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30 TDC NO 1120 | MÉTAL
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SOMMAIRE
NOUS PARLONS AUJOURD’HUI couramment d’âge d’or
quand nous voulons situer dans le temps le point d’apogée
d’une civilisation, d’un mouvement artistique, d’une tech-
nologie, etc. Or cette notion, issue de l’Antiquité, ne possé-
dait pas à l’origine une telle dimension historique. C’est
une représentation imaginaire de l’humanité des origines :
celle-ci est conçue comme physiquement et moralement
parfaite et porte pour cette raison le nom du métal le plus
précieux. L’âge d’or est un mythe : il fait partie d’un récit
étiologique plus large, celui des races, qui explique et justifie
l’organisation sociale de la cité. Cependant, un mythe est
aussi une structure ouverte, se prêtant à de multiples inter-
prétations et reconstructions. De sa première apparition
dans la littérature grecque à ses différents réemplois par
les Romains, l’âge d’or a ainsi subi au cours des siècles une
transformation radicale dont il est intéressant de suivre
les différentes étapes pour en faire ressortir les enjeux
idéologiques.
AUX ORIGINES DE L’ÂGE D’OR : LE MYTHE HÉSIODIQUE
Le mythe de l’âge d’or a certainement des origines orien-
tales très anciennes, mais sa première mention explicite se
trouve chez un poète grec du viiie siècle avant notre ère,
Hésiode. Celui-ci, dans Les Travaux et les Jours (v. 106-201)
décrit cinq races humaines dont quatre portent le nom d’un
métal. La première génération est d’or : elle est située dans
un temps indéterminé, sous le règne de Cronos, immédia-
tement après la création des dieux et des hommes. C’est un
âge d’innocence où les mortels cohabitent pacifiquement
avec toutes les autres créatures et les dieux. C’est aussi un
âge d’oisiveté où les hommes n’ont pas besoin de peiner et
de lutter pour survivre, grâce à une nature généreuse qui leur
offre spontanément tout ce dont ils ont besoin. Cet âge jouit
surtout d’un bonheur sans mélange, car les hommes qui le
composent sont dotés d’un corps et d’un esprit inaccessibles
à la dégénérescence et à la corruption. Ils ignorent les maux,
la souffrance et même, jusqu’à un certain point, la mort : les
hommes s’endorment au terme d’une très longue vie, sans
conscience de la fuite du temps.
À cette race idéale, Hésiode oppose celles qui apparurent
ensuite : la deuxième est d’argent, inférieure à la première
par la force physique comme par l’intelligence. Son enfance
et son adolescence fort longues contrastent avec la courte
durée de sa vie adulte, consumée par la stupidité, la folie et
surtout l’impiété. Elle est suivie d’une troisième, d’airain,
d’une vigueur redoutable, impitoyable et qui ne se plait qu’à
la guerre. La dernière génération est celle du fer, à laquelle
Hésiode se désole d’appartenir. Assujettie aux fatigues et
aux misères, cette génération doit travailler dur le jour pour
survivre et supporter, la nuit, les tourments envoyés par les
dieux. L’avenir immédiat que lui prédit Hésiode est sombre :
la lutte de tous contre tous, le départ des vertus et l’anéan-
tissement final. Entre les âges d’airain et de fer, le poète
intercale une race plus hétérogène, celle des héros des cycles
des légendes thébaines et troyennes.
En dépit de cet ajout, le mythe hésiodique n’a aucune
prétention à l’historicité. Il a une dimension hautement
morale : il représente l’évolution humaine comme un
processus de décadence ininterrompu de génération en
génération, symbolisé par le recours, pour dénommer
chacune de celles-ci, à une échelle de métaux du plus noble
au plus vil. Il oppose un présent peu enviable à un passé
idéalisé, à jamais perdu.
L’ÂGE D’OR : MÉTAMORPHOSES D’UN MYTHE
Par Agnès Molinier Arbo,
professeure de langue
et littérature latines
à l’université de Strasbourg
Le mythe de l’âge d’or a subi au cours des siècles d’importantes métamorphoses qui ont permis au récit étiologique originel d’être récupéré par l’idéologie de la monarchie impériale romaine.
SOMMAIRE L’ÂGE D’OR : MÉTAMORPHOSES D’UN MYTHE 31
Ce récit a durablement marqué la littérature posté-
rieure : il transparaît par exemple chez Platon pour justi-
fier, dans La République (III, 414b-415e), la répartition de la
cité en trois classes inégales : l’or y est associé aux philo-
sophes gouvernants, l’argent aux guerriers et l’airain et le
fer aux travailleurs manuels. Mais c’est surtout l’âge d’or
qui ressurgit épisodiquement dans les textes. Platon décrit
encore, dans Les Lois (4,713b-714b) ou Le Politique (271c-272d),
une génération dont les mœurs et le mode de vie possèdent
bien des traits de la première race décrite par Hésiode. Cette
dernière a également nourri des rêveries géographiques où
des terres de confins (surtout des îles) sont décrites comme
habitées par des peuples suprêmement heureux : on pense
notamment aux îles Fortunées des Olympiques de Pindare
(2, 77) qui ressemblent singulièrement à celles où, selon
Hésiode (Les Travaux et les Jours, 169-173), les héros survi-
vants des guerres de Thèbes et de Troie vivent paisiblement
dans l’abondance, ou encore à la fabuleuse île Panchée de
l’Histoire sacrée d’Évhémère.
L’ÂGE D’OR DES PREMIERS POÈTES LATINS
Rome se dote relativement tard d’une littérature et celle-ci
est à ses débuts explicitement fille de la Grèce, comme en
témoigne entre autres la traduction par Ennius, père de la
poésie latine, de l’Histoire sacrée d’Évhémère composée au
tournant des iiie et iie siècles avant notre ère. Cette œuvre
perdue ne nous est connue que par des témoignages : on ne
trouve pas dans les textes latins d’allusions à l’âge d’or avant
la première moitié du ier siècle avant notre ère. Jean-Paul
Brisson établit à juste titre un lien entre leur apparition et
la conjoncture historique : il s’agit d’une période particuliè-
rement troublée pour Rome, puisque la Ville voit éclater les
premières guerres civiles qui marquent la transition entre la
République et l’Empire. L’épicurien Lucrèce, dans son poème
De la Nature (V, 925-1010), se plaît à décrire la première race
d’hommes, beaucoup plus dure et résistante que les mortels
de son époque, et surtout moins insatisfaite. Catulle évoque
dans ses Poésies (64, 384-393) l’époque lointaine où les dieux
venaient sans réticence se mêler aux hommes décrits
comme encore pieux. Ces réminiscences de l’âge d’or hésio-
dique restent assez fugaces, mais leur nostalgie d’un passé
bienheureux laisse peut-être transparaître quelque chose
des malheurs du temps.
Lucas Cranach l’Ancien, L’Âge d’or, xvie siècle, peinture sur bois, 0,73 × 1,05 m, Munich (Allemagne), collection de peintures de l’État de Bavière, Alte Pinakothek.
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À la fin du ier siècle avant notre ère, après l’assassinat
de César qui relance les luttes civiles, ce sentiment se fait
plus pressant chez Horace. Dans les Épodes (16, 23-65), l’âge
de fer n’est plus une simple construction de l’esprit. Il existe
bel et bien, et son cadre est la Rome contemporaine, métho-
diquement détruite par les concitoyens du poète. En une
sorte de fuite hors de l’espace et du temps, il rêve alors de
quitter à jamais, avec les meilleurs des Romains, la Ville
maudite pour gagner les mythiques îles Fortunées où les
âmes pieuses coulent une vie oisive au milieu d’une nature
qui leur dispense ses biens sans compter, loin des « siècles
durcis par le fer ».
L’ÂGE D’OR DE VIRGILE
Chez Horace, l’âge d’or apparaît comme un songe, un lieu
imaginaire où il est possible, grâce à la magie de la poésie, de
se réfugier pour échapper à un présent désormais intolérable
et à une Rome devenue invivable. Or, la seizième Épode est à
peu près contemporaine de la quatrième Bucolique de Virgile,
dont l’optimisme forme un singulier contraste avec l’humeur
sombre d’Horace. Dans ce poème, sans doute rédigé pendant
une éphémère accalmie des guerres civiles, Virgile, poète-
devin inspiré, annonce la venue prochaine d’un enfant :
sa naissance marquera le début d’un nouvel âge d’or, qui
s’épanouira progressivement au fur et à mesure que l’enfant
grandira. Son adolescence gardera ainsi quelque trace du
passé, puisque l’humanité continuera de cultiver la terre,
de naviguer et de combattre. Mais quand il sera parvenu à
l’âge adulte, les hommes jouiront enfin de tous les biens de
l’âge d’or, sans avoir à souffrir ni à travailler.
Depuis toujours, les commentateurs spéculent beau-
coup sur l’identité possible de cet enfant et sur les sources
d’inspiration de l’écrivain. Virgile a certainement ici croisé
le récit hésiodique avec le contenu de recueils oraculaires
contemporains marqués par le messianisme juif (les Oracles
sibyllins), les croyances néopythagoriciennes et la conception
cyclique de l’histoire propre au savoir étrusque. On assiste
en tout cas à un renversement radical du mythe, puisque
l’âge d’or ne se situe plus dans un lointain passé mais dans
un avenir proche ; il ne suscite plus chez l’homme le regret
de sa perte irrémédiable, mais une attente sûre d’être rapi-
dement comblée.
L’époque et le lieu de son avènement restent néanmoins
encore indéterminés et la prophétie susceptible de se prêter
à de multiples interprétations. Le message se fait plus précis
dans la deuxième œuvre de Virgile, Les Géorgiques. Dans le
chant I (v. 121-159) de cette ample épopée consacrée à la vie
des paysans et au travail des champs, le poète semble de
prime abord revenir à une vision plus traditionnelle d’un
âge de félicité originaire. Mais l’illusion ne dure pas long-
temps : la disparition de la première race n’est plus provo-
quée, comme dans Les Travaux et les Jours (v. 42-105), par
le courroux de Jupiter, fâché que Prométhée lui ait dérobé
le feu pour l’offrir aux hommes. Le dieu est au contraire
représenté comme un père bienveillant, soucieux de ne
pas voir les hommes s’endormir dans l’oisiveté et désireux
de les voir puiser dans les ressources de leur intelligence
pour gagner eux-mêmes leur subsistance. On assiste à un
nouveau renversement du mythe hésiodique : la fin de l’âge
d’or ne représente plus, pour les hommes, le début de leur
déchéance mais, au contraire, le commencement d’une
émancipation et d’une grandeur qu’ils devront conquérir
au fil des générations, grâce à l’apprentissage des différentes
techniques artisanales, et notamment de l’agriculture.
Avant Virgile, Lucrèce, dans le passage mentionné plus
haut, avait lui aussi laissé entendre que la fin de l’âge d’or
n’avait pas seulement été un mal pour l’homme, car elle
avait conduit à la maîtrise de la technologie. Virgile va beau-
coup plus loin dans Les Géorgiques : pour lui, l’âge d’or n’a
jamais été cette première génération de mortels qu’il ne se
donne guère la peine de décrire. Dans le chant II (136-176 et
458-540), le mythe fait son entrée dans l’histoire : Charles
Guittard montre qu’il n’est plus pensé au passé ou au futur, il
existe hic et nunc, dans un espace spatio-temporel clairement
défini, l’Italie contemporaine, désignée, de manière significa-
tive, comme la terre de Saturne. Cette région bénie des dieux
est certes décrite comme naturellement généreuse, mais sa
grandeur est avant tout le fruit de l’industrie des paysans qui
la peuplent. Voilà encore un détournement particulièrement
spectaculaire du mythe hésiodique, capable de concilier
deux entités présentées originellement comme contraires,
le labeur et la félicité humaine.
À l’époque où Virgile rédige Les Géorgiques, Octave a stabi-
lisé son pouvoir et s’occupe de restaurer physiquement et
moralement le monde romain en commençant par son
centre de gravité, l’Italie, dont les terres ont été ravagées
par les luttes intestines. On demande aux plumes amies
du pouvoir, comme Virgile, de se faire les chantres de cette
œuvre de reconstruction. On comprend dès lors pourquoi
l’âge d’or devient dans son œuvre le lieu de la valorisation
de la terre ancestrale et de ceux qui la cultivent. La boucle
est bouclée dans son dernier poème, Énéide (I, 541-543 et VI,
791-794) : l’âge d’or n’y est plus présidé par Saturne, mais
par Octave lui-même, entre-temps devenu Auguste. C’est le
nouvel empereur qui donne à présent des lois à un âge d’or
qui ne connaît plus de limites spatio-temporelles, puisque la
Rome éternelle s’est dilatée jusqu’aux extrémités de la terre
entièrement pacifiée. La métamorphose a été ici portée à son
terme : l’âge d’or est désormais le siècle d’Auguste.
L’ÂGE D’OR ET L’IDÉOLOGIE IMPÉRIALE
Sous l’impulsion de Virgile, le mythe étiologique est devenu
vecteur idéologique et programme politique de la nouvelle
monarchie. Un autre poète contemporain, plus subversif,
Ovide, le souligne malignement : dans ses Amours (III, 8,
35-44) et ses Métamorphoses (I, 89-93), il s’empresse de revenir
L’ÂGE D’OR : MÉTAMORPHOSES D’UN MYTHE 33SOMMAIRE
à une vision plus orthodoxe de l’âge d’or, où la bienheureuse
race primordiale n’avait nul besoin d’un prince ou de lois
pour vivre en sûreté et en paix.
Par la suite, de nombreux princes cherchent à accréditer
l’idée que leur règne est un nouvel âge d’or. D’une manière
paradoxale mais psychologiquement compréhensible, les
époques les plus troublées de l’histoire romaine sont aussi
celles qui voient ressurgir le plus fréquemment le mythe de
l’âge d’or dans les discours officiels. Ainsi, au crépuscule de
l’Empire, quand les Barbares enfoncent les frontières, que
règne l’anarchie militaire et que de nombreuses régions
échappent au contrôle du pouvoir central, ce dernier continue
inlassablement à annoncer, par l’entremise de poètes émules
de Virgile – on pense par exemple à Claudien à l’époque de
l’empereur Honorius –, la venue prochaine de l’âge d’or. Tous
n’y croient pas : au tournant des ive et ve siècles de notre ère,
un esprit aussi irrévérencieux qu’Ovide, l’auteur anonyme
de la série de biographies impériales connue sous le nom
d’Histoire Auguste (Vie de Probus, 23, 1-3), ironise ouvertement
sur l’avènement programmé d’un nouvel âge d’or qui verrait
la soldatesque inculte renoncer à ses armes, vivre en paix
avec ses semblables, se consacrer à l’agriculture et, qui sait,
même s’initier aux belles lettres ?
SAVOIR +
Brisson Jean-Paul, « Rome et l’âge d’or. Fable ou idéologie ? », in Poikilia. Études offertes à Jean-Pierre Vernant, Éditions de l’EHESS, Paris, 1987, p. 123-143.
Brisson Jean-Paul, Rome et l’âge d’or. De Catulle à Ovide, vie et mort d’un mythe, La Découverte, Paris, 2001.
Evans Rhiannon, « Searching for Paradise: Landscape, Utopia and Rome », Arethusa, 36, 3, 2003, p. 285-307.
Fabre-Serris Jacqueline, Mythologie et littérature à Rome. La réécriture des mythes aux iers siècles avant et après J.-C., Payot, Lausanne, 1998.
Guittard Charles, « Siècle d’Auguste et âge d’or », Acta Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae, n° 55, 2015, p. 477-487.
Vernant Jean-Pierre, Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, La Découverte, Paris, 2005.
Paul Signac, Au temps de l’harmonie. L’Âge d’or n’est pas dans le passé, il est dans l’avenir, 1883-1895, huile sur toile, 3,12 × 4,10 m, Paris, mairie de Montreuil.
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