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2002,57, HS 2
Carmélia Opsomer
Chef du Départementdes Manuscrits, ULg 1
Journal de Pharmacie de Belgique
LA PHARMACOPÉE MÉDIÉVALE
IMAGES ET MANUSCRITS
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Les remèdes du moyen âge sont à lamode. Les jardins de simples deviennent une attraction touristique et le moin-
dre magazine féminin se croit tenu d'évoquerle moyen âge à la rubrique "beauté-santé ".Le premier travail de l'historien des sciencesest de mettre les choses au point. C'est le butde cet article.
En matière de pharmacopée, le savoir médiéval s'inscrit dans des traditions très struc
turées, auxquelles correspondent des typesbien précis de textes et de manuscrits.
Je prendrai pour guide deux précieux manuscrits que j'ai eu la chance de publier en facsimi lé: Le Livre des simples medecines, manuscrit IV 1024 de la Bibliothèque royale deBruxelles et le Tacuinum sanitatis, manuscrit1041 de l'Université de Liège.
Ils datent tous deux de la fin du moyen âge etprésentent l'avantage de récapituler des traditions qui s'étendent sur un millénaire et demi.
Le manuscrit de Bruxelles date du XVèmesiè
cle. Il est de provenance inconnue et contientun texte que les érudits ont convenu d'appeler Le livre des simples medecines et qui esttransmis par 24 autres manuscrits sous le titre de Livre des secrets de Salerne ou
Arboriste, et par une dizaine d'éditions de 1488à 1548 sous le titre d'Arbolayre ou Grant herbier en francoys. Le texte de Bruxelles décrit457 substances dont la plupart sont pourvuesd'une miniature. [Illustrations 1-2]
Le Tacuinum sanitatis de Liège, dont j'ai pumontrer qu'il provenait de la bibliothèque deMarguerite d'Autriche, a été réalisé dans les
III. 1 : " Caprifolium", Caprifolium sp., chèvre-feuille,(Livre des simples medecines, Bruxelles, BibliothèqueRoyale, ms. IV 1024, fol. 68v)
III. 2 : " Opium ", jus de Papaver somniferum L., Pavotsomnifère, (Livre des simples medecines, Bruxelles, Bibliothèque Royale, ms. IV 1024, fol. 154v)
années 1375 pour Gian Galeazzo Visconti,duc de Milan. 169 notices, pourvues chacuned'une illustration, décrivent chacune des aliments, des condiments, des boissons, maisaussi des comportements et des exercices.Ce manuscrit appartient à une famille quicompte une petite dizaine de manuscrits, tousluxueux et de provenance princière. [111.3-4]
Ces deux manuscrits représentent l'aboutissement de deux traditions, la pharmacopéeau sens strict et la diététique, qui cheminentcôte à côte non sans contamination. Pour yvoir plus clair, nous étudierons d'abord la filiation des textes majeurs, ensuite nous analyserons le système médical qui les sous-tend.Enfin, nous retracerons le rôle et l'évolutionde leur illustration.
III. 3 : " Ver ", le printemps (Tacuinum sanitatis, Liège,Bibliothèque de l'Université de Liège, ms. 1041, fol. 80v)
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III. 4: " Aestas ", l'été (Tacuinum sanitatis, Liège, Bibliothèque de l'Université, ms. 1041, fol. 81)
1. Histoire parallèle de deuxtraditions textuelles
Dans le prologue de son traité de lamédecine, le médecin romain Celse(1er s. PC) écrit:
"Chez les successeurs d'Hippocrate, la médecine fut divisée en trois branches : l'une
traitant de l'alimentation, la seconde des médicaments et la troisième du secours de la
main. Les Grecs appelèrent la première diététique, la seconde pharmaceutique et la troisième chirurgicale».
La pharmacie s'occupe des remèdes, la diététique des aliments, mais beaucoup de plantes ont les deux usages, de sorte que les interférences sont nombreuses.
La tradition pharmacologique
La littérature pharmacologiquede l'antiquité et du moyen âgecontient essentiellement deux genres,
correspondant à deux types de médications:les simples (drogues employées seules) décrits dans des herbiers, et les composés (associations de simples) décrits dans desréceptaires et des antidotaires.
Les herbiers
Un herbier énumère dans l'ordre alphabétique des initiales, des simplesvégétaux, minéraux et animaux utili-
sés en pharmacie. Les simples végétaux y prédominent largement, d'où son nom d' "herbier».
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Pour chaque simple, il fournit une brève description, une synonymie, une classification embryonnaire (herbe, arbre, arbrisseau), et indique l'origine, l'habitat, les conditions de lacueillette, les maladies qu'il soigne, les produits auxquels on l'associe, parfois les falsifications et les moyens de les déceler, puis lessuccédanés. Généralement, il accompagne lanotice d'une illustration. A moins qu'il ne secomplète d'une table des maladies avec renvoi aux plantes, il n'a pas comme tel d'utilisation thérapeutique directe, mais sert de complément à un traité de recettes. Il sert au médecin pour composer l'ordonnance, et à l'apothicaire pour reconnaître le produit, choisir lameilleure variété, écarter les falsifications.
Le plus ancien herbier conservé est aussi leplus célèbre, ce sont les cinq livres De lamatière médicale écrits au premier siècle denotre ère par Pedanios Dioscoride d'Anazarba.Traduit en latin au Vlèmesiècle, en arabe auVlllème, Dioscoride commande la pharmacognosie jusqu'au XVlèmesiècle, comme en témoigne le nombre élevé de manuscrits etd'éditions.
À l'Ecole de Salerne (Xlèmes.), la version latine de Dioscoride est mise dans l'ordre al
phabétique. Ce sera la forme classique del'herbier, un dictionnaire. A Salerne, on luiajoute des éléments nouveaux, traduits del'arabe par le moine Constantin l'Africain. Lerésultat, c'est le Liber de simplici medicina ouCirca instans de Matthaeus Platearius (XUèmes.).Traduit dans toutes les langues d'Europe, sanscesse enrichi dans sa tradition manuscrite,l'herbier de Platearius est, avec celui deDioscoride, la base même du métier despeciarius au moyen âge. Illustré au XIVèmesiècle, il donne naissance à de vastes compilations comme celles de Manfredus de Monte
Imperiali, ou de Barthélemy Mini de Sienne.C'est le Tractatus de herbis de Barthélemy qui,traduit en français, donna naissance aux Livresdes simples medecines.
Les réceptaires,A partir du moment où deux simples au
moins sont associés, on parle de recettes, ainsi appelées d'après le mot
latin - recipe - qui les introduit. Il en existedepuis les débuts de l'écriture.
La recette contient plusieurs types d'informations: un titre ou un nom, souvent publicitaire,faisant parfois référence à l'inventeur de lacomposition, les indications thérapeutiquesc'est-à-dire les affections qu'elle guérit, la composition, c'est-à-dire les ingrédients, leur proportion et les différentes opérations qu'il faut
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leur faire subir, enfin le mode d'application,les accompagnants éventuels (eau, vin, huile,charpie, ...).
Dans le monde grec, les grandes compositions mises au point par les pharmacologuesalexandrins furent rassemblées par Galiendans ses deux ouvrages intitulés Sur la composition des médicaments par genres et Sur lacomposition des médicaments selon les lieux.
L'héritage galénique sera perpétué par lesmédecins grecs de la fin de l'antiquité: Alexandre de Tralles, Paul d'Egine, Aetios d'Amidaet par les Byzantins, comme Nicolas Myrepsos.
Dans le monde latin, le De medicina de Celse,les Composition es de Scribonius Largus, l'Histoire naturelle de Pline, véritable mine demedicinae, inaugurent la longue tradition médiévale des réceptaires et des antidotaires, leplus souvent désignés par le nom de la bibliothèque où ils sont conservés (Antidotaire deGlasgow, de Londres, de Bamberg, de SaintGall).
Dans le monde arabe, le Livre à Almansor deRazi et le Grabadin d'un pseudo-Mésué enrichissent l'héritage antique.
La combinaison de ces éléments produiraau Xllème siècle, à Salerne, l'AntidotariumMagnum, gigantesque compilation encore inédite qui fut résumée propter prolixitatemdans l'Antidotarium Nicolai.
À côté de ces quelques repères, la littératuremédiévale des recettes médicales est colos
sale. Chaque bibliothèque en possède, et biendes familles détiennent encore de vieux ca
hiers où les générations successives ont consigné des procédés bien éprouvés, où lemeilleur côtoie le pire. C'est pour mettre del'ordre dans cette production anarchique quel'on vit apparaître, à partir du XVlèmesiècle,les premières pharmacopées de villes reprenant les seuls remèdes reconnus efficaces pardes experts désignés par le pouvoir. Ce sontles ancêtres de notre Codex.
La diététique
La diététique de l'antiquité transmiseà l'occident arabe et latin est bien plusqu'une branche de l'art de guérir. Elle
concerne l'homme sain autant que le maladepuisque le grec diaitaô signifie passer sa vieet que le latin regimen dérivé de regere désigne toute espèce de gestion des choses.
Les intuitions fondamentales remontent au
corpus hippocratique et plus particulièrementau Traité des airs, des eaux et des lieux - vers
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430-415 - et au Traité du Régime vers 400.Le régime d'Hippocrate fut traduit en latin àla fin de l'antiquité et il influence la diététiquebarbare que le médecin byzantin Anthime rédigea pour Théodoric. Mais le texte le plusinfluent au moyen âge est la lettre que Dioclèsde Caryste dédia entre 305 et 301 AC à unlieutenant d'Alexandre, Antigonos. Ce textesera traduit par Antonius Musa, médecind'Auguste, pour le compte de Mécène. Il estconnu sous le titre anachronique de Lettred 'Hippocrate à Mécène et possède une tradition manuscrite prolifique en langue vulgairesous le titre de Lettre d'Hippocrate à César.
Mais c'est Claude Galien (129/130-199/200)qui va fixer la diététique classique pour plusd'un millénaire. En 169 PC, lors de son premier séjour à Rome, Galien met en chantierson grand traité Sur la conservation de la santé(de sanitate tuenda, Hygieinôn logos). Sousle règne de Commode, il le compléta par unpetit livre sur les bonnes et mauvaises humeurs dans les aliments (de rebus bonimalique suci, Peri euchymias kai kakochymias) et surtout par le grand traité Sur lespropriétés des aliments (de alimentorumfacultatibus, Peri ton en trophais dynameon).
A la fin de l'antiquité, la diététique s'intègredans une nouvelle organisation du savoirmédical, qui se répartit en choses naturelles(la physiologie), choses contre nature (la pathologie) et choses non naturelles (les facteursextérieurs à l'homme), c'est-à-dire l'air; lanourriture et la boisson; la réplétion et l'évacuation; le mouvement et le repos; le sommeil et la veille; les affections de l'âme. Pendant notre haut moyen âge, la pensée deGalien chemine dans les règles monastiques,les calendriers diététiques, les régimes versifiés. Le plus célèbre est le Régime de Salerne, populaire jusqu'au XIXèmesiècle par descentaines de manuscrits et environ 240 édi
tions. Dans son dernier état, tel qu'il fut publié par Baudry de Balzac et Renzi, l'ouvrageembrasse toute la médecine en 3.500 vers.
La traduction la plus connue est celle de Charles-Isaac Meaux de Saint-Marc, en vers burlesques (éd. 1880):
"L'Ecole de Salerne au grand roi d'Angleterre:" Veux-tu jouir en paix d'une santé prospère,"Chasse les noirs soucis, fuis tout emportement; "Ne bois que peu de vin, soupe légèrement, "Souviens-toi de marcher quand tuquittes la table; "Du sommeil en plein jourcrains l'attrait redoutable; "Crains en toi leséjour de l'urine et des vents, "Fidèle à cesconseils, tu vivras de longs ans, "Es-tu sansmédecins? les meilleurs je l'atteste, "Ce sont,crois-moi, repos, gaieté, repas modeste.»
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Mais, dès la conquête d'Alexandrie par lesArabes en 642, la diététique galénique passeau monde islamique. Dans la diététique arabe,quatre auteurs vont influencer fortement l'occident médiéval: Razi, Avicenne, et surtoutIsaac et Ibn Butlan.
Isaac Israeli ben Salomon, un médecin juif deTunisie et d'Egypte (mort vers 955) est célèbre par un grand livre de diététique traduit sousle titre oiaetae universales et particulares, parConstantin l'Africain, moine maghrébin, mortau Mont-Cassin, en 1085. Ibn Butlan est unmédecin chrétien, formé à Bagdad, qui mourut moine vers 1068. Ibn Butlan écrivit le Kitab
Taqwim as-sihha ou «Tableau de santé ». Letexte fut traduit en latin dans le milieu angevin à la fin du Xlllèmesiècle et une version abré
gée donna lieu aux diététiques princières dontcelle de Liège.
Le mot arabe taqwim signifie disposition, arrangement, d'où la traduction «tableaux desanté ». Le titre fut calqué en latin, sous lenom de tacuinum sanitatis et le mot tacuinum
devient même un nom commun (ex. taccuinoen italien) pour désigner un tableau, ce quitémoigne de la fortune considérable del'ouvrage.
A la fin du moyen âge, tradition diététique ettradition des herbiers finissent par se rejoindre et les textes deviennent des encyclopédies médicales décrivant tout ce qui concernela santé.
Il y a ainsi toute une section de botaniquemédicinale dans une version longue duTacuinum sanitatis conservée à Grenade.
Du côté des herbiers, le manuscrit de Bruxelles représente une fusion entre les écrits dePlatearius et ceux d'Isaac Israeli ben Salomon.
C'est le savoir mêlé que vulgarisent de grandsincunables comme l'Hortus sanitatis et le Gartder Gesundheit.
2. Les fondements théoriques
En réalité, les deux traditions ont àleurs racines la même image dumonde et de l'homme. C'est la théorie
des éléments et des humeurs.
Bien plus qu'une théorie médicale, c'est uneapproche globale de l'homme et du cosmos.Rappelons les grands traits d'un système dontla simplicité quasi mathématique explique larobustesse et la longévité.
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III. 5: Schéma des 4 éléments
L'assise philosophique de la médecine deGalien est le système aristotélicien des quatre éléments - terre, eau, air, feu - composantl'univers. [III. 5]. Chacun de ces éléments résulte de l'action de deux qualités élémentaires - une active, une passive - sur une matière première indifférenciée: la terre est froideet sèche, l'eau froide et humide, l'air chaud ethumide (c'est la vapeur d'eau), le feu chaudet sec. Les éléments qui ont une qualité élémentaire en commun peuvent se transformerl'un dans l'autre.
En médecine, le corps humain est lui aussicomposé des quatre éléments et soumis aujeu des qualités primaires. La physiologie estainsi commandée par quatre humeurs, quisont en quelque sorte la forme organique desquatre éléments. Chaque humeur est dominée par une couple de qualités, associée àdes qualités moins importantes: la bile noireest froide et sèche comme la terre; la bilejaune, chaude et sèche comme le feu; leflegme froid et humide comme l'eau; le sang,contenant un peu des autres humeurs, estchaud et humide comme l'air. Le sang, la bilejaune, à la rigueur le flegme ou pituite peuvent tomber sous l'observation directe; la bilenoire est une entité purement théorique.
Cette théorie est bien antérieure à Galien. On
la trouve, par exemple, dans le traité hippocratique De la nature de l'homme et chezDioclès. Mais c'est le maître de Pergame quila systématise, l'étend à toute la médecine etlui donne sa forme pédagogique. Santé et maladie dépendent de l'équilibre des humeurset de leur qualité. Chez l'homme sain, la prédominance d'une humeur détermine la com
plexion ou le tempérament. Le premiersens de temperamentum est «mélange humoral ».
Il Y a quatre tempéraments, le bilieux ou colérique (du latin colera, bile jaune), le sanguin,le flegmatique, le mélancolique.
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Autant de concepts galéniques passés dansnotre langage courant. Car, qui se souvientdes humeurs lorsqu'il est de bonne ou mauvaise humeur le matin? Si le déséquilibre s'aggrave, naissent des maladies, chaudes, froides, sèches ou humides. On les guérira pardes remèdes présentant la composition élémentaire opposée: une maladie froide et humide requiert des remèdes chauds et secs.
Mais la maladie peut aussi s'éviter en édifiantun programme d'équilibre entre complexionindividuelle et monde extérieur. Les aliments,eux aussi, sont faits des quatre éléments. Lachaleur de la digestion les transforme en lymphe qui, elle-même, se change en humeursqui alimentent le corps. De la même façon,l'exercice agit sur la qualité et sur l'équilibredes humeurs.
En outre, le cadre de vie, le lieu, le climat, lessaisons, sont aussi soumis au jeu des qualités et agissent sur l'organisme. L'automne estfroid et sec, comme la bile noire, l'hiver estfroid et humide comme le flegme (les rhumes),le printemps chaud et humide comme le sang,l'été chaud et sec comme la bile jaune. Enfin,les complexions se modifient dans la vie del'homme: l'enfant a la complexion du printemps, l'adolescent celle de l'été, l'homme mûrcelle de l'automne, le vieillard celle de l'hiver.A chaque âge, ses aliments et ses exercices.
Mais, la définition exacte d'un remède ou d'unrégime est d'une redoutable complexité.
D'abord, si chaque substance possède unequalité active (chaud ou froid) et une qualitépassive (sec ou humide), celles-ci ne possèdent pas partout la même intensité. L'intensité est échelonnée en degrés, de un à quatre. Un aliment est, par exemple, chaud autroisième, et sec au premier.
D'autre part, à côté des qualités élémentaires, il existe aussi des qualités secondaires etdérivées, comme le subtil ou l'épais (c'est-àdire la disposition sous forme de parcellesgrosses ou petites), le lourd ou le léger, l'âcre,l'amer ou le doux, le fluide et le visqueux.
Ces qualités influent sur la façon dont l'alimentse transforme dans le corps - son métabolismedirions-nous - et sur la qualité ou la consistance des humeurs qu'il engendre.
Enfin, sur quelle base évaluer la complexiond'une drogue? Il y a, certes, une part d'a priori,mais, en général, Galien tire la compositionde l'évidence sensible, c'est-à-dire de l'effet
sur l'organisme.
Il faudrait évoquer ici tout le rôle des saveurs,surévaluées, comme indications de la natureprofonde des aliments: l'amer, le salé, le sucré, l'acide.
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Polticn, BibI. mu!'!_ 1&1, f. 6S ,,0 (XCIX', p. l51).
III. 6 : Schéma des rapports entre les éléments, les humeurs, les saisons et les points cardinaux, XllèmeS. (Poitiers, Bibliothèque municipale, ms. 184, fol. 68v)
Ces conceptions dépassent largement le cadre de la pharmacopée et de la diététique.Elles vont modeler les mentalités médiéva
les à travers un grand nombre de traditionsIittérai res.
On trouve, par exemple, de simples schémas,comme dans le manuscrit de Poitiers, (Bibliothèque municipale 184).[lIlustration 6]. Il groupeen cercles concentriques, dont deux diamètres se coupent à angles droits, les 4 éléments,les 4 humeurs, les 4 saisons, et les 4 pointscardinaux. L'est, l'air, le printemps et le sangsont chauds et humides; le sud, le feu, l'été etla bile jaune sont chauds et secs; le nord, laterre, l'automne et la bile noire sont froids etsecs; l'ouest, l'eau, l'hiver et le flegme sontfroids et humides.
On trouve aussi des calendriers en vers ou
en prose définissant un art de vivre au fil desmois de l'année. Ces règles des mois sont trèsanciennes. Il en existe un fragment de la findu IXèmesiècle dans un manuscrit de la Biblio
thèque de Bamberg (L.1I1.8 Med. 1) qui appartint à Othon III. Dans le Martyrologe deWandalbert de Prüm, écrit en 848, chaquemois est précédé d'un distique diététique etle martyrologe lui-même est suivi d'un poèmede 366 hexamètres sur les travaux et le ré
gime de chaque mois. Mais le plus célèbred'entre eux est un poème largement répanduen Allemagne à partir du XVèmesiècle, connupar son incipit ln iano claris.
Voici ses prescriptions pour le mois de mai:"En mai, ayez soin de vous relâcher en sécurité / Ouvrez la veine et donnez des bains
agréables / Que vos plats contiennent dessubstances et des épices chaudes / Que votre boisson contienne de la sauge et de labenoîte.»
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On trouve encore, bâtis sur le même modèle,des textes sur les douze périodes de la vie.Une période correspond à six années. Je cite,d'après un Livre d'heures de la Bibliothèquede Liège, le quatrain relatif au mois de mai,correspondant donc à la cinquième périodede la vie: "Au moys de may ou tout est envigueur / Aultres six ans comparons pardroicture / Qui trente sont: lors est l'hommeen valeur / En sa fleur, force et beaulté denature»
Enfin, les calendriers médiévaux et plus encore, les almanachs, qui se répandent dès ledébut de l'imprimerie, constituent le confluentde la tradition diététique avec la tradition liturgique et la tradition astrologique. On ytrouve, en effet, jusqu'au XVlllème siècle, lesindications de comput, nombre d'or, lettres dominicales, fêtes fixes et mobiles, les levers etcouchers du soleil, les phases de la lune, lessignes du Zodiaque présidant aux parties ducorps humain et à leurs maladies et les joursastrologiquement destinés à la saignée et àla purgation.
Ainsi la vie et ses activités s'organisent à lafois selon le cycle liturgique, les positions desplanètes et le mouvement des éléments et deshumeurs. Les almanachs, trop souvent considérés comme littérature populaire par excellence, sont d'abord un lieu de survie dusavoir médiéval à l'époque moderne.
3. Les mutations de l'illustration
Au confluent de traditions textuelles,les herbiers et les traités diététiquesdu moyen âge sont donc des reflets
III. 7 : " Lactuca silvatica ", Sonchus arvensis L., laiteron
des champs ou S. oleraceus L., laiteron maraîcher (Ps.Apulée, Herbarius, Vienne, Osterreichische Bibliothek, ms.93, fol. 47)
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complémentaires de la même VISion dumonde. Leur illustration est, elle aussi, unécheveau de traditions iconographiques et lereflet le plus fidèle de la vie quotidienne aumoyen âge.
Dès l'antiquité, certains herbiers conservés surpapyrus sont pourvus de figures de plantes.C'était, comme l'observe Pline l'Ancien, unmoyen de remédier aux faiblesses des méthodes de description, qui ne seront vraimentau point qu'à la fin du XVlllèmesiècle.
L'oeuvre de Dioscoride n'était pas illustrée àl'origine. Mais très tôt, la tradition manuscritegrecque lui ajouta des figures puisées enbonne partie dans l'oeuvre aujourd'hui perduede Cratevas, le médecin de Mithridate.
Cette tradition nous a valu de superbes manuscrits illustrés comme le fameux Dioscoride
de Vienne du Vlèmesiècle, rapporté autrefoisde Constantinople par le courtraisien OgierGhislain de Busbecq.
Du côté latin, les manuscrits de Dioscoriden'étaient pas illustrés, pas plus que l'oeuvrede Constantin l'Africain, ni le Circa instans dePlatearius.
En revanche, il existait un herbier illustré attribué au philosophe Apulée, en réalité unecompilation du IVèmesiècle qui avait préservé,au moins en partie, les figures de Cratevas.
Au fil de sa tradition manuscrite, les figuresdu pseudo-Apulée vont être recopiées par desgénérations de scribes sans retourner à laplante originale. Les illustrations vont se corrompre, se schématiser, se géométriser, dirait-on, dans une symétrie autour de un ouplusieurs axes. [Illustrations 7-9]
III.8 : " Camemelos" camomille (Ps . Dioscoride, De herbisfemininis, Vienne, Osterreichische Bibliothek, ms. 93,fo1.142v)
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III. 9 : « Lilium ", Lilium candidum L., lis (Ps. Apulée,Herbarius, Vienne, Osterreichische Bibliothek, ms. 93,fo1.104v)
Mais au XIVème siècle, dans les milieux scientifiques et artistiques d'Italie du nord, se marque un véritable retour à la nature. Les enlumineurs des herbiers vont certes reproduire,avec plus ou moins de bonheur, les illustrations traditionnelles, mais ils vont y ajouterdes représentations d'après nature, plantesvivantes ou séchées, où la souplesse des formes, le rendu des détails, révèlent une véritable observation à la base.
111.10:« Calendula", souci (Livre des simples medecines,Bruxelles, Bibliothèque Royale, ms. IV 1024, fol. 65)
III. 11 : « Genestre", Genista sp., genêt (Livre des simplesmedecines, Bruxelles, Bibliothèque Royale, mS.IV 1024,fol. 98v)
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III. 12: «Plantain", Plantaga maiar L., plantain majeur(Livre des simples medecines, Bruxelles, BibliothèqueRoyale, ms. IV 1024, fol. 167v)
III. 13 : « Spodium ", ivoire brûlé (Livre des simplesmedecines, Bruxelles, Bibliothèque Royale, mS.IV 1024,fol. 184)
C'est le cas de l'herbier dit de Benedetto Rinio,du Theatrum sanitatis de la BibliothecaCasanatense et des manuscrits du Livre des
simples médecines. [Illustrations 10-13]Ces manuscrits révèlent une autre modifica
tion, la prolifération de scènes de genre quin'ont plus pour but d'expliciter le texte, maisde rendre le manuscrit plus attrayant, surtoutquand il n'est plus destiné à la pratique dumédecin ou de l'apothicaire, mais à la bibliothèque d'un prince. A l'origine, ces scènes degenre illustrent des matières comme les minéraux, ou certaines préparations difficiles àreprésenter. C'est le cas de quelques miniatures du manuscrit de Bruxelles. [III. 14-15]
III. 14: « Ferugo "ou squama ferri, écume de fer (Livredes simples medecines, Bruxelles, Bibliothèque Royale,ms. IV 1024, fol. 84v)
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Mais l'image en vient peu à peu à prendre lepas sur le texte. Les notices sont réduites àquelques lignes et le manuscrit n'est plus qu'unluxueux recueil de tableaux légendés. C'estle cas dans la tradition des Tacuina sanitatis.
A l'origine, l'oeuvre d'Ibn Butlan n'était pas illustrée. C'est sur la base d'un abrégé très succinct de la traduction latine que les artistesont donné libre cours à leur verve créatrice et
c'est un art de vivre en images que l'on y découvre.
Certes, il ne s'agit plus ici de science et leTacuinum sanitatis est à la diététique ce quele livre d'heures illustré est à la dévotion, unsupport aimable et peu contraignant.
Mais le message fondamental de la traditionmédiévale, lui, n'est pas trahi, celui de l'équilibre entre l'homme et les rythmes fondamentaux de la nature.
III. 15 : " Grain froissié ", grain broyé et cuit (Livre dessimples medecines, Bruxelles, Bibliothèque Royale, ms .IV 1024, fol. 100v)
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Orientation bibliographique
Histoire de la pensée médicale en Occident,dir. Mirko D. GRMEKet Bernardino FANTINI,1. Antiquité et moyen âge, Paris, 1995.
Mirko D. GRMEK, Les maladies à l'aube de lacivilisation occidentale, Paris, 1983.
Carmélia OPSOMER, Index de la pharmacopée du 1erau Xèmesiècle,Hildesheim-ZürichNew-York, 1989,2 vol.
Luis GARCIA BALLESTER, Galeno, Madrid,1972.
Carmélia OPSOMER et Robert HALLEUX,«La lettre d'Hippocrate à Mécène et la lettre d'Hippocrate à Antiochus», dans 1testidi medicina latini antichi. Problemi storici efilologici, Università di Macerata, Pubblicazioni della Facoltà di Lettere e Filosofia, 28,1985, p. 341-364.
Nancy G. SIRAISI, Medieval and early Renaissance Medicine. An Introduction to Knowledgeand Practice, Chicago-London, 1990.
Jacques ANDRE, L'alimentation et la cuisineà Rome, Paris, 1961.
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Carmélia OPSOMER, L'art de vivre en santé.Images et recettes du moyen âge. LeTacuinum sanitatis (manuscrit 1041) de laBibliothèque de l'Université de Liège, Liège,1991.
Felix Andreas BAUMANN, Oas ErbarioCarrarese und die Bildtradition des Tractatusdeherbis, Berne, 1974.
Livre des simples medecines. Codex Bruxellensis IV 1024, éd. et commentaires deCarmélia OPSOMER, 2 vol., Anvers, DeSchutter, 1980.
Saveurs de paradis : les routes des épices(Exposition CGER, coord. Emmanuel COLLET), Bruxelles, 1992.
1 Cette communication, présentée le 3 mai 2001 au Forum des Halles de Louvain-la-Neuve, fait partie ducycle de conférences «Remèdes anciens, pharmacopée moderne. De la materia medica à la pharmacologiecontemporaine», organisées à l'occasion de l'exposition consacrée à la «Collection Albert Couvreur».
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