Libération - FORUM CULTURE 4 février 2011

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Libération - FORUM CULTURE 4 février 2011

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L a veille de la tenue du Forum à laVillette, le ministre de la Cultureen défend le principe.

L’idéede«culturepour chacun»occa-sionne beaucoup de crispations. Aupoint que l’intitulé du forumachangé.C’est pour plaire à tout lemonde?La question n’est pas de plaire à tout lemonde. On retrouve le terme de«culture pour chacun» chez plusieursministres de la Culture. André Malrauxbien sûr, mais aussi Michel Guy. Jetrouvais que c’était une manière inté-ressante de réfléchir aux questions durapprochement de la culture avec les ci-toyens. La genèse de tout cela, c’est uneconversation que j’ai eue il y a vingt-cinq ans avec Bernard Sobel, à Genne-villiers, où nous avions beaucoup parléde l’intimidation sociale et nous avionsprononcé cette expression. Cela dit, je

considère que si les innovations séman-tiques –et ce n’en est pas une– en pé-riode d’interrogation et de dialoguedoivent créer un émoi qui occasionneune perte de repères de l’essentiel, ilfaut savoir le prendre en compte.Quelles seraient lesnouvelles frontièresde l’interventionde l’Etat dans le con-textede cette«Culturepour chacun»?A l’occasion du débat, je souhaite exa-miner trois principes. En premier lieu,essayer de reconnaître et de valoriserl’idée que la France est une FranceMonde. C’est-à-dire l’idée qu’il y aitune diversité culturelle considérable enFrance qui n’est pas encore suffisam-ment reconnue et valorisée. Deuxièmeaxe : civiliser Internet. C’est un termequi a été utilisé à bon droit et à juste titrepar le président de la République. C’estvrai que c’est aussi une de mes préoccu-pations depuis que je suis arrivé. Je re-çois Google au-delà de ce qu’auraientfait beaucoup de gens, j’essaie d’être enphase avec les mouvements qui affec-tent ce secteur et surtout j’essaie de réa-gir de la manière la plus adéquate possi-

FrédéricMitterrand,ministrede la Culture, réagit aux blocagesannoncés des syndicats.

«Certains ont peut-être été échaudés par leministère»

DÉBATLapolémique enfle depuis plusieursannées autour du thèmede l’échec de ladémocratisation culturelle. La tenuede tablesrondes, aujourd’hui à Paris, où les artistessont peu représentés, avive les tensions.

Mitterrand:leForumqui fâcheà laVilletteF rédéric Mitterrand aurait pu rê-

ver climat plus serein. Le ForumCulture 2011 que son ministèreorganise aujourd’hui à la Vil-

lette à Paris s’annonce mouvementé.Plusieurs organisations, dont le Syn-deac (regroupant les responsables dethéâtres publics), la CGT du spectacleet la coordination des intermittents etprécaires, appellent au blocage de lamanifestation.Organisé sous forme de tables rondes(huit en tout, pour cinquante interve-nants), le forum national succède à di-vers rassemblements régionaux organi-

sés cet automne. Il a entre-tempschangé de nom. Exit la «culture pourchacun», notion dont le ministre de laCulture avait fait son étendard depuisun an. Place à la «culture pour tous, cul-ture pour chacun, culture partagée».Unrétropédalage in extremis qui ne suffirapeut-être pas à calmer les esprits.«Intimidation». La«culture pour cha-cun»n’est pas une invention de Frédé-ric Mitterrand. Le terme fut utilisé parMalraux, qui l’opposait à la culture to-talitaire. Mais son actualisation a cris-tallisé les craintes d’une partie du mi-lieu culturel, en particulier le spectaclevivant. Craintes renforcées par la divul-gation, en septembre, d’un documentde travail signé de deux experts du mi-nistère. Qui évoquait le«résultat déce-vant des politiques de démocratisationculturelle», et estimait que«le véritableobstacle à une politique de démocratisa-tion culturelle, c’est la culture elle-même.Une certaine idée de la culture, répanduedans les composantes les plus diverses dela société, conduit, sous couvert d’exi-gence et d’excellence, à un processusd’intimidation sociale».Très répandue ces dernières années (à

droite comme à gauche), l’idée d’unéchec de la démocratisation culturelleest battue en brèche par les acteurs deterrain. Michel Orier, directeur de laMC2 de Grenoble (Maison de la culture),se dit«scandalisé»:«Nos théâtres sontvivants, joyeux et… remplis d’un public enaugmentation. Ceux qui parlent de publicnanti nemettent jamais les pieds dans unthéâtre de province.» Contre l’idéed’établissements repliés sur eux-mê-mes et leur public, l’Association desscènes nationales (que préside Orier),qui regroupe 62 établissements sur 70,héritiers des anciennes maisons de la

culture, organise du 14 au20 mars sur tout le territoireun festival, Effet scènes, quiprendra l’allure d’une«Théâtre Pride».«Idéologie».Parallèlement,dans un texte très offensifpublié fin décembre, le Syn-deac dénonçait, dans la

«culture pour chacun», «une mise enpratique, ou plutôt en idéologie, de lafameuse RGPP (Révision générale despolitiques publiques)». Y voyant lapreuve de l’abandon d’une «politiquepublique».Autant de réactions qui ont conduit leministère à faire machine arrière, dumoins dans la formulation. Le Forum dela Villette entend«ouvrir un largedébat»pour «identifier des propositions d’ave-nir» et«repenser le rapport entre patri-moine/création et publics/spectateurs, àl’heure de la révolution numérique». Pasde quoi, a priori, échauffer les esprits.Mais la composition même des tablesrondes, où les médiateurs culturels(directeurs d’institutions et spécialistesdivers) forment une écrasante majorité(quatre artistes seulement sur cinquanteintervenants), témoigne à tout le moinsd’une coupure avec le monde de lacréation. La coordination des intermit-tents qualifie pour sa part le forum de«tarte à la crème dégueulasse». Ce quilaisse augurer une chaude ambianceaujourd’hui à l’extérieur et à l’intérieurde la Grande Halle de la Villette.•

R.S.

«Nos théâtres sont vivants […].Ceux qui parlent de public nanti nemettent jamais les pieds dans unthéâtre de province.»MichelOrierprésident de l’Associationdes scènes nationales

LIBÉRATION VENDREDI 4 FÉVRIER 201130 • CULTURE

ble. Cela signifie qu’il faut prendre encompte cette nouvelle pratique cultu-relle qui s’est répandue comme un tsu-nami en France et que ça change com-plètement la manière d’appréhender laculture et la transmission et le partagede la culture. Je constate que cela de-meure compliqué pour les associationset des acteurs culturels. Il faut les faireentrer un peu plus dans la danse. Qu’ilsse rendent compte qu’il y a une trans-formation incroyable dans la manièredont s’effectue actuellement la réflexionculturelle. Troisième axe : construire,améliorer, revaloriser, redynamiser ledialogue avec les collectivités territoria-les pour que la culture soit partout enFrance, ce qui n’est pas le cas. Outre-mer, c’est terrible, il faut tout recons-truire. C’est pour ça d’ailleurs que l’ona augmenté le budget des Drac là-basd’une manière importante. Il faut aussique l’on repense les méthodes de travailavec les collectivités.Dans les invités du forum, il y a quatreartistes sur cinquante intervenants. Çaressemblequandmêmeàunproblème…

«Certains ont peut-être été échaudés par leministère»

M etteur en scène, Jean-Pierre Vincent a di-rigé le Théâtre national de Strasbourg, laComédie-Française et les Amandiers de

Nanterre. Figure respectée du théâtre public de-puis plus de trente ans, il défend la mobilisation.Pourquoiune telledéfiancevis-à-visdece forum?La note du ministère sur la «culture pour cha-cun», qui a fuité au mois de septembre, n’étaitqu’une ébauche, mais elle avait un grand mérite:l’idéologie qui la sous-tend s’y dévoilait de la façonla plus crue. Dans leur projet, le mot art ne figuraitqu’une fois, et encore, en liaison avec ses«vertuspédagogiques». L’art n’est clairement pas leur pro-blème. Pour leur forum, ils tentent in extremis derebalbutier les choses et c’est terrible.

Vous dites que les artistes sont en «li-berté surveillée»…Ils nous demandent sans cesse de nousjustifier, d’exister dans la société à tra-vers des actions de lien social. C’est-à-dire de maintien de l’ordre en versionsoft. Ils veulent qu’on calme les gens. Ilsn’ont plus aucun sentiment de la place

de l’art et du théâtre. Ou alors ils enfoncent desportes ouvertes sur la nécessité d’aller à la rencon-tre de nouveaux publics et de s’ouvrir alors quec’est ce que font tous les directeurs de théâtre tousles jours.La démocratisation culturelle n’est donc pas unéchec?Mais de quel échec parle-t-on? Comment se fait-ilque mon spectacle [les Acteurs de bonne foi, deMarivaux, ndlr] tourne et fasse le plein partout ?Pourquoi les gens viennent-ils au lieu d’être de-vant des écrans? Le théâtre et la danse ne sont pasfinis. Ils n’ont jamais été aussi vivants. Nous avonsjoué à Bordeaux cette semaine. Il y a vingt ans,j’avais donné dans la même ville une représenta-tion du Faiseur de théâtre, de Thomas Bernhard,devant un public de marbre. Un public de théâtreprovincial à l’ancienne, composé majoritairementde notables âgés. Aujourd’hui, quelle différence!Les salles sont jeunes, réceptives. Si des portionsde la société sont déculturées, c’est plutôt vers lehaut, du côté des élites politiques qu’il faut leschercher. Nous avons une classe dirigeante enpleine«désartification»,pour reprendre l’expres-sion d’Adorno. Et ce sont eux qui crient au loup!C’est scandaleux.Comment sortir du dialogue de sourds?Qu’ils commencent par abandonner la logique sta-tisticienne, la même que celle à l’œuvre pour l’éva-luation des scientifiques. L’art, c’est justement cequi peut aider les humains à échapper à la statisti-que. L’idée de fonder un Centre national du specta-cle sur le modèle du CNC pour le cinéma, c’est unefaçon de se décharger sur des experts, donc d’enté-riner la rupture du lien entre les politiques et lacréation. Mais cela ne serait pas pire que la situationactuelle. Nous sommes dans un processus de dépé-rissement de la politique culturelle, qu’ils voientcomme un lourd fardeau dont ils n’ont pas besoin.Il faudrait une réforme globale qui, après une remiseà plat de toutes les questions (formation, intermit-tence, existence de troupes permanentes), se tra-duirait par une loi d’orientation qui remettraitl’art… l’art, pas la culture, au centre de la société.

Recueilli par R.S.

Figure du théâtre public,Jean-PierreVincent expliquesamobilisation contre le forum:

«L’art n’estclairement pasleur problème»

Oui, ça pose un problème. Sur le faitque certains artistes sont sans doute unpeu échaudés par le ministère. Ils ont eule sentiment, peut-être, qu’on ne lesécoutait pas ou qu’on ne les a pas écou-tés en d’autres temps. Peut-être consi-dèrent-ils que le ministère ne les sou-tient pas assez. En vérité c’est tout lecontraire.Le mot «art» figure très peu dans lestextes duministère…On ne peut pas me soupçonner de nepas m’intéresser à l’art. L’idée de«dé-sertification», selon Adorno, ce seraittrès intéressant d’y réfléchir, justement.En commençant par savoir ce qu’on ap-pelle élite. L’idée justement de ce fo-rum, c’est aussi que des termes commeceux-là puissent être mis sur le tapis.Dansvotre premier discoursmention-nant«laculturepourchacun»,certainsont cru entendre un appel au privé…La grande affaire! Dès l’instant où l’onessaie d’animer le mécénat, c’estcomme si on prenait de l’argent auxautres. Il n’en est pas question. Le faitque le mécénat existe et le fait que l’Etat

soit attentif aux manières de le valoriseret de lui donner un peu plus de vigueur,ce n’est pas retirer un seul instant ouabandonner la politique culturelle del’Etat à je ne sais quelle marchandisa-tion, bien au contraire.Leconseil à la créationartistiqueprésidéparMarinKarmitz concentrebeaucoupde critiques…Le conseil en question dispose d’unbudget de 10 millions d’euros qui n’estpas pris sur le budget du ministère de laCulture. Nous, nous disposons d’unbudget de 7,5 milliards d’euros. Je suissurpris de lire que Marin Karmitz em-mène des intellectuels à New York quidisent que la culture française n’existeplus. Voilà tout. Je connais Marin Kar-mitz depuis quarante ans. C’est unhomme intelligent et je n’ai aucune rai-son de me disputer avec lui. Et puis leconseil de Karmitz par ailleurs a fait debonnes choses. Il ne faut pas non plusjeter le bébé avec l’eau du bain. Mais jesuis conscient d’un désarroi.

Recueilli par BRUNO ICHERet RENÉ SOLIS

Frédéric Mitterranden septembre 2009

dans les Landes.PHOTO LAURENT TROUDE

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