
entre
la
subjectivit
sensible
et
l objectivit
du
savoir:
opposition
qui implique celle de
la
certitude et
de
la
vrit,
et o
se
marque la
distance entre
notre esprit fini
et l idal transcendant quoi il aspire11.
Ainsi
l opposition du
sujet
et
de
l objet, du
moi
et des choses, se
redouble d abord
dans
celle
du
moi
et des autres ; le rejet des choses dans
l'extriorit,
YEntufierung,
trouve
sa rplique
dans
YEntfremdung,
l exclusion
de l Autre comme tranger12. Puis,
travers
cette opposition
redouble,
aprs
ces deux
formes d objectivation,
l une ralisante, l autre
alinante,
se
dcouvre
une
opposition
intrieure
au
sujet lui-mme,
entre
sa
condition
empjrique
et son
aspiration
idale,
entre
son
existence
finie
et son exigence d'infini.
Cette
dualit intrieure, ce ddoublement
(Entzweiung) ou scission, est
cause
de l inquitude de
la
conscience, de
son
effort pour
dpasser
sa
condition empirique et
s lever au
divin13;
mais cette
dualit intrieure elle-mme est saisie d abord sous la forme
d une opposition
ralisante, qui s exprime
dans les
reprsentations de
la
conscience religieuse, sous l aspect
d une transcendance
oppressive, qui
devra
tre dpasse par
le progrs
de
la spiritualit.
2. L esprit
et
ses manifestations historiques
C est en fonction
de ces
formes
d opposition ralisante
et par
leur
dpassement
dialectique, dont
le
dveloppement de
la
connaissance
fournit le
modle,
que s explique dans la Phnomnologie
de
l Esprit
l enchanement des
manifestations historiques de
la
conscience, le
dveloppement
de
la
civilisation sous
ses aspects divers, ceux
de
la morale,
de
la
politique, de
l'art,
de
la religion.
Ce mode
d explication est mis en
uvre tout
au long de
l ouvrage;
il
est illustr par
ses
applications
avant
mme d'tre
analys dans
ses principes,
ce qui
ne
facilite
pas la
lecture
de
ce
livre,
et en favorise au
contraire l'interprtation superficielle
et
fantaisiste.
Ainsi, l une des formes
de
l opposition ralisante, celle qui
spare les consciences et les rend trangres les unes aux autres, celle que
11
Ibid.,
V:
Certitude
et vrit de la Raison.
12
Ibid.,
IV
A
i, p. 141-143
Hoffmeister
:
l'objectivation extriorisante
ou
extrana-
tion s'ajoute Yalination proprement
dite,
qui spare les consciences, et qui est surmonte
dans leur reconnaissance rciproque (Anerkennung).
13
Ibid., IV B m: La
conscience
malheureuse, p.
158
sq.
Hoffm.
7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
9/31
12
Joseph Moreau
l on
appelle X alination,
trouve
son expression historique dans la relation
du matre et
de l esclave: thme
rhtorique plutt que philosophique, et
dont Hegel
est tent
de faire
abus dans ses analyses phnomnologiques.
La relation matre-esclave a
son origine dans la guerre: l esclave,
c'est le
vaincu, celui
qui a prfr l'assujettissement la mort, qui a
accept
la
loi du vainqueur. Mais de cette
dpendance
impose par
la
force
n'est pas
exclue toute rciprocit; si l esclave
subit la
loi
du matre,
celui-ci
en
retour a besoin de
l esclave;
son
loisir
repose
sur le travail
de
l esclave,
qui tire de
l un
moyen de revanche;
le matre peut tre
rduit
merci par
l esclave,
et
les esclaves coaliss peuvent imposer leur
domination
la classe dirigeante.
C est
dans ce renversement
du rapport de
dpendance, dans cette ngation du pouvoir
tabli,
dans
un
retournement
dialectique,
que
consiste, selon Marx,
la
rvolution
sociale;
mais,
au
regard
de Hegel,
ce retournement ne suffit
pas
instaurer la paix
sociale; il faut
que
l opposition mme soit surmonte par une ngation
qui supprime l alination, l antagonisme des classes, et les rconcilie
dans
l unit de l tat14.
L opposition du matre et de l esclave ne doit pas, en effet, tre
considre seulement sous son aspect extrieur, celui
de
l alination
rciproque; elle se reflte dans l'intriorit, o elle approfondit la scission
et
aggrave le malheur de la conscience. Aperue travers cette
opposition,
la
distance
de
la
subjectivit
empirique
l idal
spirituel
ne suscite
pas
l'effort
de dpassement; elle
touffe,
au
contraire,
l aspiration morale
et
fait apparatre
le
devoir comme
une contrainte,
qui
crase la libert du
sujet
sous l'autorit
de
la loi. Par l l individu est port se dtourner
de
l tat,
regard
comme
une
puissance
oppressive; les exigences
de
la vie en
commun, de
la
lgalit sociale et
politique,
apparaissent comme tyranni-
ques; la conscience religieuse elle-mme s'en trouve pervertie; elle se fait
de la
Divinit une
image despotique, qui contrarie la
nature
humaine au
lieu de l exalter15.
Ce
malaise
de
la
vie
politique
et
religieuse,
qui
marque,
aux
yeux
de
Hegel,
la
socit de
son temps, contraste avec le
mirage
hellnique,
l image
qu il se fait de
la
Grce antique, partir des travaux de
Winckelmann, et qui sduisait galement le pote Hlderlin, son
condisciple
du
Stift. A travers
le rayonnement
de
l'art
grec,
des chefs
d uvre de
l'architecture, de
la statuaire,
de la
tragdie,
il se reprsentait l Antiquit
14
Ibid.,
IV
A
m,
p. 145-150.
5
Ibid., VII A i, p. 483.
7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
10/31
Approche
de Hegel
13
hellnique comme un ge
d or,
antrieur au malaise
de
la
civilisation,
et
correspondant
la
condition primitive de
la
conscience, son
sentiment
immdiat
de
bonheur,
que
ne
menacent
pas
encore
les
activits
d objectivation, d o
rsultent
l alination et la
scission. Dans
la
cit
grecque,
l individu est
spontanment accord avec
l tat;
non seulement
la cit est la
gardienne
des lois,
qui garantissent
la libert du citoyen, mais
le dpositaire des valeurs d o il tire son excellence (arte), son mrite
moral
et son panouissement spirituel; elle est une communaut
laquelle il
est
naturellement
intgr et
prt sacrifier sa
vie;
les Dieux du
paganisme offrent
ses yeux le modle
de
la perfection et
de
la flicit
humaines, n imposent l homme
aucune servitude, ne lui inspirent
aucune terreur16. Cette organisation
politique, cette
attitude religieuse
ont fait
de
la cit grecque le paradis
de
l'esprit humain, alors que
l Eden
biblique
tait
seulement,
au dire de Hegel, celui
de la nature
humaine. La Phnomnologie de
l'Esprit
a pour tche de montrer par
quelles mdiations,
par quelle
suite
d oppositions,
nes de l objectivation,
puis retournes et
surmontes dialectiquement,
la conscience s loigne
graduellement de
son immdiatet sereine et s achemine
douloureusement vers la
pleine
possession
de
soi dans son unit reconquise, dans son
union avec le
Tout.
Cette
histoire
du
progrs
de l'esprit
ne
peut
tre
retrace ici
que
sommairement; mais
cette
simplification
est
ncessaire
et
conduit
des
conclusions
suffisantes. La ruine de
la
cit
grecque
a t, aux
yeux
de
Hegel,
le rsultat
de
la croissance conomique, du
dveloppement de
la
richesse, qui, attachant le
citoyen
la
gestion
de
ses biens matriels, l a
dtourn
des
fins idales de
la
cit, dont
la
principale
est son
indpendance
politique, garantie
des liberts
civiques.
C est le
dveloppement de
l conomie
qui a
dissoci
de l'tat, de
la
socit politique,
ce qu on peut
appeler
la
socit
civile, la rgle des
rapports entre
les intrts
particuliers17
et cette
scission
dans
la
vie
sociale a conduit remettre les affaires
publiques
un
pouvoir
despotique,
celui
des
monarchies
hellnistiques,
puis celui de l'empire romain.
C est dans cet tat d assujettissement
politique que
s'est rpandue
une religion
nouvelle, porteuse
d un message
d'affranchissement,
mais
tranant
aussi
avec elle
l hritage du
judasme,
16 Voir
ce
sujet
l crit intitul:
Diffrence entre l'imagination
religieuse des
Grecs
et
la religion
positive
chrtienne, in
Nohl,
op. cit., p.
214-231 =
Frhe Schnften (Hegel. Werke
in
20 Bnden,
Suhrkamp Verlag, I) p. 202 sq., et notamment p. 205.
17 Sur
cette
opposition de l'tat et de la
socit
civile, voir
particulirement
Hegel,
Principes de la philosophie du
droit
(1821) * 258.
7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
11/31
14 Joseph
Moreau
d une
conception qui consacrait la servitude de l homme devant
la toute-
puissance divine18.
Or, avant
l expansion du
christianisme,
la
philosophie avait tent de
ragir
l assujettissement
politique
en
invitant
l'esprit
se
dtacher
des
biens extrieurs, qui
ne dpendent pas de nous, et dcouvrir
la libert
intrieure; telle tait
l'attitude stocienne,
regarde
par
Hegel comme
une
forme du
repli intellectualiste, par o le sujet se dtache
du
monde,
renonce
l action dans l'histoire,
de mme
que l idalisme
transcendental
renonce la connaissance des choses en soi19. De cette attitude
ngative,
Hegel voit
un
autre exemple dans
le scepticisme,
contemporain
du
stocisme;
de
l'incertitude universelle, le sceptique aboutit
la
mme
pratique
d abstention que le
dogmatisme
stocien,
proclamant
l infaillibilit
du
sage20.
Mais
ces
deux
formes
du renoncement
ne
sont
pas,
aux
yeux
de Hegel,
l quivalent
d une libration,
elles ne dlivrent pas la
conscience
du
conflit intrieur du
matre et
de
l esclave.
La libert et
la
rconciliation des hommes,
la
dsalination
que la
philosophie, la rflexion
abstraite,
n avait pas russi procurer, voil ce
qu annonait l'enseignement du Christ, qui voulait, de l avis de Hegel,
affranchir
la
conscience
religieuse
de l asservissement aux dogmes
et
la
loi judaques.
Devant le Dieu
crateur, l'homme, comme toute
crature,
est
rduit
au rang
de
chose;
mais le
Christ est
venu
manifester que Dieu
s est
fait homme.
Celui
qu on
appelait
le
Fils
de
l Homme
s'est
proclam
lui-mme Fils de Dieu; il a aboli
ainsi la
sparation entre l humain et le
divin
et nous a appris dcouvrir
dans notre
existence finie, dans
l'intriorit spirituelle,
l immanence de l Esprit
infini, la
prsence
en
nous
de
l'infini, du divin21.
Tandis
que la conscience
tait ainsi
dlivre
de
la
scission,
le Christ prchait
aux
hommes l amour
universel, les
affranchissait par l
de
la servitude et
de l alination. Il
invitait
chaque
sujet
conscient,
chaque homme,
reconnatre en
son semblable un autre soi,
18 Voir l crit intitul:
La
posit vit de la Religion
chrtienne (Nohl,
p. 152-213 =
Frhe Schriften, p.
104
sq.) notamment p.
105
tat de
la religion juive. Jsus. Cf.
Concept
fondamental
de l esprit du
christianisme (Nohl. p.
385-398 =
Frhe Schriften, p. 297-312),
et
notamment
p. 298: La
racine du
judasme,
c'est
l'objectiv, c'est--dire le service,
l'assujetissement un tranger. De
quoi
on
rapprochera
la remarque sur les
Juifs dans
la
Phnomnologie
de l Esprit, V A 3, p. 250.
19
Phnom.
de l Esprit, IV B
I, p. 152-154.
20
Ibid., IV B ir p.
154-158.
21
Voir
l crit intitul L'esprit
du
christianisme (Nohl, p. 261-342
=
Frhe
Schriften,
p. 317-418, notamment p. 370,
375-376).
7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
12/31
Approche de
Hegel 15
rompre
les barrires
de
l individualit,
s'unir
avec tous les autres
hommes
dans la
communaut de l'esprit divin22.
La
religion
du
Christ
n a
pas
russi,
observe Hegel,
s imposer
dans
sa
puret; la communaut chrtienne
s est
transforme en une
institution
autoritaire, l glise, qui, allie
au
pouvoir
politique, a cependant
contribu,
avec
l ordre
fodal,
l dification de
la
civilisation
mdivale, et
apport ensuite
un appui
l tablissement
des
tats
monarchiques23.
Ce
rle politique
de
l glise, son
pouvoir
spirituel et sa fonction
dogmatique, ont contribu
l organisation du monde
moderne, au
dveloppement de
la
raison
dans
l histoire; ils rpondaient aux besoins de l poque,
jusqu au jour
o
ils
ont
provoqu
une
double
raction, celle de
la
Rforme sur le plan religieux, et sur le plan politique
celle de
la
Rvolution
franaise24.
De
ces deux mouvements, les consquences
sont
envisages par
Hegel, non
seulement
travers la rflexion philosophique,
mais au niveau de l actualit.
Si la Rvolution franaise a chou, si elle a conduit la
Terreur,
c'est que, inspire par
un
rationalisme
abstrait,
elle n a pas su intgrer les
composantes
d un
tat
moderne, l'esprit civique,
idal de
la
Cit
antique,
et les ralits
de
la vie conomique. En exaltant la libert, elle
a
suscit
l enthousiasme
populaire, l hrosme
des soldats
de l an
Deux;
mais
en
voulant supprimer
l'ingalit,
elle a
non seulement
fait tomber des
ttes,
mais
elle
a
branl les bases de
la
socit civile;
c'est
ainsi qu elle
a
rendu
ncessaire
une
restauration de
l'autorit politique. Hegel
voit
en
Napolon le
fondateur de l tat moderne, rejetant l Ancien rgime,
la
monarchie
de
droit divin,
mais refusant galement
la
dmocratie gali-
taire.
L tat franais
restaur
est
le modle
de l tat
moderne,
de
la
monarchie
constitutionnelle, capable de
concilier les ralits
de
la socit
civile avec les aspirations au droit et
la libert25.
L idal
universaliste
qui
inspirait le
Contrat social ne peut se
raliser
que
dans
une socit
particulire, sur
la
base d une solidarit de fait, entre les membres d une
22
Le dpassement de la loi rationnelle,
de
l'individualisme
moral, dans l'amour
universel est mis en
relief
dans le second
des
crits
mentionns ci-dessus (n. 18),
particulirement p.
385
Nohl, p.
302
Fr. Schr.: La rflexion (Gesinnung)
supprime la
positivit,
l'objectivit
des
commandements;
l'amour
dpasse
les limites
de la
rflexion,
la
religion
les limites
de
l'amour. Ces textes
ont t
traduits par
J. Martin sous le
titre:
L'esprit du christianisme et son destin, et
comments
par J.
Bourgeois, Hegel
Francfort,
p. 35 sq.
23 Cf. Hegel,
Leons sur la philosophie de
l histoire, 4e
partie,
2e sect.,
chap.
1
et
3.
24 Ibid., 3* section.
25
Ibid., et
Phnom.
de l'Esprit,
VI
B
m
:
La
libert absolue et la
Terreur,
notamment
p.
414-422.
7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
13/31
16
Joseph
Moreau
communaut
forme
par l'histoire.
L tat,
s appliquant raliser
l'intrieur d un
groupe
particulier
les valeurs universelles de
la
raison,
doit
tre tenu pour l'universel concret; il
requiert la
mdiation de
la
sagesse
politique par
quoi
s'effectue
la
conciliation
du
droit
idal
et
de
la
positivit sociale26.
C est
encore un
dfaut
du rationalisme
abstrait,
de
YAufklrung
ou
philosophie des
lumires,
qui se montre dans son aversion
l gard de
la
religion
tablie, notamment
dans les
pays
catholiques, et plus
gnralement
l gard des religions positives, dont il rejette les croyances
particulires
pour ne
retenir
que la
profession des vrits universelles
(Dieu, l me, l'immortalit), qui forment le contenu
de
la religion
naturelle. En
rejetant la religion
rvle, o s exprime
le divin
travers
une institution historique,
le
rationalisme
mconnat
que
toute religion
positive
traduit
sa manire
la
relation
vcue
de l homme
avec la
nature,
avec
les autres hommes,
et
l inquitude de
la
conscience devant l objet de
son
aspiration infinie27.
Le judasme,
le
paganisme expriment
respectivement l angoisse du peuple juif ou la conscience sereine
de
l homme grec
en face
de
l Univers et
de
son destin28.
Pareillement
les dogmes
du
christianisme, interprts selon l'esprit
de
la
Rforme,
expriment
symboliquement l union, dans la
conscience, du
fini et
de
l'infini; tel serait le
sens de
l Incarnation.
La
mort
du
Christ marque la
ncessit de sacrifier
la
vie
empirique
pour
atteindre,
travers
la
mortification,
la
glorification
c est--dire
l union
de notre
me avec la vie
divine
et la
rconciliation
de
toutes
les
consciences dans
l unit de l'esprit; cette
glorification
est
la
signification des
mystres
de
la Rsurrection,
de l Ascension, de
la
Pentecte.29.
Les
rvlations de
la religion
chrtienne correspondent ainsi
la
vrit
suprme o tend la rflexion rationnelle, la raison philosophique,
26 Hegel, Principes
de la
Philosophie
du
droit, 258,
o
est reproch
Rousseau sa
conception
purement
rationaliste
de
l'tat.
Il
convient
d'observer
toutefois
que
l'auteur
du
Contrat
social
(lere version; I 2, p.
287, t.
III de
l'dition
de la Pliade)
rpudie
le
cosmopolitisme
abstrait. Cf.
l'article de Hegel
Sur
le droit naturel
(S.W.,
Lasson,
VII,
p. 371):
Le
positif
de
l'ordre
thique rside
en ceci
que la
totalit
thique
absolue
n est
pas
autre chose qu'un peuple.
27 Voir
Systemfragment
(1800) Nohl, p. 346-347, Fr. Schr., 421-423: L'lvation de
l'homme...
de la vie
finie
la vie infinie est Religion, ainsi que Phn. de l'Espr.,
VII,
p. 473.
28 Cf. ci-dessus, n.
16 et
18.
29 Voir Phn. de l'Espr.,
VII
C: La Religion rvle (offenbare,
c'est--dire
se
dcouvrant
ncessairement
l'esprit),
p. 521 et
suiv., avec
les
notes
de
J.
Hyppolite
sa
traduction,
t.
II, p.
258
sq.
7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
14/31
Approche
de Hegel
17
s appliquant dpasser
l objectivit
abstraite
de
l entendement pour
atteindre la certitude
absolue; mais ces
vrits, la religion nous les
prsente
sous
un
aspect
objectif,
travers
la
reprsentation
d un
tre
qui
est le
sujet
absolu, l Esprit universel ( Weltgeisi), pos comme distinct du
ntre.
Or, une telle reprsentation
n'est
pas, selon Hegel, adquate sa
vise30. L Esprit
universel
ne
peut
tre conu que
comme
un
sujet qui
comprend
en
soi toutes choses, comme une conscience de soi s tendant
la totalit
de l'tre les esprits
finis,
les sujets
particuliers,
doivent
donc
aussi tre
compris
en
lui,
ne
peuvent tre conus
sans lui. Notre
esprit,
de
son ct,
ne
conoit
vraiment Dieu
que s il parvient lui-mme
la
comprhension
du
Tout, l embrasser
dans la
conscience
de
soi,
concider
ainsi
avec
Dieu,
l'Esprit
absolu,
dans la
plnitude
du
savoir
absolu31. Suivant
cette vue
hglienne,
il
ne
suffit
donc pas
de dire
avec
la thologie traditionnelle et
l idalisme
philosophique
que
c'est
en
Dieu
seulement que
nous apercevons la vrit; il faut ajouter
que
c'est en notre
esprit que s actualise la
vrit,
apprhende
en
toute certitude, et que
s accomplit
Dieu dans la perfection
de
la
connaissance.
Or,
il nous est apparu que
cette plnitude
du savoir n'est
acquise
qu au
terme
d un
itinraire, d une odysse de
la
conscience, qui
nous est
dcrite
dans la
Phnomnologie de l Esprit.
Hegel prsume en
consquence que si c est dans le
savoir
absolu que l Esprit universel
atteint
en
mme
temps
que
nous
la
plnitude
de
la
conscience de
soi,
il
a d
suivre
le
mme
itinraire. En
Dieu
lui-mme
la parfaite
conscience
de
soi est
un
rsultat,
dont
notre
conscience
philosophique
doit
dcouvrir la
ncessit.
Aprs la
description de
l'itinraire, qui est la
manifestation de
l'esprit, s impose
Hegel la tche
de
montrer comment cette gense
progressive
du
savoir
rpond
une
exigence
radicale d achvement
de
la connaissance,
d accomplissement total
de
l'esprit,
suivant
une ncessit qui
s exprime
dans
l unit absolue d un
systme.
H. Le projet du
systme
La Phnomnologie de
l'Esprit nous est
apparue comme une
histoire
30 Ibid., VIII,
p. 549:
L'esprit,
dans la religion rvle, atteint
sans
doute la
conscience de soi;
mais celle-ci,
dans son
effectivit,
n est pas encore l'objet de sa
conscience.
31
Ibid., p. 558-559
Dans
le
savoir
absolu s'achve le mouvement
de
la
connaissance,
par
lequel
Y
objet de la
conscience, le contenu de l'exprience, est transform en objet
de
la
conscience
de soi,
c'est--dire supprim en tant qu'objet
et absorb
dans le concept.
7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
15/31
18
Joseph
Moreau
romance
de
la
civilisation,
issue
des
mditations
romantiques
du
jeune
Hegel sur la
politique,
l'art, la
religion,
contenues dans
ses
premiers crits
demeurs indits pendant plus d un sicle; mais c'est aussi une histoire
raisonne,
ayant
une
structure
rationnelle,
issue
de
son
ct
d une
tude
approfondie de
la philosophie critique
de
Kant et des systmes qui en
drivent,
ceux
en
particulier de
Fichte et
de Schelling.
1
. Les systmes
post-kantiens
et le
modle spinoziste
Ce que
Hegel
reproche
Kant, c'est
de
partir d une critique
de
la
connaissance qui s attache en marquer les
limites
et lui
interdit de
s achever en
systme;
elle
rduit
le monde extrieur
la
reprsentation
et
ne
permet
pas
la
raison
de
dpasser
les
dterminations
de
l'entendement,
de rejoindre
la ralit des
choses32.
C est cet
inachvement
que
les successeurs de Kant ont voulu pallier,
et
le premier qui
s'y
est appliqu, c'est Fichte, pour
qui
le
mrite de l idalisme
kantien, c'est
d avoir sauv la
libert
humaine, rendue impossible
dans le
systme de
Spinoza,
o
tous les
effets
qui se produisent
dans le monde
s ensuivent
ncessairement de
la nature
ternelle de
Dieu,
l tre
absolu. Pour
Kant,
au contraire, les lois
de
la nature ne sont
pas l expression
d une ncessit
absolue;
elles
rpondent seulement aux conditions a priori d une
reprsentation
objective;
le
dterminisme
des
causes
ne
s applique qu aux
phnomnes, aux objets dtermins de
la
pense, mais non l'activit
du
sujet pensant33. Kant n exclut pas cependant
une ralit
extrieure
l'esprit, qui en reoit l'impression travers les phnomnes;
car
il ne peut
y
avoir de
phnomne
ou
apparition
sans quelque
chose
qui apparaisse;
le phnomne renvoie ainsi
la
chose
en soi, qui est
ncessairement
pense, mais
ne
saurait tre connue3*. C est cette lacune
de
la
connaissance qui ne permet pas la philosophie critique
de
s achever
en
systme;
l'unification des
connaissances
de l'entendement, laquelle tend
la
raison
dans
sa
recherche
de
l'inconditionn,
n aboutit
qu
une systmatisation
symbolique, l unit
d un
idal, mais
n quivaut
pas
un
savoir
absolu,
une prise
de
possession du
rel35.
Or, c'est un tel
savoir
que vise l ambition
de Hegel;
c'est pourquoi
32 Hegel,
Encyclopdie
des sciences philosophiques, 3e
d.
(1830) ^ 45 Addition.3
Kant,
Dial, transe, II, sect. 9 m : Solution des ides
cosmologiques...
(B 562).
34 Id., Critique de
la
raison pure (2e d.) Introduction (B xxvi-xxvii).
35 Ibid., Appendice
la
Dial, transe:
Du but
final de
la dialectique
naturelle
de la
raison humaine.
(B
697
sq.).
7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
16/31
Approche de Hegel
19
il
ne
peut se contenter du systme
de Fichte.
Celui-ci
ne russit
s achever qu condition d exclure toute
ralit extrieure
l'esprit : il n'y
a
pas,
proprement
parler,
d'tre
en
dehors de
Y
acte;
tout
se
ramne
l'activit
spirituelle
qui s exerce dans
la
connaissance
et dans
les
dmarches de
la volont. Les
objets
extrieurs ne sont
rien
en
dehors de
la
reprsentation, au del
des
dterminations que
pose le
sujet ou
le
moi
pour
servir
de base, d appui
objectif
son action,
la
ralisation de ses
fins. Le non-moi n'est
que
le reflet
de
la
ngation qui
fixe
les limites
du
moi; il
n'est
d absolu que l'activit du je pur et son exigence
de
libert,
d'affranchissement spirituel36. C est
en
fonction de cette exigence que se
dfinit l idal
pratique;
et si l'unit systmatique
du
savoir se drobe
la
raison spculative,
c'est
que
celle-ci
cherche
l inconditionn au
del
des
objets,
dans la
chose en soi. Or,
l absolu ne peut
se
trouver du ct
de
l objet, de
ce
qui
est
donn
la
connaissance; il se dcouvre seulement
dans
l exigence
qui la rgle, qui est aussi la
norme de
l action, et qui
se
dtermine systmatiquement au
regard
de
la raison pratique37. Si donc le
systme fichten est
capable de
s'achever, si la connaissance y peut tre
unifie
sans
lacune, c'est parce
qu il
n admet d autre ralit
que
celle
de
l acte mme de connatre;
le
non-moi
n'est
rien d autre que
le
reflet
dans
la
conscience de
son dficit
d'tre, de
ce
qui fait dfaut au
moi empirique
pour
s galer
au
je
pur. Ce
n'est
pas
dans Y tre que
rside l absolu, mais
dans l'activit spirituelle et
l exigence
qui lui commande, dans l idal qui
l'clair,
dans
le devoir-tre (Solleri); l absolu n'est
un
principe
ontologique que parce
qu il
est
d abord
et
essentiellement
axiologique38.
Or, une pareille vue, caractristique
du
systme de Fichte, rpugne
foncirement au
projet
de Hegel;
ce n'est pas en
se
rfugiant dans
un
idalisme subjectif qu il entend dpasser la philosophie critique
de
Kant, l achever en un systme.
Il
est
vigoureusement oppos cette
sparation du rel et
de
l idal, de l'tre (Sein) et du devoir-tre (Solleri),
qui ferait
de
la ralit une
vaine
apparence et
de
l idal une
chimre;
il
veut
assurer
un
contact
troit
entre
l ide
et
la
ralit
;
seul
le
rationnel
est
pour
lui pleinement
rel39
:
point
de
rationalit
vide, et
point
d exprience
36
Fichte,
Fondement
de
l'ensemble
de la
Doctrine
de la
science (1794-1795), lere
partie,
1-3.
37 Ibid., 8 3.
38 Id.,
System der Sittenlehre (1798), chap.
I, 3;
chap, m,
15 (Smtliche
Schriften,
IV53sq., 57,
172).
39 Cette formule
clbre, nonce
par
Hegel
dans
la Philosophie
du droit, Prface,
p.
xix
de l'dition originale, est explique dans
l
Encyclopdie (1830), Introduction, 6. On
en trouvera l'illustration dans
l'expos
qui sert
d'Introduction
aux Leons sur
la
philosophie
7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
17/31
20
Joseph Moreau
effective o ne
se montre
la
raison l'uvre.
Ce
qui
est
exclu de
la
sorte,
c'est la transcendance pure,
qui
n'est aux yeux
de Hegel,
qu une
abstraction
mtaphysique; il n'est d absolu que celui qui
sous-tend
l exprience
et
qui transparat dans
l'histoire.
Une
telle vue,
dans
laquelle
se
rallient
tous ceux qui se disent hgliens, semble tre
la
propagation de
la commotion
intellectuelle prouve
par
Hegel devant
la Rvolution
franaise, o
il a cru
discerner
la prsence de l Absolu
dans
l actualit
historique.
On conoit que
dans ces conditions
Hegel se soit dtourn de
l idalisme pur
de Fichte,
son an, et qu il ait prfr le systme
de
Schelling, son ancien compagnon
de
Tubingen. Celui-ci
avait
subi,
comme
Fichte,
la fascination du systme, dont le spinozisme offrait le
modle
parfait; mais
au
lieu de
le
vider du
ralisme
de
la
substance, de
le
convertir en un idalisme
de l acte pur, il avait
cru pouvoir accorder ces
deux aspects en
montrant
que la
substance, l'tre absolu
et
par soi, ne
peut
se
concevoir
que comme sujet
ou esprit.
Il
est
contradictoire
que
l Absolu, l inconditionn (das Unbedingte), soit un objet dtermin,
comme une chose
(ein
Ding); il est la condition suprme en
dehors de
laquelle il
ne
saurait y avoir
d objet;
il
ne
peut donc tre pos
que
comme
sujet40.
Cependant,
il ne
s'identifie pas avec le
moi
empirique; il
ne
se
confond pas avec les sujets particuliers, qui
ne
s aperoivent eux-mmes
qu en
prsence
des
objets
et
en relation
avec
d autres
sujets;
il
ne
peut
tre
que
le
sujet
absolu, au niveau duquel s abolit l opposition
du moi
et du
non-moi,
la
distinction entre
la libert
de
l'esprit et le dterminisme
de
la
nature. Alors que Fichte rejetait totalement le ralisme,
Schelling
veut
concilier le ralisme
et
l idalisme, montrer
leur
concidence au niveau de
l absolu. Le ralisme, qui
veut saisir
l absolu
dans
l objet, s aperoit
que
l objet
absolu
ne
fait qu un
avec
le sujet; l idalisme reconnat
que le
sujet
ne
s gale
pas
l absolu
tant
qu il
ne comprend pas en lui la totalit
de
l objet41.
De
telles
conclusions
concordent
assez
exactement
avec
la
conception que
se fera Hegel du
savoir absolu;
aussi comprend-on
que
dans son
essai sur
la
Diffrence des systmes philosophiques de
Fichte et
de
de l histoire, et qui a fait l'objet d'une dition augmente sous le titre:
La
raison dans
l histoire, 2e
projet
(1830) B a fin, p. 78 Hoffmeister.
L'interprtation
de cette formule par
Hegel
revient faire
de
l'histoire universelle
l'quivalent
d'une thodice
(Ibid.
A fin. p. 48).
40 Schelling, Du
Je
comme
principe de la
philosophie, 3
et
suiv.
41 Id., Lettres philosophiques sur le dogmatisme et le criticisme, 9e
lettre.
Voir
notre
petit livre: Spinoza et le spinozisme, p. 116-118.
7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
18/31
Approche
de Hegel
21
Schelling (1801), il acquiesce au
second,
qui
rpondait
son projet42.
Cependant, dans la Prface
de
la
Phnomnologie de
l'Esprit, crite
aprs
la
rdaction de
l ouvrage, publi
en
1
806,
il
prend ses
distances
l gard
de son ancien
compagnon,
qui il reproche:
1
d avoir laiss
dans
l'indtermination le concept de l absolu, de n avoir pas expliqu
comment
l'tre absolu
et
total se diversifie, s articule
en
essences distinctes
et
s'exprime
dans les
choses singulires43;
2
de n avoir
pas
non
plus
montr
comment l'tre
en
soi,
la substance,
qui
est conue
par soi,
accde
la conscience
de
soi, par
quelle
mdiation elle se
constitue
en
sujet
ou
pour
soi4*. L absolu
de Schelling
est
comme
la nuit, o
tous
les
chats
sont
gris; son Univers
n'est
pas dcrit
en dtail,
mais
montr
seulement
sous
deux
aspects, celui
de
la
Nature et celui de l Esprit; il apparat comme
en
un tableau
dont
le
peintre n aurait
eu
sa disposition que
deux couleurs,
le vert des
paysages
et le
rouge
des
batailles45.
Pour apprcier
exactement la porte
de
ce double
reproche adress
au systme
de
Schelling, il convient
de
remarquer qu il concide avec la
critique
que
Hegel fera du spinozisme. Spinoza, selon lui, a eu
le
mrite
de
s'lever au-dessus
de
la
connaissance immdiate, d'effacer
toutes
les
diffrences du sensible, de faire
rentrer
les objets perus, les choses
singulires, dans l homognit
de
la
substance
unique; c'est dans
cette
ngation
de
tout ce
qui
est particulier que consiste le premier pas
de
la
philosophie46.
Mais
cette
ngation ne peut
tre
que
provisoire;
elle doit
tre nie son tour, dpasse, afin
de
saisir
comment
les
tres
particuliers, finis,
trouvent leur
raison d'tre
et le fondement
de
leur
existence
dans l'tre absolu, infini. C est cette
rcupration de
l Univers
aboli, de
la
diversit des tres singuliers absorbs dans l unit
de
la substance infinie,
que
n a pas su
effectuer
Spinoza, attach strictement
la
conception
latique
de
l'tre comme substance; pour y parvenir, pour atteindre
au savoir absolu dans
lequel
tous les objets sont compris comme
des
moments de
la
conscience de
soi, il lui
a manqu
le concept
moderne
de
l absolu
comme
sujet; il
n a pas
reconnu
par
quelle
dialectique
ncessaire l'tre en
soi
et par soi se
constitue comme
esprit47.
42 Hegel, Diffrence...
Trad.
M. Mry, p. 150-154 (p. 89-93 Hoffm.).
43 Id., Phnomnologie
de l Esprit,
Prface I, p. 18-19
Hoffm.
** Ibid., II 1 p.
19-24.
45 Ibid., p. 19
et
III 3 p. 43.
46 Id.,
Leons
sur
l histoire de
la
philosophie,
3* partie
Philosophie
moderne, 2e sect.,
chap.
I
A 2.
47 Id.,
Encyclopdie
(3e d.)
151 Additions (Trad. B. Bourgeois, p. 584-586 et
notes).
7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
19/31
22
Joseph
Moreau
C est au cours
de
l enqute rapporte
dans
la Phnomnologie
de
l'Esprit
que Hegel estime avoir dcouvert les voies
de
cet panouissement
rationnel par o se ralise l'esprit absolu; c'est pourquoi, dans
la
Prface
de
cet
ouvrage,
il
dirige
contre
le
systme
de
Schelling
les
critiques
qu il
opposera plus tard au
spinozisme.
Mais si nous
voulons apprcier
la
valeur de ces
critiques et prciser le
sens du
projet
hglien, il
nous faut
examiner dans quelle mesure
sont
fonds les
reproches
adresss au
spinozisme. Spinoza met
en
question les objets immdiats de
la
perception sensible,
ceux de
l exprience commune,
de
ce qu il appelle la
connaissance
du
premier genre; mais ils
ne
sont pas
abolis
pour
autant:
les donnes confuses
des
sens sont
labores en une reprsentation
objective par l'activit
de
l'entendement
qui
les
compare,
les distingue, les
runit
ou
les
spare.
Ce
que Spinoza
appelle
la
connaissance
rationnelle
ou
du
second genre est l uvre
de
l'entendement discursif,
de
la dianoia,
qui procde par
relations,
qui dcouvre des rapports ncessaires, tablit
des lois
gnrales
et abstraites,
mais
qui
ne
peut saisir l essence des choses
singulires48. Si
la
connaissance sensible, du premier genre, est mutile
et
confuse,
la connaissance rationnelle, du
second genre,
est
abstraite
et
superficielle49 ; et le
reproche de
Hegel serait justifi,
Spinoza n aurait
pas
russi
rcuprer la diversit des
choses
singulires,
fonder leur
existence
dans
celle
de
l'tre absolu, montrer
en
chacune d elles la
ralisation
d une
forme
individuelle,
une
expression
distincte
et
dtermine
de
l essence ternelle
de Dieu,
le
concept de l absolu
resterait
chez
lui,
comme chez
son mule Schelling, dans
l'indtermination,
s il n'y
avait
dans le
spinozisme
un troisime
genre de connaissance, celle qui
procde
de l ide
adquate
de
Dieu, aperu dans
son
essence infinie,
la
distinction des choses
singulires
considres
dans leur individualit,
chacune
dans
son essence
actuelle,
o les attributs de
Dieu
s'expriment
certo et
determinato
modo50.
Ce troisime genre de connaissance est dsign par Spinoza sous
le
nom de
Science
intuitive:
non
en
ce
sens
qu elle
serait
une
connaissance
immdiate,
rception
pure et simple d un objet donn,
mais
en
ce sens
qu elle
est
synoptique;
elle nous
fait apercevoir
dans
son
unit le systme
des relations sur lequel
repose
l'ordre
de
l Univers; elle nous dcouvre
une hirarchie d essences,
l ordre
des choses fixes
et
ternelles, auquel
48 Spinoza, thique,
II
29, scol.; 44, cor. 2, dm. fin.9 Ibid.,
II
29 cor.
50 Ibid.,
II
40,
scol. 2; cf. I
25,
cor.
7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
20/31
Approche
de Hegel 23
est subordonne la succession des choses changeantes, le droulement des
causes et des
effets51;
elle
nous
ouvre une vision
de
l Univers dans
laquelle la
ralit
des
tres
n'est
pas
entirement
rductible
aux
dterminations objectives de
l'entendement, et le
cours
des
vnements aux effets
d un
dterminisme
mcanique. L Univers est
alors conu comme une
hirarchie
d individus,
relis entre
eux
dans l'unit du Tout,
qui apparat
lui-mme
comme
un Individu suprme,
l tre total
et absolu, se posant
lui-mme comme esprit52.
La Science intuitive semble donc, par
son
objet comme par sa
fonction, rpondre parfaitement au vu de Hegel, qui
est
de dpasser les
conclusions
de
la
critique
kantienne: le savoir ne
doit
pas pour lui
se
rduire
la reprsentation objective,
aux dterminations de
l entendement;
la
raison, facult
dialectique, est
capable non seulement dpenser
les
objets comme rels, mais de
les
connatre
dans leur ralit.
Aprs
avoir
t poss devant le sujet
dans un
horizon d objectivit, ils
peuvent
tre
encore apprhends avec
la
mme certitude,
avec la
mme conviction de
prsence immdiate
que le sujet
de
la connaissance lui-mme, tre
ramens ainsi de
la sphre
intentionnelle au centre de
l'activit
cognitive,
tre
compris
dans la conscience
de soi.
La
raison,
dont la tche est
de
ramener l'unit
la
diversit des
connaissances
de
l'entendement, labore
une
vision hirarchique de l Univers qui
ne
peut
s accomplir que dans
un
sujet
absolu, auquel chaque
esprit
fini
aspire
s'identifier.
Le
savoir
absolu
requiert l'esprit
absolu; telle
tait la
suggestion de Schelling, qui
rpondait
au vu
de Hegel, mais qui restait ses
yeux un desideratum
dans
la
philosophie
de
Spinoza. Hegel n aurait-il pas reconnu le rle
de
la
Science
intuitive,
dans laquelle notre me
s'lve,
par une sorte
de
ncessit,
la
connaissance simultane de soi-mme, de
Dieu et
des
choses?53
Hegel ne
saurait sans doute
tre rang parmi
ces
lecteurs
htifs
qui
ngligent la Ve
partie de Ythique
et auxquels
Spinoza
donnait
l'avertissement
de
ne
point juger
de
l ouvrage
avant
de
l avoir
lu jusqu au
bout54. Comment donc s expliquer qu il n ait pas saisi
la
fonction de
la
Science intuitive, qui rpond si
exactement
la
vise
hglienne,
qui
remplit un
rle
dont
il
dplore
l absence dans le systme
spinoziste,
51
Id., De emendatione
Intellectus,
100.
52
Id.,
thique,
II 13, scol.;
Lemme 7, scol.
Ibid.,
V 31,
scol.; 39, scol.;
42,
scol.
54 Ibid.,
II
11, scol.: donec omnia perlegerint.
7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
21/31
24
Joseph Moreau
comme
dans
sa version schellingienne? Le rle
de
la
Science intuitive,
c'est
de
montrer, en effet, comment le concept
de
l absolu sort
de
l'indtermination, comment de la
ncessit
de
la nature
divine doivent
s'ensuivre
en
une
infinit
de modes
une
infinit
de
choses55,
autrement
dit
la diversit des
choses
singulires
considres
dans
leur essence. Car
(ne
nous y
trompons pas),
ce
qui se dduit
en premier
lieu de
l essence
absolue
de
Dieu, ce
n'est
pas le cours
ordinaire de
la
nature,
la
succession
sans fin des causes et des effets temporels, mais l ordre des choses fixes
et ternelles, la
hirarchie
des modes finis, des choses
singulires
considres
dans leur
essence, en
tant que
comprises ternellement dans
l'Intellect de
Dieu
ou
dans l'unit
organique de
la Nature.
Cette
conception hirarchique de l Univers comme
l Individu
total, o sont
compris tous
les
tres
particuliers
dans
leur
individualit
formelle, est
un
aspect souvent
nglig
du spinozisme; elle
parat
combattue par les
invectives
de Spinoza
contre le
finalisme, qui n en
visent
cependant
que
l expression
anthropomorphique Dieu n'agit pas par dcrets, comme les
rois, ni
par
combinaison de
moyens,
la
faon
d un
artisan56. Une
conception
organique
de
la
nature
est
cependant sous-jacente
l explication mcaniste
des affections du
corps humain,
servant
de
base
la
psycho-physiologie de
la
IIe partie de Y thique; elle
est explicitement
professe
dans la
srie des lemmes
prparatoires
l tude
de
l me
humaine
dans
sa condition
empirique,
dans
son
existence
spatiotemporelle. Ces lemmes prcisent
dans
quelles conditions
un
corps
compos, dont les parties sont rciproquement
en
mouvement ou
en
repos, peut tre affect
de
diffrentes manires, subir des modifications
multiples, tout en retenant
son unit
formelle57,
celle
d un
individu dont
l essence est
un
mode qui se dfinit
ternellement
dans la
nature
infinie
de
Dieu.
Cette
distinction
dans
l absolu,
ces
dterminations particulires
de
l essence divine, de ses attributs infinis
(l tendue et la
pense),
s'effectuent
suivant
un
ordre
ternel,
dont
les
degrs
sont
marqus
dans
Y
thique:
1 modes infinis immdiats,
tels
que le
mouvement
et le repos
dans l'attribut
de l tendue,
et dans l'attribut
de
la pense l horizon
illimit
de
l'entendement, ce qui quivaut la capacit d un entendement
absolument infini, au contenu indfini
d une
ide
infinie en
Dieu58;
2
Ibid., I 16.
56 Ibid., II 3, scol., et I,
Appendice.
Cf.
Spinoza et le spinozisme, p. 56-58.
57
thique II, aprs la
Prop.
13: Dfinition et Lemmes 4-7.
38 Ibid., I 21. Cf. Id., Lettre
64,
Schuller: in
Cogitatione intellectus
absolute
7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
22/31
Approche de Hegel 25
modes infinis
mdiats, savoir,
dans
l'attribut de
l tendue, la
Facis
totius universi,
l unit
organique
de
la Nature, et dans l'attribut
de
la
pense,
Y
Intellect
infini
de
Dieu,
en
qui
sont
compris
et
runis
harmonieusement tous les esprits59. Ces deux degrs
de
la dduction spinoziste
peuvent
tre compars, le premier
la
procession de
la
diversit infinie,
ou plus exactement
de
l'altrit indfinie, partir
de
l Un absolu
en
sa
surabondance, comme l explique
le
noplatonisme;
le
second
est
comparable
la
conversion de
cette diversit
vers sa
source60.
C est par
la
subordination aux
exigences
de l Un
des
possibilits
indfinies drives
de
sa. puissance infinie
que
se
constituent
d une part la
hirarchie
des formes
qui s'expriment
dans
l organisation
de
la nature, dans
l ordre
ternel des
choses, d autre
part
le
concert
des
esprits,
des
sujets pensants,
accords
entre eux
dans
l unit de l'Intellect
divin,
comme les objets penss
dans
celle de l Univers.
Cette
construction
noplatonicienne, reflte
dans la Science
intuitive
n a
pas t aperue par
Hegel
dans le spinozisme;
mais encore qu elle
rpondt
sa
requte de dtermination de
l abolu, il
n'est
pas dit
qu il
l'et
ratifie.
Il faut
convenir
d abord
que
cette
construction
reste
dans
l' thique l'tat d esquisse;
la
dduction, partir de l unit absolue de
la
Substance, de
la
diversit des modes finis,
est
une
opration
que l'esprit
humain
est incapable d accomplir dans le
dtail;
elle ne peut s'effectuer
parfaitement que dans l entendement
divin. Il
suffit
toutefois
d en
discerner
la
dmarche
et
d en
apercevoir
la
fonction pour se convaincre
que notre me
ne
se rduit
pas
une collection d ides
partielles
et
muables, correspondant aux affections de
notre
corps61, mais qu elle
est
en Dieu
une ide ternelle, qui
constitue
notre
essence singulire, celle
d un
individu compris
dans
l Univers non comme un compos divisible
en
parties,
mais comme
un
mode
fini, li organiquement au Tout, une
partie
infinitus
(cf. th.,
II
4 :
Idea Dei, ex
qua infinita
infnitis
modis sequuntur), in Extensione
autem
motus
et
quies
(cf.
Eth. I 32,
cor.
2).
59 Eth., I 22-23, et Lettre 64: Facis totius universi, quae quamvis
infinitis
modis
variet,
manet
semper eadem (cf.
Eth.,
II,
lemme
7), laquelle correspond l'Intellect ternel
et infini de
Dieu, voqu
Eth.,
V 40,
scol.
60 Cf. Plotin, Ennades, V 2, 1 (8-13). Voir notre ouvrage:
Plotin
ou la
gloire
de
la
philosophie antique,
p. 96-99.
61 A
la conception psycho-physiologique de Eth.
II
15, selon
laquelle l'me,
ide du
corps, non
est
simplex, sed ex
plurimis
ideis composita,
s'oppose
le point
de vue de
Eth. V
40,
scol. quod
mens nostra, quatenus
intelligit,
aeternus cogitandi modus
sit. Cf. Leibniz,
De
rerum originatione
radicali
(G. Phil.,
VII
307)
ita
ut dici possint (se. mentes) esse partes
totales. Voir notre article: Nature et individualit chez Spinoza et Leibniz, dans Revue phil.
de Louvain,
1978,
p. 453-455.
U.C.L.
NSTITUT
SUPERIEUR
DE PHILOSOPHIb
Bibliothque
College
D
Mercier
Place
du Cardinal
Mercier. 14
7/26/2019 Joseph Moreau - Approche de Hegel
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Joseph Moreau
totale; c est ainsi que
nous accdons
la
conscience
de nous-mme, de
Dieu
et des
choses62. Il faut remarquer ensuite que
la
construction
dans
laquelle s'inscrit cette ascension de
l me
rpond au
modle
de
la
thologie traditionnelle:
si
l'Intellect
divin
auquel
correspond
l'univers
des
Ides,
des objets intelligibles,
n'est pas
le
principe
absolu,
comme
dans la Mtaphysique
d Aristote,
s'il est
seulement,
dans l'attribut
de
la
pense, un mode
infini
mdiat, auquel correspond,
en
d autres attributs,
l ordre
ternel
de
la nature, il
n en occupe
pas
moins
une
position
primordiale;
s il
n'est
pas l absolu en lui-mme, il
n'est
distant
de lui
que
par une
seule
mdiation,
celle de
l'altrit indfinie, qui procde
immdiatement
de
l Un pour se retourner
aussitt
vers lui;
et
c'est
dans la
lumire
de
l Un que se constituent la fois l'Intellect et les intelligibles.
Ainsi,
le
monde
des
Ides,
l ordre
des
choses
fixes
et
ternelles,
s il
merge
d un niveau immdiat
d indtermination, n en
suppose pas
moins
la primaut
de
l Un et le
rle primordial de l Intellect. La hirarchie
des
intelligibles
exprime
la srie des conditions
travers lesquelles la diversit
infinie
peut tre unifie en
un
Tout, rentrer dans une
organisation
unique,
celle
d un Individu qui comprend
tous
les
autres;
et cette srie
peut tre parcourue en un
sens
descendant,
partir
de
l'unit, et en
procdant par degrs vers des
dterminations
plus complexes et
particulires.
Or, cette dialectique descendante suppose
la
transcendance
ternelle
de
l Ide, la
priorit
de
l essence
l gard
de
ses
ralisations
empiriques; elle
s oppose aussi
la tentative
de
rechercher
comment
l absolu se produit lui-mme partir de sa seule possibilit, comment
Ytre-en-soi,
l objet
de pense
le
plus
abstrait,
s lve de lui-mme au
rang
de
sujet,
d tre
pour
soi. Cette recherche, qui est
l ambition
suprme
et la
caractristique de l hglianisme,
apparat extravagante
au
regard
de
la
philosophie et
de
la thologie
traditionnelle:
une telle prtention est issue
des rflexions du jeune Hegel au temps
de ses
premiers crits, en son ge
prcritique, et s est confirme au cours
de
l enqute
historique rapporte
dans la
Phnomnologie
de
l'esprit.
2.
Les
sciences
de
l esprit et le savoir absolu
Dans cet ouvrage est retrace la succession des formes
de
la
conscience,
nous est dcrit le progrs
de
la
vie spirituelle; mais cette
description
historique,
nous
l avons indiqu,
reoit
sa structure ration-
62
Eth., V
31 scol.:
eo melius sui et Dei conscius est.
63
Cf.
ci-dessus (n. 35), et
particulirement
Dial, transe,
(B
724-725).
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Approche de
Hegel
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nelle
d une
rflexion sur
la
philosophie critique
de
Kant. Cependant,
lorsqu il s agit
pour
Hegel de
dpasser
les
conclusions
de
la
critique
kantienne, en niant
le
caractre
dfinitif
de
l idalisme
transcendental,
qui rduit les
objets
de
la
connaissance aux dterminations de
l entendement,
l objectivit
de
la
reprsentation,
et tient pour
inconnaissable
la
chose
en
soi, alors c'est vers
la
connaissance
historique qu il
se
tourne pour en
considrer
et mettre
profit les caractres propres.
Si
la
raison,
facult
dialectique, est
incapable,
selon Kant,
d tendre
notre
connaissance au-del
des
phnomnes,
en
dehors
du champ
de
l exprience, elle n en a pas moins une
fonction
ncessaire d unification,
qui s exerce d abord
dans le domaine
spculatif;
en
ramenant
l'unit
les
diverses
connaissances
de
l'entendement, elle
labore
une
conception
tleologique
de l Univers,
dans
laquelle
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