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SOCIOLOGIE RELIGIEUSE---__
SECTE OU IN-SECTE?Etre ou ne pas être une secte
par Henri BLOCHER
S'il est habituel de distinguer l'Eglise de la secte par leurs divergences doctrinales, la différence principale et principielle se décideen un lieu plus profond encore : dans la disposition première àl'égard de la vérité, d'autrui, du monde.
L'Eglise est autre dans ce monde comme la communauté de laNouvelle Création, mais elle garde amplitude universelle, elle n'apour ennemi que le péché. La secte, au contraire, rabat cette altérité en une division au sein du monde ; elle la durcit donc et ladénature.
LE MOT « secte » est unpiège. On peut s'évertuerà définir la secte sans
connotation dévalorisante, leterme reste péjoratif et personne n'accepte volontiersqu'on en use pour sa communauté : la secte, ce sont toujoursles autres. Le public se contentesouvent du petit nombre et dumanque de reconnaissance sociale pour classer une dénomination de ce côté, au point que
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les journalistes français changent de vocabulaire quand ilsparlent de la même aux EtatsUnis: « Eglise au-delà del'Atlantique, secte en-deçà» ,commente, avec une ironie pascalienne, Alfred KUEN ! Il noussemble urgent de dissiper leséquivoques et de clarifier lanotion : puisque on n'effacera pas la note négative, deconstruire un concept de sectequi se distingue théologique-
ment de celui d'Eglise et n'éloigne pas trop des habitudes dulangage.
ETYMOLOGIE ET HISTOIRE
Les données qu'on recueilleremplissent un petit panier.« Secte » ne vient pas, semble-til, du latin « couper » (secare)comme on imagine souvent,mais de « suivre » (sequi). Elleest tentante, la première de cesétymologies, car la secteressemble fréquemment aurameau qui se retranche dutronc et retranche à son tour sesmembres indociles ; mais teln'est pas le sens original. Il nefaut pas confondre secte etsection, voire sectateur etsécateur ! La secte suit unmaître ou une doctrine. Dansl'antiquité gréco-romaine, lemot désigne, par exemple, lesécoles philosophiques définiespar les « dogmes » retenus : onparlera de la « secte desstoïciens » (en grec, hairèsis,« choix »). Dans le judaïsme, lesgrands partis religieux, sadducéen, pharisien, essénien, sontpareillement qualifiés (cf. Ac 5,17 ; 15, 5 ; 26, 5). Dans ce sens,on dit aussi le christianisme une
secte (Ac 24, 5.14). Cet usagen'a rien d'injurieux.
Le N.T. place sous une lumière moins favorable, cependant, les sous-groupes ou« sectes » qui, dans l'Eglise, sedistinguent par un choix doctrinal particulier Cl Co 11, 19 ;Ga 5, 20; 2 P 2, 1). C'est l'amorce d'un emploi ecclésiastique du terme pour tous lesmouvements déviationnistes et/ou contestataires dans le champde la chrétienté. Les « sectes »
du Moyen Age - marquéestantôt par la résurgencegnostique (les Bogomiles),tantôt, déjà, par une fièvred'anarchie (les Frères du libreesprit), tantôt par le désir duretour à la simplicité biblique(les Vaudois) - s'en prennent àla lourde et riche superstructurede la chrétienté établie.
Les luttes de la Réforme ontpour enjeu la qualité d'Eglise.
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Les protestants se voient dans lavraie Eglise du Christ, réforméeselon la Parole de Dieu etlibérée de la captivité babylonienne, face précisément àBabylone (où ne subsistent queles vestiges défigurés del'Eglise). Les catholiques netardent pas à considérer commedes sectes les Eglises des protestants. Quant à ceux-ci, ilsmettent d'autant plus de zèle àstigmatiser par ce mot, devenuinfamant, les groupes diverssitués à leur gauche, qu'on décrit parfois comme la « Réformeradicale " . Il faut l'évolution« pluralisante " , avec ladémocratie, les réveils, le libéralisme, pour qu'une distinctions'établisse : on reconnaît d'uncôté des « Eglises" (plus oumoins pures) de diversesconfessions et dénominationset, de l'autre, on classe des« sectes" avec lesquelles aucunecommunion n'est envisagée. Lessectes typiques du 1ge siècle,comme les Mormons ou les Témoins de Jéhovah, se caractérisent par un emploi de laBible à la fois littéraliste etilluministe : une instance extérieure (prétendument donnéepar Dieu) dicte l'interprétation;
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l'eschatologie joue souvent ungrand rôle. Récemment on a puobserver l'émergence de nouvelles sectes, souvent avec unapport oriental, comme danscelle de Sun Myung Moon, quimettent l'accent sur des formesde piété ou d'expérimentationmystique, et savent jouer de lamodernité : se parant desprestiges de la science et appliquant les techniques commerciales pour « faire" beaucoupd'argent. (Pour les sectes lesplus éloignées du christianismeet qui trempent dans l'occultisme, l'anglais utilisera de préférence le mot « cuIts " dontnous n'avons pas l'équivalenten français.)
DEFINITIONLa sociologie religieuse a
cherché à bâtir un concept desecte. Max WEBER, sur cettequestion comme sur tantd'autres, a œuvré en pionnier,suivi par son ami ErnestTRüELTSCH : la secte est une
association volontaire, parcontraste avec l'Eglise, à laquelle on appartient de naissance. Les Eglises de professants sont alors exactement dessectes! Chacun est sans doutelibre de ses définitions, mais onne redéfinit pas si facilement unterme très péjoratif... D'autrepart le contraste Eglise/secte,selon TRüELTSCH, n'est facile àrepérer que dans la vieilleEurope. Des chercheurs ultérieurs ont privilégié la corrélation avec la contestation sociale, ou la spontanéité del'expérience initiale, et l'organisation informelle - avec cettepensée que toute secte tend às'établir, sinon se scléroser, enEglise. Mais est-ce bien cequ'on observe? Et reste le problème du jugement de valeurpratiquement indissociable del'emploi du mot « secte» .
,sectes récentes chert plutôt l'intensit
l'expérience pseudo-mystique et glissent doncde la soumission légale àla dissolution du moiindividuel.
Nous proposons de dire secte,au moins dans l'aire du christianisme, un groupe religieux fermé qui insiste très fort sur desdoctrines et pratiques qui luisont propres, et qu'il maintientsans dialogue avec les penséespour lui extérieures. Des précisions sont indispensables pourque cette définition, ce portraitrobot minimum, devienne opératoire. La fermeture de lasecte se mesure déjà à larigueur de son contraste entrele dehors et le dedans : engénéral, seuls ses membrespeuvent espérer le salut, ou unplein salut, et les non-membres(avec leurs Eglises) sont durement réprouvés ; cette fermeture, bien sûr, n'exclut pas leprosélytisme mais, plutôt, lefouette. Elle s'allie ordinairement à l'existence d'un pouvoir interne dur, hiérarchiqueou personnel : la secte estgouvernée, la discipline y eststricte, le contrôle du comportement très efficace. L'insistancesur le bien spécifique de lasecte, sous ce climat autoritaire,vire presque toujours au légalisme; c'est un trait, à nos yeux,hautement significatif. (Peut-êtremoins, il est vrai, pour la der-
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nière vague, qui cherche plutôtl'intensité de l'expériencepseudo-mystique et qui glissede la soumission légale à ladissolution du moi individuel.)La doctrine propre de la sectelui vient ordinairement d'unseul fondateur, prophète, gourou, ou d'un petit groupe; soninfluence détermine de façonilluministe le traitement de laBible, pour autant qu'elle gardeune place. C'est un élément important dans la fermeture intellectuelle de la secte, dans l'absence de vrai dialogue. La sectedécourage le sens critique deses membres, quand elle n'emploie pas les techniques dulavage de cerveau, avec lemanque de sommeil, la manipulation des groupes, etc. Ellepeut citer, dans ses expressionsexotériques, des bribes degrands auteurs, mais seulementà des fins publicitaires, pourparaître respectable. On ne lavoit pas se nourrir de la grandetradition chrétienne, on n'imagine pas un de ses chefs passant du temps à méditer saintAugustin, Luther, Pascal. Elle nes'intéresse pas aux débatsd'idées, aux philosophes majeurs du temps, avec l'espoir
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d'en retirer quelque chose. Ceséléments se renforcent mutuellement, tandis que jouent desmécanisIIl;es sociologiques etpsychologiques (régressifs) quenous subodorons sans pouvoirles étudier. Plus ils sont nets,plus il y a lieu de parler desecte ; à un degré plus faible,on peut enregistrer des caslimites entre Eglise et secte.
EGLISE ET SECTEQuelques-uns des traits sec
taires semblent affecter l'Eglisedu N.T. : le sens aigu de la différence entre le dehors et lededans Cl Co 5, 12s.) ; lacondamnation d'un présentsiècle mauvais; l'insistance surune doctrine aux contours nettement dessinés et requérantl'obéissance, malgré son étrangeté scandaleuse pour les intellectuels de l'époque, tant juifsque grecs (Rm 6, 17 ; 1 Co 1,18ss.) ; l'exercice de l'autorité etde la discipline. A bien regarder
ces traits mêmes, cependant, ondiscerne des différences. Lacoupure entre les élus et lesautres ne peut être niée, certes,mais est connue de Dieu seul(2 Tm 2, 19), ce qui relativisetout jugement humain ; il estpossible pour un chrétiend'être, en sa conduite, pirequ'un incroyant Cl Tm 5, 8) ;« en toute nation, celui quicraint Dieu et qui pratique lajustice lui est agréable» (Ac la,35), et Jésus prévient le fanatisme d'exclusion : « Celui quin'est pas contre vous est pourvous» (Lc 9, 50). Le présentsiècle est mauvais, « le mondegît dans le Malin» Cl Jn 5, 19),mais le monde comme créationde Dieu demeure l'objet de sonamour et le théâtre de sa générosité providentielle, pour lesméchants et pour les bons(Mt 5, 45 ; Ac 14, 17). Ladoctrine forme un ensemblestructuré qui règle vie et pensée, mais on y distingue lesdegrés d'importance comme iln'est pas habituel dans lessectes: Paul lui-même est prêt àtolérer le désaccord avec lui,l'Apôtre, sur certains points(Ph 3, 15). Malgré son caractèreunique, une fois pour toutes,
l'autorité apostolique s'exerceavec souplesse (Ac 6, 3) et l'opposition que Paul a dû affronterdans tant d'Eglises, qu'il avaitpourtant fondées, montrent queles choses ne se passaient pascomme on le verrait dans unesecte (cf. encore 2 Co 1, 24).
A d'autres égards, ce sont lescontrastes qui frappent. On nesent rien, dans le N.T., de l'isolement étouffant de la secte. Lesens critique, mais c'est l'Apôtrequi l'éveille Cl Co la, 15) !
L'illuminisme n'a pas droit decité et ce sont les argumentsobjectifs tirés des Ecritures quidémontrent les thèses de Jésuset des disciples ; les Béréensvérificateurs sont un exemple(Ac 17, 11). L'ouverture, nonseulement à l'héritage de l'A.T.et à certaines traditions juives(sapientiale en particulier), maisaux apports des penséespaïennes, est manifeste. Paul nese contente pas de citer les stoï-
. ciens sur l'Aréopage, il ré-utilise
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souvent leurs thèmes et leursformules ; Jean leur reprend leLogos; l'auteur aux Hébreux révèle sa familiarité avec le platonisme alexandrin du siècle. Il ya dialogue, original, vivant, et lechristianisme s'avance commeréponse aux questions les plusprofondes de la culture. Ladiversité des apôtres fondateurs,qui disent le même Evangiledans des langages divers, àl'aide d'appareils conceptuelsdifférents, contraste aussi avecla secte monochrome.
La secte peut se faire illusionet s'imaginer qu'elle ressemble àl'Eglise du N.T. En réalité, unabîme qualitatif les sépare.L'Eglise est autre dans cemonde comme la communautéde la Nouvelle Création, l'humanité recréée du Nouvel Adam;ainsi elle garde amplitudeuniverselle, elle n'a pour ennemi que le péché et rien d'humain en soi ne lui est étranger.La secte rabat cette altérité enune division au sein du monde ;elle la durcit donc et la dénature. Seule l'appartenance à
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Jésus-Christ, dont il n'est pas desuccédané, peut faire que noussoyons dans le monde sans êtredu monde en possédant royalement le monde lui-mêmeOn 17, 14 ; 1 Co 3, 22 ; cf. Rm4,13).
Comme l'Eglise est dans lemonde, elle reste tentée devivre son altérité de façon sectaire. Nos Eglises surmontentelles cette tentation aussi bienque l'Eglise des apôtres?L'ordonnance, pour se guérir ouse prémunir, nous semble êtrede mieux retrouver le sens del' héritage et de la communauté,de la continuité comme don, etde prêcher sans se lasser lagrâce qui justifie les impies.Elle seule triomphe du légalisme sectaire : « Jete loue dece que je ne suis pas comme lereste des hommes" , dit le Pharisien (Lc 18, 11). L'Eglise vit dela grâce, rien que de la grâce !
H.B.Doyen et professeur
de théologie systématiqueà la Faculté.
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