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51 La Communication JEAN-MAXENCE GRANIER Du Contrat de Lecture au Contrat de Conversation Cet article revisite les tenants et aboutis- sants du succès du concept de « Contrat de Lecture » développé par Eliseo Veron dans les années 1980, concept qui a aidé les médias à mieux définir leur posture et leurs rôles vis-à-vis de leurs usagers. Jean-Maxence Granier propose de pro- longer le « Contrat de Lecture » dans un nouveau concept, qui s’en inspire et s’en distingue : le « Contrat de Conversation ». Il s’agit d’inciter les médias d’information à intégrer la participation des internautes et à reconfigurer leur rôle, pour ne pas se laisser dépasser par une évolution technique et sociale qui fragilise les prises de parole médiatique. Mots clés : contrat de lecture, contrat de conversation, Eliseo Veron, presse écrite, médias, participation NAISSANCE DU CONTRAT DE LECTURE Le concept de Contrat de Lecture est apparu en 1985 pour faire face à une problématique précise du marketing de la presse. Il s’agissait à l’époque, dans un contexte concurrentiel renforcé, de mieux distinguer, au sein d’un type de presse donné, celui des magazines féminins, des positionnements et des identités spécifiques, au-delà d’une grande similarité de contenus thématiques – la catégorie de presse « magazines féminins » étant constituée comme un genre spécifique. Ce concept était développé par Eliseo Veron 1 dans le cadre à la fois de la linguistique de l’énonciation, marquée par Jakobson et Benveniste, et de la sémiotique de Peirce, avec la mise en regard d’un monde construit comme objet, d’un discours comme signe et d’une instance de pro- duction ou de réception comme interprétant. Il trouvait des échos dans des réflexions connexes venues des études littéraires et génériques 2 , dans une importance nouvelle donnée à la notion de relation face à celle de contenu avec l’école de Palo-Alto, dans la montée en puissance d’un modèle communicationnel 3 qui posait le cadre des conditions a priori de l’interlocution, ou encore dans 1. Eliseo Veron, « L’analyse du contrat de lecture », Les médias : expériences et recherches actuelles, IREP, 1985. 2. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, coll. « Poétique », 1975. 3. Patrick Charaudeau, Langage et discours. Éléments de sémio- linguistique (Théorie et pratique), Paris, Hachette, 1983 ; Patrick Charaudeau, « Le contrat de communication de l’information médiatique », Le Français dans le monde, numéro spécial, juillet 1994. communication & langages – n 169 – Septembre 2011

Du Contrat de Lecture au Contrat de Conversation

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RésuméCet article revisite les tenants et aboutissants du succès du concept de « Contrat de Lecture » développé par Eliseo Veron dans les années 1980, concept qui a aidé les médias à mieux définir leur posture et leurs rôles vis-à-vis de leurs usagers. Jean-Maxence Granier propose de prolonger le « Contrat de Lecture » dans un nouveau concept, qui s’en inspire et s’en distingue : le « Contrat de Conversation ». Il s’agit d’inciter les médias d’information à intégrer la participation des internautes et à reconfigurer leur rôle, pour ne pas se laisser dépasser par une évolution technique et sociale qui fragilise les prises de parole médiatique.Jean-Maxence Granier, agrégé de lettres modernes, titulaire d’un DEA de sciences du langage, enseigne la sémiotique (universités Paris-Sorbonne et Limoges) et dirige le cabinet Think-Out, qu’il a fondé. Il conseille les médias sur leurs contenus éditoriaux. Praticien du « contrat de lecture », ses recherches concernent les interactions verbales et leurs représentations, les questions liées à la réception des médias et ce qu’il nomme les « nouvelles conversations numériques ». Son travail se situe à la croisée de l’observation de la mutation des médias, d’une réflexion sur la notion de conversation et de dialogue appliquée au monde numérique et d’une analyse sémiotique des grands régimes médiatiques.Jean-Maxence Granier, agrégé de lettres modernes, titulaire d’un DEA de sciences du langage, enseigne la sémiotique (universités Paris-Sorbonne et Limoges) et dirige le cabinet Think-Out, qu’il a fondé. Il conseille les médias sur leurs contenus éditoriaux. Praticien du « contrat de lecture », ses recherches concernent les interactions verbales et leurs représentations, les questions liées à la réception des médias et ce qu’il nomme les « nouvelles conversations numériques ». Son travail se situe à la croisée de l’observation de la mutation des médias, d’une réflexion sur la notion de conversation et de dialogue appliquée au monde numérique et d’une analyse sémiotique des grands régimes médiatiques.

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La Communication

JEAN-MAXENCE GRANIER

Du Contrat de Lectureau Contrat deConversation

Cet article revisite les tenants et aboutis-sants du succès du concept de « Contratde Lecture » développé par Eliseo Verondans les années 1980, concept qui a aidéles médias à mieux définir leur postureet leurs rôles vis-à-vis de leurs usagers.Jean-Maxence Granier propose de pro-longer le « Contrat de Lecture » dans unnouveau concept, qui s’en inspire et s’endistingue : le « Contrat de Conversation ».Il s’agit d’inciter les médias d’informationà intégrer la participation des internauteset à reconfigurer leur rôle, pour ne passe laisser dépasser par une évolutiontechnique et sociale qui fragilise lesprises de parole médiatique.

Mots clés : contrat de lecture, contratde conversation, Eliseo Veron, presseécrite, médias, participation

NAISSANCE DU CONTRAT DE LECTURE

Le concept de Contrat de Lecture est apparu en 1985pour faire face à une problématique précise du marketingde la presse. Il s’agissait à l’époque, dans un contexteconcurrentiel renforcé, de mieux distinguer, au sein d’untype de presse donné, celui des magazines féminins,des positionnements et des identités spécifiques, au-delàd’une grande similarité de contenus thématiques –la catégorie de presse « magazines féminins » étantconstituée comme un genre spécifique. Ce concept étaitdéveloppé par Eliseo Veron1 dans le cadre à la fois dela linguistique de l’énonciation, marquée par Jakobsonet Benveniste, et de la sémiotique de Peirce, avec lamise en regard d’un monde construit comme objet,d’un discours comme signe et d’une instance de pro-duction ou de réception comme interprétant. Il trouvaitdes échos dans des réflexions connexes venues des étudeslittéraires et génériques2, dans une importance nouvelledonnée à la notion de relation face à celle de contenuavec l’école de Palo-Alto, dans la montée en puissanced’un modèle communicationnel3 qui posait le cadre desconditions a priori de l’interlocution, ou encore dans

1. Eliseo Veron, « L’analyse du contrat de lecture », Les médias :expériences et recherches actuelles, IREP, 1985.

2. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, coll. « Poétique »,1975.

3. Patrick Charaudeau, Langage et discours. Éléments de sémio-linguistique (Théorie et pratique), Paris, Hachette, 1983 ; PatrickCharaudeau, « Le contrat de communication de l’informationmédiatique », Le Français dans le monde, numéro spécial, juillet 1994.

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l’esthétique de la réception de l’école de Constance4 et dans les approchespragmatiques issues du monde anglo-saxon. Au déclin des logiques purementstructurales, un nouveau modèle faisait son apparition ; il mettait en scène lestenants et les aboutissants de la communication médiatique et les intégrait àl’espace sémiotique du discours en les dévoilant à travers des marques spécifiques,verbales ou visuelles. Ce modèle allait faire florès au sein des spécialistes dumarketing éditorial, car à travers la mise en scène d’un destinataire (« je suis unefemme Elle », « je suis une femme Marie-Claire »), il permettait de faire le lien avecles attentes du lecteur, des lecteurs et donc de l’audience. Pour abstraite qu’ellefût, la figure du « destinataire construit » permettait de dépasser les analyses decontenus et rejoignait la problématique opérationnelle de tout média : créer unlien fort et continu avec un public et monnayer ce lien auprès des publicitaires etdes marques.

Ce modèle du Contrat de Lecture faisait l’hypothèse puissante de la miseen scène, dans l’espace sémiotique constitué par un titre de presse, d’une figurede l’émetteur (versus les producteurs effectifs de ces contenus : journalistes,rédactions, éditeurs mais aussi publicitaires et marques), d’une figure dudestinataire construit (versus le lectorat effectif), d’une relation spécifique entreeux et d’un monde construit déterminé (l’univers de la mode, l’univers fémininpar exemple), un univers de référence co-interprété en production et en réception.Au-delà des discussions théoriques, qui portèrent en particulier sur la notion de« contrat »5 et de « lecture »6, le concept s’est révélé remarquablement efficace eta été utilisé de manière continue dans les études éditoriales et publicitaires depuisvingt-cinq ans. De fait, le terme lui-même s’est répandu dans le milieu des médias,utilisé à la fois par les responsables éditoriaux des entreprises de presse, les régiespublicitaires chargées de la commercialisation des espaces et les cabinets d’étudespécialisés dans le conseil aux médias.

UN CONCEPT OPÉRATOIRE LARGEMENT RÉPANDU ET UTILISÉ

Si la notion de contrat, utilisée métaphoriquement, a pu faire débat, puisqu’ausens juridique un contrat engage les deux parties, sauf à être en l’espèce léonin,laissant au magazine toute sa puissance d’imposition d’un monde, on voit biencomment cette notion a pu malgré tout paraître parlante aux acteurs. Dépassantla passivité attachée traditionnellement à la figure du lecteur, la relation volontairequi s’établit dans le temps avec un titre de presse, que l’on choisit et que l’on paye,s’inscrit bien dans une forme de contractualisation de l’échange, au moins de fait,sur le mode d’une relation à laquelle on adhère, en achetant, en lisant avec plaisirou intérêt et en achetant à nouveau le titre. Perduration dans le temps, continuitédu lien, ce modèle a donc vocation à expliquer comment le lecteur ordinaire noueune relation avec un titre en adhérant à un contrat qui se donne à lire concrètement

4. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, coll. « Tel », [1900] 1978.

5. « Contrat » vs « promesse », cf. François Jost, Introduction à L’analyse de la Télévision, Paris, Ellipses,1999.

6. « Lecture » vs « communication », terme plus large renvoyant à une plus grande variété de dispositifs,cf. les travaux de Patrick Charaudeau.

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dans un dispositif sémiotique. Les études qui en découlent s’inscrivent à la fois dansdes approches « en émission », sous forme d’analyses sémiotiques d’un Contrat deLecture spécifique dans son champ de concurrence (les titres du même segmentde presse), et en « réception », sous forme d’analyses qualitatives du discoursrationnel, mais aussi imaginaire, « projectif » des lecteurs engagés dans ce typede contrat. La plupart des dispositifs d’étude mis en œuvre dans ce domainearticulent ces deux dimensions, vérifiant, dans des démarches qualitatives auprèsdes lecteurs interrogés en groupe ou individuellement, des hypothèses sémiotiquesposées en chambre à travers l’analyse souvent comparative de corpus et portant surl’ensemble des dimensions du magazine : textes, images, mise en page, couverture,etc. Ces approches ont vocation à contribuer au pilotage d’un titre dans le temps età son optimisation, justement quand l’éditeur pressent que le contrat est en trainde se dénouer ; mais elles sont aussi utilisées pour accompagner des lancements detitres nouveaux, l’analyse des réactions des lecteurs et du champ de concurrencepermettant d’hypostasier une identité et un positionnement encore virtuels. Cetteméthodologie est aussi utilisée de manière un peu différente pour bâtir desargumentaires visant à convaincre les annonceurs de la pertinence des supportsqu’ils peuvent choisir pour communiquer, puisque le « Contrat de Lecture »permet de dessiner la figure idéalisée du récepteur. Si le concept s’est vulgarisé, si sesfondements théoriques sont moins lisibles aux acteurs eux-mêmes, il est devenu,en tout cas dans le champ de la réflexion française sur les médias, un repère fort etune méthode effectivement mise en œuvre.

Le modèle, et c’est un autre signe de son succès, a été rapidement étendu avecprofit à la télévision, à la radio et à l’ensemble des médias. On a pu ainsi parler de« contrat de chaîne » en télévision, mais aussi de « contrat d’émission », montrantpar là qu’il pouvait être utilisé à différents niveaux d’intelligibilités médiatiques.Deux journaux télévisés du soir obéiront au même genre (celui du journal du20 heures, par exemple de France 2 et de TF1) et traiteront des mêmes sujets,mais dans des Contrats de Lecture parfaitement distincts aux yeux mêmes destéléspectateurs par la relation établie avec eux, symétrique et distante ici, procheet dissymétrique là, et par la manière de mettre en scène le monde, construit ici surle mode de l’intelligibilité, là sur le mode de l’affectivité, ici en mettant en scènele citoyen, là le peuple. Autre exemple, Turbo (sur M6) et Auto-Moto (sur TF1)parleront ainsi identiquement du monde automobile, mettront en scène les mêmesmodèles, mais l’un dans une relation d’abord accessible et pédagogique, inscrivantla voiture dans un paysage dont elle est le prétexte, l’autre sur une base plus experteet plus polémique, avec une tendance à soulever davantage le capot des voituresprésentées pour elles-mêmes. La relation avec le téléspectateur et la construction dumonde automobile sont bien différentes. Ainsi cette conceptualisation théoriqueest-elle devenue un véritable outil, volontiers schématisé, et un langage communaux producteurs, ou au moins certains d’entre eux, et aux analystes spécialisésformés à la sémiotique du discours, verbal ou visuel. Cet outil a l’avantaged’objectiver sous ses deux faces (production/réception) la relation entre le lecteuret le titre et de permettre des recommandations précises échappant au seul flairou au seul talent des journalistes. Il fait partie de l’habitus professionnel des gensde presse et rapproche méthodologiquement les publics des médias qui les visent,

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en permettant de dépasser les limites des segmentations et des positionnements apriori.

DU DESTINATAIRE CONSTRUIT AU PUBLIC REPRÉSENTÉ

Le succès du modèle, on l’a dit, est lié à la possibilité qu’il donne de véritablementpenser le destinataire du média et de lui donner une présence palpable parcequ’objectivée dans les signes et les discours. De fait, pour la presse, mais encoredavantage pour la radio ou pour la télévision, la distance inhérente à toutemédiation, la dimension ontologiquement in abstentia du lecteur, de l’auditeur oudu téléspectateur, a constitué un obstacle, un manque, quelque chose contre quoile monde médiatique a lutté par tous les moyens. Que l’on pense par exemple à lavalorisation du direct pour les médias de flux. Le Contrat de Lecture, comme grilled’interprétation, permettait sur un autre plan, plus conceptuel, de se rapprocherdu public en invitant chaque média à dessiner la figure de celui à qui il s’adressecomme individu impliqué dans une sémiosis donnant sens à un univers construiten commun, selon le dispositif que l’outil défini par Eliseo Veron s’est attachéà expliciter. De fait, pour combler cette distance, les médias ont eu tendance àmettre en scène de manière hyperbolique un destinataire, et ce, de manière expliciteen tant que spectateur ou en tant que lecteur, ce qui n’est qu’un cas de figurepossible parmi d’autres7. Clubs d’auditeurs, courriers des lecteurs, médiateurs,représentation du public dans l’espace du média, tout est bon pour faire sentirque la relation construite est bien réelle, qu’elle échappe à sa dimension purementallocutive en rendant manifeste la présence de celui à qui le média s’adresse, commesi le fonctionnement médiatique moderne était tout emprunt de la nostalgiede l’agora, des tréteaux du théâtre ou des estrades politiques, de la présenceréelle du public. À travers le modèle du Contrat de Lecture, les médias n’ontété que trop heureux de faire reconnaître qu’ils instanciaient de toute façon undestinataire auquel le lecteur/auditeur/téléspectateur réel était invité à s’identifier.Parallèlement, plus les médias sont devenus de masse, plus ils se sont adressés augrand nombre et plus ils ont imaginairement déconstruit cette distance. La miseen scène des publics sur les plateaux de télévision, à ce point importante qu’onlégifère sur elle aujourd’hui (en termes d’âge, de race, de sexe), le public en studioque l’on entend rire à la radio, tous ces personnages que nous regardons regarderce que nous regardons, sont là pour dire la présence effective de la réceptiondésormais incarnée. Les sémioticiens du télévisuel n’ont pas manqué d’analyser lamanière même dont ces publics étaient mis en scène, jeunes ou vieux, homogènesou hétérogènes, nombreux ou clairsemés, à l’italienne ou en cercle, et la radio àfait de la mise en scène de la parole de ses publics un genre à part entière. Dansces cas de figure, l’adéquation au destinataire ne se fait plus seulement sur labase d’une relation, plus ou moins proche ou distante, plus ou moins symétriqueou dissymétrique : elle fonctionne sur le mode véritablement imaginaire de lareprésentation et de la projection. On ne s’adresse pas seulement à moi, on meten scène le public auquel je peux m’identifier.

7. Songeons au discours scientifique qui a contrario laisse la figure du destinataire dans l’abstraction etl’universel.

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DU PUBLIC REPRÉSENTÉ AU PUBLIC INTERACTIF

Les moyens techniques qui se sont développés, le téléphone d’abord, puis le webet le SMS ensuite, ont constitué une autre façon pour les médias d’échapper enpartie à leur dimension intrinsèquement unidirectionnelle, à travers de nouveauxdispositifs d’interactivité. Tout à coup, la relation construite proposée pouvaits’incarner dans une dimension bijective. On sait par exemple que le lancement dela téléréalité en France s’est appuyé sur cette dimension participative, permettant àdes millions d’auditeurs de se mêler par le vote, payant qui plus est, du devenird’un petit groupe humain d’une douzaine de personnes enfermées dans unloft8. Aujourd’hui, nombreux sont les plateaux où l’on sollicite l’avis, l’opinion,la présence d’un auditoire invité à prendre la parole, sur le web, par SMS oupar téléphone. Cette participation peut prendre une dimension individualisée,souvent sous la forme du témoignage, ou collective lorsqu’elle mime les logiquessondagières en rapportant le public à l’ensemble du corps social. Si elle neconcerne qu’une part de l’audience effective, cette participation a pour vertu defavoriser l’identification, qui n’est plus seulement existentielle, mais véritablementspectatorielle : j’aurais pu, ou pas, poser la même question que tel ou tel, sedit-on en écoutant une émission qui donne la parole aux auditeurs (par exemple,Le téléphone sonne sur France Inter). Ces prises de parole, surtout si elles sontsynchrones avec le temps de l’émission, sont difficiles à gérer par les journalistespuisqu’elles s’inscrivent dans la double communication propre aux médias, à lafois sur le plateau (contraintes conversationnelles : laisser à celui à qui on donnela parole le temps de s’exprimer) et entre le média et son public (contraintescommunicationnelles d’intelligibilité). Mais il est clair que cette représentation dudestinataire a vocation à renforcer la relation construite évoquée dans le modèle.

Il faudrait donc au final distinguer plusieurs types de conception du publicdans l’espace médiatique : le destinataire construit, c’est-à-dire l’espace sémiotiquede la réception que dessine le média, l’être de signes qui compose la figure decelui à qui le média s’adresse et que révèle le Contrat de Lecture ; le destinatairereprésenté comme public (vs être du monde), c’est-à-dire le public iconiquementmis en scène dans le média en tant que tel ; le destinataire interactif, inscrit dansdes dispositifs d’échange effectifs, ces deux derniers niveaux étant des formesmanifestes du premier. Cette mise en scène se fait donc de plusieurs façons :ici implicite, impliquée qu’elle est par le dispositif discursif lui-même et rendueaccessible par le métadiscours que constitue le modèle du Contrat de Lecture ;là montrée et même soulignée par la présence ou l’interactivité, sur le registreimaginaire de la représentation, symptôme d’une dénégation de distance inhérenteà la médiation. Il faudrait encore y ajouter la cible publicitaire, c’est-à-dire le publicmis en avant et construit par les médias à destination des annonceurs, et enfin lepublic réel, dont on peut mesurer quantitativement la présence ou que l’on peutinterroger sur le mode de l’échantillon, mais auquel on n’accède jamais totalement.De fait, ces différentes modalités de la figure allocutive indiquent comment celle-ciest toujours un artefact, construit dans l’espace du discours que révèle le Contrat

8. Loft Story, M6, 2001.

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de Lecture, ou un référent ultime et jamais complètement atteint par la mesure del’audience ou la définition de cibles. Le marketing de la presse s’abreuve à ces deuxsources et inscrit son expertise dans l’analyse des écarts entre elles.

DES MASS-MÉDIAS AUX NOUVELLES CONVERSATIONS NUMÉRIQUES

L’âge moderne, comme période allant du XVIIIe au XXe siècle, a vu lesmass-médias se développer (livre, presse, puis radio et télévision) et modifier ladynamique de l’opinion. Les mass-médias n’ont pas remplacé les conversationsentre humains qui préexistaient, mais se sont mis à dicter une temporalitésociale aux échanges9. Ce faisant, ils ont dominé la prise de parole et se sontmis à jouer un rôle central visant à rythmer les conversations par l’impulsionde sujets de débat. Les mass-médias ont ainsi installé un système de diffusionasymétrique (le lecteur ne peut pas vérifier l’information : le pouvoir de contrôleest d’un seul côté) et unidirectionnel (le lecteur ne peut pas répondre). Cemodèle peut autoriser au mieux un feedback cadré, « montré », comme on l’adit, mais ni véritable interlocution ni coproduction. Son expression ultime restela publicité, qui consiste à voir l’intention de la marque entièrement réalisée dansle comportement du consommateur ou au moins dans son attitude. La mise enscène du destinataire puis l’interactivité, on l’a vu, y ont toujours joué un rôle cléparce que compensateur de la distance médiatique.

Mais depuis l’émergence du web puis du web 2.0, on assiste à l’avènementd’un nouveau modèle, qui ne détruit pas le modèle mass-médiatique traditionnel,mais qui le complique ou l’enrichit d’une nouvelle dimension. De fait, la relativedissolution des médiations dans un dispositif réticulaire, qui place au centreles individus et prend acte des phénomènes historiques d’individualisation enfavorisant des relations plus symétriques où chacun semble avoir le même statut,modifie la donne traditionnelle du jeu médiatique et conduit à repenser le rôledes médias. Si ce modèle voit les attentes que les médias avaient placées dansl’interactivité plus qu’exaucées, il inquiète aussi la fonction médiatique elle-mêmepar la mise en réseau directe des individus qui peuvent s’agréger en communautéau-delà des médias et de leur « segmentation », échanger des informations et,dans une certaine mesure, faire l’impasse sur les médias classiques eux-mêmes.Désormais, la position en surplomb des médias traditionnels sur les conversationsest remise en cause, car celles-ci accèdent à un espace de publicisation danslequel le coût d’entrée est faible et les effets de réseau puissants et synchrones.La santé (Doctissimo), le genre (Auféminin), la politique, le sport, la technologie,le web lui-même sont devenus des thématiques sur lesquelles chacun est enmesure de prendre la parole. Si auparavant la conversation se faisait sur la based’un groupe d’appartenance, s’inscrivait justement dans un contrat socialementdéfini a priori, aujourd’hui, c’est au contraire le sujet de conversation qui fondedes groupes et des communautés d’intérêts sur le web, jusqu’à une formed’hyper-segmentation qui tend vers des thématiques plus pointues et des universdifférenciés.

9. Fonction d’agenda setting analysée par Maxwell McCombs et Donald Shaw en 1968.

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Au-delà des effets de mode, la blogosphère, les forums, les tags, les réseauxsociaux, les mondes virtuels dessinent une nouvelle carte de la communicationet obligent les médias à muter et à y redessiner une place qui leur soit propre.La crise du modèle économique, qui porte sur la production, la distribution etla monétisation des contenus, dans laquelle ils sont engagés, mais aussi celle despratiques professionnelles appelées à se renouveler, sont les effets les plus apparentsde cette mutation en cours, forte au point de poser la question de l’existence et dela légitimité même des médias dans leur définition traditionnelle. La réussite despure players tient à l’organisation de réseaux d’individus (Facebook), de réseauxd’informations (Google ou Wikipedia) ou de conversations (Doctissimo), bienplus qu’à la production directe de contenus organisés selon une certaine visiondu monde. La médiatisation globale d’un espace public, non pas virtuel mais bienréel, puisque gardant gravé dans le silicium chacun de nos mots et chacune denos images, fragilise le rôle de médias confrontés aux « nouvelles conversationsnumériques » et à des publics tentés de se constituer en se passant d’eux.

En réalité, ce nouvel âge conversationnel ne consiste pas en un retour àl’accumulation de micro-conversations, mais en un mariage, inouï jusque-là, entrele fonctionnement mass-médiatique qui a caractérisé la Modernité et des échangesinteractifs potentialisés par le support technologique fourni par le réseau mondial.Dans ce cadre, les traits propres à la conversation (symétrie, coproduction) sontélevés à la puissance de l’Internet qui conserve ses propriétés (publicité, duration)et se mêlent à ceux du discours mass-médiatique pour dessiner un nouveau modèledont les contours apparaissent encore à peine.

UN NOUVEAU RÔLE POUR LES MÉDIAS 2.0Face à la montée en puissance des Nouvelles Conversations Numériques, lesmédias traditionnels, après avoir cantonné dans un premier temps leurs stratégiesnumériques à être une vitrine, un gadget pour stagiaire et dangereusement donnédes habitudes de gratuité au lectorat, ont pris la mesure de cette logique qui gommeles frontières traditionnelles entre émission et réception et transforme l’écoute enparticipation, voire en coproduction. Certains médias en ligne se sont construitssur cette base (Rue 89 ou Le Post en France, Oh My News en Corée) et les médiashistoriques se sont tous dotés de dispositifs (outils de commentaires, réseauxsociaux de lecteurs, forums de discussion, blogs de lecteurs) visant à intégrer cettedimension à la production de contenus éditoriaux et à lui donner une valeur parla fidélisation d’un public toujours plus « qualifié », au sein de bases de donnéesqui permettent de gérer la relation client et d’affecter une valeur précise à toutlecteur. Ils ont pris en compte le fait qu’aujourd’hui le web permet un feedbackrapide et massif de la part de l’audience à travers le postage de commentaires, decommentaires sur les commentaires et bientôt de conversations dont le contenuéditorial apparaît comme le prétexte. C’est par conséquent à la naissance d’unnouveau rapport entre les publics et les médias que nous assistons, le média2.0, caractérisé par l’intégration du discours des lecteurs dans le contenu mêmedu site émetteur, réalisant une part des potentialités du participatif propres auweb. Les médias ont donc désormais vocation à accueillir les contributions et lescoproductions de leurs publics en les associant à leurs propres contenus et voient

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une part de leur attrait associée à leur capacité à abriter et à enclore cette richesseconversationnelle. Ils doivent faire face à l’émergence d’une interactivité entreémetteur et récepteur (votes, commentaires des articles), plus ou moins prise encompte par des équipes de rédaction quelquefois bousculées dans leurs habitudes,car cette interactivité n’est plus seulement de l’ordre de la représentation mais bienréelle, en tout cas actualisable par tout membre du public.

Désormais, les médias s’ouvrent à la conversation avec leur audience :ils intègrent cet effet retour et modifient éventuellement leurs contenus enconséquence en les classant, en les hiérarchisant, en les sélectionnant. Unedimension supplémentaire s’instaure, celle des échanges entre lecteurs eux-mêmesqui viennent rompre l’isolement interprétatif de chacun d’eux. Le média est ainsile terrain d’une conversation au sein même du public, en agrégeant à son espacesa propre réception. Cette dimension est d’ailleurs encore assez peu reconnue etpensée par les médias actuels, qui se contentent quelquefois de fournir les outilsdu participatif sans en explorer les conditions de réalisation. Nombreuses sontles entreprises de presse qui continuent à distinguer la rédaction numérique de larédaction traditionnelle, au risque de voir des cultures métier divergentes fragiliserà terme la marque-média elle-même. De fait, si cette dimension reste limitée –on parle de 1 % de « participants » actifs et de 10 % de lecteurs effectifs descontenus générés par les utilisateurs (CGU) sur l’ensemble du lectorat –, cettesimple virtualité transforme le rapport que nous avons aux médias. Aujourd’huichaque article, chaque vidéo, chaque image affiche ainsi combien de personnesl’ont vu, apprécié, commenté et cette intégration permanente de la réception,rendue visible, change la donne.

Les médias interactifs créent des territoires de conversation qui permettentd’échanger, de débattre, de discuter, à propos d’une information communiquée pareux. L’intérêt ne se concentre plus seulement sur l’information, mais se déplace surle pouvoir de converser, d’interagir, de s’inscrire dans une communauté éphémèredont l’enjeu ou le prétexte est initialement proposé par le média, mais réappropriéà chaque instant par le public par le biais de reprises (ce qui fait du lecteurun média lui-même), de commentaires, de votes et de réactions. Dans ce sens,ils peuvent jouer un rôle nouveau, celui d’opérateur de synthèse. Il s’agit nonseulement de susciter les échanges, mais aussi de rendre compte de leur étatd’avancement et de leur orientation et de permettre ainsi de prendre du recul, derelativiser les contributions et d’en rappeler le contexte en évitant ainsi une simplecumulation paradigmatique de points de vue. C’est l’ambition des sondages. Maisle sondage produit une image fixe et réduite de l’état des échanges sociaux : c’estune compression statistique d’une réalité beaucoup plus riche. Les médias digitauxpeuvent désormais proposer de nouveaux types de synthèses plus féconds. Ilsproduisent un discours et le diffusent verticalement ; l’audience se l’approprie dansles espaces d’échanges dédiés ; le contenu est discuté autour des centres d’intérêt ; lemédia propose une synthèse des conversations hiérarchisées, un résumé intégrantle contexte, le déroulement des arguments, des idées. . . enfin ces éléments sontréintroduits en input et le cycle se reproduit. De fait, si la conservation ordinairesuppose un nombre réduit d’individus, la technologie, qui rend possible la miseen relation des concepts (web sémantique) et des locuteurs (réseaux sociaux),

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permet d’imaginer des conversations à la fois plus massives et plus spécialiséesdans lesquelles chacun pourrait se situer à condition de disposer de champsconversationnels gérés par des médias qui deviennent, d’organisateurs de contenusproposés, organisateurs de relations au sein de leur public. Le média ne dit plussimplement le monde, il participe à une conversation ou l’anime. Il ne produit plusune simple promesse de dialogue, un artefact, mais un dialogue véritable. On passedonc d’un modèle qui était unidirectionnel, dissymétrique, dans lequel dominaitle collectif sur l’individuel et où les médias dominaient les conversations dans laconstitution de l’opinion, à un modèle potentiellement davantage bidirectionnelet symétrique, où les conversations se médiatisent et où les dimensionsmassives et interindividuelles de la communication ne s’opposent plus maisconvergent.

LE CONTRAT DE LECTURE À L’ÉPREUVE DU WEB 2.0Ces évolutions du paradigme médiatique poussent à revenir sur le modèle décritdans la première partie. Il nous semble en effet que le Contrat de Lectures’est édifié pour rendre compte principalement de dispositifs mass-médiatiques,monologaux et unidirectionnels, ce qui d’ailleurs nourrissait la discussion sur lavaleur analogique du terme « contrat ». Aujourd’hui, la mutation digitale desmédias et le développement d’espaces de dialogue et d’interaction comme laconstitution réticulaire des publics transforment le fonctionnement des médiastraditionnels et le cycle production-consommation en leur adjoignant unedimension dialogale, par la mise en place d’un échange véritable, et plus seulementdialogique, plus seulement de l’ordre d’une représentation de l’énonciation oude la communication dans l’énoncé. Cette dimension supplémentaire conduit àréinterroger le concept de Contrat de Lecture.

On peut dans un premier temps se demander si le web, comme unesorte d’hypermédia, par sa logique de dissémination paradigmatique de blocsinformationnels, ne remet pas en cause la notion même de Contrat de Lecture.De fait, la presse quotidienne, les news magazines, les mensuels en lignevoient leur rythme de parution battu en brèche et l’unité de leur supportremise en cause. De plus, le lectorat y accède de manière de plus en pluséclatée, les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux cassant l’organisationde l’information par grandes marques médias au profit d’entrées d’abordthématiques. La dématérialisation du support du média, le papier pour la presse,ou sa délinéarisation pour les médias de flux comme la radio ou la télévisionconduisent à un contrôle moins net du média sur ses contenus, redonnantd’ailleurs du poids à une source auctorale identifiée, celle du journaliste ou del’éditorialiste. Ces nouveaux modes de donation des contenus posent la questionde la valeur même de l’information produite et fragilisent l’instance énonciativecollective garante des contenus et manifestée à travers l’émetteur construit.Cependant, cette fragilité apparente du Contrat de Lecture n’est peut-être liée qu’àun moment d’adaptation qui correspond surtout à une difficulté des médias àréorganiser une dimension « contractuelle » dans un espace communicationnelaux priorités et aux temps différents.

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VERS UN CONTRAT DE CONVERSATION ?On l’a vu, le lecteur (comme l’auditeur ou le téléspectateur) n’est plus seulementreprésenté dans l’espace sémiotique du titre (cf. la notion de destinataire construit),il est aussi potentiellement présent dans cet espace avec son propre discours,produisant éventuellement lui-même des contenus, interagissant avec d’autres ausein de réseaux sociaux sous l’égide du média, dialoguant avec le média lui-même.Il faudrait alors non plus parler d’un Contrat de Lecture, mais d’un Contrat deConversation dans lequel chacun est susceptible de prendre la parole, sous les yeuxde tous, et dans lequel le modèle de la lecture, où on m’assigne une place, à laquelleje me conforme ou non, est supplanté par celui de l’échange, porteur en lui-mêmede réciprocité.

Ce saut est important, car, s’il ne remet pas intégralement en cause le modèle,il oblige à repenser l’articulation entre émission et réception, qui ne disparaîtpas bien sûr, mais qui se complique et s’enrichit. D’une part, la réception sedonne à lire dans l’espace du média lui-même, de manière plus immédiate, d’autrepart, la relation ne s’établit plus seulement entre l’énonciateur et le destinataireconstruit, le dispositif instanciant véritablement des allocutaires susceptibles dedevenir énonciateurs au sein même de l’espace médiatique. En conséquence, quelleest la nature du Contrat de Conversation et qui lie-t-il ? La réversibilité théoriquedes places, ou le fait que l’échange ne s’établisse plus de façon univoque ou bivoquemais intègre chacun dans un espace médiatico-conversationnel reconfiguré, donneau terme « contrat » un sens renforcé, puisqu’il y a en effet dans tout dialogueune sorte de contrat de réciprocité effectif. Simultanément, il en affaiblit la portéeinitiale, car le lien avec la marque média n’est plus défini dans l’unité et la cohérenced’une énonciation et est donc moins durable, moins global, plus dilué, commele montre une tendance effective toujours plus marquée à la personnalisationdes contenus et à l’hyperchoix. Comme le disait Eliseo Veron, « dans le cas descommunications de masse, c’est le média qui propose le contrat »10 ; alors quedans la mutation décrite ici, chaque acteur est partie prenante d’un contrat deconversation plus vaste qui peut même conduire à dessiner le média comme uneinstance tierce. La différence tient donc non pas à l’absence de contrat, mais audéplacement de la notion de contrat, de son sens sémiotique initial à un sens plusinterlocutif où le média ne se contente plus de le proposer, mais pourrait aussis’affirmer comme en étant le garant. La notion de contrat se voit à la fois déplacée,car il ne s’agit plus seulement de sanctionner une adhésion par la lecture à undispositif dans lequel on se reconnaît, et renforcée, sous l’angle de la dimensioncontractuelle de la conversation.

LA PERSISTANCE DU CONTRAT MÉDIATIQUE

Est-ce à dire pour autant que le modèle du Contrat de Lecture, trop marqué parles objets d’analyse qu’il se donnait, aurait perdu sa pertinence à la lumière desévolutions que nous soulignons ? Nous ne le croyons pas. Ce nouveau Contratde Conversation dessiné ne subsume pas radicalement le dispositif médiatique etlui reste en partie inféodé. Nous assistons plutôt à des ajustements qui conduisent

10. Ibid.

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à continuer à s’appuyer sur le Contrat de Lecture pour saisir les phénomènes encours. Il n’est pas sûr que les Nouvelles Conversations Numériques puissent sepasser des médias et que les médias, sous certaines conditions, ne puissent pas serenforcer à travers elles.

Si la dimension de la lecture ne suffit plus à elle seule à penser les médiasaujourd’hui, le cœur du modèle se trouve conservé à travers l’idée qu’au procès decommunication fait écho un espace purement sémiotique et discursif qui construitune place, faite de signes, au destinataire. Si chacun de nous peut effectivemententrer dans l’espace de l’interlocution offert par le média, cette place n’en demeurepas moins instanciée dans un dispositif discursif et technologique spécifique quiporte la marque du média qui l’accueille. Le modèle de la conversation, des toursde parole, de la co-construction, de la polémicité aussi, doit s’ajouter à celui de lalecture pour proposer un outil d’analyse des nouvelles configurations médiatiques.Mais il n’en reste pas moins vrai que les médias devront justement garantir, sousl’égide de leurs marques, un certain type d’échanges. La conversation réelle quipeut s’établir entre deux lecteurs, entre un journaliste et son lecteur est aussi pourtous les autres membres du public une conversation représentée, qui se donne àvoir et fait signe d’un contrat spécifique du média, qui ne sera pas le même dansLe Monde ou dans Métro. Il s’agit donc plutôt de voir comment les modes deproduction éditoriaux peuvent intégrer un savoir-faire journalistique spécifiquedans la gestion de ce dialogue, comment les rédactions peuvent tirer parti deces nouveaux contenus qui s’articulent étroitement à ceux produits par le média.Au-delà des fonctions de contrôle incombant à tout éditeur, chaque média garantitune règle du jeu qui lui est spécifique, le Contrat de Conversation devenant unélément important du Contrat de Lecture global, dans une logique d’inclusion del’un par l’autre ou sous forme de deux sous-systèmes asynchrones en fertilisationréciproque plus que de véritable substitution.

De fait, si le Contrat de Lecture doit intégrer le Contrat de Conversation etassocier à l’analyse les propriétés du dialogue, on voit bien comment il conservemalgré tout sa pertinence. Pour rendre compte de la possibilité offerte à chacun deprendre la parole dans un espace médiatique donné, qui peut ou non être mis enœuvre, mais qui fait partie intégrante de l’expérience de marque dans l’univers dela presse, il faut pouvoir analyser un dispositif dans lequel le destinataire est à lafois construit sémiotiquement, représenté dans l’espace dialogique par ses pairs etactualisé dans l’interlocution quand il choisit de prendre la parole.

CONCLUSION : TOUS CORYPHÉES ?La domination d’un modèle mass-médiatique univoque, qui a produit ses propresoutils d’analyse du fonctionnement des médias, est aujourd’hui bousculée parl’irruption d’un modèle dialogal à la fois technologique et sociologique. À chevalsur ces deux modèles, le lecteur ou le public moderne est un peu à l’image ducoryphée du théâtre grec. Il appartient au chœur, qui représente le public, mais ilpeut lui aussi, à l’instar du héros, s’avancer sur la scène pour prendre la parole aunom du chœur et dialoguer avec les personnages, établissant ainsi un lien entre lepublic et la scène. À cette nouvelle posture, qui modifie effectivement le rapportentretenu avec les médias, correspond une évolution du modèle interprétatif,

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la distinction entre émission et réception étant en partie gommée au profit del’analyse d’un Contrat de Conversation dans lequel se conserve l’idée d’un espacesémiotique désormais davantage co-construit par le média et le public, ce derniern’étant plus seulement inscrit dans une logique d’adhésion aux représentationsproposées par le média, mais co-producteur de celles-ci.

JEAN-MAXENCE GRANIER

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