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Michel BILLÉ Sociologue. « Les vieux, les malades, les handicapés : charge ou richesse ? »
Troyes le 09/04/2013.
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LES VIEUX, LES MALADES, LES HANDICAPES ... CHARGE OU
RICHESSE ?
La question peut paraître rude, presqu’indécente... Le discours
politiquement correct risque de venir clore le débat : « les pauvres ! ». Ce
que cette formulation permet de mettre en question, c’est le regard que
sociétalement nous portons sur ceux qui, au motif de leur âge, de leur
handicap ou de leur maladie... Ne voyant que ce qui leur manque, que leur
«dépendance», nous perdons notre capacité à nous ressentir liés,
interdépendants... C’est pourtant l’interdépendance qui nous fait hommes et
nous nous déshumanisons chaque fois que nous brisons l’inter...
Il s’agit donc de tenter de re-considérer l’autre, vieux, malade ou
handicapé, dans les fonctions qu’il remplit, même quand il semble ne pas
jouer de rôle. Ré-envisager l’autre pour se laisser instruire par lui au
moment où l’on aurait tendance à croire qu’il n’avait rien à transmettre…
Renseignements :
Michel Billé.
Michel BILLÉ Sociologue. « Les vieux, les malades, les handicapés : charge ou richesse ? »
Troyes le 09/04/2013.
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LES VIEUX, LES MALADES, LES HANDICAPES…
CHARGE OU RICHESSE ?
« Ce livre n’est pas destiné à ceux qui ne veulent
rien entendre de l’amour ni de la mort, de leur
propre amour, et de leur propre mort. »
Bruno CASTETS1.
Les vieux, les malades, les handicapés, sont-ils une charge ou une
richesse ? Qu’est-ce que la sociologie peut bien avoir à dire sur cette
question ? D’ailleurs, est-ce bien comme sociologue que je vais tenter d’y
répondre ? Il y a tant de sociologues et de sociologies que l’on en trouverait
certainement pour apporter des réponses parfaitement contradictoires,
tantôt superbes, tantôt redoutables, scandaleuses, écœurantes. Et puis,
chacun le sait, il y a, dans nos vies, la mienne n’y échappe pas, des
rencontres, choisies ou obligées, avec des personnes âgées, ou malades ou
handicapées, notamment qui, j’en suis convaincu, déterminent, plus que
nos disciplines de référence, ce que nous pouvons penser et dire sur ces
sujets essentiels qui touchent à l’homme, à son humanité et finalement à la
vie, à l’amour et à la mort.
1 Bruno CASTETS « La loi, l’enfant et la mort » Ed. Fleurus 1971.
Michel BILLÉ Sociologue. « Les vieux, les malades, les handicapés : charge ou richesse ? »
Troyes le 09/04/2013.
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Les vieux, les malades, les handicapés, sont-ils une charge ou une
richesse ? Étrange question quand-même, qui fait peur, avouons le, quand
on observe qu’elle se pose au moment où, sous des formes souvent très
subtiles ou sournoises, un eugénisme rampant, toujours prêt à se faire
prendre pour le progrès dont l’humanité aurait besoin, tente de s’infiltrer
partout sous prétexte que la vie des uns aurait plus ou moins de valeur que
celle des autres et que certaines de ces vies ne vaudraient pas d’être
vécues2. (Cf. arrêt Perruche, affaire Vincent Humbert, etc.)
Les vieux, les malades, les handicapés sont-ils une charge ou une richesse ?
Curieuse question, avouons-le qui, sans doute, nous dérange, en tous cas
me dérange et pour plusieurs raisons :
Une raison très personnelle d’abord, je ne suis pas encore très vieux
mais comme je le suis déjà nettement plus que lorsque je l’étais
moins, il se pourrait bien que cette question parle déjà de moi, ou en
tous cas dans peu de temps et je ne trouve pas très rassurant que l’on
se pose à mon sujet ce genre de question…
Elle dérange, cette question, même si elle n’est jamais posée comme
cela. On prend en général plus de précautions, plus de
circonvolutions, de détours, on organise un colloque sur « l’utilité
2 Voir en particulier ce qui a été appelé « l’Arrêt Perruche » : L’assemblée plénière de la Cour de
Cassation, dans son arrêt du 17 novembre 2000, a énoncé que « dès lors que les fautes commises par le
médecin et le laboratoire dans l’exécution des contrats formés avec Madame PERRUCHE avaient
empêché celle-ci d’exercer son choix d’interrompre sa grossesse afin d’éviter la naissance d’un enfant
atteint d’un handicap, ce dernier peut demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap et
causé par les fautes retenues. » L'article 1er de la loi du 4 mars 2002 a mis un coup d'arrêt à la
jurisprudence dite PERRUCHE : « I. - Nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa
naissance ».
Michel BILLÉ Sociologue. « Les vieux, les malades, les handicapés : charge ou richesse ? »
Troyes le 09/04/2013.
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sociale de retraités et personnes âgées ». C’est plus subtile même si,
au fond ça ne change pas la question.
C’est aussi une question qui nous pousse dans nos retranchements
puisque, quelle que soit la réponse qu’on y apporte, il va falloir dire
pourquoi… S’ils sont une charge nous devrons avoir le culot de leur
dire en face… S’ils sont une richesse, il faut être capable de dire ce
qu’est cette richesse, de quoi elle est constituée et nous ne pourrons
pas mentir… Ca se verrait.
Charge ou richesse, on ressent confusément que la réponse, au fond,
tient moins à eux, les vieux, les malades et les handicapés, qu’à celui
qui parle d’eux et que finalement cette réponse est fonction du regard
que je porte sur eux, les vieux, les malades, les handicapés et
quelques autres évidemment.
On pourrait s’en sortir peut-être en essayant de distinguer des
niveaux, des degrés, il y a des gens plus vieux que d’autres, des gens
plus malades que d’autres et des gens plus handicapés que d’autres…
Et c’est vrai ! Mais alors il falloir se lancer dans l’invention de
grilles d’évaluation pour déterminer ces niveaux de vieillesse, de
maladie ou de handicap, et fixer des seuils, des limites en deçà
desquels les personnes concernées seraient encore des richesses mais
delà desquels elles seraient devenues des charges. Et nous savons
bien que ce genre de raisonnement peut être tentant.
Alors ? C’est précisément parce que cette question interroge le regard que
nous portons sur l’autre, quel qu’il soit, qu’elle est intéressante, qu’elle
vaut d’être posée, et doit être posée. C’est aussi pour cela qu’elle est
difficile, qu’il est difficile de ne pas se défiler lorsqu’elle nous est posée.
La manière la plus fréquente de se défiler consistant d’ailleurs à éviter la
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question ou à ne jamais la poser pour ne pas avoir à parler de soi, de ses
convictions propres, de sa philosophie, de son rapport au monde, aux
autres, à la maladie, au handicap, à la vieillesse et finalement à la vie et à la
mort. Ne rien dire des autres pour ne rien dire de soi ! Mais nous ne
sommes pas dupes, cela ne permet pas d’éviter que dans les faits de la vie
quotidienne, de la vie collective, économique et sociale, sociétale, nous
répondions à la question, de facto, et de manière d’autant plus radicale que
la réponse est silencieuse, presque invisible.
D’abord la considérer comme une personne humaine
Alors charge ou richesse ? Il me semble que le premier élément de réponse
consiste à rappeler que les vieux, les malades et les handicapées sont des
personnes. Ca n’a l’air de rien mais ce n’est pas si évident.
Il peut paraitre d’abord incroyable que nous en soyons là ! Le seul fait que
la question se pose et l’acuité avec laquelle elle se pose ont quelque chose
de potentiellement scandaleux. Comment se fait-il que nous en soyons
aujourd’hui à leur « mégotter » un statut de personne à part entière, sans
restriction ni discussion ? Comment se fait-il que nous en soyons encore là,
ou là à nouveau, à les regarder comme une « charge » après tant de travaux,
tant de militantisme (en particulier associatif et parental), tant de débats,
d’écrits, de combats ? Après les travaux de tant de médecins, psychiatres,
psychanalystes, philosophes, éducateurs, sociologues, historiens etc.
C’est que, peut-être, et c’est l’approche que je voudrais ici privilégier, cette
question : « charge ou richesse ? » parle d’autre chose. Il se peut en effet
que cette question qui se pose ou que nous posons au sujet des personnes
handicapées parle de nous plus qu’elle ne parle d’eux. Tout se passerait, au
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fond, comme si ces personnes à qui nous discutons le statut de
« semblable à nous3 » nous adressaient, sur nous-mêmes, des messages
ou informations que nous ne souhaitons pas tellement recevoir. Nous
serions la richesse de notre pays, de notre société, ils seraient une charge
que nous portons avec de plus en plus de difficultés.
Leur position toujours légèrement décalée, comme si elles faisaient un pas
de côté par rapport à nos normes, nous révèle alors notre propre
fonctionnement social, sociétal et, de ce fait, nous leur contestons la
légitimité à témoigner. Que vaudrait, en effet leur témoignage ou leur
propos s’ils ne sont pas tout à fait des hommes ? Et nous serions alors
dispensés d’entendre ce qu’ils nous disent et que nous ne souhaitons pas
prendre en compte.
Alors que nous disent-ils ? La simple observation immédiate est déjà
éloquente. Ils nous disent :
Que notre rapport au temps est complètement fou : nous ne
sommes que recherche de vitesse, ils nous apprennent la lenteur, ils
nous obligent à la lenteur, dans un monde qui prétend ne pas en avoir
besoin.
Que notre rapport au « fric » est insensé et que nous y perdons nos
valeurs : nous ne vivons que d’utilité rentable… A un monde qui ne
veut plus y croire, ils rappellent inlassablement que l’essentiel est
ailleurs
3 Elizabeth ZUCMAN « Personnes handicapées, personnes valides ensemble, semblables et différentes »
Ed. ERES. Toulouse 2011.
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Que notre manière de sérier, de ségréguer, dès l’école, dès la
crèche, même, la population en fonction de catégories de
performance, est insupportable. Nous ne sommes que recherche
d’avoir, ils parlent d’être à un monde qui n’y croit plus ou ne veut
plus y croire.
Que notre conception de la culture et de l’art le dispute à
l’indécence. La marchandisation médiatisée de la culture les tient à
l’écart. Ils rappellent que la standardisation d’une culture à laquelle
ne peut accéder une part majeure de l’humanité n’est qu’un terrible
appauvrissement.
Que notre école est en grande difficulté pour accueillir, inclure dit-
on aujourd’hui, les enfants qui en ont le plus besoin. L’école de la
République a décidément bien du mal à mettre durablement en
œuvre les valeurs de la République…
Que l’hôpital fonctionne aux limites, parfois dépassées, de ses
capacités et moyens humains… Ils parlent d’égalité d’accès aux
soins et de qualité relationnelle à un hôpital trop tenté ou trop
contraint par des normes de gestion, de tarification et de rentabilité.
Ils nous disent… On pourrait poursuivre, je crois, mais ces quelques
éléments nous montrent déjà à quel point, si nous voulons bien les
entendre, les vieux, les malades, les personnes handicapées nous parlent de
tout ce qui fait notre manière de vivre ensemble. Alors, dans cet ensemble
gigantesque je vous propose de tenir quelques repères :
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Au fond, en tout cela, de quoi est-il question ?
D’identité, c’est à dire de l’image que nous avons de nous-mêmes.
De solidarité, c'est-à-dire de notre manière de faire société et
finalement…
D’humanité, et plus précisément de ce que nous considérons comme
étant les limites de l’humanité, au-delà desquelles on ne serait plus
un homme.
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Une question d’identité :
« Mon identité, c’est l’image que j’ai de moi, forgée dans le rapport aux
autres parce que j’ai par la suite à répondre à leur attente4. » Cette
remarquable définition de l’identité que nous proposait Pierre SANSOT
nous fournit tous les éléments du problème. Les existentialistes le disent
d’une autre manière, en expliquant que je n’existe que dans la mesure où
j’existe pour autrui. Et Jacques PREVERT avait l’élégance de nous dire
que « c’est dans le miroir des autres que parfois on se reconnait. »
Se reconnaitre dans le miroir des autres… C’est en effet dans ce miroir
de l’autre, lorsque se croisent nos regards, que s’élabore l’image qu’il me
renvoie de moi-même. Cette image, je la reçois, je l’intègre et elle devient
constitutive de mon identité. Mais quelles images sommes-nous prêts à
accepter venant de l’autre ? La question de la ressemblance se pose
exactement à cet endroit. Puis-je me reconnaitre en lui ? Pas seulement
reconnaitre qu’il me ressemble, ce qui ne serait qu’un premier pas puisque
s’il me ressemble je reste le modèle auquel il ressemble, en moins bien,
évidemment, mais reconnaitre que je lui ressemble. Qu’il est un homme
comme moi et que je suis un homme comme lui. On comprend alors à quel
point la question dont nous sommes partis : les vieux, les malades les
handicapés, « Charge ou richesse ? » peut être question identitaire…
Dans cette circulation d’images supports d’identité, il est clair que les
personnes handicapées nous renvoient de nous-mêmes des images
incompatibles avec les modèles et standards que nous imposent les
4Pierre SANSOT : « Identité et vie quotidienne » in « Identités collectives et travail social » sous la
direction de Jacques BEAUCHARD. Privat 1979. P. 31. Pierre SANSOT est notamment l’auteur de
« Poétique de la ville »1973, « Les gens de peu »1992, « Les pilleurs d’ombre » 1994, Les vieux ça ne
devrait jamais devenir vieux » 1995, « Du bon usage de la lenteur » 1998, « J’ai renoncé à vous séduire »
2002, « La beauté m’insupporte » 2004.
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modes et leur marketing débridé. Nous ne voulons pas être ce corps
déformé, ce visage défiguré, ni cet esprit torturé par la souffrance ou par
l’effort pour exprimer la pensée qui l’habite.
La véritable question identitaire n’est pas tellement de savoir « qui je suis »
mais bien de savoir ce que réciproquement nous attendons les uns des
autres. « Toi, qui dis-tu que je suis5 ? » C'est-à-dire « qu’attends-tu de
moi ? » Et nous, qu’attendons-nous d’eux ?
Parce qu’ils nous renvoient de nous-mêmes une image que nous n’aimons
pas regarder et ne voulons pas voir, ils nous dérangent, au point de
n’attendre rien d’eux, si ce n’est, à la limite, qu’ils disparaissent,
symboliquement ou physiquement… Évidemment ça nous arrangerait alors
qu’ils ne soient pas des hommes.
Une question de solidarité.
La société de dé-liaison que nous construisons chaque jour un peu plus tend
à malmener, voire à rompre le lien de solidarité, déclinaison laïque de la
valeur républicaine de fraternité qui constitue une partie du socle
structurant la socialité, notre manière de faire société. Être solidaire c’est
toujours décider de se relier et se reconnaitre une dette.
Décider de se relier à ceux avec qui, justement, pour un peu, plus personne
ne se relierait : les plus pauvres, les plus malades, les plus handicapés, les
plus âgés, les plus étrangers, les plus vulnérables. Se relier, se reconnaitre
un lien, et au nom de ce lien, parce qu’ils sont nos frères en humanité, se
5 « Toi qui dis-tu que je suis ? » Matthieu 16 / 15. Bien sûr la référence biblique peut gêner certains
lecteurs, elle est pourtant d’une précision extrême et nous invite à voir, à travers le récit culturel
fondateur, à quel point la question identitaire est indissociable de ce qui fait l’homme.
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reconnaitre une dette et s’en acquitter, s’engager à en répondre,
personnellement et ensemble, alors même que nous n’avons pas le
sentiment de l’avoir personnellement contractée.
Répondre d’une dette, solidairement, dans toutes les formes que peut
prendre cette dette, y compris et surtout dans sa forme financière bien
entendu. Et nous voici touchés au cœur, si je puis dire ! Il va falloir payer.
Si ce sont des hommes, il va falloir payer et nous ne pourrons pas
« rechigner » sur le niveau de la dépense… Et l’argent consacré à la
compensation du handicap, à l’accompagnement et aux soins des personnes
âgées ou malades n’est plus de l’argent qu’on leur donne mais bien de
l’argent qu’on leur doit, obligation dont on ne peut plus se défausser !
Parce qu’ils nous appellent à une solidarité que nous avons du mal à
accepter ils nous dérangent et ça nous arrangerait qu’ils ne soient pas des
hommes ; nous pourrions nous croire dispensés.
Paradoxalement, cette histoire de dette pourrait peut-être nous conduire à
modifier notre raisonnement, pour peu que nous acceptions d’entrer dans
une prise en compte systémique, complexe de la réalité. En effet :
Qu’attendons-nous des vieux par exemple ? Rien ou du moins l’héritage,
leur argent… A quoi servent les vieux ? A rien ! Sauf si l’on considère
qu’avec leur argent ils peuvent encore être utiles. Ce n’est pas forcément le
raisonnement le plus noble que l’on puisse tenir mais il en vaut d’autres si
l’on considère que l’économie faisant partie du lien social, l’acteur
économique est un acteur social et par là un acteur à part entière ou
potentiellement un acteur à part entière dans la société toute entière.
Que l’on considère par exemple un bourg de 3000 habitants. 10 personnes
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âgées de 85 ans, soutenues à domicile. Ce sont :
3 auxiliaires de vie sociale,
Deux aides soignantes, une infirmière libérale
Un médecin généraliste
Un kiné
Un dentiste, un coiffeur, etc.
Tous vivent en couple, ont des enfants, roulent en voiture, achètent des
maisons, les font réparer et transformer, font leurs courses au supermarché,
consomment, etc.
Il n’est pas abusif de dire que si l’on maintient une classe ouverte c’est,
pour une part au moins, parce qu’il y a des vieux dans le village.
Et voilà que l’on commence à regarder les vieux non plus seulement pour
ce qu’ils coûtent mais aussi pour ce que la dépense génère comme
échanges économiques, comme circulation de l’argent, comme emploi, et
finalement comme création de richesse, etc. L’argent des vieux c’est
l’emploi des jeunes… ou c’est possiblement l’emploi des jeunes. Que l’on
pense un instant à ce que représente dans un pays comme la France le
volume d’emploi générés par la présence des vieux, des malades, et des
handicapés. Certes ces emplois sont pour une part au moins financés par les
prélèvements obligatoires mais si on les supprimait on imagine la
catastrophe économique que cela engendrerait.
Voilà que le regard sur les vieux change un peu et que la question charge ou
richesse ne peut plus être posée tout à fait dans les mêmes termes…
Charge et richesse, richesse parce que le pire serait de dénoncer la
charge… Le pire serait bien de briser le lien de solidarité beaucoup plus
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interactif qu’on ne le pense spontanément.
Une question d’humanité
Être solidaire de nos semblables, parce qu’ils sont nos frères en humanité,
voilà donc le défi que contient la question initialement posée : les vieux, les
malades, les handicapés, charge ou richesse ?
Ce défi nous conduit, finalement à poser la question de savoir où se
trouvent les limites, les frontières de ce que nous nommons l’humanité.
Cette humanité a-t-elle des frontières ? Nous appartient-il de les situer ?
Peut-on les déplacer ? Pouvons-nous, au fond, en disposer de telle sorte que
nous pourrions statuer sur le cas des uns et des autres : humains, pas
humains, et pourquoi pas semi-humains ? Il y aurait des humains qui ne
seraient pas ou ne seraient plus des personnes, ce qui nous autoriserait à
prendre à leur égard quelques libertés expéditives… puisqu’ils ne seraient
que des charges, encombrantes, lourdes, onéreuses…
En d’autres termes, devons-nous retenir une définition extensive ou
restrictive de cette humanité ? Immense question, sans doute, qui peut
cependant recevoir une réponse relativement simple : nous nous
appauvririons si nous nous privions d’une partie de cette humanité. Mais
alors, de quelles richesses sont-ils donc porteurs ? Et d’ailleurs, pourquoi
faudrait-il que certains de nos contemporains justifient leur appartenance à
l’humanité par ce qu’ils lui apportent, quand d’autres, par exemple au motif
de leur naissance, de leur lignée ou de leur richesse économique et
financière en seraient parfaitement dispensés ?
Évidemment si nous ne regardons l’autre que sur les critères d’utilité qui
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s’appliquent partout, la réponse que l’on apporte à la question « Charge ou
richesse » est terrible. Ils sont une charge ! C’est tout.
Mais si nous sommes capables de passer de l’utilité à la fonction, du rôle,
strictement utilitariste, à la fonction, essentiellement symbolique, alors
le regard que nous portons sur eux change considérablement. Ils
remplissent au fond la fonction de l’intellectuel, du philosophe, c’est un
rien paradoxal… eux à qui l’on était prêt à dénier toute intelligence, toute
pertinence intellectuelle… C’est la fonction qui consiste à interroger
silencieusement (mais dans un silence parfois assourdissant) nos
contemporains sur les choses essentielles : Toi qui me regardes terminer ma
vie, es-tu capable de me regarder comme un homme ? Qu’est-ce qu’être
homme ? Quel est le sens de la vie ? De la maladie ? De la souffrance ? Du
handicap et finalement de la vie et de la mort ? Quel est le sens ou quel
sens suis-je enclin à reconnaître, à donner ? à dénier ? Peu importe au fond
la réponse que personnellement j’apporte… Ils me posent la question que
pose le philosophe… Qu’est-ce qu’être homme, qu’est-ce qu’être
femme ? Qu’est-ce que l’humanité de l’homme ?
Ceux qui vivent avec les personnes handicapées, qui travaillent avec eux,
qui les côtoient chaque jour, le savent et le disent, ils sont porteurs de
richesses étonnantes mais de richesses à reconnaître, justement, dans ce qui
n’est jamais valorisé dans la société contemporaine.
La richesse qu’ils partagent avec nous, passe, au-delà de leur vulnérabilité,
par un sourire, un regard, … Ils sont lenteur, ils sont vulnérabilité, ils sont
souffrance…
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« On ne perçoit que les bribes de l’angoisse subie par l’autre, de la
douleur d’un malade, on ne perçoit que la présence. Si la joie et le bonheur
se partagent aisément, la souffrance répugne, elle fait honte et isole…/…
Se mettre à la place du souffrant, voilà un exercice ardu. On peut au moins
être là, tenter de réconforter et surtout s’abstenir de juger. Dans la
souffrance, une présence, aussi discrète soit-elle, surclasse – et de loin –
les discours qui prétendent tout maitriser. Un regard, un sourire, un mot,
voilà ma part d’action…/…Le sourire fragile, la parole indécise, le soutien
arrachés au prix de mille efforts paraissent vains mais s’ils manquent, c’est
que manque l’essentiel6. »
Parce qu’ils nous parlent de la manière dont nous posons ou prétendons
poser les limites de l’humanité, ils nous dérangent et ça nous arrangeraient
qu’ils ne soient pas des hommes mais des charges.
Affirmer qu’ils sont des hommes, que les personnes âgées, malades ou
handicapées, polyhandicapées ou Infirmes Motrices Cérébrales sont des
personnes humaines, c’est donc s’engager avec eux dans une sorte de
dialogue et nous avons alors à entendre ce qu’ils nous disent. Ils nous
parlent d’eux, de ce qu’ils vivent, de ce qu’ils endurent, de ce qu’ils
souffrent, de ce qui les rend heureux parfois, mais ils nous parlent de nous,
de notre manière de faire ou de ne pas faire société au tour d’eux, avec
eux.
6 Alexandre JOLLIEN : Le métier d’homme. P. 46. Ed. du Seuil. 2002.
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Faire société avec eux, attendre d’eux quelque chose et tenter de
comprendre ce qu’ils attendent de nous, c’est alors se reconnaître en
situation d’interdépendance avec eux. Mais précisément, comment se
reconnaître interdépendant des personnes handicapées quand tout, dans le
contexte sociétal qui nous porte, nous pousse à l’inverse des valeurs
auxquelles elles nous rappellent incessamment ? Nous avons tôt fait alors,
brisant ce lien d’interdépendance, de les nommer, eux, dépendants, dans
une sorte de dépendance unilatérale, quand nous savons bien que c’est
l’interaction, l’interdépendance qui nous fait homme.
Brisant ce lien d’interdépendance nous renvoyons alors les personnes âgées
ou handicapées à un possible vide relationnel. Dans l’interdépendance, en
effet se développe une relation, un échange affectif qui peut aller jusqu’à
l’échange amoureux, qui est en tout cas relation d’amour. Mais qui, mis à
part leurs parents et parfois quelques orfèvres, professionnels ou non, qui
est disponible à cette relation d’amour qu’il s’agit pourtant d’établir avec
eux ? En les réduisant à la dépendance, en leur déniant
l’interdépendance qui nous fait homme c’est notre propre humanité
que nous maltraitons.
Comment la société de l’apparence et du faux semblant qui est la nôtre
ferait-elle une place à celui dont la réalité physique et mentale nous renvoie
constamment à la fragilité des canons de beauté sur lesquels sont construits
les rapports sociaux et économiques ?
Comment la société du « tout est possible », ferait-elle une place à celui
dont la force du handicap vient constamment activer les limites de toute
entreprise humaine ?
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Comment la société de dé-liaison, société de la connexion toujours
déconnexion possible, multiplicité d’individus déliés, multiplicité du
même, qui ne peut supporter l’autre dès qu’il s’écarte du clone et de son
modèle, ferait-elle une place à celui en qui nul ne voudrait se reconnaître ?
C’est que reconnaître « l’autre-différent » comme mon semblable pourtant
c’est s’engager dans l’aventure de la solidarité, déclinaison de la valeur
républicaine qu’est la fraternité. Il ne s’agit pas seulement d’une fraternité
bienveillante ou charitable qui nous obligerait à leur égard mais bien d’une
fraternité qui fonde les rapports démocratiques et qui fait que la loi de 2005
peut s’appeler : « Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des
droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes
handicapées. » C’est bien finalement d’égalité qu’il est question, de
droits, de citoyenneté et à travers cela de notre capacité à reconnaître à
l’autre le statut de personne que nous ne saurions lui disputer.
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Être homme c’est être relié, aimer, désirer souffrir, perdre, se réjouir et
pleurer…
Ils sont en relation, dès l’instant où nous trouvons le mode d’entrée en
relation.
Ils désirent, ils aiment, dès l’instant où nous ne nous refusons pas à leurs
sentiments.
Ils souffrent : à nous de décoder cette souffrance et de l’apaiser chaque
fois que c’est possible…
Ils se réjouissent et pleurent, ils connaissent les pertes et les deuils : à
nous de partager avec eux les joies et les peines de nos existences, elles
aussi nous font hommes et femmes.
De qui parlait donc la question que nous avons ouverte : « les vieux, les
malades et les handicapés : charge ou richesse ? » A l’évidence elle parlait
de nous bien plus que d’elle…
Mais « Ces gens dont l’âme et la chair sont blessées ont une grandeur
que n’auront jamais ceux qui portent leur vie en triomphe7. »
Décidément Bruno Castets avait raison : « Ce livre n’est pas destiné à ceux
qui ne veulent rien entendre de l’amour ni de la mort, de leur propre amour
ni de leur propre mort. »
Michel BILLÉ Sociologue.
TROYES Le 09. 04. 2013.
7 Christian BOBIN : « La présence pure » P. 31 Ed Le temps qu’il fait. Cognac 1999.
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