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« A Caroline Laurent-Lebret, avec ma gratitude

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« A Caroline Laurent-Lebret, avec ma gratitude »

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« …Il ne s’agit pas d’enjoliver la vie ni de la magnifier ni de l’exagérer. Il s’agit encore moins de se perdre dans l’angoisse ou la douleur, mais de les traverser : de passer de l’autre côté du désespoir, de l’autre côté du crépuscule ».

(A. COMTE-SPONVILLE « Le goût de vivre »)

ALFONSO

Tu t’éveilles enfin. Lente, âpre connexion avec le jour venant. Puis nouveau passage à vide… Nouvelle rencontre, hasardeuse, avec une image fugitive qui défile lentement devant ton écran translucide. Ce que tu vois, non, ce que tu devines, danse, sautille, est animé, comme doté d’une âme, puis se fige.

Tu refermes le volet de ton écran panoramique. Pas de précipitation. Tu restes immuable, sans vie, surtout ne pas donner l’alerte. A travers la fine ouverture de ton filtre, tu distingues des traits, en noir et blanc. Elle te fixe, c’est agréable.

A présent, elle te détaille. Alors, tu la détailles à ton tour. Mais elle, l’ignore. Tu triches, fais le mort, te retranches derrière tes persiennes.

Tu es une fiction, elle est une fiction. Quoique… Quelque chose d’insolite, qui te fait replonger,

préférer la vie à la mort. Quelque chose qui ne cadre pas : un frémissement à la base du menton. C’est beau un frémissement.

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Les yeux partent vers le haut, vont chercher quelque chose au-dessus, comme une inquiétude, une… inspiration.

Tu y es maintenant. Tu profites qu’elle regarde ailleurs, ouvres grand les paupières.

Tu as dit les paupières ? Bref, tu tentes une opération qui élargit ton champ.

Désormais, tu as la vision des couleurs. Ils sont bruns, presque noirs, avec des reflets fauves. Ça n’est pas ça qui cloche.

Ce qui cloche est imperceptible. Un très léger décalage des iris, comme un strabisme, rendant le regard asymétrique. C’est émouvant.

Tu as juste eu le temps de reprendre la pause qu’elle te fixe à nouveau. Elle s’approche de tes stores jusqu’à se coller. Tu entends ses pulsations. Tu entr’aperçois de l’inquiétude sur son front. Poitrine parfaite, rien à redire, beau travail de graphisme.

Encore une anomalie. Une odeur. Odeur, relent, parfum. Relent, parfum, odeur, impossible de dire précisément, la nicotine a tout cassé. Quelque chose de l’olive. Ou de la noix de coco. Non de l’amande.

Parfum d’huile d’amande douce !

« – Hein, tu m’as parlé ? » Langage d’huile, timbre d’amande, voix douce,

avec des intonations un peu rauques, des voyelles escamotées. Troisième mystère !

Tu gardes le silence, obstinément. Tes doigts, machinalement, cherchent le clavier,

envisagent une réponse brève mais retombent sur le drap, inertes. Pas assez de force. Elle presse son oreille sur ta bouche, tu sens l’ourlet. Son souffle

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s’arrête quelques secondes. Puis, lentement, très lentement, elle redresse son buste, se voûte. Une larme perle, tombe sur le livre dont elle s’apprête à reprendre la lecture. Collection Folio, le titre, l’auteur, t’échappent.

Ses dents se dévoilent, mordillent sa lèvre inférieure. Imparfaites, elles aussi. Somptueuses d’imperfection !

Tes souvenirs se dévoilent à leur tour, dans le désordre. Ta gorge se serre, ton ventre se noue. Tu essaies un mouvement jusqu’à sa cuisse, vérifier l’hypothèse qui peu à peu se forge dans ta tête. Nouvel échec.

Alors tu tentes le tout pour le tout, rassembles un peu de l’énergie contenue dans ton abdomen, titilles tes cordes vocales et tous tes muscles, les exhortant de ton mental vers un objectif commun :

« May ! » Elle sursaute, laisse tomber son livre : – Avril ! Tu m’as parlé… C’est… C’est formidable.

Tu ne réponds rien. Tu n’es pas une fiction, elle n’est pas une fiction. Tu te sens apaisé.

* * *

Un vague soupçon de vie semble à présent vouloir s’imposer, emmurée, enformolée, calorifugée, horizontale, de blanc vêtue. Sans gaspillage. Plutôt un sas. Il va falloir que tu t’expliques. Aux autres bien sûr. Mais surtout à toi-même.

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May s’est éclipsée, pas te fatiguer. Tu inclines mollement la tête sur bâbord. Un écran transparent, grand format, où passent des oiseaux muets. Écran donnant sur l’existence où il te faudra t’engouffrer peut-être un jour, pour de vrai.

Quelques souvenirs tentent de te racoler. Ça se perd dans un fouillis nébuleux, un peu sordide. Tu essaies d’évacuer. En vain.

Tu accèdes au site à reculons : cours de récré où une brassée d’enfants piaillent, se poursuivent.

Zoom sur un angle de mur. Un gosse, seul, s’arrange avec lui-même. Il s’est approprié un coin de territoire, entre salle de classe et urinoirs. Un lopin minuscule et aride qu’il défend âprement du regard. Les autres respectent ce compromis établi dans l’urgence. Le gamin est plus fort que les autres réunis. Pas par sa stature. Il a quelque chose qui inquiète, qui inspire le respect. Comme une détermination. Seule, une toute petite fille transparente a le droit de franchir la ligne. La seule tolérée dans son espace-temps.

La toute petite fille, c’est Elle, May, fille d’Arsène. Le gamin, c’est toi, Avril, fils de personne.

Derrière eux, le maître épie. Il est grave et silencieux, s’inquiète que leurs jeux ne soient pas des jeux. Seulement des regards, des postures, parfois des mots.

« Allez, Monsieur, on se redresse ! » L’infirmière a le ton énergique des petits matins

(in)hospitaliers où il est question d’exhiber son anatomie. Elle a bien fait de te sortir de ton trip. Ça n’aurait servi à rien.

Aujourd’hui, tu n’auras pas de visite. La psy, peut-être, avec son regard pointu, faussement indulgent,

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pour t’entendre lui dire que tu n’as rien à lui dire. Alors, elle s’éloignera. Même regard, même démarche, même finale qui tombe : « N’oubliez pas votre tranquillisant ! »

Tu préfères les infirmières aux psy, elles sont capables du meilleur comme du pire. Leurs regards et leurs mains vous parlent. Elles cajolent ou elles piquent, c’est déjà ça !

Tu essaies d’atteindre le livre, sur la table de chevet : Pascal Quignard, dernière prouesse de salon parisien. Est-ce la main qui n’atteint pas le livre, le livre qui n’atteint pas la main ? Tu n’arrives pas à te rappeler qui te l’a offert. Quelqu’un qui te connaît mal ou ne t’aime pas.

La psy, l’infirmière, Quignard… La journée s’annonce morose. Heureusement qu’il y a eu May. Ton seul lien avec la vie du dehors.

Qu’est-ce qui t’a donc pris ?

« Vous voulez la télé ? » Si tu veux la télé ? Oui, bien sûr, la télé ! Quoi, la télé ? Non s’il vous plaît, surtout pas la télé. Surtout pas d’écran. On vient juste de retirer l’autre, celui qui renseigne sur le rythme cardiaque, ou les pulsations, l’un des deux, tu ne sais pas trop. Tu n’as pas besoin d’être renseigné. Tu préfères retourner à tes draps, renifler les restes odorants de May.

Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu ne sais pas. Il paraît qu’elle t’a trouvé là, dans ta tour de Babel, à moitié affalé, à moitié inanimé, le nez collé à l’écran – encore un – qui distillait son flot de chiffres, d’images, de colonnes en ligne.

Overdose ?

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Overdose de quoi ?

Comme indices, on a trouvé un flacon de whisky, un monceau de mégots consumés jusqu’à la lie, pas la moindre trace d’héroïne ni de shit, une débauche de papier noirci, de disques durs et de souris grises.

Alors oui, sans doute, overdose d’images, de couleurs. Overdose d’E-mails, de réseaux, de circuits fermés. Overdose d’air confiné, de particules en suspension, de codes d’accès, de mots de passe, de règles de procédure. Diffusion incessante, obsessionnelle, en un faisceau arc-en-ciel se réfléchissant sur les murs de ta bulle. Tu as dû te perdre, te retrancher, à l’abri derrière ce fourmillement, cet entrelacs de cliquetis, de zonzons, de sifflements, cette orgie de couleurs de figures et de formes, t’imprégner de ce grand jeu multicolore et illusoire où il est facile d’entrer, impossible de ressortir.

Pénétrer cet univers clos, jusqu’à t’y confondre, jusqu’à douter de ton existence propre, jusqu’à devenir toi-même image.

Elle ne t’a pas dit quand elle reviendrait. Ni même si elle reviendrait.

Elle reviendra, tu le sais. Sinon quel sens ça aurait ? Elle reviendra pour te donner ton vrai nom, celui emprunté aux ides de mars, celui dans la peau duquel tu pourras, enfin, repartir.

* * *

Tu en es à sept jours aujourd’hui. Une semaine de réclusion : repos, soins… Soins, repos. Contraintes diverses, d’ordre alimentaire, urinaire, kinésique,

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psychothérapique pour l’essentiel. L’instance hospitalière a ainsi organisé ton temps.

May, quant à elle, est occupée à organiser ta convalescence. Elle ne t’en a rien dit, tu devines. Ça t’aide à endurer.

De ton côté, tu tentes d’organiser ta pensée. Travail de patience et de méthode où il s’agit d’assembler les quinze mille pièces d’un puzzle, disséminées au quatre coins de ton globe. Sur l’état de ta pensée, les guérisseurs de l’esprit réservent leur pronostic, n’ayant pu t’arracher que des silences.

A onze heures précises, ton horloge intime déclenche quelques haut-le-cœur, par le truchement de tes vésicules. Réflexe pavlovien provoqué par deux ou trois chocs métalliques à l’orée de la porte, t’indiquant l’imminence du déjeuner. Présentation plastique dans les tons kaki. Compartiments au contenu hautement suspect, le tout recouvert d’un film cellophane. Ça n’incite pas à la goinfrerie. Chaque jour qui passe t’annonce un allègement de deux livres TVA incluse, qu’il convient de déduire des quelques cent vingt restantes. Tu te sens enclin à accomplir des exploits aériens. Quelques lectures rafraîchissantes t’aident à tenir le coup : Modiano, Jardin, Pennac, plus un ou deux anglo-saxons.

De la littérature nouveau souffle, élégante et fruitée, pas toujours très longue en bouche.

Ce matin, tu reçois la visite de Martin. Tu t’exerces à l’appeler ainsi. Tu sais que ça l’emmerde. Il préfère être identifié sous son nom de code : www.jordan… Je te jure ! Encore un qui finira oublié par la vie. On l’appellera « le déserteur ».

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Tu lui confirmes ta fin de participation. Il est consterné. Il va devoir prendre la relève, se débrouiller seul avec Arnaud. Il ne dit rien. Son regard traverse la blouse de l’aide soignante, part se réfugier aux confins de ses deux tropiques du cancer.

Derrière son air de séminariste du web, tu suis distinctement les méandres d’une pensée en proie à la confusion Elle dit clairement combien, pris à leur piège, les start-up qu’ils sont auront du mal à demeurer « up ».

Largués par un virtuose. Abandonnés en pleine croissance pour des motifs non justifiés, non justifiables.

Pas besoin de se justifier tant qu’il y a de l’argent à faire. C’est la règle qui prévaut dans le milieu.

Alors la règle, présentement, elle t’arrange. Tu n’as aucun remord. Tu laisses tout derrière toi. Le matériel, les hommes, les idées, les bénefs.

Sans transition, sans un salut, tu passes à autre chose, quelque chose qui s’apparenterait à ce qui te tend les bras depuis un quart de siècle, que tu n’as jamais osé saisir.

Doucement, par simple glissement de l’esprit, tu quittes ton enveloppe d’homme virtuel pour endosser celle d’homme sauvage. Il y a un lien évident entre ces deux là, en dépit des apparences : aucun d’eux n’ose affronter les autres.

Martin comprend qu’il ne doit pas insister.

Tes jambes, tes mollets, à présent, fourmillent. L’énergie contenue dans ta sphère septentrionale semble opérer un transfert vers le bas. Tu cesses d’un coup d’être hémiplégique, redécouvres l’usage de tes membres inférieurs, ceux qui servent à se déplacer,

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traverser les rues, pénétrer les rivières, monter aux arbres, effectuer les battements du crawl entre deux vagues qui vous jettent sur la plage, s’étendre en croix dans un hamac, shooter dans des postérieurs, accessoirement.

Demeurer prisonnier des draps est désormais un supplice. Tu rêves d’une libération proche, prélude à la vraie liberté. Tu exhortes tes pieds à la retenue. Tu les entraînes mentalement à s’économiser, en prévision de la débauche d’efforts qu’ils devront consentir par la suite.

Reste tes bras. En dehors de leur fonction d’intermédiaires entre cortex et phalanges, ceux-là n’ont pas appris grand-chose.

Que faire de tes bras ? Tu as le temps pour trouver une réponse, leur

dénicher un rôle, même secondaire, pas juste de la figuration.

L’infirmière détecte ton optimisme soudain. Pour l’heure, elle devient souriante.

Simple mimétisme ou est-ce qu’elle serait sur le point d’amorcer sa propre révolution faciale ?

Elle ne soupçonne pas tes projets d’évasion.

* * *

Elle a choisi un moment creux, en milieu d’après-midi, en pleine mornitude, quand l’atmosphère se fait lourde, partout. Les patients somnolent, le personnel se relâche, les médecins consultent en baillant.

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Elle tend tes vêtements, emplit ton sac de voyage, te prend la main :

« – Viens, on s’en va ! »

Tu ne lui connaissais pas cette vigueur. Les couloirs sont déserts. La fille de l’accueil est au téléphone. Elle ne nous voit pas passer. Une petite pluie fine nous attend à la sortie, comme un cadeau du ciel.

May ! Tu t’attaches à ses pas, t’agrippes à sa main. Elle

se retourne toutes les trois secondes, scrute ton visage.

Ton visage lui fait savoir que tes jambes suivent, que ton corps suit, que ton esprit suit. Tu notes à son déhanchement qu’elle est devenue une femme.

Tu te laisses entraîner par cette femme que tu ne connais pas, que tu as connue parfois, un peu, par instants, par épisodes alors qu’elle n’était pas encore une femme. Tu t’accordes à son mouvement. Tu n’as pas de volonté, juste celle de te soumettre à la sienne, de te laisser emmener là où elle aura décidé.

Nous parvenons à la voiture, une grosse Rover de femme d’affaires.

La petite fille est devenue une femme d’affaires. Ça t’est bien égal.

Tu redeviens enfant, t’abandonnes au siège moelleux. Tes jambes ne fourmillent plus. Vous restez longtemps immobiles et silencieux. Tu ne sais toujours pas à quoi servent tes bras. Tu interroges May :

« Et maintenant ? »

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Son visage s’approche du tien. Sa main saisit la tienne, la porte à ses lèvres. Un halo doux et vaporeux se transmet par tes bras, t’envahit. Sous son front, derrière sa chevelure, son regard lentement se dévoile.

« Je t’emmène sur mon île ! »

La grosse Rover se lance à l’assaut du bitume. Des centaines de kilomètres, peut-être des milliers, à travers les vignes, les forêts, les champs de colza, les chantiers, les zones industrielles.

Tu te laisses bercer par le ronronnement du moteur. Tu n’as jamais ressenti un tel bien-être. Ni un tel trouble. L’amour transforme le regard, tu en es à présent convaincu.

Tu contemples la fascinante Clara. Dans son regard fixe, déterminé, comme l’indication d’une voie à suivre. De la seule voie possible. Tu voudrais la prendre ainsi, la faire jouir ainsi, en plein vol, en pleine action. Ta main encore un peu tremblante tente une approche, se contente de sa cuisse. Elle te sourit.

Un grand panneau brun t’indique La Rochelle, avec un dessin symbolisant l’entrée du port. Elle continue à suivre l’autoroute. Tu t’assoupis, engourdi par un bonheur encore tout frais.

Tu es réveillé par l’absence subite de trépidations. La voiture s’est arrêtée sur un grand parking au bout d’un quai avec des chalutiers en cale sèche.

Devant tes yeux, la mer. Dans tes narines, un parfum puissant de varech.

* * *

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« Tu viens sur mon île ? »

Clara te fait signe d’entrer sous la tente. Son île, c’est son lit. La tente c’est le toit, un piquet entre deux draps, un espace isolé du monde, où on peut discuter tout bas, en secret.

Tu es docile, t’enfonces dans l’espace réduit encore imprégné de sa chaleur. Elle t’offre un café fumant, des croissants chauds. Le café, c’est de l’eau du robinet avec un peu de sucre, une cuillerée de confiture pour la couleur. Les croissants, des morceaux de biscotte surgis de derrière l’oreiller. Tu fais mine de te régaler. Elle te sourit, prend ta main, l’emmène sous la chemise de nuit, la dépose sur sa poitrine.

– Cette nuit, j’ai eu la fièvre. Tu sens mon cœur ?

Tu dis oui. Tu n’oses pas la contrarier.

Jeanne-Marie interrompt vos jeux : – Clara, laisse Avril un peu tranquille, s’il te plaît !

Tu traduis : – Avril, laisse Clara un peu tranquille s’il te plaît !

Mais ce serait trop délicat, ça laisserait supposer que… L’important, c’est de cesser ces jeux. Tu viens d’avoir huit ans, elle en a cinq.

Jeanne-Marie a lu Howard Buten, le psychologue qui fait rire les enfants et interroge les parents. Elle l’a lu dans les deux sens. On ne sait jamais.

Toujours docile, tu regagnes ta chambre, te consacres à des jeux de garçon.

Clara s’emporte contre sa mère. Tu ne peux te permettre le luxe de l’emportement : Jeanne-Marie n’est pas ta mère, elle fait juste fonction pour une

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durée qui n’a pas été précisée. Pendant le repas, Clara te chuchote à l’oreille :

« Demain, c’est mercredi, je t’emmènerai sur une autre île. Une île déserte. Personne ne pourra nous trouver. »

Tu t’inquiètes un peu, pas trop. « Ils vont arrêter leurs messes basses, ces deux là ! »

C’est Ludovic qui parle. Arsène l’interrompt, conciliant :

– Garde tes remarques pour des causes plus graves, s’il te plaît Ludo !

Ludovic se tait, fulmine, le nez dans son assiette.

Ludovic, c’est le frère de Clara. Il ne t’aime pas. Sans doute parce qu’à onze ans, on croit qu’on en a quinze et que ceux qui en ont huit n’ont pas droit à la parole.

Mais pas seulement pour ça. Aussi pour quelque chose qui est plus difficile à expliquer.

L’île de mercredi est un espace réduit engoncé entre buissons et talus, où l’on peut voir sans être vu, entendre sans être entendu. Champ d’expérimentations et poste d’observation avancé, on repère les mouvements, les allées et venues de la maison. on peut même lire les expressions de Jeanne-Marie derrière les vitres de la cuisine avec les vieilles jumelles que Clara a dénichées au grenier. A la moindre inquiétude dans les yeux, au moindre geste suspect, l’alerte est donnée, on se retrouve en pleine lumière, comme si de rien n’était.

L’endroit est paisible, comme un nid, avec un vague toit de roseaux prélevés au ruisseau en

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contrebas, un sol moquetté de mousse où on peut s’asseoir et même s’étendre. Elle a tout prévu, même l’imprévisible, la destruction instantanée du lieu en cas de repérage ou d’attaque ennemie.

Ce mercredi-là, Clara est solennelle. Sa voix tremble un peu. Elle tient dans sa main une petite boîte en métal. De concert nous déposons nos genoux sur la mousse. Puis elle retrousse une manche de sa chemisette et t’ordonne d’en faire autant. Tu t’exécutes. Tu te sens un peu niais. D’un geste délicat elle extrait une fine lame de la boîte. Tu t’effraies légèrement. Elle te rassure en pénétrant ton regard de ses grands yeux clairs. Elle s’empare de ton bras, y pratique une légère entaille.

Tu n’as pas le temps de voir s’échapper le sang que ses lèvres happent et sucent, voluptueusement, voracement. Puis elle te tend la lame. Tu l’imites sans réfléchir, en détournant juste un peu la tête.

Puis elle te dit que Clara cesse à ce jour d’être Clara. Que Clara devient May. A cause de toi et du printemps. Pour être plus proche d’Avril.

Toi, tu ne saisis pas vraiment. Tu crois qu’elle voudrait que vous soyez des amis très sincères et très chers.

La vraie explication, Tu l’auras un peu plus tard, par Arsène. Lui, il comprend bien le langage de Clara, parce qu’il est son père. Il sait déchiffrer ses silences. C’est pour ça qu’il a fini par accepter de l’appeler May, contrairement à Jeanne-Marie.

« Elle veut dire qu’elle se sent vraiment comme ta sœur. Aussi qu’elle comprend que ça ne doit pas être facile de ne pas savoir d’où on vient, qu’elle se sent solidaire. »