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A N I N O N
Les voici donc, mon am ie , ces libres réêits de notre
j eune âge , que j e t’ai comtés dans les campa gnes de
ma chère Provence , et que tu écoutais d’une or
'
eille
attentive ; suivant vaguem ent dû regard les grandes
l ignes bleues des collines lointaines .
Les soirs de m ai, à l’heure où l a terre et le ciel
s‘
anéantissa ient avec lenteur dan s une paix suprême ,j e quittais l a ville et gagnais les champs les coteaux
arides , couverts çà et là de ronces et de genévriers ;du bien les bords de la petite rivière , ce torrent de
décembre , si discret aux beaux j ours ; ou encore un
coin perdu de la plaine,tiède des embrasements de
m idi , vastes terrains jaunes et rouges , plantés d’aman
diers aux branches m aigres , de v ieux oliviers grison
A A NINON
nants e t de vignes laissant tra îner sur le sol leurs cep'
s
entreÏacés .
Pauvre terre desséchée , elle flam boie au soleil , grise
et nue , entre les prai ries grasses et fertiles de la Du
rance et les bois d’
orangers et de l auriers-roses du
littoral . Je l ’aime pour sa beauté âpre e t sauva ge,ses
roches désolées, ses thyms et ses l avandes . 11 y a d an s
ce vallon stérile j e ne sais quel air brûlant de désola
tion : un étrange ouragan de passion semble avoir
soufflé sur l a contrée ; puis un grand accablement s’est
fait , et les campagnes , ardentes encore , se sont comme
endormies d an‘
s un dernier désir . Auj ourd ’hui , au mi
lieu de mes forêts du Nord , lorsque j e revois en pensée
ces poussières e t ces cailloux , j e me sens un amour
profond pour cette patrie sévère qui n ’est pas la
mienne . S ané doute , l’enfant rieur e t les vieilles roches
chagrines s‘
éta ient autrefois pris de tendresse , et ,maintenant
,l‘
enfant devenu homme dédaigne les prés
humides et les vertes allées , amoureux des grandes
routes bl anches e t des montagnes brûlées et désertes ,où son âme
,fraîche de ses quinze ans , a rêvé ses pre
miers songes .
Je gagnais les champs , et là , au milieu des 1erres
labourées ou sur les dalles des coteaux , lorsque j e
m’
étais couché à d emi , perdu dans cette paix et dans
cette fraîcheur qui tombaient des profondeurs d u ciel ,j e te trouvais , en tournant l a tête , mollement couchée
à ma droite , pensive , l e menton dans l a main , et me
regardant de tes grands yeux . T u étais l’ange de mes
A NINON
solitudes ,'
mon bon ange gardien que j’
ap erceva is près
de moi , quelle que fût ma retraite ; sans doute tu lisai s
dans mon cœur mes secrets désirs , et tu t’
a sseyais par
tout à mon cô té , ne pouvant être où j e n’
éta is pas . Au
jourd’
hui j’
explique ainsi ta présence de chaque soir .
Autrefois , sans j amais te voir venir , j e n‘
avais point
d’
étonnem ent à rencontrer sans cesse tes cl airs re
gards : j e te savais fid èle , touj ours en m m .
Ma chère âme , tu me rendais plus douces les tris
tesses des soirées mélancoliques . Tu avai s l a beauté
désolée de ces collines , l eur pâleur de marbre , rougis
sante aux derniers baise rs du soleil . Je ne sais quelle
pensée éternelle élevait ton front et grandissa it tes
yeux . Puis , lorsqu’
un sourire passai t sur tes lèvres
paresseuses,on eût dit
,dans la j eunesse et la splen
deur soudaine de ton visage , ce rayon de mai qui fait
monter toutes fleurs et toutes verdures de cette terre
frémissante, fleurs et verdures d
’un j our que brûlent les
soleils de juin . Il existait , entre toi et les horizons , de
secrètes h armonies qui me faisaient aimer les pierres
des sen tiers . La petite rivière avait ta voix ; les é toiles ,à leur lever , regardaient de ton regard ; toutes choses,autour de moi souriaient de ton sourire . É l toi , don
nant ta grâce a cette n ature,tu en prenais les severi
tés passionnées . Je vous confondais l ’une avec l’
autre .
A te voir, j
’
av ais conscience de son ciel libre et ar
deni, e t , lorsque mes yeux interrogeaient l a vallée , j e
retrouvais te s lignes souples et fortes dans les ondula
tions des terrains . C ’est à vous com pèrer ainsi que j e
6 A NIN ON
me mis à vous aimer follement toutes deux ,‘
ne sachant
laquelle j’
a d ora is davantage,de ma chère Provence ou
de ma chère Ninon .
Chaque matin,mon amie
,j e me sens des besoins
nouveaux de te remercier des j ours d ’
autrefois . Tu fus
charitable et d ouce , de m’aimer un peu et de vivre en
moi ; tu peuple s mon désert, e t , dans cet âge où le
cœur souffre d ’
ê tre seul , tu m’
apportas ton cœur pour
épargner au mien toute souffrance . Si tu sava is com
bien de pauvres âmes meurent aujourd’
hui de solitude !
Les temps sont durs à ce s âmes faites d’amour . Moi , j e
n ’ai pas connu ces misères . Tu m ’as présenté à toute
heure un visage de femme à adorer ; tu m’as donné l a
sainte ivresse , te mê lant à mon san g , v ivante dans ma
pensée . Et moi , perdu en ces amours profondes , j’ou
bliais , te'
sent ant en mon être . Nous étions deux , et la
j oie suprême de notre hymen me faisait traverser en
paix ce tte rude contrée des seize ans , où tant de mes
compagnon s ont laissé des lambeaux de leurs cœurs .
Créature étrange,auj ourd ’hu i que tu e s l oin de moi
et que j e puis voir clai r en mon âm e , j e trouve un
âpre plaisir à étudier pièce à pièce nos amours . Tu
étais femme , belle et ardente , et j e t’
a im ais en amant .
Puis , j e ne sais comm ent, parfois tu devenais une
sœur , sans cesser d’
etre une amante,et j e t ’a im ais
en a m ant et en frère à l a fois,avec toute la chasteté de
l’
a ffection et tout 1’èm portem ent d u désir . D’
autres
foi s , j e trouvais en toi un compagnon , une robuste
intelli gence d’homme,et touj ours aussi une enchante
A NINON'
7
resse,une b ien — aimée
,dont j e couvrais
'
l e visa ge de
baisers,tout e n lui serrant l a main en vieux camarade .
Dans l a fol ie de m a tendresse,j e donnais ton beau
corps que j’
aim a is tant,à chacune de mes affections .
Songe divin,qui me faisait adorer en toi chaque créa
ture,corps et âme
,de toute m a puissance
,en dehors
du sexe et du sang . T u contentais les délicatesses et
les délires de mon imagination , l es besoins de m on
intelli gence . A insi,tu réalisais l e rêve de l ’an cienne
Grece , l’amante faite homme
,aux exquises élégances
de forme , à l’
e sprit viril , digne de science et de sa
gesse . Je t ’a d ora is de tous mes amours , toi qui suffi
sais à mon être , et dont l a beauté innommée me péné
trai t et m ’
em plissait de mon rêve . Lorsque j e sentais
en moi ton corps souple et ferme , ton doux visage
d’
enfant et ta pensée faite de ma pensée , j e goûtais
dans son plein cette volupté inouïe et vainement cher
chée aux anciens âges , de posséder une créature par
tous les nerfs d e ma chair , toutes les affections de mon
cœur , toutes l es facultés de mon intelligence .
Je gagnai s les champs . Couché sur l a terre , ap
puyeni t a tête sur ma poitrine,j e te parlai s pendant de
longues heures,l e regard perdu dans l
’
im m ensité
sombre d e tes yeux . Je te parlais, insoucieux de mes
paroles , selon m on caprice du moment . Parfois , me
penchant vers toi , comme pour te bercer , j e m’adres
sais à une petite fille naïve , qui ne veut point dormir
et qu’on endort avec d e be lles histoires , leçons de ch a
rité et de sagesse ; d’
autres fois , mes lèvres sur tes
8 A N INON
l èvres,j e contais à une b ien-aimée les amours des fées
ou les tendresses charmantes de deux j eunes amants ;plus souvent encore , l es j ours où j e souffrais de la
sotte méchanceté de mes compagnons , et ces j ours-là
réunis ont fait l es années de ma j eunesse ; j e te prenais
l a main , e t , l’
ironie aux lèvres,l e doute et la nég ation
au cœur, j e me plaignais à un frère des misères de ce
monde , dans quelque conte désolant , satire pleine de
larmes . Et toi , te pliant à mes caprices , tout en restant
femme et épouse,tu éta i s tour à t0 ur petite fille naïve ,
b ien-aimée , frère consolateur . Tu entendais chacun de
mes l an gages , et , sans j amais répondre , tu m'
écou ta is ,
me laissant lire dans tes yeux les émotions , le s gaietés
et les tri stesses de mes récits . Je t ’ouvrais mon âme
toute large,désireux de ne rien cacher . Je ne te trai
tais point comme ce s amantes communes auxquelles
le s amants mesurent leurs pensée s , et j e me donnais
entier,. sans j amais ve il le r à mes discours . Aussi ,
quels longs bavardages , quelles histoires é tranges , filles
du rêve quels récits décousus, où l’invention s ’en allait
au hasard,et dont les seuls épisodes supportables éta ient
les baisers que nous échangions ! Si quelque passant
nous eùt épiés le soir , au pied de nos rochers, j e ne sais
quelle singulière figure il eût faite à entendre mes pa
role s libres et hardies , et à te voir les comprendre et me
caresser , ma petite fille naïve , ma b ien-aimée ,mon frère
consolateur .
Hélas ! ces beaux soirs ne sont plus . Un j our est venu
où j’
ai dû vous quitter,toi et les ch am ps de Provence .
A NIN ON 9
Te souviens — tu,mon beau rêve , nous nous sommes dit
adieu,par une soirée; d ’
autom ne , au bord de l a petite
rivière . Les arbi‘e s dépouil lés rendaient les horizons
plus va stes et plus mornes ; la campagne , à cette
heure avancée,couverte de feuilles sèches et humide
des premières pluies , s’
étend a it noire , avec de grandes
taches j aunes,comme un immense tapi s de bure . Au
ciel , les derniers rayons s’
effa caient , e t, du levant,montait l a nuit
,m ena cente de brouillards
,nuit sombre
que devai t suivre une aube 1nconnue . I l en était de ma
vie comme de ce ciel d ’
autom ne ; l’
a s'
u e de ma jeu
nesse venait de dispara ître , et l a nuit de l’
äge montait,me gardant j e ne savais quel avenir . Je me sentais des
besoins cuisants de réalité j e me trouvais les du songe ,l as du printemps , les de toi , ma chère âme , qui échappais à mes étreintes et ne pouvais, devant m es la rm es ,
que me sourire? avec triste‘
sse . Nos amours divines
étaient bien finies ; elles avaient, comme toutes choses,vécu leur saison , e t , voyant que tu te mourais en moi ,
j’a llai ce soir- là , au bord de la petite rivière , dans la
campagne moribonde , te donner m es baisers du d é
part . Oh l’
am oureuse et triste soirée ! Je te baisai , ma
blanche m ouraute , j’
essaya i une dernière foi s de te
rendre l a vie puissante de tes beaux jours ; j e ne pus ,car j
’
etais moi-même ton bourreau . A lors tu moutas
en moi plus haut que l e corps , plus haut que le cœur,et tu ne fus plus qu
’
un souvenir .
Voici b ientô t sept ans que j e ' t"ai qui ttée . Depuis l e
j our des adieux , dans mes j oies e t dans mes chagrins ,
1 0 A N IN ON
j ’ai souvent écouté ta voix , l a voix caressante d’un
souvenir , qu i me demandai t les contes de nos soirées
de Provence .
Je ne sai s quel écho de nos roches sonores répond
dans mon cœur . Toi que j’
ai laissée lo in d e'
m oi, tu
m’
a d resses de ton exil des prières si touchantes qu’i l
me semble les entendre tout au fond de mon être . Ce
doux frém isæm ent que laissent en nous les voluptés
passées m ’
invite à céder à tes désirs . Pauvre ombre
disparue , si j e dois te consoler par mes v ieilles his
toires,dans les sol itudes où vivent les chers fantômes
de nos songes évanouis , j e sens combien moi-même
je trouverai d’
apaisem ent et de sereine mélancolie à
m’
écouter te parler,comme aux j ours de . notre j eune
âge .
J’
accueille tes pr ieres e t je vais reprendre , un à un,l es contes de nos amours
,non pas 1ous , car il en est
qu i ne sauraient être dits une seconde fois,_le soleil
ayant fané,dès leur naissance
,ces fleurs délicates
,
trop divinement simples pour le grand j our ; mais ceux
de vie plus robuste , et d ont'
la mémoire humaine , cette
grossiè re machine,peut garder le souvenir .
Hélas ! j e cra ins de me préparer ici de g1‘and s cha
grins . C ’est violer le secret de nos tendresses que de
confier nos causeries au vent qui passe , et les amants
indiscrets sont punis en ce m onde par l’
ind ifférente
froideur de leurs confid ents . Ces feuilles écrites pour
toi seule e t que toi seule peux comprendre , von t peut
ê tre tomber entre les mains de quelque curieux ;
A NINON 1 1
elles seront pour lui une courte distraction , e t , comme
il n’
y verra pas les félicités qu’elles nous rappellent
,
elles lu i sembleront bien vides et bien légères . San s
doute , il aura le droit de décl arer nos contes inutiles ; il
conclura avec raison, dès les premières li gnes , que c e
sont là des riens,et que l e mieux
,pour éviter toute
perte de temps , . est de n ’en pas l ire davantage . En ju
geant sévèrement nos bavardages , il ne sera que juste ;et moi , cependant, j e sai s combien j e me sentirais
attristé , dans mes affections , s'i l lui prend fantaisie
de me venir crier son jugement à l’ore ille .
Certaine e spèc e de curieux souvent cette fan
taisie .
Une espérance m e reste : c ’est qu’il ne se trouvera
pas une seulepersonne en ce pays qui ait l a tentation delire nos histoires . Notre siècle est vraiment bien trop
occupé pour s ’
a rrê ter aux causeries de deux amants
inconnus . Mes feuilles vol antes passeront sans bruit
dans la foule e t te parviendront vierges encore . A insi ,j e puis être fou tout à mon aise ; j e puis , comme autre
foi s,aller à l ’aventure , insoucieux des sentiers . Toi
seule me liras , j e sais avec quelle indulgence .
E t ma intenant , Ninon , j’a i satisfait tes vœux . Voi ci
mes contes . N’
élève plus ta voix en moi , cette voix du
souvenir qui fait monter des larmes â mes yeux . Laisse
en paix mon cœur qui a besoin de repos,et ne viens
plus,dans mes jours de lutte
,m
’
a ttrister en me rap
pelant nos paresseuses nuits . S’
il te faut une promesse ,j e m ’
engage à t’
aim er encore , plus ta rd , lorsque j’
aurai
1 2 A NINON
vainement cherché d ’
autres maîtresses en ce monde , et
que j ’en reviendrai à mes premières amours . Alors,j e
regagnerai-la Provence et j e te retrouverai au bord de
la petite rivière . L’
hiver sera venu , un hiVer triste e t
doux , avec un ciel clai r et une terre pleine des e spé
rances de l a moisson future . V a , nous nous adorerons ,toute une saison nouvelle ; nous reprendrons nos soi
rées paisibles,dans les campagnes aimées ; nous achè
verons notre rêve .
Attends— moi, ma chère âme , vision fid èle,amante
de l’enfant et du vieillard .
EMILE ! OLA .
1 " octo bre 1864 .
SIMPLICE
CON T E S A N IN ON
S IMPLI CE
11 y avait autrefois , écoute bien,Ninon
,j e tiens
ce récit d’
un vieux pâtre , i l y avait autrefoi s,dans
une î le que la mer a depuis longtemps engloutie,un
roi e t une reine qui avaient un fils . Le roi était un
grand roi : son verre étai t l e plus profond de son
empire ; son épée , l a plus lourde ; i l tuait et buvait
royalement . La reine était une belle reine ell e usait
tant de fard qu’elle n ’
eve it guère plus de quarante ans .
Le fils était un niais .
Mais un niais de l a plus grosse espèce,disaient les
gens d’
esprit du royaume . A seize ans,il fut emmené
en guerre par le roi : i l s ’a gissa it d’
ex te rm iner certaine
nation voi sine qui avait l e grand tort de posséder un
1 6 sm pu cn
territoire . Simplice se comporta comme un sot il sauva
du cainage deux douzaines de femmes et trois dou
za ines et demie d ’
enfants ; il faillit pleurer à chaque
coup d ’
épée qu’
il d onna ; e nfin l a vue du champ de ha
t aille , souillé de sang et encombré de cadavres , lui mit
une telle pitié au cœur qu ’il n ’en mangea pas de trois
j ours . C’
était un grand sot , Ninon , comme tu vois .
A dix- sept ans , i l dut assister à un festin donné par
encore i l commit sottise sur sottise . Il se contenta
de quelques bouches , parlant peu , ne jurant point . Son
verre risquant de rester toujours plein devant lui , le
roi , pour sauvegarder l a dignité de la fam ille , se vit
forcé de le vider de temps en temps en cachette
A d ix — huit ans,comme le poil lui poussait men
ton , il fut remarqué pa r une dame d’
honneur de l a
reine . Les dames d ’
honneur sont terribles , Ninon . La
nôtre ne voulait rien moins que se faire embrasser
par le j eune prince . Le pauvre enfant n ’
y songeai t
guère ; i l tremblait fort lorsqu‘
elle lu i adressait la
parole , et se sauvait dès qu’il apercevait le bord de
ses jupes dans les j ardins . Sôn père , qui était un bon
père , voyait tout et riait dans sa barbe . Mais , comme
la dame courait toujours et que le baiser n’
a rriva it pas,il rougit d’
evoir un te l fils, e t , pour sauvega rder en
core l a digni té de sa race,il donna lui-même le baiser
demandé .
Ali ! le petit imbécile ! disait ce grand roi qu i
avai t de l’
esprit .
suupm cn 1 7
.
Ce fut à vingt ans que S implice devint completement
idiot . ll rencontra une forêt et tomba amoureux .
Dans ces temps anciens on n’
efi1bellissait point
encore l es arbres à coups de ciseaux, et la mode n’
é tait
pas de semer le gazon ni de sabler les allées . Les bran
ches poussaient comme elles l’entend a ient , et Dieu seul
se chargeait de modérer les ronces et de ménager les
sentiers . La forêt que S implice rencontra était un im
mense nid de verdure,des feuilles et encore des feuilles
,
des charmilles impénétrables coupées par de maj es
tueuses avenues . La mousse s ’
y enivrait de rosée et s’
y
livrai t à une débauche de croissance les églantiers, al
longeant leurs bras flex ibles,se cherchaient dan s les
clairières et exécutaient des danses folles autour des
grands arbres ; les grands arbres eux— mêmes , tout en
restant ca lm es e t sereins,tord aient leurpied clans l’om bre
et montaient en tumulte baiser les rayons d ’
été . L’herbe
verte croissait au hasard,sur les branches comme sur le
sol ; l a feuille embrassait le bois , e t, dans leur hâte de
s’
épanouir, pâqæ rettes et myosotis se trompaient par
fois et fleurissa ient sur le s vieux troncs abattus . Et
toutes ces branches,toutes ces herbes
,toutes ces
fleurs chantaient ; toutes se mêlaient, se pressaient ,pour ha biller plus à l ’aise et se dire tout bas les mys
1 8 S LMPLICE
térieuses amours des corolles . Un souffle de vie cou
râit au fond des taillis ténébreux,et donnait une voix à
chaque brin de mousse dans les ineffables concerts de
l’
aurore et du crépuscule . C’
était l a fê te immense du
feuillage .
Les bêtes à bon Dieu,les scarabées , les libellules,
le s papillons, tou s les beaux amoureux des haies fleuries , se donnaient rendez-vous aux quatre coins du
bois . Ils y avaient établ i leur petite république ; les
sentiers étaient leurs sentiers ; les ruisseaux , leurs
ruisseaux ; l a forêt , leur forêt . Ils se logeaient commo
dément au pied des arbres , sur les branches basses ,dans les feuilles sèches , e t vivaient là comme chez eux ,tranquillement et par droit de conquête. Ils avaient
,
d’
a illeurs , en bonnes gens , abandonné les hautes bran
ches aux fauvettes et aux rossignols .
La forêt,qui chantait déj à par ses branches
,par ses
feuilles,par ses fleurs , chantait encore par ses in
sectes et par ses oiseaux .
Simplice devint en peu de j ours un vie il ami de la
forêt . Ils bavardèrent si follement ensemble,qu ’elle
lu i enleva le peu de raison qui lui restait . Lorsqu’
il la
quittai t pour venir s ’
enferm er entre quatre murs , s’as
seoir devant une table , se coucher dans un lit, il de
20 SIMPLICE
Simplice fut très— occupé les j ours qui suivirent son
ins;a lla tion . 11 lia connai ssance avec ses v 0 1 sm s,le
scarabée de l’herbe et le papillon de l ’ai r . Tous étaient
de bonnes bêtes , ayant presque autant d’esprit que les
hommes .
Dans les commencements,il eut quelque peine à
comprendre leur lan gage ; mais il s’
aperont bientô t
qu‘
i l devait s’en prendre à son éducation prem ière .
*
ll se
« conforme vite à la concision d e l a langue des insectes .
Un son finit par lui suffire , comme à eux , pour désigner
cent objets différents,suivant l
’
inflex ion de l a voix et l a
tenue de la note . De sorte qu‘ i l alla se déshabituant
d e —parler la langue des hommes si pauvre dans sa
richesse .
Les façons d ’
ê tre de ses nouveaux amis le charmé
rent . ll s ’
ém erveilla surtout de leur manière de juger
les roi s,qui est celle de ne poin t en avoir . Enfin il se
sentit i gnorant et rid icule auprè s d’eux,et prit la reso
lution d’aller étudier à leurs écoles .
11 fut plus discre t dans ses rapports avec les mousses
et les aubépines . 1 1 ne pouvait e ncore saisir les paroles
d u brin — d’
he rbe et de la fleur, et cette impuissance
j etait beaucoup de froid dans leurs rela tions .
Somme toute,l a forê t ne le vit pas d
’
un mauvais
SIMPLICE 1
œil . Elle comprit que c’
était là un simple d ’esprit et
qu ’i l v ivrait en bonne intelli gence avec les bêtes . On
ne se cache plus de lui , e t souvent i l lui arrivait de
surprendre au fond d‘
une allée un papillon chiffonnant
la collerette d ’une marguerite .
Bientôt l’aubépine vainquit sa timidité ju squ don
ner des leçons au j eune prince . Elle lui apprit amou
reusem ent le langage des parfums et des couleurs . Dès
lors , chaque matin , les corolles empourprées saluaient
Simplice à son lever ; l a feuill e verte lui contait les
cancans de la nuit , et l e gr illon lui confiait tout bas
qu’il était amoureux fou de la violette .
Simplice s ’
éta it choisi pour bonne amie une libellule
dorée,au ñ u corsage , aux ailes frémissantes . La chère
belle se montrait d’
une désespérante coquetterie ; elle
se 1 0 um t , semblait l’
appeler , puis fuya it l estement
sous sa main . Les grands arbres,qui vova ient ce
m anège , l a tançaient vertement , e t,graves
,disaient
entre eux qu’elle ferait une mauvaise ñu .
Simplice devint subitement inquiet .
La bête à bon Dieu , qui s'aperçut l a prem1 ere de la
tristesse de leur ami , essaya de le confesser . Il repon
dit en pleurant qu’ il était gai comme aux premiers
Jours .
22 SIMPLICE
Maintenant, il se levait avec l’aurore et coura i t les
taillis jusqu’
au soir . Il écartait doucement les branches
et v isitait chaque buisson . Il levait l a feuil le e t regar
dait dans son ombre .
Que cherche donc notre élève ? demandait l ’au
bépine à la mousse .
La libellule,étonnée de l’aband on de son amant , l e
crut devenu fou d’amour . Elle vint lutiner autour de
lui . Mais il ne l a regarde plus . Les grands arbres l ’a
va ient bien jugée el le se consola vite avec le premier
papillon d u carrefour .
Les feuil lages étaient tristes . Il s regardaient le j eune
prince interroger chaque touffe d ’
herbe et sonder du
regard les longues avenues ; il s l’
écouta ient gémir et
se plaindre de l a profondeur des broussailles , et il s
disa ient Simpl ice vu Fleur— des- eaux, l
’
ond ine de
la source .
Fleur— des— eaux était fille d’un rayon et d ’une goutte
d e rosée . Elle était si lim pid em ent belle , que le baiser
d’un amant devait l a faire mourir ; elle exhalait un par
fum si doux, que le baiser de ses lèvres devait faire
mourir un amant .
La forê t le savait,et la forêt j alouse cachait son eu
fant adorée . E lle lui avait donné pour asile une fon
SIMPLICE 23
taine ombragée de ses rameaux les plu s touffus . Là,
dans le silence et dans l’
ombre , F leur-des— eaux rayon
nai t au milieu de ses sœurs . Paresseuse , elle s’aban
donnait au courant, ses petits pieds demi-voilés par
les flots , sa tê te blonde couronnée de perles liquides .
Son sourire faisait les délices des nénuphars et des
glaïeul s . Elle était l’
âm e de l a forêt .
Elle vivait insoucieuse , ne connaissant de la terre
que sa mère , l a rosée , et du ciel que le rayon , son
père . Elle se sentait aimée du flot qui l a berçait , de l a
branche qui lui donnait son ombre . Elle avait mille
amoureux et pas un amant .
F leur— des— eaux n ’
ignora it pas qu’
elle devait mourir
d ’amour ; elle se plaisait dans cette pensée , et vivait
en espérant la mort . Souriante , elle attendait le'
bien
aimé .
Une nuit,à la clarté des étoiles , Simpli ce l
’avait
vue au détour d ’une allée . Il l a cherche pendant un
long mois, pensant l a rencontrer derrière chaque tronc
d’
arbre . ll croyait toujours l a voir glisser dans les
taillis,et ne trouvait, en accourant , que les grandes
ombres des peupliers agités par les souffles d u ciel .
La forêt se taisait maintenant ; elle se d éfia it de
Simplice . Elle épaissi ssa it son feuillage et j etai t toute
SIMPLICE
sa nuit sur les pas du j eune prince . Le péril qui m ena
cait Fleur- des— eaux l a rendait chagrine et muette ; elle
n ’
eve i t plus de caresses , plus d’
am oureux babil .
L’
ond ine revint dans les clairières , et Simplice l a vit
de nouveau . Enivré, il s’
elenca à sa poursuite . L’
en
fant, montée sur un rayon de lune , n’entendit point le
bruit de ses pas . Elle volait ainsi , légère comme , l a
plume qu’
em porte le vent .
Simplice courai t, courai t 21 sa suite et ne pouvait
l’
at te ind re . Des l armes coulaient de ses yeux,e t le
désespoir étai t dans son âme .
Il courait , et la forê t suivait avec anx1 e té cette course
insensée . Les arbustes lu i barraient le chemin . Les
ronces l?entouraient de leurs bras épineux et l’
arrê taient
b rusquement au passage . Le bois entier défendait son
enfant .
Il courait, et sentait l a mousse devenir glissante sous
ses pas . Les branches des ta illis s’
enlaçaient plus
étroitement et se présentaient‘
a lui rigides comme des
tiges d ’
a ira in . Les feuilles sèches s’
am a ssaient dans les
val lons,formant un sol vague et sans résistance . Les
troncs d‘
arbres abattus se m ettaient en travers des
sentiers ; et les rochers roulaient d’eux-mêmes eu
devant du prince . L’
insecte l e piquait au talon ; le pa
pillon l’aveuglait en se heurtent à ses paupières .
Fleur-des -e aux , sans le voir, sans l’
entend re , fuyait
toujours sur'
le rayon de lune . S impl ice sentait avec
angoisse venir l’instant où elle all ait dispara ître .
Et,dése spéré , haletant , il coura it, il courait .
S IMPLICE 25
Il entendit les vieux chênes qui lui cria 1ent avec
colère
Que ne disais — tu que tu é tais un homme ? Nous
nous serions cachés de toi , nous t’
aurions refusé nos
leçons , et ton œil de ténèbres n’
aurait pu voir Fleur
des — eaux,l’
ond ine de l a source . Tu t’es présenté à
nous avec l ’innocence des bêtes , et voici qu’
aujour
d’
hui tu montres l’esprit des hommes . Vois , tu écrases
le s scarabées,
‘ tu arraches nos feuilles, tu brises nos
branches . Le vent d’
égoïsm e t’
em porte , et tu veux nous
voler notre âme .
Et l’
aubepine aj outa
Simplice,arrê te , par pitié ! Lorsque l
’enfan t ca
pricieux désire respirer l e parfum de mes bouquet s
étoilés , que ne les lai sse-t-il s’
épanouir librement sur
l a branche ! 11 les cueille et n ’en joui t qu‘
une heure .
Et la mousse dit à son tour
Arrê te , Simplice , et vi ens rêver sur le velours demon frais tapis . Au l oin , entre les arb res , tu verras se
j ouer Fleur— des-eaux . T u 1a‘
v erras se baigner dans la
source et j eter à son cou des colliers de perles humides .
Nous te mettrons de moitié dans la j oi e de son regard
e t , comm e à nous , i l te sera permis d e vivre pour l a
vo 1r .
2 6 snvm m cn
Et toute l a forêt reprit
Arrête,Simpl ice , un baiser doit l a tuer , ne donne
pas ce baiser . Ne le sais — tu pas ? la brise d u soir , notre
messagère,ne te l ’a-t — elle pas dit ? Fleur- des-eaux
est la fleur céle sîe dont le parfum donne la mort .
Hélas ! l a pauvrette , sa destinée est étrange . Pitié pour
elle , Simplice , ne bois pas son âme sur ses lèvres .
Fleur-des- eaux se tourna et v it Simplice . Elle souri t
e t lui fit signe d ’
approcher , en disant à la forê t
Voici venir l e bien- aimé .
I l y avait troi s j ours troi s heures,troi s minutes , que
le prince poursuivait l ond ine . Les paroles des chênes
vibraient encore derrière lu i ; i l fut ten té de s’
enfuir .
Fleur — des— eaux lui pressait déj à les mains . Elle se
dressa it sur ses petits pieds,et n1ira it
“
son sourire dans
les yeux du j eune homme .
Tu as bien tardé , dit-elle . Mon cœur te savait
dans la forêt . J ’ai monté sur un rayon de lune et je t’ai
cherché trois jours , trois heures, trois minutes .
Simplice se taisait et ret'
enait son souffle . Elle l e fit
a sseoir au bord de la fontaine ; elle le caressait d u re
gard ; et lui , il la contemplai t longuement .
Ne me reconnais- tu pas ? reprit- elle . Je t’ai vu
souvent en rêve . J’
allais à toi,tu me prenais la main
,
28 SIMPLICE
Le jour pâlissait , et les lèvres des deux amants se
rapprochaient de plus en plus . Une angoisse terrible
tenait la forêt immobile et muette . De grands rochers
d’
ou j aillissait l a source j e taient de larges ombres sur
l e couple,et le couple rayonnait dans la nu it .
Et l’
étoile parut,et les lèvres s ’
unirent dans le su
preme baiser , et les chênes eurent un long sanglo t.
Les lèvres s‘
unirent , et les âm es s’
envolèrent .
Un homme d ’esprit s egara dans l a forêt . Il était en
compa gnie d ’un homme savant .
L ’homme d’esprit faisait de profondes remarques sur
l’
hum id ité malsaine des bois,et songeait aux beaux
champs de luzerne qu’
on obtiendrait en coupant tous
ces grands v ilains arbres .
L’homme savant rêvait de se faire un nom dans les
sciences en découvrant quelque plante encore incon
nue . Il furetait dans tous les coins et découvrait des
orties e t du chiendent .
Ils arrivèrent à une source et trouvèrent le cadavre
de Simplice . Le prince souriait dans le sommeil de l a
m ort . Le flot j ouait avec ses pieds , et s a tête reposai t
sur l e gazon de l a rive . ll pressait sur ses lèvres , à
jamais fermées , une petite fleur blanche et rose , d‘
une
exquise délicatesse et d’un parfum pénétrant .
sm p u cx 29
— Le pauvre fou ! dit l’hom me d’esprit , i l aura
voulu cueillir un bouquet , et se sera n0yé .
L ’homme savant se souciait peu d u cadavre . Il ava it
saisi l a fleur, et , sous prétexte de l’
étud ier , en dechi
rait l a corolle . Puis , lorsqu’
il l ’eut mise en pièces
Précieuse trouvaille ! s ’eoria- t-il . Je veux , en
souvenir de ce niais,nommer cette fleur A n thap he
leia lim na z‘
a .
Ah ! Ninette , N inette , mon idéale F leur- des-eaux , le
barbare l a nommait A nthap heleia lim na ia !
LE CARNET DE DANSE
Te souviens— tu,N inon , de notre longue course
dans les bois ? L’
autom ne semait déjà les arbres de
feuilles d ’un j aune pourpre que doraient encore le s
rayons du soleil couchant . L’
herbe étai t plus claire
sous nos pas qu’
eux premiers j ours de mai,et les
mousses,privées de rosée
,pouvaient à peine donner
asil e à quelques rares insectes . Perdus dans l a forêt
pleine de bruits mélancoliques,nous pensions entendre
les plaintes naives de l a femme qui croit voir à son frontla première ride . Les feuill ages , que ne pouvait trom
per cette pâle et douce soirée,sentaient venir l’hiver
dans la brise plus fraîche,et se laissaient tristement
bercer,pleurant leur verdure rougie .
311 LE CARNET n
°
1: DAN SE
Longtem ps nous errâmes dans les taillis, peu sou
cieux de la d irection des sentiers,mais choisissant les
plus ombreux et les plus secrets . Nos francs éclats de
rire effrayaient les grives et les merles qui sifflaient
dans les haies ; e t, parfois , nous entendions gli sser
bruyamment sous les ronces un lézard “ vert troublé
d ans son extase par le bruit de nos pas . Notre course
était sans but ; nou s avions vu, après une journée de
nuages , le ciel sourire vers le soir, et nous étions les
tem ent sor ti s pour profiter de ce rayon de soleil . Nous
allions ainsi , soulevant sous nos pieds une odeur de
sauge et de thym,tantôt nous poursuivant
,tantôt mar
chant lentement et les mains enlacées . Puis j e cueillais
pour toi les dernières fleurs , ou j e cherchais à atteindre
les baies rouges des aubépines que tu désirais comme
un enfant ; et toi , Ninon , pendant ce temps cou
ronnée de fleurs , tu courais à l a source voisine , sous
prétexte de boire,mais plutôt pour admirer ta coiffure ,
6 coquette et paresseuse fille .
Il se mêle soudain aux murmures vagues de la forêt
de lointains éclats de rire ; un ñire et un tambourin se
firent entendre , et la brise nous apporta des bruits ai
faibl is de danse . Nous nous étions a rrêtés , l’
ore ille
tendue,tout disposés à voir dan s cette musique le bal
m ystérieux des sylphes . Nous nous glissâmes d’
arbre
en— arbre
,dirigés par l e son des instruments , e t, lors
que nous eûm es écarté avec précaution les branches
du dernier massif voici l e spectacle qui s’
offrit à nos
yeux .
36 LE CARNET DE DANSE
trace de leur passage , quelques brins d’
herbe demi
fanés . C’
eù t été moquerie : nous faire entendre des
rires et des instruments,nous inviter à partager leur
j oie , puis s’
enfuir à notre approche , sans nous per
mettre l e moindre quadrille .
Ou ne pouvait danser avec des sylphes,Ninette ;
avec des paysans , rien n’
éta it d’une réalité plus en
gageante .
Nous sortîm es brusquement du massif. Nos bruyants
danseurs n ’eurent garde de s’
envoler , e t , nullement
aux aguets , ne s’
aperçm ent que longtemps après de
notre présence . Il s s’
étaient remis à gambader . Le
j oueur de ñ ire , qui avait fait mine de s’
éloigne r, ayant
vu briller quelques pièces de monnaie , venait de re
prendre ses instruments , _e t , soupirant de prostituer
ainsi l a mélodie , battait et soufflait de nouveau . Je
crus re connaître la mesure lente et insaisissable d’une
valse . J‘
e nla çais déj à ta tail le e t j’
épiais l’
instant de
t’
èm porter dans mes bras , l orsque tu te dégageas vi
vem ent et te mis à rire et à sauter , tout comme une
brune et hardie p aysanne . L’
homme au tambourin,
que mes préparatifs de beau danseur consolait , n’eut
plus qu’
à voiler sa face et à gémir sur l a d écadence
de l’
art .
Je ne sais pourquoi,Ninon , j e me souvin s hier soir
de ces fol ies,de notre longue course et de nos danses
l ibres et rieuses . Puis , ce vague souvenir fut suiv i d e
cent autres vagues rêveries . Me pardonneras — tu de te
les conter ? Cheminant au hasard , m’
arrê tant et cou
LE CARNET DE DANS E 37
rant sans raison , j e m’
inqu1 eæ peu de la foule , mes
récits ne sont que de bien pâles ébauches ; mais tu
m ’as dit que tu les aimais .
La danse , cette nymphe pudiquement l ascive , me
charme plutôt qu’
elle ne m‘
a ttire . J’
aime , sim ple specta
teur , à la voir secouer ses grelots sur le monde ardente
et voluptueuse sous les cieux d’
Espagne et d’
Italie , se
tordre en étre intes e t en baisers ; lon g voilée d ans
la blonde Allemagne,glisser amour eusement comme
un rêve ; et même , discrète e t spirituelle , m archer
dans les sa lons de France . J’
aim e à l a retrouver par
tout : sur la mousse des bois e t sur de riches tapis ;à l a noce de villa ge et d ans les soirées étince
lentes .
Mollement renversée , l’
œil humide et les lèvres eu
tr’
ouvertes , elle a traversé les temps , en nouent et
dénouant ses bras sur sa tête blonde . Toutes les portes
se sont ouvertes , au bruit cadencé de ses pas , celle s des
temples.
et celles des j oyeuses retraites ; là parfumée
d’
encens , i ci l a robe rougie de vin , el le a frappé har
m onieusem ent l e sol ; e t,après tant de siècles
,elle
nous arrive , légère et souriante , sans que ses membres
souples et agiles pressent ou retardent l a mélodieuse
cadence .
Vienne donc l a déesse . Les groupes se forment,
l es danseurs enlacent les j eune s filles . Voici l’
im m or
telle . Ses bras l evés tiennent un tambour de basque ;elle sourit , puis donne le signal ; les couples s
’
ébran
lent , suivent ses pas , imitent ses at titudes . Et moi , j e
3
38 LE CARNET DE IJAN SE
caresse de l’
œil l e tourbillon léger ; j e cherche à sur
prendre tous les regards,toutes les paroles d ’amour ;
j e m’
enivre, immobile et en silence , de mouvement et
de bruit , et j e remercie la nymphe , ne m’ayant pa s
créé danseur, de m’
avo ir donné le sentiment de son
art harmonieux .
A vrai dire , Ninette , j e l a préférerai s , la blonde déesse ,dans son amoureuse nudité
,écartant e t a gitant san s
lois sa blanche ceinture . Je l a préférera is loin des salons ,se croyant cachée à tout regard profane et traçant sur
le gazon ses pas le s plus capricieux . Là ,. à peine voilée
et foulant mollement l’
herbe de ses pied s roses,elle
agira i t dans son innocente liberté et trouverai t le se
cre t de la m élodie d u mouvement . Là , j’
ira is , caché
d ans le feuillage,admirer son beau corps , mince e t
flex ib le et su ivre du regard les j eux de l ’ombre sur
ses épaules , selon que son caprice l’
em portera it ou laramènerait .
Ma i s , pa rfois , j e me sui s pri s à la détester , lo1‘
squ’
e lle
s’
est . présentée à moi sous l’
a spect d’une j eune co
guette , b ien em pesée e t niaisement décente ; lorsque
j e l’
a i v ue obéir aveuglément à un orchestre , faire la
moue , para ître s’
ennuyer , e t , ne d ansant pas pour dan
ser , s'
a cquitte r de ses pas comme d’un devoir . Je dira i
le tout : j am ais j e n’ai admiré sans chagrin l
’
îm m or
telle dans un salon . Ses fines j ambes s’
em barra ssent
dans les grandes jupes de nos élégantes ; e lle se trouve
par trop gênée , elle qui ne veut être que liberté e t que
c aprice : e t , troublée , elle se conforme lourdement à
LE CARNET DE DANS E 39
nos sotte s révérences , perdant touj ours sa grâce e t
rencontrant souvent le ridicul e .
J e voudra i s pouvoir lui fermer nos portes . 8 1 j e l a
souffre Quelquefois sous les lustres , sans tw p de tris
tesse , c’
e S t grâce à ses tablette s d’amour
,
‘
a son ca rnet
d e danse .
Ninon , le vois- tu d an s sa main , ce petit l ivre? Re
garde l e fermoir e t le por te— crayon sont en or jamais on
ne v it papier plus doux e t plus parfum é ; j amais reliure
n‘eut plus d ’
élégance . V oi là no tre offrande à la déesse .
IYauUæs lui ont d onné la couronne e t Fécharpe ; nous,p ar
bonté d ’
âm e ,lu i avons fai t cadeau du carnet de danse .
Elle a vai t tant d’
a d ora teurs la pauvre enfant , on la
pressa i t de tant d ’
inv ita tions , qu’elle n e savai t plus où
donner de la tète. Chacun venait l’
a dm ire r en im plo
rant un qua d hille , et l a coquette accordait touj ours ;elle d ansait , dansait , perdait l a mémoire , était accablée
de réclamations , et se trompait encore ; de là une con
fus1on terrible et d’
im m enses Jalousies . Elle se ret irait
les pieds brisés et l a mémoire perd ue . Ou eut p itie
d ’elle,on lui donna le pe t it livre doré . Depuis ce temps
,
plus d ’
oubli , plus de confusion plus de passe — droit .
Lorsque les amants l'
a ssiégeut , el le leur présente le
carnet ; chacun y inscrit son nom , et c’est aux plus
amoureux à arriver les premiers . Fussent-i ls cent,les
pages blanches sont en grand nombre . S i lorsque les
lustres pâlissent , tous n’
ont pas pressé sa fine taill e ,
qu’
als s’
en prennent à leur paresse et 11 0 11 à l'
ind iffé
rence de l ’enfant.
AO LE CARNET DE DANSE
Sans doute,Ninon , l e moyen était simple , et tu
dois t’
é tonner de mes exclam a tm ns à propos de quel
ques feuilles de papier . Mais quelles charmantes feuil
lès , exhalant un parfum de coquetterie et pleines de
doux secrets ! Quelle longue liste de beaux am oureux ,dont chaque nom est un hommage , chaque page une
soirée entière de triomphe et d’
a d ora t ion ! Quel livre
magique,contenant une vie de tendresse
,où le pro
fane ne peut épeler que de vains noms , où la j eune
fille l i t couramment sa beauté et l’
a d m 1ra tion qu’
elle
excite
Chacun v ient à son tour faire a cte
°
d e soumission ,
chacun vient si gner sa lettre d ’amour . Ne sout— ce pas
là , en effet , ]es mill e signatures d’
une déclaration sous
entendue,et ne devra it— ou pas , si l
’
on é ta it de bonne
foi , les écrire sur le premier feu illet , ce s éternelles
phrases,toujours jeunes ? Ma is le petit l ivre est discret ,
il ne veut pas forcer sa ma îtresse à rougir . Elle et lui
s avent seuls ce qu’il faut rêver .
Franchement, j e le soupçonne d etre for t rusé . Vois
comme il se dissimule , comme il se fa it naïf et néces
saire . Qu’est- il ? sinon un aide pour la mémoi re , un
moyentout primitif de rendre la j ustice en accordant
à chacun son tour . Ln 1,parler d ’
am our, t1 buble r les
j eunes fille s ! on se trompe grandement . Tourne les
p‘
ages,tu ne trouveras pas le plus petit Je t
’
aim e .
I l le d it en vérité , rien n’est plus innocen t , plus na 1f
plus primitif que lui . Aussi les grands-parents le
voient-il s sans effroi dans le s mains de leurs filles . Tan
LE CARNET DE DAN SE 11 1
dis que le billet signé d ’un seul nom se cache sous le
corsage,lui
,l a lettre aux mille signatures se montre
hardiment . Ou le rencontre partout eu
.
grand jour,dans les salons et dans l a chambre de l
’
enfant . N ’est
il pas le petit livre'
le moins dangereux qu’on con
naisse
ILtrompe jusqu a sa ma îtresse elle-même . Quel péril
peut offri r un obj et d ’un usage si commun et approuvé
par les grands-parents ? Elle le feuillette sans cra inte .
C ’est i ci qu’on peutEccuse r l e carne t de danse de ma
nife ste hypocri si e . Dans le silence , que penses- tu qu’il
murmure à l’oreille de l’enfan t ? De simples noms ? Oh !
que non p a s ! mais bel e t bien de longues conversations
amoureuses . Il n ’a plus cet air de nécessité et de dé
sintéressem ent . l l habille ,”
il caresse ; i l brûle e t bal
butie de tendres paroles . La j eune fille se sent Oppres
see ; tremblante , elle continue sa lecture . Et soudain
la fête rena ît'
pour elle les lu stres brillent,l’
orche stre
chante amoureusement ; soudain chèque nom se per
sonnifie , et le bal , dont elle étai t l a reine , recommence
avec ses ovations et ses paroles caressantes et flat
teuses .
Ah ! l ivre m al in , quel d éfilé de j eunes cavaliers !
Celui - là,tout en pressant mollement sa taille , vantai t
ses yeux bleus ; celui— ci , ému et tremblant , ne p ouvait
que lui sourire ; cet autre parlait parlait sans cesse et
débitait ces mille galanteries qui , malgré leur vide d e
sens,en disent plus que de longs discours .
Et , lorsque la vierge s’est oubliée une fois avec lui ,
5 2 LE CARNET DE D AN SE
l e rusé sa i t bien qu’elle reviendra . Jeune femm e elle
parcourt les feu illets et les consulte avec anxiété
pour conna ître de combien s’est augmenté le nom
bre de ses admirateurs . Elle s’
arrê te avec un triste
sourire à certains h om s qu ’elle ne re trouve plus sur
les dernières pa ges , et qui sans doute sont allés enri
chir d‘
autres carne ts . La plupart de ses suj ets lui restent
fid èle s ; elle passe avec indifférence . Le peti t livre rit
de tout cela . Il conna î t sa puissance ; il doit recevoir
les caresses d ’une vie entière .
La v ie illesse vi ent , le carne t n’est pas oublié . Les
dorures en sont fanées , les feui lle ts tiennent à peine .
S e maîtresse , qui vieilli avec lui, para ît l’en aimer
davantage . Elle en tourne encore souvent le s pages e t
s’
enivre de son lointain parfum de j eunesse .
N ’est — ce pas un rôle charmant , N inon, que celui du
carnet de danse ? N’
est — il pa s , comme toute poésie , in
compris de l a foule et lu couramment des seuls initiés ?
Confid ent des secrets de la femme , il l’
a ccom p a gne
dans la vie , ainsi qu’
un a nge d ’amour versant à pleine
main les espérances et les souvenirs .
Georgette sorta i t à peine du couvent . Elle aväit en
core cet âge heureux où le songe e t l a réal ité se con
fondent ; douce et passagère époque ; l’
e sprit voit ce
11 11 LÊ CARN ET DE DANSE
s i lége r que le subit craquement d’un meuble la fit
enfin dresser à demi . Elle écarte ses cheveux tombant
en désordre sur son front,et essuya ses yeux gro s d e
sommeil ramenant sur ses épaules tous l es coins
des couvertures et croisant les bras pour se mieux
voiler .
Quand elle fut bien éveillée,elle avance l a m ain
vers un cordon de sonnette qui pendait auprès d ’elle
m ai s elle l a retira v ivement e t , sautant à te rre , courut
écarter elle-mêm e les draperies des fenêtres . Un gai
rayon de soleil emplit l a chambre de lumière . L’en
fant,surprise de ce grand j our et venant
‘
a se voir
dans une glace demi— nue et en désordre,fut fort ef
frayée et revin t se blottir au fond de son lit , rouge et
trem blànte de ce bel exploit . S e chambrière étai t une
fille sotte et curieuse ; Georgette préféra it sa rêverie
aux bavardages de cette fem me . Mais bon Dieu ! quel
grand jour il faisait,e t combien les glaces sont indis
crê tes '
Maintenant,sur les sièges épars , on voyait, negli
gem m ent je tée , une toilette de bal . La jeune fille ,
presque endormie,ava it laissé ici sa j upe de gaze , là son
écharpe , plus loin ses souliers de satin . Auprès d’
elle ,dans une coupe d’age te brilla ient des bijoux ; un bou
quet fané se mourait a côté d’
un carnet de danse .
Le front sur l ’un de ses bras nus elle prit un col
l ier et se mit à j ouerl
avee les perles . Puis elle l e posa ,ouvrit le carnet et l e feuilleta . Le petit livre avait un
air ennuyé et indifférent . Georgette le parcourait sans
LE CAR NET DE DANSE 5 5
grande attention paraissant songer à toute autre
chose .
Comme elle en tournait les pages,l e nom de Charles
,
inscrit en tête de chacune d’
elles,finit par l
’
impa
tienter .
Toujours Charles ,se dit-elle . Mon cousin une
belle écriture ; voilà des lettres longues et penchée s
qui ont un aspect grave . La m ain lui tremble rarem ent ,même lorsqu
’
e lle presse l a mienne . Mon cousin est
un j eune homm e très— sé rieux . Il doit êtr e un j our mon
mari . A chaque bal,sans m’en faire l a demande , il
prend mon carnet et s ’
inscrit pour l a première danse .
C ’est l à sans doute un droit de mari . Ce droit me dé
plait .
Le carnet devenait de plus en plus froid . Georgette ,l e regard perdu dans le vide
,semblai t résoudre quel
que grave problème .
— Um mari , reprit - elle ,voilà qui me fait peur .
Char les me traite touj ours en petite fille ; parce qu’
il a
remporté hui t ou dix prix au collège,i l se croit forcé
d’
ê tre pédant . Après tout , j e ne sais trop pourquoi i l
sera mon mari ; ce n’est pas moi qui l
’
ai prié de m’
e
pouser ; lui-m ême ne m’en a j amais demandé la per
mission . Nous avons j oué ensemble autrefois ; j e me
souviens qu’il était très-méchant . Maintenan t il e st
très-pol i ; j e l‘
a im era is mieux méch ant . A insi j e va i s
être sa femme ; j e n’avais j amais bien songé à cela ; sa
femme , j e n’en voi s vraiment pas l a raison . Charles ,
toujours Charles ! on dirait que j e lui appartiens d éjà .
3 .
[1 6 LE CARNET DE DANSE
Je vais le prier de ne p as écrire si gros sur mon
carnet son nom tient trop de place .
Le petit l ivre qui, lui aussi , semblait l as du cousin
Charles,faillit se fermer d ’
ennui. Les carnets de danse,
j e le soupçonne , détestent franchement les maris . Le
nôtre tourna ses feuillets e t présenta sournoisement
d’
autres noms à Georgette .
Louis , murmure l’
enfant . Ce nom me rappelle un
singulier danseur . Il est venu , sans presque me regar
der , me prier de lui accorder un quadrille . Puis , aux
premiers accords des instruments,i l m ’a entra înée à
l ’autre bout du salon , j’
ignore pourquoi , en face d’une
grande dam e blonde qu1 le suivai t des yeux . Il lui sou
riait par moments , et m’
oubliait si bien que j e me suis
vue forcée à deux reprises de ramasser moi- m èm e
m on bouquet . Quand la danse le ramenait auprès d ’elle,
i l lu i parlait bas ; moi , j’
écoutais et j e ne comprenais
point . C’
était peut— être s a sœur . S e sœur , oh ! non
il lui prena it la main en tremblant , et , lorsqu’
il tenait
cette main dans la sienne , l’
orches tre l e rappelait
v à inem ent auprès de m oi . Je demeurais là,comme une
sotte , le bras tendu , ce qui faisait fort mauvais effet ;les figures en restaient toutes brouillées . C
’
é ta it peut
être sa femme . Que j e suis ni aise ! sa femme , vrai
ment , oui ! Charles ne me parle j amais en dansant .
C’
é ta it peu t
Georgette resta les lèvres demi— c lo ses , absorbée,
pareille à un enfant mis en face d ’un j ouet incon
nu,n
’
osent approcher et agrandissant les yeux pour
LE CARN ET DE DANSE 11 7
mieux voir . Elle comptait machinalemen t sous ses
doigts les gl ands de l a couverture,et tenait son autre
main grande ouverte sur le carnet . Celui — ci com m en
ça it à donner signe de v ie ; il s’
a gita it et paraissai t s a
voir parfaitement ce qu’
é ta it l a dame blonde . Ji gnore
s i l e libertin en confia l e secret à la j eune fille . Ell e
ramena sur ses épaules la dentelle qui glissait , achev a
de compter scrupuleusement les glands de la couver
ture et dit enfin à demi-voix
C ’est singulier,ce tte belle dame n
’
éta it sûr ement
ni l a femme ni l a sœur de monsieur Louis .
Elle se remit à feuilleter les pages . Un nom l’
arrê ta
bientôt .
Ce Robert est un vilain homme , reprit-elle . Je
m’aurais j amais cru qu
’
av ec un gilet d ’une telle ele
gance on pût avoir l’âm e aussi noire . Durant un grand
quart d’
heure,i l m ’a comparée
‘
a mille belles choses ,aux étoiles , aux fleurs , que sais— je , moi ? J
’
etais fla ttée
et j’
éprouv ais tant de plaisir que j e ne savais quoi ré
pondre . I l parlait b ien et longtemps sans s’
arrê ter .
Puis il m ’a reconduite à ma place,et là
,il a manqué
pleurer en me qu ittant . Ensuite j e me suis mise à une
fenêtre ; les rideaux m’ont cachée en retombant d ei
rière moi . Je songeais un peu,j e crois
,à mon bavard
de danseur,lorsque j e l ’ai entendu rire et causer . I l
p arla it à un ami d’
une petite sotte , rougissant au moin
dre mot , d’une éch appée de couvent
,baissant les yeux
et s’
enla id issant par un maintien trop modeste . San s
doute il parlait de Therese , ina bonne amie . Therese
b8 LE‘ CARNET DE DANSE
de petits yeux et une grande bouche . C ’est une excel
lente fille . Peut— être parlaient— ils de moi . Les j eunes
gens mentent donc . Alors j e S ! I‘
8 1 8 l aide . Laide ! Thé
rèse l’est cependant davantage . Sûrement ils parlaient
de Therese .
Georgette sourit e t eut comme une tentation d’aller
consulter son miroir .
Puis , aj outa- t- elle , il s se sont moqués des dames
qui étaient au bal . J ’écoutais toujours et j ’ai fini par ne
plus comprendre J ’ai pensé qu’
ils disaient de gros
mots , e t , comme Je ne pouvais m’
éloigner, j e me suis
bravement bouché les oreilles .
Le carnet de danse était en pleine hilarité . Il se m it
à débiter une foule de noms pour prouver à Georgette
que Therese était b ien la petite sotte enlaidie pa1“ un
maintien twp modeste .
Paul a des yeux bleus,dit— il . Certes , Paul n
’est
pas menteur , et j e l’ai entendu te dire des paroles bien
douces .
Oui , oui , répéta Georgette , monsieur Paul a des
yeux bleus,et mo
‘
nsieur Paul n ’est pas menteur . I l a
des moustaches blondes que j e préfère de beaucoup
à c elles de Charles .
Ne me parle pas de Charles , reprit le carnet ; ses
moustaches ne méritent pas le moindre sourire . Que
penses— tu d ’Éd ouard ? i l e st timide et n’ose parler que
du regard, Je ne sais si tu comprends ce langage . Et
Jules ? il n ’
y a que toi , assure - t — il, qui saches valser .
Et Lucien , et Georges, et Albert ? tous te trouven t char
LE CARNET DE DANSE 11 9
mante et quêtent pendant de longues heures l ’aumone
de ton sourire .
Georgette se remit à compter les glands de la cou
vertut e . Le bavardage du carnet commençait à l’ef
frayer . Elle l e sentai t qui brûlait ses mains ; elle eût
voulu le fermer et n ’en avait pas le courage .
Car tu étais reine, continua le démon . Tes den
telles se refusaient à cacher tes b ras nus , et ton front
de seize ans faisait pâli r t a couronne . Ah ! ma Geor
gette,tu ne pouvais tout voir, sans cela tu aurais eu
pitié . Les pauvres garçons sont bien mal ades à l’
heure
qu‘
il est .
Et i l eut un silen ce plein de commisération . L’enfan t
qui l ’écouta it , souriante et effarouchée , le voyant res
ter muet
Un nœud de m a robe était tombé,dit — elle . Sûre
ment cela me rendait laide . Les j eunes gens devaient
se moquer en passant . Ces couturière s ont si peu de
soin .
N’
a -t — il pas dansé avec toi ? interrompit le carnet .
Qui d onc ? demanda G eorgette en rougissant si
fort que“
ses épaules devinrent toute s roses .
Et , prononçant enfin un nom qu’elle avait depuis un
quar t d ’
h eure sous les yeux , et que son cœur épelait ,tandis que ses lèvre s parlaient de robe d échirée
Monsieur Edmond,dit- elle
,m ’a paru triste
,hier
soir . Je le voyais de loin me regarder, e t
,comme il
n‘
osa it approcher,j e me suis levée et j e su is allée
à lui . I l a b ien été forcé de m ’
inv iter .
5 0 LE CARNET DE DANSE
J ’aime beaucoup monsieur Edmond , soupira le
peti t l ivre .
Georgette fit mine de ne pas entendre . Elle con
tinua
En dansant , j’ai senti sa main trembler sur ma
taille . 11 bégayé quelques mots,se plaignant de l a
chaleur . Moi , voyant que les roses de mon bouquet lui
faisaient envie , j e lui en ai donné une . Il n’y a pas de
mal à cela .
Oh non ! Puis , en prenan t l a fleur , ses lèvres ,par un singulier hasard , se sont trouvées près de tes
doigts . Il les a baisés un petit peu .
Il n ’
y a pas de mal‘
a cela,répéta Georgette qui
depui s un instant se tourmentait fort sur le lit .
Oh non ! J ’ai à te gronder vraiment de lui avoir
t ant fait attendre ce pauvre baiser . Edmond ferait un
charmant petit mari .
L ’enfant,de plus en plus troublée , ne s
’
ap erçut pas
que son fichu étai t tombé et que l ’un de ses pieds avait
rej eté l a couver ture .
Un charmant peti t mar i , répéta- t- elle de nou
veau .
Moi,j e l ’aime bien , reprit le tentateur . S i j etais
à t a place,vois- tu , j e lui rendrais volontiers son
baiser .
Georgette fut scandalisée . Le bon apôtre continua
Rien qu’
un baiser , là , doucement, sur son nom .
J e ne le lui dirai pas .
CELLE QU I M A IME
CELLE’
A IME
Celle qui m ’
a ime est- elle grande dame,toute de
soie , de dentelles et de bij oux , rêvant à nos am ours
sur le sofa d ’un boudoir ? marqui se ou duchesse , mi
gnonne e t légère comme un rêve , tra înant languissam
ment sur les tapis les flots de ses jupes blanches et
fai san t une petite moue plus douce qu’
un sourire ?
Celle qui m’aime est - elle grisette pimpante,trot
tant menu , se troussant pour sauter les ruisseaux et
quêtan t d ’un regard l’é loge .de sa j ambe fine ? Est — elle
la bonne fille qui boit dans tous les V erres , vê tue de
satin auj ourd ’hui, d
’
ind ienne grossière demain , et qui
trouve dans les trésors de son cœur un brin d’
amour
pour chacun ?
56 CELLE QUI M ’
A1ME
Celle qui m ’aime est— el le l ’enfan t blonde s ’
agenouil
laut e t priant au côté de sa mère ? l a vierge folle m’ap
pelant le soir dans l ’ombre des ruelles ? Est— elle la
brune paysanne qui me regarde au passage et qui em
porte mon souvenir au milieu des blés et des vi gnes
mûres ? l a pauvresse qui me remercie de mon au
m ône ? l a femme d ’un autre,amant ou mari
,que j ’ai
suivie un j our et que j e n ’ai plus revue ?
Celle qui m’
aime est- elle fille d’
Europe ,blanche
comme l’aube ? fille d ’
As ie , au tein t j aune et doré comme
un coucher de soleil ? ou fille du désert, noire comme
une nui t d ’orage ?
Celle qui m ’aim e est- elle séparée de moi pa r une
mince cloison ? est- elle au delà des mers ? est- elle au
delà des é toiles ?
Celle qui m ’aime est — elle encore à naître ? est-elle
morte il y a cent ans ?
Hier , j e l’ai cherchée
'
sur un champ de foire . I l y
avait fête a u faubourg , et le peuple endimanché mon
tait bruyamment par les rues .
Ou venait d’
a llum ei les lampions . L’
avenue , de dis
tance en distance , é ta it ornée de poteaux j aunes e t
bleus,garnis de petits pots de couleur où brûlaient
des mèches fumeuses que le vent effarait . Çà et là ,
CELLE QUI M ’
A1NŒ 57
dans les arbres , vacillaient des lanternes vénitiennes .
Des baraques en toile bordaient les trottoirs, lai ssant
tra îner dans l e ruisseau les franges de leurs rideaux
rouges . Les faïences dorées , les bonbons fra îchement
peints , le cl inquant des étalages , miroitaient à l a lu
m iere crue des quinquets .
I l y avai t dans l’
air une o deur de poussière,de
pain d ’
ép ices e t de gaufres à l a graisse . Les orgues
chantaient ; les paill asses enfarinés riaient et pleu
raient sous une grêle de souffle ts et d e coups de
pied . Une nuée chaude e t lourde pesai t sur cette j oie .
Au- dessus de cette n uée , a u-dessus de ces bruits ,se montrait un ciel d
’
ete, aux profondeurs pure s e t
mélancoliques . Un ange venait d’
illum iner l’azur pour
quelque fête div ine,fête calme et silencieuse de l’m
fini .
Perdu dans l a foule,j e sentais l a solitude de mon
cœur. J’allais , suivant d u regard les j eunes filles qui
me souriaient au passage , et me disant que j e ne re
verrais plus ces sourires . Cette pensée de tant de lèvres
amoureuses,entrevues un instant et perdues à j amais
,
était une angoisse pour m on âme .
J’
arriva i a insi à un carrefour , au milieu de l’
av enue .
A gauche, appuyée contre un orme , se dressait une
baraque isolée . Sur le devant , quelques planche s m a l
j o intes formaient estrade , e t deux lanternes éclairaient
l a porte,qui n
’
était autre chose qu’
un p an .de toile re
levé en façon de rideau . Comme j e m’
a rrè ta is,un
homme portant un costume de Magicien,grande robe
5 8 CELLE QU I M ’
A 1ME
noire et chapeau en pointe semé d ’
étoiles , haranguait
l a foule d u haut des planches .
Entrez,cria it— il , entrez mes beaux messieurs ,
entrez mes belles demoiselles . J’
arrive en toute hâte
du fond de l’
Ind e pour réj ouir les j eunes cœurs . C ’est
là que j ’ai conquis au péri l de ma v ie le Miroir d ’
amour
que gardait un horrible Dragon . Mes beaux messieurs,
mes belles demoiselles , j e vous apporte l a réal isation
de vos rêves . Entrez,entrez voir Celle qui vous aime !
Pour deux sous Celle qui vous aime !
Une vieil le femme , vêtue en Bayad‘
ere,souleva le
pan de toile . Elle promena sur l a foule un regard hé
bête ; puis , d’une voix épaisse
Pour deux sous , cria — t- elle , pour deux sous Celle
qui vo‘
us aime ! Entrez voir Celle qui vous aime !
Le Mag 10 1en battit une fantaisie entra înante sur la
grosse caisse . La Bayadère se pendit à une cloche et
accompagna .
Le peuple hésitait . Un âne savant j ouant aux carte s
offre un grand intérê t ; un hercule soulevant des poids
d e cent l ivres est un spectacle dont on n e saurait se
lasser ; on ne peu t nier non plus qu’
une géante d emi
nue ne soit faite pour distraire agréablement tous les
âges . Mais voir Celle qui vous aime , voilà bien la chose
60 CELLE QUI M ’
A 1ME
le peuple est faible , et nous avons, nous le s hommes
rendus forts par l’instruction ,nou s avons
,songez—
y,
de grave s et impérieux devoirs . Ne cédons pas à de
coupable s_
curiosités , soyons dignes en t outes choses .
La moralité de la société dépend de nous, Monsieur .
Je l’
écouta i parler . Il n’
avait pas lâché mon vête
ment et ne pouva it se_
d écid er à achever sa révérence .
Son chapeau à l a main,il discourait avec un calme si
complaisant que j e ne songeai pas à me fâcher . Je me
contentai , quand il se tut, de le rega rder en face , sans
lui répondre . Il vit une question dans ce si lence .
Monsieur , reprit— il avec un nouveau salut , Mon
sieur,j e suis l’Am i d u peuple , et j
’ai pour mission‘
le
bonheur de l’hum anité .
ll prononça ces mots avec un modeste orgueil e t se
grandit brusquement de toute sa haute ta ille . Je lui
tournai le dos et montai sur l’estrade . Avant d’
entrer,
comme j e soulevais le pan de toile , j e le regardai une
dernière fois . 11 avai t délicatement pris de sa main
droite les doigts de sa main gauche , et cherchait à effa
cer les plis de ses gants qui mena‘
çaient de le quitter .
Puis,croisant les bras , l
’
Am i du peuple contempla
l a Bayadère avec tendresse .
CELLE QUI M ’A IME 6 1
Je la issa i retomber le rideau et m e trouvai dans le
temple . C’
é tait une sorte de cham bre longue et étroite ,sans aucun siège , aux murs de toile , et éclairée par un
seul quinquet . Quelques personnes , des fille s curieuses
et des garçons faisant tapage , s’
y trouvaient déj à réu
nies . Tout se passai t d ’
a illeurs avec l a plus grande dé
cence une corde,tendue au milieu de la pièce
,sepa
rait les hommes des femmes .
Le Miroir d ’amour,
‘
a vrai dire,11 etait autre chose
que deux glaces sans tain une dans chaque comparti
m ent petites vitres rondes donnant sur l ’in térieur de
la baraque . Le miracle promis s’
accom plissa it avec
une admirable simplicité : i l suffisait d ’
appliquer l’
œil
droit contre l a vitre,et au delà
,sans qu’il soi t ques
tion de tonnerre ni de soufre,apparaissa i t l a bien
aimée . Comment ne pas croire à une vision aussi na
ture lle l
Je ne me sentis pas la force de tenter l epreuve dèsl’
entrée . La Bayadère m’
av a it regardé au passage , et
ce regard me donnait froid au cœur . S ava 1s-1e , moi ,ce qui m
‘
a ttend a it derrière cette v itre : peut- è tre un
horrible visage,aux yeux éteints , aux lèvres violettes ;
une centenaire avide de j eune san g,une de ces créa
tures d ifformes que j e vois,l a nuit
,passer dans mes
4
62 CELLE ou1 M‘
A 1ME
m auvais rêves . Je ne croya is plus aux blondes créa
tions dont j e peuple charitablement mon d ésert . Je me
rappelais toutes les l aides qui me témoignent quelque
affection , et j e me demandais avec terreur si ce n’é
tait pas une de ces laides que j ’allai s voir appara î tre .
Je me retira i en un'
coin ,e t , pour reprendre cou
ra ge , j e regardai ceux qui , plus hardis que moi con
sulta ient le destin , sans tant de façons . Je ne tardai pas“
‘
a goûter un singulier plaisir au spectacle d e ces di
verse s figure s , l’
œil droit grand ouvert,le gauche
fermé avec deux doigts , e t ayant chacune leur sourire ,selon que la vision plai sai t plu s ou moins . La v i t 1 e se
trouv ant.un peu basse , il fallait se courber légèrem ent .
R ien ne me parut plu s grotesque que ces hommes
vena nt ù l a file voir l âm e sœur de leur âme par un
trou de quelques centimètres de tour .
Deux soldats s ’
avancèrent d‘
abord un Sergent bruni
au soleil d’
Afrique et un j eune Conscrit , garçon se u
tant encore le labour, les bras gênés dans une capote
trois fois trop grande . Le Sergent eut un rire scep ti
que . Le Conscrit demeura longt emps'
c‘
ourbé,singuliè
re m ent flatté d’
avoir une bonne amie .
Puis vint un gros homme en vest e blanche , à l a face
rouge et bouffie , qui regarda tranquillement , sans gri
m aco de_
j oie ni de déplaisir,comme s’i l eût été tout
n a turel qu ‘ il pût être aimé de quelqu'
un .
Il fut suivi pa r troi s Ecoliers , bonshommes de quinze
à seize ans‘
a la mine effrontée , et se poussant pour
fai re accroire qu’
ils avaient l’honneur d ’
etre ivres .
CELLE QU I M ’
A 1ME 63
Tous trois jurèrent qu’
ils reconnaissaient leurs tantes .
A insi les curieux se succédaient devant l a vitre , e t
j e ne saurais me rappeler auj ourd’hui le s différentes
expressions de physionomie qui me frappèrent alors .
0 vi sion d e l a bien- a im ée l quelles rudes vérités tu
faisais dire à ces yeux grands ouverts ! Ils étaient les
vrai s Miroirs d ’amour,Miroirs où l a grâce e t l a ten
dresse de l a femme se refléta ient en passions et en
sottises laides et misérables .
Les filles , à l’autre carreau , s egayaient d
’
une plus
honnête façon . Je ne lisais que beaucoup de curiosi té
sur leurs visages ; pas le moindre vila in désir , pas la
plus petite méchante pensée . Elles venaient tour à tour
j eter un re gard étonné par l’
é troite ouverture , et se
retiraient , les unes un peu songeuses , les autres riant
comme des folles .
A vrai dire,j e ne sais trop ce qu ’elles faisaient là .
J e —serai s femme,si peu que j e fusse j ol ie
,que j e m’aurais
j amais la sotte idée de me déranger pour alle r voir un
homme qui m’aime . Les j ours où m on cœur pleurerai t
d’
ê tre seul , ce s j ours— là sont j ours de prin temps et de
beau soleil , j e m’en irais dans un sen tie r en fleurs me
faire adorer de chaque passant . Le soir, j e reviendr a is
riche d ’amour .
6à CELLE QUI M’
A1ME
Certes , mes curieuses n etaient pas toutes également
j eunes e t jol ies . Les belle s se moquaient bien de la
science du Magicien ; d epuis longtemps elles n’
ava ient
plus besoin de lui . Les laides , au contrai re , ne s’
é taient
j amais trouvées à pareille fête . 11 en v int une , aux che
veux rares , à la bouche grande , qui ne pouvait s’
éloi'
gner du Mi roir magique ; elle gardait aux lèvres le
soun re Joyeux et navrant du pauvre apaisant sa faim
après un long j eûne .
Je me demandai quelle‘
s belles idées s eveilla ient
dans ces têtes folles . Ce n’
é ta it pas m ince problème .
Toutes avaient,à coup sûr, v u en songe un prince se
mettre à leurs'
genoux ; toutes désiraient mieux con
na î tre l ’amant dont elles se souvenaient confusémen t
au réveil . I l y eut sans doute beaucoup de d éception s : les prince s deviennent rares , et les yeux de
notre âme,qui s ’
ouv rent la nuit sur un monde m eil
leur , sont des yeux bien a utremen t complaisants que
ceux dont nous nous servons le j our . 11 V eut aussi
de grandes j oies l e songe se réal isait, l’amant avait
l a moustache et la noire chevelure rêvées .
A insi chacune,dan s quelques secondes , vivai t une
vie d’amour . Romans nails e t rapides comme l’
espé
rance,qui se devinaient dans l a rougeur des j oues et
d ans les frissons plus amoureux du corsage .
Après tout ce s fille s étaient peut-ê tre des sottes , et
j e suis un sot moi -même d ’
avoir vu t ant de choses,
lorsqu’
il m’
v avait rien à voir . Toutefoi s j e me rassurai
com plètement à les regarder . Je remarquai qu'
hom m es
CELLE QUI M ’
A 1ME 650
e t fem mes paraissaient en généra l fort satisfaits de
l’
apparition . Le Magicien n‘
aura it certes j amais eu le
mauvais cœur de causer l e moindre déplaisir à de
braves gens qui lui donnaient deux sous .
Je m’
approcha i, et j’
appliqua i sans tr0 p d emotion ,mon œil droit contre l a vitre . J aperç us , entre deux
grands rideaux rouges , une femme accoudée au dossier
d’
un fauteuil . Elle é tait v ivement éclairée par des
quinquets que j e ne pouv a is v ou ,et se dé tachait sur
une toile p einte,tendue au fond ; cette toile , coupée
p ar endroi ts , avait dû représenter j adis un galant bo
cage d’
arbres bleus .
Cell e qui m ’aime portai t,en v ision b ien née , une
longue robe blanche,à peine serrée à l a tai lle , et tra i
nant sur le plancher en façon de nuage . Elle ava i t au
front un l arge voile également blanc,retenu par une
couronne de fleurs d ’
aubépine . Le cher ange était ,ainsi vêtu
,toute blancheur
,toute innocence .
Elle S ’
appuyait coquettement , tournant les yeux vers
m oi,de grands yeux bleus caressants . Elle me parut
ra 1 d ssante sous le voile tresses blondes perdues dans
l a mousseline,front candide de vierge , l èvres delica
tes , fossettes qui sont nids à baisers . Au premier re
gard,j e l a pris pour une sainte ; au second , j e lui trou
vai un air bonne fille,poin t bégueule d u tout et fort
accommodant .
Elle porta trois doigts à ses lèvres et m ’
envoya un
baiser , avec une révérence qui ne se senta it aucun e
ment du royaum e des ombres . Voyant qu'elle ne s e
66 CELLE QUI M ’AIME
décidait pas à s ’
envoler, j e fixa i ses traits dans ma m e
moire , et je me retira 1 .
Comme je VIS entrer l ’Am i du peuple . Ce
grave moraliste 1 1e m’
ape rçut pas et courut donner le
mauvais exemple d’
une coupable curiosité . S a longue
échine , courbée en demi— cercle , frémit de désir ; puis ,ne pouvan t aller plus loin
,i l embrassa le verre ma
gique .
Je descendis les trois planches et m e trouvai de nou
veau dans la foule,décidé à chercher Celle qui m’aime ,
maintenant que j e connaissais son — sourire .
Les lampions fumaient,le tumul te croissa it , le peu
ple se pressa it à renverser les baraques . La fête en
était à ce tte heure de joie idéale où l ’on risque d’
avoir
le bonheur d ’
ê tre é touffé .
J’
ava is , en me dressant, un horizon de bonnets de
linge et de chapeaux de so ie . J’
av ança is , poussant les
hommes,tournant avec précaution les grandes jupes
des dames . Peut-être était- ce cette capote rose peut
être cette coiffe de tulle ornée de rubans mauves ; peut
être cette délicieuse toque de paille à plume de cygne .
Héla s l l a capote avait soixante ans ; l a coiffe était laide
et s ’appuyait amoureusement à l’
épaule d ’un sapeur ;la toque riait aux éclats
, a grandissant les plus beaux
68 CELLE Q UI M AIME
Je vi s un homme debout devant un des poteaux qui
portaient les lampions , et le considérant d’un air pro
fondement absorbé . A ses regards inquiets,j e crus
comprendre qu ’il cherchait l a solution de quelque
grave problème . Cet homme était l’Am i du peuple .
Ayant tourné la tête,il m
’
aperçut .
Monsieur,me dit-il, l
’
huile employée dans les
fêtes coûte vingt sous le litre . Dans un litre , il y a vingt
godets comme ceux que vous voyez là : soit un sou
d’
huile par godet . Dr , ce poteau a seize rangs de huit
godets chacun cent vingt- huit godets en tout . De plus ,suivez bien mes calculs
,— j ’a i compté soixante po
te aux semblables dans l’a venue , ce qui fait sept mille
six cent quatre —vingts godets,ce qui fait par consé
quent sept mille six cent quatre-vingts sous,ou mieux
trois cent quatre-v ingt qua tre francs .
En parlant ainsi , l’
Am i du peuple gesticulait, ap
puyant de l a voix sur les chiffres et courbant sa longue
ta ille pour se mettre a l a por tée de mon faible enten
dement . Quand il se tut , il se renversa triomphalement
en arrière ; puis croisa les bra s , me regardant en face
d’un ai r pénétré .
— Trois cent quatre — ving t -quatre francs d ’
huile !
s ecria -t-il en scandant chaque syllabe,et le pauvre
CELLE 0 111 M'
A 1ME 69
peuple manque de pain,Monsieur Je vous le demande
,
et j e vous le demande les larmes aux yeux , ne serait— ii
pas plus honorable pour l’hum anité de d istribuer ces
trois cent quatre -v ingt— quatre francs aux troi s mille
indigents que l ’on compte dans ce faubourg ? Une me
sure aussi charitable donnerai t à chacun d ’eux env iron
deux sous e t demi de pain . Cette pensée est fai te pour
faire réfléchir l es âmes tendres , Monsieur .
Voyant que j e le regardais curieusement , i l continu a
d’
une voix'
mourante,en a ssurant ses gants entre ses
d oigts
Le pauvre ne doit pa s rire , Monsieur . Il est tout à
fa i t d éshonnëte qu’
il oublie sa pauvreté pendant une
heure . J’
a i bien du cha grin , cette nuit : à voir le peuple
si heureux , je ne sais plus comment pleurer sur ses
malheurs .
l l essuya une larme et m e quitta . Je l e vis entrer
chez un marchand de v in, et noyer son émotion dans
C inq ou six petits verres p ris coup sur coup devant le
comptoir .
Le dernier lampion venait de s e teind re . La foule
s’en éta it al lée, e t , aux clartés vacillante s des rêver
bères , j e ne voyais plus errer sous les arbres que quel
ques formes noires,couples d ’
am oureux attardés ,
70 CELLE ou1 M’
A1ME
ivrognes et sergents de vil le promenant l eur m élanco
lie . Les baraques s ’
a llongea ient , grises et muettes , aux
deux bord s de l’avenue , comme les tentes d’
un camp
désert .
Le vent du matin ,un vent humide de rosée , don
nait un frisson aux feuille s d es_
orm e s . Les émanations
brûlantes d e l a soirée av a 1ent fait place à une fra îcheur
délicieuse . Le silence et l ’ombre transparente de l ’in
fini tombaient lentement des profondeurs du ciel,et l a
fête des étoiles succédai t a celle des lampions . Les
honnêtes ge ns allaient enfin pouvoir se divertir un peu .
Je me sentais tou t ragaillardi , l’heure de mes j oies
étant venue . Je marchais d’un bon pas , montant et des
cend ant les all ées , lorsque j e v i s une ombre grise
glisser le lon g des maisons . Cette ombre venait à moi,
rap idement e t sans para ître m ev oir ; à la légère té de la
dém arche , aux ondulations cadencées des vêtements ,j e reconnus une femme .
Elle alla it me heurter,quand elle leva instinctive
m ent le s yeux . Son visage m ’
appa rut à la lueur d"une
'
lan terne vo i sine, et voilà que j e reconnus Celle qu i
m ’aime non pas l’im m ortelle a u blanc nuage de
moussel ine ; mais une pauvre fille de la terre , vê tue
d’
ind ienne déteinte . Dans sa misère , e lle me parut
charmante encore,bien que pâle et fatiguée . Je ne
pouvais douter : c’
é ta ient là les grands yeux , les lèv res
caressantes de la v ision ; et c’
elait de plus, à l a voir
ainsi de près,l a suavité de tra its que donne l a souf
france .
CELLE QUI 111’
A 1 1 1E 7 1
Comme elle s ’arrê tait une seconde,j e saisis sa main
et la baisai . Elle l eva l a tête et me sourit va guement,
sans chercher à retirer ses doigts . Me voyan t res ter
muet,l’
ém otion me serrant à la gorge , elle haussa les
épaules e t reprit sa m arche rapide .
Je courus à elle e t l’
a ccom pagna i, mon bras serré
à sa tai lle . E lle eu t un rire silencieux ; p uis frissonna
et dit à voix basse
J ’ai froid marchons vite .
Pauvre ange , elle avai t froid . Sous le mince châle
noir ses épaules tremblaient au vent frais de la nuit .
Je l e m bra ssa i sur le front et l ui demandai douce
ment
Me connais- tu ?
Une troi5 1em e fois elle leva les yeux,et sans hésiter
Non , me répondit- ell e .
Je ne sais quel rapide ra isonnement se fit dans mon
esprit . A mon‘
tour j e frissonnai .
Où allons -nous ? lui demandai-je de nouveau .
Ell e haussa les épaules,avec une petite moue d ’in
souciance , et me dit de sa v0 1x d’
enfan t
Mais où tu voudras , chez moi , chez toi , peu im .
72 CELLE ou1 M’
AIME
Nous marchions touj ours , descendant l’
a venue .
J’
aperçus sur un band d eux*
sold a ts , dont l’un dis
courait gravement,tandis que l ’autre écoutai t avec
respect . C ’
é taient le Sergent et l e Conscrit . Le Sergent,
qui me parut très — ému , m’
a d ressa un salut moqueur,me disant Les riches prêtent parfois
,Monsieur .
Le Conscri t , âme tendre et naïve , me dit d’un ton do
lent Ah ! j e n’
avais qu'elle,Monsieur vous me
volez Celle qui m ’aime .
Je.traversai l a route et pris l ’autre allée .
Troi s gamins vena ient à nous , se ten ant par les bras
et chantant à tue — tête . Je reconnus les Ecoliers . Les
petits malheureux n’
ava ient plus beso in de feindre
l’
ivre sse . I ls s’
a r1‘ê tèrent, pouffant de rire, puis me
suivirent quelques pas , me criant chacun d’une voix
mal assurée Eh ! Monsieur , madame vous trompe ,madame est Celle qui m
’
a ime !
Je sentai s une sueur froide mouiller me'
s tempes. Je
précipitais mes pas , ayant hâte de fuir et ne pensant
plus à cette femme que j’
em porta is dans mes bras . Au
bout de l’
avenue , comme j’
alla is enfin qui tter ce l ieu
maudit,j e heurtai, en descendant d u trottoir, un homme
commodément assis dans le ruisseau . ll appuyait l a
tête sur la da lle , et, l a face tournée vers le ciel , se
CELLE QUI M ’AIME 73
l ivrait sur ses doigts à un calcul fort compl iqué .
ll tourna les yeux , e t , sans quitter l’
oreiller
Ah ! c'est vous , Monsieur , me dit— il en balbutiant .
Vous devriez bien m’
a ider à compter les étoiles . J’
en
ai déj à trouvé plusieurs millions , mais j e crains d‘
en
oublier quelqu’
une . C’est de la statistique seule
, Mon
sieur,que dépend le bonheur de l
’
hum anité .
Un hoquet l’interrom pit . Il reprit en larmoyant
Savez-vous combien coûte une étoile ? Sûrement
le bon Dieu a fait là— haut une g rosse dépense , et le
peuple manque de pain , Monsieur ! A quoi bon ces
lampions ? Est- ce que cel a se mange ? quelle en est
l’
applica tion pratique , j e vous prie ? Nous av ions bien
besoin de cette fête éternelle . Al lez,Dieu n
’a j amais eu
la moindre teinte d ’
économ ie sociale .
Il avait réussi à se mettre sur son séant ; et prome
nait autour de lui des regards troubles hochant la tête
d’un air indigne. C ’est a lors qu’il vint apercevoir ma
compagne . ll tressaillit , e t , l e v isa ge pourpre,tendit
evidement les bras .
Eh ! eh ! repri t- il,c’est Celle qui m’aime .
Voici , me d it- elle , j e suis pauvre et j e fai s ce
que j e peux pour manger . L’
hiver dernier, j e passais
CELLE QUI M ’A IME
quinze heures courbée sur un métier , et j e n’avais pa s
du pain tous l es j ours . Au printemps , j e j etai mon a i
guille par l a fenêtre . J e venai s de trouver une occu
patiou moins fatigante et plus lucrative .
Je m ’
habille chaque soi r de mousseline blanche .
Seule dan s une sorte de réduit , appuyée au dossier
d ’un fauteuil , j’ai pour tout travail à sourire depuis
six heures jusqu’
à minuit . D ’
instant en instant,j e fais
une révérence , j’
env oie un baiser dans le vide . Ou m e
paye cela trois francs par séance .
En face de moi , con tre une petite vitre enchâssée
dans l a cloison , j e vois sans cesse un œil qui me t e
garde . I l est tantôt noir , tantôt bleu . Sans ce t œil, je
sera i s pa rfaitement heureuse ; i l gàte le métier . Par
moments,à le rencontrer touj ou rs seul et fixe , il me
prend de fol les terreurs ; j e suis tentée de crier et d e
fuir .
Mais il faut bien travailler pour vivre . Je souri s,
je salue , j’
envoie un ba iser . A minuit, j’
effa ce mon
rouge et j e remets m a rob e d ’
ind ienne . Bah ! que d e
femmes,sans y être forcées , font ainsi le s gracieuses
devan t un mur .
Héla s ! héla s ! Celle qui m’aime est Celle qui aime
tout l e m onde .
LA FEE AMOUREUSE
Entends— tu Ninon l a pluie de décembre frap
per nos vitres ? Le vent se plaint dans le lon g corri
dor . C ’est une vilaine soir ée , une de ces soirées où le
pauvre grelotte à la porte du riche que le bal entra îne
dans ses danses , sous les lu stres dorés . Laisse là tes
soul iers de satin et viens t ’a sseoir surmes genoux , près
de l’ê tre brûlant . Laisse là ta r iche parure j e veux
ce soir te dire un conte un beau conte de fée .
Tu sauras , Ninon , qu 1 1 y avait autrefois , sur le hau t
d’
une montagne , un v ieux château sombre et l ugubre .
Ce n’
é taient que tourelles,que rem pa rts
,que ponts
l evis chargés de chaînes ; des hommes couverts de fe r
veillaient nuit e t jour sur les créneaux , et seuls les sol
78 LA FÉE AMOUREUSE
dats trouvaient bon accueil auprès d u comte Enguer
rand , le seigneur du manoir .
Si tu l ’avais aperçu , le v ieux guerrier , se promenant
d ans les lon gues galeries , si tu avais entendu les éclats
de s a voix brève et menaçante, tu aurais tremblé d’
ef
froi, tout comme tremb la it sa nièce Odette , l a pieuse
e t j ol ie damoiselle . N’
a s — tu jamais rem arqué , le matin ,une pâquerette s
’
épanouir aux premiers baisers du se
lei l parmi des orties et des ronces ? Telle s ’
épanouis
sait l a j eune fille parmi de rudes chevaliers . Enfant,
lorsque au m ilieu de ses j eux elle apercevait son oncle,
elle s’
arrê ia it , et ses yeux se gonflaient de larmes .
Maintenant el le était grande et belle ; son sein s’em
plissa it de vagues soupirs ; et un effroi plus âpre en
core la saisissait , chaque fois que vena it à para ître le
seigneur Enguerrand .
Elle demeurait dans une tourelle éloi gnée,s’ocen
pant à broder d e be lles bannières et se reposant de ce
travai l en priant Dieu,en contemplant de sa fenêtre l a
campagne d’
ém eraud e et le ciel d ’azur . Que de fois , l a
nuit , se levant d e sa couche , elle éta it venue regarder
le s étoiles e t , l à , que de fois son cœur de seize ans s’é
tait élance vers les espaces célestes,demandant à ces
sœurs radieuses ce qui pouvait l’
a gite r ainsi . Après ces
nuits sans sommeil , aprè s ces élans d’amour
,elle avait
des envies de se suspendre au cou du vieux chevalier ;mais une rude parole , un froid regard l
’
a rrè taient , e t ,
tremblante , elle reprenait son aiguille . Tu plains l a
pauvre fille , Ninon ; elle était comme la fleur fra îche
LA FÉE AMOUREUSE
e t embaumée dont on dédaigne l ecle t et le par
fum .
Un j our, Odette l a dé solée suivait de l’
œil en ré
vant d eux *
tourterelles qui fuyaient , lorsqu’
e lle entendit
une voix douce au pied du château . Elle se penche et
vit un beau jeun e homme qui , l a chanson sur le s le
vres , réclamai t l’
hosp italité . Elle écouta et ne com pri t
pas les paroles ; mais la voix douce oppressait son
cœur , e t , sans qu’
elle le sùt , des larmes coulaient len
tem ent le l ong de ses j oues,mouillant une tige de
marj olaine qu ’elle tenait à l amain .
Le château resta fermé,et un homme d’armes cri a
d es murs
Retirez— vou s il n’
y a céans que des guer
riers .
Odette regardait touj ours . Elle l aissa échapper la “
i ge de marj olaine humide de larmes,qui s ’en vint
tomber aux pieds du chanteur . Ce dernier leva le s
yeux,e t , voyant cette tête blonde , il baisa l a branche
e t s’
éloigna , se retournant à chaque pas .
Quand il eut disparu , Odette se mit à son prie — Dieu
e t fit une bien longue prière . Elle remerciait l e ciel
sans savoir pourquoi ; elle se sentai t heureuse et igno
rait le suj et de sa j oie .
‘
La nui t, elle eut un beau rêve . I l lui sembla voir la
tige de marjolaine qu’elle avait j etée . Lentement , du
sein des feuilles frissonnantes,se dressa une fée
,mais
une fée si mignonne,avec des aile s de fla m m e
,une
80 LA FÉE AMOUREUSE
couronne de m yosotis et une longue robe verte , cou
l eur de l’
e spéra nce .
Odette,dit- elle harmonieusement , j e suis la fée
Amoureuse . C ’est m oi qui t’a i envoyé ce matin Lois ,
l e j eune homme‘
a l a voix douce ; c’es t m oi qui , voyant
tes pleurs,ai voulu l es sécher . Je v ais par la terre ,
glanant des cœurs et rapprochant ceux qui soupirent .
Je visite l a chaum ière auss i bien que le manoir, e t p a r
fois j e me pla is à unir la houlette au sceptre des
rois . Je sème des fleurs sous le s pas de mes protégés ,
j e les encha îne avec des fil s si brillants e t si précieux
que leurs cœurs en tressaillen t de j oie . J’
hab ite les her
bes des sentiers,le s t isons étincel ants d u foyer d
’
hi
ver les draperies du lit des époux ; et partout
où mon pied se pose , na issent les baise rs et les tendres
causeries . Ne pleure plus , Odette j e suis Amoureuse ,l a bonne fée , e t j e v iens sécher tes larmes .
Et elle rentra dan s sa fleur, qui redevint bouton en
repliant ses feuilles .
Tu le sais bien , toi , Ninon , que l a fée Amoureuse
existe . Vois— la danser d ans notre foyer,et plains les
pauvres gens qui ne croiront pas ama belle fée .
Lorsque Odette s’
éve illa , un rayon de solei l éclai
rait sa chambre, un chant d ’oiseau montait du de
hors, e t l e vent du matin caressait ses tresses blondes ,
parfumé du premier baiser qu ’il venai t de donner aux
fleurs . Elle se leva , j oyeuse , et passa la j ournée à
chanter,espérant en ce que lui avait dit l a bonne fée .
Elle regardai t par instants la campagne , souriant à
LA FÉE AMOUREUSE 8 l
chaque oiseau qui passa it , et sentant en el le des élans
qui l a faisaient bondir et frapper ses petite s m ains
l ’une contre l’autre .
Le soir venu , elle descendit dans l a grande salle du
château . Près du comte Enguerrand se trouvait un
chevalier qui écoutait les récits du vieilla rd . Elle prit
sa quenouille , s’
a ssit devant l’ê tre où chantait l e gril
lon , et le fuseau d’ivoire tourna rapidement en tre ses
doigts .
Au fort de son travail , ayant j eté les yeux sur le
chevalier , elle lui vi t l a tige de m arjolaine entre l es
mains,et voilà qu ‘elle reconnut Loïs à la voix douce .
Un cri de j oie fail lit lui échapper . Pour cacher sa
rougeur, elle se pencha vers les cendres et remua les
tisons avec une longue tige de fe r. Le brasier crépita,
les flam m es s ’
effarèrent , des gerbes bruyantes j ailli
rent , et soudain ,du milieu des étincelles
,surgit
Amoureuse,souriante e t empressée . E lle secoua de sa
robe verte les parcelles embrasées qui couraient sur lasoie
,pareilles à des paillettes d’or ; elle s
’
élança dans
la salle , e t , invisible pour le comte , vint se place r
derrière les j eunes gens . Là , tandis que le vieux che
valier contait un combat eff royable contre les lnfid èle s ,elle leur dit doucement
Aimez— vous,mes enfants . Laissez les souvenirs
à l’
a ustère vieillesse,la issez — lui les longs récits , a u
près des tisons a rdents . Qu’au pe tillem ent de l a flam m e
ne se mêle que le bruit de vos baisers‘
. Plus tard i l
sera temps d ’
a d oucir vos cha grin s en vous rappelant
82 LA FÉE AMOUREUSE
ces douces heures . Quand on aime à seize ans , l a voix
est inutile ; un seul regard en d it plus qu’
un grand
discours . Aimez — vous , mes enfants ; laissez parler l a
vieillesse .
Puis elle les recouvrit de ses ailes , si bien que le
comte,qui expliquait comme quoi le géant Buch Tête
de-Fer fut occis par un terrible coup de G iralda , l a
lourde épée,ne vit pas Lois déposant son premier
baiser sur le fron t d ’
0 d e tte frissonnante .
I l faut,N inon , que j e te parle de ces belles ailes de
ma fée Amoureuse . Elles étaient transparentes comme
verre et menues comme ailes de m oucherons . Mais,
lorsque deux amants se trouvaient en péril d’
ê tre vus ,elles grandissaient, grandissaient , et devenaient si
obscures et si épaisses qu’
elles arrêtaient les regards
et étouffaient le bruit des baisers . Aussi le vieillard
con tinua - t-il longtemps son prodigieux récit, et long
temps Loïs caressa Odette , la blonde , à la barbe du
méchant suzerain .
Mon Dieu ! mon D i eu ! les belles ailes que c e tait !
Les j eunes filles , m’a — t — on dit, les retrouvent parfois ;
plus d ’une sait ainsi se cacher aux yeux des grands
parents . Est— ce vrai , Ninon ?
La longue histoire du comte finit , cependant . La fée
Amoureuse di sparut dans la flam m e,et Lois s ’en alla ,
remerciant son'
hôte et envoyant un dernier baiser à
Odette . La j eune fille dormit si heureuse,cette nuit— là
,
qu’
elle rêva des montagnes de fleurs éclairées par des
811 LA FÉE AMOUREUSE
sous le j our éclatant, dans les allées , près de l’eau des
fontaines,partout où vous serez . Je suis là et j e veille
sur vous . Dieu m ’a mise ici-bas pour que les hommes,
ces railleurs de toute sainteté , ne viennent jamais t rou
bler vos pures émot ions . Il m’
a donné mes belles a ile s
et m ’a dit V a , et que les jeunes cœurs se'
réj ouis
sent . A im ez— vous , j e sui s là et je veille sur vous .
Et elle alla it , butinant la rosée qui étai t sa seule
nourriture , et entra înant , dans une ronde joyeuse ,Odette et Lois , dont les mains se trouvaient enlacées .
Tu me demanderas‘
ce qu’
elle fit des deux amants .
Vraiment,mon amie , j e n
’
ose te le dire . J’ai peur que
tu te refuses à me croire , ou bien que , ja louse de leur
fortune,tu ne me rendes plus mes baisers . Mais te
voilà tou te curieuse , méchante fille , et j e vois'
bien
qu’
il'
m e faut te conten ter .
Or , apprends que la fée roela a insi jusqu a la nuit .
Lorsqu’
e lle voulut séparer les aman ts , elle les vit
si chagrins,mais si chagrins de se quitter , qu
‘el le se
mit à leur parler tout bas . I l para ît qu’
elle leur disa i t
quelque chose de bien beau , car leurs v isages rayon
nalent et leurs yeux grandissaient de j oie . Et , lorsqu’
e lle
eut parlé et qu‘
ils eurent consenti , elle toucha leu1s
fronts de sa baguette .
Soudain ! Oh ! Ninon ,
-quels yeux grands d etou
nem ent ! Comm e tu frapperai s du pied,si j e n ’ache
vais pas
Soudain L0 1s e t Odette furent changés en tige s d e
marj ola ine,mais de marjolaine si belle qu’i l n ’v a
LA FÉE AMOUREUSE 85
qu’
nne fée pour en faire de pareille . Elles se trouvaient
placées côte à côte e t si près l’une de l’autre que leurs
feuilles se mêlaient . C’
étaient là des fleurs m erveil
leuse s qui devaient rester épanouies et échanger éter
nellem ent leurs parfums et leur rosée .
Quant au comte Enguerraud ,il se consola
,dit - ou
,e n
coutant chaque soir comme quoi le géant Buch Tête
de— Fer fut occis par un terrible coup de Giralda,l a
lourde épée .
Et maintenant Ninon lorsque nous gagnerons
l a campagne,nous chercherons les marj olaines en
chantées pour leur demander dans quelle fleur se
tient l a fée Amoureuse . Peut — être , m on amie,une
morale se caàhe sous ce conte . Mais j e ne te l ’a i
dit, nos pieds devant l a ire , que pour te faire oublier
l a plu ie de décembre qui bat nos v itres,et t
’
inspipe r ,
ce soir , un peu plus d’
amour pour le jeune conteur .
SA N G
Vo ici déj à bien des rayons,bien des fleurs , bien des
p a 1 1um s . N ’es - tu pas l asse,Ninon
,de ce printemps
éterne l ? Touj ours aimer , touj ours chanter le rêve des
seize ans . T u t’
ende rs le soir , méchante fille , lorsque
j e te parle longuement des coquetteries de la rose et
des infid élités de l a libellule . Tes grands yeux , tu les
fermes d’
ennui, e t m oi, qui ne peux plusy puiser l’
ins
p ira tion, j e bégaye sans parvenir à trouver un denou
ment .
J’
aura i raison de tes paupière s paresseuses , Ninon .
Je veux te dire aujourd ’
hui un conte si terrible que 1 11
ne les fermeras de huit jours . Ecoute . La terreur e s t
d ouce après un trop long sourire .
9 0 L :: SANG
Quatre soldats , le j our de la victoire , avaient campe'
d ans un coin désert du champ de ba tai lle . L ’ombre
é tait venue , et ils soupa iæ t joyeusem ent au milieu des
morts .
Assis dans l’herbe,autour d ’un brasier , ils grillaient
sur les charbons d e s tranches d’
agne au qu’
ilsmangeaient
saignantes encore . La lueur rouge du foyer les écla i
rait vaguemen t et projetait au loin leurs ombres gigan
tesques . Par in stants,de pâles éclairs couraient sur les
armes gisant auprès d’eux,et alors on aperceva i t dans
l a nuit des hommes qui dormaient les yeux ouverts .
Les soldats riaient avec de longs écl ats,sans voir ces
regards qui se fixaient sur eux . La j ournée avait été
rude,e t , ne sachant ce que leur gardait le lendemain
ils fêtaient les vivres et le repos du moment .
La Nuit et la Mort volaient sur le champ de bataille ,et leurs grandes ailes y secouaient le silence et l
’
effroi .
Le repas achevé, Gneuss chanta . S a voix sonore se
brisa it dans l ’air mem e et désolé ; la chanson , j oyeuse
sur ses lèvres,sanglotait avec l
’
écho . Etonné de ces
a ccents qu ’ il ne connaissait point et qui sortaient de sa
bouche,le soldat chantait plus haut , quand un cri ter
rible s ’eleva dans l’ombre et traversa l’
e space .
92 LE SANG
s’
a ssit, puis se dressa et appela ses compagnons . Les
éclats de sa voix l ’effrayèrent ; i l crai gnit d’
avoir attiré
sur lui l’a ttent ion des cadavres .
La lune parut, et C oeuss v i t avec épouvante un pâle
rayon glisser sur le champ de bataill e . Maintenant l a
nuit n ’en cachait plus l ’horreur . La plaine dévastée,
semée de débris e t de morts , s’
étend ait devant le re
ga rd , lu gubre e t couverte d’un linceul de lumière ; et
cette lumière,qui n ’
é ta it pa s le j our , éclairait les tène
bres , sans en dissiper les effrayants mystères .
Gneuss , debout e t la sueur au front , eut la pensée
de mon ter sur la colline pour éte indre le flam beau cé
leste . Il se demanda ce qu’
a ttend a ien t les morts pour
se dresser et venir l ’entourer , maintenan t qu’
ils l e
voyaient . Leur immobilité devint une angoisse pour
lui ; dans Ba ttente de quelque événement terrible , i l
ferma les yeux .
Et,comme il é tait là
,i l sentit une chaleur t1ede au
talon gauche . Il se baisse vers le sol et vi t un mince
ru isseau de sang qui fuyait sous se s pieds . Ce ruisseau ,bondissant de ca illoux en cailloux , coulait avec un gai
murmure ; i l sortait de l’ombre , se tordai t dans un
rayon de lune et s’enfuya it d ans l’ombre ; on eût dit un
seipent aux noires écailles dont les anneaux glissaient
et se suivaient sans ñ u . Gneuss recula et ne put refer
mer l es yeux ; une e ffraym te contraction les tenait
grands ouverts e t fixés sur le flot sanglant .
ll l e vit se gonfler lentement et s’
élargir dans son lit .
Le ruisseau devint r ivière , rivière lente e t paisible
LE SAN G 93
qu’
un enfant aurait franchie d ’un élan . La riv1ere de
v int torrent et passa sur le sol avec —un bruit sourd,
rejetant sur les bords une écume rougeâ tœ . Le torrent
dev int fleuve , fleuve immense .
Ce fleuve entra înait les cadavres ; et c’
é ta it un hor
rible prodige que ce sang sorti des blessures en telle
abondance qu ’il charria it le s morts .
Gneuss reculait touj ours devant le flo t qui montait .
Ses regards n’
ap erceva ient plus l’
autre rive ; il lui sem
blait que la vallée se changeai t en lac .
Soud a in ,il se trouva adossé contre une rampe de ro
ches ; i l d ut s’
arrê ter dans sa fuite . A l ors il sentit l a
vague battre ses genoux . Les morts qu’
em porta it l e
courant,l’
insultaient a u passage ; chacune de leurs
blessures devenait une bouche qui l e raillait de son
effroi . La mer épaisse montait monta it toujours ;maintenant elle sanglota i t autour de ses hanches . Il se
dressa dans un suprême effort et se cramponna aux
fentes des roches ; les roches se brisèrent, i l retombe ,e t le flot couvrit ses épaules .
La lune pâle et morue regardai t cette mer où ses
rayons s’
éte igua ient sans refl et. La lumière flotta it dans
le ciel , et la n appe immense , toute d’
om bre et de ela
meurs , paraissa i t l’ouverture béante d ’un ab îme .
La vague montait , montait ; elle rougit de son écume
les lèvres de Gneuss .
9h LE SANG
A l’aube , Eiberg en arrivant éveil la Gneuss qui dor
mait, la tête sur une pierre .
Am i, d it— il, j e me suis é garé dans les buissons , e t ,
comme j e m ‘
éta is assis au pied d’
un arbre , l e sommeil
m ’a surpris . L ’ange des rêves est venu se pencher sur
m on front , et les yeux de mon âme ont vu se déroule r
des scène s étranges , dont le réveil n’
a pu dissiper l e
souvenir .
Le monde étai t à son enfance . Le ciel semblait un
immense sourire , e t l a terre, vierge encore,s’
épa
nouissa it aux rayons de mai , d ans sa chaste nudité . Le
brin d ‘
herbe verdissait , plus grand que le plus grand
de nos chênes ; les arbres balançaient dans l’
air des
feuillages qui‘
nous sont inconnus . La s‘
eve coulait l ar
gement dans les veines du monde , et le flot s’en tçou
v a it si abondant que , ne pouvant se contenter des
plantes,il ruisselait dans le s entrai lles des roches et
leur donnait la v i e .
Les horizons s’
é tend aient calmes et rayonnants . La
sainte nature s'
év eilla it, e t , comme l’enfant qui s ’a ge
nouil le au matin et remercie Dieu de l a lumière , elle
épanchait vers le ciel tous ses parfums et toutes se s
chansons,parfums pénétrants , chansons ineffables , que
LÊ SA N G 95
mes sens pouvaien t à peine supporter , tant l’
im pres
sion en était divine .
La terre,douce et féconde , enfantait sans douleur .
Les arbres a fruit croissa ient à l’
aventure , et des champ s
de blé bordaient les chemins . comme fout auj ourd’
hui
les champs d’
ortie s . On senta it d an s l’
air que le'
sueur
hum aine ne se mêlai t point encore à la brise . Dieu
seul travaillait pour ses enfants .
L ’homme,comme l
‘
oiseau , vivait d’
une nourriture
providentiel le . Il allai t, bénissant Dieu , cueillant les
fruits de l ’arbre,buvant l ’eau de la source et s ’endor
man i: l e soir sous un abri de feuillage . Ses lèvres
avaient horreur de l a chair ; il i gnorait le goût du sang
et trouvait de saveur aux seuls mets que la rosée e t le
soleil préparaient pour ses repas .
C ’est ainsi que l ’homme restait innocent et que son
innocence le sacrait roi des autres êtres de la création .
Tout étai t concorde . Je ne sais quelle blan cheur avait
l e monde,quelle paix suprême l e berçait dans l ’infini .
L’
aile des oiseaux ne battait pas pour la fuite ; les forêts
11 e cachaient pa s d‘
asiles dans leurs taillis . Toutes les
créatures de Dieu vivaient au soleil , ne formant qu’
un
peuple et n ’
aya nt qu’
nne loi , l a bonté .
Moi , j e marchais parmi ces ê tres , au milieu de cette
nature . Je me sentais devenir plus fort e t meil leur . Ma
poitrine aspirait longuement l ’ai r d u ciel , et j’
éprouva is ,
quittant soudain nos vents empesté s pour ces brises
d ’un mon d e plus pur,la sensation délicieuse du mineur
remontant au grand air .
96 LE S AN G
Comme l’
ange des rêves berçait touj ours mon som
m eil , voici ce que vit mon esprit dans une forê t où il
s’
é ta it égaré
Deux hommes suivaient un étroi t sentier perdu sous
le feuillage . Le plus j eune marchait en avant ; l’
insou
ciance chantait sur sa lèvre , et son regard avait une ca
resse pour chaque brin d’
herbe . Parfois il se tournai t
et souriait à son compagnon . Je ne sai s à quelle dou
ce 11r j e reconnus que c’
éta it là un sourire de frère .
Les lèvres et les yeux de l ’autre homme resta ient
sombres et muets . l l fixa it sur l’a d olescent un regard
de haine, e t , bien que le pas de celui— ci fût nonchalant,le sien paraissait inquiet et précipité . Il semblai t pour
suivre une victime qu1 ne fuyait pas .
Je le vis couper le tronc d’un a rbre et le façonner
grossièrement en massue . Puis , craignant d e perdre
son compagnon , il revint en courant et en cachan t
son arme derrière lui . Le j eune homme , qui s’
éta it
assis pour l’
a ttènd re , se leva à son approche , e t , j oyeux
de le revoir, le baisa au front, comm e après une longue
absence .
Ils se remirent à marcher. Le j our baissa it . Pa r
crainte de s ’
égarer dans la forê t, l’enfan t pressa le pas .
L’hom me sombre crut qu’il fuyait . A lors i l leva le
tronc d ’
a rbre .
Son j eune frère se tournait . Une j oyeuse parole
d’
encouragem ent était sur ses lèvres . Le tronc d‘
a rbre
lui écrasa l a face , e t le sang j aillit .
Le brin d’
herbe qui en reçut la prem iere goutte,la
LE SAN G 97
secoua avec horreur sur l a terre . La terre but cette
goutte,frém issante , épouvantée ; un long cri de repu
guance s ’
échappa de son sein , et le sable du sentier
rendit le h ideux breuvage en mousse sanglante .
Au cri de la victime , j e vis les créatures se disperser
sous le vent de l’effro i. Elle s s ’
enfuirent par le monde ,év itant les chemins frayés ; elles se postèrent dans les
carrefours , e t le s plus fortes attaquèrent les plus faibles .
Je les vis dans l’isolem ent polir leurs crocs et acére r
leurs griffes . Le grand brigandage de l a création com
m enea .
Alors passa devant moi l e te rnelle fuite . L epervier
fondit sur l’
hirond elle , l’
hirond e lle dans son vol saisit
l e moucheron,le moucheron se posa sur l e cadavre .
Depuis le ver jusqu’
au l ion , tous les êtres se ser‘
1 tirent
menacés, e t , d évorant leurs frères , trouvèrent à l eurs
côtés des frères prêts à les dévorer .
La nature elle-m èm e , frappée d'
horreur, eut une
longue convulsion . Les lignes pures des horizons se
brisèrent . Les a urores et les soleils couchants eurent
de sanglants nuages ; les e aux se précipitèrent avec
d’
éternels sanglots,et les arbres
,tordant leurs
branches, j etèrent chaque année des feuilles flé trie s à
la terre .
98 LE SANG
Comme Elberg se taisai t , Clérian parut . Il s’
a ssit
entre ses deux compagnons et leur dit
J e ne sais si j’
ai vu ou si j’
ai rêvé ce que j e vais
conter , tant le rêve avait de réalité , tant la réalité pa
ra issa it un rêve .
Je me suis trouvé sur un chem in qui traversait l e
m onde . Il était bordé de v illes , e t les peuples le sui
v a ient dans leurs voya ges .
J’
a i vu que les dalle s en étaient noires, e t, m e tant
baissé”
, j’
a i reconnu qu ’
e lles étaient noires de sang .
Dans sa largeur,il s ’
inclinait en deux pentes ; un ruis
seau,coulant au centre
,emportai t dans son lit une eau
rouge et épaisse .
J’
a i suiv i ce chemin où la foule s ’
a gitait , inquiè te et
empressée . J ’allais de groupe en groupe , regardant la
v ie passer devant moi .
I ci,des pères im molaient leurs filles dont il s avaient
promis l e sang à quelque dieu monstrueux . Les blondes
têtes se penchaient sous le couteau , e t pâlissaient au
baiser de l a mort .
Là, des vierges frém issantes et fières se frappaient
pour se d'
érober à de honteux embrassements , et la
tombe servait de blanche robe à leur virginité .
Plus loin , des amantes mouraient sous les baisers .
1 0 0 LE SANG
roulait dans l’
orgie avec des éclats de plus en plus
furieux . Elle Toulait'
aux pieds ceux qui tombaient,et
faisai t rendre aux blessures l a dernière goutte de san g .
Elle hale tait de ra ge et maudissait le cadavre,dès qu
'
elle
ne pouvait plus en a rracher une pla inte .
La terre buva i t , buvai t avidement ; ses entraill es
n’
a va ient plus de répugnance pour l a liqueur âcre et
nauséaboncle . Comme l‘
ê tre avili pa r l’
ivre sse , elle se
gorg eait de l ie .
Je pressais le pas , ayant hâte de ne plus voir mes
frères . Le noir chem in s ’
é tend a it touj ours aussi va ste
à chaque nouvel horizon , et le ruisseau que je suiva is
semblai t porter le flot sanglant à quelque mer 1ncon
nue .
Et comme j’
av ança is , j e v is la nature d evenir sombre
et sévère . Le sein des plaines se déchirait profonde
ment . Des blocs d e rocher par tagea ien t le sol en ste
riles collines e t e n va l lons ténébreux . Le s colline s
montaient , l es vallons se creusaient de plus en plus ;l a pierre devena i t monta gne , le sillon se changeait e n
ab îme .
Pas un feuilla ge pas u ne mousse ; d e s roches nues
et désolées,la tète blanchie par le soleil , l es pieds
nou s e t humid es d ans l’ombre . Le chemin passai t
au milie u d e ce s roches,silencieux et désert .Enfin i l fit un brusque dé tour, et j e me trouvai dans
un site funèbre .
Qua t re montagnes , s’
appuyant lourdement les unes
sur le s autres , formaien t un immense bassin . Leurs
LE SANG 1 0 1
flancs,roides et unis , s e le va 1ent , pareils aux murs
d ’une ville cyclopéenne , et faisaient d e'
l’
euce inte un
puits gigantesque dont l a largeur emplissa it l’horizon .
Et ce puits , dans lequel se versai t l e ruisseau , éta it
plein de sang . La mer épa i sse e t tranquill e montait
lentement de l ’ab ime . Elle semblait dormir dans son lit
de rochers , et le ciel l a reflétait en nuées de pourpre .
A lors j e com pris'
que l‘
a se rendait tout le sang versé
par l a v iolence . Depuis le premier meurtre,chaque
blessure a pleuré ses larmes dans ce gouffre,et les
larmes y ont coulé si abondantes que le gouffre s ’est
empli .
J ’ai vu ,cette nuit , dit Gneuss , un torrent qui
a llait*
se j eter dans ce lac maudit .
Frappé d ’
horreur , repri t C lé 1‘ian
,j e m ’
approcha i
du bord,sondant d u regard la profonàeur des flots . Je
reconnus à l eur bruit sourd qu’
ils s’
enfonç aient jus
qu'au centre de l a terre , e t , mon regard s’
é tant porté
sur les rochers de l ’ence inte , j e v is que le flot en ga
gna it les cir‘
nes . La voix de l ’abime me cri a Le flot
qui monte,montera touj ours et atteindra les sommets .
I l montera encore,et alors un fleuv e échappé du ter
rible bass in se précipitera dans les plaines . Les mon
tagne s , l asses de lutter av ec la vague , s’
affaisseront .
Le la c entier s ’
écroulera sur l e monde , et l’
inond era .
C’
est ainsi que des hommes qui na îtront , mourront
noyés dans le sang versé par leurs pères .
Le j our est proche , dit Gneuss : les vagues étai ent
h autes , la nuit dernière .
1 02 LE SANG
Le soleil se levait , lorsque Clérian acheva le récit
de son rêve . Un son de trompette qu‘
apporta it le vent
du matin,se faisait entendre vers le nord . C
’
éta it le
signal qui rassemblait autour d u . d rapeau les soldats
épars dans la plaine .
Les trois compagnons se dressèrent et prirent leurs
armes . Ils s’
é loiguaient , j etant un dernier regard sur
le foyer éteint , lorsqu’
ils virent F lem venir à eux en
courant dans l es hautes herbes . Ses pieds étaient blancs
de poussière .
Amis, dit — ii, j e ne sais d’
où j e viens, t ant ma
course a été rapide . Pendant de longues heures , j’
ai
vu l a ronde échevelée des arbres fuir derrière m oi. Le
bruit de mes pas qui me berçait m ’a fait clore les pau
pieres , e t , toujours courant , sans que mon élan se
ralentit, j’ai dormi d ’un sommeil étrange .
Je me suis trouvé sur une colline désolée . Un soleil
ardent frappait les grands rocs , et mes pieds ne pou
va ient se poser sans que l a chair en fût brûlée . J’avais
hâte d ’
atteind re l a cime .
Et , comme j e me précipitai s dans mes bonds , j e vis
m onter un homme qui marchait lentement . I l était
couronné d‘
épines ; un lourd fardeau pesait sur ses
épaules,et une sueur de sang inondai t sa face . I l a lla it
péniblement,ch ancelant à chaque pas .
1 0 71 LE SANG
Le sang colore l a flam m e, disait — elle , le sang
empourpre la fleur , l e sang rougi t l a nue . Je me suis
posée sur l e sabl e , m es pattes étaient san glantes ; j’ai
e lfleuré les branches d u chêne ,mes a iles éta ient rouges .
J’
a i rencontré un juste e t j e l ’ai suivi . Je venais de
me baigner dan s la source , et ma robe éta i t pure . Mon
chant d isait : Réj ouissez — vous , mes plumes sur l’
paule de cet homme , vou s ne serez plus souillées de
la pluie du meurtre .
Mon ch ant d it auj ourd’hui Pleure
,fauvette du
Golgotha , pleure ta robe tachée par l e sang de celui
qui te gardait l’
asile pur de son sein . I l est venu pour
rendre la blancheur aux fauvettes , hélas ! et les hommes
le forcent à me mouiller de la rosée de ses plaies .
Je doute , et j e pleure ma robe tachée . Où trouve
rai-je ton frère , 6 Jésus ! pour qu‘
i l m ’
ouv re son vête
ment de lin ? Ah ! pauvre maître, quel fils né de toi l a
vera mes plumes_que tu rougis de ton san g ?
Le crucifié écoutait l a fauvette . Le vent de la mort
faisai t battre ses paupières,et l’agonie tordait ses lèvres .
Son regard se leva vers l ’oiseau , plein d’
un doux
reproche ; son sourire brilla ,se iein comme l ’e spé
rance .
Alors,il poussa un grand c ri . Sa tête se pencha sur
sa poitrine,et l a fauvette s
’
enfuit , emportée dans un
sanglot . Le ciel devint noir et la terre i rém it dans
l ’ombre .
Je courais touj ours et j e dormais . L’
aurore était
v enue,et les vallées s
’
éveilla ient , rieuses'
dans les
LE SANG 1 05
brouillards du matin . L’ora ge de l a nuit avait donné
plus de séréni té au ciel,plus de vigueur aux feuilles
v erte s . M3 1s le sentier se trouvait bordé des mêmes
épines qu i me déchiraient l a veil le ; les mêmes cail
loux durs et tranchants roul aient sous mes pieds ; les
mêmes serpents rampaient dans les buissons et mem enaca ient au passage . Le sang d u j uste avait coulé
dans les veines d u vieux monde , sans lui rendre l’
imno
cence de sa j eunesse .
La fauvette passa sur ma tête , et me cria
V a , v a , j e suis bien triste . Je ne puis trouver une
source assez pure où me baigner . Regarde , l a terre est
méchante comme hier . Jésus est mort,et l ’herbe n ’a
pas fleuri . V a , v a , ce n’est qu
’
un meurtre d e plus .
La trompette sonnait toujours le départ .
Fils , dit Gneuss , c’est un laid métier que le nôtre .
Notre somm eil est troublé p ar les fantômes de ceux
que nous frappons . J ’ai,comme vous
,senti
,pendant de
longues heures , l e démon du cauchemar peser sur ma
poitrine . Voici trente ans que j e tue, j
’
ai besoin d e
sommeil . Laissons là no s frères . Je connais un vallon
où les cha rrues‘
m anquen t de bras . Voulez-vous que
nous goûtions au pain du travail ?
1 06 LE SAN G
Nous le voulons , répondirent ses compagnons .
Alors les soldats creusèrent un grand trou au pied
d’une roche , et enterrèrent leurs armes . Il s d e scen
dirent se baigner a l a rivière ; puis , tous quatre , se
tenant par les bras , il s disparurent au coude du sen
tier .
V OLEURS ET L’
ANE
Je connais un j eune homme , Ninon , que tu gron
dem i s fort . Léon adore Balzac et ne peut souffrir
George Sand ; le livre de Michele t a faill i le rendre
malade . I l d it naïvement que la femme naît esclave , et
ne prononce jamais sans rire les mots d’
amour et de
pudeur . Ah ! comme il vous maltraite ! S ans doute , i l se
recueille la nuit pour vous mieux déchirer le j our . Il a
vingt ans .
La laideur lui paraît un crime . Des yeux petits , une
bouche trop grande,le mettent hors de lui . Il prétend
que , puisqu’
il n’
y a pas de fleurs laides dans les prés ,toutes les j eunes filles doivent naître également
belles . Quand le hasard le met dans l a rue face à face
1 1 0 LES VO LEURS ET L’ANE
avec un laideron,trois j ours durant il maudit les che
veux rares,les pieds l arges et les mains épaisses .
Lorsqu’
au contrau e l a femme est jolie , il sourit m é
cham m ent , et le silence qu’il garde alors est formidable
de mauvaises pensées .
Je ne sais laquelle d e vous trouverait grâce devant
lu i . Brunes et blond es , Jeunes et vieilles , gracieuses
et contrefaites , il vous enveloppe toutes dans le même
anathème . Le vilain garçon ! Et comme son regard rit
tendrement ! comme sa parole est douce et cares
sante !
Léon vit en plein quartier Latin .
Ici , —Ninon , j e me trouve fort embarrassé . Pour un
rien , j e me tairais , m aud issant l’
heure où j’
a i eu l’
trange fanta isie de te commencer ce récit . Tes oreilles
curieuses sont grandes ouvertes au scandale , et j e ne
sais trop comment t’
introd uire dans un m onde où tu
n‘
as j amais mis le bout de tespetits pieds .
Ce monde , ma bien — aimée,serait le paradis
,s’
il
n‘
é tait l’enfer .
Ouvrons le l ivre du poete et lisons le chant de l a
vingtième année . V 0 15 , la fenêtre se tourne au midi ;la mansarde , pleine de fleurs et de lumière , est sihaute ,si haute d ans le ciel
,que parfois on entend les anges
causer sur le t oit . Comme fon t les oiseaux qui choisis
sent l a branche la plus élevée pour dérober leurs nids
aux mains des hommes,les amoureux ont bâti le leur
au dernier étage . Là,i l s ont l a première caresse du
matin et le dernier a d ieu'
d u soleil .
1 1 2 LES vom ua s ET L’ANE
qui les apportait . Aujourd’hui , les cœurs de vingt ans
le s cherchent et pleurent d e ne pouvoir les trouver .
Me faut-ii te mentir à mon tour,ma bien-aimée , en
les d em and ant au ciel , ou dois— je plutôt avouer que j e
l es a i rencontrées en enfer ? S i là , près d u oy‘
er , dans ce
fauteuil où tu te berces , un ami m’
écoutait , comme j e
l èverais hardiment le voile d ’or dont le poète a paré
des épaules indignes Mais toi , tu me fermerais la bou
che de tes petites mains , tu te fâcherais et tu crierais
au mensonge , pour trop de vérité . Comment pourra is
tu croire aux amoureux de notre âge qui boivent au
ruisseau , quand la soif les surprend dans l a rue ? Quelle
serait ta colère,si j
’
osa is te dire que tes sœurs , les
amantes , ont dénoué leurs fichus et qu ’elles se sont
échevelées ! Tu vis , riante e t sereine , dans le nid que
j’
a i bâti pour toi ; tu i gnores comment va le monde . Je
n’
aura i pas le courage de t ’avouer que les fleurs en
sont bien malades , et que demain peut-être les cœurs yseront morts .
Ne bouchez pas vo s oreille s , mignonne : vous n’
aurez
point à rougir:
Léon V 1t donc en plein quartier Latin . Sa main est la
plus serrée dans ce pays où toutes les mains se con
naissent . I l est loyal et sincère , et la franchise de son
regard lui fait un ami de chaque passant .
L ES \ 0 1 EU 11 5 ET L’
ANE 1 1 3
Les femmes n ’
osen t lui pardonner la haine qu’
i l leur
témoi gne et sont furi euses d e ne pouvoi r avouer
qu ’elles 1 aiment . Elles le détestent tout en l’
a d ora nt .
Avant les fa i ts que j e vai s te conter , j e ne lui a i ja
mais connu de ma î tresse . Il se dit blas_
é et parle des
pla isirs de ce monde,comme en parlerait un t ra ppiste ,
s’il rompait son long silence . I l est sensible a la bonne
chère et ne peut souffrir un m auvai s vin . S on linge e st
d’une grande finesse , ses vê temen t s sont touj ours d’
une
exquise élégance .
Je le vois souvent s’
arrê ter d evan t les vi e rges de
1 ecole italienne , les yeux humides e t rêveurs . Un beau
marbre lui donne une heure d ’
extase .
B ’aill eurs,Léon mène la v ie d ’
é tud ian t , travai llan t
l e moins possible fiànant au soleil et s ’
oublian t sur
tous les divans qu il rencontre . C ’est su rtout durant ce s
heures de demi- somme i l,qu
’
il déclame ses plus grosses
iniure s contre les femmes . Le s yeux fermés , il para ît
care sser une v is ion , en maudissant le réel .
Un matin de mai,j e le rencontra i , l
’air triste et en
nuye. I l n e savait que faire et ma rchait dans la rue en
quête d’
aventure s . Les pavés étaient fangeux,e t l
’
im
prévu se présentait de loin en loin aux pieds d u pro
meneur sous l a forme d’
une flaque d’
eau . J ’eus pitié de
lui' e t j e lui proposai d ’aller voir aux champs si l ’au
bépine fleurissait .
Pendant une heure,il m e fallut subir de longs
discours philosophiques concluant tous au néan t de
nos joies . Peu à peu,cependant
,l es maisons deve
1 1 11 LES VOLEURS ET L ’ANE
naient plus rares . Déjà , sur l e seuil des portes , nous
voyions des marmots barbouillés se rouler fraternel
lem ent avec de gros chiens . Comme nous entrions
en pleine campagne,Léon s
’
a rrê ta soudain devant un
groupe d ’
enfants qui j ouaient au soleil . Il caressa le
plus j eune,puis il m
’
avoua qu’i l a dora it les têtes
blondes .
J’ai touj ours a imé , pour m a,p art , ces sentiers é troits ,
resserrés entre deux haies , et que les grands chariots
ne creusent pas de leurs roues .L e sol en est couvert
d ’une mousse fine et douce aux pieds com m e le velours
d’
un tapis . Ou y marche dans le mystère et le silence,
e t , lorsque deux amoureux s’
y égarent , les épines des
murs verdoyants forcent l’amante à se presser sur le
cœur de l’
amant . Nous nous étions engagés,Léon et
moi , dans un de ces chemins perdus où les baisers ne
sont écoutés que des fauvettes . Le premier sourire du
printemps avait eu raison de la misanthropie de mon
philosophe . 11 éprouvait de longs attendrissements
pour chaque goutte de rosée,et chantait comme un
écol ier en rupture de ban .
Le sentier s ’
a llongeait toujours . Les haies , hautes et
touffues,étaient tout notre horizon . Cette sorte d
’
em
prisonnem ent et l’ignorance où nous étions de l a route ,redoublaient notre gaieté .
Peu à peu le passage dev int plus étroit il nous fal
lut marcher l’un derrière l ’autre . Les haies faisaien t de
brusques détours,le chemin se changeait en laby
rinthe .
1 1 6 LES VOLEURS ET L’ANE
Nou s nous étions remis a marcher . I l se taisait .
Alors , j e lui parlai de mademoiselle Antoinette .
C’
é ta it une petite personne toute fraîche , toute mi
gnonne ; le regard dem i -moqueur , demi— attendri ; le
geste décidé , l’
a llure leste e t pimpante ; en un mot,vraiment fille d e l a terre . Elle se distinguait d e ses
sœurs,les vierges folles , par une franchise e t une
loyauté rares dans'
le monde où elle vivait . Elle se ju
gea it elle- m èm e , sans vanité comme sans modestie , et
disai t volontiers qu ’elle éta i t née pour aime r et jeter
auvent du caprice son bonnet par- dessus les moul ins .
Pendan t trois longs m ois d ’hiver,j e l ’ava i s vue
,
pauvre et isolée,vivre de son tra va il . Elle faisai t cel a
sans étala ge, sans prononcer le gra nd mot de vertu ,
mais parce que telle é tait son id ée‘
d u moment . Tant
que son aiguille marcha , je ne lui connus pas un amou
reux . El le étai t un bon camarade pour les homme s qui
l a venaient voir ; elle leur serra it l a main ,riait avec
eux , et tirait son verrou à la première menace d’
un
baise r . J’
avoua i que j’
ava is essayé d e lui fa ire quelque
peu la cour . Un j our , com m e je lui apportais une bague
et des pendants d‘
orei lle
Mon ami , m’
a va it-elle dit,reprenez vos bij oux .
Lorsque j e me donne,j e ne me donne encore que pour
une fleur.
Quand elle a imait,elle étai t paresseuse et indo
l ente . La dentelle e t l a soie rem plaçaien t alors l ’in
dienne . Elle effaçai t soigneusement les blessures de
l’
aiguille , et d’
ouvrière devenait grande dame .
LES VOLEURS ET L ’ANE 1 1 7
D’
a illeurs , dans ses amours , elle gardait sa liberté
de gri sette . L ’homme qu ’elle aimait l e sava i t b ientôt ;i l l e savait de même , lorsqu
’
e lle ne l’
a im a it plus . Ce
n’
éta it pas , cependant , une de ces bell es capricieuses
changeant d ’amant à chaque chaussure usée . Elle avai t
une grande raison et un grand cœur . Mais la pauvre
fille se trompait souvent ; elle plaçait ses mains dans
des mains indignes , e t les retirait v ite d e dégoût . Aussi
était— elle lasse de ce quartie r Latin , où les j eunes gens
lui semblaient b ien vieux .
A chaque nouveau naufrage , son sourire devenai t
un peu plus triste . Elle disa i t de rudes vérités aux
hommes et se maudissait de ne pouvoir v ivre sans ai
mer . Puis ell e se clo î 1ra it , jusqu’
à ce que son cœur
brisât les grilles .
Je l’
avais rencontrée l a veille . Elle éprouvait un
grand chagrin : un amant venait de la quitter , alors
qu‘elle l’a im a it encore un peu .
Je sais bien,m
’
av ait— elle dit , que huit j ours
plus tard j e l ’aurais l ai ssé la m oi— m èm e : c’
é ta it un
méchant garçon . Mais j e l’
em bra sSa is encore tendre
men t sur les deux j oues . C ’est au moins trente baisers
perdus .
Elle avait a j outé que depuis ce temps elle tra înai t à
sa sui te deux amoureux qui l’accabla ient de bouquets .
Elle les laissait faire e t leur tenait parfois ce dis
cours Mes am 1s, Je ne vous aime iii l’un ni l ’autre
vous seriez de grands fous de vous disputer mes sou
rires . Soyez frères plutôt . Vous êtes,j e le vois , de bons
1 1 8 LES VOLEURS ET L ’ANE
enfants ; nous allons nous égayer en vieux cama‘
rades .
Mais,à la première que relle
,j e vous quitte .
Les pauvres garçons se serraient‘
donc l a main
avec chaleur,tout en s
’
envoyant au diable . C’
étaient
eux sans doute que nous venions d e rencontrer .
Telle étai t mademoiselle Antoinette : .pauvre cœur
aimant égaré en pays de débauche et d ’
égoïsm e ; douce
et charmante fille qui avai t failli être un ange e t qu i
peu à p eu devenait un diable , comme ses sœurs .
Je donnai à Léon ce s détails . 1 1 m’
écouta sans té
m oigner un grand intérêt et sans provoquer mes con
fid ences par l a m oind re'
que stion . Lorsque j e me tus
Cette fille est trop franche, nie dit— ii ; j e n
’aime
pas sa façon de comprendre l ’amour .
11 avait tant cherché qu’il retrouvait son méchant
sourire .
Nous étions enfin sortis des haies . La Seine coul ait
à nos pieds,et
,sur l ’autre rive , un villa ge mirait ses
pieds dans la r ivière . Nous nous trouvions en pays
de connaissance ; maintes fois nous av ions rôdé dans
les îles qui_se jouaient au courant de l
’eau .
Après un long repos sous un chêne voisin , Léon me
déclara qu ’ il mourait de faim et de soif. J ’allais lui dé
clarer que j e mourais de soif et de faim . Alors nous
1 20 LE S VOLEURS ÊT L ’ANE
lorsqu’
elles l e rem e rcm 1 ent d e ses barques qui con
naissaient s i bien et gagnaient d ’elles — memes les îles
aux herbes les plus haute s .
Le brave homme v int à nous,en ape rcevant nos pa
niers .
Mes enfants , nous d it- il , j e n’ai plu s qu
’
un canot,
e t,j e le vois
,il en faut deux . Que ceux qui ont trop
faim aillent s ’
a ttabler là — bas , sous les arbres .
Ce tte phra se éta it , certes , trè s-maladroi te on n ’
a voue
j amais devant une fem m e qu’on a twp faim . Nous nou s
taisions , indécis et n’
osan t plus refuser l a barque .
-Antoi
nette,toujours 1‘ ailleu
‘
se , eut cependant pitié de nous .
Ces messieurs , dit— elle en s’
a d re ssant à Léon ,nous ont déjà cédé le pas ce matin ; nous le leur cédons
à notre tour .
Je regard ai mon philosophe . ll hésita it e t ba lbutia i t ,com me quelqu
’
un qui n’ose dire sa pens ée . Quand il
vit m es yeux se fixer sur lui
Ma is,dit- ii v ivement , le dévouem en t n ’a que
faire ici : un seul ca not peut nôus suffire . Ces m essieurs
nous déposeront dans la prem ière ile venue e t nou s
reprendront a u retour .
’ Accep tez — vous ce t arrange
ment, messieurs ?
Antoinette répondit qu ’elle a cceptai t . Les p anie 1 s
furent soigneusement déposés au fond de la barque .
Je me plaçai tout contre le mieu, le plus loin possible
des rames . Antoinette e t Léon , ne pouvant san s doute
faire autrement , s’
a ssire nt côte à côte sur le banc
resté libre . Quant aux deux amoureux,luttant touj ours
LES V OLÊUR S E T L ’ANE 1 2 1
de bonne humeur et de galanterie , il s saisirent les
rames dans un fraterne l accord .
Il s gagnèrent le courant . Là , Comme ils mainten aient
l a barque,la laissant descendre au fil de l ’eau , made
m oiselle Antoine tte prétendit qu’en amont de la riv ière
les îles é taient p lus désertes et plus ombreuses . Les
rameurs se regardèrent, désappoin tés ; ils firent tour
ner le canot e t rem ontèrent péniblement,luttant contre
le flot rapide en cet endroit . Il est une tyrannie bien
lourde et bien douce c’est le dési r d ’un tyran aux
lèvres roses , qui peut , dans un de ses caprices , de
mander le monde et le payer d’
un baiser
La j eune femme s ’
é ta it penchée , plongean t sa m ain
dans l ’eau . Elle l ’en retirait toute pleine , e t , rêveuse ,sem blait compter les perles qui s
’
échappa ient de ses
doigts . Léon la regardait faire,se taisant , et mal a l
’aise
de se sentir aussi près d ’
une ennemie . Il ouvrit deux
fois les lèvres,sans doute pour dire quelque so ttise
,
et le s referma v ite,voyant que j e souriais . B
’a illeurs,
ni lui ni elle ne paraissaient faire grand ca s d e leur
voisinage . ils se tournaient même un peu le dos .
Antoinette,lasse de mouill e r ses den telles
,me parla
d e son cha grin de la veille . Elle m e dit s ’
ê tre consolée .
Ma is elle éta i t encore bien triste . Aux j ours d’
ete, e lle
ne pouva it vivre sans amour,e t ne savai t que faire en
attend ant l ‘autom ne .
Je cherche un nid,aj outa- t— el le . Je le veux tout
de soie bleue . Ou doit aimer plus longtemps,lorsque
meubles , tapis et rideaux'
on t la couleur du ciel . Le
1 22 LES VOLEURS ET L ’ANE
soleil se tromperait et s’
y oublierait le soir , croyant se
coucher d ans une nue . Mais j e cherche en vain . Les
hommes sont des méchants .
Nous étions arrivés en face d ’une île . Je dis aux
rameurs de nous y descendre . Mais , lorsque j’
av ais
déjà un pied à terre , Antoinette se récria , trouva l’
île
la ide et sans feuillages , et d éclara qu’elle ne consentirait
j amais à nous abandonner sur un pareil rocher . Léon
n’
ava it p a s bougé de son banc . Je repris ma place et
nous continuâmes a monter .
La j eune femme,avec une j oie d ’
enfant, se mit à
décrire le nid qu’
elle rêvait . La chambre devait être
carrée ; l e plafond , haut e t voùté . La tapisserie d es
murs serait blanche,semée de bluets liés en gerbe
par un bout d e ruban . Aux quatre angles , il y aurait
des consoles chargées de fleurs . ; au m ilieu,une table ,
égalemen t couverte de bouquets . Puis,un sopha , petit ,
pour que deux personnes assi ses y tiennent à peine , en
se pressant beaucoup ; pas de glace qui égare le re
gard d ans une coquetterie égoïste ; des tapis e t des
rideaux très— épais,pour étouffer le bruit des baisers .
Fleurs,sopha
,tapis
,rideaux
,seraient bleus. Elle met
trait une robe bleue,etn ’
ouvrira it pas la fenêtre les j ours
où le ciel aurait d e s nuages .
Je voulus à mon tour e iner un peu la chambre . Je
parlai d e cheminée , d e pendule ,d
’
a rm oire .
Mais,m e dit— elle étonnée , 0 11 ne se chaufferait
pas,on n ’
aurait que fai re de l’heure . Je trouve vo tre
armoire r idicule . Me croyez— vous assez sotte pour
1 211 LES VOLEURS ET L ’ANE
se sentant emportée , tendit son bras et saisit à son
tour une racine . Elle s’y cramponna , appelant à son
secours et criant qu’
elle ne voulai t pas aller plus loin .
Puis,lorsque les rameurs eurent amarré le canot
,elle
sauta sur le gazon et vint à nous , toute vermeille de
sou exploit.
Soyez sans c rainte , messieurs nous dit— elle , j e
ne veux'
pa s vous gêner : s’i l vous pla 1t d
’
aller au nord ,nous iron s au midi .
Je repris mon panier et m e mis gravement à cher
cher l‘
herbe la m oins humide . Léon me suivait,suiv i
lui-mêm e d ’
Antoinet te et de ses amoureux . Nous fîmes
ains i le tour de l ’île . Revenu à notre point de départ ,j e m ’assis
,décidé à ne pas chercher davantage . Antoi
ne tte fit encore quelques pas , parut hésiter , et revint se
placer en face de moi . Nous étions au nord,el le ne
songe ai t point à aller au midi . Alors Léon trouva le
site charmant et jura que j e ne pouvais mieux chois ir .
Je ne sa i s comm ent cela se fit , les paniers se trou
vèrent côte à côte , et le s prov ision s se mêlèrent si p ar
fa item ent , en en sortant, que nous ne pûmes j amais re
conna ître chacun notre bien . Il nous fallut avoir unes
seule nappe e t , par esprit de justice , pa rta ger tous le
mets .
LE S VOLEURS ET L'ANE 1 25
Les deux amoureux s etaient empressés de prendre
place aux côtés de l a j eune femme . I ls prévenaient ses
désirs, et , pour un morcea u qu
’
elle demandait,elle en
recevai t régulièrement deux . Elle mangeait d ’
a illeurs
de grand appé ti t .
Léon,au contraire , mangeait peu ,nous regardant
dévorer . Forcé de s ’
a sseo ir près de moi , i l se tai sait et
m’
a d re ssa it un regard moqueur, chaque fois qu’
An toi
nette souriai t à ses voisins . Comme elle prenait des
deux cô tés , ell e tendait les mains à droite e t a gauche
avec une égale complaisance , et remerciait chaque fois
de sa voix douce . Ce que voyant, i l me faisa i t de grands
signes que j e ne comprenais poin t .
Décidément , l a j eune femme était ce jour — là d ’une
coquetterie désespérante . Les pieds rep lies sous ses
jupes,elle dispara issait presque dans l ’herbe ; un
poète l’eut volontiers comparée à une fleur qui aurait
le don d u regard e t d u sourire . Elle , si nature ll e d’or
d ina ire , a va it d es mouvements mutins e t des minau
d e rie s dans la voix que j e ne lui connaissais pas . Les
amoureux demeuraient confus d e ses bonnes paroles
et se regarda ient d ’un air triomphant . Moi , étonné de
cette coque t ten e soudaine e t voyant par instant l a
m al igne rire sous cape,j e me demandais lequel de
n0 us transformait cette fi lle sim ple et franche en rusée
commère .
Le gazon comm ençait à se dégarnir . Ou riait plus
qu’
on ne parla it . Léon changeait de pl ace à chaque
instant et ne se trouva it bien à aucune . Comme il
1 26 LES VOLEURS ET L ’ANE
avait repris son air méchant,j e craignis un discours et
j e suppliai du regard notre compagne de m e pardon
ner un ami aussi maussade . Mais elle était fille vail
lante un philosophe de vingt ans , tout sérieux qu’
il
fût,ne l a déconcertait pas .
Monsieur dit-elle soudain à Léon , vous étes triste ,et notre ga iete paraît vous être importune . Je n ’ose
plus rire .
R iez , riez , m adame , répondit- ii . S i je me tais , c’est
que j e ne sais point , comme ces messieurs , trouver de
ces belles choses‘
qui vous mettent en j oie .
Est— ce dire que vous n ’
ê tes pas fla tteur ? Mais
parlez vite,alors . Je vous écoute et j e veux de grosses
vérités .
Les femmes ne les aiment pas,madame . D ’ail
leurs,lorsqu
’
e lle s sont j eunes et gracieuses , quel men
songe peut-on leur fai re qui ne soit vrai ?
A llons,vous le voyez , vous êtes un courtisan
comme les autres . Voilà que vous me forcez à rougir .
Lorsque nous sommes absentes,vous nous déchirez à
be ll es dents , messieurs les hommes ; mais que la
moindre de nous paraisse,vous n ’
avez pas de saluts
a ssez profonds , pas de phrases assez tendres . C ’est de
l’
hypocrisie , cela ! Moi , j e suis franche , j e dis Les
homm es sônt méchants,ils ne savent pas a im er .V oyons ,
monsieur , soyez franc à votre tour . Que dites— vous des
femmes ?
A i — je toute l iberté ?
Certainement.
1 28 LES VOLEURS ET L ’ANE
qui brillen t : jupes de soie,colliers d ’or
,pierreries
,
amants peignés et farde'
s . Quant aux ressorts de l ’a
musante machine , peu leur importe qu’
ils fonctionnent
bien ou mal . Elles n’
out pas charge d ’
âm es . Elles se
connaissent en cheveux noirs , en lèvres amoureuses ,mais elles son t i gnorantes d e s choses du cœur . C ’est
a insi qu’
elles se j ettent dans les bras du premier niais
venu , confiante s en sa grande mine . E lles l’
a im ent
parce qu’i l l eur pla î t ; i l leur pla î t parce qu’i l l eur
plait . Un jour,l e niai s le
‘
s bat . Alors elles crient au
martyre et se désolent , d isan t qu’
un homme ne peut
toucher à un cœur sans le briser . Les folles , que ne
cherchent-elles la fleur d ’amour où elle fleurit !
Antoinette applaudit de nouveau . Le discours , tel
que j e le connaissais , s’
a rrê tait là . Léon l‘
ava i t pro
noncé tout d ’un trait,comme ayant hâte de le finir . La
dernière phrase dite, il regarda l a j eune femme et
parut rêver . Puis , ne déclamant plus , il a jouta
Je n ’ai eu qu’
nne bonne amie . El le ava i t dix ans ,
et moi douze . Un j our elle me trompe pour un gros
de gue qui se lai ssait tourmenter sans j amai s montr er
l e s dents . Je pleurai beaucoup e t je j ura i de ne plus
aimer . J ’ai tenu ce serment . Je n’
entend s rien aux
femmes ; si j’
a im a is,j e serais j aloux ‘
e t maussade ;
j’
a im erais trop et me ferai s ha ïr ; on me tromperait et
j ’en mourrais .
11 se tut,les yeux humides , et tâcha vainement de
rire . Antoinette ne rail lait plus ; elle l’avait écouté
sérieuse et attentive ; puis , s’
écartant de ses voisins
LES VOLEURS ET L’ANE 1 29
et regardant Léon en face , elle se leva et vint poser la
main sur son épaule .
Vous ête s un enfant , lui dit- elle simplement .
Un dernier t ayon qui glissait sur l a rivœre , la chan
gea it en un ruban de feu . Nous attendions la première
étoile pour descendre le courant à l a fraîcheur du soir .
Lespaniers avaient été repor tés dans la barque , et
nous nous étions couchés dans l’
herbe,à l
'
aventure et
chacun selon son gré
Antoinette et Léon s etaient placés sous un grand
églantier,qui allongeait ses bras au-dessus de leurs
têtes . Les branches vertes les cachaient à demi , e t ,comme il s me tournaient le dos
,j e ne pouvai s voir s
‘
il s
riaient ou s’ il s pleuraient . Il s parlaient bas et parai s
saient se quereller .M oi, j’
ava is choisi un petit coteau
semé d ’une herbe fine et serrée ; paresseusement
étendu,j e voyais tout à la foi s le ciel et l a pelouse où
se posaient mes pieds . Les deux galants , appréciant
sans doute le charme de mon attitude , étaient venus
se coucher , l’
un à ma gauche,l ’autre à ma droite .
I l s abusaient de leur position pour me parler tous
deux à l a fois .
Celui . qui se trouvait à ma gauche , me touchait lé
1 30 LES VOLEURS ET L ’ANE
gèrem ent au bras lorsqu’
il voyait que j e ne l ecoutais
plus .
Monsieur,me disait-ii, j
’ai rarement rencontré
femme plus capricieuse que mademoiselle Antoi
nette . Vous ne sauriez croire comme sa tête tourne au
moindre souffle . Pour citer un exemple , lorsque nous
vous avons rencontrés,ce matin
,nous a llions d îr e r à
deux lieues d ’ici . A'
peine aviez-vous disparu , qu elle
nous a fait revenir sur nos pas ; l a contrée lui plai sait ,disait— elle . C ’est a perdre l’e sprit . Moi j
’
aime les
choses qui s ’
expliquent .
Celui qui était à ma gauche disai t en même temps ,me forçant aussi à l’écouter
Monsieur , j e dési re depuis ce matin vous parler
en particulier . Nous croyons , mon compagnon et moi ,vous devoir des explications . Nous avons remarqué
votre grande amitié pour mademoiselle Antoinette,e t ,
sans doute , nous vous gênons dans vos proj ets . Si nous
avions connu votre amour une semaine plus tôt , nous
nous serions re tirés , pour ne pas causer le moindre cha
grin à un galant homme ; m ais aujourd’hui il est un peu
tard nous ne nous sentons plus l a force du sacrifice .
B ’ailleurs , j e veux être franc Antoinette m ’aime .
Je vous plains , et j e m e mets à votre disposition .
Je me hà ta i de le rassurer . Mais j’eus beau lui
jurer que je n’avais j amais été e t que j e ne serais j amais
l’
amant d ’
Antoine tte , il n’en continua pas moins
‘
a me
prodiguer l es plus tendres consolations . 11 lui était
trop doux de penser qu ’i l m’
ava it volé ma maî tresse .
1 32 LES VOLEURS ET L'ANE
— Soyez certain ,mon pauvre monsieur, qu’
Antoinette
m’aime .
Soyez certain,m on heureux monsieur , qu
’
An
toinette m’adore .
Je regardai Antoinette . Décidément , il n’
y avait pas
de fauvette dans le buisson .
Je suis la s de tout ceci , reprit l’
un des soup 1rauts .
N’
ê tes— vous pas de mon avis , i l est temps que l’
un d e
nous disparaisse ?
J’allais vous proposer de nous couper la gorge ,répondit l ’autre .
Ils avaient élevé la voix et gesticulaient,se dressant
et s’a sseyant dans leur colère . La Jeune femme , dis
traite par le bruit croissant de la querelle, tourna la
tête . Je la vis s’
étonner, puis sourire . Elle attira l ’at
tention de Léon sur les deux j eunes gens e t, se tenant
à lui , dit quelques mots qui le mirent en gaieté .
Il se leva e t s’
approche de la rive , entra înant sa
compagne . Il s étoulfaien t leurs éclats de rire et mar
cha ient en év itant de faire rouler les pierres . Je pensai
qu’
ils allaient se cacher,pour se faire chercher en
suite .
Les deux galants criaient de plus en plus ; faute d e
pees , ils préparaient leurs poings . Cependant Léon
avait gagné la barque ; i l y fit entrer Antoinette et se
mit à en dénouer tranquillement le câble ; puis il y sauta
lui — même e t saisit les rames .
Comme l’
un des amoureux allait lever le bras su r
l’
autre , il vit le canot au milieu d e l a rivière . Stupéfai t
LES VOLEURS ET L ’ANE 1 33
et oubliant de frapper , i l le montra à son compagnon .
Eh bien ! eh bien cria— t - il en courant à la r ive,
que veut dire cette plaisanterie ?
Ou m’
ava it parfaitement oublié der f 1ere ma brous
saille . Le bonheur et l e malheur rendent égoïste . Je
me dressai .
Messieurs,dis-je aux pauvres garçons béants et
e lfarés , vous souvient — il de certaine fable ? Cette plai
sauterie veut dire ceci Ou vous vole Antoinette que
vous pensiez m ’
a voir volée .
La comparaison est galante , me cria Léon . Ces
m‘essieurs sont des l arrons et madame est
Madame l ‘em bra ssait . Le baiser étouffa le vilain
mot .
Frères , ajoutai-je en me tournant vers mes com
p agnons de naufrage , nous vôlei sans v ivre s et sans toit
pour abri ter nos têtes . Bâtissons une butte , vivons de
baies sauva ges et attendons qu ’i l plaise à un navire de
nous venir tirer de notre î le déserte .
Et puis ?
E t puis , que sais-je , moi ! Tu m’en demandes tr0 p
long , Ninette . Voici deux mois qu’
Antoinette e t Léon
vivent dans le nid couleur du ciel . Antoinette e s t res
tee une bonne et franche fille , Léon médit des femmes
avec plus de verve que jam ais . Ils s ’
a d ore nt .
SOEUR -DES -PAUV RES
A dix ans , elle paraissai t si chétive , la pauvre eufant que c
’
é tait pitié de la voir travailler autant qu’
une
servante de ferme . Elle avait les grands yeux étonnés
et le sourire triste des gens qui souffrent sans se plain
dre . Les riches ferm iers qui,le soir
,l a rencontraient
au sortir d u bois , mal vêtue et chargée d’un lourd ia
got , lui offraient parfois ,lorsque le grain s
’
é tait bien
vendu,de lui acheter un bon jupon de grosse futaine .
Et alors elle répondait Je sais , sous le porche de
l’
eglise un pauvre vieux qui n ’a qu’
une blouse par ce
grand froid de décembre ; achetez — lui une veste de
drap , et j’
aura i chaud demain, a l e voir si bien cou
ver t . Ce qui lui avait fai t donner le surnom de Sœur
s .
1 38 SOEUR — DES - PAUVRES
des— Pauvres ; et les uns l a nommaient ainsi en deri
sion de ses mauvaises jupes ; les autres , en récompense
de son bon cœur .
Sœur- des- Pauvres avait eu j adis un fin berceau de
dentelle et des j ouets à remplir une chambre . Puis,un
matin sa mère ne vint pas l’em bra sser au lever ; e t ,comme elle pleurait de ne point la voir
,on lui dit
qu’
une sainte du bon Dieu l ’avait emmenée au paradis ,ce qui seol1 a ses l armes . Un mois auparavant , son père
était ainsi parti . La'
cl1ère petite pensa qu’il venait
d’
appeler sa mère dans le ciel , et que , réunis tous deux
et ne pouvant vivre sans leur fille ils lu i enverraient
bientôt un ange pour l’em porter à son tour .
Elle ne se rappelai t plus comment elle avait perdu
ses j ouets et son berceau . De riche demoi selle elle
devint pauvre fille,et cela sans que personne en parût
étonné sans doute des méchants étaient venus qui
l’
avaient dépouillée en honnêtes gens . Elle se souv e
nait seulement d ’
avoir vu ,un matin , auprès de sa
couche,son oncle Guillaume et sa tante Guillaum e tte .
Elle eu t grand’ peur,parce qu
’
ils ne l ’em bra ssèrent
point . Guillaum e tte l a vêtit à la hâte d’une étoffe gros
sière , et Guillaume , la tenant par la main ,l’
em m ena
dans la misérable cabane où elle vivai t m ain tenant .
Puis, c
’
était tout . Elle se sentait bien l asse chaque
soir, e t l
’
Ange de délivrance tardait venir .
Guill aume et Guillaum e tte , eux aussi , avaient possédé
de grandes richesses autrefois . Mais Guillaume aimait
les j oyeux convives , les nuits passées à boire , sans
1 11 0 SOEUR -DES— PAUVRES
chargeaient des travaux les plus fatigants , l’
envoyaient
glaner au soleil de midi et ramasser du bois mort par
les temps de neige . Puis,aussitôt rentrée elle avait à
balayer,à l aver , à mettre chaque chose en ordre dans
l a cabane . La chère petite ne se plaignait plus . Les
j ours de bonheur étaient si loin d ’elle qu’elle ne sa
v ait pas qu’on peut vivre sans pleurer. Elle ne songeait
j amais qu’il y avait des demoiselles rieuses et caressées ;dans son ignorance des j ouets et des baisers , elle ac
ceptait les coups et le pain sec de chaque soir , comme
faisant également partie de la v ie . Et cela surprenait
les hommes sages,de voir une enfant de dix ans montrer
une grande pitié pour toutes les souffrances , sans pa
ra itre songer‘
a sa propre infortune .
Or , un soir , j e ne sais quel saint fêtaient Guillaume
et Guillaum e tte , il s lu i donnèrent un beau sou neuf et
lui permirent d’aller joûer le restant du jour . Sœur
des-Pauvres descendit lentement à l a ville , bien em
barra ssée de son sou et ne sachant que faire pour
jouer . Elle arriva a insi dans la grande rue . 11 y avait
là à gauche , près de l’
eglise une boutique pleine de
bonbons et de poupées , si belle la nuit aux lumières
que les enfants de l a contrée en rêvaient comme d’
un
paradis . Ce 5 0 11 — 1211,un groupe de marmots
,bouche
béante et muets d ’
a d m irat ion ,se tenait sur le trottoir,
les mains appuyées aux v itres , le plus près possible
des merveilles de l’étalage . Sœur- des — Pauvres envia
leur audace . Elle s ’
arrê ta au milieu de Jaim e , la issant
pendre ses petits bras et ramenant ses haillons que le
SOEUR— DES- PAUVRES 1 1 1
vent écarta it . Un peu fière d etre riche , elle serrai t
bien fort son beau sou neuf et choisissa it du regard le
jouet qu ’elle allait acheter . Enfin elle se décida pour
une poupée qui avait des cheveux comme une grande
personne ; cette poupée était bien haute comme elle et
portait une robe de soie blanche , parei lle à celle de la
sainte Vierge .
La fille tte avance de quelques pas . Honteuse , comme
elle regardait autour d’elle avant d ’
entrer , elle aperçu t
sur un banc de pierre,en face de l a belle boutique ,
une fem m e
'
m al vêtue , berçant dans ses bras un enfant
qui pleurait . Elle s’
a rrê ta de nouveau , tournant le dos
à la poupée . Aux cris de l’enfant
,ses mains se croisé
rent de pitié , e t , sans honte cette fois , ell e s’
approche
rapid ement et donna son beau sou neuf à la pauvre
Œm m e
Cette dernière,depuis quelques instants
,regarda it
Sœur-des — Pauvres . Elle l ’ava i t vue s’
arrê ter,pui s
s’
avanœ r vers les j ouets,e t , lorsque l
’enfant vint à
elle , elle comprit son bon cœur . Elle pri t le sou ,les
yeux humides , et retint dans la sienne l a petite main
qui le lu i donnait .— Ma fille ,
dit — elle, j
’
accep te ton aumône , parce
que j e vois bien qu’
un refus te chagrinerait . Mais , toi
même , ne clésires — tu rien ? Tou te mal vêtue que j e
suis , j e puis contenter un de tes vœux .
P endant qu’
elle parlai t a insi,les yeux de l a pau
vresse brillaient , pareils à des étoiles , e t , autour de sa
tête , courait une flam m e ,comme une couronne faite
1 11 2 SOEUR- DES — PAUVRES
d’
un rayon de soleil . L ’enfant,maintenant endormi sur
ses genoux souriait divinement dans son repos .
Sœur- des — Pauvres secoua sa tête blonde .
Non,madame , répondit-elle , j e n’ai aucun désir.
Je voulais acheter cette poupée que vous voyez en face,
ma i s ma tante Guillaum e tte me l ’aura it brisée . Puisque
vous ne voulez pas de mon sou pour rien , j’aime mieux
que vous me donniez un bon baiser en échange .
La mendiante se pencha et la baisa au front . A cettecaresse , Sœur— des-Pauvres se sentit soulevée de terre ;il lui sembla que son éternel le fati gue s ’en était allée ,et en même temp s il lu i v int au cœur une plus grande
bonté .
Ma fille , aj outa l‘
inconnue , j e ne veux pas que
ton aumône reste sans récompense . J ’ai,comme toi
,
un sou dont j e ne savai s que faire avan t de te reneen
trer . Des princes et des grandes dames m ’ont j eté des
bourses d’
or, et j e ne les a i pas jugés dignes de le pos
séd er . Prend s— le,e t , quoi qu
’
i l a rrive , agis selon ton
cœur .
Et elle le lu i donna . C e tait un vieux sou de cuivre
j aune,rongé sur les bords et percé au milieu d ’
un trou
large comme une grosse lentille . 11 était si usé qu ’on
ne pouvait savoir de quel pays il venait,si ce n ’est
qu ’
en voyait encore , sur une des faces , une couronne
de rayons à demi- effacée . C’
é ta it peut-être là quelque
monnaie des cieux .
Sœur — des- Pauvres,l e voyant si mince
,tendit l a
main,comprenant qu
’
un tel cadeau ne portait point
1 h11 SOEUR-DES-PAUVRES
lumineuse s ’
allongea it sur les poutres . emplissant le
grenier de clar té .
Lorsque Guillaume et Guillaum ette furent couchés ,Sœur-des-Pauvres monta . Par les nuits sombres
,elle
avait parfois grand’
peur des subits gémissements et
des bruits de pas qu ’elle croyait entendre,et qui n ’é
ta ient autre chose que les craquements des charpentes
et les courses rapides des souris . Aussi a imait— elle d’un
amour fervent le bel astre dont les rayons amis dissi
paient ses frayeurs . Les soirs où il brillait , elle ouvrait
la lucarne e t le remerciait dans ses prières d ’
etre t e
venu la voir .
Elle fut toute sa tisfaite de trouver de la lum iere chez
elle . Elle était fati guée et allait dormir bien tranquille ,se sentant gardée par sa bonne amie la lune . Souvent
e lle l'
avait sentie , dans son sommeil , se promener ainsi
par la chambre , silencieuse et douce , et mettre en
fuite les v ilains songes des nuits d‘
hiver .
Elle alla v ite s’
agenouiller sur un v ieux coffre , en
plein dans l a blonde cla rté , et pria le bon Dieu . Puis ,s'
approchaut du li t, elle dégrafa sa jupe .
La jupe glissa à terre,et voilà qu ’elle laissa échap
per par la poche entr’
ouverte une pluie de gros sous .
Sœur- des- Pauvres les regarda rouler , immobile , ef
frayée .
Elle se baissa et les ramasse un à un ,les pre
nant du bout des doigts . Elle l es empilai t sur le vieux
coffre , sans chercher à conna î tre leur nombre , car e lle
ne sava it compter que jusqu’
à cinquante,et elle vov a it
SOEUR — DES— PAUVRES 1 11 5
bien qu ’ il y en av ait là plusieurs centaines . Quand elle
n ’en trouva plus sur l e sol , elle s‘
ouleva la j upe et elle
com prit à son poids que la poche étai t encore pleine .
Pendant un grand quart d’
heure , elle en tira des poi
guées de sous , désespérant de j amais trouver le fond .
Enfin elle n’en sentit plus qu
’
un, et , l’ayant pris , elle
le reconnut c’
était celui que la mendiante lui avai t
donné le soir même .
Elle se dit alors que le bon Dieu venait de faite un
miracle,et que ce vilain sou qu ’elle avait dédaigné ,
éta i t un sou comme les riches n’
en ont pas . Elle le sen
tait frémir entre ses doigts , prêt à se_
m ultip lier encore .
Aussi tremblait— elle qu’il ne lu i pri t fantaisie d ’
em plir
l e grenier de richesses . Elle ne savait déjà que fai re
d e ces piles de monnaie neuve qui brillaient au clair de
lune, e t, troublée , elle regardait autour d
’elle .
En bonne travailleuse , elle avait toujours du fil et
une aiguille dans la poche de son tablier . Elle chercha
un morceau de vieille toile etfit un sac . Elle le fit s i é troit
que sa petite main pouvait à peine entrer dedans ; l’
é
toffe manquai t , et Sœur- des— Pauvres était pre ssée . Puis
elle mit tout au fond le sou de la pauvresse, e t commença ,
pile par pile , à glisser d ans la bourse les pièces qui cou
v raient le coffre . Chaque pile en tombant emplissait le
sac , et aussitôt le sac redevenait vide . Les centa ines
de gros sous y tinrent for t à l ’aise,e t i l é tait facile de
voir qu’
il en aurait contenu quatre fois davantage .
Après quoi , Sœur— des-Pauvres fatiguée le cacha sous
la paillasse, e t s’
end orm it . Elle ri ait dans ses rêves ,9
1 11 6 SOEUR — DES— PAUVRE S
songeant aux grandes aumônes qu ’elle allait pouvoirdistribuer l e l end em a 1n .
Le matin , en s eveillant, Sœur— des-Pauvres pens a
avoir rêvé . 1 1 lui fal lut toucher son trésor pour croire
à sa réalité . 11 éta it un peu plus lou rd que la veille,et
l‘
enfant comprit que le sou merveilleux avait encore
travaillé pendant l a nui t .
Elle se vêtit à l a hâte e t descendit , ses sabots à l a
main , pour n e point faire de bruit . Elle avait caché le
sac sous son fichu, et l e se rrait contre sa poitrine .
Guill aume e t Guillaum e tte , profondément endormis , ne
l’
entend irent pas . Elle dut passer devant leur l it et
faillit tomber de peur de le s savoir aussi près d ’elle ;puis elle se prit à couri r, ouvrit l a porte toute grande ,et s ’
enfuit , oubliant de l a refermer .
Ou étai t en hiver , aux matinées les plus froides d e
décembre . Le jour naissait à peine . Le ciel , aux pâles
clartés de ce tte aurore , semblait de mêm e couleur que
l a terre , couverte de neige , et cette bl ancheur univer
selle qui emplissait l ’horizon , avait un grand calm e .
Sœur-des- Pauvres marchait vite , s uivant le sentier
qui conduisait à la ville . Elle n ’
entend a it que le cra
quem ent de ses sabots dans la neige , e t, bien que
grand em eut‘
p réoccupée , elle choisissai t par amuse
ment les ornières les plus profondes .
1 11 8 SOEUR — DES — PAUVRES
puiser sept fois dans le sac , tant elles étaient longues
et larges . Puis elle dit à la petite de prendre une der
n ière poignée de monnaie, e t s
’
éloigna .
Elle avait hâte d ’
arrive r devant l’église , près -des
bancs de pierre où le s pauvres se réunissaient le ma
tin ; la maison de Dieu les abritai t des vents du nord ,et le soleil , à son lever , donnait en plein sou s le
porche . Elle dut encore s ’
a rrê ter . Au coin d’une ruelle
,
elle trouva une j eune femme qui avait san s doute
passé l a nuit là,tant elle étai t transie et grelottante ;
les yeux fermés , l es bras serré s sur l a poitrine, e lle
paraissait dormir,n
’
e spérant plus que dans la mort .
Sœur— des — Pauvres se tenait devant elle , l a main pleine'
de sous,et ne sachant comment lui donner son a u
m ône . Elle pleurait, pensant être venue trop tard .
Bonne femme,disai t- elle , et elle la touchait
doucement à l’épaule , tenez , prenez cet argent . I l
vous faut aller déj euner à l’auberge et d ormir devant
un grand feu .
A cette voix douce , la bonne femme ouvrit les yeux
et tendit les mains . Elle croyait peut — ètre dormir encore
e t songer qu’
un ange était descendu vers elle .
Sœur— des— Pauvres gagna vite l a grand’
place . I l y
avait foule sous le porche , pour le premier rayon . Les
mendiants,assis aux pieds des saints , tremblaient d
froid,les unsauprès des autres , sans se parler . Ils rou
laient doucement l a tête, comme font les mourants, et
se pressaient dans les coins,afin de ne rien perdre du
soleil, lorsqu
’
il allait para ître .
SŒ UR- DES — PAUVRES
Sœur- des— Pauvres commença par la droite, j etant
des poignées de sous dans les chapeaux de feutre et
dans les tabliers , et cel a de si bon cœur que bien des
pièces roulaient sur les dalles . Elle ne comptai t pas , l a
chère enfant,et l e petit sac faisai t merveille ; il ne
désemplissait point et se gonfla it tellement à chaque
nouvelle poignée prise par l a fille tte , qu’
il versai t
comme un vase trop plein . Les pauvres‘ gens restaien t
ébahis de cette pluie j oyeuse ; i ls ramassaient les sous
tombés,oubliant le soleil qui se levait , et disan t des
Dieu vous le rende,
à l a hâte . L’aumone était si
l arge que de bons vieux crevaient que les saints depierre leur j etaient cette fortune
,et ils le croient
encore .
L ‘enfant riai t d e leur j oie . Ell e fit trois foi s le tour ,afin de d onne 1= à chacun la même somme ; puis elle
s’
arrê ta , non pas que le petit sac se trouvât vide , mais
parce qu ’elle avait beaucoup à faire avant l e soir .
Comme elle allait s ’
éloigner , ell e aperçut dans un coin
un v1eillard infirm e qui , ne pouvant s’
approcher , ten
dait les mains vers elle . Triste de ne poin t l’
avoir vu ,
elle s’av ança et pencha le sac pour lui donner davan
tage . Les sous se mirent à couler de cette méchante
petite bourse comme l ’eau d’une fontaine,sans s ’ar
f êter et si abondamment que Sœur-des— Pauvres ferma
bientôt l’
ouverture avec le poing,car le ta s aurait
monté en peu d ’
instants aussi haut que‘
l’
église . Le
pauvre vieux n’
av a it que faire de tant d ’argent , et peut
être les riches seraient- ils venus le voler .
1 50 SŒ UR - DES - PAUV RES
Alors , ceux de la grand’
place ayant les poches
pleines , elle marcha vers l a campagne . Les mendiants,
oubliant de soulager leurs souffrances,se mirent à la
suivre ils l a regardaient avec étonnement et respect,
entraînés dans un élan de fraternité . Elle, seule et
regardant autour d’elle,s’
avança it la première . La
foule venait ensuite .
L’enfant, vêtue d’une indienne en lambeaux , é tait
bien sœur des pauvres gens de sa suite,sœur par les
haillons et par la tendre pitié . E lle se trouvait la en
famille , d onna nt à ses frères et s’
oubliant elle— même ;elle marchait gravement de toute l a force de ses pe
tits pieds,heureuse de faire l a grande fille ; et cette
blondine d e dix ans rayonnai t d ’une naïve maj esté ,suivie de son escorte de vieillards .
L’
étroite bourse à l a main , elle allai t de village en
village , distribuant des aumônes à toute l a contrée .
Elle allait devant elle,sans choisir les chemins , pre
nant les routes des plaines et les sentiers des coteaux ;puis elle s ’
écarta it , traversan t le s champs , pour voir
s i quelque va gabond ne s’
abritait pas au pied des haies
ou dans l e creux des fossés . Elle se haussait,regar
dant à l ’horizon , et regrettait de ne pouvoir j eter un
appel à toutes les misères du pays . Elle soupirait en son
1 52 SOEUR— DES-PAUVRES
de graines , et en telle quantité que,le printemps
venu , le pré se couvrit d’une herbe épaisse e t haute
comme une forêt . Depu is ce temps,ce coin de terre
appartient aux oiseaux du ciel ; il s y trouvent en toute
sai son une nourriture abondante , bien qu’
ils y vien
nent par milliers de plu s de vingt lieues a la ronde .
Sœur-des-Pauvres reprit sa marche,heureuse de
son nouveau pouvoir . Elle ne se contentai t plus de
distribuer de gros sous ; elle donnait, selon l a ren
contre , de bonnes blouses bien chaudes , de lourds
jupons de laine , ou encore des souliers si légers e t s i
forts qu’
ils pesaient à peine une once et usaient les
cailloux . Tout cel a sortait d’une fabrique inconnue ;les étoffes étaient merveilleuses de solidité e t de sou
plesse les.
coutures se trouvaient si finem ent p i quées
que dans le trou qu’
aura it fait une de nos aiguilles , les
aiguilles magiques avaient aisément trouvé place pour
t rois de leurs points et , ce qui n’
é ta it pas le m oindre
prodi ge,chaque vêtement prenait l a taille d u pauvre
qui s ’en couvrait . Sans doute un atelier d e bonnes
fées venait de s ’
é tablir a u fond du sac , apportan t les
ñ us ciseaux d ’or qui coupent dix robes de chérubîn
dans l a feuille d ’une rose . C’
é tait , pour sûr , besogne
d u ciel,tant l’ouvrage étai t parfai t et promptement
cousu .
Le petit sac ne se montrait pas plus fier pour cela .
Les bords en étaient légèrement usés, et la main d e
Sœur— des— Pauvres les avait peut-ètre un peu elar
gis ; maintenant , il pouvai t bien être gros comme deux
SŒ UR -DES-PAUV PŒS 1 5 3
nids de fauvette . Pour que tu ne m ’
a ccuses pas de m en
songe,il m e faut te dire comment en sortaient les
grands vêtements , tels que jupes et manteaux , amples
de quatre à cinq mètres . La vérité est qu’
ils s’
y trou
vaient pliés sur eux-mêmes , comme les feuilles du co
quelico t quand il ne s’est pas échappé d u calice , et
pliés avec tant d’art qu’
ils n’
éta ient guère plus gros
que le bouton de cette fleur . A lors Sœur-des-‘
Pauvæs
prenait le paquet entre deux doigts,et le secouait à
petits coups ; l’
étoile se dépliait , s’
a llongeait et deve
nait vêtement,non plus bon pour des anges
,mais
propre à couvrir de larges épaules . Quant aux sou
li ers,j e n ’ai pu savoir jusqu
’
à ce j our sous quelle
forme ils sortaient du sac ; j‘
ai ouï dire cependant,
m a is je n’
affirm e rien , que chaque paire étai t conte
nue dans une fève qui éclatait en touchant la terre .
Tout cela,bien entendu , sans préj udice des poignées
de gros sous
o
qui tombaient dru comme grêle de
mars .
Sœur- des-Pauvres marchait toujours . Elle ne sen
tait point l a fatigue,bien qu
’
elle eût fait prè s de cent
lieues depuis le matin,et cela sans boire ni manger .
A l a voir passer sur le bord des routes , laissant à peine
trace,on eût d it qu
’
e lle était emportée par des ailes
inv isibles ., 0 n l’avait aperçue , dans ce j our , aux quatre
points de l ’horizon , et tu n’ant ai s p a s trouvé dans le
pays un coin de terre,plaine ou montagne , dont l a
neige ne portà t l a légère empreinte de ses petits pieds .
Vraiment,Guillaume et Guillaum e tte , s’ils l a pour
1 511 SOEUR DES — PAUVRES
su ivaient , risquaient de courir une bonne semaine
avant que de l’
a tte ind re ; non pas qu’il y eût à hésiter
sur le chemin qu’
elle prenait, car elle laissa it foule
derrière elle , comme font les rois aleur passage ; mais
parce qu ’elle marchait si gaillardement qu ’elle—même,
en d ’
autres temps , n’
aura it pu faire un pareil voyage
en moins de six grandes semaines .
É t son cortège allait s ’augm entant à chaque village .
Tous ceux qu’elle secourai t, marchaient à sa suite , si
bien que,vers le soir , la"
foule s ’
étend ait derrière elle
sur une longueur de plusieurs centaines de mètres .
(l’
étaient ses bonnes œuvres qui la suivaient ainsi , et
j amais saint ne s’est présenté devant Dieu avec une
aussi royale escorte .
Cependant la nuit tombait . Sœur— des — P auvres mar
chait toujours ; touj ours le petit sac travaillait . Enfin,
on v it l ’enfant s’
a rrê te r sur le somm et d’un coteau ; elle
se tint im mobile , regardant le s plaines qu’elle venait
d’
enrichir, et ses haillons se détachaient en noir dans
la blancheur d u crépuscule . Le s mendiants firent
cercle autour d ’elle ; i ls s’
agitaient par‘ grandes masses
sombres,avec le sourd frémissement des foules . Puis
l e silence régna . Sœur— des — Pauvres, hau te dans le ciel ,s ouriait
,ayant un peuple à ses pieds . Alors
,a yant
be aucoup grandi depuis le matin,debou t sur le co
t eau,elle leva l a main au ciel e t d it à son peuple
Remerciez Jésus , remerciez Ma rie .
Et tout son peuple entendit sa voix douce .
1 56 SOEUR— DES-PAUVRES
croulem ent du plancher, aurait ouvert les yeux pour
un hard tombé sur les dalles . ll secoua Guillaum e tte .
Hé ! femme,dit — il
,entends-tu"
Et comme la vieille balbutiai t,de méchante hu
meur
La petite est rentrée,reprit— il . Je crois qu ’elle a
vol é quelque passant, car j’
entend s là— haut le tinte
ment d’une grosse bourse .
Guillaum ette se souleva , sans plus gronder et fort
éveillée . Elle alluma vite l a lam pe en disant
Je savais bien que cette fille était vicieuse .
Puis elle aj outa
Je m’
ache tera i une coiffe à rubans e t des souliers
de coutil . Dimanche , j e sera i fière .
Alors tous deux , à peine vê tus,Guill aume allant le
premier et Guillaum ette élevant l a lampe , m ontèrent
à l a mansarde . Leurs ombres , maigres et bizarres,s’
a llongeaient le long des murs .
Au haut de l ’éche lle , il s s’
arrétèrent d e tonnem ent .
I l y avait sur le sol une couche de pièces épaisse
île trois pieds , e t cel a dans tous les coins , sans qu’
il
fût possible d’
ap ercevoir large comme la main de
plancher . Par endroits , s’
élevaient des tas de monnaie ;on eût dit les vagues de cette mer de gros sous . Au
milieu,entre deux de ces tas , dormait Sœur-des — Pau
v t es , dans un rayon de lune . L’enfant , cédant au som
meil , n’
ava it pu gagner son l it ; elle s’
éta it l aissée
glisser doucement et rêvait du ciel sur cette couche
faite d ’
aum ônes . Les bra s ramenés contre l a p oitrine ,
SOEUR -DES — PAUVRES 1 57
elle tenait dans sa main droite le m ag ique cadeau de
l a mendiante,et
,son souffle faible et régulier s ’en
tendait au_milieu du silence . L ’astre bien-aimé , se mi
rant autour d ’elle dans la monnaie neuve , l’
en tourai t
comme d ’un cercle d’or .
Guillaume et Guillaum e tte n e ta ient pas bonnes
gens a longtemps s’
é tonner . Le m iracle étant à leur
profit , ils ne songèrent guère à l’
expliquer, se souciant
peu qu’ il fût œuvre du bon Dieu ou du diable. Lors
qu’
ils eurent un instan t compté le trésor des yeux , il s
voulurent s ’
a ssurer qu’i l n ’
é tait pas seulement j eu de
l ’ombre et refle t de lune . Ils se baissèrent ev idement ,les mains grandes ouvertes .
Or , ce qu'il advint alors est si peu croyable que
j’
hésite à l e dire . A peine Guill aume eut- il pris unepoi gnée de pièces
,que ces pièces se changèrent en
énormes chauves-souri s . Il ouvrit les doigts avec ter
f eur , et les vilaines bêtes s’
échappèrent , p oussant des
cris aigus et le frappant‘
a l a face de leurs longues
ailes noires . Guillaum ette , de son côté,saisi t une
nichée de j eunes rats,aux dents blanches et fines
,qui
l a mordirent cruellement en s’
enfuyant le long de ses
j ambes . La v ieille femme,que l a vue d
’
une souris fai
sait évanouir , se mourait de les sentir courir dans ses
j upes .
Il s s etaient dressés,n
‘
osent plus caresser cet ar
gent si neuf d ’
app arence e t s i déplaisant au toucher .
Ils se regardaient,mal à l ’aise
,et s
’
encouragea ient
avec ces regards,moitié r iants
,moitié fàchés , d
’un
1 58 SŒ UR— DES— PAUVRES
enfant que vient de brûler une friandise trop chaude .
Guillaum ette céda l a première à la tentation ; elle
allongea ses bra s maigres et prit deux nouvelles poi
guées de sous . Comme elle se‘
rrait les poings , pour
ne rien laisser échapper, elle poussa un grand cri de
douleur ; car , à la vérité , elle avait saisi deux poignées
d’
aiguilles si longues et si pointues que Ses doigts se
trouvaient comme cousus aux paumes de ses mains .
Guillaume , à la voir se baisser,voulut sa part du
trésor . 11 se hâte et ramassa pour tout butin deux
belles pelletées de charbons ardents qui brûlèrent
comme poudre sur sa peau,tant ils étaien t enflam m és .
Alors , rendus furieux par l a souffrance , ils se pré
cipitèient sur les gros sous , fouill ant en plein tas et
cherchant à gagner l e miracle de vitesse . Mais les
gros sous n ’
étaient pas sou s à se laisser surprendre .
A peine touchés,il s s ’envola ient en sauterelles
,ram
paient en serpents , fuyaient en e au bouillante , se dis
sipa ient en fumée ; toute forme leur semblait bonne ,et ils ne s ’en allaien t pas sans avoir quelque peu brûlé
ou mordu les voleurs .
Il y avait l à une effrayante fécondité , si rapide et
donnant naissance à tant de créatures différentes,
qu’
une inexprimable terreur régnait . Crapaud s « vo
lants , hiboux , vampires , phalènes , se pressaien t à lalucarne , battant de l
’aile et s’échappant par grandes
volées . Les scorpions , les araignées , tous les hideux
habitants des lieux humides , gagnaient les coins par
longues fi les effarouchées ; l e grenier, bien que fort
1 60 SOEUR-DES-PAUVRE S
frances . Un pauvre était pauvre pour elle avant d ’
ê tre
bon°
ou m échant . Elle ne distinguait point entre les
l armes et pensait volontiers qu ’el le n ’
evait pas charge
de distribuer des peines et des récompenses,mais mis
sion d ’
e ssuyer des pleurs . Dans sa petite raison de dix
a ns, il n
’
v avait pas grande idée de justice ; el le était
toute charité , toute aumône . Lorsqu’
e lle songeait aux
damnés d’
enfer , il lui venait au cœur des pitié s qu ’elle
n’
éprouvait j amais aussi fortes pour les âmes du pur
ga toire .
Quelqu’
un lui ayant dit un j our que tel pauvre ne
méri tait pas le pain qu ’elle lui donnait,elle n’
avait pas
compr is . Elle se refusa it à croire que ce n ’est pas assez
d’
avoir faim pour manger .
Or, pour réparer sou oubli , Sœur-des — Pauvres re
prit le petit sac et alla vi te acheter en bel argent neuf
une terre qui touchait à l a cabane de ses parents . Elle
acheta , en outre , une p a 1re de bœufs blancs et roux ,aux poils luisants comme de la soie . Elle n ’eut garde
d ’oublier la charrue , et loua un garçon de ferme qui
conduisit l ’a tte lage au bord du champ , à l a porte de
la chaumière . Pendant ce temps elle amassai t a l a v ille
des provisions de toutes sortes,souches de vigne qui
brûlent avec un feu clai r , fine fleur de farine , salaisons
et légumes secs . Elle se fai sait suivre de troi s grosses
charrettes et a llait de boutique en boutique , les char
geant de ce qu ’elle pensait nécessaire à un ménage .
E t c’
éta it merveil le comme elle dépensait en grande
fille l ’argent du bon Dieu , n‘
achetant pas choses inu
SOEUR— DE S -PAUVRES 1 6 1
tiles , a insi qu ’on aurait pu l’
a ttend re d ’une bambine
de son âge , mais bien meubles solides et commodes ,pièces de toile , chaudrons de cu ivre , tout ce que sou
haite dans ses rêves une ménagère de trente ans .
Lorsque les troi s charrettes furent pleines,elle vin t
les faire ranger auprès des bœufs e t d e l a charrue .
A lors elle comprit que l a chaumière étai t bien misé
rabl e et bien petite pour contenir ces r ichesses , et elle
eut du chagrin de ne pouvoir acheter une ferme , non
pas qu’elle manquât d ’argent , mais parce qu’
il n ’
y avait
point de ferm e dans cette partie du pays . Elle résolut
d’
appeler les maçon s e t de leur faire bâtir une grande
habitation , sur l’
em placem ent m èm e de l a pauvre de
meure . Mais en attendant , comme elle était pressée ,elle
'
se contenta d e verser sur le sol , devant les char
f ettes_, quelques tas de gros sous , pour payer les frais
de bâtisse .
Elle fi t si bien qu ’elle n e mit pas une heure à tout
disposer de l a sorte . Guillaume et Guillaum et te dor
m aient encore , m’ayant entendu ni l e bruit des roues ni
l e fouet du garçon de ferme .
Alors , Sœur— des- Pauvres s’
approcha de l a porte ,ayant aux lèvres un ñ u sourire , car elle avai t parfoi s
l’
espièglerie du bien . Elle s’
é tait hâtée un peu par
mal ice , et s’
applaud issait d’
avoir réussi à devancer le
reveil de ses parents .
Elle donna un dernier regard à ses achats, et se mit‘
a crier en frappant dans ses m ains de toutes ses
forces
1 62 SŒ UR-DES — PAUVRES
Oncle Guillaume , tante Guillaum e tte !
Et,comme les deux v ieux ne bougeaient, elle heurta
d u poin g les planches m a 1 jointe s du volet , en répétant
plus haut et à plusieurs reprises
Oncle Guillaume“
,t ante Guillaum ette , ouvrez vite ,
l a fortune dem ande à entrer !
O r,Guillaume et Guillaum e tte entendirent cela en
dormant , e t , sans presque prendre l a peine de s’
éve il
l er,i ls sautèrent d u l it . Sœur— des-Pauvres cria it encore
lorsqu’
ils parurent sur le seuil , se poussan t et se frot
tan t les yeux pour mieux voir ; et i ls s’
é ta ient tant
pressés , que Guillaume avait les jupes et Guillaum e tte
les culottes . Ils n ’eurent garde d e s’
en douter , ayant
bien d ’
autres suj ets d ’
étonnem ent . Les tas de grossous
s’
éleva ient , hauts comme des meules de foin ,e t les
trois charrettes avaient fort grand air,les chaudrons
et les meubles de chêne se détachant sur l a neige . Les
bœufs , au vent froid d u matin , soufflaient avec bruit,
e t le 5 0 0 de la charrue sem blai t d’argent,blanc des
premiers rayons .
Le garçon de ferme s ’
av ança et dit à Guillaume
Ma ître , où dois-je conduire l’
a tte lage‘! ce n ’est
pas sai son de labour .
‘
Soyez sans crainte vos champs
sont ensem encéS, et vous aurez ample récolte .
Et, pendant ce temps, l es charretiers s’
étaient ap
proches de Guillaum e tte .
Brave dame , lui disaient— ils , voici votre ménage
e t vos provisions d‘
hiver . Hâtez-vous de nous dire
où nous devons décharger nos charrettes . C’
est peu
1 611 SOEUR— DES - PAUVRES
porte,ils l a regardèrent e t éclatèrent en san glots
,sans
savoir pourquoi . I l l eur se'
mbla qu’
nne main les serrait
à la gorge,et leur cœur battit v iolemm ent , à ne pou
voir respirer . Ils restaient là , debout, près d'
étouffe r,
n e sachant que faire dans cette émotion qu’
ils ne con
naissaient pas . Et,tout d’un coup , il s comprirent qu
’
ils
aimaient Sœur-des— Pauvres ; alors , riant dans les la r
mes,il s coururent l
’
em bra sser, ce qui les soulagea .
Un an plus tard,Guillaume et Guillaum ette se trou
v aient les plus riches fermiers du pays . Ils possédaient
une grande ferme neuve,et leurs champs s’étend a ient
à tant de lieues à l a ronde , qu’
unmême horizon ne pou
ve i t les contenir . Qu’
un pauvre dev ienne riche , cela
n ’est point rare,et personne
,dans nos temps , ne songe
à s ’en étonner . Mais , lorsque Guillaum e et Guillaum ette
de méchants devinrent bons,i l y en eut qui se refusèrent
à le croire . C’
é ta it vérité cependant . Les parents de
Sœur-des— Pauvres,ne souffrant plus le froid ui la faim
,
retrouvèrent leur bon cœur d ’
a utre fois , e t , comme ils
avaient beaucoup pleuré , ils se senti rent frères des
m i sérables et les soulagèrent sans égoïsme .
Les larmes,j e le sais , sont bonnes conseil lères .
Pourtant, si Guillaum e tte n’aima plus trop la dentelle,
si Guillaume cessa de boire et préféra le travail , m’
est
SŒUR-DES — PAUVRES 1 65
av i s que les gros sous avaient en eux quelque vertu
secrète qui aida au miracle ; car ils.
n’
éta ient pas
comme les premiers sous venus,qui consentent à
payer chiffons et festins , et ils montraient bien à l’oc
casion ne vouloir pas appartenir‘
a de méchants cœurs
ils étaient fortune‘
a rendre charitable , et dirigeaient la
main de ceux qui les possédaient . Ah ! les braves gros
sous,n’
a y ant point la morue stupidité de nos la ides
pièces d’
or et d‘
argent !
Guillaume“
et Guillaum e tte caressaient Sœur-des
Pauvres du matin a u soir . Dans l ’abord , ils lui évitaient
toute fatigue et se fâchaient dès qu’elle parlait d e tra
vail . Il étai t aisé de voir qu’
ils souhaitaient en faire une
bel le demoisel le , avec de petites mains blanches , bon
ne s à nouer des rubans . Fais — toi fière , lui disaient-i l s
chaque matin,et ne te chagrine du reste . Mais la fille tte
ne l‘entend a it point ainsi elle serait morte de tristesse
à rester assise tout le long du j our, sans autre besogne
que regarder filer les nuages ; ses richesses lu i étaien t
moindre distraction que frotter ses meuble s de chêne
e t tirer soi gneusement ses draps de fine toile . Elle
prenait donc du plaisir à se ' guise,et répondait à ses
parents : Laissez , j e suis chaudement vêtue et n’ai
que faire de dentelle ; j’aime mieux souci de ménage
que souci de toilette .
Et elle disait cela s i sagement que Guillaum e et
Guillaum ette comprirent qu’elle avait une grande rai
son e t ne l a contrarièrent plus dans ses goûts . Ce fut
fê te pour el le . Elle se leva , a insi qu’
autreiois, à cinq
1 66 SOEUR — DES -PAUVRES
heures,et se chargea des soms domestiques ; non pas
qu’elle balaya°
et l ave , comme aux jours de malheur ,car ce n
’
é tait plus besogne d e sa force qu‘
eutretenir
en propreté un aussi vaste logis ; mais elle surveill a
les servantes e t n’eut pas fausse honte à les aider dan s
l eurs travaux d e la iterie et de basse -cour . Elle était bien
la j eune fille la plus riche e t la plus a ctive de l a con
tree,et chacun s ’
ém e rve illait de ce qu’el le n ’eut point
changé en devenant grosse fermière,sinon qu ’elle
avait les j oues plus roses et le cœur plus gai au travail . Bonne misère , disai t- elle souvent , tu m
’as appris a être riche .
Elle songeait beaucoup pour son â ge , ce qui l’
a ttris
tait parfois . Je ne sais comment elle s ’ape rcut que ses
gros sous lui devenaient de peu d’
utilité . Les champs
lui donnaient le p ain , le vin , l’
huile,les légumes et
les fruits ; le s troupeaux lui fournissaient la laine pourles vêtements et l a chair pour les repas ; tou t s
‘
offra it
à ses entours, et les pro d uits de la ferme suffisa ien t
amplement a ses besoins et à ceux de ses gens . Même
la part des pauvres était large , car elle ne donnait plus
a umônes d ’argent,mais viande
,far ine , bois
‘
a brûle r,
pièces de toile et de drap , et se montrait sage en cela ,offrant ce qu’elle savait nécessaire aux indigents , et
leur évitant la tentation de mal employer les sous de
l a charité.
Or , dans ce tte abondance de biens , plusieurs tas de
gros sous dormaient au grenier, et Sœur-des —Pauvres
se chagrinait de les voir occuper la place de vingt à
1 68 SOEUR— DES-PAUVRES
doute pas de s0 1,fi v a plus de gaieté de cœur a se sen
tir humble qu e puissant . Elle l’
eut volontiers j eté à l a
r1vière ; mais un méchant pouvait le trouver dans le
sable et en user au dommage de chacun ; e t , certes s’i l
employait à faire le mal la moitié de l ’argent qu elle
av ait dépensé en bonnes œuvre s , i l n’est point douteux
qu’il ne ruinât le pa ys . Aussi comprit— elle alors que l a
mendiante ait longtemps cherché avant de donner son
aumône c’
était là un cadeau faisant la 1o 1e ou le dés
espoir d ’
un peuple , selon la main qui le reçoit .
Elle garda le sou , et comme il était percé , elle se le
pendit au cou à l ’aide d ’un ruban ainsi elle ne pou
v ait le perdre . Mais cela l a chagr1 nm t de le sentir sur
sa poitrine,et elle eût tout fait au monde pour retroa
ver l a pauv 1 e sse . E lle l’
aura it priée de reprendre ce
dépôt,trop lourd pour être longtemps ga rdé , et de la
laisser vivre en bonne fille , ne faisant d’
autre s mira
cles que miracle s de travail et de j oyeuse humeur .
O r, elle l’avait vainement cherchée e t désespérai t
de j amais la rencontrer .
Un soir , p a ssant d evant 1 eglise , elle entra faire un
bout de prière . Elle all a tout au fond , dans une peti te
chapelle—
qu’
elleäim a it pour son ombre et son silence ;les v i traux d ’un bleu sombre éclairaient les dalles
comme d’un refle t de lune , e t la voûte , un peu basse ,n
’
ava it pas d’
echo . Mais , ce soir- là , l a peti te chapelle
étai t en fête . Un rayon égaré,après avoir traversé l a nef
,
donnait en plein sur l’hum ble autel et faisa i t briller
dans les ténèbres le cadre doré d’un vieux tableau .
SŒ UR — DES — PAUVRE S 1 69
Sœur-des -Pauvres , qui s e ta it agenouillée sur l a
pierre nue,eut une courte distraction à voir ce bel
adieu du sol eil à son coucher et ce cadre qu’
elle ne
savait point 1211 . Puis el le pencha l a tête et com m enca
son oraison ; elle suppliait le bon Dieu de lui envover
un ange qui se chargeât du gros sou .
Au fort de sa prière , elle leva l e front . Le baiser du
soleil montai t lentement ; il avait laissé le cadre pour‘la toile peinte , e t , comme il emplissait le tableau , on
eût pu croire que cette lumière blonde sortait de l’
i
mage sainte . Elle rayonnait sur l e mur noir , et c’
é ta it
comme si quelque chérubin eû t écarté un coin du voile
des cieux ; car on y voyait , dans un éblouissement de
gloire et d e splendeur , l a Vierge Marie endormant Je
sus sur ses genoux .
Sœur-des— Pauvres regardait , cherchant à se souve
nir . E lle avait vu, en songe peut-être , cette belle sainte
et cet enfant div in . Eux aussi l a reconnaissaient sans
doute ils lui souriaient , et même elle les vit sortir de
la toile e t descendre ver s elle .
Elle entend it une voix douce qui d isa 1 t
Je suis la sainte mendiante des cieux . Les pau
vres de l a terre me font l ’offrande de leurs larmes,et
j e tends l a main à chaque misérable , afin qu’ il se sou
lage . J’
em porte au ciel ces aumônes de souffrance , e t
ce sont elles qui , ainassées une à une dans les siècles ,formeront au dernier j our les trésors de félicité des
élus .
C’
est ainsi que j e vais par le monde , pauvrement
1 0
1 70 SŒ UR — DES — PAUVRES
vêtue , comme il convient à l a fille du peuple . Je con
sole les indigents mes frères , et j e sauve les riches
par l a charité .
Je t ’ai vue, un soir, et j'ai reconnu en toi celle que
j e cherchais : C’
es t un rude labeur que le mien,e t , lors
que j e rencontre un ange sur l a terre,j e lui confie une
partie de ma mission . J’
ai pour cel a des sous du ciel
qui ont l’
intelligence du bien et qui rendent fées les
mains pures .
Vois m ou Jé sus te souri t i l est content de toi .
Tu as e'
te mendiante des cieux,car chacun t
'
a fa it l’
au
m ône de son âme , et tu amèneras ton cortège de pau
v re s j usque dans le paradis . Maintenant , donne ce sou
qui te pèse ; les chérùbins ont seuls cette force de per
ter éternellement le bien sur leurs ail es . Sois humble,
sois heureuse .
Sœur-des- pauvres écoutait l a parole div ine ; elle
étai t l à,demi-penchée
,muette , en extase ; e t , dans ses
yeux grands ouverts,se refléta it l
’
éblouissem eut de la
vision . Elle demeura longtemps immobile . Puis , comme
le rayon montait touj ours,i l lui sembla que la porte
d u ciel se refermait ; la Vierge prit l e ruban à son couet disparut lentement . L’enfant regardait encore , mais
elle voyait seulement le haut d u cadre doré,brillant
faiblement aux dernières lueurs .
A lor_
s , ne sentant plus le p0 1ds du sou sur sa poi
trine , elle crut en ce qu’elle venait de voir . Elle se si
gna et s'
en alla , remerciant Dieu .
C ’est ainsi qu ’elle n’
eut plus de souci et qu’
elle v é
AV ENTURES
SIDOINE ET DU PETIT MÉDÉRIG
1 76 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
de son salu t et l’a isance de son allure,on lui accorda it
aisément plus d'esprit qu’
aux doctes cervelles de qua
rante grands hommes . S es yeux ronds, pareils à'
ceux
d’
une mésange , dardaient des regards minces et pene
trants comme des vrilles d ’
acier ; ce qui , certes , l’
aurait
fai t j uger méchant enfant,si de longs cils blonds n ’a
v a ient voilé d ’une ombre douce la malice et la hardiesse
de ces yeux- là . Il portait des cheveux bouclés et riai t
d’
un bon rire engageant,de sorte qu ’on ne pouvait
s’
em pê cher de l’
a im er .
Bien qu’
ils eussent grand’
peine‘
a converser l ibre
ment, l e grand S id oine et le petit Méd éric n’en étaient
pas moins les meilleurs amis du monde . Ils avaient
seize ans tous deux , étant nés le même j our , à la même
minute , et se connaissaient depuis lors ; car leurs
mères,qui se trouva ient voisines , se plaisai ent à les
coucher ensemble dans un berceau d ’osier,aux jours
où le grand S id oine se contentait encore d’
une couche
de trois pieds de long . Sans doute,c’est chose rare que
deux enfants , nourris d’une m ême bouillie , aient des
croissances si singulièrement différentes . Ce fait em
b arra ssa it d’
au tant plus les savants du voisinage , que
Méd éric, contrairement aux usages reçus , avait à coup
sûr rapetissé de plusieurs pouces . Les cinq ou six cents
doctes brochures , écrites sur ce phénomène par des
hommes spéciaux,prouvaient de reste que le bon Dieu
seul savait le secre t de ces croissances bizarres , comme
il sait d ’
ailleurs ceux des Bottes d e sept l ieues , de la
Belle au bois dormant et de ces mille autres vérités ,
ET DU PETIT MÉDÉRI C 1 77
si belles et si simples qu’il faut toute la pureté de l ’en
fance pour les com prendre .
Les mêmes savants, qui faisa ient métier d e tud ier ce
qui ne saurai t être expliqué , se posaient encore un
grave probl ème . Comment peut — il se faire , se deman
d a ient— ils entre eux ,sans j amais se répondre , que cette
grande bête de S id oine aime d un amour aussi tendre ce
petit polisson de Méd éric , et comment ce petit polisson
trouve-t-il tant de caresses pour cette grande bête ?
Question obscure , bien faite pour inquiéter des esprits
chercheurs la fraterni té du brin d ’
herbe et du chêne .
J e ne me soucierais pas autant de ces savants,si
un d ’eux , l e moins accrédité dans l a paroisse , n’
av a it
dit certain j our en hochant la tète Hé,hé ! bonnes
gens , ne voyez-vous pas ce dont i l s’agit ? R ien n ’est
plus simple . I l s'
est fai t un échange entre les marmots .
Quand il s étaient au berceau,alors qu
’
ils avaient la
peau tendre et le crâne de peu d ’
ép a isseur , S id o ine a
pris l e corps de Méd éric,e tMéd éric , l
'
esp rit de S id oine ;de sorte que l ’un a crû en j ambes et en bra s
,t andis
que l‘
autre croissait en intelligence . De l à leur am itié .
Ils sont un même être en deux êtres différents et c’est ,si j e ne me trompe , l a d éfinitiondes amis parfaits .
Lorsque le bonh omme eut ainsi parlé,ses collègues
rirent aux éclats et le traitèrent de fou . Un philosophe
daigna lui démontrer comme quoi les âmes ne se trans
v asent point de la sorte,ainsi qu ’on fai t d ’un liquide ;
un naturaliste lui criait en même temps dans l’
autre
oreille qu’
on n’
avait pas d ’
exem ple en zoologie d’
un
1 78 AVENTURES DU GRAND S I DOIN E
frère cédant ses épaule s à son frère,comm e il lui cé
derait sa part de gâteau . Le bonhomme hochait tou
jours l a tête , répétant J ’ai donné m on expl ication ,donnez la vôtre , et nous verrons laquelle des deux est
la plus raisonnable .
J’
ai longtemps médité ces paroles et j e l es a i trou
vées pleines de sagesse . J usqu’
à m eilleure explication,
si tant e st que j’
aie besoin d ‘une explication pour
continuer ce conte , j e m ’en tiendrai‘
a celle donnée
p ar le vieux savant . Je sais qu’elle
'
blessera les idées
nettes e t géométriques de bien des personnes ; mais ,comme je suis d écidé à accueillir avec reconnaissanceles . nouvelles soluti ons que m es lecteurs trouveront
sans aucun doute , j e crois agir justement en une
matière aussi délicate .
Ce qui , Dieu merci , 1 1 e tait pas suj et à controverse ,car tous les esprits droits conviennent a ssez sou
vent d ’
un fait,
c’
est que Sideme et Méd éric se trou
va ient au mieux de leur amitié . Ils découvraient chaque
jour tant d’
avantage s‘
a être ce qu’
ils é taient,que
,pour
rien au monde,ils n ’
a uraient voulu changer‘
d e corps
ni d’
esprit .
Sid oine , lorsque Méd éric lui indiquait un nid de pie
tout au haut d ‘un chêne,se déclarait l ’enfant le plus
ñu de l a contrée ; Méd éric , lorsque S id oine se baissa it
pour s’
em parer d u nid croyait de bonne foi avoir la
taille d’
un géant . Mal t en eût pris , s i tu avais traité
S id oine de sot , espérant qu’il ne saurait te répondre
Méd éric t’
aura it prouvé en trois phrases que tu tour
1 80 AVENTURES DU GRAND sm om s
il a llum a it l e feu , l es couvra i t de braise et se brûlait
les doigts à les retirer .
Ces menus soins domestiques n’
exige a ient pas
grandes ruses ui grande force de poignets . Mais il fai
sait bon voir les deux compagnons dans les exigences
plus graves de la vie , comme lorsqu’
il fallait se dé
fendre contre le s loups , pendant les nuits d’hiver
,ou
encore se vêtir décemm ent , sans bourse d éfier , ce qui
présenta it des d ifficultés énormes .
S id oine avait fort a faire pour tenir les loups a dis
tance ; il l ançait à droite et à gauche des coups de pied
à renverser une montagne , e t, le plus souvent , ne ren
versait ri en d u tout , par la raison qu’il é tait très — mal
adroit de sa personne . I l sortait ordinairement de ces
luttes les vêtements en lambeaux .
—A10 rs le rôle de Mé
d éric commençait . De faire des reprises , il n’
y fallait
pas songer , e t le malin garçon préférait se procurer de
beaux habits neufs , pui sque , d’
une façon comme d’une
autre , il devait se mettre en frai s d ’
im agina tion . Achaque blouse déchirée , ayant l
’
e sprit fertile en expé
d ients , i l inventait une étoffe nouvelle . Ce n’
é ta it pas
tant la qual ité que l a quantité qui l’
inquiéta it figure
toi un ta illeur,qui a urait à habiller les tours Notre
Dame .
Une fois , dans un besoin pressant , il adressa une re
quête aux meuniers , sollicitan t de leur bienveillance le s
v ieilles voiles de tous les moulins à vent de la contrée .
11 demandait avec une grâce sans pareille , et il oh
tint b ientô t assez de toile pour confectionner un su
ET DU PET IT MÉDÉR IC 1 8 1
p erbe sac qui fit le plus grand honneur à S id oine .
Une autre fois , i l eut une idée plus in génieuse eu
core . Comme une révolution venait d ’
écla ter d ans le
pays , et que le peuple , pour se prouver sa puissance ,brisa it les écussons et déchirai t les bannières du der
n ier règne,i l se fi t donner sans peine tous les vieux
drapeaux qu i avaient servi dans les fêtes publiques .
J e te laisse a penser si l a blouse , faite de ces lambeaux
de soie , fut splendide à voir .
Mais c’
é ta ien t là d es habits de cour , et Méd éric cher
chait une é toffe qui résistât plus longtemps aux griffes
e t aux dents des bêtes fauves . Un soir de bataille , les
loups ayant achevé de dévorer l es drapeaux,i l lui v int
une subite inspiration en considérant les morts resté s
sur le sol . Il dit à S id oine de l es écorcl1 er proprement,fit sécher les peaux au soleil , e t, huit j ours après , son
grand frère se p 1:om enait , l a tête haute , vêtu galam
ment des dépouilles de leurs ennemis . Cc dernier était
un pe u coquet , ainsi que tous les gros hommes , et se
montrait très — sensib l e aux beaux ajustements neufs ;aussi se mit- ii a faire chaque semaine un furieux car
nage de loups , les assommant d’
une façon plus douce,
par crainte de gâter les fourrures .
Méd éric n ’eut plus , dès lors , à s’
inquiéter de la garde
robe . Je ne t ’ai point di t comment il arrivait à se vê tir
lui -même , et tu as sans doute compris qu’il y arrivait
sans tant de ruses . Le moindre bout de ruban lui su lfi
sait . 11 était fort mignon,et de taille bien prise , quoique
petite ; les dames se le disputaient pour l’
at tifer de ve
1 1
1 82 AVENTURE S DÛ GRAN D S IDO IN E
10 11 1 3 et de dentelle : Aussi le rencontrait — ou touj ours
mis à la dernière mode .
Je ne saurais dire que les fermiers fussent très- en
chantés du voisina ge des deux amis . Mais il s avaient
tant de respect pour les poings d e Sid oine tant d ’ami
tié pour les j olis sourires de Méd éric, qu ils les lais
saient vivre dans leurs champs , comme chez eux . Les
enfants d‘
a illeurs ne mésusaient pas de l’hospitalité ; ils
ne prélevaient quelques légumes que lorsqu’
ils étaient
l a s de gibier et de poisson . Avec de plus méchants
caractères , il s auraient ruiné le pays en trois j ours ; une
simple promenade dans les blés eût suffi . Aussi- leur
tenait-ou compte d u mal qu’
ils ne_faisaient pas . Ou
leur avait même de l a reconnaissance pour les loups
qu’
ils détruisa ient par centa ines , et pour le ggand
nombre d’
étrangers curieux qu’
ils a ttira ieu t dans l es
villes d ’
a lentour .
J’
hésite‘
a entrer en matière avant de t ’avoir conté
plus au long le s affaires de mes héros . Les vois -tu
bien,là , devant toi ? S id oine , haut comme une tour ,
vêtu de fourrures grises , et Méd éric, paré de rubans
et .de paillettes , brillant dans l’herbe à ses pieds
,
comme un scarabée d’
or . Te les figures-tu se prome
nant dans la campagne,le long des ruisseaux
,soupant
e t dormant dans les clairières , vivan t en liberté sous
le ciel de Dieu ? Te dis— tu combien S id oine était bête,avec ses gros poings
,et que d ’
ingénieux expédients ,que de fines repartie s se logaient d ans la petite tête de
Méd éric ? Te pénètres-tu de cette idée , que leur union
1 811 AVENTURES DÛ GRAN D S IDOIN E
couché en face de lui , contemplait avec amour le s poings
de son compagnon ; bien qu’i l les eût vus grandir , i l
t rouvait,à les regarder, un éternel suj et de j oie e t d
’
é
tonnem eut .
Oh ! l a belle paire de poings ! songeait — 1L les
m a î tres poings que voilà Corñm e le s doigts en sont epais
et bien plantés! Je ne . voud ra is pas , pour tout l’or du
m onde , en recevoir la moindre chiquenaude il y aurai t
de quo i a ssommer un bœuf. Ce cher S id oine ne semble
pas se douter qu ’il porte notre fortune au bout d es bras .
S id oine , que le feu réjouissait , a llongeait en effet les
m ains d ’une facon indolente , et dodel inait de l a tète ,ab îmé dans un oubl i comple t des choses de ce monde .
Méd éric se rapproch a d u feu qui s’
é te iguait .
N ’est— ce pas dommage , reprit— ii à voix basse ,d ’user de si belles armes contre les méchantes car
casses d e quelques loups galeux ‘
! Elles méritent vrai
ment un plus noble usage,com me d ’
écra ser des ba
taillons entiers et de renverser les murs de citadelles .
Nous sommes nés pour de grands destins , e t nous voilà
dan s notre seizième année , sans avoir encore fait l e
moindre exploi t . Je suis la s de l a vie que nous menons
au fond de cette vall ée perdue , e t il est, j e crois , grande
ment temps d’
aller conquérir le royaume que Dieu nous
garde certainement quelque part ; car plus j e regarde
les poings de S id oine , et plus j’en suis convaincu ce
sont là des poings de roi .
S id oine é tait loin de songer aux grandes desti
nées rêvées parMéd éric . Il venait de s’
a ssoupir, ayan t
ET DU PET IT MEDER lC
peu dormi la nui t précédente,et on comprenai t , à la
régularité de son souffle , qu’il ne prenait pas même la
pein e d’
avoir des songes .
Hé ! mon mignon ! lui cria Méd éric .
ll leva l a tête et regarda son compagnon d ’un air
inquiet,agrandissant les yeux et dressan t les oreilles .
Écoute , reprit celui -ci , et tâche de comprendre ,s’il est possibl e . Je songe à notre avenir e t je trouve
que nous le négligeons beaucoup . La vie , mon mignon ,ne consiste pas à manger de belles pommes de terre
dorées e t à se vêtir d e splendides fourrures . I l faut,en
outre,se fa ire un nom dans le monde
,se créer une po
si t1on . Nous ne sommes pas gens du commun , pouvant
nous contenter de l’
etat e t du titre de va gabond s . Certes ,j e ne méprise pas ce métier
,qui est celui des lézards ,
bêtes à coup sûr plus heureuse s que bien des hommes ;mais nous serons touj ours à temps de le reprendre . I l
s ’agit donc de sortir au plus tô t de ce pays , trop peti t
pour nous , e t de chercher une contrée plus vaste où
nous puissions nous montrer à notre avantage . Sûre
ment , nous ferons vite fortune , si tu me secondes selon
tes moyens , j’
entend s en distribuant des taloches d ’
après
mes avis et conseils . Me comprends— tu ?
Je crois que oui,répondit Sid oine d
’
un ton mo
deste ; nous allons voyager e t nous b attre tout le lon g
de la route . Ce sera charmant .
Seulement,continua Méd éric , i l nous faut un but
pour nous ôter le loisir de ba guenauder en chemin . Vois
tu , mon mignon , nous aim ons trop le soleil , et nous
1 86 AVENTUR ES DU GRAND S IDOIN E
serions bien capables de passer notre j eunesse à nous
chauffer au pied des haies , si nous ne connaissio ns , au
moins par ouï-dire,le pays où nous désirons nous
rendre . J ’ai donc cherché une contrée qui fût digue
de nous posséder, e t , j e te l
’
avoue,d
’
abord j e n’en
trouvais aucune . Heureusement,j e ine sui s rappelé une
conversation que j ’ai eue,il y a quelques j ours, avec un
bouvreuil de ma connaissance . Il - m’a dit venir en
droite ligne d ’un grand royaume,nommé le Royaume
des Heureux,célèbre par l a fertilité d u sol et l
"è xcel
lent caractère des habitants ; i l est gouverné en ce
moment par une j eune reine, l
’
a im able Primevère ,qui , dans la bonté de son cœur , ne se contente pas de
laisser vivre en paix ses Suj ets,mais veut encore faire
p articiper les animaux de son empire aux rares félicités
de son règne . Je te di rai,une de ces nuits , les étranges
histoires que m ’a contées‘
a Ce sujet mon ami le bou
vreuil . Peut — être,
car tu me parais singulièrement
curieux aujourd ’hui,
désires - tu connaître comment
j e compte agir dans le Royaume des Heureux . Dès à
présent , et à ne juger les choses”
que de loin , il me
semble assez convenable de'
me faire aimer de l’
ai
mable Primevère , et de l’
épouser , pour v ivre gra sse
ment ensuite,sans souci des autres empires d u monde .
Nous verrons a te créer une position qui convi enne à
tes goûts,en te permettant de t
’
entre tenir l a main .
Mon mignon,j e jure de te tailler tôt ou tard une noble
besogne , telle que le monde dans mille ans parlera
encore de tes poings .
1 8 8 AVENTURES DÛ GRAND S lDOIN E
bienfaiteurs . La vallée manque d’
eau , et leurs terres
sont d une telle sécheresse qu ’
elles produisent le pire
v in du monde,ce qui est un continuel chagrin pour
les buveurs du pays . Las de piquette , ils ont convoqué
dernièremen t toutes leurs académ ies ; une aussi docte
assemblée allait certainement inventer l a pluie,sans
plus de peine que si le bon Dieu s’
en mêlait . Les se
vants se sont donc mis en campagne ; ils ont fait des
études fort remarquables sur la nature et la pente . des
terrains , et ont conclu que rien ne serait plus facile que
de dériver et d’
am ener dans la plaine les eaux du fleuve
voisin,si cette diablesse de montagne ne se trouvait
j ustement sur le passa ge . Observe , mon mignon , com
bien l es hommes nos frères sont de pauvres sires . Il s
étaient là une centaine à mesurer,
‘
a niveler , à dresser
de superbes plans ; ils disaient, sans se tromper , ce qu’é
tait la montagne,marbre
,craie ou pierre à plâtre ; ils
l‘
a uraient pesée , s’ il s l ’avaient voulu , à quelques ! il o
grammes prè s et pas um,m èm e le plus gros , n
’
a songé
à la porter quelque part o ù elle ne gênât plus . Prends
l a montagne , S id oine , mon mignon . Je vais chercher
dans quel lieu nous pourrions bien l a poser sans
m alencontre .
S id oine ouvrit les bras e t en entoura délicatement
les rochers . Puis il fit'
un léger effort, se renversant
en a rrière , et se releva , serrant le fardeau contre sa
poitrine . Il le soutint sur son genou,a ttendant que
Méd éric se décid_
ât . Ce dernier hésitait .
Je l a ferais b ien j eter à l a m er , murmurait-il,
ET DU PET IT MÉDÉRIC 1 89
mais un tel caillou occasionnerait pour sûr un nouveau
déluge . Je ne puis non plus la faire mettre brutalement
à terre,au risque d ’écorner une v ille ou deux . Les cul
tiv a teurs pousseraient de beaux cris , si j’
encom brais
un champ de nave ts ou de carottes . Remarque , S id oine ,mon mignon
,l ’embarra s où
‘
j e suis . Les hommes se
sont partagé le sol d’une façon ridicul e . Ou ne peut
déranger une pauvre montagne sans écra ser les choux
d ’un voisin .
Tu dis vrai,mon frère
,répondi t S id oine . Seule
ment,j e te prie d ’
avoir une idée au plus vite . Ce n’est
pas que ce cai llou soi t lourd ; mais il est si gros qu’il
m’
em barra sse un peu .
Viens donc,repri t Méd éric . Nous allons le poser
entre ces deux coteaux que tu vois au nord de la
plaine . 11 y a là une gorge qui souffle un froid du diable
en ce pays . Notre caillou l a bouchera parfaitement et
abritera l a va llée des vents de mars et de septembre .
Lorsqu il s furent arrivés , et comme S id oine s apprê
tai t à j eter l a montagne du haut de ses bras , ainsi que
le bûcheron j ette son fagot au retour de la forêt
Bon Dieu ! mon mignon,cria Méd éric , laisse — l a
glisser doucement,si tu ne veux ébranler la terre à
plus de cinquante l ieues à la ronde. Bien ne te
hâte ni ne te soucie des écorchures . Je crois qu’elle
branle , et il serait bon de l a caler avec quelque roche ,pour qu
’
elle ne s’
av ise de rouler lorsque nous ne se
rons plus ici . Voilà qui est fait . Maintenant les braves
gens boiront de bon vin . Ils auron t de l ’eau pour arro
1 1 .
1 90 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
ser leurs vi gnes et du soleil pour en dorer les grappes .
Ecoute , S id oine , j e suis bien aise d e te l e faire ehser
ver , nous sommes plus habiles qu’
une douzaine d ’aca
d ém ies . Nous pourrons , dans nos voyages , changer à
notre gré l a température et la fertilité des pays . 1 1 ne
s ’agit que d ’
arranger un peu les terrains , d’
é tablir au
nord un paravent de montagnes,et de ménager une
pente pour les eaux . La terre , j e l’ai souvent remar
qué,est mal bâtie
,et j e doute que les hommes aient
j amais assez d ’espri t pour en faire une demeure digne
de n ati ons civilisées . Nous verrons à y travailler un
peu , dans nos moments perdus . Auj ourd ’hui , voilà notre
dette de reconnaissance payée . Mon mignon , secoue
ta blouse qui est toute blanche de poussière , et partons .
S id oine , il faut l e dire , n’
entend it que l e dernier mot
de ce discours . Il n’
é ta it pas philanthrope , ayant
l’
esprit trop sim ple pour cela , et se souci ait peu d’
un
v in dont il ne devait j amais boire . L’
id ée de voyage l e
ravissait a peine son frère eut-ii parl é de départ que
la j oie lu i fit faire deux ou trois enjambées , ce qui
l’
éloigna de plusieurs douzaines de ! ilomè tres . Heu
reusem ent ,Méd é ric avait saisi un pan de la blouse .
Ohé ! mon mignon ,cria - t — il
,ne pourrai s- tu avoir
des mouvements moins brusques ? Arrête,pour l
’
amour
de Dieu ! Crois — tu que mes petites j ambes soien t capa
bles de semblables sauts ? Si tu comptes marcher d’
un
tel pas,j e te laisse aller en avant e t te rej oindrai peut
être dans quelques centaines d ’amnées . Arrête e t
assieds — toi .
1 92 AVENTURES DU GRAND S lDO I N E
LÉGE R APERçU sun LES MOM IES
Ce n ’est pas Sid oine qui aurait jamais soll icité un
ministre des travaux publics pour l’établissem ent de
ponts et de routes . 11 marchait d ’
ord ina ire à travers
cham ps , s’
inquiétant peu des fossés et encore moins
des coteaux ; il p rofessait un dédain profond pour les
coudes des sentiers frayés . Le brave enfant faisait de
l a géométrie sans le savoir,car il avait trouvé
,à lui
tout seul,que l a l igne droite est l e plus cour t chemin
d ’un point à un autre .
Il traversa ainsi une d ouzaine de royaumes , ayan t
soin de ne pas poser le pied au beau milieu de quel
que v ille,ce qu
’
il sentait devo i r déplaire aux hab i
t ants . I l enj amba deux ou trois mers,Sans trop se
mouiller . Quant aux fleuve s,i l ne dai gna pas même se
fâcher contre eux,l es prenant pour ces minces filets
d’
eau dont la terre est sillonnée après une pluie d ’o
rage . Ce qui l’amusa prodigieusement , ce furent les
voyageurs qu’
il*
rencontra ; il les voyait suer le long
des m ontées aller au nord pour revenir au midi , lire
les poteaux au bord des routes , se soucier du vent, de
la pluie , des ornières , des inondations , de l’
allure de
leurs chevaux . Il avai t vaguement conscience du ridi
ET DU PETIT MÊDÉRIC 1 93
cule de ces pauvres gens qui s’en vont de gaieté de
cœur risquer une culbute dans quelque précipice
lorsqu’
ils pourraient demeurer tranquillement assi s
leur foyer .
Que diable ! a urait dit Méd éric , quand on es t
ainsi bâti,on reste chez soi .
Mais,pour l
’
instant , Méd éric ne regardait pa s sur la
terre . Au bout d’
un quart d’
heure de marche,il
_
désira
cependant reconnaître les l ieux où ils se trouvaient . Il
m it le nez dehors , et se pen cha sur l a pla ine ; i l se
tourna aux quatre points du monde , et ne vit que du
sable qu’
un im mense d ésert emplissant l’
horizon . Le
site lui déplut .
Seigneur Jésus ! se dit-ii , que l es gens de ce
pays doivent avoir soif ! J ’
aperç ois le s ruines d’un
grand nombre de v illes , e t j e jurerais que les habitants
en sont morts,faute d
’
un verre de v in . Sûrement , ce
n ’est pas là le Royaume des Heureux ; mon ami l e
bouvreu il me l'a donné comme fertile en vignobles e t
en fruits de toutes espèces ; il s’
y trouve même a - t-il
aj outé , des sources d’
une eau limpide et fra îche , excel
lente pour rincer les bouteilles . Cet écervelé de Si
de ine nous a certainement égarés .
Hé ! mon mignon ! cria- t— il, où vas-tu ?
Pardieu , répondit S id oine sans s‘
a rrê te r , j e vais
devant moi .
Vous êtes un sot , mon mignon,reprit Méd éric .
Vous avez l’
air de ne pas vous douter que l a terre est
1 91 AVENTURES EU GRAND S IDOIN E
ronde , e t qu’
en allant touj ours devant vous,vous n ’ar
riveriez nulle part . Nous voilà bel et bien perdus .
Oh ! dit S id oine en courant de plus belle,peu
m’
im por te j e sui s partout chez moi .
Mais arrête donc,malheureux ! cria de nouveau
Méd éric . Je sue , à te regarder marcher ainsi . J’
aurais dû
veiller au chemin . Sans doute,tu as enjambe la demeure
de l’
aim able Primevère , sans plus de façons qu’
un butte
de charbonnier : palais et chaumières sont de même
niveau pour tes longues j ambes . Maintenant,il nou s
faut courir le monde au hasard . Je regarderai passer les
empires,du hau t de ton épaule
, jusqu’
au j our où nous
découvrirons le Royaume des Heureux . En attendant ,rien ne pre sse ; nous ne sommes pas attendus . Je crois
util e d e nous asseoir un instant , pour méditer plus à
l’
ai se sur le singulier pays que nous traversons en ce
moment . Mon mignon assieds — toi sur cette montagne
qui est là , à tes pieds .
Ça ,une monta gne ! répondit S id oine en s
’as
seyant,c’est un pavé , ou le diable m
’
em pbrte
A vrai dire , ce pavé étai t une des grandes pyra
mides . Nos compagnons,qui venaient de traverser le
désert d ’
Afrique , se trouva ient pour lors en Égyp te .
S id oine , m’ayant pas en histoire des connaissances
bien précises,regarda l e Nil comme un ruisseau
boueux ; quant aux sphinx et aux obélisques,i l les
prit pour des graviers d ’une forme singulière et fort
l aide . Méd éric qui savait tout sans avoir rien appris
fut fâché d u peu d ’
a ttention que son frère accordait a
1 96 AVENTURE S DU GRAND S IDO lN E
d ’un centimètre . Regarde maintenant ces_vilaines
bêtes qui nous entourent,brûlées par des millions de
soleils ; c’est pure malice , assure— t — ou ,
si elles ne par
lent p as ; elles connais sent le secret des premiers
j ours du monde , et l’
éte rnel souriré qu’elles gardent
sur l es lèvres est simplement par manière de se mo
quer de notre ignorance . Pour moi , j e ne les j uge pas
si méchantes ; ce sont de bonnes pierre s , d’
une grande
simplesse d’
esprit , e t qui en savent moins long qu’on
veut l e dire . Ecoute touj ours , mon mignon , et ne crains
pas de trop apprendre . Je ne te d ira i r ien sur Memphis ,dont nous apercevons les ru ines à l ’horizon , et j e ne
te dira i rien par l’excellente raison que j e ne vivais
pas au temps de sa puissance . Je me d éfie beaucoup
des historiens qui en ont parlé . Je pourrais lire , comme
un autre , les hiéroglyphes des obélisques et des vieux
murs écroulés ; mais , outre que cela ne m’
a m usera it
pas étant très— scrupuleux en matière d’
histoire ,
j’
aurais l a plus grande crainte de prendre un A pour
un B ,et de t ’ind uire ainsi en des erreurs qui se
raientpour toi d ’une déplorable conséquence . Je préfère
j oindre à ces considérations générales un léger aperçu
sur les momies . Rien n ’est plus agréable à voir qu’
une
momie bien conservée . Les Egyptiens s’
enterraient
sans doute avec tant de coquetterie dans la prévision
du rare pla isir que nous aurions un jour à les déterrer .
Quant aux pyramides , selon l’
opinion commune , elles
servaient de tombeaux si pourtant el les n’
étaient pas
destinées à un autre usage qui nous échappe . A insi , à
ET D U PET IT MÉDÉRIC 1 97
en juger par celle sur laquelle nous sommes assi s ,car notre siège , j e te prie de le rema rquer , est une
pyramide d e l a plus belle venue , j e les croirais
bâties par un peupl e hospitalier,pour servir de sièges
aux voyageurs fati gués , n’
é ta it l e peu d e commodité
qu ’elles offrent à un tel emploi . Je finira i par une mo
rale . Sache ,mon mignon
,que trente dynasties dor
ment sous nos pieds ; le s roi s sont couchés par mil
liers dans le sable,emmaillotés de bandelettes
,les
joues fra îches , ayan t encore leurs dents et leurs che
veux . On pourrait , s i l’on cherchait bien
,en composer
une jolie collection qui offrirait un grand intérêt pour
les courti sans . Le malheur est qu’on a oubl ié leurs
noms et qu ’on ne saurai t les étiqueter d ’une facon con
ven'
able . Ils sont tous plus morts que leurs cadavres .
Si j amai s tu deviens roi songe à ces pauvre s momie s
royales endormies au desert ; elles ont vaincu les vers
cinq mille ans,et n
’
ont pu v ivre d ix siècles dans l a
mémoire des hommes . l‘
a i dit . R ien ne d év e10 ppe l’in
telligence comme les voyages , et j e compte parfaire
ainsi ton éducation , en te fai sant un cours pratique sur
les divers sujets qui se présenteron t en chemin .
Durant ce lon g discours , S id oine , pour complaire à
son compagnon,avait pri s l ’air le plus bête d u monde
,
et note que c’
é ta it précisément là l ’ai r qu’ il fallait .
Mais , à la vérité , i l s’
ennuyait de toute l a largeur de
ses mâchoires , regardant d’un œil désespéré le N il , les
sphinx , Memphis , l es pyramides , et s'
e fforçant de
penser aux momies , sans grands résultats . I l cherchai t
1 98 AVEN TURES DU GRAND S IDOINE
furtivement à l ’horizon s’il ne trouverait pa s un sujet
qui lui permit d ’
interrom pre l’
orateur d ’une façon po
lie . Comme celui- ci se taisai t , il aperçut un peu tard,
deux troupes d’
hom m es, se m ontrant aux deux bouts
opposés d e l a plaine .
Frère dit— ii les morts m’
ennuient . Apprends
moi quels sont ces gens qui viennent à nous .
LES PO INGS DE S IDOIN E
J ’ai oubl ie de te dire qu ’il pouvai t être midi , lorsque
nos voyageurs discouraient de l a sorte , a ssi s sur une
des grandes pyramides . Le Nil roulait lourdement ses
eaux dans la plaine , parei l à la coulée d’un métal en
fusion ; l e ciel était blanc , comme la voûte d’un four
énorme chauffé pour quelque cuisson gigantesque l a
terre n’
avait pas une ombre et dormai t sans ha leine ,écrasée sous un sommeil de plomb . Dans cette im
mense immobilité du d ésert, le s deux troupes , for
mees en colonnes,s’
a vança ient , semblables à des ser
pents glissant avec lenteur sur le sable .
Elles s ’
allongea ient, s’
a llongea ient touj ours . Bientôt
ce ne furent plus de simples caravanes , mais deux
armées formidables,deux peuples rangés par files
démesurées qui allaient d ’un bout de l ’horizon à l ’autre ,
200 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
demande un peu ,mon mignon , s
’
il e st ra isonnable à
deux ou trois millions d ’
hom m es de se donner rendez
vous en Egypte,sur l e coup de midi , pour se regarder
face à face et se crier des injures . Vous battrez — vous ,coquins ? Mais vois— les donc ils bâillen t au soleil
,
comme des lézards , et semblent ne pas se douter que
nous attendons . Ohé ! doubles lâches , vous battrez
vous ou ne vous battrez— vous pas
Les Bleus,comme s’il s avaient entendu les
\
exhorta
tions de Médéric , firent deux pas en avant. Les Verts ,voyant cette m anœuvre , en firent par prudence deux
en arrière . Sid oine fut scandalisé .
F rère , dit — il, j’
éprouve une furieuse envie de
m ’en m êler . La d anse ne commencera j amais , si j e ne
la mets en branle . N’es e tu pas d ’avis qu ’i l serait bon
d’
essayer mes poings , en cette occasion
Pardieu,répondit Méd éric , tu auras eu une idée
décente dans ta vie . Retrousse tes manches et fai s-moi
d e la propre besogne .
S id oine retroussa se s manches et se leva .
— Par lesquel s dois-je commencer ? demanda-t— il ;les Bleus ou les. Verts
Méd éric songea une'
second e .
Mon mignon,dit — ii
,les Verts sont à coup sûr
les plus poltrons . Daube — l es— moi d ’
im portance , pour
leur apprendre que l a peur ne garantit pas des coups .
Mais attends j e ne veux rien perdre du spectacle , et
j e vais,avant tout , me poster commodément .
Ce d isant, il monta sur l’
ore ille d e son frère et s’
y
ET DU PETIT MÉDÉRIC 20 1
coucha à pla t ventre , ayant soin de ne passer que l a
tête ; puis il saisi t une mèche de cheveux qu’ il ren
contra sous sa main , afin de ne pas être j eté à bas
dans l a bagarre . Ayant ainsi pris ses dispositions , il
déclara être prêt pour le combat .
Aussitôt , S id oine , sans crier gare , tomba sur le s
Verts à b ra s ra ccourcis . 11 agitait ses poings en m esure ,ainsi que des fléaux , et batta it l
’
a rm ée à coups pressés ,comme bl é sur aire . En même temps il l ançait ses
pieds à droite et à gauche , au beau milieu des batail
lons , l orsque quelques rangs plus épais lui barraient
le passage . Ce fut un beau combat , j e te l’
a ssure , digne
d’
une épopée en vingt-quatre chants . Notre héros se
promenait sur les p 1ques , sans plus s’
en soucier que de
brins d ’
herbe ; il allait, de ça, de là , et ouvra it d e toutes
parts de l arges trouées , écra sant les uns contre terre et
lançant les autres à v ingt‘
ou trente mètres de hauteur .
Les pauvres gens'
m ouraient , n’
ayan t seulement pas
la consolation de savoir quelle rude main les secouait
ainsi . Car , au premier abord , quand S id oine se repo
sait tranquillement sur la pyr amide , rien ne le distin
guait nettement des blocs de granit . Puis ,lorsqu
’
il
s’
était dressé , il n’
a va it pas lai ssé à l’ennem i l e temps
de l’
env isa ger . Observe qu’
il fallait au regard deux
bonnes minutes,pour monter le long de ce grand corps ,
avant de rencontrer une figure . Les Verts n’
avaient
donc pas une idée très— nette de la cause des form id a
bles bourrades qui les renversaient par centaines . La
plupar t pensèrent sans doute , en expirant , que l a pyra
202 AVENTURES DU GRAND S IDO IN E
mide s ecroulait sur eux , ne pouvant s’
im agine r que
des poings d’
homme eussent autant de ressemblance
avec des pierres de taille .
Méd éric, émerveillé de ce fai t d’armes
,se trém ous
sait d’
aise ; i l battait des mains , se penchait au risque
de tomber,perdait l
’
équilibre et se raccrochait vi te à
l a mèche de cheveux . Enfin,ne pouvant rester muet
en de telles ci rconstances,il sauta sur l
’
épaule d u hél
ros et s ’
y maintint , en se tenant au lobe de l’
ore ille ; de
là,tantôt il regard a it d aus l a pla ine , tantôt i l se tour
nait pour crier quelques mots d ’
encouragem ent .
Oh l a l a ! criait- il, quelles tapes , m on doux J é
sus ! quel beau bruit de mar teaux sur l’enclume ! Ohé ,
mon mignon ! frappe à ta gauche , nettoie — moi ce gros
de cavalerie qui fait mine de détaler . Eh ! vite donc !
frappe a ta droite , l‘
a,sur ce groupe de guerriers cha
marrés d ’or et de broderies , et lance pieds et poin gs
ensemble,car j e crois qu’il s
’
agit ici de princes , de
ducs et autres crânes d ’
épaisseur . Pardieu,voilà de
rudes taloches : l a pl ace est nette,com me si la faux y
avai t passé . En cadence , mon mignon , en cadence !
Procède avec méthode ; la besogne en ira plus vite .
Bien,cel a ! il s tombent par centa ines e t dans un ordre
parfait . J ’aime la régula rité en toute chose , moi . Le
merveilleux spectacle ! dirait— on pas un cham p de blé ,un jour de moisson
,lorsque les gerbes sont couchées
au bord des sillons,en longues rangées symétriques .
Tape,tape , mon mignon , e t ne t
’
am use pas à écra ser
l es fuyards un à um ; ramène— les-moi vertement par le
20a AVENTURES DU GRAND S IDOI N E
un seul coteau qui servi t de tombe à près de onze cent
mille hommes . En pareil ca s , il est rare qu’
un conque
rant prenne lui-même ce soin pour les vaincus . Ce fait
prouve combien mon héros , tout héros qu’i l était
,se
montra it bon enfant‘
a l’
occa sion .
Durant l’a ffa ire , les Bleus , stupéfai ts de ce renfort qui
leur tombai t d u haut d’
une des grandes pyramides,
avaient eu le temps de reconna ître que ce n ’
é ta it pas
là un éboulement d e pavés,mais un homme en chair
et en os . I l s songèrent d’
ebord à l'
a id er un peu ; puis ,voyant la façon aisée dont il travaillait
,i ls comprirent
qu’
ils seraient plutôt un embarras , et se retirèrent di s
crètem ent à quelque distance , par crainte des éclabous
sures . I ls se haussaien t sur la pointe des p ieds , se bous
culant pour mieux voir , et accueillaient chaque coup d’un
tonnerre d ’
applaud issem ents . Quand les Verts furent
morts et enterrés , ils poussèrent de grands cri s et se
félicitèrent de la victoire , se mêlant tumultueusement
et parlant tous à l a fois .
Cependant S id oine , a yant soif, descendit au bord du
Nil,pour boire un coup d ’eau fra îche . I l le tarit d
’
une
gorgée ; heureusement pour l’
Egyp te , i l trouva ce
breuvage si chaud e t si fade,qu’i l se hâte de rej eter le
fleuv e dans son l it sans en avaler une goutte . Vois à
quoi tien t l a fertilite d’
un pays .
De fort m écl1ante humeur, il revint dans la plaine e t
regarda les Bleus e n se frottant le s mains .
F rère , dit— ii d’un ton insinuant , si j e frappais un
peu sur ceux —
i
ci, maintenant ? Ces hommes fout beau
ET DÛ PETIT MËDËR lC 205
coup de bruit . Que penses-tu de quelques coups de
poing pour les forcer à un silence respec tueux ?
Garde — t’
en bien , répondit Méd éric , j e les observe
depuis un instant , et j e leur crois l es meilleures imten
tions du monde . Pour sûr , ils s’
occupen t de toi . Tâche ,mon m ignon
,de prendre une pose noble et majes
tueuse ; car , si j e neme trompe , tes gra ndes destinées
von t s’
accom plir . Regarde , voici venir ‘ une d épu
tation .
Au tapage d’un million d’
hom m es émettant chacun
leur av is,sans écouter celui du vo isin
,a v a it succédé l e
plus profond silence . Les Bleus venaient sans doute de
s’
en tend re ; ce qui n e l aisse pas que d’
ê tre singulier,car , dans les assemblées de notre beau pays , où les
membres ne sont guère qu ’au nom bre de deu x à troi s
cents , ils n’
ont pu jusqu’
ici s’
a ccord e r sur la moindre
vé tille .
L’
arm ée d éfilait en deux colonnes . Bientôt elle forma
un cercle immense . Au milieu de ce cercle,se trouvait
S id oine , fort embarrassé de sa personne ; il baissai t
les yeux , honteux de voir tant de monde le rega rder .
Quant à Méd éric , il comprit que sa présence serait
un suje t d’
é tonnem ent , inutile et même dangereux en
ce moment décisif,et se retira p ar prudence dans l
'
o
reille qui lui servai t de demeure depuis le matin .
La députation s’
arrê ta a v mgt pas de S id oine . Elle
n’
é ta it pa s composé de guerriers , mais de v ieill ards
aux crânes nus et sévères,aux barbes magistrales ,
tombant en flots a rgentés sur les tuniques bleues . Les
20 6 AVENTURES DU GRAND S IDOI NE
mains de ces vie ill ards avaient pris l a cou l eur e t les
rides sèches des parchemins qu’elles feuill e taient sans
cesse leurs yeux , habitués aux seules clartés des lam
pes fumeuses , soutenaient l’
éclat d u soleil avec l a gau
cherie et les clignements de paup ières d’
un hibou'
é garé en ple in j our ; l eurs é chines‘
se courbaient
comme devant un pupitre éternel, e t , sur leurs robes ,
d es taches d‘
huile et des traînées d ’emere dessinaient
les broderies les plus bizarres,ornements m ysté
rieux et terrifiants qui n ’
é taient pas pour p eu de chose
dans leur haute renommée de science et de sagesse .
Le plus vieux , le plus sec , le plus aveugle , le plus
bariolé de l a docte compagnie,avança de troi s pas et
fit un profond salut . Après quoi , s’
é tant dressé , il é lar
git les bras pour j oindre aux paroles les gest es con
venables .
Seigneur Géant,dit— ii d’une voix solennelle
moi , prince des orateurs, membre et doyen de toutes
les académies , grand dignitaire de tous les ordres , j e
te parle au nom de la nation . Notre roi,un pauvre
s ire , est mort, i l y a deux heures , d’un transport au
cerveau , pour avoir vu les Verts à l ’autre bout de la
plaine . Nous voilà donc sans maî tre qui nous charge
d’
im pô ts e t nous fasse tuer au nom d u bien pubic .
C ’est là, tu le sais , un é tat de liberté déplaisant com
m uném ent aux peuples . Il nous faut un roi au plus
vite,et
,dans notre hâte de nous prosterner devant
des pieds royaux , nous venons de songe r à toi , qui te
bats si vaillamment . Nous p ensons , en t’
offrant l a cou
208 A V ENTURE S DU GRAN D S IDO IN E
ments d’
un goût délica t et recherché , il en est deux
surtou t dont on ne saurai t se lasser les taloches ver
te m ent appliquées et les périodes v ides et sonores
d’
une proclamation royale . J’
avoue être fier d’
appar
tenir à une nation qui comprend à un si haut point les
courtes jouissanœ s de cette vie . Quant‘
a son désir d ’a
voir sur le trône un roi amusant, je trouve ce désir
en lui-même encore plus digne d’éloges que le choix
des amusements préférés par mes concitoyens . Ce que
nous vo ulons se réduit donc à ceci . Les princes son t
des hochets dorés que se donne le peuple , -pour se ré
jouir et se divertir à les voir briller au soleil ; mais ,presque touj ours , ces hochets coupent et mordent,ainsi qu
’
il en est des couteaux d ’
a cier , lames brillantes
dont les m ère s effrayent vainement leurs ma rm ots .
O i nous souhaitons que notre l1e chet seit inoffensif,
qu i l nous réj ouisse e t nous d ivertisse , selon nos goûts ,sans que nous courions le risque de nous blesser
,a le
tourner. et le retourner entre nos doigts . Nous voulons
de grands coups'
de poing , car ce jeu fa i t rire nos
guerriers , les amuse honnêtement et leur met du cœur
auventre nous désirons de longs discours ,pour occuper
les braves gens d u royaume à les applaudir e t les — c0m
menter , de belles phrases qui tiennent en j oie les par
leurs de l’époque . Tu as déjà , Seigneur Géant , rempli
une partie du programme,à l ’entière satisfaction d es
plus d ifficile s ; j e le dis en vérité , j amais poings ne
nous ont fait rire de mei lleur cœur . Maintenant , pour
combler nos vœux,il te faut subir la seconde épreuve .
ET DU PETIT MÉDÉRIC 209
Choisis le suj et qu ’il te plaira : parle — nous de l’
affee
tion que tu nous portes, de tes devoirs envers nous ,des grands faits qui doivent si gnaler ton règne . Instruis
nous , é gaye — nous . Nous t’
écoutons .
Le prince des orateurs,ayant ainsi parlé , fit une
nouvelle révérence . S id oine , qui avait écouté l’
exord e
d ’un air inquiet, et suivi les différents points avec
anxiété , fut frappé d’
époùv an te à l a pérorai son . Pro
noucer un long discours en public,lui paraissait une
idée absurde et sortant par trop de ses habitudes j our
nalières .
’
1 1 regardait sourno isement le docte vieillard,
cra i gnant quelque méchante Taillerie et se demandait
s i un bon coup de poing , appliqué a propos sur ce
crâne j auni , né le t irerai t pas d’
em barra s . Mais le brave
enfan t n ’
avait pas de méchanceté,et ce vieux monsieur
venait de lui parler si poliment qu’i l lui semblait dur
de répondre d’
une façon aussi brusque . S’
étant j uré de
ne point desserrer les lèvres et sentant toute l a del ica
tesse de sa position,il dansait sur l’un e t l ’autre pied ,
roulait ses pouces et riait de son rire le plus niais .
Comme il devenait de plus en plus idio t, il crut avoir
trouvé une idée de génie . Il salua profondément le
vieux monsieur .
Cependant, au bout de cinq minutes,l’
arm ée s’
im
patienta . Je croi s te l ’avoir dit , ces événements se pas
saient en Egypte , sur le coup de midi , e t , tu le sais ,rien ne rend de plus méchante humeur que d ’
a t tend re
au grand soleil . Les Bleus témoignèrent bientôt par un
m urmure croissant que le seigneur Géan t eût à se dé
1 2 .
2 1 0 AVENTURES DU GRA N D S IDOIN E
pêcher ; autrement 1 ls allaient le planter là,pour se
pourvoir ailleurs d une majesté plus bavarde .
S id oine,étonné qu’
une révérence n ’eut p a s contenté
ces braves gens , en fit coup sur coup trois ou quatre ,se tournant en tous sens , afin que chacun en eût sa part .
A lors ce fut une tempête de rire s et de j urons , une
d e ces belles tempêtes populaires où chaque homme
lance un quolibet , ceux— ci siiflant comme des merles,
ceux— là battant des mains en manière de dérision . Le
vacarme grandissait par larges ondées décroissait
pour grandir encore , pareil à l a clameur des va gues
de l’Océan . C’
é ta it,à l a verve du peuple
,un excellent
apprentissage de l a royauté .
Tout à coup,pendant un court moment de silence ,
une voix douce et flù tée se fit entendre dans les hau
teurs de S id oine ; une douce et mignonne voix d e pe
tite fille,au timbre d ’argent et aux inflex ions cares
sau les .
Mes bien-aimés suj ets , d isait
Des applaudissements formidables l ’in terrom p irent ,dès ces premiers mots . Le gracieux souverain ! des
poings 21 pétrir des montagnes , et une voix à rendre ja
l ouse la bri s e de mai !
Le prince des orateurs,stupéfa it de ce phénomène ,
se tourna vers ses savants collègues
Messieurs,leur dit- il
,voici un géant qui a , dans
son espèce,unorgane singulier . Je ne pourrais croire ,
si j e ne l’entend ais , qu’
un gosier capable d’
av a ler un
bœuf avec ses cornes puisse filer des sous d’
une si 1 e
2 1 2 AVENTURE S DÛ GRAND sm ow t:
croi s mériter , comme tout le m onde , d etre un peu roi
à m ontour,et j e ne sais vraiment pourquoi j e ne suis
pas né fils de prince , ce qui m’
aura it évité l ’embarras
de fonder une dynastie .
Avant tout,j e dois , pour assurer ma tranquillité
future , vous faire remarquer le s circonstances pré
sentes . Vous me croyez une bonne machine de guerre ,e t , à ce titre , vous m
’
offrez l a couronne . Moi , j e me
laisse faire . C’
est là , si j e ne me trompe , ce qu’
on'
ap
pelle le suffra ge universel . L’
inven tion me para ît ex
cellente , et les peuples s’en trouveront a u mieux lors
qu’
on l ’aura perfectionnée . Veuillez donc , à l’
occa sion,
vous en prendre à vous seuls , si j e ne tiens pas toutes
les belles choses que j e vais promettre ; car j e puis en
oublier quelqu’
une , cel a sans méchanceté , et il ne se
rai t pas juste de me punir d ’un manque de mémoire ,lorsque vous auriez vous—mêmes manqué de jugement .
J ’ai hâte d ’
a rriver au programme que j e me traçais
depuis longtemps , pour le j our où j’
aura is le loisir d’
ê tre
roi . I l est d ’une simplicité cha1m ante , et j e le recom
mande à aies collègues les souverains , qui se trouve
raient embarrassés de leurs peuples . Le voici dans
son innocence et sa naïveté la guerre au dehors,l a
paix au dedans .
La guerre au d ehors‘
est d’
une excellente politique .
Elle débarrasse le pays des gens querelleurs e t leur
permet d’aller se faire estropier hors des frontières . Je
parle de ceux qui naissent les poings fermés e t qui ,par tempérament
,sentira ient de temps à autre le be
ET DÛ PET IT N ÈD ËRIC 2 1 3
soin e une petite révolution,s’ ils n
’
av aient à rosser
quelque peuple voisin . Dans chaque nation , il y a une
certaine somme de coups à dépenser ; l a prudence veut
que ces coups se distribuen t à cinq ou six cents lieues
des capitales . Laissez-moi vous dire toute ma pensée .
La formation d ’une armée est simplement une mesure
prévoyante prise pour séparer les hommes tapageurs
des hommes raisonnables une campagne a pour
but de faire dispara ître le plu s possible de ces hommes
tapageurs,et de permettre au souverain de vivre en
paix,m
’ayant pour sujets que des hommes raisonnables .
Ou parle , j e le sais, de gloire , de conquêtes et autres
bal ivernes . Ce sont là de grands mots dont se p ayent
le s imbéciles . Les rois ont certainement un intérê t à se
priver de citov ens sans cela , ils préféreraient garder tous
leurs sujets auprès d’
eux , et confier la cul ture de leurs
royaumes à un plus grand nombre de bras . Puisqu‘
ils
se j ettent leurs t roupe s'
à la tê te au moindre mot , c’est
qu’
ils s’
enten d ent e t se trouvent bien du sang versé .
Je compte donc l es imiter en appauvrissant le sang de
mon peuple,qui pourrait un beau jour avoir la fièvre
chaude . Seulement, un point m’
em b arra ssa it . Plus on
v a et plus les sujets de guerre dev iennent d ifficile s à
inventer ; bientôt on en sera réduit à'
vivre en frères ,faute d ’une raison pour se gom mer honnêtement . J
’
ai
dufaire appel à toute mon imagination . De nous battre
pour réparer une offense,il n ’
y fallait pas son ger
nous m’
avens rien à réparer,personne ne nous pro
voque , nos voisins sont gens polis et de bon ton . De
2 là AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
nous emparer des territoires limitrophes sous pré
texte d’
a rrond ir nos terres , c’
éta it là une vieille idée
qui n ’a j amai s réussi en pratique,et dont les conque
rants se sont touj ours m al trouvés . De nous fâcher à
p 1'
0 p 0 5 de quelques balles de coton ou de quelques
! ilogrammes de sucre , ou nous aurait pris pour de
grossiers m archands , pour des voleurs qui ne veulent
pas ê tre volés,et nous tenons avant tout à être une na
tion bien apprise,ayant en horreur les soin s du com
merce et vivant d ’
id éa l et de bons mots . Aucun moyen
d ’un usage commun en matière d e ba ta ille ne pouvait
donc nous convenir . Enfin,après de longues ré
flexions , il m’est venu une inspiration sublime . Nous
nous . b a ttrons touj our s pou r le s — autres,j amais pour
nous,et n ’
a urons pas ainsi d ’
explica tions à donner sur
la cause de nos coups de poing . Observez combien
cette méthode sera commode , et quel honneur nous
tirerons de pareilles expéditions . Nous prendrons le
titre de bienfaiteurs des peuples,nous crierons bien
h aut notre désintéressement,nous nous poserons mo
d estem ent en soutiens des bonne s causes et dévoués
serviteu rs des grandes idées . Ce n’est pas tout . Comme
ceux que nous ne servirons pas,pourront s’étonner de
cette s ingulière politique,nous répondrons hardiment
que notre rage de prêter nos armées à qui les dema nde
est un généreux désir de pacifier le monde , d e le p a cifier
bel e t bien à coups de piques . Nos solda ts , dirons
nous,se promènent en civil isateurs
,coupant le cou à
ceux qui ne se civilisent pas assez vite , et semant les
2 16 AVENTURES D U GRAND S IDOIN E
science , nous emploierons , pour guérir notre peupl e
de son inquiétude maladive , l es faibles moyens dont
nos prédécesseurs nou s o'
nt légué la recette . Certes,
ils ne sont pas in faillibles , e t , si nous en faisons usage ,c
’
est qu’
on n’
a pas encore inventé de bonnes cordesassez longues et a ssez fortes pour garrotter une foule .
Le progrèsmarche si lentement Ainsi nous choisi
rons nos ministres avec soin . Nous ne leur demande
rons pas de grandes qualités m orales ui intellectuelle s ;il les suffira médiocres en toutes choses . Mais ce que
nous exigerons absolument , c’est qu
’
ils aient la voix
forte e t distincte , e t se soient l ongtemps exercés à
crier Vive l e roi sur le ton le plus haut e t le plus
noble possible . Un beau Vive le roi poussé dans les
règles, enflé ave
part et s‘éteignant dans un m urmure
d ’amour et d’
a dm ira tion , est un mérite rare qu’on ne
saurait trop récompenser . A vrai dire , cependant , nouscomptons peu sur nos ministres ; souvent ils gênent
plus qu’
ils ne servent . Si notre avis prévalait , nous
jetterions ces messieurs à l a porte , et nous vous servi
r iens de roi et de ministres le tout ensemble . Nous
fondons de plus grandes esperances sur certaines lo i s
que nous nous proposons de mettre en vigueur elles
vous empoigneront un homme au collet et vous le lan
ceront à l a rivière , sans plus ample s explications , se
l on l’
excellente méthode des mue ts d u sérail . Vous
voyez d ’ici combien sera comm ode une justice auss i
expéditive ; i l est tant de fâcheux tenant a ux forme s et
croyant candidement un crime nécessaire pour être
ET DU PETIT MÉDÉRIC 2 1 7
coupable ! Nous aurons également à notre service de
bons petits journaux payés grassement , chantant nos
louanges,cachan t nos fautes et nous prêtant plus de
vertus qu’
a tous les saints du paradis . Nous en aurons
d’
autres , et ceux — l‘
a nous les payerons plus cher ; ils
attaqueront nos actes,discuteront notre politique
,
mais d ’une facon si plate e t si maladroite qu’
ils ramé
meront à nous les gens d ’esprit et de bon sens . Quant
aux journaux que nous ne payerons p as,i l ne leur
sera permis ni de blâmer ui d ’
approuver, e t , de toutes
manières,nous les supprimerons au plus tôt . Nous de
vrous aussi protéger les arts,car il n ’est pas de grand
règne sa ns grands artistes . Pour en faire naîtr e le plus
poss ible,nous abolirons l a l iberté de pensée . Il serait
peut- être bon aussi de serv ir une petite rente aux
écrivains en retraite , j’
entend s à tous ceux qui ont su
faire fortune et qui sont patentés pour tenif boutique
d e prose ou de vers . Quant aux j eunes gens,à ceux
qui n’
auront que du talent , nous leur ouvrirons nos
hôpitaux . A cinquante ou soixante ans , s’i ls ne sont pas
tout‘
a fait morts,il s participeront aux bienfaits dont
nous comblerons le monde des lettres . Mais les vrais
soutiens de notre trône ; les gloires de notre règne , ce
seront les tailleurs de pierres et les ma çons . Nous dé
peuplerons les campagnes, nous appellerons à nous
tous l es hommes de bonne volonté , et leur ferons
prendre l a truelle . Ce sera un touchant e t sublime
spectacle ! Des rues larges et droites trouant une ville
d’un bout a un autre ! de beaux murs blancs , de beaux
1 3
2 1 8 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
murs j aunes , s e levant comme par enchantement ! d e
splendides éd ifices , décorant d’
im m enses pla ces plan
tees d’arbres et de réverbères ! Bâtir n ’est rien encore,
mais que démolir a de charm es l Nous démol irons plus
que nous ne bâ tirons . La cité sera rasée , nivelée ,débarbouillée , badigeonnée . Nous changerons une
ville de vieux plâtre en une ville de plâtre neuf. De
pareils miracles,j e le sais
,coûteront beaucoup d’ar
gent ; comme ce n’est pas moi qui payerai
,l a dépense
m’
inquiète peu . Je tiens , avant tout , à l aisser d e s
traces glorieuses de mon règne,et rien ne me paraît
plus propre à étonner les générations futures, _qu
’
une
effroyable consommation de chaux et de briques .
B’ailleurs
,j ’ai remarqué ceci plus un roi fai t bâtir,
plus son peuple se montre satisfai t ; il semble ne pas
savoir quels sots payent ces constructions,et croire
n aïvement que son aimable souverain se ruine pour
lui donner l a j oie de contempler une forêt d ’
écha fau
dages . Tout ira pour le m ieux . Nous vendrons très
cher les embellissements aux contribuables , et nou s
d istribuerons les gros sous aux ouvriers , afin qu‘
ils se
t iennent tranquilles .sui l eurs échelles . Ainsi,du pain
au m enu peuple et l’a d m ira tion de la postérité . N’
est— cc
pas très-ingénieux ‘
! Si quelque mécontent s ’avisait de
crier,ce serait à coup sûr mauvais cœur et pure ja
lousie .
Mon règne sera un règne de maçons .
Vous le voyez,mes bien- aimés suj ets , j e me dis
pose à être un roi très-amusant . Je vous chargerai d e
220 AVENTURES DU GRAND S IDOINE
véritabl e esprit d u discours , et si l’
arm ée entendit ce
qu'
il lui plut d ’
entend re , ce fut grâce aux précautions
oratoires et à l a longueur des tirades . N ’en est- il pas
touj ours de même en pareille circonstance ?
Tant que son frère parla, S id oine travailla 1ud em ent
des bras et des mâchoires . I l eut des gestes fort ap
plaud is , tantôt familiers sans » trivialité,tantôt d ’une
ampleur noble et d’
un lyr isme entra înant . S’il fau t tout
dire , il se permit par instants d’
étranges contorsions
et des hauts— le - corps qui n’
éta ient précisément pas de
bon goût ; mais cette mimique risquée fut mise sur le
comp te de l’
insp iration . Ce qui enleva les suffrages ,ce fut la manière remarquable dont il ouvrait la bouche .
11 baissait le menton , puis le relevait par petites sac .
cades régulières ; il faisait prendre à ses lèvres toutes
les figures géométriques , depuis la ligne droite jusqu’
à
l a circonférence , en passant par le triangle et le carré ;même , au trait final de chaque tirade , i l montrait l a
langue , hardiesse poétique qui eut un succès prodi
gieux .
Lorsque Méd éric se tut, Sid oine comprit qu ’i l lu i
restait à finir par un coup de ma ître . Il saisit l’instant
favorable, e t , se cachant de la main , sans plus bouger,
il cria d’une voix terrible
Vive S id oine roi des Bleus !
Le seigneur géant savait placer son mot‘
a l ‘occa
sion . Aux éclats de cette voix , chaque bataillon pensa
avoir entendu le bataillon voisin pousser ce cri d’en
thousiasm e , e t , comme rien n ’est plus contagieux
ET DU PET IT MÉDÉRIC ' 22 1
qu’
une grosse bêtise , l’
a rm ée entiere se mit à chanter
en chœur
Vive Sid oine roi des Bleus !
Ce fut , dix minutes durant , un vacarme effroyable .
Pendant ce temps , S id oine , de plus en plus civilisé ,prodiguait les révérences .
Les soldats parlèrent de le porter en triomphe . Mais
le prince des orateurs , ayant rapidement calculé son
poids à vue d ’
œil, leur démontra les d ifficultés de
l’
entreprise , et se chargea de terminer avec lui . Il lui
rendit hommage comme a son roi,au nom d u peuple ,
et lu i confère les titres et les privilèges de sa nouvelle
position . 11 l’
inv ita ensuite àmarcher en tête d e l ’arm ée ,pour faire son entrée dans son royaume
,distant d ’une
centaine de lieues .
Cependant Méd éric se tenait les côtes et pensait
mourir de rire . Son propre discours l ’avai t singulière
ment égayé , et ce fut bien autre chose , l orsque S id oine
s’
a cclam a lui—même .
Bravo,Maj esté mignonne ! lui dit— il à voix basse .
Je suis content de toi et ne désespère plus de ton ed u
cation . Laisse faire ces braves gens . Essayons du m e
tier de roi , quittes‘
a l’aband onner dans huit j ours , s’il
nous ennuie . Pour ma part,j e n e suis pas fâché d ’en
tàter, avant d‘épen ser l’a im able Primevère . Or çà , con
tinue à ne pas faire de sottises,marche royalement ,
contente— toi des gestes e t laisse— moi l e soin de la p a
role . 1 1 est inutile d ’
apprend re à ce bon°
peuple que
nous sommes deux , ce qui pourrait l’
autoriser à se
222 AVENTURES DU GRAND sm om :
croire en état de république . _Ma inteuant, m onmignon ,entrons vite dans notre capital e .
Les annales des Bleus relatent ainsi l’a vènem ent au
trône du grand roi Sid oine Ou peut y l ire tout au
long les événements mentionnés ci — dessus , et y re
marquer comme quoi l’historien officiel observe , en
différents passa ges , que ces faits se passaient en
Egypte , sur le coup de midi , par une température'
de
quarante-cinq degrés .
MÉDÉR IC MANGE DES MURES .
Je t’épargnera i l a description de l’
entrée triomphale
de nos héros et des réj ouissances publiques qui eurent
lieu en cette occasion .
S id oine j oua noblement son rôle de majesté . ll ac
cueil lit avec bienveillance une cinquantaine de depu
ta tions qui vinrent à l a file lui prêter serment, et écouta ,sans twp bâiller , les harangues des différents corps de
l’
Eta t . A v rai dire,il avait grand besoin de sommeil et
aurait volontiers envoyé ces bonnes gens se coucher,
pour aller lui-même en faire autant,si Méd éric ne lui
eût dit tout bas qu’
un roi appartenait à son peuple et
dormait lorsque les portefaix de son royaume le vou
laient bien .
2211 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
aux quatre coins d u champ , e t , l epée au poing, se
promener de long en large . Cette m anœuvre piqua sa
curiosité . Il' se dressa à demi
,et Méd éric, comprenant
son désir , appel a un de ces hommes , qui s’
était avancé
tout proche de l’oreiller royal .
Hé ! l ’ami, cria — t— il , pourrais- tu me dire ce qui
vous force , tes compagnons et toi , à quitter vos lits a
cette heure,pour venir rôder autour d u mien ? Si vous
avez de méchants projets sur les passants , il est peu
convenable d ’
exposer votre roi à servir de témoin pour
vous faire pendre , et S i ce sont vos belles que vous
attendez , certes j e m’
intéresse à l’accroissem ent du
nombre de mes suj ets , mais j e ne veux en aucune façon
m e mêler de ces détail s de famille . Ça , franchement ,que faites— vous ici ?
Sire , nous vous gardons , répondit le soldat .
Vous me gardez ? et contre qui,j e vous prie ? Les
ennemis ne sont pas aux frontières,que j e sache , et ce
n’
est point avec vos épées que vous me protégerez des
moucherons . Voyons,parle . Contre qui me gardez
vous ?
Je ne sai s pas,S ire . Je vais appeler 11 1 0 11 capi
taine .
Lorsque le capitaine fut arrivé et qu’
il eut entendu
la demande du roi
Bon Dieu Sire,s ecria -t— ii, comment Votre Ma
jesté peut—elle me faire une question aussi simple ?
I gnore-t-elle ces menus détails ? Tou s les rois se font
garder contre leurs peuples . 11 y a ici cent braves qui
ET DU PETIT MÏÉDÉR IC 225
n’
ont d’
autre charge que d ’
em brocher les curieux .
Nous sommes vos gardes du corps , Sire , et , sans nous,vos suj ets
,gens très— gourmands de monarques , en
auraient déj à fait une effroyable consommation .
Cependant S id oine riait aux larmes : L’
id ée que ces
pauvres diables l e gardaient lui avait d ’
abord paru
d ’une j oyeuseté rare ; mais , quand i l apprit qu’
ils le
gardaient contre son peuple , il eut un nouvel accès de
gaieté dont il fai llit étouffer . De son côté , Méd éric pouf
fait‘
a pleines j oues.
et déchaînait une véritable tempête
dans l’oreille de son mignon .
Hol‘
a manants , cria — t- il, pliez bagages et d écam
pez au plus vite . Me croyez — vous assez sot pour imiter
vos roi s trembleurs,qui ferment dix ou douze portes
sur eux et plantent une sentinelle à chacune ? Je me
garde moi-même , mes bons amis , et j e n’aime pa s à
être regardé quand j e dors ; car ma nourrice m’a tou
jours dit que j e n ’
étais pas beau en ronflant . S ’i l vous
faut absolument garder quelqu’
un,au lieu de garder
le roi contre le peuple , gaid ez, j e vous prie , le peuple
contre l e roi ; ce sera mieux employer vos veilles et
gagner plus honnêtement votre argent . Les soirs d ’
été,
pour peu que vous désiriez m ’ètre a gréables,envoyez
m oivos femmes av ec des éventail s , ou , s’il pleut , votez
moi une armée de parapluies . Mais vos épées,à quoi
diable voulez-vous qu’elles me servent ? Et , mainte
nant,bonne nuit messieurs les garde s du corps .
Sans plus de zele , capitaine et soldats se retirèrent,enchantés d’un prince si facile à servir. Alors nos
1 3 .
226 AVENTURE S DU GRAND S IDOIN E
amis, sati sfaits d’
ê tre seuls , purent causer à l’aise des
surprenantes aventures qui leur étaient arrivées depuis
le matin . Je veux dire , tu m’
entend s , que Méd éric ba
varda une petite demi — heure,philosophant sur toute
chose et priant son mignon de suivre avec soin le fil
de son raisonnement . Le mignon , dès les premiers
mots,ronfla it, les poings fermés . Notre bavard , ne s
’en
tendan t plus lui-même,remit la suite de ses observa
tions au lendemain . C ’est ainsi que le roi S id oine I°”
dormi t sa nuit à la belle étoile,dans un champ désert
situé aux portes de sa capitale .
Les événements qui se_
*
pa ssèrent les jours suivants
ne méritent pas d’
ê tre'
rapportés tout au long , bien
qu’
ils aient'
é té prodigieux et bizarres, comme tous ceux
auxquels se trouvèrent mêlés le s héros que j’ai choisis .
Notre roi en deux personnes,
vois à quoi tien t un
mystère ! ay ant accepté la couronne pai‘ simple
complaisance , se garda de tenter l a moindre réforme ,et laissa le peuple a gir selon ses volontés ; ce qui se
rencontra être la meilleure façon de régner, la plu s
commode pour le souverain et la plus profitable pour
les sujets .
Au bout de huit j ours, S id oine avait déj à gagné cinq
batailles rangées . 11 crut devoir mener son armée aux
deux premières . Mais il s ’
aperçut bientôt qu’au lieu de
lui donner aide et secours,elle l’em barrassait , se met
tant en travers de ses j ambes,et risquant d ’
attraper
quelque taloche . Il se décida donc à licencier les troupes
et déclara entendre à l’avenir se mettre seul en cam
228 AVENTURES DU GRAND S IDOINE
prendre , le roi orateur eut encore plus de popularité
que l e roi guerrier .
Somme toute,
‘
l a nation Bleue était dans le ravisse
ment . Elle possédait enfin l e prince rêvé , un prince
idéal,mettan t tous ses soin s aux menus plaisirs et ne
se mêlant j amais des détails sérieux . Cependant ,comme un peuple
,même un peuple satisfait , murmure
toujours un peu , on accusait l’
excellent homme de
certains goûts bizarres,par exemple de sa
'
singul1ere
obstination à vouloir dormir à la belle étoile . De plus ,j e crois te l ’avoir dit
, S id oine péchait par une grande
coquetterie ; dès qu’ il eut un budget sous la main , il
échangea vite ses peaux de loup contre de splendides‘
vêtements de soie et d é velours , trouvant à se regarder
quelques dédommagements aux ennuis de sa nouvelleprofession . Ou l e blâmait de
'
cet innocent plaisir , e t,bien qu’il ne fit autre dépense , on lui reprochait d
’
user
trop de satin et de dentell e . La rosée, i l est vrai , tache
les étoffes fines , et rien ne les coupe comme la paille .
Dr , Sid oine couchait tout habillé .
Pour en finir, on comptait à peine cinq à six milliers
de mécontents dans cet empire de trente millions
d’
hom m e s des courtisans sans emploi dont l ’échine se
roidissait , des gens de nerfs irritables auxquels les
longs discours donnaient l a fièvre , surtout des pervers
que fâchait l a paix publique . Après une semaine de
règne , Sid oine aurait pu sans crainte tenter de nou
veau le suffrage universel .
Le neuvième j our, Méd éric fut pris au réveil d
’une
ET DU PETIT MÉDÉRIC 229
irrésistible envie de courir les champs . 11 étai t las de
vivr e enfermé au logis , j’
entend s l’
oreille de S id oine ,et s’ennuya it de son rôle de pur esprit . Il descendit
doucement , et , son mignon dormant encore,il ne
l’
avertit pas de sa promenade , se promettant de ne
prendre l ’air que pendant un petit quar t d ’
heure .
C ’est une charmante chose qu’
une fraîche matinée
d ’avril . Le ciel se creusait , pâle e t profond , e t , sur les
montagnes,se levait un soleil cla i r, sans chaleur et
d ’une lumière blanche . Les feuilla ges , nés de l a veille ,luisaient par touffes vertes dans l a campagne ; les
roches et les terrains se détachaient en grandes masses
j aunes et rouges . On eût d it , à voir comme tout sem
blait propre et vigoureux , que la nature était neuve .
Méd éric , avant d’aller plus loin
,s’
arrê ta sur un
coteau . Après quoi , ayant suffisamment applaudi en
grand l’œuvre de Dieu , i l songea à profiter de la gaieté
des sentiers,sans plus s ’
inquiéter des horizons . I l prit
l e premier chemin venu ; puis, quand i l fut au bout, il
en prit un autre ; il se perdit au milieu des églantiers,courut dans l ’herbe , s
’
étend it sur la mousse ; il fatigue
les échos de sa voix,cherchant à faire beaucoup de
bruit . parce qu’
il se trouva it dans beaucoup de silence ;il admira les champs en détail et à sa façon
,qui est la
bonne , regardant le ciel par petits coins à travers les
feuilles , se faisant un univers d’un bui sson creux et
découvrant de nouveaux mondes à chaque détour des
haies ; il se grisa pour trop boire de cet air pur et un
peu froid qu ’il trouvait sous les allées,et finit par s
’
ar
230 AVENTURES DÛ GRAND S IDOINE
rèter , haletant , charmé des blancs rayons du soleil e t
des bonnes couleurs de la campagne .
Or , il s’
arrê ta au pied d ’une grosse haie faite d e
ronces , de ces ronces aux feuilles rud es , aux longs
bras épineux , qui produisent à coup sûr les meilleurs
fru its_ que puisse manger un homme d
’un goût re
cherché . Je veux parler de ces belles grappes de mûres
sauvages , toutes parfumées du voisinage des lavandes
et des romarins . Te souvient— il comme elles sont ap
pétissantes , noires sous les feuilles vertes , et quelle
fra îche saveur , moitié sucre , moitié vinaigre , elles ont
pour le s palai s dignes de les apprécier ?
Méd éric, ainsi que tous les gens d’
hum eur l ibre et
de vie vagabonde,était un grand mangeur de mûres .
Il en tirait quelque vanité,ayant pour toutes rencon
tres , dans ses repas le long des haies , trouvé des sim
ples d ’esprit , des rêveurs et des amants ; ce qui l’
avait
amené à conclure que les soi s ne savaient faire cas de
ces grappes savoureuses , et que c’
éta ient là festins
donnés par les anges du paradis aux bonnes âmes de
ce monde . Les se ts sont bien trop maladroits pour un
tel régal ; i l s se trouvent seulement a l’
aise devant une
table,à couper de grosses bêtes de poires se fondant
en eau claire . Belle besogne vraiment , qui ne demande
qu‘
un couteau . Tandis que , pour manger des mû‘
res,il
faut une douzaine de rares qualité s : l a justesse d u coup
d’
œil qui découvre les baie s les plus exquises , .celles
que les rayons et la rosée ont mûries à point ; la
science des épines , cette science merveilleuse de fouil
232 AVENTURES DU GRAND S IDOINE
gourmand alla de buisson en buisson , humant le sole il
dans les intervalles , établissant d e s d ifférences de goût
et de couleur , ne pouvant se fixer . Tout en allant,il
discourait à haute voix , car il avait pris l’
habitud e d u
monologue en compagnie d u silencieux S id oine , et ,quand i l se trouvait seul , i l ne s
’en a d ressait p as moins
à son mignon , estimant que sa présence importa i t peu
à l a conversation .
Mon mignon , disait— il, j e ne connais pas de besogne plus philosophique que celle de manger des
mûres,le lon g des sentiers . C ’est là tout un apprentis
sage de la vie . Vois quelle adresse il faut déployer
pour atteindre les hautes branches , e t , remarque-le ,toujours les hautes branches portent les plus beaux
fruits . Je les incline en attirant à petits co ups les
tiges basses ; un sot les briserait , moi je les laisse
se redresser, en prévision de la saison prochaine . I l y
a encore les épines , où les maladroits se bl essent ; moi
j’
utilise les épines,qui me servent de crochets dans
ce tte délicate opération . Veux-tu j ama is juger un
homme , le connaître aussi b ien que Dieu qui l’a fait
mets-le , l e ventre vide , devant une ronce chargée de
baies,par une claire matinée . Ah ! l e pauvre homme !
Pour ameuter les sept péchés capitaux dans une con
science,il suffit d’une m ûre au bou t d ’une
'
haute
branche .
Et Méd éric, tout aise de vivre , mangeait , pérorait ,clignait les yeux pour mieux embrasser son petit ho
rizon B ’ailleurs,i l oubliait parfaitement S . M. Si
ET DU PETIT MÉDÉRIC 233
de ine I",l a nation Bleue et toute la royale comédie .
Le roi en deux personnes avait laissé son corps chez
son peuple son esprit battait l a campagne , perdu dans
les haies et se donnant d u bon temps . Ainsi , la nuit ,l’
âm e s’
envole sur l ’aile d’un songe et s ’en va prendre
ses ébats,dans quelque coin inconnu , insoucieuse de
l a pri son dont elle s ’est échappée . Cette comparaison
niest— elle pas très- in génieuse,e t
,bien que j e me soi s
défendu d ’
avoir caché quelque sens philosophique sous
le voile léger de cette fiction , ne te dit- elle pas claire
ment ce qu ’i l te faut penser de mon géant et de mon
nain ?
Cependant, comme Méd éric faisait les yeux doux à
une mûre,i l fut, de la façon la plus imprévue , rap
pelé aux tristes réal ités de cette vie . Un dogue,non
des plus minces , se précipita brusquement dans le sen
tier , aboyant avec force , les dents blanches , les pau
pieres sanglantes . A s- tu remarqué , Ninette , quel bon
caractère hospital ier ont les chiens dans l a campagne ?
Ces fid èle s animaux, lorsqu’
ils ont recu de l ’homme les
bienfaits de l’
éduca tion , possèdent au plus haut point
le sentiment de la propriété . Il y a vol pou r eux à fou
ler la terre d ’
autrui. Le nôtre , qui eût dévoré Méd éric
pour le peu de boue qu ’nn passant emporté à ses se
melles , devint furieux , à le voir m anger les mûres
poussées librement au gré de la pluie et du soleil . Il se
précipite , l a gueule ouverte .
Méd éric ne l’a ttend it certes pas . 1 1 avait une haine
raisonnée pour ces gros ses bêtes,aux allures brutales,
2311 AVENTURES DÛ GRAND S IDOINE
qui sont chez les animaux ce que sont les gendarmes
chez les hommes . 1 1 se mit à fuir, à toutes j ambes , fort
effrayé et très— inquiet des suites de cette m auvaise
rencontre . Ce n’
est pas qu ’i l raisonnât beaucoup en
cette circons tance ; mais comme il avait, par usage ,une grande habitude de la logique
,tout en ayant la
tête perdue , i l posa en principe : Ce chien a quatrepa ttes , moi j
’en ai deux plus faibles et moins exercées ;en tira comme conséquence : Il doit c ourir plus
longtemps et plus vite que moi ; fut naturelle
ment conduit à penser Je va1 s être dévoré ; eu
ñ u arriva victorieusemen‘
t à conclure Ce n’est plus
qu’
une simple question de temps La conclusion lui
donna froid dans les j ambes . Il se tourna et vit le dogue
à une dizaine de p as ; il courut plus fort , le dogue
courut plus fort ; il sauta un fossé , le dogue sauta le
fossé . Étouffant , les bras ouverts , il all ait sans volonté ;il sen tait des crocs ai gus s ’enfoncer dans s e s chairs,e t, les yeux fermés , voyai t luire dans l
’ombre deux
a pières sanglantes ; les abois du chien l’
entouraient ,
le serra ient‘
a la gorge , comme font les vagues pour
l’
homme qui se noie.
Encore deux sauts,c’en était fait de Méd éric . Et ici ,
permets —moi , Ninon , de me pla ind re du peu'
de,se
cours prêté par notre espri t à notre corps,quand ce
dernier se trouve dans quelque embarras . Je le de
m ande , où baguenaudait l’
esprit d e Méd éric , tandis
que son corps n ’
ava it que deux misérables j ambes
son service ? La belle avance,de fuir pour se sauver !
236 AV ENTURES DU GRAND S IDOIN E
une fois dans sa vie . B’
a illeurs,il n ’
avait que des phra
ses à sa disposition pour sortir d’
em b arra s .
Mon ami , dit-ii d’une voix mielleuse , j e ne veux
pas vous retenir plus longtemps . Allez à vos affaires .
Je retrouverai parfaitement mon chemin . Je vous l’a
vouerai même , il y a, à quelques lieues d
’i ci , un bon
peuple que mon absence doit plonger dans la plus vive
inquiétude . Je suis roi , s’ il faut tout dire . Vous ne l ’i
gnorez pas , les rois son t des bij ouxprécieux , et les nat ions n ’
a im ent poin t°
à les perdre . Retirez — vous donc .
Il serait peu convenable de forcer l’his toire à écrire un
j our comme quoi le sot entêtement d’un chien a suffi
pour bouleverser un grand empire . Voulez- vous une
place à ma cour ? être le gardien des viandes du pa
la i s ? Dites , quelle charge pu’
is— je v ous offrir pour que
Votre Excellence daigne s ’
éloigner ?
Le dogue ne bougea it pa s . Méd éric pensa l ’avoir
gagné —par l’appâ t d’un titre officiel : i l fit mine de des
cendre . Sans doute le dogue n’
était point ambitieux,car il se mit à hurler de nouveau
,se dressant contre
l ’arbre .
Le diable t ’em porte ! murmura Méd éric .
A bout d ’
é loquence,i l fouilla ses poches . C ’est là
un moyen qui,chez les hommes , réussit général ement .
Mais allez donc j eter une bourse à un chien , si ce n’est
pour lui faire une bosse a l a tête . Méd éric n’
éta it pas
d’
ailleurs un garçon à avoir une bourse dans ses
chausses ; il considéra it l’argent comme parfaitement
inutile , ayant touj ours vécu de libres échanges . Il
ET DU PET IT MÉDÉRIC 237
trouva mieux qu’
une poignée de sous , j e veux dire qu’il
trouva un morceau de sucre . Mon héros étant for t
gourmand de sa nature , cette trouvaille n’a rien qui
doive t ’étonner . Je tiens à te faire remarquer comme
les détail s de ce récit arrivent naturellement et portent
un haut caractère de véracité .
Méd éric, tenant le morceau d e _sucre entre deux
doigts,le montra au chien , qui ouvrit l a gueule sans
façons . A lors l ’a ssiégé descendit doucement . Quand il
fu t près de terre , i l la issa tomber la proie ; le chien l a
happa au passage,donna un coup de gosier, ne se lécha
même pas et se précipita sur Méd éric .
Ah ! brigand ! s ’eoria celui- ci en rem ontaht vive
ment sur sa branche , tu manges mon sucre et tu veux
me mordre ! Allons , ton éducation a été soignée , j e le
vois , et tu e s bien le fidèle élève de l’
égoïsm e de tes
maîtres rampant devant eux et toujours affamé de la
chair des passants .
OU S IDOINE DEVIENT BAVARD
I l allait continuer sur ce ton, lorsqu
’
il entendit der
rière lui s’
éle ver un bruit sourd,semblable au roule
ment lointain d’
une cataracte Pas un souffle de vent
n’
agitait les feuilles , et la riv1 ere voisine coulait avec
238 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
un murmure trop discret pour se permettre de pareilles
plaintes . Étonné , Méd éric écarta les branches et inter
roge a l‘
horizon . Au premier abord,i l ne vit rien ; l a
campagne,de ce côté
,s’
étenda it, grise et nue , sorte
de plaine s ’élev ant de coteaux en cote aux , jusqu’
aux
montagnes qui la bornaient . Le bruit au gmen tant tou
j ours , il re garda mieux . Alors il remarqua , surgissant
d ’un pl i de terrain , une roche d’une structure singu
lière . Cette roche , car il était d ifficile de la prendre
pour autre chose qu’
une roche , av a it la iorm e exacte
et la couleur d ’un nez, mais d’un nez colossal , dans le
quel on eût ai sément taillé plusieurs centaines de nez
ordinaires . Tourné d ’une façon désespérée vers le ciel ,ce nez avait toutes les allures d ’un nez troublé dans
sa quiétude par quelque grande douleur . A coup sûr
le bruit ‘
partàit de ce nez .
Méd éric, quand il eut examiné la roche avec atten
tion,hésita un instant , n
’
osant en croire se s yeux . En
fin,se retrouvant en pays de connaissance , ne pou
vaut douter
Hé ! mon mignon ! cria— t— ii émerveillé , pourquoi
diable ton nez se promène- t-il tout seul dans les
champs ? Que -j e meure si ce n ’est lui qui est là , à se
pâmer comme un veau qu’on êgorge !
A ces mots , le nez , contre tou te croyance , l a ro
che n’
était en effet autre chose qu’
un nez , lenez
s’
agita d’une maniè re déplorable . Il y eut comme un
éboulement de terrain . Un lon g bloc grisâ tre, qui rés
semblait assez à un énorme obél isque couché sur le sol ,
211 0 AVENTURE S DU GRAND S IDOINE
Dr ça , mon mignon , d it-ii en sautant à terre , et
notre peuple ?
S id oine , à cette question , éclata de plus belle en gém issem ents , dodelinant de la tête et se barbouillant le
visage de ses larmes .
Bah ! reprit Méd éric, notre peuple serait- il mort ?
L’
aurais— tu massacré dans un moment d ’
ennui,réflé
chissant que les peuples rois sont suj ets aux abdica
tions tout comme les autres m ouarque s ?
Frère , frère , sanglota Sid oine , notre peuple s’est
mal conduit .
Vraiment ?
11 s ’est mis en colère à propos d ’un
Le vilain !
et m’
a j eté à la
Le grossier !
comme j amais grand seigneur n ’a j eté un
laquais .
Voyez— vous, l’
a ristœ ra te !
A chaque virgule, S id oine poussai t un profond sou
pir . Lorsqu’
il rencontra un point dans sa phrase , son
émotion é tant au comble,il fondit de nouveau en
larmes .
Mon mignon,reprit Méd éric
,il est triste , sans
doute,pour un ma î tre d
'
ê tre congédié par ses valets,mais j e ne vois pas là matière à tant se désoler . Si ta
douleur ne me prouvait une fois de plus l ’excellence
de ton âme et ton i gnorance des rapports sociaux , je te
gronderais de t’affliger ainsi d’une aventure très-fré
ET DU PET IT MÉDÉRIG 211 1
quente . Nous lirons l’histoire un de ces j ours ; tu le
verras,c ’est une vieille habitude des nations de mal
mener les princes dont elles ne veulent plus . Malgré
le dire de certaines gens , Dieu n’a j amais eu l a singu
liet e fantaisie de créer une race particul ière , da ns le
but d ’
im poser à ses enfants des maîtres élus par lui
de père en fils . Ne t’
étonne donc pas si les gouvernés
veulen t devenir gouvernants‘
a leur tour,puisque tout
homme a le droit d’
avoir cette ambition . Cel a soulage
de pouvoir raisonner logiquement son malheur . Al
lons,sèche tes l armes . Elles seraient bonnes chez un
e£fém iné , un glorieux nourri de louanges , qui aurai t
oublié son métier d’
homme en exerçant trop longtemps
celui de roi ; mai s nous, monarques d’
hier , nous savons
encore marcher sans autre escorte que notre ombre,
et vivre au soleil , n’
ayant pour royaume que le peu de
poussière où se posent nos pieds .
Eh ! répondit S id oine d’
un ton dolent,tu en
p arles_à ton aise . La profession me plaisait . Je me bat
tais à poing que veux - tu ,j e mettais tous les j ours mes
habits du dimanche,j e dormais sur de la paille fra î
che . Raisonne et explique t ant que tu voudras . Moi,j e
veux pleurer .
Et il pleura ; puis , s’
arrê tant brusquement au milieu
d ’un sanglot
Voici , dit- il , comment les choses . se sont pas
Mon mignon , interrompit Méd éric, tu deviens
bavard le désespoir ne te vaut rien .
211 2 AVENTURE S DU GRAND S IDOIN E
Ce matin , vers six heures , comme j e rêvais inno
cem m ent,un grand bruit m ’a éveillé . J ’ai ouvert un
œil . Le peuple entourai t mon lit, paraissant fort ém u
et attendant mon réveil , en quête de quelque jugement .
Bon ! me suis-je dit , voilà qui regarde Méd éric : dor
mons encore . Et j e me suis rendormi . Au bout de j e
ne sais combien de minutes j ’ai senti mes suj ets me
tirer respectueusement par un coin de ma blouse
royale . Force m’a été d ’
ouvrir les d e uic yeux . Le
peuple s’
im p a tientait . Qu’a donc m on frère Méd éric"
ai— je pensé , de méchante humeur . Et , en pensant cela ,j e me suism is sur mon séant . Ce que voyant , les braves
gens qui m ‘
entoura ient ont poussé un murmure de
sati sfaction . Me com prends— tu , frère, et ne sais-je pas
conter à l’occasion ?
Parfaitement,mais si tu contes de ce train - là , tu
conteras jusqu’
à dema in . Que voulait notre peuple ?
Ah voilà . J e crois n ’
avoir pas trop bien compris .
Un vieux s’
est approché de moi , traînant sur se s ta
lons une vache au bout d’un cordeau . Il l‘
a plantée à
mes pieds,la tête dirigée de mon côté . A droite et à
gauche de la bête , en face de chaque flanc, se sont
formés deux groupes se montrant le poing . Celui de
droite criait : Elle est blanche ! Celui de gauche
« Elle est noire ! Alors le vieux,avec force saluts ,
m’
a dit d’
un ton humble : « Sire , est- elle noire , est
elle bl anche ?
Mais , interrompit Méd éric , c’
était de l a haute phi
10 5 0 phie , cela . La vache était-elle noire , mon m ignon ?
211 11 AV ENTURES DU GRAND S IDOINE
toutes enfin . R ien dans les poches de gauche , rien dans
les poches de droite . Mon frère Méd éric n’
é tait plus
sur moi . J ’avais espéré un instant le rencontrer se pro
menant dans quelque gousset écarté . Je visitai les cou
tures, j
’
inspecta i chaque pl i . Personne . P as plus de
Méd éric dans mes vêtements que dans mes oreilles .
Le peuple , stupéfait de ce singulier exei cice , me soup
çonna sans doute de chercher des raisons dans mes
poches il attendit quelques minutes , puis se mit à me
huer, sans plus de re spect , comme si j’
eusse été le
dernier des manants . Avoue-le , frère , il eût fallu une
forte tête pour se sauver saine et sauve d’une pareille
situation .
Je l ’avoue volontiers , mon mignon . E t la vache ?
La vache ! c ’est en effet l a vache qui m’embar
rassait . Lorsque j ’eus acquis l a triste certitude qu’il
allait me falloir parler en public , j e rassemblai le plus
de raison possible pour regarder la vache et l a voir
sans prév ention aucune . Le vieux venait de se relever
et me criait d’une voix colère cette éternelle phrase,
reprise en chœur par le peuple Est— elle blanche ?
est — elle noire ? En mon âme et conscience , mon frère
Méd éric , elle était noire et elle était blanche le tout
ensemble . Je m’
aperceva is bien que les uns la vou
l aient noire , les autres blanche ; c’
était j ustement l‘
a
ce qui m e troublait .
Tu e s un simple d ’esprit, m on mignon . La cou
leur des obj ets dépend de l a position des gens . Ceux
d e gauche et ceux de droite , ne voyant à la fois qu’
un
ET DU PETIT MÉDÉEIC 21 5
des flancs de l a vache , avaient également raison , tout
en se trompant de même . Toi , la regardant en face , tu
la jugeais d’une façon autre . Était- ce l a bonne ? Je
n’
oserais l e dire ; car , observe , quelqu’
un placé à la
queue aurait pu émettre un quatrième jugement tout
aussi logique que les trois premiers .
Eh ! mon frère Méd éric, pourquoi tant philoso
pher ? Je ne prétends pas être le seul qui a i t eu rai son .
Seulement,j e dis que l a vache étai t blanche et noire , le
tout ensemble ; e t , certes , j e puis bien le dire , puisque
c ’est là ce que j ’ai vu . Ma première pensée a été de
communiquer à l a foule cette vérité que mes veux me
révéla ient, e t je l’
ai fait avec complaisance , ayant la
naïveté de croire cette décision la meilleure possib le,
Ca r elle devait contenter tout le monde en ne donnant
tort à personne .
Eh quoi mon pauvre mignon,tu as parlé
Pouvais— je me taire ? Le peuple était là , les
oreilles grandes ouvertes , avides de phrases comme l a
terre d’eau de pluie,après deux m ois de sécheresse .
Les plaisants,à me voir l ’ai r niais et embarrassé
,
criaient qi1 e ma voix de fauvette s’en était allée
,j uste à
la saison des nids . Je tournai sept fois ma phrase dans
l a bouche , e t, fermant les paupières à demi , arron
d issant les bras , j e prononçai ces mots du ton le plus
fiûté possible
Mes bien-aimés suj ets,l a vache est noire et
blanche , l e tout ensemble .
Oh la la ! mon mignon , à quelle école as— tu ap1 4 .
21 6 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
pris à fai re des discours d ’une phrase ? T ’ai-je j amais
donné de mauvais exemples ? 11 y avait la matière‘
a
empli r deux volumes , et tu vas j eter tout le fru it de
tes observations en treize mots ! Je - j urera is qu’on t’a
compris ton discours était pitoyabl e !
Je te crois , mon frère . J’
a va is parlé très-douce
ment . Tous,hommes
,femmes
,enfants
,vie i llards , se
bouchèrent les oreilles , se regardant épouvantés ,com me s ’il s eussent entendu le tonnerre gronder sur
eur tête ; puis il s poussèrent de grands cris
Eh quoi ! disaient-Âls,quel est le malotru qui se
permet de parei ls beuglements ‘
? Ou nous a changé no tre
roi . Ce t hom m e n’
est pas notre doux seigneur , dont la
voix suave faisait l es délices de nos oreilles . Sauve- toi
v ite,vilain géant
,bon tout au plus à
'
effrayer nos
fille s quand elles pleurent . Entendez- vous l ’im bécile
déclarer cette vache blanche et noire ? Elle est blanche .
Elle est noire . Voudrait — il se moquer de nous,en a ffir
mant qu’
elle est noire et blanche ? Allon s,vite
,dé
campe ! Oh quelle sotte paire de poings ! La laide pa
ra re , quand i l le s balance niaisement , comme s’il ne
savai t qu‘
en faire . Jette-les dans un coin pour courir
plus vite . Tu nous guérira is des rm s , 5 1 nous pouvions
guérir de cette maladie . Hé ! plus vite encore . Vide le
royaume . Où avions-nous l’id ée d’
a im er les hommes
hauts de plusieurs toises ‘! R ien n ’est plus artistement
organisé que les moucherons . Nous voulons un mou
h eron !
Sidoine , au souvenir de cette scène de tumulte , ne
21 8 A V ENTURES EU GRAND S IDOIN E
Oh ! dit S id oine , de pareilles corrections se lisent
elles dans l’histoire ?
Mais oui . Parfois , les rois rasent une ville ; d’
autres
fois,les vill es coupent le cou aux rois . C ’est une douce
réciprocité . Si cela peut te distraire , nous allons as
sommer ceux pour le compte desquels nous assem
miens hier .
Non,mon frère , ce serait une triste besogne . Je
suis de ceux qui n’
a im ent pas à manger les poulets de
leur basse- cour .
Bien d it , mon mignon . Léguons alors le soin de
nous faire regretter au roi notre s uccesseur . B’ailleurs
,
ce royaume était trop pet1 t tu ne pouvais te rem uer
sans passer les frontières . C est assez nous amuser aux
bagatelles d e la porte . Il nous faut chercher.au plus
vite le Royaume des Heureux , qui est un grand royaume
où nous régnerons à l ’ai se . Surtout, marchons de com
p a gnie . Nous emploierons quelques matinées à parfaire
notre éducation,à prendre une idée précise de ce
monde,dont nous allons gouverner un des coins . Est
ce dit,mon mignon ?
S id oine ne pleurait plus, ne réfléchissa it plus , ne
parlait plus . Les larmes , un instant, lui avaient misdes pensées au cerveau et des paroles aux lèvres . Le
tout s ’en était allé ensemble .
Ecoute et ne réponds pas , aj outa Méd éric ; nous
allons enj amber notre royaume d ’
hier et nous diriger
vers l ’orien t, en quête de notre royaume de demain .
ET DU PET IT MÉDÉM C 9
UAIMA BLE PRIMEV ÈRE , REINE DU ROY AUME DES HEUREUX
I l est grand temps, Ninon,de te conter l es mer
veilles du Royaume des Heureux . Voici les dé tails que
Méd éric tenait de son ami le bouw euil .
Le Royaume des Heureux est situé dans ce monde
que les géographes n ’
ont encore pu découvrir , mais
qu’
ent bien connu les braves cœurs de tous les temps ,pour l ’avoir maintes foi s visité en songe . Je ne saurais
rien te dire sur la mesure de sa surface , l a hauteur de
ses montagnes , l a longueur de ses fleuves ; les frontières
n ’en sont point parfai tement arrêtées , e t , jusqu’
à ce
j our,l a science du géomètre consiste
,dans ce fortuné
pays , à mesurer la terre par petits coins , selon les be
soins de chaque famille . Le printemps n’
y règne pas
éternellement,comme tu pourrais l e croire ; la fleur
a ses épines ; l a plaine est semée de grands rocs les
crépus cules sont suivis de nuits sombres,suivies à leur
tour de blanches aurores . La fécondité,le climat sa
lubre , l a beauté suprême de ce r oyaume proviennen t
de l’
a dm irable harmonie , du savant équil ibre des ele
ments . Le soleil m ùrit les fruits que la pluie a fait
croître ; la nuit repose le sillon du travail fécondant
du j our . Jamais le ciel ne brûle les moissons,j amais
250 AVENTURES DU GRAND S IDO I N E
les froids n ’
arrê tent les riv 1eres dans leur course . Rien
n ’est vainqueur ; tout se contre— balance,se met pour
sa part dans l’ord re unive rsel de sorte que ce monde,
où entrent en égale quantité toutes les influence s con
traires , est un monde de paix , de justice et de de
voir .
Le Royaume des Heureux est trè s — peuplé ; depuis
quand ? on l’ignore ; mais , à coup sûr , on ne donnerait
pas dix ans à cette nation . Elle ne para ît pas encore se
douter de la perfectibilité du gen re humain,et vit pai
siblem ent,sans avoir besoin de voter chaque j our
,pour
maintenir une loi , v in gt lois qu i chacune en demande
ront à leur tour vingt autres pour être également main
tenues . L ’
é d ifice d’
iniquité et d’
opp ression n ’en est
qu’
aux fond em ents . Quelques grands sentimen ts , sim
ples comme des vérités , y ti ennent lieu de règles la
fraternité devant Dieu , le besoin de repos , l a connais
sance du néant de l a créature , le vague espoir d’une
tranquillité éternelle . Il y a une entente tacite entre ces
passants d ’une heure,qui se demandent à quoi bon se
coudoyer,lorsque la route e st large e t m ène petits et
grands à l a même porte . Une nature harmonieuse ,toujours semblable à elle — même , a influé sur le carac
tère des habitants ils ont,comme elle , une âme riche
d ’
emotions , accessible à tous les sentiments , et cette
âme,où la moindre passion en plus amènerait des
tempêtes,j ouit d ’un calme inal térable , par la j uste ré
partition des facultés bonnes et mauvaises .
Tu le vois,Ninon
,ce ne sont pas là des anges, et
252 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
mille humaine . De cette pensée de Justice est née une
société modeste , un peu monotone au premier regard ,m
’ayant pas de fortes personnalités,mais d ’un ensem ble
admirable , ne nourrissant aucune haine et consti
tuant un véritable peuple , d ans le'
sens le plus élevé
de ce mot .
Donc, ui petits 1 1 1 grands , ni riches ni pauvres , pas
de dignités , pas d’
échelle sociale,les un s en haut
,les
autres en bas , et ceux- ci poussant ceux- là ; une nation
insouciante , vivant de tranquillité , aimante e t philo
sophe ; des hommes qui ne sont plus des hommes .
Cependant, aux premiers j ours d u royaume , pour ne
pas trop se faire montrer au doigt par*leurs voisins,
ils avaient sacrifié aux idées reçues en nommant
un roi . I ls n’en senta iént pas le besom ; ils virent
dans cette mesure une sim ple formalité , même un
moyen ingénieux d ’
abriter leur liberté à l ’ombre d’une
monarchie . Ils choisirent le plus humble des citoyens ,non point assez bête pour qu’ il pùt devenir m e
chant à l a longue,mais d ’une intelligence suffisante
pour qu’il se sentit le frère de ses sujets . Ce choix fut
une des causes de la paisible prospérité du royaume .
La mesure prise,l e roi oublie peu à peu qu’ i l avait un
peuple,l e peuple
,qu’ i l avai t un roi . Le gouvernant et
les gouvernés s ’en allèrent a insi côte à côte dans les
siècles,se protégeant mutuellement
,sans 'en avoir
conscience ; les lois régna 1ent par cel a même qu’
elles
ne se faisaient pas senti r ; l e pays j ouissait d’
un ordre
parfait,résultant de sa position unique dans l
’
bis
ET DÛ PETIT MÉDÉRIC 25 3
toire une monarchie libre dans un peuple libre .
Ce seraient de curieuses annales, celles qui coute
raient l ’histoire des rois d u Royaume des Heureux .
Certes,les grands exploits et les réformes humani
taires y tiendraient peu de place et offriraient un
mince intérêt ; mai s les braves gens prendraient pla i
sir à voir avec quelle naïve simplicité se succédait
sur le trône cette race d ’
excellen ts‘
hom m es qui nais
sa ient rois tout naturel lement et qui portaient la
couronne , comme on porte au berceau des cheveux
blonds ou noirs . La nation , ayant au commencemen t
pris la peine de se donner un maître , entendait bien
ne plus s ’occuper de ce soin , et comptait avoir voté
une fois pour toutes . Elle n ’
a gissait pas précisément
ainsi par respect pour l’héréd ite'
, mot dont elle igne
rait l e sens ; mais cette façon de procéder lui parai s
sai t de beaucoup la plus commode .
Aussi,lors du règne de l’a im able Primevère
,aucun
généalogiste n’
aurait— il pu , en remontant l e cours des
temps , suivre , d ans ses différents membres , cette longue
descendance de rois , tous issus du même père . L’
héri
ta ge royal les avait suivis dans les'
âges,sans qu
’
ils
aient eu j amais à s’
inquiéter si quelque mendiant ne l e
leur volait pas en route . Maints d ’entre eux parurent
même ignorer toute leur vie la h aute sinécure qu’
ils
tenaient de leurs aïeux . Pères , mères , fils , filles , frères ,sœurs , oncles , tantes, neveux , nièces s
’
étaient passé
le sceptre de main en main,comme un joyau de
famille .
2 51 AVENTURES DU GRAND S lDOIN E
Le peuple aurait fini par ne plus reconnaître son
roi d u moment,dans une parenté devenue nom
breuse à l a longue et fort embrouillée , sans l a bon
homie m i se par les princes eux— mêmes à se faire
reconnaître . Parfois il se présenta it telle circonstance
où un roi était d ’une nécessité absolue . Comme,à
tout prendre , le cours ordinaire des choses est pré
férable ,les suj ets sommaient leur m a ître 1égitim e
de se nommer . Alors celui qui possédait l e bâton
de bois doré dans un coin de sa m aison le prenait
modestement et j ouait son personnage , qu itte à
se retirer , l a farce j ouée . Ces courtes apparitions d’
unemajesté mettaient un peu d
’
ord re dans le s souvenirs
de l a nation .
Il faut le faire remarque r , au grand honneur de la fa
mille régnante , j amais , à l’
appel du peuple,deux rois ne
s’
éta ient présentés ; entre héritiers , le fait mérite d’
ê tre
constaté pas d’art iere— neveu envieux du gros lot
échu‘
a la branche aînée . Je ne puis affirm er cependant
que l ’a im able Primevère fût issue directement du roi
fondateur de la dynastie . Tu le sais de reste , on n’est
pas touj ours l a fille de son père . En tout e certitude,l a
dignité de reine s ’
était‘
transm ise jusqu’
à elle , d’apres
les lois civiles de parenté . Elle avait dans les veines
un sang rose où peut-être pas une goutte de sang royal
ne se trouvait mêlée , mais qui certainement gardait
encore quelques atomes du sang du premier homme .
Magnifique exemple , pour les peuples et les princes
de nos contrées, que cette dyna stie se développant
2 56 AVENTURES DU GRAN D S IDOIN E
pensées miséricordieuses de tous les braves cœurs d e
femmes aimant en ce monde .
Primevère donna , dès sa naissance , plusieurs preuves
de sa mission ; elle naissai t pour protéger les faibles et
faire des œuvres de paix et de justice . J e ne te dirai
point,quand sa mère l ’enfanta , qu
’on remarqua plusde soleil aux cieux
,plus d ’
a llégresse dans les âmes .
Cependan t,ce j our- là , les hirondelles du toit cau
serent de l’
événem en t plus tard que de coutume .
Les loups ne s’
a ttend riœnt pas , les l armes de j oie
n ’
etant guère d ans leur nature ; mais les brebis,
p assant devant l a po rte , bêlèrent doucement , se re
gardant avec -des yeux humides . 1 1 y eut parmi les
bêtes du pays , j’
entend s l es b onnes bêtes, une sorte
d’
emotion qui adoucit pour une heure leur triste con
dition de brute . Un Messie était né , att endu de ces pau
v t es intelligences ; j e te le demande , et cela sans rail
lerie sacrilege , dans leurs souffrances et leurs ténèbres ,ne doivent— elles pas ; comme nous, espérer un Sauveur ?
Couchée dans son berceau , Primevère , en ouvrant
l es yeux,accorda son premier sourire au chien et au
chat de la maison , ass i s sur leurs derrières , aux deux
bords du peti t lit,gravement , comme il . sied à de hauts
dignitaires . Elle versa sa première l arme , tendant l es
mains vers une cage où chantait tri stement un rossi
gnol ; lorsque , pour l’
apaiser, on lui eut remis la frêle
prison,elle l’ouvrit et reprit son sourire , à voir l
’oiseau
étendre larges ses ailes et monter dans l’ai r sa patrie .
Je ne puis te conter, j our par j our , sa j eunesse
ET DÛ PET IT MÉDÉRIÇ 57
passée à placer près des fourm ih eres des poignées de
blé,non tout à fai t au bord , pour ne pas ôter aux
ouvrières le pla isir du travail , mais à une courte di s
tance,afin de ména ger les pauvres membres de ces
infinim ent petits ; s a belle j eunesse dont elle fit une
longue fête , soul ageant son besoin de bonté et don
nan t à son cœur la continuel le j oie de faire le bien et
d’
a id er les misérables pierrots et hanne tons sauvés
des mains de méchants garçons , chèvres consolées
par une caresse de l a perte de leurs chevreaux,bêtes
domestiques nourries grassement d ’os et de soupes
cuites , pain émietté sur les toits , fe'
tu de paille tendu
aux insectes naufragés,bienfa its et douces paroles de
t outes sortes .
Je l ’a i d it , el le eut de bonne heure 1 age de raison .
Ce qui d’
ebord avait é té chez elle instinct d u cœur
devint bientô t j ugement et règle de conduite . Ce
ne fut plus seulement sa bonté naturelle qui lui
fit aimer l es bêtes ; ce bon sens dont nous nous
servons pour dominer eut en elle ce rare résultat , de
lui donner plus d ’amour en l’a id ant à comprendre
comb ien ces créatures ont besoin d ’
ê tre aimées . Quand
elle allait par le s sentiers,avec les fille ttes de son
âge , ell e prêchait parfois sa mission , et c’
éta it un char
mant spectacle que ce docteur aux lèvres roses,d ’une
naïveté grave , expliquant à ses disciples l a nouvelle
religion , celle qui apprend à tendre l a main , dans l a
création , aux êtres les plu s déshérités . Elle disai t sou
vent qu’
elle avait eu j adi s de grandes pitiés en son
258 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
geant aux bêtes privées de l a parole , et ne pouvant
ainsi nous témoigner leurs besoins ; elle cra ignait ,dans ses premières années , de passer à l eur côté
,
quand elles avaient faim ou soif, et de s’
éloigner sans
les soulager , leur lai ssant ainsi l a haineuse pensée du
mauvais cœur d ’
une pe tite fille se refusant à l a charité .
De là , disait— elle , vient toute l a mésin telligence entre
les fils de Dieu , depuis l’homme jusqu
’
au ver ; il s n’en
tendent point leurs l anga ges et se dédaignent,faute
de se comprendre assez pour se secourir en frères .
Bien des fois , en face d’un grand bœuf qui arrêtait ,
des heures entières,ses yeux mem es sur elle , elle
avait cherché avec angoisse ce que pouvait désirer l a
pauvre créature qui la regardait si tristement . Mais
maintenant,pour sa part
,elle ne cfaigna it plus de pas
ser pour méchante . La langue de chaque bête lui était
connue ; elle devait cette science à l’am itié de ses
chers malheureux qui la lui avaient enseignée dans une
lon gue fréquentation . Et quand on lui demandait la
façon d ’
apprend re ces milliers de langages , pour met
tre ñ u à un malentendu qui rend la création mauvaise ,el l
‘
e répondai t avec un doux sourire A imez les bêtes ,vous les comprendrez .
Ce n’
é ta ient pas d ’
a illeurs des raisonnements bien
profonds que les siens ; elle jugeait avec le cœur et . ne
s’
em ba rrassa it p as d’
id ées philosophiques qu’
ell e igno
rait . S e façon de voir avait ceci d ’
étrange , en notre
siècl e d’
orgueil , qu’elle ne considérai t pas l
’
homme
seul dans l’œuvre de Dieu . E lle aim ait l a V i e sous
260 AVENTURES DU GRAND S IDOINE
lution de travailler à celui des bêtes de son royaume .
Puisque le s hommes se déclaraient parfaitement heu
reux , elle se consacrait à l a félicité des insectes et des
lion s . Ainsi elle apaisa i t son besoin d ’
aim er .
1 ! faut le dire,si la concorde régnait dans les villes
,
il n’
en était pas de même dans les bois . De tous temps ,Primevère avait éprouvé de douloureux étonnements
à voir la guerre éternelle que se l ivrent entre elles les
créatures . Elle ne pouvait s ’expliquer l’
araignée bu
vant le sang de la m ouche , l’oiseau se nourrissant d e
l’
araignée . Un de ses plus pesants cauchemars cousis
tait à voir , par les mauvaises nuits d’hiver, une sorte
de ronde effrayante , un cercle immense emplissant
les cieux ; ce cercle é tait formé de tous les êtres pl a
cés à l a file , se dévorant les uns les autres ; i l tournait
sans cesse,emporté dans l a furie d u terrible festin .
L’
épouvante m ettait au front de l’enfant une sueur
froide,lorsqu
’
e lle comprenait que ce festin ne pouvait
finir et que les êtres tourneraient ainsi éternellement ,au m ilieu de cris d ’
a gonie .
Mais c ’
était l à un rêve pour elle ; l a chère fillette
n’
ava it pas conscience de la loi fatale de la vie , qu i ne
peut être sans la mort . Elle croyait au pouvoir souve
rain de ses larmes .
Voici l e beau proj et qu’elle forma , dans son inno
cence et sa bonté , pour le plus grand bonheur des
bêtes de son royaume .
A peine maîtresse du pouvoir , elle fit publier à son
de trompe,aux carrefours de chaque forêt , dans les
E T DU PETIT MÉDÉRIC 26 1
basses —cours e t sur les places des grandes villes , que
toute b ête se sentant lasse du métier de vagabond
trouverait un asile sûr‘
a la cour de l’a im able Prime
vere . En outre,disait l a proclamation , les pension
maires seraien t instruits dans l’art d ifficile d’
ê tre
heureux , selon les lois d u cœur et de la raison , et joui
raient d ’une nourriture abondante , exempte de l armes .
Comme l ’hiv er approchait , le s repas devenant rares ,des loups maigres
,des insectes frileux
,tous les ani
maux domestiques de l a contrée,les chats et les chiens
errants,et enfin cinq à six douzaines de bêtes fauves
curieuses se rendirent à l ’appel de l a j eune reine .
Elle les logea commodément dans un grand hanga r ,leur donnant mille douceurs des plus nouvelles pour
eux . Son système d ’
éd uca tion était simple comme son
âme ; i l consistait à beaucoup aimer ses élèves , leur
préchant d’
exem ple un am our mutuel . Elle fit cons
truire pour chacun d ’eux une cellule semblable , sans
se soucier de leurs différences de nature , et le s'
pour-l
vut de bonnes couche s de paille e t de bruyère,d
’
auges
propres et à hauteur convenable , de couvertures en
hiver e t de branches de feuillage en été . Le plus pos
sible,elle voulait les amener à oublier leur vie va ga
bonde,aux j oies ,
cuisantes et pénibles auss 1 avait
elle,bien
‘
a regret,fai t entourer le hangar de fortes
grilles,pour aider à l a conversion et mettre une bar
riere entre l’
e sprit de révolte des bêtes du dehors et
les excellentes dispositions de ses disciple s . Matin et
soir,elle les visitait , l es réunissant dans une salle
1 5 .
2 58 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
geant aux bêtes privées de l a parole,et ne pouvant
ainsi nous témoigner leurs besoins ; elle craignait ,dans ses premières années , de passer à l eur côté
,
quand elles avaient faim ou soif, et de s’
éloigner sans
les soulager , leur lai ssant ainsi l a ha ineuse pensée du
mauvais coeur d’une petite fille se refusant à l a charité .
De là , disait-elle , vient toute l a mésintelligence entre
les fils de Dieu , depuis l’homme jusqu
’
au ver ; il s n’en
tendent point leurs langa ges et se dédaignent,faute
de se com prendre assez pour se secourir en frères .
Bien des fois , en face d’un grand bœuf qui arrêtait ,
des heures entières,ses yeux mornes sur elle , elle
avait cherché avec angoisse ce que pouvait désirer l a
pauvre créature qui la regardait si tristement . Mais
maintenant,pour sa part
,elle ne craignait plus de pas
ser pour méchante . La langue de chaque bête lui était
connue ; elle devait cette science à l’amitie de ses
chers malheureux qui la lui avaient enseignée dans une
longue fréquentation . Et quand on lui demandait la
façon d ’
apprend re ces milliers de langages , pour met
tre ñ u à un malentendu qui rend la création mauvaise ,ell
‘
e répondai t avec un doux sourire A imez les bêtes ,vous les comprendrez .
Ce n’
éta ient pas d ’
a illeurs des raisonnements bien
profonds que les siens ; e lle jugeait avec le cœur et ne
s’
em ba rraæ ait pas d’
id ée s philosophiques qu’
ell e igno
ra it . S e façon de voir avait ceci d ’
étrange , en notre
siècle d ’
orgueil , qu’elle ne considérai t pas l ’homme
seul dans l’œuvre de Dieu . E lle aimait l a v 1 e sous
260 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
lutien de travailler à celui des bêtes de son royaume .
Puisque les hommes se déclaraient parfaitement heu
reux , elle se consacrait à la félicité des insectes et des
lion s . Ainsi elle apaisai t son besoin d ’
a im er .
1 ! faut le dire,si l a concorde régnait dans les villes,
i l n ’
en était pas de même dans les bois . De tous temps,Primevère avait éprouvé de douloureux étonnements
à voir la guerre éternelle que se l ivrent entre elles les
créatures . Elle ne pouvait s'expliquer l’
araignée bu
vant le sang de la mouche , l’oiseau se nourrissant de
l’
araignée . Un de ses plus pesants cauchemars cousis
tait à voir , par les m auvaises nuits d ’hiver , une sorte
de ronde effrayante , un cercle immense emplissant
les cieux ; ce cercle était formé de tous les êtres pl a
cés à l a file , se dévorant les uns les autres il tournait
sans cesse ,emporté dans l a furie du terrible festin .
L’
épouv ante mettait au front de l’enfant une sueur
froide,lorsqu
’
e lle comprenait que ce festin ne pouvait
finir et que les êtres tourneraient ainsi éternellement ,au milieu de cris d ’
a gonie .
Mais c ’
était l à un rêve pour elle ; l a chère fillette
n ’
eve it pas conscience de la loi fatale de la vie , qui ne
peut être sans la mort . Elle croyait au pouvoir souve
rain de ses larmes .
Voici l e beau proj et qu’elle forma , dans son inno
cence et sa bonté , pour le plus grand bonheur des
bêtes de son royaume .
A peine maî tresse du pouvoir , elle fit publier à son
de trompe , aux carrefours de chaque forêt , dans les
ET DU PET IT MÉDÉRIC 26 1
basses-cours e t sur l es places des grandes villes, que
toute b ête se sentant l asse d u métier de vagabond
trouverai t un asile sûr à la cour de l’a im able Prime
vere . En outre,disait l a proclamation
,l es pension
naire s seraien t instruits dans l ’art d ifficile d’
ê tre
heureux , selon les lois d u cœur et de la raison , et joui
raient d’
une nourriture abondante , exempte de larmes .
Comme l ’hiver approcha i t,le s repas devenant rares ,
des loups maigres , des insectes frileux , tous les ani
maux domestiques de la contrée,les chats et les chiens
errants , et enfin cinq à six douzaines de bêtes fauves
curieuses se rendirent à l ’appel de l a j eune reine .
Elle les logea commodément dans un grand hanga r,
leur donnant mille douceurs des plus nouvelles pour
eux . Son système d’
education étai t simpl e comme son
âme ; i l consistait à beaucoup aimer ses élèves , l eur
prêchant d ’
exem ple un am our mutuel . Elle _
fit cons
truire pour chacun d’eux une cellule semblable , sans
se soucier de leurs différences de nature , et les pour
vut de bonnes couches de paille e t de bruyère,d
’
auges
propres et à hauteur convenable , de couvertures en
hiver e t de branches de feuillage en été . Le plus pos
sible,elle voulait les amener à oublier leur vie va ga
bonde, aux j oie s cuisante s et pénibles ; aussi avait
elle , bien à regret , fai t entourer le hangar de fortes
grilles,pour a ider à l a conversion et mettre une bar
riere entre l’e sprit de révolte des bêtes d u dehors et
les excellentes dispositions de ses disciples . Matin et
soir,elle les visita it , l es réunissan t dans une salle
1 5 .
262 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
commune,et les caressa it
,chacune selon le mérite .
Elle n e l eur tenait pas elle -même de longs dis
cours,mais les excitait a des discussions amicales ,
sur des cas délicats de frate rnité et d’
abnéga tion , en
courage ant les orateurs bien pen sants et rép rim and aniä
avecbonté ceux qui élevaient un p eu twp la voix . Son
but était de les confondre peu a peu en un même peu
ple ; elle espérait faire perdre à chaque espèce sa lan
gue et se s habitudes , et les conduire toutes insensi
blem en t à une unité universelle , en brouillant pour
elles , par un continuel contact, leurs diverses façons
de voir et d ’
entend re . A insi elle posait les fa ibles s ous
les pattes d es forts, et amenai t à converser entre“ eux
la cigale,au cri aigre
,et le taureau
,ronflant à p leins
n aseaux ; elle logeait à cô té des lévriers les l ièvre s e t
les perdrix,et les renards
,au beau milieu des poules .
Mais l a mesure qu ’elle pensa la plus hab ile fut de ser
vir dans les écuelles de tous une même nourriture .
Cette nourriture ne pouvant être ni chair .ui poisson ,l’
ord inaire se composa pour chacun d’
une écuelle d e
l ait par j our,plus ou m oins profonde
,selon l’appé tit
du pensionnaire .
Tout se trouvant réglé de l a sorte , l’
aim able Prime
vere attendit les résultats . Ils ne pouvaient manquer
d’
ê tre bons , pensait— elle , puisque les moyens employés
étaient excellents en eux-mêmes . L es hommes de son
royaume se décl araient de plus en plus heureux , se
fâchant dès qu’
un philanthrope cherchait à leur démon
trer leur misère . Les bêtes,au contraire
,avouaient
261 AVENTURES DU GRAN D S IDOIN E
cieux de l a route ; e t , comme ces j ambes mesuraient
sans peine dans un de leurs pas vingt degrés d’un m e
rid ien terrestre , il s’
ensuivit qu’au bout de l a première
matinée les voyageurs avaient déj à fai t le tour du
monde un nombre incalculable de fois . V ers midi , Me
d éric,las de se taire
,ne put laisser de nouveau passer
les mers et les continents san s donner une leçon de
géographie à son compagnon .
Hé ! mon mignon , dit — ii, i l y a , en ce moment,d es millions de p auvres enfants , enfermés dans des
salles froides et obscures,qui se tuent les yeux et
l’
e sprit à épeler le monde sur de sales bouts de papier,peints de bleu et de rouge , couverts de li gnes , de
noms bizarre s,tout comme un grimoire cabalistique .
L ’homme e st à plaindre de ne voir les grands spec
taeles que rapetissés à sa mesure . Jadis, j’ai par hasard
regardé un de ces livres renfermant les contrées connues
en vingt ou trente feuilles ; c’est une
“
collection peu ré
créative,bonne tout au plus à m eubler la mémoire des
enfants . Que ne peut-ou leur ouvrir le l ivre sublime
qui s ’étend devant nous , le leur faire l ire d’
un regard ,
dans son immensité ! Mai s les marmots , fils de nos
mères,n
’
ont pas l a taille pour embrasser la page eu
tiere . Les anges seuls peuvent faire de la vraie science ,si quelque vieux saint d
’esprit morose donne là— h aut
des leçons de géographie . Or , puisqu’
il plaît à Dieu de
mettre sous nos yeux cette belle carte naturelle ,‘
je
désire profiter de cette rare faveur pour attirer to'
n
attention sur les diverses façons d’
ê tre de l a terre .
1 31 DU PETIT MÉDÉRIC 65
Mon frère Méd éric , interrompit Sid oine , j e suis
un ignorant et j e crains fort de ne pas te com prendre .
Si peu que parler te fatigue , il est plus profitable pour
nous deux que tu gardes le silence .
Comme touj ours, m on mignon , tu dis une sot
tise . J ’ai en ce moment un intérêt considérable à t’
en
tre tenir sur les connaiss ances humaines ; car , sache
le , j e ne me propose rien moins que de vulgariser ces
connaiss ances . Avant tout,sais-tu ce que c
’
est que vul
gariser?
Non . Quitte à dire une nouvelle sottise , l’
expres
sion me paraît barbare .
Vulgariser une science , mon mignon , c’est la dé
layer,l’
âffa d ir autant que possible , pour la rendre
d’une digestion facile aux cerveaux des enfants’
e t des
pauvres d ’esprit . Voici ce qu i arrive : l es savants dé
daignent ces vérités cachées sous de lourdes et inutiles
draperies, et l eur préfèrent les vérités nues ; l es en
fants,j ugeant avec raison les études sérieuses venir
en leur temps , toujours assez tôt , continuent à j ouer
jusqu’
à l’
äge où ils peuvent monter l e rude chemin du
savoir , sans se bander les yeux ; les pauvres d’
esprit,
j e parle de ceux qui n’
ont pa s la sagesse de se boucher
les oreilles , écoutent tant bien que mal les plus belles
vul garisations , s’
en bourrent immodérément le cerveau
et deviennen t des se ts complets . Ainsi , personne ne
profite de cette idée éminemment philanthropique
qui consiste à mettre l a science à la portée de tout
l e monde , personne , si ce n’est le vulgarisateur . Il a
266 AVENTURE S DU GRAND S IDOINE
fait un tour de force . Tu ne peux décemment m ’
em pê
cher de faire un tour de force , mon mignon , si j’ai l a
moindre vanité d ’en vouloir faire un .
Parle , m on frère Méd éric, tes discours ne m’
em
pêchent pas de marcher .
Voilà de sa ges paroles . Mon mignon, j e te prie de
regarder un peu attentivement aux quatre points de
l ’horizon . De cette hauteur , nous ne distinguons pas le s
hommes nos frères , et nous pouvons prendre aisément
leurs v illes pour des tas de pavés grisâtres j etés au
fond des plaines ou sur la pente des coteaux . La terre ,ainsi considérée , offre un spectacle d ’une grandeur
singulière ici des rocher s par longues arêtes,là des
flaque s d’eau dans les trous ; puis , de loin en loin ,
quelques forêts faisant des taches sombres sur l a
blancheur du sol . Cette vue a la beau té des horizons
immenses ; m ais l’homme trouvera toujours plus de
charme à contempler une chaumière adossée à une
rampe de roches, ayant deux é glantiers et un file t
d ’eau à sa porte .
S id oine fit une grim ace en entendant ce détail poé
tique . Méd éric continua
A de longs intervalles,assure-t-ou , d
’
effrayantes
secousses brisent les continents , soulèvent les mers ,changent les horizons .
*
Un nouvel acte commence dans
l a grande tragédie de l’Éternité . En ce moment, j e me
figure regarder un de ces mondes antérieurs , alors que
les géographes n’
é taient pas . Bienheureuses mon
tagnes , fleuves fortunés , calmes océans, vous vivez en
268 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
Eh ! mon pauvre mignon , 1 a i pu te faire en
quatre mots un cours de géographie à l’usage des
anges ; s’il me falla it t
’
enseigner maintenant les sor
net tes débitées aux écoliers dont j e te parlais tantôt,
j e m’aurais pas fini ton éducation dans d ix ans d ’ici .
L ’homme s ’est plu à tout brouiller sur la terre ; il a
donné vingt noms différents à la même pointe de ro
cher ; i l a inventé des continents et en a nié plus en
core ; i l a tan t fondé de royaumes et en a tant anéanti
que chaque caillou , dans les champs , a sûrement servi
de frontière à quelque nation morte . Cette rigueur des
lignes , cette é ternité des mêmes divisions existent
pour Dieu seul . En introduisant l’hum anité sur ce vaste
théâtre , il se produit un effrayant pêle — mêle . Il est si
aisé, chaque cent ans , de prendre une feuille de papier
et de dessiner une nouvelle terre,celle d u moment !
Si la terre du Créateur avai t subi tous les changements
de l a terre de l ’homme,nous aurions devant nous , au
l ieu de cette carte naturelle si nette au regard , le p lus
étrange mélan ge de couleurs et d e lignes . Je ne puis
m’
am user aux caprices de nos frères . Je te répète de
regarder attentivement l’œuvre de Dieu . Tu en saura s
plus dans un reg ard que tous les géographes du monde ;car tu auras vu d e te s yeux les
'
grandes lignes de la
croûte terrestre,et ces messieurs les cherchent encore
avec leurs niveaux et leurs com pas . Voilà,si j e ne me
trompe, une leçon de géographie physique et politique
un peu bien vul garisée .
Comme le maître cessa de parler , l’
élève , qui voya
ET DU PETIT MÉDÉRIC 269
geait pour l’
instan t au milieu des glaces , enj amba le
pôle,sans plus de façons , et posa l e pied dans l
’
autre
hémisphère . I l était midi d ’un côté,minuit de l
’
autr e .
Nos comp agnons , qui quittaient un blanc soleil d’
avr il,
continuèrent leur voyage par le plus beau clair de
lune qu’on puisse voir . Sid oine,naïf de son naturel ,
pensa tomber à la renverse du manque de logique que
lui parurent avoir— en ce moment la lune et le soleil . Il
leva le nez,considérant les étoiles .
Mon mignon,lui cria Méd éric dans l
‘
oreille , voici
l’
instant ou j am ais de te vulgariser l’astronom ie . L ’as
tronom ie est la géographie des astres . Elle enseigne
que l a terre est un grain de poussière j eté dans l’im
m ensité . C’est une science saine entre toutes , quand
elle est pr1 se à dose raisonnable . B ’
a illeurs , j e ne
m’
appesantirai pas sur cette branche des connaissances
humaines ; j e te sai s m odeste e t peu curieux de for
m ules mathématiques . Mais,si tu avais le moindre or
gue il , il me faudr ai t bien , pour te guérir de cette
vilaine maladie , te faire entrevoir, chiffres en mains ,les effrayantes vérités de l ’e sp ace . Un hom me , si fou
qu’
i l puisse être, quan d il considère les étoiles par
une nuit claire,ne saurait conserver une seconde l a
sotte pensée de Dieu créant l’
univers , pour le plus
grand agrément de l’hum anité . I l y a là,au front d u
ciel , un démenti éternel à ces théories mensongères et
vaines qui, considérant l’homme seul dans la création ,
disposent des volontés de Dieu à son égard , comme si
Dieu avait à s’
occuper uniquement de l a terre . Les
270 AVENTURE S DÛ GRAND S IDOIN E
autres mondes,qu
’
en fait— on ? S i l’œuvre a un but,toute l
’
œuvre ne sera— t-elle pas employée à atteindre
ce but ? Nous , les infinim ent petits , apprenons l’astro
nomie pour savoir quelle pl ace nous tenons dans
l’
infini . Regarde le ciel,mon mignon
,regarde — le bien .
Tout géant que tu e s , tu as au— dessus de ta tête l ’im
m ensité avec ses mystères ; e t , si j amais il te prenait l a
malencontreuse idée de philosopher sur ton principe
et sur t a ñ u, cette immensité t’
em p êchera it de con
clure .
Mon frère Méd éric , vulgariser est un j ol i j eu .
J’
aim era is à apprendre l a ra ison du j our et de l a nuit .
Voilà d ’
étranges phénomènes auxquels j e n’avais jamais
songé .
Mon mignon,i l en est de même de toutes choses .
Nous les voyous sans cesse et nous n ’en savons pas le
premier mot . T u me demandes ce que c ’est que l e
j our ; j e n’ose te vulgariser cette grave question de
physique . Sache seulement que les savants ignorent,comme toi
,l a cause de la lumière ; chacun d
’eux s ’est
fait une petite théorie à l ’appui de son raisonnement , et
le monde n ’
en est ni plus ni moins éclairé . Mais j e
puis tenter,pour mon plus grand honneur
,une vul
garisa tion du phénomène de l a nuit . Avant tout,ap
prends que l a nuit n ’
existe pas .
La nuit n ’
existe pas,mon frère Méd éric cepen
dant j e la vois .
Eh ! mon mignon,ferme les yeux et écoute — moi .
Ne l e sai s- tu pas ? seule , l’
intelligence de l’homme
272 AVENTURES DU GRAND S IDOINE
Peut- êtrebien , mon mignon . S i nous avions le
temps nécessaire pour prendre une idée sommaire de
toutes les connaissances , j e veux dire plusieurs exis
tence s d’
homme , j e te prouverais , par un troisième
raisonnement , que la nuit et le j our existent l’un et
l’autre . Mai s c’
est'
a ssez nous occuper des sciences
physiques ; passons aux sciences naturelles .
Méd éric et Sid oine ne s’
arrê taient par pour causer .
Comme , après tout , l e seul but de leur promenade était
de découvrir le Royaume des Heureux , ils descendaient
le globe du nord au midi , le traversaient de l’est à
l’
ouest, sans se perm e ttre la moindre halte . Cette façon
de”
chercher un empire avait certainement de grands
avantages , mais on ne saurait dire qu’elle fût exempte
de désagréments . S id oine risquait depuis la veille
des rhumes et des engelures,à passe r sans transition
des chaleurs accablantes des tropiques aux vents glacés
des pôl es . Ce qui le contrariait l e plus était l a brusque
disparition du soleil , quand il entrai t d’un hémisphère
dans l’autre . Toutes les vulgarisations du monde n ’au
raient pu lui expliquer ce phénomène , qui produisait à
ses yeux le v a-et-vient de lumière irritant que fait, dans
une cham bre , un volet ouvert et fermé avec rapidité .
Tu peux juger par là le bon pas dont marchaient nos
deux compagnons . Quant à Méd éric, voituré à l ’aise
dans l’oreille de son m 1gnon, plus mollement que sur
le s coussins de l a calèche la”
mieux suspendue,il s ’in
quiétait peu des incidents de la route ,'
se garai t d u
froid et du chaud,e t, d
’
a illeurs , n’
éta it pas écolier
ET DÛ PET IT MÉDÉR IC 273
a se soum er du miroitement d u j our et de la nuit .
Les voyageurs venaient de rentrer dans l’hém isphère
éclairé . Méd éric mit le nez dehors .
Mon mignon dit- il,dans les sciences naturelles
,
l’
étud e l a plu s interessante est cell e des diverses races
d ’une même espèce animale . B ’autt e part,l’
étud e de
l’
espèce humaine offre un attrait tout particulier aux
savants , car elle affirm e avoir coûté au Créateur toute
une j ournée de travail et n ’
ê tre pas de la même créa
tion que les autres créatures . Nous allons donc exa
miner les différentes races de l a grande famille des
hommes . Reste au soleil , afin de voir nos frères et de
lire sur leurs faces l a vérité de mes paroles . Dès le
premier regard , tu peux t’en convaincre , leurs visages ,
pour l ’observa teur désintéressé , est aussi laid en tous
pays . Dans chaque contrée , j e le sais , ils trouvent, chez
certains d’
entre eux,une rare beauté de lignes ; mais
c’
est là une pure imagination , puisque les peuples ne
s’
accord ent pas sur l’
id ée de beauté absolue et
que chacun adore ce que dédai gne le voisin ; une
vérité est vraie , à la condition d’
ê tre vraie touj ours
et pour tous . Je n ’
appuierai pas davanta ge sur l a l ai
deur universelle . Les races humaines,
tu les vois
à tes pieds , sont au nombre de quatre l a noire,l a
rouge , l a j aune et l a bl anche . 11 y a certainement des
teintes intermédiaires ; en cherchant, on arriverait à
é tabl ir l a gamme entière , du noir au blanc, en passant
p ar_
toutes les couleurs . Une question , la seule que j e
veuille approfondir aujourd’hui,se pose d ’
abord pour
0
271 AVENTURES DU GRAN D SLDOIN E
l’
homme qui veut vulgariser avec honneur .
‘
V 0 1c1 cette
question Adam était-il blanc,j aune , rouge ou noir"
S i j’
a ffirm e qu’il était blanc,étant blanc moi -mêm e , j e
ne sais comment expliquer les singuli ers chan gements
de couleurs survenus chez m es frères . Eux — mêmes font
sans doute le premier père à leur image,et les voilà
tout aussi embarrassés que moi,lorsqu
’
ils me conside
rent . Avouons — le,l a question est ép 1 neuse . Ceux qui
font métier de l a haute science t ‘exp lique ra ient peut
être le fai t par l es influences diverses des climats et
des aliments , par cent belles raisons d ifficile s à prévoir
et a comprendre . Moi , j e vulgarise , e t tu m’
entend ras
sans peine . Mon mignon, si l’on trouve auj ourd ‘hui des
hommes de quatre couleurs,des noirs
,des rouges , des
j aunes et des blancs,c ’est que D ie u , au premier j our,
a créé quatre Adams,un blanc
,un j aune
,un rouge et
un noir .
Mon frère Méd éric, ton explication me satisfait
pleinement . Mais , dis-mo1 , n’est— elle pas un peu im
pie ? Où serait l a fraternité universelle des hommes ?
e t , en outre , n’
existe - t- il pas un saint l ivre , dicté par
Dieu lui — mêm e , qui parlé d’un seul Adam ? Je suis un
simple d’esprit, e t il sera 1t mal à toi de me mettre en
tentation de m al penser .
Mon mignon,tu es trop exigeant . J e ne puis avoir
raison et ne pas donner tort aux autres . Sans doute ,ma façon d e voir en cette matière, qui m
’est d’
ailleurs
personnelle,attaque une vieille croyance , très-respec
tabl e pou sson g rand âge . Mai s quel mal cela peu_
t— il
276 ÂV EN TURE S DU GRAND S IDOIN E
net ent profond ément . Il se décida à poser une ques
tion .
Monfrère Méd éric, demanda— t— il, voici un peuple
qui me fait désirer de t'
entend re vulgariser l’histoire .
Certainement cet empire doit tenir une l arge place
dans les annales des hommes"”
Mon mignon , répondit Méd éric , puisque tu ne
peux te l asser de t’
instruire , j e veux bien te faire en
peu de mots un cours d ’
histoire universelle . Ma méthode
est fort simple,et j e compte l’appliquer tout au long ,
un de ces j ours . Elle repose sur le néant de l’homme .
Lorsque l’historien interroge les siècles , il voit les so
ciétés , part ies de la naïveté première , s’
élever jusqu’
à
l a plus haute civilisat ion , puis retomber de nouveau
dans l’antique barbarie . Ainsi, les empires se succèdent,en s
’
écroulant tour à tour ; chaque fois qu’
un peuple
se croit parvenu à l a suprême science,cette science
elle — même cause sa ruine , et le monde est ramené à
son ignorance native . Au commencement des temps,l‘
Égypte bâtit ses pyramides et borde le Nil de ses ci
tés ; dans l’ombre de ses temples , elle résout l es
grands problèmes dont l’hum anité cherche encore au
jourd’
hui les solutions ; la première , elle a l’
id ée de
l’
unité de Dieu et de l’im m ortalité de l ’ame ; puis elle
meurt,au soir des fêtes de Cléopâ tre , et emporte avec
e lle les secrets de dix— huit siècles . La Grece souri t alors,parfumée et m élodieuse ; son nom nous parvient mêlé
à des cris de liberté et à des chants sub limes ; elle
peuple le ciel de ses rêves et divinise le marbre de son
ET EU PETIT MËDÉRI C 77
ci seau ; bientôt , l asse de gloire et d’
amour , elle s’ef
face et ne lai sse que des ruines pour témoigner de sa
grandeur passée . Enfin Rome s’
élève , grandie des
dépouilles du monde l a guerrière soumet le s peuples ,règne par le droit écrit et perd l a liberté en acquérant
l a puissance ; elle hérite des richesses de l’
Égyp te , du
courage et d e la poésie de l a Grece ; elle est toute vo
lupté et splendeur ; mais , lor sque l a guerrière s’est
changée en courtisane , un ouragan venu d u nord passe
sur l a v ille éternell e et en dissipe aux quatre vents
les arts et l a civilisation .
Si j amais discours fit bâiller S id oine , ce fut celui que
Méd éric déclamait de la sorte .
Et l a Chine ? demanda — t — ii d’
un ton modeste .
La Chine ! s‘
ect ie Méd éric,le diabl e t ’em porte !
Voilà mon histoire universelle inachevée,et j
'
ai perdu
l’
élan nécessaire pour une p a ieille tâche . Est-ce que l a
Chine existe ? Tu crois l a voir , e t‘
le s apparences te don
nent rai son,j e l’avoue ; mais ouvre le premier traité
d’
histoire venu,et tu ne trouveras pas dix pa ges sur
cet empire prétendu si grand par ces mauvais plai
s ants de géographes . Une moitié d u monde a toujours
parfaitement ignoré l’histoire de l’
autre moitié .
— Le monde n ’est pourtant pas si grand,remarqua
Sid oine .
B ’ailleurs , mon mignon , sans plu s vul gariser ,
d‘
estime singulièrement la Chine , et j e l a crains même
un peu , comme tout ce qui est inconnu . Je crois voir
en elle la grande nation de l ’avenir . Demain,quand
1 6
278 AVENTURES DÛ GRAND S IDOINE
notre civilisation tom bera , ainsi qu’
ont tombé toutes les
civilisations passées,l’
extrêm e Orient héritera sans
doute des sciences de l’Occid en t, et d eviendra à son
tour la contrée polie et savante par excellence . C ’est
là une déduction mathématique de maméthode histo
fique .
Mathématique ! dit Sid oine , qui venait de quitter
l a Chine à regre t. C ’
est cela . Je veux apprendre les
mathématiques .
Les mathématiques,mon mignon , ont fait bien
des ingrats . Je consens cependant à te fai re goûter à
ces sources de toutes vérité s . La saveur en est âpre ;i l faut de longs j ours pour que l
’
homme s ’
habitue à la
d ivine volupté d ’une éternelle certi tude . Car , sache- le ,les sciences exactes donnent seule s cette certitude
vainement cherchée par la philosophie .
La philosophie !T u ne pouva 1 s m ieux parler , monfrère Mé d éric . La philosophie me paraît devoir être
une. étude très-agréable .
Sûrement,mon mignon , elle a certains charmes .
Les gens d u peuple a1ment à v isiter les maisons d ‘a
liénés, attirés par leur goût d u bizarre et par le plaisir
qu’
ils prennent au spectacle des m1 seres hum a ines . Je
m’
étonne de ne pas leur voir lire avec passion l’
histoire
de l a philosophie ; car les fous , pour être philosophes ,n ’en sont pas moins des —fous très-récnéa tifs . La mède
cine
La médecine ! que ne le disais— tu plus tôt ? Je veux
être médecin pour me guérir lorsque j’
aura i la fièvre .
280 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
à réfléchir . J’
aime peu à parler,encore moins à écou
t er , parce que , dans le' second ca s
,il me faut penser
pour comprendre , besogne inutil e dans l e premier
Certes , il me plai rait d’
approfond ir toutes les connais
sances humaines ; mais , vraiment , j e préfère les igno
rer ma vie entière , si tu ne peux me les communiquer
toutes ensemble en trois mots .
Eh ! m on mignon , que ne me confia is— tu ton hori
rea r des détails ? Je t ’aura is , dès le début e t sans ou
vrir l a bouche , donné l a pure essence des mille et une
vérités de ce monde,cela dans
'
un simple geste . N’é
cou te plus et regarde . Voici l a suprême science .
Ce disant , Méd ér1c gnm pa sur le nez de S id oine , ce
nez qu’il avait si heureusem ent comparé au clocher de
son village . Il s’
a ssit à califourchon sur l’extrém ité , les
j ambes dans l ’abime , et se renversa un peu en arrière ,regardant son mignon d ’une façon sournoise et rail
leuse . Puis il leva la main droite grand é ouverte , appuya délicatement son pouce au bout de son propre
nez , e t , se tournant aux quatre points de l’horizon
,
salua la terre en agitant les doigts de l’air le plus ga
lant qu’on puisse voir .
Oh ! alors,dit S id oine , les ignorants rie sont pas
ceux qu’on pense . Grand merci de l a vulgarisation .
ET DÛ PETIT MÉDÉRIC 281
DE DIVERSES RENCONTRES , ÉTRANGES ET IMPRÉV UES,QUE F IRENT S ID OINE ET MÉDÉRIC
Le soir venu , S id oine s‘arrê ta court . Je dis le soir,
et je m ’
exprim e mal . Les moments que nou s nommons
soir et matin n’
existaient pas pour des gens suivant le
soleil dans sa course et faisant le j our et la nuit‘
a leur
volonté . En toute vérité,nos voyageurs cour aient le
monde depuis environ douze heures .
—Les poings me démangent,dit Sid oine .
— Gratte— les,mon mignon
,répondit Méd éric . Je ne
pui s t ’offrir d’
autre soulagement . Mais ,'dis— m oi, l
’
édu
cation n’a-t— elle pas un peu adouci ton naturel ba
tailleur ?
Non,frère . A vrai dire , mon métier de roi m
’
a
d égoùté des taloches . Les hommes sont vraiment trop
faciles à tuer .
Voilà , m on mi gnon , de l’
hum anité bien entendue .
Hé ! m ar che donc ! Tu le sais,nous cherchons le
Royaume des Heureux .
Si j e le sais ! Cherchons nous réellement le
Royaume des Heureux ?
Comment ! mais nous ne faisons autre chose . Ja
mais hom me n’
est allé aussi droit au but . Ce Royaume
1 6 .
282 AVENTURE S DU GRAND S 1DOIN E
des Heureux doit être singul1erem ent situé , je'
l’
avoue ,
pour toujours échappe1‘ à nos regards . I l serait peut
être bon de demander notre chemin .
Oui,frère
,occupons— nous des sentiers , si nous
voulons qu’
ils nous conduisent quelque part .
En ce moment, S id oine et Méd éric se trouvaient sur
une grande route,non loin d’une ville . Des deux côté s
s’
étend aient de vastes parcs , enclos de murs peu ele
ves , au— dessus desquels passaient des branches d ’ar
bres fruitiers , chargées de pomm es , de poires , de pê
ches , appétissantes à voir , et qui auraient suffi au des
sert d ’une armée .
Comme il s avançai ent , ils avi sèrent , assis contre un
de ces murs , un bonhomme d’
a spect misérable . A leur
approche , la pauvre créature se leva et vint à eux ,traînant les p ieds et grelottant de faim .
La charité,mes bons Messieurs ! demanda-t-il .
La charité ! lui cria Méd éric ; mon am i, j e ne sais
où elle est . Seriez— vous égaré comme nous ? Vous nous
obligeriez , si vous pouviez nous ind iquer le Royaume
d es Heureux .
La charité,mes bons Messieurs ! répéta le men
diant . Je n ’ai pas mangé depuis trois j ours .
— Pas mangé depuis trois j ours ! dit S id oine ém e r
veillé . Je ne pourrais en faire autant .
Pas m angé depuis trois j ours ! reprit Méd éric . Eh !
mon ami , pourquoi tenter une par eille expérience ? il est
universellement reconnu qu’i l faut manger pour vivre .
Le bonhomme s’
était de nouveau assis au pied du
281 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
Voilà de singul1eres histoires . Et combien êtes
vous qui ne mangez pas ?
Mais plusieurs centaines de mille .
Ah ! mon frère Méd éric,interrompit S id oine , larencontre me para î t des plus étranges et des plus im
prévues . Je n’
a uia is j amais cru qu ’on pût trouver
sur l a terre des gens qui eussen t le singulier don de
vivre sans manger . T u ne m ’as donc pas tout vulga
risé ?
Mon mignon, j
’
ignora is cette particulari té . Je la
recommande aux naturalistes,comme un nouveau ca
ractère bien tranché séparant l’e spèce humaine des
autres espèces animales . Je comprends maintenant
que , dans ce pays , les pêches ne soient pas à tout le
m ond e f Les petitesses de l’homm e ont leurs grandeurs .
Du moment où‘
tous n ’out pas une commune richesse ,i l n aît de cette inj ustice une belle et suprême justice ,celle de conserver à chacun son bien .
Le mendiant avait repris son sourire doux et n avrant .
11 s’
affa issa it sur lui—même , comme ne pensant plus et
s’
aband onnant au bon plaisir du ciel . Il ouvrit les
lèvres , sans le savoir .
La charité,mes bons Messieurs ! repri t— il .
La charité , bonhomme , dit Méd éric, j e sais où ellee st . Cette pêche n ’est pas à toi , et tu n
’oses la pren
dre,obéissant en cel a aux lois de ton pays e t à cette
idée du respect de la propriété que tu as sucée avec le
lait de ta mère . Ce‘
sont là de bonnes croyances qui
doivent être fortement enseignées chez les hommes,
ET DU PETIT MÉDÉRIC 285
s’il s veulent que le tremblant échafaudage de leur so
ciete ne croule pas aux premières att aques de l’esprit
d’
exam en . Moi, qui ne suis pas de cette société, qui
refuse toute fraternité avec mes frères , j e puis enfrein
dr e leurs lois , sans porter le moindre tort à'
leur legis
l ation ni à leurs croyances morales . Prends donc ce
fruit e t mange — le, pauvre misérable . Si j e me damne ,
j e le fais de gaieté de cœur .
Méd éric,en parlant ainsi
,cueillait la pêche et
l’
offrait au mendiant . Celui— ci s ’em p ara d u fruit et le
considéra avidement . P uis,au lieu de le porter à la
bouche,i l l e rej eta dans le parc , par- dessus le m ur .
Méd éric l e regarda faire sans s ’
étonner .
Mon mignon , dit— il à S id oine , j e te prie de re
garder cet homme . 11 est le type le plus pur de l’
hu
m anité . I l souffre , il obéit ; i l est fier de souffrir etd
’
obéir . Je le crois un grand sage .
S id oine fit quelques enj ambées,le cœur triste d ’
a
band onner ainsi un pauvre diab le mourant de faim .
B‘
aill eurs,il ne cherchai t pas à s ’
explique r la conduite
d u misérable ; il fallait être un peu plus hom me qu’il ne
l’
était pour résoudre un pareil problème . Au départ ,i l avait ramassé l a pêche
,et regardait maintenant de
vant lui, cherchant du regard quelque pauvre moins
scrupuleux à qui l a donner
Comme il approchait de la ville,il vit sortir d ’une
des portes , un cortège de riches seigneur s , accom pa
gnant une litière où se trouvait couché un vieillard . A
286 AVENTURES DU GRA ND S IDOIN E
dix pas , i l reconnut que le vieillard n’
ava it guère plus
de quarante ans l ’äge ne pouvait avoir fiétri ses traits
ui blanchi ses cheveux . Assurément,l e malheureux
mourait de faim,à voir s a face pâle et l a faiblesse qui
alanguissait ses membres .
Mon frère Méd éric, dit Sid oine , offre donc m a
pêche à cet indigent . Je ne puis comprendre comment
i l manque de tout , couché dans le velours et la s0 1 e .
Mais il a si mauvaise mine que ce ne peut être qu’
un
pauvre .
Méd éric pensait comme son mignon .
Monsieur,dit- il poliment à l ’homme de l a l itière ,
vous n ’
evez sans doute pas mangé ce matin . La vie a
ses hasards .
L’homme ouvrit les yeux à d em 1 .
Depuis dix ans,j e ne mange plus , répondit- il .
Que disai s- je s’
écria S id oine . L’
infortuné l
— Hélas ! repri t Méd éric, ce
‘
d oit être une double
souffrance,de manquer de pain au milieu de ce luxe
qui vous entoure . Tenez,mon ami prenez cette pêche
et apaisez votre faim .
L’
homme n ’
ouvrit pas même les yeux . Il h aussa les
épaules .
Une pêche , dit— il , voyez si mes porteurs ont soif.
Cc matin , mes servantes , de belles fille s aux bra s nus ,se sont agenouillées devan t moi
,m
’
offrant leurs cor
heilles , pleines des fruits qu’
elles venaient de cueillir
dans mes vergers . L’
od eur de toute cette nourr i ture
m ’a fait mal .
288 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
L’
homme se recoucha , et le cortège se remit lente
ment en marche . S id oine,en le suivant des yeux
,
haussa les épaules,hocha l a tête , fit claquer les doigts,
donnant ainsi des signes fort cla irs de dédain e t d’é
tonnem ent . Puis il enj ambe la vill e , tenant touj ours
à la main l a pêche dont il avait tant de peine à faire
l’aumone . Méd éric songeait .
Au bout d’
une dizaine'
de pas, Sid oine sentit une
légère résistance à la j ambe gauche . 11 crut‘
que sa cu
lotte venait de rencontrer quelque rence . Mais , s’
étant
baissé, i l demeura fort surpris : c’
était un homme ,d’air avide et cruel , qui gênait ainsi sa marche . Cet
homme demandait tout simplement l a bourse aux
voyageurs .
S id oine ne voyait plus quemendiants et affamés surles routes ; sa charité de fra îche date avait hâte de
s’
exercer . lln’
en tend it pas bien l a demande de l ’homme
et le prit par la pe au du cou , l’
élevant à hauteur de
son visage,pour converser plu s librement .
— Hé ! pauvre here , lui dit-il, n’as — tu pas faim ? Je
te donne volontiers cette pèche , si elle peut te soulager dans tes souffrances .
Je n ’ai pas faim ,répondit le brigand mal à l
’aise .
Je sors d ’une excellente taverne où j ’ai bu et mangé
pour trois j ours
Alors que me veux-tu ?
— J e ferai s un j ol i métier , si j e ne détroussais les
passants que pour leur prendre des pêches . Je veux ta
bourse .
ET DU PETIT MÉDÉR IC 289
Ma bourse ! et pourquoi faire , puisque tu n’aut as
pas faim de trois jours ?
Pour être riche .
S id oine , stupéfait, prit Méd éric dans s on autre main
et le regarda gravement .
Mon frère , d it— ii , les gens de ce pays s’
entend en t
pour se moquer de nous . Dieu ne peut avoir créé des
créatu res aussi peu sensées . Voici maintenant un im
beeile n’
ayant pas faim et arrêtant les passants pour
l eur demander leur bourse , un fou qui a un bon appéti t
et qui cherche a le perdre en devenant r iche .
Tu as rai son,répondit Méd éric , tout ceci est par
fa item ent ridicule . Seulement tu ne me parais pa s
avoir bien c om pris quelle sorte de mendiant tu tiens
là,entre tes doigts . Les voleurs fon t mé tier d
'
accepteruniquement les aumônes qu
’
ils prennent .
Ecoute , dit alors S id oine au brigand : d’
abord tu
n ’aut as pas ma bourse, e t cel a pour une excellente
raison . Ensuite j e crois j uste de t’
infl iger une légère
correction . Tou t bien examiné,ce qui e st doit être ;
j e ne puis te laisser mange r en pa ix , lorsque je vi ens
de quitter un pauvre diable mourant de fa im . lilou
frè re Méd éric me lira 1 1 11 j our le code, e t alors j e re
v iendrai te pendre dans les formes . Auj ourd ’hu i j e
me côntentera i de laver ta laide mine dan s la mare
qui e st là , à mes pieds . Bois pour trois j ours , mon ami .
S id oine ouvri t les doigts,et le voleur tom ba dans l a
mare . Un honnê te hom me se serai t nové : le coquin se
sauva a la nage .
290 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
Les voyageurs , sans regarder d 6 1‘
1‘
18 1‘
8 eux,conti
nuèrent à marcher , S id oine tenant touj ours sa pêche ,Méd éric songeant aux trois dernières rencontres .
lilou mignon , d it soudain ce dernier , tu a li gne s
assez proprement les phra ses, m aintenant . Jamais tu
n’
a s si bien parlé .
0 11 ! répondit S id oine,c’e st une simple habitude
à prendre . Je ne me bats plus,j e parle .
Tais — toi , j e te prie , j’
ai à te faite part de graves
réflexions . Je reconstruis en pensée l a triste société
qui a pu nous offrir au regard , en moms d’une heure
,
un honnête homme mouran t de faim,un gueux le
ventre plein pour troi s j ours,un puissant frappé d’im
puissance . Il y a là un grand enseignement .
Plus d ’
enseignem ent , par pitié , mon frère ! Jeveux croire simplement que nous avons rencontre eu
jourd’
hui des hommes de race particul ière , qui n’
ont
encore été décrits par aucun voyageur .
Je t ’e ntend s,m on mignon . J ’a i lu de bien curieux
détails dans de v ieux'
l ivres . 1 1 e st des pay s dont les
habitan ts n ’
ont qu’
un œil au milieu du front , d’
autre s
où leurs corps sont mi-partisb om m e e t cheval , d’
au
tres encore où leurs tê tes e t leurs poitrines ne font
qu’
un . Sans doute nous traversons , eu ce moment , une
contree dont les habitants ont l’âm e dans les talons , ce
qui les empêche de ju ger sainement les choses et leur
donne une remarquable absurdité d ’acies et de paroles .
Ce sont des monstres . L ’homme , fait à l’image de son
Dieu,est une créature bien autrement supérieure .
292 AVENTURES DU GRAN D S IDOI N E
Ainsi , vous avouez que vous avez faim ?
Faim ! ai— je dit cela ? Certes , j’ai toujours faim .
Et vous m angerez volontiers une pêche ?
La pêche est un fruit que j’
estim e pour le velouté
de sa peau . Merci , j e ne puis manger . J‘
a i bien autre
chose en tête . Enfin j e viens de trouver ce que j e
cherchais depuis.
une heure .
Ça , dit S id oine impatiente, que cherch iez -vous
donc , monsieur l’
affam é , si ce n’est un morceau de
pain ?
Bon s’
écria l e pauvre diable , seconde trouvaille
Un géant en chair et en os . Monsieur le géant, j e cher
chai s une idée .
A cette réponse, Sid oine s
’
a ssit sur le bord de la
route , prévoyant de longues expl ica tions .
Une idée reprit-il, quel est ce mets ?
Monsieur le géant,continua l
’
homme sans ré
pondre , j e su is poète de'
naissance . Vous ne l’
ignorez
pas,l a misère est mère d u génie . J
’
ai donc j eté ma
bourse à la rivière . Depuis cet heureux jour, j e laisse
aux sots le triste soin de chercher leur repas . Moi,qui
n’
a i plus à m ’
occuper de ce détail , j e cherche des idées,l e long des routes . Je mange le moins possible pour
avoir le plus possible de génie . Ne perdez pas votre
p itié à me plaindre ; j e n‘
ai vra iment faim que lorsque
j e ne trouve pas mes chères idées . Les beaux festins
parfois ! Tantôt, en voyant votre petit ami d’
une tour
nure si galante,il m’est venu à la pensée deux ou trois
strophes exquises un mètre harmonieux , des t imes
ET DU PETIT MÉDÉR IC 93
riches,un trait final du meilleur esprit . Jugez si j e me
suis rassasié . Puis , quand j e vous ai aperçu , franche
ment,j’
a i craint les suites d ’un pareil régal . Je tena i s
une aritith‘
e se , une belle et bonne antithèse , l e plus fin
morceau qui puisse ê tre serv i à un poète . Vous l e voyez,
j e ne puis accepter votre pêche .
Bon Dieu ! s’
ee rin S id oine après un moment de
silence , le pays est décidémen t plus absurde que j e ne
croyais . Voilà un fou d ’une étran ge sorte .
— Mon mignon,répondit Méd éric ,
celui — ci est un
fou , mais un fou innocent , un mendiant d’
âm e gene
reuse , donnant aux hommes plus qu’i l ne reçoit . Je me
sens a imer comme lui les grandes routes et la j oli e
chasse aux idées . Pleurons ou rions,si tu veux , à l e
voir grand et ridicule mais,j e t’en prie , ne le rangeons
pas parmi les trois monstres de tantôt .
Ran ge - le comme tu voudras , mon frère , reprit
S id oine de méchante hum eur . La pêche me reste , e t
ces quatre imbécile s ont tel lement troublé mes idées
sur les biens de la terre , que j e n’
ose y porter la
dent .
Cependant le poete s e tait assis au bord de l a route ,
écrivant du doig t sur l a poussière . Un bon sourire
éclai ra i t sa figure maigre , donnant à ses pauvres tra i ts
fatigués une expression enfantine . Dans son rêve,il
en tendit les dernières paroles de S id oine , e t , comme
s’
éveillant
Monsieur , dit- il, êtes - vous véritablemen t em
.barrasse de cette pêche ? Donnez- la-moi . Je sais , près
291 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
d 1 0 1 un buisson aimé des moineaux d ’
a lentour . J’i ra i
y deposer votre offrande , et j e vous assure qu’elle ne
sera pas refusée . Demain , j e reprendrai le noyau et le
pl anterai dans quelque coin , pour les moineaux d es
printemps à veni r .
I l pri t la pêche et se remit à écrire .
Mon mignon , d itMéd éric , voilà notre aumône don
née . Pour te tranquilliser l’esprit, j e veux bien te faire
remarquer que nous rendons aux moineaux ce qui ap
pa rtena it aux moineaux . Quant à nous , puisque l’homme
ne j ouit pas d ’une nourri ture providen tielle,nous tà
che rons de ne plus manger ce que le ciel nous enverra .
Notre passage en ce pays a fait naître dans nos espri ts
d e nouvelles et tristes questions . Nous les étudierons
prochainement . Pour l ’instant,contentons-nous de
chercher le Royaume des Heureux .
Le poète écrivait touj ours . couché dans l a pouss ere ,la tête nue au soleil .
Hé ! Monsieur, lui cria Méd éric , pourriez — vous
nous indiquer le Royaume des Heureux"
Le Royaume des Heureux ? répond it le fou en le
vaut la tète , vous ne sauriez mieux vous adresser . Je
me rends souvent dans cette contrée .
Eh quoi l sera i t-elle près d'
i ci ? Nous venons de
battre le monde , san s pouvoir l a trouver .
Le Royaume des Heureux,Monsieur
,est partout
et nulle part . Ceux qui suivent les sentiers , les yeux
grands ouverts , et qui le cherchent, comme un royaume
de l a terre,étalant au soleil ses v ille s et ses cam
296 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
Marchons touj ours,mon mignon
,répondit Méd é
ric . 11 nous faut connaî tre no tre royaume . Le pay s me
para î t paisible , et nous y dormirons,j e crois
,nos
grasses matinées . Ce soir , nous nous reposerons .
Les deux voyageurs tra versaient 1es villes et les
campagnes , regardant autour d’eux . La terre les ava it
a ttriste'
s,e t i ls trouvaient un délassement dans les purs
horizons et les foules silencieuses de ce coin perdu
de l’
univers . Je l ’ai dit , l e Royaume des Heureux n’
é
tait pas un paradis au_
x ruisseaux de lait et de miel,
mais une contrée de clarté douce et de sainte tran
quillité .
Méd éric compri t l’ad m irable équilibre de ce royaume .
Un rayon de moins , et la nui t eût é té faite ; un rayon
de plus , et l a lumière aurait blessé les yeux . 1 1 se dit
que là devait être la sagesse , où l’
homme consentai t
à se mesurer le bien comme le mal , a a ccepter sa con
dition sous le ciel , sans se révolter par ses dévoue
ments oupar ses crimes .
Comme ils avançaient , lui et son compagnon , il s
trouvèrent,au milieu d
‘
un cham p , un hangar fermé
de grilles . Méd éric reconnut l’
ecole modèle fondée pa r
l’
aim able Primevère , pour ses chers animaux . Depuis
longtemps il désirait connaître les suites de cet e ssa i
de perfectibilité . Il fi t coucher S id oine au pied du mur ,
e t tous deux , app uyant leurs fronts aux barreaux , ils
purent contempler et suivre dans ses détail s une scène
é trange qui acheva leur éducation .
Au premier regard , i ls ne surent quelles créatures
ET DU PETIT MÉDÉRIC 297
bizarres ils ava ient devant eux . Trois mois de ca
re sses , d’
enseignem ent mutuel et'
de régime frugal
avaient mis les pauvres bête s sur les den ts . Les l ions ,pelés e t galeux , semblaient d
’
énorm es chats de gout
tiere ; les loups portaient la tête basse , plus mai gres e t
plus honteux que des chiens errants ; quant aux
autres bêtes de complexion plus délicate , elles gisai ent
pêle-mêle sur le sol , n’
offrant à l a vue que des cô tes
saillantes et des mus eaux allon gés . Les oiseaux et les
insectes étaient encore moins 1econnaissables , ayant
perdu les belles couleurs de leurs aj ustements . Tous
ces êtres misérables tremblaient de fa im et de froid ,n
’
é tantp lus ce que Dieu les avait créés , mais se trou
vant d ’
a illeurs parfaitement civilisés .
Méd éric et S id oine,peu à peu
,finirent par recon
na î tre les différents animaux . Malg ré leur respect du
progrès et des bienfaits de l’instruction ,i l s ne purent
s’
em pêcher de plaindre ces victimes du bien . I l y a
tristesse à voir la création s’a m oind rir .
Cependant , les bêtes de l’
ecole modèle se tra înèrent
en gémissant au centre d u hangar et se ran gèren t en
cercle . Elles a l la ien t tenir conseil .
Un lion,comme ayant gardé le plus de souffle
,porta
le premier l a parole .
Mes amis , dit— il , notre plus cher désir , à nous
tous qui avon s le bonheur d ’
ê tre enfermés ici, est de
persévérer dans l’exce llente voie de fraternité et de
perfection que nous suivons avec des résultats s i re a
m arquablcs .
298 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
Un grognement d’
approba tion l’
interrom pit .
Je n ’ai que faire,reprit— il, de vous présenter le
délicieux tableau des récompenses qui attendent nos
effor ts . Nous formerons un seul peuple dans l ’avenir ,nous aurons une seule langue , et une suprême j oie
naîtra pour chacun de n’
ê tre plus soi et d ’
ignorer qui
on est . Vous dites — vous bien le charme de cette heure
où il n’
existera plus de races , où toutes les bêtes au
ront une pensée unique , un même goût, un mêm e in
térê t ? 0 mes amis , l e beau j our , et combien il sera gai !
Un nouveau grognement témoigna de l’
unanim e sa
tisfaction de l’
a ssem blée .
Puisque nous hâtons de nos vœux l a venue de ce
j our , continua le l ion , i l serait urgent de prendre des
mesures pour que nous pui ssions le voir se lever . Le
régime suivi jusqu’
ici est certainement excellent , mais
j e le crois peu substantiel”. A vant tout,il nous faut
vivre , et nous maigrissons avec constance ; l a mort ne
saurait être loin si , dans le but louable de nourrir nos
âm es,nous continuons à négliger de nourrir nos corps .
Il serait absurde,songez—
y , de tenter un paradis dont
nous ne saurions jouir,par la nature même des moyens
employés . Une réforme radicale est nécessaire . Le lait
est une nourriture très-moralisante et d ’une digestion
facile, ce qui adoucit singul ièrement les m œurs mais
j e pense résumer toutes les opinions en disant que nous
ne pouvons supporter le lait plus longtemps , que rien
n’
est plus fade et qu’en fin de compte il nous faut un
ordinaire plus varié et moins écœurant .
300 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
il réclama l’
a ttention e t termina en ces termes
Je me crois autorisé par ma longue expérience à
vous donner le premier mon avis en cette ma tière d e
licate . Je le ferai avec toute 15 modes tie qui convient'
à
un simple membre de cette‘
assemblée , mais aussi avec
toute l’autorité d’
une bête convaincue . C ’est dire que
j e désespère de no tre unité future , si mon plat n’est
pas accepté à l ’unanim ité . En mon âme et conscience ,ayant longtem ps réfléchi au mets nous convenant le
mieux , prenant en considération l’
intérê t commun , j e
déclare, j
’
aifirm e hautement que rien ne contentera
l’
estom ac et le cœur de chacun , comme une large tran
che de chair saignante mangée le matin , une seconde
tranche amidi et une troisième le soir .
Le lion s ’
arrê ta sui cette parole pour recueillir les
j ustes applaudissements que lui semblait mériter sa
proposition . I l étai t de bonne foi et demeura tout
é tonné du manque d ’
ensem ble des grognements . Adieu
l’
unanim ité ! L’
a ssem blée n’
approuvait plus avec un
complet abandon . Les loups et autres bêtes fauves , les
oiseaux et les in sectes d ’
appétits sanguinaires , s’exta
sièrent sur l’
excellence du choix . Mais les animaux de
nature différente,ceux qui vivent dans l es prairies ou
sur le bord des étangs , témoignèrent, par leur silence
et leurs mines contristées,du peu de vertu civi lisatrice
qu’
ils accordaient à l a chair.
Quelques minutes s ’
écoulèreut , pleines de froideur
et de malaise . Ou risque gros à combattre l’
avis des
puissants,surtout lorsqu
’
ils pa rlent au nom d e la fra
ET DU PETIT MÉDÉRIC 30 1
ternité . Enfin une brebis , plus osée que ses sœurs , se
décida 21 prendre l a paro le .
Pui sque nous sommes i ci , dit-elle , pour émettre
franchement nos opinions,lai ssez-moi vous donner l a
mienne avec l a naïveté qui sied à ma nature . J ’avoue
n’
a voir aucune expérience du mets proposé par mon
frère le l ion 1 1 peut ê tre excellent pour l’estom ac et
d’une rare delica tesse de goût ; j e me récuse sur ce
point de la discussion . Mais j e crois ce mets d ’une in
fluence nuisible , quant a la morale . Une des plus fermes
bases de notre progrès doit être l e respect de l a vie ;ce n
’
est point l a respecter que de nous nourrir de corps
morts . Mon frère le l ion ne craint— ii pas de s’
éga re r en
son zèle , et de créer une guerre sans ñ u ,en choisissant
un tel ordinaire,au lie u d
’
a rriv er à cette belle unité dont
il a parlé en termes si chaleureux ? Je l e sais , nous som mes
d’
honnètes bêtes , et i l n’est pas question de nous dé
v orer entre nous . Loin de moi cette vilaine pensée !
Puisque les hommes déclarent pouvoir nous manger,
sans cesser d ’
ê tre de bonnes âmes et des créatures selon
l‘
e sprit de Dieu , nous pouvons assurément manger le s
hommes et rester de sages et fraternels animaux,tendant
à une perfection absolue . Toutefois j e crains les
mauvaises tentations , les forces de l’
habitud e ,si un j our
les hommes vena 1ent à manquer . Aussi ne puis — je voter
une nourriture aussi imprudente . Croyez-moi,un seul
mets nous conv ient, un mets que la terre produi t en
abondance , sain , rafra îchissant, d’une quête amusante
et facile , varié à l’
infini. 0 les plantureux festins , mes
302 AVENTURES DÛ GRAND S IDOIN E
bons frères ! Luzerne , légumes , toutes les herbes des
pl aines,toutes les herbes d es monta gnes ! J
’en parl esavamment, sans arrière-pensée , et j e n
’ai que l’inno
cent désir de vivre sans tuer . Je vous le dis en vérité “
hors de l ’herbe , pas d'
unite.
La brebis se tut,constatant à la dérobée l’effe t pro
duit par son discours . Quelques maigres adhésions s'
é
levèrent du côté de l’a ssem blée occupé par'
les chevaux
lesb œufs et autres mangeurs de grains et de verdure .
Quant a ux bêtes qui avai ent approuvé le choix d u lion ,elles parurent accueillir la nouvelle proposition avec
un singulie i m épris et une grimace de mauvais présage
pour l’ora teur .
Un ver à soie , de vue basse et privé de tact, prit
alors la paiole . C’
était un philosophe austère , s’
inquié
tant peu d u j ugement d’
autrui, et prêchant le bien pour
le bien .
Vivre sans tuer dit-il est une belle maxime . Je
ne puis qu’
applaud ir aux conclusions de ma sœur la
brebis . Seulement , ma sœur me para ît très- gourmande .
Pour un mets que nous cherchons,elle nous en offre
cinquante,et para î t se complaire dans la pensée d
‘
u n
menu de prince,aux plats nombreux et de goûts divers .
Oubli e- t — elle que l a sobriété et le dédain des fins
morceaux sont des vertus nécessaires à d e s bêtes se
piquant de progrè s ? L’avenir d ’une société dépend de
l a table manger peu et d’
un seul plat,l à est l
‘
unique
moyen de hâter la venue d’
une haute civilisation , forte
et durable . Je propose donc , pour ma part, de veiller
301 AVENTURES DU GRAND S I DOIN E
comme disait Méd éric , montrant ce qu’
est la terre,un
fœtus ne vivant encore qu’
à demi , où la vie et l a mor t
luttent dans nos temps à forces égales :
Au milieu'
d a vacarme , un jeune chat s-evertua it
pour faire comprendre à l’a ssem blée qu’i l désirait lui
communiquer une vérité décisive . Il j oua fort et ferme
des pattes et du gosier, et finit par obtenir un peu de
silence .
— Hé ! dit- ii , mes bons frères , par pitié , cessez
cette discussion qui afflige ici les âmes tendres . Mon
cœur saigne à voir cette scène pénible . Hélas ! nous
sommes loin de ce s m œurs douces , de cette sagesse
de paroles que,pour ma part , j e cherche depu1 s m e s
j eunes ans . Voil à bien un grand suj et de querelle , une
méchante nourriture,soutien d
’
un corps périssable !
Rappelez vos esprits ; vous rirez de votre colère et
laisserez là cette misérable question . Le choix plus ou
moins heureux d ’un vil aliment n ’est pas dig ne de
nous occuper une seconde . Vivons comme nous avons
vécu,n
’
ayant souci que de réformes morales . Philoso
phons,mes bons frères , e t buvons notre écuelle de lait .
Après tout , le l ait est d’un goût fort agréable , et j e
l’
e stim e supérieur aux plats par lesquels vous voulez
le rempl acer .
Des hurlements épouvantables a ccueillirent ces der
niers mots . La malencontreuse idée du j eune chat
acheva de rendre les bê tes furieuses , en leur rappe
l ant le fade breuvage dont elles s ’
é taient lavé les eu
trailles pendant trois longs mois . Il leur vint une faim
ET DU PET I T ‘
MÉDÉR lC 30 5
terrible , aigui sée de toute leur col ère . La nature l’
em
porta . Ils oublièrent en une seconde les bons procédés
que se d 0 1vent entre eux des animaux civ ilisés,et se
sautèrent simplement à la gorge les uns d es'
autres .
Ceux qui avaient choisi l a chair , à bout d’
argum ents ,
trouvèrent plus commode de prêcher d’
exem ple . Les
autres,m
’ayant ni grain,ni herbe
,ui poisson , ni eu
cun plat pour se venger , se conteh1èrent de servir à
la vengeance de leurs frères .
Ce fut , pendant quelques minutes , une mêlée e i
frayaute . Le nombre des affamés diminuait rapidement ,sans qu’il restâ t un seul blessé à terre . Singulière lutte ,dan s laquelle les m orts tombaient on
_ne savait où . A
peine rassa sié , le mangeur était mangé . Tous s’
engrais
saient mutuellement la fête commençait au plus fa ible
pour finir au plus fort . Au bout d’
un quart d’
heure l e
plancher se trouva net . Seules , dix ou douze bê tes
fauves assi ses sur leurs derrières,se léchaient com
plai samment,les y eux demi- clos , les membres alan
guis,ivres de nourriture .
L’
ecole modèle avai t donc eu pour résultat l a plus
grande unité possible , celle qui consiste à s’
a ssim iler
autrui corps e t âm e . Peut-être est-ce là l’
ùnité d ont
l’
homme a vaguement conscience , le but final , le tra
vail m v stérieux des mondes tendant à confondre tous
le s êtres en un seul . Mais quelle rude raillerie aux
idées de no tre âge qu i promettent perfection et fra
ternite'
à des créatures différentes d ’
instincts et d’ha
bitud es , parcelles de fange où un même souffle d
306 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
vie produit des effets contraires ! Sans phil'
osopher da
vantage , les lions sont les l ions .
Mon frère Méd éric,dit Sid oine , voici devant nous
dix ou douze scélérats qui ont sur la conscience unpoids énorme de péchés . Il s ont parlé le mieux du
m onde et ont agi comme des sacripants . Voyons si mes
poings ne sont pas rouillés .
Ce disant , i l asséna sur le hangar un renfoncement
formidable qui pulvérisa les poutres et fit voler les
pierres d e taill e e n éclats . Les animaux restants,seul
espoir de la régénération des bêtes . ne poussèrent pas
un cri . Méd éric parut chagrin de cette exécution .
Hé ! mon mignon,cria — t— il
,que ne m’as — tu con
sulté ? Voilà un coup de poin g dont tu auras tristesse
e t remords . Ecoute — moi .
Quoi ! mon frère , n’ai — je pas frappé justement ?
Oui,selon l’id ée que nous nous faisons du bien .
Mais,entre nous , et ceci j e le dis tout bas pour ne pas
troubler une croyance nécessaire , le bien et le mal
ne sont- ils pas de création humaine ? Un loup commet
ii vraiment une mauvaise action , lorsqu’
il mange un
agneau ? L’homme am i des agneaux , qui lu i porterai t
un plat de légumes ne serait- il pas plus ridicule que
le loup ne sera i t coupable ?
Voudrais-tu,frère
,induire logiquement de là que
le bien et le mal n’
existent pas ?'
Peut— être , m on mignon . Vois- tu,nous voulons
trop souvent devancer l’
heure fixée par Dieu . I l est
certaines lois,sans dou te d ’une essence divine , qui
308 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
nement se peignit dans ses gros yeux bleus, e t, comme
un homme qui découvre e nfin une vérité
Eh !mais , cria- t— il, tu l’as dit
,mon coup de poing
est absurde . Ou ne doit tuer: que pour m anfier . Voilà
un précepte éminemment pratique et ayant au plus
hau t point cette justice relative et humaine dont tu
m’
as parlé . Les hommes devraient le faire écrire en
lettres d’
or sur les murs de leurs tribunaux et sur les
drapeaux de leurs armées . Hélas ! mes pauvres poings !
On ne doit tuer que pour manger .
M O RA L E
Le soleil venai t de dispara î tre derf 1ere les collines
d u couchant . La terre,voil ée d
’
une ombre douce ,
sommeillait déjà à demi , rêveuse et mélancolique .
Au-dessus des horizons , s’
étend ait un ciel blanc , sans
transparence . ll e st_
une heure , chaque soir , d’une
profonde tristesse la nuit n ’est pas encore , l a lumière
s’
éteint lentement , comme à regret ; et l‘
homme , dans
cet adieu,se sent au cœur une vague inquiétude , un
besoin immense d’esperance et de foi . Les premiers
rayons du matin mettent des chansons sur les lèvres ;les derniers rayons du soir mettent des larmes dans
les yeux . Est — ce la pensée désolante du labeur sans
ET DU PETIT MÉDÉRIC 309
cesse repris et sans cesse abandonné , l apre désir e t
l’
eflroi d’un repos éternel ? Est— ce l a ressemblance de
toutes choses humaines avec cette lente a gonie de l a
lumière e t du bruit ?
S id oine et Méd éric s etaient assi s sur les d écombres
du hangar . Dans l ’effa cem en t de la terre e t du ciel,une étoile brillait e u— dessus des branches noire s d ’un
chêne,et tou s deux regardaient cette lueur consola
trice trouant d'
un rayon d ’
espoir le voile morue du
crépuscule .
Une voix qui sanglotait ramena leurs regards sur -le
sentier . Entre l es haies,i l s virent venir à eux Prime
vere,blanche dans les ténèbres. Elle s ’a vancait à pe
tits pas , les cheveux dénoués .
Elle s ’
assit au cô té de Méd éric, e t , appuyant la tête
à son épaule
0 mon ami , dit — el le , que les bêtes sont m e
chantes !
Et elle pleurait toutes se s larm es , les laissant couler
sur ses j oues,les mains j ointes . sans le s essuyer.
Les pauvres dédai gnées , reprit— elle , j e les a imais
comme des sœurs . Je croyais par m es caresses leur
avoir fai t oublier leurs dents et l eurs griffes .Est-ce donc
si d ifficile de n ’
ê tre pas cruel ?
Méd éric se garda de répondre . L a science du bien et
du mal n’
éta it pas faite pour cette enfant .
Dites- m oi, d em anäa - t-ii,n
’
étes-vous pas l’aima
ble Prim ev‘
e re , reine du Royaume des Heureux ?
Oui , répondi t-elle , j e suis Primevère .
3 1 0 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
Alors,m a mie , e ssuyez vos larmes . Je viens pour
vous épouser .
Primevère essuya ses larmes, e t, mettant les mains
dans les mains de Méd éric, le regarda en face .
Je ne suis qu’
une i gnorante,dit— elle doucem ent .
Voilà des yeux mauvais, et pourtant il s ne me font pas
peur . Il y a de l a bonté et j e ne sais quelle tri ste ra il
levie dan s ces yeux-là . Avez— vous besoin de mes ca
resses pour devenir meilleur ?
J’
en a i besoin , répondit Méd éric . J ’ai couru le
monde et je'
suis l as .
Le ciel est bon , reprit l’enfant . Il ne laisse pas
chômer ma tendresse . Je vous épouserai,cher sei
gueur .
Ce disant , elle s’
a ssit de nouveau . Elle son geait à
cette pitié inconnue qui naissai t en elle ; j amais elle
n’
avait senti parei l désir de consoler . Dans sa naïveté ,elle se demandait si elle ne venait pas de trouver enfin
l a mis sion confiée par Dieu en ce monde aux j eunes
reines d’
âm e tend re et charitable . Les hommes jouis
sent d ’une fé licité si parfai te qu’
ils s e fâchent au moin
d re bienfait ; les bêtes ont de méchants caractère s ,'
m alaisé s à comprendre . Sûremen t,puisque l e ciel lui
donnai t des pleurs et d es caresses , elle ne pouvai t l es
donner à son tour à aucune créature , si ce n’
éta it à son
cher seigneur, qui lui disa i t en avoir grand besoin .
Pour ne rien cacher , elle se sentait tout autre ; elle ne
pensai t plus à son peuple , elleoubliait m èm e comple
3 1 2 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E
Mon mignon , demanda doucement Méd éric , 1‘
e a
gre tte s- tu nos courses et l a science acquise ?
Oui , frère . J’
a i vu l e monde et ne l ’ai pas com
pri s . T u as cherché à me le faire épeler,et tes leçons
ont en j e ne sais quoi d’
amer qui a troublé ma sainte
quiétude de pauvre d ’espri t . Au départ, j’
avais des
croyances d’
instinct,une foi entière en mes vo lontés
naturelles ; à l’
arrivee , j e ne vois plus n ettement ma
vie , j e ne sais où aller ui que faire :
J’
avoue,mon mignon , t
’
a voir instruit un peu à
l’
aventure . Mais , dis — moi , dans ce tas de scie11ce s im
prudemment remuées , ne te 1 appelles-tu pas quelques
vérités vraies e t pratiques ?— Eh ! m on frère Méd éric , ce sont justement ces
belles vérités qui m echagrinent. Je sais à présent que
la terre,ses fruits et ses moissons
,ne m ’éppartiennent
pas ; j e mets en doute mon droit de m e distraire en
écrasant des mouches le long de s murs . Ne pouvai s
tu m’
épargner le terrible supplice d e la pensée ? V a ,
je te dispense m a1ntenant de tenir tes promesses .
Que t ’ava is-je d onc prom is , mon m ignon ?
De me d onner un trône à occuper et des hom mes
a tuer . Mes pauvres poings , qu’en faire à ce tte heure ?
Sont - ils‘
assez inutiles , a ssez embarrassants ! Je n ’au
ra is pas le coura ge de les lever sur un moucheron .
Nous nous trouvons dans un royaume sagement ind if
férent aux grandeurs et aux misères humaines ; point
de guerre,point de cour , presque point de roi . Hélas !
et nous voici cette ombre de monarque . C ’est là sans
ET DU PETIT MÉDÉRIC 3 1 3
doute le châ timent de notre ambition ridicule . Je t’
en
prie,mon frère Méd éric, calm e le trouble de mon
esprit .
Ne t’
inqu1ete ui ne t ’aiflige, m 6n mignon , nous
somm es au port . 11 était écrit que nous serions rois ,m ais c’est là une fatalité dont nous saurons nous con
soler. Nos voyages ont en cet excellent résultat de
changer nos.id ées premières de domination et de con
quêtes . En ce sens,notre règne chez le s Bleus a été
un apprentissage rude et saluta ire . Le destin a sa 10
gique . 1 1 nous faut remercier la fortune de ce que , ne
pouvant nous épargner la royauté elle nous a donné
un beau royaum e , vaste et fer tile souhait, où nou s
vivrons en honnêtes gens . Nous gagnerons tout au
moins la liberté , à ce métier de roi honoraire , n’
ayant
pas les soucis de l a charge ; nous vieillirons dans notre
dignité , j ouissant de notre couronne en avares , jé veux
dire en ne l a montran t à personne ; ainsi , notre exis
tence aura un noble but,celui de l aisser nos sujets
tranqu illes , et notre récompense sera la tranquill ité
qu’
ils nous donneront eux- mêmes . V a , mon mignon ,ne te désespère . Nous allons reprendre notre vie d’in
,souciance , oubliant tous les vilains spectacles , toutes
les v ilaines pensées du monde que nous venons de
traverser ; nous allons être parfaitemen t ignorants et
n’
avoir cure que de nous a imer . Dans nos domaines
royaux , au soleil en hiver, en été sous les chênes , moi
j’
aura i l a mission de caresser Prim evère,e t Prim evère
aura celle de me rendre deux caresses pour une ; toi ,8
3 1 1 AVENTURES DU GRAND S IDOINE
com me tu ne saurais , sans mourir d’
ennui, garder tes
poings en repos , pendant ce temps tu l aboureras nos
champs , les sèm era s de grains , couperas nos moissons ,vendangeras nos v i gnes ; de la sorte , nous mangerons
du pain , boirons du vin , qui nous appartiendron‘
t, e t
nous ne tuerons j amais plus , même pour manger . En
ces questions seules,j e conseus à rester savant . Je te
le disai s bien au départ Je te taille1‘a i une s i belle
besogne que dans mille ans le monde parlera encore
de tes poings . Car les laboureurs des temps a venir
s’
ém erveilleront , en passant au milieu de ces cam
pagnes, e t , à voir leur éternelle fécondité , i l s se diront
entre eux : Là travaillai t j adis le roi S id oine . Je
l ’avais prédit, mon mignon , tes poin gs devaient être
des poings de roi ; seulement ce seront des poings d e
1*
oi trava illeur, les plus beaux et les plus rares qui
ex 1stent .
{1 ces mots , Sidoine ne se sentit pas d’ai se . S a mission ,
dans la v ie commune,lui parut de beaucoup la plus
a gréable , comme étant celle qui demanda i t l e plus de
force .
Parbleu frère,cn a - t- il, raisonner e s t une belle
chose,quan d on conclut sagem en t . Me voici tOu t con
solé . Je suis roi et j e règne sur mon champ . Ou ne
saura i t mieux trouver . T u verras mes sillons droits et
profonds,m on blé hau t comm e des roseaux , mes ven
d anges à saouler une province . V a , j e suis né pour
me battre avec la terre . Dès demain , j e travaille e t
dors au soleil . Je ne pense plus .
3 1 6 AVENTURES DU GRAND S IDOINE
duré . Je suis las de nous entendre mentir effronté
ment,en nous déclarant le dernier mot de Dieu
, la
créature par excellence , celle pour laquelle il a créé
le ciel_e t l a terre . S ans doute
,on ne saurait imaginer
une fable plus consol ante , et'
si demain mes frères
v ena ient à s’
avouer ce qu’
ils sont,ils iraien t se sui
e ider chacun dans leur coin . Je ne crains pas d’ame
11 er leur ra ison à. ce point extrême de logique ; il s
ont une inépuisable charité , une 0 0 pieuse provision
de respect et d ’
a d m ira tion pour leur être . Donc, j e
n’
a i pas même l ’espoir de le s faire convenir de leur
néant , ce qui eût été une moralité comme une autre .
B’ailleurs, pour une croyance que j e leur ôtera is , j e
ne pourra is leur en donner une meilleure ; peut- être
essayerai- je plus tard . Auj ourd ’hui,j ’ai grande tris
tesse ; j’ai conté mes mauvais songe
‘
s de la nuit d er
nière . J ’en dédie le réci t à l’hum anité . Mon cadeau
est d igne d ’elle,e t , de toutes manières , peu importe
une gaminerie de plus parm i‘
les gam iner&es de ce
monde . Ou m’
accusera de n ’
ê tre pas de mon temps ,de nier le progrès aux jours les plus féconds en con
quêtes . Eh ! bonnes gens , vos nouvelles clarté s n e
sont encore que d e s ténèbres . Comme hier , le grand
mystère nous échappe . Je me désole a chaque pré
tendue vérité que l’
on d e'
c0uvre , car ce n’
est pas là
celle que j e cherche,l a Vérité une et entière , qui
seule guérirait mon esprit malade . En six mille ans ,nous n ’avons pu faire un pas . Que si , à ce tte heure ,pour vous éviter le souci de me ju ger fou à lier, il
ET DÛ PETIT MÉDÉR IC 31 7
vous faut absolument une morale aux aventures de
mon géant et de mon nain , peut- être vous conten
terai- je en vou s donnant celle-ci Six mille ans e t
six mille ans encore s’
écouleront , sans que nous
a chev ions j amais notre première enj ambée . Voilà ,mon mignon
, ce qu’
nn historien consciencieux con
clurait de notre histoire . Mais , tu penses , les beaux
cris qui accueilleraient une pareil le conclusion ! Je
me refuse nettem ent à être une cause de scandale
pour nos frères, e t, dès ce moment , dé si reux de vo ir
notre légende courir le monde dûment autorisée e t
approuvée , j’
en réd ige l a morale comme suit « Bonnes
gens qui m’
a vez lu , écrira le p auvre here , j e ne pu is
vous détailler ici le s quinze ou vingt morales de ce
récit . I l y en a pour tous les âges et pour toute s
les conditions . I l suffit de vous recueillir e t de bie n
interpréter mes paroles . Mais la vraie morale , l a
plus moral isante , celle dont j e compte moi-même
faire profit à ma prochaine histoire,est celle- ci °
Lorsqu’
on se met en route pour le Royaume des Heu
reux , il fau t en conna ître le chemin . Êtes — vous ed i
fiés‘! J
’
en suis fort aise . Hé ! mon mignon S id oine ,tu n
’
applaud is pas ?
S id oine dormait . Au ciel,l a lune venai t de se lever
une clarté douce emplissa it l ’horizon,bleuissant l ’es
pace , et tombait en nappes d’argent des hauteurs dans
l a campagne . Les ténèbres s'
éta ient dissipées ; le si
lence régnait , plus profond . A l’
e ffroi de l’heure pré
céd ente avai t succédé une sereine tristesse . Dans le
1 8 .
31 8 AVENTURES DU GRAND S IDO INE
premier rayon , Méd éric et Primevère apparurent a u
sommet des décombres,enlacés
,immobiles ; à l eurs
pieds gisait S idoine , éclairé par larges pans de lu
miere .
I l ouvrit un œil, e t, moitie endormi
J’
entend s , dit— il . Mon frère Médéric, où est la
sagesse ?
Mon mignon,répondit Méd éric ,
prends une
bâche .
J’
entend s , dit S id oine . Où est le bonheur ?
Alors Primevère , l ente , repliant les bras , se souleva .
Elle allongea les lèvres et baisa l es lèvres de Méd éric .
S id oine , satisfait , se rendormit , dodelinant de la tête
e t tournant les pouces , plus bête que j amais .
F IN DES CONTES A NINON .
320 TABLE DES MATIÈRES
V III. L‘
a im able Prim evère , reine d u royaum e d es
Heureux
IX. 0 11 Méd éric vulgarise la Géographie , l’
As
tronom ie, l‘
Histoire , la T héologie , la Philo
5 0 pl1 ie , les S ciences exactes , les Sciences
na turelles et autres n1ènues
X . De d iverses rencontres, étranges et im pi e
vues , que firent S id oine ct Méd éric
X i . Une École m od èle‘( ll . Mora le
F IN D E LA TABLE
Im prim erie Poum nt — Du n ET C“ , 30 , rue du Bac.