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Les problèmes identitaires des arabes israéliens: une ethno-démocratie est-elle vraiment une démocratie?La question de l’identité des citoyens arabes d’Israël s’avère être un problème complexe qui comprend plusieurs dimensions et qui peut être sujet à des interprétations divergentes. En conclusion, on peut dire que les Arabes d’Israël se sentent israéliens parce qu’ils sont citoyens de l’Etat d’Israël et qu’ils entendent le rester. A cette identité civique se joignent les processus de modernisation et d’acculturation qui rapprochent les Arabes des Juifs sur le plan de l’identité culturelle.Mais à ce triple mouvement d’israélisation répondent trois composantes d’un processus symétrique de palestinisation, conséquence de la première tendance. Les Arabes israéliens se sentent comme des citoyens de seconde classe au sein d’un Etat juif dans lequel ils ne se reconnaissent pas. Le caractère ethnique de l’Etat conduit à une citoyenneté instrumentale et au développement d’un sentiment national palestinien. Cette identité nationale palestinienne se nourrit par ailleurs du processus de modernisation, facteur de mobilisation politique, et de celui d’acculturation qui mène à un mouvement de contre-acculturation.Il apparaît ainsi clairement qu’israélisation et palestinisation des Arabes d’Israël ne sont pas des évolutions contradictoires mais complémentaires, la première concernant la citoyenneté et la seconde la nationalité, avec, relativement à l’identité culturelle, une relation dialectique entre les deux. Le mouvement d’israélisation est essentiellement subi et c’est en réaction à celui-ci et à ses contradictions que s’opère un mouvement parallèle de palestinisation, mouvement qui s’exprime essentiellement sur le mode politique par le soutien aux Palestiniens des territoires et le vote en faveur de partis nationalistes arabes.Si la relation entre identité israélienne et sentiment palestinien semble maintenant plus claire, le conflit identitaire n’en reste pas moins réel pour les citoyens arabes qui le vivent au quotidien. La question de l’issue de cette situation conflictuelle reste posée : y a-t’il radicalisation politique des Arabes d’Israël comme le pensent une majorité d’Israéliens ? Seule la transformation d’Israël d’Etat juif en Etat de tous ses citoyens permettrait-elle aux Arabes d’être pleinement intégrés comme le suggère Nadim Rouhana ? Ou bien, comme l’avance Sammy Smooha, un rapprochement mutuel est-il en cours, avec une politisation des Arabes leur permettant de mieux défendre leurs droits sans changer la nature de l’Etat ?Et si, plutôt que de rester confrontés à l’impossible choix entre deux identités incomplètes, les Arabes d’Israël se décidaient finalement à opter pour une autre identité, l’identité religieuse ? C’est d’ailleurs celle-ci que choisit près d’un Arabe sur deux quand on lui demande de désigner, entre identité civique, nationale et religieuse, celle qui lui semble la plus importante (Smooha 2004 : 47). La grande majorité des Arabes israéliens étant musulmane, ce serait donc l’identité islamique qui prendrait le dessus, dans un contexte de montée de l’islam politique dans toute la région environnant Israël ainsi que dans les territoires avec la prise de contrôle de Gaza par le Hamas. Cette dimension de l’identité des citoyens arabes d’Israël mériterait sans doute d’être étudiée plus en détail.
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Jean CHAMEL 9 mai 2008 Mdev IHEID
L’identité des citoyens arabes d’Israël : entre israélisation et palestinisation
L’Etat d’Israël au Proche-Orient: dynamiques internes et
interactions régionales
Prof. Alain Dieckhoff
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Table des matières
Introduction .............................................................................................................................. 3
I. Israélisation, modernisation, palestinisation...................................................................... 4
II. L’impossible assimilation à un « Etat ethnique »............................................................. 6
III. L’hypothèse du « rapprochement mutuel » .................................................................... 8
IV. Acculturation et contre-acculturation ........................................................................... 11
Conclusion............................................................................................................................... 14
Bibliographie........................................................................................................................... 16
Annexes ................................................................................................................................... 17
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Introduction
L’Etat d’Israël, fondé en 1948 comme l’Etat du peuple juif, n’est pas, dès sa création,
ethniquement homogène. En effet, si de nombreux Arabes fuient le nouvel Etat, ils sont
quelques 156 000 (Courbage 2000 : 1) à rester à l’intérieur de ses frontières d’alors.
Concentrés principalement en Galilée, dans la région dite du Triangle et dans le Néguev, ils
resteront sous contrôle d’un gouvernement militaire de 1948 à 1966 mais obtiendront
néanmoins la citoyenneté israélienne. En 2008, soixante ans après sa création, Israël compte
près de 20% de citoyens arabes, soit 1 400 000 personnes (Central Bureau of Statistics 2007 :
86) et ils devraient être 2 millions en 2020 puis 3,7 millions en 2050 et représenter alors un
tiers de la population totale (Courbage 2000 : 4).
La présence d’une minorité non juive d’une telle importance au sein d’Israël ne peut
laisser indifférent quiconque s’intéresse aux dynamiques internes à ce pays. Comment en effet
Israël peut-il rester l’Etat des Juifs quand 20% et bientôt 30% de sa population est arabe ? Se
pose également, en prolongement de cette interrogation, la question de la démocratie au sein
au sein d’un « Etat ethnique ». Pour de nombreux Juifs israéliens, c’est la survie même de
l’Etat qui serait en jeu, compte-tenu de son environnement régional composé de pays à
majorité arabe et souvent hostiles.
Mais pour tenter de répondre à ces questions qui suscitent déjà un vaste débat, il est
essentiel de mieux connaître au préalable cette minorité arabe. A cette fin, nous nous
proposons de nous focaliser sur un aspect fondamental : la question identitaire. Comment ces
Arabes, citoyens non-Juifs d’un Etat créé pour les Juifs, et non destinés à devenir citoyens
d’un futur Etat palestinien, se définissent-ils eux-mêmes ? Se sentent-ils plutôt Israéliens,
Palestiniens, Arabes, Musulmans ? Parce qu’il est possible de revendiquer son appartenance à
de multiples identités, parfois contradictoires, nous allons tenter de mieux saisir les
dynamiques identitaires en cours en se concentrant sur les identités israéliennes et
palestiniennes et de comprendre la relation dialectique entre les deux.
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I. Israélisation, modernisation, palestinisation
De qui parle-t-on ?
S’interroger sur l’identité des citoyens arabes d’Israël requiert en premier lieu de bien
identifier le sujet, ce qui n’est pas chose facile. En effet, les Arabes israéliens ne constituent
pas une communauté homogène : s’il sont en majorité musulmans, les Arabes chrétiens et les
Druzes forment des minorités non négligeables. Pour ne rien simplifier, l’Etat israélien inscrit
ses citoyens dans les registres d’état civil suivant un leom, que l’on peut traduire par
« nationalité ». Dans ce leom, les Arabes musulmans et chrétiens sont catégorisés « arabes »,
ainsi que les Bédouins qui ne sont pourtant pas arabes, mais pas les Druzes qui, bien
qu’arabes, font l’objet d’un leom spécifique « druze » (Louër 2003 : 21-25). De qui parle-t-on
alors lorsque l’on désigne les citoyens arabes d’Israël ? Les Arabes musulmans, chrétiens ou
druzes et les Bédouins ayant chacun une relation spécifique à l’Etat et une vision propre de
leur identité, nous tenterons de dépasser ces spécificités pour considérer la population dite
arabe dans son ensemble, ce qui revient en fait à nous focaliser sur la majorité arabo-
musulmane. Ce choix peut paraître discutable, mais cette simplification nous semble
nécessaire compte-tenu des travaux sur lesquels s’appuie cette étude, travaux qui ne
définissent pas toujours précisément qui est inclus sous la dénomination d’Arabes d’Israël.
Une israélisation inévitable
Les deux décennies qui suivent la création d’Israël et la Nakba, la « catastrophe »,
événements qui conduisent à la formation de la minorité arabe israélienne, font l’objet d’une
interprétation relativement consensuelle : devenus minoritaires sur leurs propres terres pour
ainsi dire du jour au lendemain, les Arabes n’ont d’autre choix que de s’adapter à la nouvelle
majorité juive. Isolés du monde arabe, abandonnés par les élites éduquées qui ont fui en 1948,
étroitement contrôlés par un gouvernement militaire qui restreint notamment la liberté de
déplacement, les Arabes d’Israël s’intègrent progressivement au nouvel Etat (Rouhana 1989 :
45).
En plus de la citoyenneté et du droit de vote, leur est accordé l’accès à une large
palette de services sociaux et plus particulièrement à un système éducatif propre. Privés de
leurs terres pour diverses raisons ou à la recherche d’un meilleur revenu, nombreux sont les
hommes qui se retrouvent employés par des Juifs, principalement comme ouvriers agricoles
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ou du bâtiment (Zureik 1976). L’insertion dans les institutions de l’Etat, les contacts répétés
avec les Juifs, l’apprentissage obligatoire à l’école et nécessaire pour décrocher un emploi de
l’hébreu sont autant de signes d’une israélisation graduelle de la minorité arabe. Cette
israélisation est d’autant facilitée par l’absence d’une réelle opposition : le contrôle
traditionnel des villages, l’hamula, persiste et est renforcé par une politique étatique de
cooptation. Suivant les principes de l’indirect rule, l’Etat utilise les mukhtar, des chefs
claniques, comme intermédiaires pour contrôler la population arabe (Louër 2003 : 35-37). La
force de ces structures restreint l’émergence d’une identité arabe promue par le panarabisme
en vogue à cette époque, lequel empêchait par ailleurs l’éclosion d’un sentiment national
palestinien en Israël comme dans les futurs territoires occupés (Landau 1993 : 163-164 ;
Rouhana 1989 : 44-45). On ne peut enfin exclure l’hypothèse d’une volonté d’imitation et
d’identification avec la majorité juive comme réflexe naturel de toute minorité en situation de
particulière faiblesse (Landau 1993 : 163).
La théorie de la modernisation
Suivant cette première phase d’israélisation, est largement reconnue une seconde
phase de palestinisation, avec 1967 et la guerre des Six Jours choisie comme année charnière.
L’occupation de la Cisjordanie et de Gaza, qui suit d’une année la fin du contrôle militaire des
Arabes d’Israël, permet à ceux-ci de reprendre contact avec les Palestiniens et de favoriser
leur identification à ces derniers (Landau 1993 : 165-166 ; Rouhana 1989 : 45). S’ensuit alors
une montée progressive de l’identité palestinienne, marquée par un changement de
comportement électoral. Les électeurs arabes délaissent les candidats arabes affiliés au parti
travailliste et se tournent vers les nouveaux partis nationalistes arabes fondés au milieu des
années 1980. Sur un mode plus sensationnel s’ajoute la mort de six manifestants le « Jour de
la Terre » de 1976, puis le mouvement de solidarité qui accompagne la première intifada et
enfin les douze « martyrs » tués en octobre 2000 lors qu’une manifestation de soutien à la
seconde intifada.
Au-delà des circonstances favorables, plusieurs explications, plus complémentaires
que contradictoires, sont avancées pour comprendre ce revirement identitaire de l’israélisation
à la palestinisation. Jacob Landau et Yochanan Peres, s’inspirant des travaux de Karl Deutsch
sur la modernisation et la mobilisation politique, voient dans la montée de l’identité
palestinienne une conséquence de la modernisation. L’alphabétisation de masse, l’accès à
l’éducation supérieure, la sécularisation, l’ouverture à des valeurs démocratiques et
6
l’amélioration des conditions socio-économiques des Arabes ne conduisent pas
nécessairement à un rapprochement avec les Juifs, comme on pourrait naïvement l’imaginer.
Au contraire, cette modernisation aboutit à l’affirmation de leur autonomie au travers d’une
identité propre qui ne peut être israélienne, ce qui conduit, pour ainsi dire naturellement, à la
palestinisation (Louër 2003 : 64). Pour saisir ce lien entre modernisation et revendication
identitaire, il faut comprendre que la généralisation de l’éducation et la modification des
modes de vie bousculent les systèmes traditionnels de régulation sociale devenus inadaptés au
nouveau contexte politique et social. Cette phase de bouleversements entraîne la recherche
d’une nouvelle identité collective, phénomène qui se trouve renforcé quand le groupe en
question est sous le contrôle d’un autre groupe, ce qui est le cas en Israël. A cette « théorie de
la modernisation » des citoyens arabes s’ajoute d’autres facteurs explicatifs comme leur rejet
par les nationalistes palestiniens des territoires qui les accusent de trahison, un bas statut
social au sein de la société israélienne (Landau 1993 : 166) et surtout l’impossibilité d’une
intégration totale comme citoyen israélien, point central des travaux de Nadim Rouhana et
As’Ad Ghanem qui mérite d’être détaillé.
II. L’impossible assimilation à un « Etat ethnique »
Israël comme « Etat ethnique »
S’il est nécessaire de s’intéresser aux dynamiques internes aux citoyens arabes d’Israël
pour comprendre l’évolution de leur appartenance identitaire, il est non moins indispensable
de tenir compte de leur environnement extérieur, c’est à dire en premier lieu de l’Etat dont ils
sont les citoyens. Israël avait été pensé par le fondateur du sionisme Theodor Herzl comme
l’ Etat des Juifs où ceux-ci seraient majoritaires mais avec un statut égal accordé aux non-
Juifs. Tel n’est pas la nature de l’Etat fondé en 1948 qui se trouve être un Etat juif tout court
(Louër 2003 : 20), autrement dit un Etat ethnique. Au niveau idéologique, Israël est un Etat
sioniste garantissant la prééminence au peuple juif : Loi du retour, loi interdisant la négation
du caractère juif de l’Etat, adoption de symboles inspirés de la culture et de la religion juive,
droit familial basé sur l’appartenance religieuse, etc. Dans ces conditions, l’identification
psychologique des citoyens arabes à un Etat qui n’est explicitement pas fait pour eux semble
impossible. Israël est l’Etat du peuple juif et non de tous ses citoyens, d’où l'irréalisable
intégration totale de ses citoyens non-juifs et la revendication des Arabes d’un changement de
définition de la nature même de l’Etat (Ghanem 2000 : 91).
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L’inégalité structurelle entre Juifs et Arabes
Le débat sur la nature démocratique ou non de l’Etat d’Israël pourrait sembler hors de
propos, mais il est en fait au cœur de la question identitaire. Doté de tous les instruments
d’une démocratie occidentale, c’est effectivement relativement à sa minorité arabe que la
démocratie israélienne fait l’objet d’une controverse. Sans chercher à trancher entre les
concepts « d’ethno-démocratie » de Smooha (1997) et « d’ethnocratie » de Ghanem, Rouhana
et Yiftachel (1998), ce débat montre toute l’importance de la notion d’égalité. La nature
même de l’Etat favorise la majorité juive au détriment de la minorité arabe et si pour Smooha
cette situation peut subsister: « [the] Arabs would not be totally equal to the Jews in Israel, but
would be much more equal than they are today » (1997 : 229), attendu que selon lui s’opère
une certaine israélisation sur laquelle nous reviendrons plus en détail, pour ses contradicteurs :
« Israelization, in the sense of accepting Jewish exclusivity and privilege and the Arab
inferiority that comes with it, and in the sense of accepting Israel as the state of the Jewish
people, is an illusionary identity at best and a distorted identity at worst. The failure to offer –
even theoretically – equal citizenship means that the only identity Israel can provide is, at its
center, one which enforces inequality and exclusion » (Ghanem, Rouhana et Yifachel 1998:
257).
Le caractère juif de l’Etat se retrouve sur les plans structurels et politiques : exclusion des
députés des partis arabes de toute coalition, non incorporation des Arabes dans l’armée et de
ce fait exclusion de certains droits, discrimination dans l’accès à la terre et dans les allocations
budgétaires, etc. (Ghanem 2000 : 94-95). A l’impossible identification à un Etat dont la
construction idéologique et symbolique exclue de facto sa population arabe, s’ajoute une
inégalité structurelle entre citoyens juifs et arabes qui ne permet pas à ces derniers de se sentir
pleinement Israéliens.
Il ne faut enfin pas oublier de prendre en compte la situation d’infériorité économique
et sociale des Arabes d’Israël qui occupent souvent les emplois les moins qualifiés et
disposent de ce fait de revenus en moyenne inférieurs à ceux des Juifs (Ghanem et Rouhana
1998 : 335-336) et qui sont sous-représentés au sein de l’enseignement supérieur (Marzawi
1995 : 354). Ces facteurs, s’il ne sont pas liés à la nature de l’Etat juif, renforcent néanmoins
le sentiment de discrimination des citoyens arabes et contribuent à renforcer l’identité
palestinienne.
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Pour Ghanem et Rouhana l’assimilation complète des citoyens arabes au sein de l’Etat
d’Israël est impossible compte tenu de sa nature même comme « Etat juif-sioniste ». Tant
qu’Israël sera l’Etat du peuple juif, l’israélisation de sa population arabe sera illusoire. De
cette contradiction, l’identité palestinienne sort renforcée mais la palestinisation, pas plus que
l’israélisation, ne peut être complète. En effet, il est devenu clair au cours des années 1990,
lors des accords d’Oslo et du processus de paix, que le destin des Arabes d’Israël divergeait
de celui des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie. La question des citoyens arabes était
absente des négociations et ceux-ci étaient appelés à mettre leur « israélité » au service de
l’OLP en soutenant le gouvernement travailliste (Ghanem et Rouhana 1998 : 333-334). Les
Arabes d’Israël rejètent d’ailleurs en grande majorité l’idée d’une intégration au futur Etat
palestinien (Smooha 2004 : 49) et montrent ainsi leur attachement à l’Etat d’Israël. Ghanem et
Rouhana résument bien la situation en affirmant : « The predicament of identity for the Arabs
in Israel is not the conflict between two complete identities – the Israeli and the Palestinian. It
is the incompleteness in different ways of both identities » (1998: 336). Pour les deux auteurs,
cette instabilité identitaire nourrit une crise existentielle que seule peut résoudre une
transformation de l’Etat juif en un Etat binational ou un Etat de tous ses citoyens (Ghanem
2000 : 102-103).
III. L’hypothèse du « rapprochement mutuel »
La mesure de l’ israélisation
A l’hypothèse d’une radicalisation des Arabes d’Israël, conséquence d’une
assimilation impossible causée par la nature même de l’Etat, Sammy Smooha oppose une
thèse alternative qu’il appelle « politicization thesis ». Selon lui, la crise entre Arabes et Juifs
d’Israël n’est pas inévitable. Il reconnaît l’existence de « forces négatives » qui contribue à la
radicalisation des positions, mais suggère dans le même temps l’existence de « forces
positives » qui les adoucissent. L’équilibre se traduit dans un processus de politisation : les
Arabes prennent conscience des discriminations et de l’exclusion dont ils sont victimes et
trouvent dans le combat politique, plutôt que dans la violence, le moyen de lutter pour
l’égalité. Pour Smooha, cette politisation progressive s’appuie sur deux processus, la
démocratisation de la société qui fournit une arène au débat politique, et l’israélisation des
citoyens arabes (2004 : 12).
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Pour affirmer cette israélisation, Smooha s’appuie tout d’abord sur la reconnaissance
de la légitimité d’Israël. Une grande majorité d’Arabes israéliens reconnaît en effet à Israël le
droit d’exister comme Etat indépendant, et même comme Etat juif (2004 : 31).
L’interprétation de cette dernière affirmation est cependant sujette à débat : pour Rouhana et
Rekhess, elle signifie simplement que les citoyens arabes reconnaissent la présence d’une
majorité juive au sein d’Israël et donc l’acceptation de facto d’Israël comme Etat juif. Ce
point de vue est corroboré par le rejet massif d’Israël comme Etat sioniste, lequel est même
majoritairement qualifié de raciste. Mais pour Smooha il s’agit plutôt d’une reconnaissance
d’Israël comme Etat juif de jure, avec à l’appui l’acceptation par les Arabes du non-retour des
réfugiés palestiniens au sein même d’Israël (2004 : 35). Cette justification semble néanmoins
bancale puisque s’appuyant plus sur une vision réaliste qu’idéale des citoyens arabes.
Autre élément confirmant l’israélisation des citoyens arabes, ceux-ci devant choisir
une identité entre neuf combinaisons des termes « Arabes », « Palestiniens » et « Israéliens »,
ont préféré les identités « Palestinien Arabe en Israël »(38,3%) et « Arabe Israélien » (22,9%).
Les identités israéliennes-non palestiniennes et israéliennes-palestiniennes regroupent
chacune 45% des choix quand les identités non israéliennes-palestiniennes sont marginales
avec 8,6% (Smooha 2004 : 47-48). Si ces résultats montrent l’importance de l’identité
israélienne pour les Arabes d’Israël, ils révèlent en même temps un fort attachement à
l’identité palestinienne. N’y a-t’il pas là une contradiction entre deux tendances simultanées à
l’israélisation et à la palestinisation ?
Identité civique et identité nationale
En fait l’identité se décline sur de nombreux plans, et Smooha en considère trois en
particuliers, qu’il estime pertinent relativement aux relations Arabes-Juifs : la citoyenneté, la
religion et la nationalité. Pour les Juifs cette distinction n’a en général que peu d’importance,
parce que les trois identités convergent : être de religion juive, appartenir au peuple juif et être
citoyen israélien est parfaitement compatible. Tel n’est pas le cas pour les Arabes qui se
trouvent être citoyens d’un Etat qui n’est ni musulman, ni arabe. De ce fait, la distinction entre
identité civique (citoyenne) et identité nationale permet de lever l’apparente contradiction que
représentait le renforcement parallèle des identités israéliennes et palestiniennes : « the
connection between the two components [Israeli and Palestinian] is loose, so that they can
concur or can change independently of each other » (Smooha 2004 : 45). Les Arabes d’Israël
se revendiquent Israéliens par leur citoyenneté et Palestiniens par leur nationalité, sans que
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ces deux composantes de leur identité entrent en conflit. Smooha s’appuie sur cette
différentiation pour démontrer que, malgré le puissant mouvement de palestinisation depuis
1967, l’israélisation des citoyens arabes n’est pas moins réelle et que la thèse d’un
« rapprochement mutuel » entre Arabes et Juifs est plus certaine que celle d’une radicalisation
(2004 : 103). Cependant, seulement 24,1% des Arabes et 29,8% des Juifs considèrent la
citoyenneté comme l’élément le plus important de leur identité (2004 : 47), alors qu’il s’agit
de la seule composante identitaire qu’ils puissent partager, ce qui relativise le rapprochement.
Si les travaux de Smooha montrent une certaine volonté d’intégration entre Arabes et
Juifs, ils en exposent aussi les limites. Ainsi,
« 53.4 % of the Arabs feel alien and rejected in Israel, and 71.8% of the Jews refrain from
entering Arab localities. In addition, 52.5% of the Jews are not prepared to have an Arab
neighbor and 43.3% are not prepared to have an Arab boss » (2004: 103).
Il n’est donc pas étonnant que face aux discriminations subies ou perçues par les Arabes
d’Israël, une majorité (57,6%) de ceux-ci pensent que l’Etat les traite certes comme des
citoyens, mais de seconde classe (Smooha 2004 : 105).
S’ajoute à ce constat les réserves exprimées notamment par Nadim Rouhana
concernant la méthode adoptée par Sammy Smooha. Celui-ci interpréterait trop rapidement
des phénomènes extérieurs, tels que les relations entre Arabes et Juifs ou le désir de la
majorité des Arabes de rester au sein de l’Etat d’Israël, comme autant de preuves d’un
processus avancé d’israélisation. Pour Rouhana, « une telle démarche ne parvient pas à saisir
les modalités fondamentalement différentes sur lesquelles israélité et palestinité sont vécues
par les Arabes » (Louër 2003 : 149).
Une israélisation instrumentale ?
L’approche de Rouhana repose sur l’expérience vécue des acteurs, suivant ses
modalités psychologiques. Lui aussi reconnaît une identité nationale palestinienne et une
identité civique israélienne, mais propose une interprétation différente de celle avancée par
Smooha relativement à cette dernière. D’après lui, l’identité collective est liée à l’attachement
qu’un individu a pour le système qui l’intègre, et cet attachement peut être de deux types, soit
sentimental, soit instrumental :
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« An individual is considered sentimentally involved in the national system […] when he
perceives the system as representative of his group identity. An individual is considered
instrumentally attached to the system when he sees the system as an effective vehicle for
achieving his own ends and the ends of the system’s members » (Rouhana 1986: 125).
Pour Rouhana, puisque, comme nous l’avons vu plus haut, les Arabes ne peuvent se
reconnaître dans l’Etat juif, ils entretiennent ainsi un rapport purement instrumental avec
celui-ci. Parallèlement, causé par ce rejet et par la montée du nationalisme palestinien en
Cisjordanie et à Gaza, l’attachement sentimental va au peuple Palestinien, lequel ne peut
d’ailleurs être instrumentalisé compte tenu de la séparation entre Arabes d’Israël et
Palestiniens des territoires occupés (1986 : 126). Selon lui, « les citoyens arabes ne se sentent
pas israéliens et considèrent leur citoyenneté comme un fait purement contingent » (Louër
2003 : 148). Ils utilisent leur citoyenneté pour servir au mieux leurs intérêts mais ne
développent aucun sentiment d’appartenance affective à Israël, il s’agirait donc d’une
israélisation exclusivement instrumentale.
IV. Acculturation et contre-acculturation
L’israélisation comme acculturation
La thèse d’une israélisation strictement instrumentale montre l’impossible
intériorisation psychologique de l’identité israélienne mais elle occulte une autre dimension
de la dialectique identitaire. Laurence Louër, s’appuyant sur le discours d’Azmi Bishara,
dévoile une autre acception de l’israélisation, comprise comme acculturation. En effet, elle
cite Dominique Schnapper qui explique qu’ « il n’y a pas d’exemple où les cultures mises en
présence dans une même société politique ne se combinent par créolisation ou hybridation »
(2003 : 151). Arabes et Juifs d’Israël n’échappent pas à la règle et Louër met en évidence ce
processus d’israélisation culturelle au travers plusieurs récits de vie d’étudiants arabes
israéliens. Ces derniers se retrouvent généralement en minorité au milieu des étudiants juifs et
adoptent de ce fait certaines de leurs spécificités culturelles, comme l’hébreu, dont ils
intègrent nombre d’expressions à leur langue maternelle pour forger une sorte de nouveau
dialecte qualifié d’ « hébrarabe », ou, pour les jeunes femmes, des tenues vestimentaires plus
féminines. Cette acculturation (qui signifie appropriation d’éléments d’une autre culture dans
le langage de l’anthropologie socio-culturelle, et non déculturation) matérielle ne peut être
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instrumentale parce qu’elle conduit nécessairement à l’acculturation formelle : l’adoption de
contenus mène inévitablement à l’intégration de modes de sentir et de concevoir, c’est à dire à
une nouvelle manière de penser et de se penser (Louër 2003 : 153-154).
Le processus d’israélisation comme intégration culturelle peut alors conduire à une
autre interprétation : les codes culturels adoptés par les Arabes ne sont en effet pas ceux de la
judéité mais plutôt ceux du mode de vie occidental qui tend à gagner le reste du monde.
L’israélisation serait alors synonyme de modernisation (Louër 2003 : 134). Cette approche
correspond sans doute bien à la période 1948-1967 pendant laquelle les Arabes d’Israël se
sont contentés de s’intégrer à leur nouvel Etat sans trop se poser de question identitaire. Mais,
en réduisant la culture d’origine à un folklore de second ordre, elle ne rend guère compte du
contexte actuel de fort sentiment palestinien.
La palestinisation, conséquence de l’israélisation
Louër montre en fait que le phénomène d’acculturation s’accompagne d’un
mouvement de contre-acculturation. Prenant l’exemple d’un jeune étudiant arabe parfaitement
intégré à la société israélienne, elle dénonce l’approche culturaliste de l’israélisation qui
voudrait que celui-ci fasse partie « de ces éduqués cooptés par les colombes du Meretz » en
expliquant qu’il est un militant actif d’un parti nationaliste arabe qui fait de l’identité
palestinienne l’élément central de son combat (2003 : 164). Le concept de contre-
acculturation permet de comprendre que l’affirmation de l’identité palestinienne ne résulte pas
d’un manque d’acculturation à la société israélienne, comme le pense la vision culturaliste,
mais au contraire qu’elle s’appuie sur cette israélisation :
« l’acculturation est aussi la condition de possibilité de la contre-acculturation parce qu’elle est
un moment dialectique obligé de tout processus de renversement des définitions de soi
imposées par le dominant […] la maîtrise des modes de pensée des dominants est
indispensable aux dominés car la contestation de l’ordre établi ne peut se faire que par la
manipulation des catégories qui en sont le fondement […] les individus stigmatisés en raison
d’un handicap physique ou d’une appartenance ethnique mal considérée parviennent rarement
à exprimer leurs revendications à partir d’un système de valeurs et d’un langage autre que
celui de la société qui les rejette […] ils se revendiquent de la modernité, de l’égalité, de la
démocratie, et tendent à nier la différence sociale qui les marginalise tout en l’affirmant, mais
sur un mode minimal. On proclame sa différence mais on déploie parallèlement tous ses
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efforts pour vider celle-ci de tout contenu social et se conformer à la norme » (Louër 2003 :
165-166).
Israélisation et palestinisation ne sont pas, comme il a été suggéré précédemment, en
contradiction ou sur des plans différents, mais en opposition dialectique : à l’israélisation
comme acculturation répond une contre-acculturation sous la forme de l’affirmation de
l’identité palestinienne, ce qui permet à Louër d’affirmer que « pour un citoyen arabe d’Israël,
s’affirmer palestinien constitue finalement le summum de l’israélisation » (2003 : 166).
L’appropriation des valeurs et des catégories de pensée israéliennes ne conduit pas à
l’assimilation, qui serait négation de la différence, mais à l’affirmation de celle-ci. Cette
différence et la revendication d’une identité palestinienne s’expriment par des revendications
politiques et non par des styles de vie différents. Israélisation et palestinisation sont donc
intrinsèquement liés et le renforcement de l’identité palestinienne, politique, s’explique par
une appropriation croissante des aspects séculiers de la culture israélienne.
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Conclusion
La question de l’identité des citoyens arabes d’Israël s’avère être un problème
complexe qui comprend plusieurs dimensions et qui peut être sujet à des interprétations
divergentes. En conclusion, on peut dire que les Arabes d’Israël se sentent israéliens parce
qu’ils sont citoyens de l’Etat d’Israël et qu’ils entendent le rester. A cette identité civique se
joignent les processus de modernisation et d’acculturation qui rapprochent les Arabes des
Juifs sur le plan de l’identité culturelle.
Mais à ce triple mouvement d’israélisation répondent trois composantes d’un
processus symétrique de palestinisation, conséquence de la première tendance. Les Arabes
israéliens se sentent comme des citoyens de seconde classe au sein d’un Etat juif dans lequel
ils ne se reconnaissent pas. Le caractère ethnique de l’Etat conduit à une citoyenneté
instrumentale et au développement d’un sentiment national palestinien. Cette identité
nationale palestinienne se nourrit par ailleurs du processus de modernisation, facteur de
mobilisation politique, et de celui d’acculturation qui mène à un mouvement de contre-
acculturation.
Il apparaît ainsi clairement qu’israélisation et palestinisation des Arabes d’Israël ne
sont pas des évolutions contradictoires mais complémentaires, la première concernant la
citoyenneté et la seconde la nationalité, avec, relativement à l’identité culturelle, une relation
dialectique entre les deux. Le mouvement d’israélisation est essentiellement subi et c’est en
réaction à celui-ci et à ses contradictions que s’opère un mouvement parallèle de
palestinisation, mouvement qui s’exprime essentiellement sur le mode politique par le soutien
aux Palestiniens des territoires et le vote en faveur de partis nationalistes arabes.
Si la relation entre identité israélienne et sentiment palestinien semble maintenant plus
claire, le conflit identitaire n’en reste pas moins réel pour les citoyens arabes qui le vivent au
quotidien. La question de l’issue de cette situation conflictuelle reste posée : y a-t’il
radicalisation politique des Arabes d’Israël comme le pensent une majorité d’Israéliens ?
Seule la transformation d’Israël d’Etat juif en Etat de tous ses citoyens permettrait-elle aux
Arabes d’être pleinement intégrés comme le suggère Nadim Rouhana ? Ou bien, comme
l’avance Sammy Smooha, un rapprochement mutuel est-il en cours, avec une politisation des
Arabes leur permettant de mieux défendre leurs droits sans changer la nature de l’Etat ?
Et si, plutôt que de rester confrontés à l’impossible choix entre deux identités
incomplètes, les Arabes d’Israël se décidaient finalement à opter pour une autre identité,
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l’identité religieuse ? C’est d’ailleurs celle-ci que choisit près d’un Arabe sur deux quand on
lui demande de désigner, entre identité civique, nationale et religieuse, celle qui lui semble la
plus importante (Smooha 2004 : 47). La grande majorité des Arabes israéliens étant
musulmane, ce serait donc l’identité islamique qui prendrait le dessus, dans un contexte de
montée de l’islam politique dans toute la région environnant Israël ainsi que dans les
territoires avec la prise de contrôle de Gaza par le Hamas. Cette dimension de l’identité des
citoyens arabes d’Israël mériterait sans doute d’être étudiée plus en détail.
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Bibliographie
Ouvrages LANDAU Jacob, The Arab Minority in Israel, 1967-1991. Political Aspects, Clarendon Press, Oxford, 1993 LOUER Laurence, Les citoyens arabes d’Israël, Editions Balland, Paris, Paris, 2003 SMOOHA Sammy, Index of Arab-Jewish Relations in Israel 2004, The Jewish-Arab Center, University of Haifa, Haifa, 2004
Articles Central Bureau of Statistics, Statistical Abstract of Israel 2007, n°58, Jerusalem, 2007 COURBAGE Youssef, « Israël et Palestine : combien d’hommes demain ? », Populations et Sociétés, n° 362, novembre 2000 GHANEM As’Ad, ROUHANA Nadim et YIFTACHEL Oren, « Questioning Ethnic Democracy: A response to Sammy Smooha », Israel Studies, vol. 3, n° 2, automne 1998, pp. 253-267 GHANEM As’Ad, « The Palestinian Minority in Israel: The 'Challenge' of the Jewish State and Its Implications », Third World Quarterly, vol. 21, n° 1, février 2000, pp. 87-104 MARZAWI André Elias, « University Education, Credentialism and Social Stratification among Palestinian Arabs in Israel », Higher Education, vol. 29, n° 4, juin 1995, pp. 351-368 ROUHANA Nadim, « Collective Identity and Arab Voting Patterns » in ARIAN Asher et SHAMIR Michal The Elections in Israel – 1984, Ramot, Tel Aviv, 1986, pp. 121-149 ROUHANA Nadim, « The Political Transformation of the Palestinians in Israel: From Acquiescence to Challenge », Journal of Palestine Studies, vol. 18, n° 3, printemps 1989, pp. 38-59 ROUHANA Nadim et GHANEM As’Ad, « The Crisis of Minorities in Ethnic States: The Case of Palestinian Citizens in Israel », International Journal of Middle East Studies, vol. 30, n° 3, août 1998, pp. 321-346 SMOOHA Sammy, « Ethnic Democracy. Israel as an Archetype », Israel Studies, vol. 2, n° 2, automne 1997, pp. 198-241 ZUREIK Elia, « Transformation of Class Structure among the Arabs in Israel: From Peasantry to Proletariat », Journal of Palestine Studies, vol. 6, n° 1, automne 1976, pp. 39-66
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Annexes Tableaux extraits de: SMOOHA Sammy, Index of Arab-Jewish Relations in Israel 2004, The Jewish-Arab Center, University of Haifa, Haifa, 2004
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