L’École des réac-publicains - Questions de classe(s)Il a lu, dit-il,...

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Dossier

26 QuestioNs de clAsse(s)N’Autre école

Avec�le�ralliement�au�libéralisme�et�la�conversion�à�l’idéologie�sécuritaire,�l’adoption�par�une�partiede�la�gauche�de�gouvernement�de�la�rhétorique�réactionnaire�sur�l’école�constitue�le�troisièmemarqueur�de�ses�renoncements�à�toute�transformation�de�la�société�telle�qu’elle�est.�Le�milieu�des�années�1980�marque�à�cet�égard�un�tournant quand�la�politique�de�rigueur�valide�le�choix�des�thèses�libérales�et�l’abandon�de�tout�projet�« socialiste ».�

CEVIRAGE IDÉOLOGIQUE est contemporain de lasortie d’une série d’ouvrages marquants contrecelles et ceux qu’on qualifie alors de « péda-

gogues », mais aussi de « sociologues » (puisque la miseà nu des mécanismes scolaires de reproduction des iné-galités, en particulier par Pierre Bourdieu et Jean-ClaudePasseron, est une de leurs cibles privilégiées).

C’est en 1984 que Jean-Claude Milner publie Del’école, un ouvrage considéré par les « antipédago-gistes » comme fondateur. Sa trajectoire d’ancien gau-chiste converti au néoconservatisme est commune àbien des réac-publicains (Alain Finkielkraut, Jean-PaulBrighelli, Marc Le Bris, André Glucksmann, etc.). Jean-Claude Milner entend dénoncer un complot, celui quivise la « fin de l’école », mené par trois « forces téné-breuses 1 » : les gestionnaires, les chrétiens et les insti-tuteurs, tous les trois unis dans « la haine de ceux quisavent ». C’est l’idéologie « pédagogiste » (néologismeque l’on doit à l’auteur de De l’école) qu’il s’agit decombattre parce que : « Après tout, Pol Pot était à l’ori-gine un professeur formé à l’école française ; il seraitpiquant que le rêve du commencement absolu et violentpropre aux Khmers rouges, ne fût rien d’autre qu’unfantasme d’enseignant et qu’on retrouvât les élémentsdécisifs dans les propos mous des réformateurs 2. » Larhétorique réactionnaire s’y déploie, usant avec subtilitédu paradoxe – « pour que l’école résiste à l’inégalité, ilne faut pas qu’elle soit égalitaire, il faut qu’elle soit iné-galitaire 3. ».

« Civiliser�le�social »En cette même année 1984, au lendemain des manifes-tions pour l’école privée, Jean-Pierre Chevènement héritedu ministère de l’Éducation nationale dans le nouveaugouvernement Fabius. Il succède à Alain Savary qui aéchoué à instaurer un système public d’éducation unifié.Le défi du nouveau ministre est de concilier un discourspédagogique conservateur avec la nouvelle doxa libérale.Il a lu, dit-il, l’ouvrage de Jean-Claude Milner qu’ilconsulte pour le groupe de travail qu’il a mis en placeavant son arrivée rue de Grenelle. L’objectif fixé à ce cer-cle de réflexion est clair : « Restaurer l’école de la Répu-blique. » Il s’agit d’abandonner les réformes structurelles

au profit d’une dynamique plus idéologique : « La loiréunit désormais les conditions honorables d’une pausedans la vieille querelle scolaire. Il est temps d’œuvrermaintenant pour que l’école publique retrouve son ins-piration et sa mission originelle au service d’une nationmoderne 4. »

Jean-Pierre Chevènement veut faire de l’éducationun laboratoire de ce « républicanisme » qu’il entendsubstituer au socialisme : « L’objectif, déclare-t-il aumicro de France Inter le 24 septembre 1984, n’est pasle socia lisme à court terme. C’est une Républiquemoder ne. » Dans un livre d’entretiens publié à la mêmeépoque, il y revient : « Dès 1982, [j’ai eu conscience]que la construction d’une République est la perspectivedans laquelle les socialistes devaient se lancer. […] Lesconditions n’ont jamais été réunies pour mettre lesocia lisme à l’ordre du jour : le socialisme n’était pasà l’ordre du jour, il fallait d’abord construire un paysmoderne 5. »

Apprendre�pour�entrependreLaurent Fabius et Jean-Pierre Chevènement sont les deuxfacettes d’un même renoncement « moderne » auxidéaux émancipateurs, au profit de la responsabilité in-dividuelle libérale qui constitue le socle de cette rhéto-rique citoyenne.

Le premier écrit : « En relation avec le ministre del’Éducation nationale, j’ai décidé de développer l’ins-truction civique dans l’enseignement. […] “Être ci-toyen” est une notion qui, à tort, pourrait apparaître àcertains comme vieillotte, alors qu’elle est au cœurmême de la modernité, parce qu’elle permet d’établir lelien entre les valeurs individuelles et les valeurs collec-tives 6. » Une logique résumée par Blandine Barret-Kriegel dans le rapport que lui a commandé le présidentde la République en décembre 19847 : « Il faut civiliserle social et individualiser la citoyenneté 8. » C’est, pourreprendre l’expression de Bruno Théret, « la consécra-tion républicaine du néo-libéralisme9 » où la lutte contreles inégalités cède la place à l’exaltation des valeurs nor-matives : la loi, l’autorité, la hiérarchie et la liberté éco-nomique…

L’École des réac-publicainsLa conversion de la gauche citoyenne

L’École des réac-publicains, La pédagogie noire du FN et des néo-conservateurs,Grégory Chambat, Libertalia, 10 €. En librairie le 31 mars 2016.

1. Jean-Claude Milner, Del'école, Seuil, 1984, p. 19.2. Op. cit., p. 12.3. Op. cit., p. 103.4. Note de service dugroupe de travail « Restau-rer l’école de la Répu-blique ».5. Jean-Pierre Chevène-ment, Le Pari sur l’intelli-gence, entretien avecHervé Hamon et PatrickRotman, Flammarion,1985, p. 55.6. Laurent Fabius, Le Cœurdu futur, Calmann-Lévy,1985, p. 126-128.7. Le rapport est publié en1986.

GRÉGORY CHAMBAT,ENSEIGNANT EN COLLÈGE, MEMBRE DU COLLECTIF Q2C.

Bonnes feuiLLesL’École des réac-publicains

Cette rhétorique citoyenne, Chevènement la défendrue de Grenelle mais aussi dans ses écrits, en particulierdans un ouvrage, au titre éloquent, Apprendre pourentre prendre10. Il ne suffit pas, écrit-il, « de former debons producteurs pour demain. Il faut aussi former debons citoyens si l’on n’est pas résolu au déclin de notrepays 11. » C’est le vocabulaire de la « restauration » quidomine alors rue de Grenelle (« redonner », « retrou-ver », « rappeler », restaurer », « tradition », etc.12)

Il met en place une politique de « jumelages école-entre prise » ainsi que l’introduction de « périodes de for-mation en milieu professionnel » dans le cadre dudéveloppement des baccalauréats professionnels, touten consacrant le retour aux valeurs traditionnelles enmatière d’éducation : rétablissement de l’enseignementde l’éducation civique, abandonné depuis 1969, appren-tissage obligatoire de La Marseillaise, éloge des valeursde transmission et d’autorité du maître vers l’élève, etc.Et, quand il quitte le ministère en 1986, « il a cette cer-titude : il faut faire pour l’économie, l’emploi, c’est-à-dire la seule question qui compte en temps de crise, cequ’il a fait dans l’éducation 13. » Il s’avérera qu’il est plusfacile de remettre au pas ceux qu’il appellera les « sau-vageons » que les patrons ou les grands de la finance.

ralliements�et�applaudissementsPour se convaincre de l’impact de ce ralliement de lagauche « citoyenne » et « républicaine » à la rhétoriqueréactionnaire, on citera l’adresse – applaudie à gauchecomme à droite – du sénateur socialiste Léon Eeckhoutte,lors de la séance du 20 novembre 1984 :

« Monsieur le ministre, […] rappelez, rappelez sanscesse ce qui a fait la grandeur de l’école, prônez l’effortcar il a fait ses preuves. Rétablissez, rétablissez les exa-mens qui ont fait leurs preuves, les notes qui encoura-gent l’effort et le récompensent. Et vous verrez bientôtrégresser le nombre d’illettrés. L’école se porteramieux ! Et tant pis pour les sociologues, ils s’en conso-leront rapidement !14 »

La conversion au discours néorépublicain se nourritde l’évolution du paysage politique à gauche et en par-ticulier de trois de ses composantes : le souverainismechevènementiste, la mouvance « antitotalitaire » des« nouveaux philosophes » et, enfin, une partie du mou-vement syndical.

C’est sans conteste le « chevènementisme » qui a faitéclore une génération pour laquelle l’école est le posteavancé de la reconquête nationale-républicaine. Quel’on songe à Natacha Polony, secrétaire nationale duMouvement républicain et citoyen (MRC) et candidateaux législatives de 2002, devenue depuis l’égériemédia tique de « l’antipédagogisme ». Enseignante dansla fameuse « fac Pasqua », elle débute comme journa-liste spécialisée dans les questions éducatives à Ma-rianne avant de rejoindre Le Figaro. Elle devient ensuitechroniqueuse étiquetée « de droite » dans l’émission deLaurent Ruquier, succédant à Éric Zemmour dans cerôle. Cette évolution, qui traverse à grandes enjambéesle spectre politique français, on la retrouve chez un cer-tain nombre de membres fondateurs du Collectif Racine(les ensigants du FN) : Yannick Jaffré, Valérie Laupies,Alain Avello, Gilles Lebreton, ont fait leurs premières

armes dans le sillage du MRC de Jean-Pierre Chevène-ment, tout comme leur mentor, Florian Philippot. Che-vènement lui-même ne craint pas le « mélange desgenres » : à l’automne 2015, il s’affiche en compagniede Nicolas Dupont-Aignan à l’Université d’été de De-bout la France15. Au programme : « L’École du mérite »,thème concocté par le nouveau « délégué national àl’École de la République » du mouvement de Dupont-Aignan, Jean-Paul Brighelli. Ce professeur de classepréparatoire a fait ses premières armes dans le maoïsme.Il rencontre la gloire médiatique avec le pamphlet LaFabrique du crétin (2005). Il alimente une série de blogsau Point ou à Causeur, dans lesquels il déverse sa hainedes pédagogues.

En cet automne 2015, dans la tourmente des mobili-sations contre la réforme du collège, il a réussi non seu-lement à réunir à la tribune Jean-Pierre Chevènement etNicolas Dupont-Aignan, mais aussi à les faire applaudirpar une salle où se côtoient un autre pamphlétaire à suc-cès, Marc Le Bris, le « pourfendeur » de l’égalitarismeet du sociologisme, Charles Coutel, le « délégué généralde SOS Éducation », association ultralibérale et ultra-réactionnaire, Jean-Paul Mongin et Charles Beigbeder,médiatique figure du Medef qui n’a pas caché son admi -ration pour Marine Le Pen.

Incontestablement, c’est d’abord autour des questionsscolaires que s’est scellée l’alliance des « souverainistesdes deux rives » que Chevènement appelle de ses vœux.

Ce virage de la gauche de gouvernement a aussi étépréparé, dans le champ médiatique et culturel, par« ceux qui sont passés du col Mao au Rotary16 ». N’y a-t-il pas, pour reprendre l’hypothèse de Didier Éribon,une logique à l’œuvre « sous la plume d’anciens stali-niens ayant reconverti leurs pulsions autoritaires etrétro grades d’antan pour les mettre au service de l’ordreétabli17 » ? Si le maoïsme a fourni l’essentiel de cestransfuges à travers l’aventure des « nouveaux philo-sophes » sur laquelle nous reviendrons, d’autres cou-rants gauchistes y ont également contribué. […] ■

L’intégralité de ce chapitre est à découvrir sur le siteQuestions de classe(s).

8. L'État et la démocratie, Rap-port à François Mitterrand, Pré-sident de la Républiquefrançaise, La Documentationfrançaise, 1986, p. 143.9. « France : la consécration ré-publicaine du néo-libéralisme »,dans Le Tournant néo-libéral enEurope : idées et recettes dansles pratiquesgouvernementales, Bruno Jo-bert, l'Harmattan, 1994, 328 p.10. Jean-Pierre Chevènement,Apprendre pour entreprendre,Le Livre de poche, 1985 : « Au fildes décisions et discours ras-semblés dans ce livre, de juilletà décembre 1984, Jean-PierreChevènement souligne quel'avenir appartient aux nationsentreprenantes. Tel est le but : ilfaut apprendre pour entrepren-dre. » (Texte de la quatrième decouverture). 11. Jean-Pierre Chevènement,Défis républicains, Fayard,2004.12. Sur cette rhétorique, voirAndré Robert, Système éducatifet réformes, Nathan, 1993, p.144. 13. Propos de son conseillerBarret Philippe, La Politiqueéducative du gouvernement dela France de juillet 1984 à mars1986 : le ministère de Jean-Pierre Chevènement, thèse dedoctorat en sociologie, 1988.14. Cité par Ludivine Balland,De la réussite d'un mythe auxpratiques enseignantes, thèsede doctorat de Science poli-tique, 2009.15. Cette union n'est pas unepremière ; en 2004, il avait déjàparticipé avec Nicolas Dupont-Aignan au colloque contre lesIUFM organisé par Debout la Ré-publique et Vive la République àla Sorbonne. 16. Guy Hocquenghem, Lettreouverte à ceux qui sont passédu col Mao au Rotary, Albin Mi-chel, 1986. Réédition Agone,2014.17. Didier Éribon, La Sociétécomme verdict, Champs essais,rééd. 2014, p. 63.

2727Printemps 2016 - nouvelle série numéro 3

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