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7/24/2019 Thtre Gombrowicz
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rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l'Universit de Montral, l'Universit Laval et l'Universit du Qubec
Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.rudit offre des services d'dition numrique de documents
scientifiques depuis 1998.
Pour communiquer avec les responsables d'rudit : info@erudit.org
Article
Gombrowicz et la thtralit du rcit Dominique GarandJeu : revue de thtre, n 115, (2) 2005, p. 99-106.
Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :
http://id.erudit.org/iderudit/24852ac
Note : les rgles d'criture des rfrences bibliographiques peuvent varier selon les diffrents domaines du savoir.
Ce document est protg par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'rudit (y compris la reproduction) est assujettie sa politique
d'utilisation que vous pouvez consulter l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/
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IDOMINIQUE GARAND
Gombrowiczet la thtralit du rcit
Witold Gombrowiczen
1958,danssachambrede
la rueVenezuelaBuenos
Aires.Photo:Archives Rita
Gombrowicz, tirede Moi et
mon double,Paris,Gallimard,
1996,p.1138.
Toute mon uvre artistique, mes romans autant que mescontes, c'est du thtre. Dans presque chacun de ces ouvrages, on trouvera un rgisseur qui organise l'action; etmes personnages ont des masques, ma faon grotesque dem'exprimer procure, il me semble, une certaine plasticit.
Witold Gombrowicz1
L a citation en exergue est sans quivoque: les uvres narratives deWitold Gombrowicz empruntent certains de leurs effets une thtralit dont il faudra pourtant prciser la nature. Comment entendreici le mot thtre ? Si sa thmatisation est explicite dans certainstextes comme la Pornographie, s'il est vrai aussi de certains dialoguesde Ferdydurke et de Trans-Atlantique qu'ils peuvent aisment tretransposs sur une scne, de quelle manire l'uvre de Gombrowiczpeut-elle tre dcrite comme thtre? La mtaphore thtrale revttrs certainement une valeur hermneutique; elle constitue, pour ainsidire,une clef interprtative de certains textes; toutefois, il convient desouligner qu'elle ne garantit aucunement un passage harmonieux dutexte de la page crite la reprsentation scnique.
Ma rflexion prendra pour prtexte ma rcente exprience d'adaptation pour le thtre d'une nouvelle de Bakaka intitule le Festin chezla comtesse Fritouille2. Il est assez singulier que j'aieparticip ce pro
jet lanc par Liliana Komorowska, car je n'ai aucune formation spcifique dans ce domaine, mes dernires aventures thtrales datant de
mes annes au cgep. Par contre, je suis fort d'une longue pratique de l'criture et,surtout - c'est ce qui fut dterminant aux yeux de Mmc Komorowska, je crois -, jesuis un spcialiste de l'uvre de Gombrowicz. J'mettrai plus loin des considrationssur ce qui m'a guid dans le travail d'interprtation du texte et sur les difficults que
1.Cit par Dominique de Roux dans Gombrowicz, Paris, Christian Bourgois, 1971, p. 132.2.Witold Gombrowicz, Bakaka, Paris, Denol, 1984. galement paru sous le titre: le Festin chezla comtesse Fritouille et autres nouvelles, Denol, coll. Folio 2euros , 2002. J'ai privilgi, pour
la pice, le mot banquetau mot festin , m'appuyant sur la rfrence explicite Platon dans letexte et l'ide que se fait le narrateur d'un banquet spirituel runissant gens du monde etphilosophes. C'est aussi le vocable que privilgie la traductrice Maryla Laurent dans MichalGlowinski, Gombrowicz ou la Parodie constructive, Montricher, Les ditions Noir sur Blanc, 2004.
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posait son adaptation au thtre. Mais pour
introduire ces difficults, je crois utile d'ex
poser brivement comment se prsente le motif
de la thtralit dans les textes narratifs de
Gombrowicz. Je dirai aussi quelques mots du
rapport que cet auteur entretenait avec l'aristocratie, ce rapport conflictuel tant non seule
ment l'un des thmes du Festin chez la comtesse
Fritouille, mais aussi l'une des arnes o Gom
browicz mit en pratique, dans sa vie, sa con
ception du thtre .
Le thtrecomme inauthenticit
des rapports humainsLe thtre gombrowiczien relve d'une con
ception particulire de l'tre humain et de son
rapport aux autres ou au rel. Emport par la
dynamique des rapports interhumains, le sujet
n'arrive jamais tre totalement authentique:il
s'ajuste constamment, emprunte tel masque ou
tel autre selon les circonstances, adopte des atti
tudes partir de calculs stratgiques, agit, bref,
en fonction de l'autre. Simultanment, le rap
port du sujet au monde est marqu par un degr
variable d'irralit, le degr suprme tant at
teint dans les situations o le conflit interhumain se reproduit comme un systme
autonome qu'aucun individu ne peut matriser. Dans ces situations relationnelles
exacerbes, les polarisations se radicalisent, les identits se rigidifient, et c'est prci
sment au moment o chaque sujet prtend tre
soi-mme
(dniant s'tre
construit entirement en raction l'autre) qu'il succombe l'irralit. Dans l'univers
fictionnel de Gombrowicz, l'inauthenticit et l'irralit sont fortement ressenties par
le protagoniste principal, qui occupe aussi la fonction de narrateur. Cette sensation
dsagrable le conduit dsirer autre chose qui le librerait de tels systmes alinants.
On le voit donc, de roman en roman, laborer une srie de stratgies d'vasion ou de
diversion. Peine perdue, les fictions gombrowicziennes ne laissent entrevoir aucun
salut pour le sujet dont la seule authenticit accessible n'est plus ds lors que le com
bat contre les formes, les conventions et les systmes qui le rapetissent , lui fontune gueule , le pervertissent, l'infantilisent: Je ne sais pas qui je suis mais je souffre
quand on me dforme , crit Gombrowicz3. La lutte contre la dformation est la
seule voie qui lui est offerte pour accder un minimum d'authenticit. Mais cette
lutte, comment l'envisage-t-il ? C'est ici qu'intervient la thtralit.
Il y a donc d'abord le thtre comme fait socioontologique :la vie est un thtre,
un tissu de conventions, nous portons toujours des masques, nous jouons constamment
3. Witold Gombrowicz, Testament. Entretiens avec Dominique de Roux, Paris, Gallimard, coll.Folio, 1996, p. 74.
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Le Banquet chez la comtesse
Fritouille de Gombrowi cz, adapt
par Dominique Garand et mis en
scne par Liliana Komorowska
(Fondation Liliana Koromowska/
Groupe S.M., 2004), prsente au
Thtre Prospero. Sur la photo :
Liliana Komorowska (la comtesse),
Paule Ducharme (la marquise),
Jean Emery Gagnon (le bourgeois)
et Jean Deschnes (le baron).
Photo: Kasia Lech.
sans nous en rendre compte, etc. Dans son roman la Pornographie, par exemple,
Gombrowicz utilise maintes reprises la mtaphore thtrale pour dcrire le climat
d'irralit qui gagne le groupe de rsistants chez qui il s'est rfugi. Il parle avec
dgot du mlodrame de l'Histoire4 dans lequel tous les rles sont fixs l'avance.
Au moment o se trame le projet de liquider un chef de la rsistance susceptible de
trahir, il note sarcastiquement : Je sentis passer le souffle thtral de la conspirationpatriotique (p. 1087). Le thtral quivaut ici au faux, l'inadquat, cette srie
de ractions programmes travers lesquelles les protagonistes s'imaginent prendre
part l'Histoire alors qu'ils agissent partir d'une conscience dforme ou hallucine
du rel. L'irralit dont il est question ici (et qui est aussi nomme telle quelle dans
Ferdydurke) peut bien tre dcrite par le narrateur comme pacotille, kitsch, conven
tion, ses effets n'en demeurent pas moins dvastateurs dans la vie des individus:
Pourquoi fallait-il que la vrit de notre lutte contre l'ennemi et l'envahisseur surgt
dans cet accoutrement ridicule - combien humiliant et insupportable ! - comme tird'un vieux mlodrame, et pourtant marqu de sang et de mort, une mort vritable !
(p. 1088). Le tragique grotesque de Gombrowicz, c'est prcisment cette adhsion
spontane du sujet humain des chimres qui le dvorent, l'avalent, se nourrissent de
son sang. L'irralit ne se mesure donc pas l'absence d'effets tangibles de l'action
humaine; il s'agit plutt d'une situation o le sujet ne reconnat plus son dsir
autrement que sous la forme d'une injonction ou d'une sommation comparatre
impose de l'extrieur.
Lethtrecomme stratgie de combat contre l'inauthenticitLe sujet gombrowiczien, lui, aspire jouir de lui-mme, tre souverain. Mais com
ment faire puisque nous dpendons si troitement du regard de l'autre, ce dernier
ft-il un crtin, si derrire le masque (telle est bien la leon de Ferdydurke) se
cache un autre masque, si rien ne peut garantir l'authenticit, si nous sommes tou
jours dj alins ? La rponse de Gombrowicz adoptera la voie de la ngativit,
obira la logique du mal combattu par le mal, privilgiera la prescription du symptme. Ainsi, l'artifice conscient deviendra dconstruction du factice, le surcrot de
convention permettra de prendre ses distances l'gard des conventions imposes, le
mlodrame de l'Histoire sera dtourn par un thtre intime et clandestin. Le sujet
gombrowiczen est sans illusion, il sait ne pas pouvoir matriser le rel ; son projet
sera donc d'en faire jouer les forces au profit de son dsir. Mais cela ne se fait pas
sans pril, et la catastrophe n'est jamais loin.
Dans la Pornographie, le narrateur et son alter ego, Frdric, entretiennent le dsirsecret d'unir deux adolescents, Hnia et Karol, pour former avec eux un quatuor ero
tique hautement improbable. Frdric est un homme qui a fait du thtre dans sa
jeunesse, est-il prcis;ailleurs, Gombrowicz le dfinira comme un entremetteur en
scne. Une scne du roman met bien en vidence un usage subversif du thtre
contre le thtre des conventions . L'un des obstacles l'union erotique d'Hnia et
Karol est incarn par le fianc d'Hnia, Albert, homme plus vieux qu'elle, de bonne
famille, bien plac, honorable, tenant son rang. Afin de dstabiliser Albert, Frdric
4. Witold Gombrowicz, la Pornographie dans Moi et mon double, Paris, Gallimard, coll.Quarto , 1996, p. 1091. Les autres mentions de page renvoient cette dition.
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organise avec la complicit du narrateur un jeu thtral particulirement pervers:
cach derrire un bosquet, il rgle une chorgraphie entre les deux adolescents, leur
faisant faire des mouvements la fois suggestifs et incomprhensibles. Le spec
tacle est organis de manire ce qu'Albert, entran par le narrateur, l'aperoive
de loin et en soit boulevers. La mise en scne produit son effet: Albert, troubl,
peroit dans les jeux des adolescents quelque chose qui chappe ses reprsentations,quelque chose de pire, dit-il, que la rvlation d'une infidlit. Cette dcouverte
dstabilisante le conduira s'offrir en sacrifice
dans un jeu de massacre o se croiseront le mlo
drame de l'Histoire et le thtre du dsir organis
par Frdric.
Ce thtre dans le thtre rappelle certains
gards le thtre de la cruaut d'Artaud : il abolitla frontire entre le thtre et la vie (sa mise en
scne tient lieu de rel inconcevable et non
matrisable pour le spectateur qui en a le
souffle coup), il obit la logique d'un dsir
contaminant, il engage entirement ses concep
teurs qui devront sans cesse composer avec la
dynamique qu'ils ont instaure. Frdric offre ici
la figure par excellence du rgisseur dontparle Gombrowicz dans l'exergue de ce texte.
Mais on voit bien que ce thtre , organis
comme une subversion de la ralit, destin d
gager d'elle son refoul, n'acquiert son efficacit
que d'tre fusionn cette mme ralit . Ce thtre n'a pas sa place sur une
scne, et son but ultime est en dfinitive (comme chez Artaud) de nier le thtre pour
qu'apparaisse de l'indit, du non reprsentable. L'conomie narrative mme de la
Pornographie supporterait mal, d'ailleurs, une transposition sur la scne. Pratique
ment tous les vnements de ce roman sont des vnements de pense lis la per
ception. Tout passe par le canal d'un regard qui interprte le moindre signe. Le jeu
des focalisations devient ds lors omniprsent, ce que rendrait mieux le cinma qui,
avec sa technique d'alternance entre plans rapprochs et plans d'ensemble, est mieux
en mesure d'organiser la subjectivation du regard.
Thtre
et prescription du symptme :le combat de Gombrowicz contre l'aristocratie
Cette fonction de dvoilement du faux par une surenchre dans l'artifice a aussi t
vrifie par Gombrowicz dans ses propres relations avec les autres. Tous les tmoins
de sa vie le confirment : on ne pouvait tre en relation avec lui que si l'on acceptait
un jeu de rle improvis qui n'tait pas toujours exempt de cruaut. Multiplier les vi
sages,drouter, feindre, telle tait aussi sa manire comme crivain : Je dois devenir
mon propre commentateur, mieux encore mon propre metteur en scne , crivait-il
Jerzy Giedroyc en prparation de son JournaF. Cette conception stratgique du
Ferdydurke de Gombrowicz,
adapt et mis en scne par Carmen
Jolin (Groupe de la Veille,2004).
Sur la photo:JeanTurcotte, Franois
Trudel,Michel-Andr Cardin et
Frdric Lavalle. Photo:
Groupe delaVeille.
5. Jerzy Giedroyc, Witold Gombrowicz, Correspondance 1950-1969, Paris, Fayard, 2004, p. 56.
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thtre comme arme de combat trouve un exemple clairant dans le rcit des dmlsde l'crivain avec l'aristocratie. Une section complte du Journal est consacre cettequestion, que Gombrowicz approfondit dans une suite de rcits exemplaires. Il commence par raconter comment ils'est amus contaminer des amis communistes enleur insufflant le virus hraldique : il lui suffisait de mentionner quelques fleurons
de son arbre gnalogique pour que ces intellectuels progressistes, voire rvolutionnaires, se mettent voquer le leur. Prendre l'autre au pige de son refoul a toujourst une activit prise par Gombrowicz. Encore faut-il comprendre qu'il ne l'a jamaisfait sans s'tre lui-mme soumis au mme type d'preuve. L'aristocratie fut de sonaveu un problme surmonter : L'aristocratie a t pour moi un de ces malaisesjuvniles de l'immaturit, de ces charmes verts, monstrueux, ns de moi peut-tre, quisait,.ou bien moi imposs, contre quoi je me dbattais sur le plan littraire et, plusencore, dans la vie. [...] En effet, le pouvoir de toute mythologie verte consiste juste
ment nous tourmenter, nous perscuter, malgr notre dsaveu et notre mprispour son vidente absurdit6. Le pige tendu aux communistes lui fournissait doncla preuve qu'un problme si intime ne pouvait tre rgl de manire purement intellectuelle, par simple rejet de principe. carter l'Ennemi, le dnier, le repousser au loinne permet en rien de s'en librer. Le vrai test consiste se sentir souverain en saprsence, sans faire de cette souverainet un masque, une faade, une attitude compose. Devant le fait indubitable que l'aristocratie lui en imposait, lui faisait perdreses moyens, lui procurait un sentiment d'humiliation, et ce, malgr toute sa lucidit
l'gard de la vulgarit ou de la mdiocrit de plusieurs de ses reprsentants, la tactique de Gombrowicz consistera non pas engager avec elle un combat rgl mais,paradoxalement, mimer sa propre infriorit, la transformant donc en thtre .Devant le prince Gatano, incarnation mme de l'lgance, il dit en se regardant dansle miroir : Pourrais-je un jour tre aussi imposant et aussi distingu que vous,Prince, et vous, Madame ?Voil mon rve7! La perversit de cette question - sur unton qui rappelle beaucoup celui du narrateur du Festin... - est que, sous les apparences d'une autodrision, elle souligne le caractre non pas inn des qualitsaristocratiques, mais bien leur possible apprentissage, voire leur artificialit. Qui plusest, en dvoilant de faon parodique un dsir secret, Gombrowicz instaure une distance psychologique par rapport lui. Conclusion gnrale tire de l'exprience : dater de ce jour, je commenai mettre au point ma nouvelle faon d'tre qui consistait tirer les choses au grand jour pour m'en librer8. Cette tactique correspondexactement ce que la psychologue paradoxale de l'cole de Palo Alto nomme la prescription du symptme9.
Le Festin chez la comtesse Fritouille:un thtre de la cruaut
Le protagoniste principal du Festin chez la comtesse Fritouille, lui, n'arrive pas prendre cette distance salutaire. La nouvelle, rdige en 1928, montre bien que le problme du rapport l'aristocratie a proccup Gombrowicz ds l'poque de ses premiers essais littraires. Elle tmoigne aussi d'une manire qui restera celle de l'auteur
6. Witold Gombrowicz, Journal, tome 1, Paris, Gallimard, coll. Folio , 1995, p. 113.
7.1bid.,p. 117.8. Ibid., p. 118.9. Voir P.Watzlawick, J. H. Beavin et D. D. Jackson, Une logique de la communication, Paris, Seuil,coll. Points, 1972.
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jusqu' sa mort, qui consiste faire de ses narrateurs des egos exprimentaux en position de non-matrise par rapport ce qui leur arrive. Le narrateur du Festin... croitprofondment en la valeur de l'aristocratie : elle reprsente pour lui la quintessencede ce qu'un artiste comme lui peut dsirer sur le plan de l'tre. Il ne songerait doncpas la parodier pour s'en distancer. Au contraire, tous ses efforts consisteront
gommer ses origines bourgeoises pour se hisser la hauteur de ses idoles. Il ne s'agitpas pour autant d'un apprentissage:le narrateur se peroit, de par sa nature de pote,intrinsquement semblable aux aristocrates, il participe d'une mme essence spirituelle et seuls les alas de sa naissance l'ont mis distance de ce qui devrait tre sonvritable destin. Mais l'occasion lui est enfin offerte d'entrer dans ce cnacle, d'y participer. L'exprience s'avrera un fiasco total :ce qui s'annonait comme un banquetde l'esprit deviendra pour le narrateur le lieu d'un supplice. Il se verra humili sanscomprendre ce qui a pu dchaner contre lui la cruaut de ses htes. Il comprendra,
mais trop tard, qu'il fut, lui, le vrai ragot capable de rehausser ce repas maigre, victime sacrificielle de ces aristocrates qu'il finira par dcrire comme des cannibales .
Il ne fait aucun doute que la nouvelle cherche dbusquer le secret du pouvoir aristocratique, mais le plus important est qu'elle ne le fait pas l'aide de la mthode conventionnelle du portrait-charge sur la base d'une critique sociale. la limite, cette nouvelle n'est pas une dnonciation de l'aristocratie comme classe sociale dgnre (ceque plusieurs, je l'ai constat, seraient ports conclure), mais une dmonstration dela solidarit entre bourreaux et victimes, une dmonstration des pouvoirs de l'arbitraire partir du moment o des formes reoivent notre assentiment et engagent notredsir. C'est aussi un texte qui met en vidence le leurre du langage.
Cela dit, la nouvelle ne peut tre interprte de manire monologique et c'est ce quirend son adaptation au thtre si dlicate. Le texte joue sur plusieurs registres etdonne entendre plusieurs voix en simultan. Il est trs concret, physique, et la fois
hautement symbolique. Des lments grotesques ctoient de subtiles allusions lalittrature romantique. Mais surtout, derrire l'apparent ralisme de la narrationcommencent se dgager des aspects fantastiques qui prendront de plus en plus d'importance, si bien qu'on ne sait plus si le rcit rend compte de faits qui se sont vraiment drouls ou d'une srie d'hallucinations. Le narrateur lui-mme ne nous dit rienqui pourrait nous aider dpartager les faits concrets de ses fantasmes. Son rcit estcrit aprs coup et comporte donc une part de rlaboration o les faits raconts semlangent aux tentatives d'interprtation. Bien plus, certaines descriptions exploitent
des ressources langagires impossibles rendre telles quelles au thtre (mais celapourrait figurer dans un film d'animation) : Cependant, la main blanche, longue,reptilienne de la comtesse reposait sur le satin dessin de son fauteuil, son pied nerveux s'agitait sous la table, mauvais comme un serpent noir, piquant10. Le rseaumtaphorique reptilien , avec toutes ses connotations dans notre civilisation, contamine et surdtermine la vision du geste concret ( son pied nerveux s'agitait sous latable ). Ailleurs, la bouche du baron Apfelbaum devient un groin et son oreille,dj petite, rapetisse de plus belle pour imposer l'autre sa noblesse.
10. Op. cit., p. 94.
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Le Banquetchezla comtesse
Fritouille de Gombrowicz,
adapt par Dominique
Garand et mis en scne
par Liliana Komorowska.
Coproduction de laFon-
dation Liliana Koromowska
et du GroupeS. M., prsen-
teau Thtre Prospero
l'automne 2004. Sur
la photo:NolBurton
(le cuisinier), Paule
Ducharme (la marquise),
Jean Emery Gagnon (le
bourgeois), Liliana
Komorowska (la comtesse)
et Jean Deschnes (le
baron). Photo:Kasia Lech.
Une autre srie de difficults est occasionne par l'ironisation de la voix du narrateur.
En effet, il n'chappe pas au lecteur qu'avant d'tre un jouet de drision pour les aristocrates, le narrateur est d'abord raill par l'auteur. Comment cela se peut-il puisqu'il
tient lui-mme les fils de son rcit ? L'ironisation est provoque par la mise de l'avant
de sa navet, de ses illusions romantiques, et aussi de sa prtention. Il ressort claire
ment, l'couter, que le narrateur est aveugl par son propre dsir, tel point qu'au
moment de rapporter les paroles de la comtesse l'invitant son banquet, paroles d'une
vulgarit choquante, il refuse d'en tirer les conclusions qui s'imposent et les interprte
comme une licence autorise dans les milieux aristocratiques (ces carts contribuent
leur charme!). L'ironie auctoriale va plus loin: comme l'a soulign le critique polonaisMichal Glowinski
11, Gombrowicz parodie dans cette nouvelle deux thmes abondam
ment exploits dans la littrature romanesque du XIXesicle:le thme du bourgeois qui
rve d'tre admis dans les cercles aristocratiques et le thme de l'enfant pauvre, mal
trait par ses parents, qui erre dans les champs tandis que, dans leurs maisons cossues,
les riches festoient. Gombrowicz s'amuse de ces reprsentations, les grossit jusqu' l'ab
surdit. Cette dimension risque toutefois d'chapper au lecteur d'aujourd'hui. En effet,
l'ironisation du discours du narrateur avait quelque chose de subversif dans les annes
20, dans la mesure o ces reprsentations et ce langage humanistico-romantique fai
saient encore autorit auprs d'une bonne frange du public bourgeois. Aujourd'hui, le
langage et les croyances du narrateur sont d'emble jugs drisoires: on ne peut tout
simplement pas croire que quelqu'un se leurre ce point.
L'adaptation du rcit pour le thtreA posteriori, il m'apparat que l'adaptation d'un tel texte ncessite un troit dialogue
entre le scripteur et le metteur en scne, les deux dimensions devant tre penses de
11. Michal Glowinski, Gombrowicz ou la Parodie constructive, op. cit.
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concert. Conformment ce que j'crivais plus haut, j'aurais aim que les aristocrates
soient rellement sduisants, qu'ils en imposent et que leur mchancet, leurs masques
grotesques et pervers n'apparaissent que progressivement, d'une manire d'abord
troublante et, ensuite seulement, exacerbe. La mise en scne avait l'avantage d'tre
cohrente. Toutefois, parmi tous les registres de voix prsents dans le texte, on a pri
vilgi l'aspect grotesque (en le tirant mme du ct du burlesque caricatural). On a
opt pour l'interprtation la plus simple et la plus univoque:ces aristocrates sont des
dgnrs qui trompent leur ennui et se donnent du pouvoir en fltrissant les classes
infrieures. On a aussi choisi, pour la reprsentation, de prendre au pied de la lettre le
rapport entre le chou-fleur et le petit Pierrot Choufleur perdu dans les champs:ds le
dbut de la pice, on voit le cuisinier assassiner l'enfant et prlever sa cervelle pour la
mettre au menu. Or, l'une des subtilits du texte est d'utiliser cette homonymie entre
le lgume et le nom de l'enfant pour nourrir la paranoa hallucinatoire du narrateur.
Ils'agitd'un pur effet de langage, comme le soutient Glowinski, qui prsente justement
la nouvelle comme une fable langagire : le narrateur veut parler au-dessus de sa
condition en mimant les aristocrates qui, comble de surprise, se mettent parler et
se comporter vulgairement; le narrateur est drout par les propos double entente
des aristocrates qui multiplient les jeux de mots polysmiques; il ne peut pntrer leur
babillage hypercodifi, fait d'allusions et de demi-mots;enfin, le soupon autour de la
nature du chou-fleur, provoqu par la seule homonymie, le conduit au dlire, d'autant
plus que les aristocrates, ayant saisi sa mprise et son dsarroi, s'emploient l'aug
menter de nouvelles allusions gastronomiques. Mystifi par l'clat d'une parole inauthentique, le narrateur voit se dsagrger la reprsentation idale qu'il se faisait du
grand monde et s'imposer une irralit toujours plus cauchemardesque. Il n'a pas saisi
le caractre thtral de son idal, un thtre quelque peu kitsch dont il n'aurait pu
percer le secret qu'en le parodiant. Mais c'est ce qu'accomplit la nouvelle, en super
posant les voix. Voil, tout compte fait, ce qu'une adaptation et une mise en scne
devraient en premier lieu transposer, en
entranant le spectateur, aprs l'avoir
subjugu, dans l'orbite d'une dmystification qu'il n'avait pas forcment
souhaite au dpart. Un thtre vrai
ment gombrowiczien ne peut laisser
indemne le spectateur, j
Le Banquet chez la comtesse
Fritouille de Gombrowicz, adapt par
Dominique Garand et mis en scne
par Liliana Komorowska (Fondation
Liliana Koromowska/Groupe S. M.,
2004), prsente au Thtre Pros-
pero. Sur la photo:Paule Ducharme
(la marquise), Jean Emery Gagnon
(le bourgeois), Liliana Komorowska
(la comtesse) et Jean Deschnes
(le baron).Photo: Kasia Lech.
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