L’économie est une science morale

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LU, VU, ENTENDU

Logiques juridiques) et Le dépistage génétique en milieu de travail deClaude Michèle Poissonnet (coll. Sciences & Société).

Sophie Douay

L’économie est une science moraleA.K. Sen (1999), Paris : La Découverte/Poche, 2003.

Ce livre rassemble deux essais (« La liberté individuelle : une responsabi-lité sociale », « Responsabilité sociale et démocratie : l’impératif d’équité. »)présentant de manière très accessible quelques thèses centrales del’œuvre d’A. Sen, prix Nobel d’économie en 1998. Ces travaux font partie du renouveau du débat en philosophie poli-tique (Rawls, Williams, Taylor) depuis les années 1970 principale-ment dans le monde anglo-saxon et qui commence à émerger de-puis quelques années en France. Ce n’est pas tant l’originalité desthèses soutenues qui est à mettre en avant, mais la reconnaissancecroissante du questionnement éthique en économie que révèle l’at-tribution de ce prix prestigieux au philosophe et économiste indien.Les objectifs et les priorités même de l’économie traditionnelles’en trouvent bouleversés. Certains thèmes trop négligés (pauvreté,chômage, dépenses publiques) par les économistes au profit de ré-flexions très théoriques sur le PNB, l’inflation, les marchés etc.réapparaissent sous un nouvel angle. Ses travaux sur les famines (1981) ont notamment montré quenombre d’entre elles survinrent alors que la quantité de nourritureétait largement au-dessus de la moyenne habituelle des pays concer-nés (Éthiopie, 1973, 1980, Bangladesh 1974). Elles n’étaient pas sim-plement dues à des catastrophes climatiques, mais à une mauvaise ré-partition des denrées et des ressources au sein des états. En effet, cespénuries ne touchent qu’une partie de la population particulière-ment vulnérable (employés, agriculteurs, artisans etc.). Les sourcesde famines ne sont ainsi pas seulement liées à la quantité de nourri-ture disponible sur le marché, mais aux capacités d’achat de certainsgroupes sociaux, à la baisse des salaires, du pouvoir d’achat ou encoreà une augmentation du chômage – qui sont autant d’événements denature politique – et non pas seulement économique. En effet, on constate qu’après l’indépendance de l’Inde, les faminesdisparurent, et cela non pour des raisons climatiques, mais grâce àune meilleure gestion des ressources, tant financières que natu-relles. En effet, les gouvernements démocratiquement élus nepeuvent se permettre de devenir impopulaires en négligeant une par-tie de leurs administrés. Les seuls états actuellement où sévissent en-core des famines de grande ampleur sont précisément des dictatures,où des gouvernements favorisant une partie de la population pourdes raisons religieuses ou ethniques.L’Inde a pu éviter les famines depuis son indépendance, non pas entransformant radicalement les modes de production, mais en amélio-rant le pouvoir d’achat des populations précarisées durant lespénuries (notamment en créant des emplois durant ces périodes decrise).Les réflexions de Sen sur les famines sont particulièrement impor-tantes car elles ont des incidences sur les questions d’agriculture. Ontente de nous convaincre de la nécessité de nouveaux moyens de pro-duction (dont la culture d’OGM) pour éviter les famines, mais cetype d’argumentation tombe si l’on comprend que les sources de cespénuries ne sont pas principalement liées à un manque de denrées. Un problème autrefois limité à l’économie prend sa véritable dimen-sion lorsqu’il se trouve resitué au cœur du réseau complexe qui le gé-

nère. Sen montre comment la liberté de la presse influe sur la pra-tique de la démocratie : « Au cours de la terrible histoire des faminessurvenues dans le monde, il est en fait difficile de trouver le cas d’une faminequi se soit produite dans un pays doté d’une presse libre et d’une oppositionactive, au sein d’un système démocratique » (p. 55).La question des libertés se trouve ainsi étroitement liée aux pro-blèmes « économiques ». Les libertés démocratiques, d’expressionont une influence directe sur la marge de manœuvre d’un gouverne-ment démocratiquement élu.Cependant l’on pourrait reprocher à A. Sen une certaine naïveté en cequi concerne les rapports directs entre démocratie et justice sociale.Qu’un pays soit démocratique et assure un certain respect des popula-tions majoritaires, ne garantit en aucune manière le respect des rési-dents qui n’ont pas ou peu de pouvoir électoral ou qui constituent desminorités : peuples indigènes, minorités religieuses ou ethniques, tra-vailleurs étrangers, etc. Certaines démocraties ont d’ailleurs été à l’ori-gine de génocides qui ont marqué de manière indélébile le 20e siècle. Par ailleurs, sur le plan de la politique extérieure, des états considé-rés comme des exemples de démocratie se conduisent de manièreparfaitement totalitaire sur le plan des relations internationales quece soit au niveau commercial ou militaire sans pour autant que leursdirigeants soient inquiétés, ou même remis en question par leurélectorat ni même par leurs médias. Il n’est pas nécessaire de don-ner des exemples précis tant ce genre de situations est courant.C’est pourquoi la confiance sans borne de l’auteur dans les gouver-nements démocratiquement élus et dans le pouvoir critique desmédias nous semble par trop rapide.La notion de liberté-tant négative (ne pas être empêché par autrui oupar le gouvernement d’agir) que positive (pouvoir de faire, capacité), setrouve ainsi au centre de la réflexion de l’économiste. L’utilitarisme,sous ses diverses formes, ne tient guère compte de cette notion(comme c’est le cas pour le principe de Pareto par ex.), de capacitéfaire, en effet la maximisation de l’utilité n’augmente pas nécessaire-ment la liberté des personnes. Fonder l’éthique sociale non sur les dé-sirs ou l’utilité immédiatement perçue, mais sur un accroissement de laliberté comprise comme génératrice de nouvelles capacités (par l’ins-truction, l’alphabétisation) transformerait radicalement les politiquessociales.Penser la liberté comme les choix de vie possible et non pas seulementcomme l’accès à un ensemble de biens premiers, renouvelle profondé-ment la notion même de développement. La pauvreté sera ainsi repen-sée (et non plus réduite à l’évaluation du revenu), comme manque decapacité à diriger sa vie, à choisir son existence.Le degré de liberté (à bénéficier d’un système de santé publique,de services publics, d’éducation, de formations etc.) fait ainsi partiede l’évaluation du degré de pauvreté.Jaugés à partir de ce nouveau critère notamment, certains pays« riches » se situeraient bien derrière d’autres pays pauvres dans uneévaluation élargie de la qualité de vie : « Dans le quartier noir de Har-lem à New York, les hommes ont moins de chances d’atteindre l’âge de qua-rante ans que dans un Bangladesh affamé. Et cela en dépit du fait que, sil’on prend le revenu individuel, les habitants de Harlem sont beaucoup plusriches que ceux du Bangladesh. » (p. 67).Le produit national brut par habitant ne permet pas ainsi d’évaluercorrectement le niveau de vie réel des habitants d’un pays. Les inéga-lités internes étant telles qu’il ne fait plus sens de parler de niveau devie moyen.

Florence Quinche

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