Vivre sous la menace... Quand l’anticipation des cancers redessine la destinée familiale

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EDITORIAL

Vivre sous la menace. . .Quand l’anticipation des cancers redessine la destinee familiale

M.-F. Bacque

La consultation d’oncogenetique pourrait-elle etre structureecomme la consultation d’annonce d’un cancer ? Ce numero dela Revue Francophone de Psycho-Oncologie repond clairementoui. La complementarite des entretiens medicaux et psycho-logiques, la qualite de la formation des intervenants, ladiffusion des connaissances dans la Societe, font progressive-ment la preuve des changements de l’approche anticipee d’uneevolution cancereuse. On opposera a cette revolution douce, lesavertissements de la Science-fiction qui decrivent le rejet descontingences biologiques humaines dans Le meilleur desmondes et le controle de l’intimite genetique d’autrui dansBienvenue a Gattaca. Dans les deux romans, la genetiqueenvahit les rapports humains au point qu’elle devient veriteplus que probabilite, et controle de l’autre au detriment durespect des caracteristiques privees de chacun. Nous sommesloin de cette evolution apocalyptique, cependant la vigilances’impose. Temoin, Edwige Bourstyn, chirurgienne a l’hopitalSaint-Louis qui transmet son desaccord philosophique aveccertaines recommandations drastiques proposees aux femmesporteuses de la mutation BRCA1 ou BRCA2. Ces mutationssont a l’origine de 5 % des cancers du sein. Cependant, leurpresence ne conduit pas forcement a cette maladie (avant70 ans, 40 a 65 % des femmes porteuses pourraient ladevelopper). La mastectomie prophylactique n’est pas, quanta elle, indemne de consequences, puisqu’elle entraıne unemorbidite de 20 %. Ainsi, la diminution des risques de cancersdu sein, entre 90 et 95 %, si une mastectomie, associee a uneovariectomie est effectuee avant l’age de 30 ans, semble avan-tageuse. . . Cependant qu’en est-il de la vie d’une femme jeune,avec de jeunes enfants ou y ayant renonce, deja amputee de sesattributs sexuels et feminins, et sterile par-dessus le marche !Dans ce cas, la science probabiliste fait payer cher, tres cher,la possibilite de lutter contre un risque qui au fond ne premunit

pas des autres risques accidentels de la vie. Une epreuve dans lavie n’exonere pas d’une autre et la vision securitaire absoluen’est qu’un leurre offert par la societe occidentale. Cecim’evoque les reactions transitoires de triomphe, que peuventexprimer les survivants d’une catastrophe, et leur desappoin-tement lorsqu’ils constatent qu’ils mourront tout de meme unjour. « Encore ! Je vais devoir mourir deux fois ! » s’exclamel’un d’entre eux, pensant deja, du fait du traumatisme, etrepasse sur l’autre rive de l’existence terrestre.

Insecurite, incertitude, assurance, aleas, probabilite. . .L’angoisse diffuse qui entoure ces mots est caracteristique denos societes modernes. Avec l’avenement des sciences et destechniques, nous souhaitons un controle permanent de nosrisques. C’est pourquoi il ne peut y avoir d’investigationgenetique avant sa demande precise par le sujet. C’est aussi laraison des interventions psychologiques autour de la consulta-tion medicale du geneticien. La consultation genetique estexemplairede l’excellencede la collaborationdupsychologuedecancerologie et du medecin geneticien. Plusieurs consultationss’averent necessaires car la revelation ne peut etre brutale. Lademande originelle repose le plus souvent en effet sur un lourdpasse de deuils, de sentiment de fatalite, d’identificationsredoutees, de tare, d’heredite, de destinee. . . Reprenons le caspresente par les geneticiennes et le service de psycho-oncologiede l’Institut Curie. Cette jeune femme de 29 ans est mariee, n’apas d’enfant, mais aimerait vraisemblablement en avoir. Elle aperdu sa mere de 33 ans a l’age de 7 ans, sa grand-merematernelle est morte a 52 ans, deux de ses tantes ont developpeun cancer du sein a moins de 40 ans (dont une, un cancerbilateral), les deux autres tantes sont indemnes, les cinqcousines aussi (pour le moment). La lignee feminine est donclourdement touchee et angoisse consequemment la jeunefemme qui s’inquiete de donner naissance a une fille en luitransmettant le risque. Le deuil de sa mere est encore tresdouloureux. Elle se plaint de ne pas avoir etemise au courant dela situation medicale et les non-dits pesent encore sur elle,puisque les sœurs de sa mere ont rompu les echanges avec elle.Elle evoque alors son desir de consulter en oncogenetiquequatre annees auparavant, dans l’espoir d’un geste chirurgical

M.-F. Bacque (�)Redactrice en chef de la Revue Francophone de Psycho-Oncologie

Professeur de psychopathologie et de psychologie

clinique a l’Universite Louis-Pasteur Strasbourg, France

E-mail : mfbacque@club-internet.fr

Rev Francoph Psycho-Oncologie (2006) Numero 1: 7–8

© Springer 2006

DOI 10.1007/s10332-006-0125-3

preventif. Le premier entretien l’en dissuade cependant a causedeson jeune age.Elledecidealorsdenepas faire le test genetique(a quoi sert de savoir et de rester impuissant ?). Lors de laconsultationactuelle, la revelationde l’alterationdugeneBRCA1est confirmee pour elle. En quelques annees de reflexion, elle achoisi de differer l’operation prophylactique. Dans un premiertemps, elle prefere la surveillance mammaire et ovarienne, enattendant de mettre au monde ses enfants. Les questions sonttres bien posees par Isabelle Coupier et l’equipe de Curie : voilaune jeune femme qui presente encore des difficultes liees audeuil de sa mere. Les morts precoces de sa grand-mere, puis desamere, la placent dans une angoisse de repetitionmajeure. Lesconflits de la lignee maternelle peuvent aussi etre attribues a lamultiplicationdes cancersdans la famille.Onn’oublierapasqueles femmes dont l’analyse genetique les revele indemnes de lamutation n’en sont pas moins deprimees significativementlorsqu’une de leurs sœurs est atteinte [1]. Enfin, entre deuxconsultations, elle est enceinte, puis faitune fausse-couche alorsque depuis trois ans, elle attendait une grossesse. On peutevidemment penser a toutes les causes d’infertilite psycho-genes et imaginer un deblocage de la situation du fait de saverbalisation. Ce cas laisse cependant en memoire l’impor-tance de l’approche psychologique, du fait de traumatismespotentiels lies a la revelation, mais aussi de la reactivation demecanismes defensifs lourds comme le refus d’identification,le deni de la transmission de lamaladie, la fuite en avant vers lachirurgie pour eviter de penser a l’atteinte potentielle. Ladepression et l’anxiete sont le plus couramment recherchees etrapportees dans les etudes comme autant de sentenceslapidaires. La majoration de l’anxiete constatee chez lesfemmes porteuses de la mutation revient a son niveau de baseun mois apres l’annonce. Les non-porteuses voient leurdetresse diminuer egalement. Une etude sur cinq ans [3]souligne les effets negatifs de la mastectomie sur la sexualite etl’image du corps des femmes les plus jeunes. D’autre part, lapresence de jeunes enfants et les deuils familiaux lies au canceraugmentent encore la detresse psychique.

Les resultats, relativement restreints de ces suivis, sontlargement insuffisants pour imposer une direction. Ne prenonsque les facteurs culturels et nous constaterons que lesNeerlandaises se soumettent beaucoup plus facilement a l’ideede la mastectomie preventive, que les Americaines ou les Fran-caises, lesAnglaisesoccupantuneplacemitoyenne.Les facteursculturels sont certes lies aux representations de la feminite dansune societe, les facteurs economiques jouent aussi surementdans la societe americaine, dans laquelle les assurancespersonnelles ne sont pas pretes a risquer les effets depressio-genes ou les risques operatoires a court terme contre une surviesans seins et sans ovaires, mais certainement pas sans risque.

Terminons sur la place de la communication de cesrisques. De nombreux efforts doivent etres poursuivis enFrance pour parler de l’incertitude. Une place plus grandepour les questions ouvertes doit etre reservee par le medecinqui ne peut cliver la consultation en deux etapes :

1-le patient s’exprime devant le psychologue et ;

2-le medecin parle devant le patient.

L’orientation vers une consultation tripartite est sansdoute souhaitable.

La communication de chiffres est preferee par les patients,cependant, la manipulation de l’impact subjectif des donneesest facile, si l’on modifie les voies actives ou passives desverbes ou encore la taille des echantillons (dix femmes sur centdevelopperont un cancer du sein au cours de leur existence ou90 % de femmes n’auront pas de cancer du sein dans leur vie).Les informations mixees sur les risques relatifs et absolus sontau fond les meilleures, mais elles doivent etre suivies de laremise d’un rapport ecrit, qui permet d’y retourner apres laconsultation.

Il existe des « genetic counsellors » aux Etats-Unis,Canada, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, nous apprendClaire Julian-Reynier. Une nouvelle profession en France a vule jour en 2004, avec un master de « conseil genetique », quiassocie connaissances en genetique, psychologie et compe-tences cliniques. Pourquoi pas, meme si au fond, il paraıtraitplus logique que les psychologues se forment en genetique etles medecins en psychologie. . .

Dernier point, il est maintenant acquis que la delivranced’informations sur la maladie et la mort peut etre traumatiquepour celui qui la recoit. Mais qu’en est-il de celui qui ladonne ? Nous ne saurons donc trop que suggerer des groupesde parole pour ces equipes qui annoncent. Groupes demedecins et/ou de psychologues, groupes de secretaireslorsque les personnes viennent en catimini s’effondrer dansleur bureau, groupes d’infirmieres qui se livrent auxprelevements parfois surinvestis par les patients anxieuxpour lesquels ils sonnent les trois coups du destin.

La consultation d’oncogenetique s’est donc considerable-ment transformee depuis dix ans. Ce numero de la RevueFrancophone de Psycho-Oncologie temoigne des effortsaccomplis pour une prise en charge originale de la maladie oude la peur qu’elle engendre dans une famille. Il reste cependanttoute une serie de problemes qui meritent une rigoureuse etsolide reflexion interdisciplinaire. Les medecins, les psycholo-gues et psychiatres se sont exprimes largement, les associationsdeveloppentdesprogrammesdesoutien (iciHNPCCFrance). . .Il nous reste les malades dont j’ai humblement rapporte lespropos dansun livre ecrit pardes grand-meres, desmeres, leursfilles et petites filles [2] et qui font preuve d’une belletransmission narrative. Garder son identite, s’identifier, existerencore par-dela les blessures et meme la mort, voila des projetsqui defient l’anticipation et la prediction du pire. . .

References1. Lodder L, Frets PG, Trijsburg RW, et al. (2001) Psychological impact of

receiving a BRCA1/BRCA2 test result. Am J Med Genet 98 (1): 15-242. Singletary SE, Judkins AF, Matsurzo HL (2002) What we have, what we

share. Univ. Texas Sc. Center at Houston Printing Services, Houston,Texas.

3. Van Oostrom I, Meijers-Heijboer H, Lodder L, et al. (2003) Long termpsychological impact of carrying a BRCA1/2 mutation and prophylacticsurgery: a 5 year follow up study. J Clin Oncol 21: 3867-74

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