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A N I N O N

Les voici donc, mon am ie , ces libres réêits de notre

j eune âge , que j e t’ai comtés dans les campa gnes de

ma chère Provence , et que tu écoutais d’une or

'

eille

attentive ; suivant vaguem ent dû regard les grandes

l ignes bleues des collines lointaines .

Les soirs de m ai, à l’heure où l a terre et le ciel

s‘

anéantissa ient avec lenteur dan s une paix suprême ,j e quittais l a ville et gagnais les champs les coteaux

arides , couverts çà et là de ronces et de genévriers ;du bien les bords de la petite rivière , ce torrent de

décembre , si discret aux beaux j ours ; ou encore un

coin perdu de la plaine,tiède des embrasements de

m idi , vastes terrains jaunes et rouges , plantés d’aman

diers aux branches m aigres , de v ieux oliviers grison

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A A NINON

nants e t de vignes laissant tra îner sur le sol leurs cep'

s

entreÏacés .

Pauvre terre desséchée , elle flam boie au soleil , grise

et nue , entre les prai ries grasses et fertiles de la Du

rance et les bois d’

orangers et de l auriers-roses du

littoral . Je l ’aime pour sa beauté âpre e t sauva ge,ses

roches désolées, ses thyms et ses l avandes . 11 y a d an s

ce vallon stérile j e ne sais quel air brûlant de désola

tion : un étrange ouragan de passion semble avoir

soufflé sur l a contrée ; puis un grand accablement s’est

fait , et les campagnes , ardentes encore , se sont comme

endormies d an‘

s un dernier désir . Auj ourd ’hui , au mi

lieu de mes forêts du Nord , lorsque j e revois en pensée

ces poussières e t ces cailloux , j e me sens un amour

profond pour cette patrie sévère qui n ’est pas la

mienne . S ané doute , l’enfant rieur e t les vieilles roches

chagrines s‘

éta ient autrefois pris de tendresse , et ,maintenant

,l‘

enfant devenu homme dédaigne les prés

humides et les vertes allées , amoureux des grandes

routes bl anches e t des montagnes brûlées et désertes ,où son âme

,fraîche de ses quinze ans , a rêvé ses pre

miers songes .

Je gagnais les champs , et là , au milieu des 1erres

labourées ou sur les dalles des coteaux , lorsque j e

m’

étais couché à d emi , perdu dans cette paix et dans

cette fraîcheur qui tombaient des profondeurs d u ciel ,j e te trouvais , en tournant l a tête , mollement couchée

à ma droite , pensive , l e menton dans l a main , et me

regardant de tes grands yeux . T u étais l’ange de mes

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A NINON

solitudes ,'

mon bon ange gardien que j’

ap erceva is près

de moi , quelle que fût ma retraite ; sans doute tu lisai s

dans mon cœur mes secrets désirs , et tu t’

a sseyais par

tout à mon cô té , ne pouvant être où j e n’

éta is pas . Au

jourd’

hui j’

explique ainsi ta présence de chaque soir .

Autrefois , sans j amais te voir venir , j e n‘

avais point

d’

étonnem ent à rencontrer sans cesse tes cl airs re

gards : j e te savais fid èle , touj ours en m m .

Ma chère âme , tu me rendais plus douces les tris

tesses des soirées mélancoliques . Tu avai s l a beauté

désolée de ces collines , l eur pâleur de marbre , rougis

sante aux derniers baise rs du soleil . Je ne sais quelle

pensée éternelle élevait ton front et grandissa it tes

yeux . Puis , lorsqu’

un sourire passai t sur tes lèvres

paresseuses,on eût dit

,dans la j eunesse et la splen

deur soudaine de ton visage , ce rayon de mai qui fait

monter toutes fleurs et toutes verdures de cette terre

frémissante, fleurs et verdures d

’un j our que brûlent les

soleils de juin . Il existait , entre toi et les horizons , de

secrètes h armonies qui me faisaient aimer les pierres

des sen tiers . La petite rivière avait ta voix ; les é toiles ,à leur lever , regardaient de ton regard ; toutes choses,autour de moi souriaient de ton sourire . É l toi , don

nant ta grâce a cette n ature,tu en prenais les severi

tés passionnées . Je vous confondais l ’une avec l’

autre .

A te voir, j

av ais conscience de son ciel libre et ar

deni, e t , lorsque mes yeux interrogeaient l a vallée , j e

retrouvais te s lignes souples et fortes dans les ondula

tions des terrains . C ’est à vous com pèrer ainsi que j e

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6 A NIN ON

me mis à vous aimer follement toutes deux ,‘

ne sachant

laquelle j’

a d ora is davantage,de ma chère Provence ou

de ma chère Ninon .

Chaque matin,mon amie

,j e me sens des besoins

nouveaux de te remercier des j ours d ’

autrefois . Tu fus

charitable et d ouce , de m’aimer un peu et de vivre en

moi ; tu peuple s mon désert, e t , dans cet âge où le

cœur souffre d ’

ê tre seul , tu m’

apportas ton cœur pour

épargner au mien toute souffrance . Si tu sava is com

bien de pauvres âmes meurent aujourd’

hui de solitude !

Les temps sont durs à ce s âmes faites d’amour . Moi , j e

n ’ai pas connu ces misères . Tu m ’as présenté à toute

heure un visage de femme à adorer ; tu m’as donné l a

sainte ivresse , te mê lant à mon san g , v ivante dans ma

pensée . Et moi , perdu en ces amours profondes , j’ou

bliais , te'

sent ant en mon être . Nous étions deux , et la

j oie suprême de notre hymen me faisait traverser en

paix ce tte rude contrée des seize ans , où tant de mes

compagnon s ont laissé des lambeaux de leurs cœurs .

Créature étrange,auj ourd ’hu i que tu e s l oin de moi

et que j e puis voir clai r en mon âm e , j e trouve un

âpre plaisir à étudier pièce à pièce nos amours . Tu

étais femme , belle et ardente , et j e t’

a im ais en amant .

Puis , j e ne sais comm ent, parfois tu devenais une

sœur , sans cesser d’

etre une amante,et j e t ’a im ais

en a m ant et en frère à l a fois,avec toute la chasteté de

l’

a ffection et tout 1’èm portem ent d u désir . D’

autres

foi s , j e trouvais en toi un compagnon , une robuste

intelli gence d’homme,et touj ours aussi une enchante

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A NINON'

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resse,une b ien — aimée

,dont j e couvrais

'

l e visa ge de

baisers,tout e n lui serrant l a main en vieux camarade .

Dans l a fol ie de m a tendresse,j e donnais ton beau

corps que j’

aim a is tant,à chacune de mes affections .

Songe divin,qui me faisait adorer en toi chaque créa

ture,corps et âme

,de toute m a puissance

,en dehors

du sexe et du sang . T u contentais les délicatesses et

les délires de mon imagination , l es besoins de m on

intelli gence . A insi,tu réalisais l e rêve de l ’an cienne

Grece , l’amante faite homme

,aux exquises élégances

de forme , à l’

e sprit viril , digne de science et de sa

gesse . Je t ’a d ora is de tous mes amours , toi qui suffi

sais à mon être , et dont l a beauté innommée me péné

trai t et m ’

em plissait de mon rêve . Lorsque j e sentais

en moi ton corps souple et ferme , ton doux visage

d’

enfant et ta pensée faite de ma pensée , j e goûtais

dans son plein cette volupté inouïe et vainement cher

chée aux anciens âges , de posséder une créature par

tous les nerfs d e ma chair , toutes les affections de mon

cœur , toutes l es facultés de mon intelligence .

Je gagnai s les champs . Couché sur l a terre , ap

puyeni t a tête sur ma poitrine,j e te parlai s pendant de

longues heures,l e regard perdu dans l

im m ensité

sombre d e tes yeux . Je te parlais, insoucieux de mes

paroles , selon m on caprice du moment . Parfois , me

penchant vers toi , comme pour te bercer , j e m’adres

sais à une petite fille naïve , qui ne veut point dormir

et qu’on endort avec d e be lles histoires , leçons de ch a

rité et de sagesse ; d’

autres fois , mes lèvres sur tes

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8 A N INON

l èvres,j e contais à une b ien-aimée les amours des fées

ou les tendresses charmantes de deux j eunes amants ;plus souvent encore , l es j ours où j e souffrais de la

sotte méchanceté de mes compagnons , et ces j ours-là

réunis ont fait l es années de ma j eunesse ; j e te prenais

l a main , e t , l’

ironie aux lèvres,l e doute et la nég ation

au cœur, j e me plaignais à un frère des misères de ce

monde , dans quelque conte désolant , satire pleine de

larmes . Et toi , te pliant à mes caprices , tout en restant

femme et épouse,tu éta i s tour à t0 ur petite fille naïve ,

b ien-aimée , frère consolateur . Tu entendais chacun de

mes l an gages , et , sans j amais répondre , tu m'

écou ta is ,

me laissant lire dans tes yeux les émotions , le s gaietés

et les tri stesses de mes récits . Je t ’ouvrais mon âme

toute large,désireux de ne rien cacher . Je ne te trai

tais point comme ce s amantes communes auxquelles

le s amants mesurent leurs pensée s , et j e me donnais

entier,. sans j amais ve il le r à mes discours . Aussi ,

quels longs bavardages , quelles histoires é tranges , filles

du rêve quels récits décousus, où l’invention s ’en allait

au hasard,et dont les seuls épisodes supportables éta ient

les baisers que nous échangions ! Si quelque passant

nous eùt épiés le soir , au pied de nos rochers, j e ne sais

quelle singulière figure il eût faite à entendre mes pa

role s libres et hardies , et à te voir les comprendre et me

caresser , ma petite fille naïve , ma b ien-aimée ,mon frère

consolateur .

Hélas ! ces beaux soirs ne sont plus . Un j our est venu

où j’

ai dû vous quitter,toi et les ch am ps de Provence .

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A NIN ON 9

Te souviens — tu,mon beau rêve , nous nous sommes dit

adieu,par une soirée; d ’

autom ne , au bord de l a petite

rivière . Les arbi‘e s dépouil lés rendaient les horizons

plus va stes et plus mornes ; la campagne , à cette

heure avancée,couverte de feuilles sèches et humide

des premières pluies , s’

étend a it noire , avec de grandes

taches j aunes,comme un immense tapi s de bure . Au

ciel , les derniers rayons s’

effa caient , e t, du levant,montait l a nuit

,m ena cente de brouillards

,nuit sombre

que devai t suivre une aube 1nconnue . I l en était de ma

vie comme de ce ciel d ’

autom ne ; l’

a s'

u e de ma jeu

nesse venait de dispara ître , et l a nuit de l’

äge montait,me gardant j e ne savais quel avenir . Je me sentais des

besoins cuisants de réalité j e me trouvais les du songe ,l as du printemps , les de toi , ma chère âme , qui échappais à mes étreintes et ne pouvais, devant m es la rm es ,

que me sourire? avec triste‘

sse . Nos amours divines

étaient bien finies ; elles avaient, comme toutes choses,vécu leur saison , e t , voyant que tu te mourais en moi ,

j’a llai ce soir- là , au bord de la petite rivière , dans la

campagne moribonde , te donner m es baisers du d é

part . Oh l’

am oureuse et triste soirée ! Je te baisai , ma

blanche m ouraute , j’

essaya i une dernière foi s de te

rendre l a vie puissante de tes beaux jours ; j e ne pus ,car j

etais moi-même ton bourreau . A lors tu moutas

en moi plus haut que l e corps , plus haut que le cœur,et tu ne fus plus qu

un souvenir .

Voici b ientô t sept ans que j e ' t"ai qui ttée . Depuis l e

j our des adieux , dans mes j oies e t dans mes chagrins ,

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1 0 A N IN ON

j ’ai souvent écouté ta voix , l a voix caressante d’un

souvenir , qu i me demandai t les contes de nos soirées

de Provence .

Je ne sai s quel écho de nos roches sonores répond

dans mon cœur . Toi que j’

ai laissée lo in d e'

m oi, tu

m’

a d resses de ton exil des prières si touchantes qu’i l

me semble les entendre tout au fond de mon être . Ce

doux frém isæm ent que laissent en nous les voluptés

passées m ’

invite à céder à tes désirs . Pauvre ombre

disparue , si j e dois te consoler par mes v ieilles his

toires,dans les sol itudes où vivent les chers fantômes

de nos songes évanouis , j e sens combien moi-même

je trouverai d’

apaisem ent et de sereine mélancolie à

m’

écouter te parler,comme aux j ours de . notre j eune

âge .

J’

accueille tes pr ieres e t je vais reprendre , un à un,l es contes de nos amours

,non pas 1ous , car il en est

qu i ne sauraient être dits une seconde fois,_le soleil

ayant fané,dès leur naissance

,ces fleurs délicates

,

trop divinement simples pour le grand j our ; mais ceux

de vie plus robuste , et d ont'

la mémoire humaine , cette

grossiè re machine,peut garder le souvenir .

Hélas ! j e cra ins de me préparer ici de g1‘and s cha

grins . C ’est violer le secret de nos tendresses que de

confier nos causeries au vent qui passe , et les amants

indiscrets sont punis en ce m onde par l’

ind ifférente

froideur de leurs confid ents . Ces feuilles écrites pour

toi seule e t que toi seule peux comprendre , von t peut

ê tre tomber entre les mains de quelque curieux ;

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A NINON 1 1

elles seront pour lui une courte distraction , e t , comme

il n’

y verra pas les félicités qu’elles nous rappellent

,

elles lu i sembleront bien vides et bien légères . San s

doute , il aura le droit de décl arer nos contes inutiles ; il

conclura avec raison, dès les premières li gnes , que c e

sont là des riens,et que l e mieux

,pour éviter toute

perte de temps , . est de n ’en pas l ire davantage . En ju

geant sévèrement nos bavardages , il ne sera que juste ;et moi , cependant, j e sai s combien j e me sentirais

attristé , dans mes affections , s'i l lui prend fantaisie

de me venir crier son jugement à l’ore ille .

Certaine e spèc e de curieux souvent cette fan

taisie .

Une espérance m e reste : c ’est qu’il ne se trouvera

pas une seulepersonne en ce pays qui ait l a tentation delire nos histoires . Notre siècle est vraiment bien trop

occupé pour s ’

a rrê ter aux causeries de deux amants

inconnus . Mes feuilles vol antes passeront sans bruit

dans la foule e t te parviendront vierges encore . A insi ,j e puis être fou tout à mon aise ; j e puis , comme autre

foi s,aller à l ’aventure , insoucieux des sentiers . Toi

seule me liras , j e sais avec quelle indulgence .

E t ma intenant , Ninon , j’a i satisfait tes vœux . Voi ci

mes contes . N’

élève plus ta voix en moi , cette voix du

souvenir qui fait monter des larmes â mes yeux . Laisse

en paix mon cœur qui a besoin de repos,et ne viens

plus,dans mes jours de lutte

,m

a ttrister en me rap

pelant nos paresseuses nuits . S’

il te faut une promesse ,j e m ’

engage à t’

aim er encore , plus ta rd , lorsque j’

aurai

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1 2 A NINON

vainement cherché d ’

autres maîtresses en ce monde , et

que j ’en reviendrai à mes premières amours . Alors,j e

regagnerai-la Provence et j e te retrouverai au bord de

la petite rivière . L’

hiver sera venu , un hiVer triste e t

doux , avec un ciel clai r et une terre pleine des e spé

rances de l a moisson future . V a , nous nous adorerons ,toute une saison nouvelle ; nous reprendrons nos soi

rées paisibles,dans les campagnes aimées ; nous achè

verons notre rêve .

Attends— moi, ma chère âme , vision fid èle,amante

de l’enfant et du vieillard .

EMILE ! OLA .

1 " octo bre 1864 .

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SIMPLICE

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CON T E S A N IN ON

S IMPLI CE

11 y avait autrefois , écoute bien,Ninon

,j e tiens

ce récit d’

un vieux pâtre , i l y avait autrefoi s,dans

une î le que la mer a depuis longtemps engloutie,un

roi e t une reine qui avaient un fils . Le roi était un

grand roi : son verre étai t l e plus profond de son

empire ; son épée , l a plus lourde ; i l tuait et buvait

royalement . La reine était une belle reine ell e usait

tant de fard qu’elle n ’

eve it guère plus de quarante ans .

Le fils était un niais .

Mais un niais de l a plus grosse espèce,disaient les

gens d’

esprit du royaume . A seize ans,il fut emmené

en guerre par le roi : i l s ’a gissa it d’

ex te rm iner certaine

nation voi sine qui avait l e grand tort de posséder un

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1 6 sm pu cn

territoire . Simplice se comporta comme un sot il sauva

du cainage deux douzaines de femmes et trois dou

za ines et demie d ’

enfants ; il faillit pleurer à chaque

coup d ’

épée qu’

il d onna ; e nfin l a vue du champ de ha

t aille , souillé de sang et encombré de cadavres , lui mit

une telle pitié au cœur qu ’il n ’en mangea pas de trois

j ours . C’

était un grand sot , Ninon , comme tu vois .

A dix- sept ans , i l dut assister à un festin donné par

encore i l commit sottise sur sottise . Il se contenta

de quelques bouches , parlant peu , ne jurant point . Son

verre risquant de rester toujours plein devant lui , le

roi , pour sauvegarder l a dignité de la fam ille , se vit

forcé de le vider de temps en temps en cachette

A d ix — huit ans,comme le poil lui poussait men

ton , il fut remarqué pa r une dame d’

honneur de l a

reine . Les dames d ’

honneur sont terribles , Ninon . La

nôtre ne voulait rien moins que se faire embrasser

par le j eune prince . Le pauvre enfant n ’

y songeai t

guère ; i l tremblait fort lorsqu‘

elle lu i adressait la

parole , et se sauvait dès qu’il apercevait le bord de

ses jupes dans les j ardins . Sôn père , qui était un bon

père , voyait tout et riait dans sa barbe . Mais , comme

la dame courait toujours et que le baiser n’

a rriva it pas,il rougit d’

evoir un te l fils, e t , pour sauvega rder en

core l a digni té de sa race,il donna lui-même le baiser

demandé .

Ali ! le petit imbécile ! disait ce grand roi qu i

avai t de l’

esprit .

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suupm cn 1 7

.

Ce fut à vingt ans que S implice devint completement

idiot . ll rencontra une forêt et tomba amoureux .

Dans ces temps anciens on n’

efi1bellissait point

encore l es arbres à coups de ciseaux, et la mode n’

é tait

pas de semer le gazon ni de sabler les allées . Les bran

ches poussaient comme elles l’entend a ient , et Dieu seul

se chargeait de modérer les ronces et de ménager les

sentiers . La forêt que S implice rencontra était un im

mense nid de verdure,des feuilles et encore des feuilles

,

des charmilles impénétrables coupées par de maj es

tueuses avenues . La mousse s ’

y enivrait de rosée et s’

y

livrai t à une débauche de croissance les églantiers, al

longeant leurs bras flex ibles,se cherchaient dan s les

clairières et exécutaient des danses folles autour des

grands arbres ; les grands arbres eux— mêmes , tout en

restant ca lm es e t sereins,tord aient leurpied clans l’om bre

et montaient en tumulte baiser les rayons d ’

été . L’herbe

verte croissait au hasard,sur les branches comme sur le

sol ; l a feuille embrassait le bois , e t, dans leur hâte de

s’

épanouir, pâqæ rettes et myosotis se trompaient par

fois et fleurissa ient sur le s vieux troncs abattus . Et

toutes ces branches,toutes ces herbes

,toutes ces

fleurs chantaient ; toutes se mêlaient, se pressaient ,pour ha biller plus à l ’aise et se dire tout bas les mys

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1 8 S LMPLICE

térieuses amours des corolles . Un souffle de vie cou

râit au fond des taillis ténébreux,et donnait une voix à

chaque brin de mousse dans les ineffables concerts de

l’

aurore et du crépuscule . C’

était l a fê te immense du

feuillage .

Les bêtes à bon Dieu,les scarabées , les libellules,

le s papillons, tou s les beaux amoureux des haies fleuries , se donnaient rendez-vous aux quatre coins du

bois . Ils y avaient établ i leur petite république ; les

sentiers étaient leurs sentiers ; les ruisseaux , leurs

ruisseaux ; l a forêt , leur forêt . Ils se logeaient commo

dément au pied des arbres , sur les branches basses ,dans les feuilles sèches , e t vivaient là comme chez eux ,tranquillement et par droit de conquête. Ils avaient

,

d’

a illeurs , en bonnes gens , abandonné les hautes bran

ches aux fauvettes et aux rossignols .

La forêt,qui chantait déj à par ses branches

,par ses

feuilles,par ses fleurs , chantait encore par ses in

sectes et par ses oiseaux .

Simplice devint en peu de j ours un vie il ami de la

forêt . Ils bavardèrent si follement ensemble,qu ’elle

lu i enleva le peu de raison qui lui restait . Lorsqu’

il la

quittai t pour venir s ’

enferm er entre quatre murs , s’as

seoir devant une table , se coucher dans un lit, il de

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20 SIMPLICE

Simplice fut très— occupé les j ours qui suivirent son

ins;a lla tion . 11 lia connai ssance avec ses v 0 1 sm s,le

scarabée de l’herbe et le papillon de l ’ai r . Tous étaient

de bonnes bêtes , ayant presque autant d’esprit que les

hommes .

Dans les commencements,il eut quelque peine à

comprendre leur lan gage ; mais il s’

aperont bientô t

qu‘

i l devait s’en prendre à son éducation prem ière .

*

ll se

« conforme vite à la concision d e l a langue des insectes .

Un son finit par lui suffire , comme à eux , pour désigner

cent objets différents,suivant l

inflex ion de l a voix et l a

tenue de la note . De sorte qu‘ i l alla se déshabituant

d e —parler la langue des hommes si pauvre dans sa

richesse .

Les façons d ’

ê tre de ses nouveaux amis le charmé

rent . ll s ’

ém erveilla surtout de leur manière de juger

les roi s,qui est celle de ne poin t en avoir . Enfin il se

sentit i gnorant et rid icule auprè s d’eux,et prit la reso

lution d’aller étudier à leurs écoles .

11 fut plus discre t dans ses rapports avec les mousses

et les aubépines . 1 1 ne pouvait e ncore saisir les paroles

d u brin — d’

he rbe et de la fleur, et cette impuissance

j etait beaucoup de froid dans leurs rela tions .

Somme toute,l a forê t ne le vit pas d

un mauvais

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SIMPLICE 1

œil . Elle comprit que c’

était là un simple d ’esprit et

qu ’i l v ivrait en bonne intelli gence avec les bêtes . On

ne se cache plus de lui , e t souvent i l lui arrivait de

surprendre au fond d‘

une allée un papillon chiffonnant

la collerette d ’une marguerite .

Bientôt l’aubépine vainquit sa timidité ju squ don

ner des leçons au j eune prince . Elle lui apprit amou

reusem ent le langage des parfums et des couleurs . Dès

lors , chaque matin , les corolles empourprées saluaient

Simplice à son lever ; l a feuill e verte lui contait les

cancans de la nuit , et l e gr illon lui confiait tout bas

qu’il était amoureux fou de la violette .

Simplice s ’

éta it choisi pour bonne amie une libellule

dorée,au ñ u corsage , aux ailes frémissantes . La chère

belle se montrait d’

une désespérante coquetterie ; elle

se 1 0 um t , semblait l’

appeler , puis fuya it l estement

sous sa main . Les grands arbres,qui vova ient ce

m anège , l a tançaient vertement , e t,graves

,disaient

entre eux qu’elle ferait une mauvaise ñu .

Simplice devint subitement inquiet .

La bête à bon Dieu , qui s'aperçut l a prem1 ere de la

tristesse de leur ami , essaya de le confesser . Il repon

dit en pleurant qu’ il était gai comme aux premiers

Jours .

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22 SIMPLICE

Maintenant, il se levait avec l’aurore et coura i t les

taillis jusqu’

au soir . Il écartait doucement les branches

et v isitait chaque buisson . Il levait l a feuil le e t regar

dait dans son ombre .

Que cherche donc notre élève ? demandait l ’au

bépine à la mousse .

La libellule,étonnée de l’aband on de son amant , l e

crut devenu fou d’amour . Elle vint lutiner autour de

lui . Mais il ne l a regarde plus . Les grands arbres l ’a

va ient bien jugée el le se consola vite avec le premier

papillon d u carrefour .

Les feuil lages étaient tristes . Il s regardaient le j eune

prince interroger chaque touffe d ’

herbe et sonder du

regard les longues avenues ; il s l’

écouta ient gémir et

se plaindre de l a profondeur des broussailles , et il s

disa ient Simpl ice vu Fleur— des- eaux, l

ond ine de

la source .

Fleur— des— eaux était fille d’un rayon et d ’une goutte

d e rosée . Elle était si lim pid em ent belle , que le baiser

d’un amant devait l a faire mourir ; elle exhalait un par

fum si doux, que le baiser de ses lèvres devait faire

mourir un amant .

La forê t le savait,et la forêt j alouse cachait son eu

fant adorée . E lle lui avait donné pour asile une fon

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SIMPLICE 23

taine ombragée de ses rameaux les plu s touffus . Là,

dans le silence et dans l’

ombre , F leur-des— eaux rayon

nai t au milieu de ses sœurs . Paresseuse , elle s’aban

donnait au courant, ses petits pieds demi-voilés par

les flots , sa tê te blonde couronnée de perles liquides .

Son sourire faisait les délices des nénuphars et des

glaïeul s . Elle était l’

âm e de l a forêt .

Elle vivait insoucieuse , ne connaissant de la terre

que sa mère , l a rosée , et du ciel que le rayon , son

père . Elle se sentait aimée du flot qui l a berçait , de l a

branche qui lui donnait son ombre . Elle avait mille

amoureux et pas un amant .

F leur— des— eaux n ’

ignora it pas qu’

elle devait mourir

d ’amour ; elle se plaisait dans cette pensée , et vivait

en espérant la mort . Souriante , elle attendait le'

bien

aimé .

Une nuit,à la clarté des étoiles , Simpli ce l

’avait

vue au détour d ’une allée . Il l a cherche pendant un

long mois, pensant l a rencontrer derrière chaque tronc

d’

arbre . ll croyait toujours l a voir glisser dans les

taillis,et ne trouvait, en accourant , que les grandes

ombres des peupliers agités par les souffles d u ciel .

La forêt se taisait maintenant ; elle se d éfia it de

Simplice . Elle épaissi ssa it son feuillage et j etai t toute

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SIMPLICE

sa nuit sur les pas du j eune prince . Le péril qui m ena

cait Fleur- des— eaux l a rendait chagrine et muette ; elle

n ’

eve i t plus de caresses , plus d’

am oureux babil .

L’

ond ine revint dans les clairières , et Simplice l a vit

de nouveau . Enivré, il s’

elenca à sa poursuite . L’

en

fant, montée sur un rayon de lune , n’entendit point le

bruit de ses pas . Elle volait ainsi , légère comme , l a

plume qu’

em porte le vent .

Simplice courai t, courai t 21 sa suite et ne pouvait

l’

at te ind re . Des l armes coulaient de ses yeux,e t le

désespoir étai t dans son âme .

Il courait , et la forê t suivait avec anx1 e té cette course

insensée . Les arbustes lu i barraient le chemin . Les

ronces l?entouraient de leurs bras épineux et l’

arrê taient

b rusquement au passage . Le bois entier défendait son

enfant .

Il courait, et sentait l a mousse devenir glissante sous

ses pas . Les branches des ta illis s’

enlaçaient plus

étroitement et se présentaient‘

a lui rigides comme des

tiges d ’

a ira in . Les feuilles sèches s’

am a ssaient dans les

val lons,formant un sol vague et sans résistance . Les

troncs d‘

arbres abattus se m ettaient en travers des

sentiers ; et les rochers roulaient d’eux-mêmes eu

devant du prince . L’

insecte l e piquait au talon ; le pa

pillon l’aveuglait en se heurtent à ses paupières .

Fleur-des -e aux , sans le voir, sans l’

entend re , fuyait

toujours sur'

le rayon de lune . S impl ice sentait avec

angoisse venir l’instant où elle all ait dispara ître .

Et,dése spéré , haletant , il coura it, il courait .

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S IMPLICE 25

Il entendit les vieux chênes qui lui cria 1ent avec

colère

Que ne disais — tu que tu é tais un homme ? Nous

nous serions cachés de toi , nous t’

aurions refusé nos

leçons , et ton œil de ténèbres n’

aurait pu voir Fleur

des — eaux,l’

ond ine de l a source . Tu t’es présenté à

nous avec l ’innocence des bêtes , et voici qu’

aujour

d’

hui tu montres l’esprit des hommes . Vois , tu écrases

le s scarabées,

‘ tu arraches nos feuilles, tu brises nos

branches . Le vent d’

égoïsm e t’

em porte , et tu veux nous

voler notre âme .

Et l’

aubepine aj outa

Simplice,arrê te , par pitié ! Lorsque l

’enfan t ca

pricieux désire respirer l e parfum de mes bouquet s

étoilés , que ne les lai sse-t-il s’

épanouir librement sur

l a branche ! 11 les cueille et n ’en joui t qu‘

une heure .

Et la mousse dit à son tour

Arrê te , Simplice , et vi ens rêver sur le velours demon frais tapis . Au l oin , entre les arb res , tu verras se

j ouer Fleur— des-eaux . T u 1a‘

v erras se baigner dans la

source et j eter à son cou des colliers de perles humides .

Nous te mettrons de moitié dans la j oi e de son regard

e t , comm e à nous , i l te sera permis d e vivre pour l a

vo 1r .

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2 6 snvm m cn

Et toute l a forêt reprit

Arrête,Simpl ice , un baiser doit l a tuer , ne donne

pas ce baiser . Ne le sais — tu pas ? la brise d u soir , notre

messagère,ne te l ’a-t — elle pas dit ? Fleur- des-eaux

est la fleur céle sîe dont le parfum donne la mort .

Hélas ! l a pauvrette , sa destinée est étrange . Pitié pour

elle , Simplice , ne bois pas son âme sur ses lèvres .

Fleur-des- eaux se tourna et v it Simplice . Elle souri t

e t lui fit signe d ’

approcher , en disant à la forê t

Voici venir l e bien- aimé .

I l y avait troi s j ours troi s heures,troi s minutes , que

le prince poursuivait l ond ine . Les paroles des chênes

vibraient encore derrière lu i ; i l fut ten té de s’

enfuir .

Fleur — des— eaux lui pressait déj à les mains . Elle se

dressa it sur ses petits pieds,et n1ira it

son sourire dans

les yeux du j eune homme .

Tu as bien tardé , dit-elle . Mon cœur te savait

dans la forêt . J ’ai monté sur un rayon de lune et je t’ai

cherché trois jours , trois heures, trois minutes .

Simplice se taisait et ret'

enait son souffle . Elle l e fit

a sseoir au bord de la fontaine ; elle le caressait d u re

gard ; et lui , il la contemplai t longuement .

Ne me reconnais- tu pas ? reprit- elle . Je t’ai vu

souvent en rêve . J’

allais à toi,tu me prenais la main

,

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28 SIMPLICE

Le jour pâlissait , et les lèvres des deux amants se

rapprochaient de plus en plus . Une angoisse terrible

tenait la forêt immobile et muette . De grands rochers

d’

ou j aillissait l a source j e taient de larges ombres sur

l e couple,et le couple rayonnait dans la nu it .

Et l’

étoile parut,et les lèvres s ’

unirent dans le su

preme baiser , et les chênes eurent un long sanglo t.

Les lèvres s‘

unirent , et les âm es s’

envolèrent .

Un homme d ’esprit s egara dans l a forêt . Il était en

compa gnie d ’un homme savant .

L ’homme d’esprit faisait de profondes remarques sur

l’

hum id ité malsaine des bois,et songeait aux beaux

champs de luzerne qu’

on obtiendrait en coupant tous

ces grands v ilains arbres .

L’homme savant rêvait de se faire un nom dans les

sciences en découvrant quelque plante encore incon

nue . Il furetait dans tous les coins et découvrait des

orties e t du chiendent .

Ils arrivèrent à une source et trouvèrent le cadavre

de Simplice . Le prince souriait dans le sommeil de l a

m ort . Le flot j ouait avec ses pieds , et s a tête reposai t

sur l e gazon de l a rive . ll pressait sur ses lèvres , à

jamais fermées , une petite fleur blanche et rose , d‘

une

exquise délicatesse et d’un parfum pénétrant .

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sm p u cx 29

— Le pauvre fou ! dit l’hom me d’esprit , i l aura

voulu cueillir un bouquet , et se sera n0yé .

L ’homme savant se souciait peu d u cadavre . Il ava it

saisi l a fleur, et , sous prétexte de l’

étud ier , en dechi

rait l a corolle . Puis , lorsqu’

il l ’eut mise en pièces

Précieuse trouvaille ! s ’eoria- t-il . Je veux , en

souvenir de ce niais,nommer cette fleur A n thap he

leia lim na z‘

a .

Ah ! Ninette , N inette , mon idéale F leur- des-eaux , le

barbare l a nommait A nthap heleia lim na ia !

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LE CARNET DE DANSE

Te souviens— tu,N inon , de notre longue course

dans les bois ? L’

autom ne semait déjà les arbres de

feuilles d ’un j aune pourpre que doraient encore le s

rayons du soleil couchant . L’

herbe étai t plus claire

sous nos pas qu’

eux premiers j ours de mai,et les

mousses,privées de rosée

,pouvaient à peine donner

asil e à quelques rares insectes . Perdus dans l a forêt

pleine de bruits mélancoliques,nous pensions entendre

les plaintes naives de l a femme qui croit voir à son frontla première ride . Les feuill ages , que ne pouvait trom

per cette pâle et douce soirée,sentaient venir l’hiver

dans la brise plus fraîche,et se laissaient tristement

bercer,pleurant leur verdure rougie .

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311 LE CARNET n

°

1: DAN SE

Longtem ps nous errâmes dans les taillis, peu sou

cieux de la d irection des sentiers,mais choisissant les

plus ombreux et les plus secrets . Nos francs éclats de

rire effrayaient les grives et les merles qui sifflaient

dans les haies ; e t, parfois , nous entendions gli sser

bruyamment sous les ronces un lézard “ vert troublé

d ans son extase par le bruit de nos pas . Notre course

était sans but ; nou s avions vu, après une journée de

nuages , le ciel sourire vers le soir, et nous étions les

tem ent sor ti s pour profiter de ce rayon de soleil . Nous

allions ainsi , soulevant sous nos pieds une odeur de

sauge et de thym,tantôt nous poursuivant

,tantôt mar

chant lentement et les mains enlacées . Puis j e cueillais

pour toi les dernières fleurs , ou j e cherchais à atteindre

les baies rouges des aubépines que tu désirais comme

un enfant ; et toi , Ninon , pendant ce temps cou

ronnée de fleurs , tu courais à l a source voisine , sous

prétexte de boire,mais plutôt pour admirer ta coiffure ,

6 coquette et paresseuse fille .

Il se mêle soudain aux murmures vagues de la forêt

de lointains éclats de rire ; un ñire et un tambourin se

firent entendre , et la brise nous apporta des bruits ai

faibl is de danse . Nous nous étions a rrêtés , l’

ore ille

tendue,tout disposés à voir dan s cette musique le bal

m ystérieux des sylphes . Nous nous glissâmes d’

arbre

en— arbre

,dirigés par l e son des instruments , e t, lors

que nous eûm es écarté avec précaution les branches

du dernier massif voici l e spectacle qui s’

offrit à nos

yeux .

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36 LE CARNET DE DANSE

trace de leur passage , quelques brins d’

herbe demi

fanés . C’

eù t été moquerie : nous faire entendre des

rires et des instruments,nous inviter à partager leur

j oie , puis s’

enfuir à notre approche , sans nous per

mettre l e moindre quadrille .

Ou ne pouvait danser avec des sylphes,Ninette ;

avec des paysans , rien n’

éta it d’une réalité plus en

gageante .

Nous sortîm es brusquement du massif. Nos bruyants

danseurs n ’eurent garde de s’

envoler , e t , nullement

aux aguets , ne s’

aperçm ent que longtemps après de

notre présence . Il s s’

étaient remis à gambader . Le

j oueur de ñ ire , qui avait fait mine de s’

éloigne r, ayant

vu briller quelques pièces de monnaie , venait de re

prendre ses instruments , _e t , soupirant de prostituer

ainsi l a mélodie , battait et soufflait de nouveau . Je

crus re connaître la mesure lente et insaisissable d’une

valse . J‘

e nla çais déj à ta tail le e t j’

épiais l’

instant de

t’

èm porter dans mes bras , l orsque tu te dégageas vi

vem ent et te mis à rire et à sauter , tout comme une

brune et hardie p aysanne . L’

homme au tambourin,

que mes préparatifs de beau danseur consolait , n’eut

plus qu’

à voiler sa face et à gémir sur l a d écadence

de l’

art .

Je ne sais pourquoi,Ninon , j e me souvin s hier soir

de ces fol ies,de notre longue course et de nos danses

l ibres et rieuses . Puis , ce vague souvenir fut suiv i d e

cent autres vagues rêveries . Me pardonneras — tu de te

les conter ? Cheminant au hasard , m’

arrê tant et cou

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LE CARNET DE DANS E 37

rant sans raison , j e m’

inqu1 eæ peu de la foule , mes

récits ne sont que de bien pâles ébauches ; mais tu

m ’as dit que tu les aimais .

La danse , cette nymphe pudiquement l ascive , me

charme plutôt qu’

elle ne m‘

a ttire . J’

aime , sim ple specta

teur , à la voir secouer ses grelots sur le monde ardente

et voluptueuse sous les cieux d’

Espagne et d’

Italie , se

tordre en étre intes e t en baisers ; lon g voilée d ans

la blonde Allemagne,glisser amour eusement comme

un rêve ; et même , discrète e t spirituelle , m archer

dans les sa lons de France . J’

aim e à l a retrouver par

tout : sur la mousse des bois e t sur de riches tapis ;à l a noce de villa ge et d ans les soirées étince

lentes .

Mollement renversée , l’

œil humide et les lèvres eu

tr’

ouvertes , elle a traversé les temps , en nouent et

dénouant ses bras sur sa tête blonde . Toutes les portes

se sont ouvertes , au bruit cadencé de ses pas , celle s des

temples.

et celles des j oyeuses retraites ; là parfumée

d’

encens , i ci l a robe rougie de vin , el le a frappé har

m onieusem ent l e sol ; e t,après tant de siècles

,elle

nous arrive , légère et souriante , sans que ses membres

souples et agiles pressent ou retardent l a mélodieuse

cadence .

Vienne donc l a déesse . Les groupes se forment,

l es danseurs enlacent les j eune s filles . Voici l’

im m or

telle . Ses bras l evés tiennent un tambour de basque ;elle sourit , puis donne le signal ; les couples s

ébran

lent , suivent ses pas , imitent ses at titudes . Et moi , j e

3

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38 LE CARNET DE IJAN SE

caresse de l’

œil l e tourbillon léger ; j e cherche à sur

prendre tous les regards,toutes les paroles d ’amour ;

j e m’

enivre, immobile et en silence , de mouvement et

de bruit , et j e remercie la nymphe , ne m’ayant pa s

créé danseur, de m’

avo ir donné le sentiment de son

art harmonieux .

A vrai dire , Ninette , j e l a préférerai s , la blonde déesse ,dans son amoureuse nudité

,écartant e t a gitant san s

lois sa blanche ceinture . Je l a préférera is loin des salons ,se croyant cachée à tout regard profane et traçant sur

le gazon ses pas le s plus capricieux . Là ,. à peine voilée

et foulant mollement l’

herbe de ses pied s roses,elle

agira i t dans son innocente liberté et trouverai t le se

cre t de la m élodie d u mouvement . Là , j’

ira is , caché

d ans le feuillage,admirer son beau corps , mince e t

flex ib le et su ivre du regard les j eux de l ’ombre sur

ses épaules , selon que son caprice l’

em portera it ou laramènerait .

Ma i s , pa rfois , j e me sui s pri s à la détester , lo1‘

squ’

e lle

s’

est . présentée à moi sous l’

a spect d’une j eune co

guette , b ien em pesée e t niaisement décente ; lorsque

j e l’

a i v ue obéir aveuglément à un orchestre , faire la

moue , para ître s’

ennuyer , e t , ne d ansant pas pour dan

ser , s'

a cquitte r de ses pas comme d’un devoir . Je dira i

le tout : j am ais j e n’ai admiré sans chagrin l

îm m or

telle dans un salon . Ses fines j ambes s’

em barra ssent

dans les grandes jupes de nos élégantes ; e lle se trouve

par trop gênée , elle qui ne veut être que liberté e t que

c aprice : e t , troublée , elle se conforme lourdement à

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LE CARNET DE DANS E 39

nos sotte s révérences , perdant touj ours sa grâce e t

rencontrant souvent le ridicul e .

J e voudra i s pouvoir lui fermer nos portes . 8 1 j e l a

souffre Quelquefois sous les lustres , sans tw p de tris

tesse , c’

e S t grâce à ses tablette s d’amour

,

a son ca rnet

d e danse .

Ninon , le vois- tu d an s sa main , ce petit l ivre? Re

garde l e fermoir e t le por te— crayon sont en or jamais on

ne v it papier plus doux e t plus parfum é ; j amais reliure

n‘eut plus d ’

élégance . V oi là no tre offrande à la déesse .

IYauUæs lui ont d onné la couronne e t Fécharpe ; nous,p ar

bonté d ’

âm e ,lu i avons fai t cadeau du carnet de danse .

Elle a vai t tant d’

a d ora teurs la pauvre enfant , on la

pressa i t de tant d ’

inv ita tions , qu’elle n e savai t plus où

donner de la tète. Chacun venait l’

a dm ire r en im plo

rant un qua d hille , et l a coquette accordait touj ours ;elle d ansait , dansait , perdait l a mémoire , était accablée

de réclamations , et se trompait encore ; de là une con

fus1on terrible et d’

im m enses Jalousies . Elle se ret irait

les pieds brisés et l a mémoire perd ue . Ou eut p itie

d ’elle,on lui donna le pe t it livre doré . Depuis ce temps

,

plus d ’

oubli , plus de confusion plus de passe — droit .

Lorsque les amants l'

a ssiégeut , el le leur présente le

carnet ; chacun y inscrit son nom , et c’est aux plus

amoureux à arriver les premiers . Fussent-i ls cent,les

pages blanches sont en grand nombre . S i lorsque les

lustres pâlissent , tous n’

ont pas pressé sa fine taill e ,

qu’

als s’

en prennent à leur paresse et 11 0 11 à l'

ind iffé

rence de l ’enfant.

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AO LE CARNET DE DANSE

Sans doute,Ninon , l e moyen était simple , et tu

dois t’

é tonner de mes exclam a tm ns à propos de quel

ques feuilles de papier . Mais quelles charmantes feuil

lès , exhalant un parfum de coquetterie et pleines de

doux secrets ! Quelle longue liste de beaux am oureux ,dont chaque nom est un hommage , chaque page une

soirée entière de triomphe et d’

a d ora t ion ! Quel livre

magique,contenant une vie de tendresse

,où le pro

fane ne peut épeler que de vains noms , où la j eune

fille l i t couramment sa beauté et l’

a d m 1ra tion qu’

elle

excite

Chacun v ient à son tour faire a cte

°

d e soumission ,

chacun vient si gner sa lettre d ’amour . Ne sout— ce pas

là , en effet , ]es mill e signatures d’

une déclaration sous

entendue,et ne devra it— ou pas , si l

on é ta it de bonne

foi , les écrire sur le premier feu illet , ce s éternelles

phrases,toujours jeunes ? Ma is le petit l ivre est discret ,

il ne veut pas forcer sa ma îtresse à rougir . Elle et lui

s avent seuls ce qu’il faut rêver .

Franchement, j e le soupçonne d etre for t rusé . Vois

comme il se dissimule , comme il se fa it naïf et néces

saire . Qu’est- il ? sinon un aide pour la mémoi re , un

moyentout primitif de rendre la j ustice en accordant

à chacun son tour . Ln 1,parler d ’

am our, t1 buble r les

j eunes fille s ! on se trompe grandement . Tourne les

p‘

ages,tu ne trouveras pas le plus petit Je t

aim e .

I l le d it en vérité , rien n’est plus innocen t , plus na 1f

plus primitif que lui . Aussi les grands-parents le

voient-il s sans effroi dans le s mains de leurs filles . Tan

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LE CARNET DE DAN SE 11 1

dis que le billet signé d ’un seul nom se cache sous le

corsage,lui

,l a lettre aux mille signatures se montre

hardiment . Ou le rencontre partout eu

.

grand jour,dans les salons et dans l a chambre de l

enfant . N ’est

il pas le petit livre'

le moins dangereux qu’on con

naisse

ILtrompe jusqu a sa ma îtresse elle-même . Quel péril

peut offri r un obj et d ’un usage si commun et approuvé

par les grands-parents ? Elle le feuillette sans cra inte .

C ’est i ci qu’on peutEccuse r l e carne t de danse de ma

nife ste hypocri si e . Dans le silence , que penses- tu qu’il

murmure à l’oreille de l’enfan t ? De simples noms ? Oh !

que non p a s ! mais bel e t bien de longues conversations

amoureuses . Il n ’a plus cet air de nécessité et de dé

sintéressem ent . l l habille ,”

il caresse ; i l brûle e t bal

butie de tendres paroles . La j eune fille se sent Oppres

see ; tremblante , elle continue sa lecture . Et soudain

la fête rena ît'

pour elle les lu stres brillent,l’

orche stre

chante amoureusement ; soudain chèque nom se per

sonnifie , et le bal , dont elle étai t l a reine , recommence

avec ses ovations et ses paroles caressantes et flat

teuses .

Ah ! l ivre m al in , quel d éfilé de j eunes cavaliers !

Celui - là,tout en pressant mollement sa taille , vantai t

ses yeux bleus ; celui— ci , ému et tremblant , ne p ouvait

que lui sourire ; cet autre parlait parlait sans cesse et

débitait ces mille galanteries qui , malgré leur vide d e

sens,en disent plus que de longs discours .

Et , lorsque la vierge s’est oubliée une fois avec lui ,

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5 2 LE CARNET DE D AN SE

l e rusé sa i t bien qu’elle reviendra . Jeune femm e elle

parcourt les feu illets et les consulte avec anxiété

pour conna ître de combien s’est augmenté le nom

bre de ses admirateurs . Elle s’

arrê te avec un triste

sourire à certains h om s qu ’elle ne re trouve plus sur

les dernières pa ges , et qui sans doute sont allés enri

chir d‘

autres carne ts . La plupart de ses suj ets lui restent

fid èle s ; elle passe avec indifférence . Le peti t livre rit

de tout cela . Il conna î t sa puissance ; il doit recevoir

les caresses d ’une vie entière .

La v ie illesse vi ent , le carne t n’est pas oublié . Les

dorures en sont fanées , les feui lle ts tiennent à peine .

S e maîtresse , qui vieilli avec lui, para ît l’en aimer

davantage . Elle en tourne encore souvent le s pages e t

s’

enivre de son lointain parfum de j eunesse .

N ’est — ce pas un rôle charmant , N inon, que celui du

carnet de danse ? N’

est — il pa s , comme toute poésie , in

compris de l a foule et lu couramment des seuls initiés ?

Confid ent des secrets de la femme , il l’

a ccom p a gne

dans la vie , ainsi qu’

un a nge d ’amour versant à pleine

main les espérances et les souvenirs .

Georgette sorta i t à peine du couvent . Elle aväit en

core cet âge heureux où le songe e t l a réal ité se con

fondent ; douce et passagère époque ; l’

e sprit voit ce

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11 11 LÊ CARN ET DE DANSE

s i lége r que le subit craquement d’un meuble la fit

enfin dresser à demi . Elle écarte ses cheveux tombant

en désordre sur son front,et essuya ses yeux gro s d e

sommeil ramenant sur ses épaules tous l es coins

des couvertures et croisant les bras pour se mieux

voiler .

Quand elle fut bien éveillée,elle avance l a m ain

vers un cordon de sonnette qui pendait auprès d ’elle

m ai s elle l a retira v ivement e t , sautant à te rre , courut

écarter elle-mêm e les draperies des fenêtres . Un gai

rayon de soleil emplit l a chambre de lumière . L’en

fant,surprise de ce grand j our et venant

a se voir

dans une glace demi— nue et en désordre,fut fort ef

frayée et revin t se blottir au fond de son lit , rouge et

trem blànte de ce bel exploit . S e chambrière étai t une

fille sotte et curieuse ; Georgette préféra it sa rêverie

aux bavardages de cette fem me . Mais bon Dieu ! quel

grand jour il faisait,e t combien les glaces sont indis

crê tes '

Maintenant,sur les sièges épars , on voyait, negli

gem m ent je tée , une toilette de bal . La jeune fille ,

presque endormie,ava it laissé ici sa j upe de gaze , là son

écharpe , plus loin ses souliers de satin . Auprès d’

elle ,dans une coupe d’age te brilla ient des bijoux ; un bou

quet fané se mourait a côté d’

un carnet de danse .

Le front sur l ’un de ses bras nus elle prit un col

l ier et se mit à j ouerl

avee les perles . Puis elle l e posa ,ouvrit le carnet et l e feuilleta . Le petit livre avait un

air ennuyé et indifférent . Georgette le parcourait sans

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LE CAR NET DE DANSE 5 5

grande attention paraissant songer à toute autre

chose .

Comme elle en tournait les pages,l e nom de Charles

,

inscrit en tête de chacune d’

elles,finit par l

impa

tienter .

Toujours Charles ,se dit-elle . Mon cousin une

belle écriture ; voilà des lettres longues et penchée s

qui ont un aspect grave . La m ain lui tremble rarem ent ,même lorsqu

e lle presse l a mienne . Mon cousin est

un j eune homm e très— sé rieux . Il doit êtr e un j our mon

mari . A chaque bal,sans m’en faire l a demande , il

prend mon carnet et s ’

inscrit pour l a première danse .

C ’est l à sans doute un droit de mari . Ce droit me dé

plait .

Le carnet devenait de plus en plus froid . Georgette ,l e regard perdu dans le vide

,semblai t résoudre quel

que grave problème .

— Um mari , reprit - elle ,voilà qui me fait peur .

Char les me traite touj ours en petite fille ; parce qu’

il a

remporté hui t ou dix prix au collège,i l se croit forcé

d’

ê tre pédant . Après tout , j e ne sais trop pourquoi i l

sera mon mari ; ce n’est pas moi qui l

ai prié de m’

e

pouser ; lui-m ême ne m’en a j amais demandé la per

mission . Nous avons j oué ensemble autrefois ; j e me

souviens qu’il était très-méchant . Maintenan t il e st

très-pol i ; j e l‘

a im era is mieux méch ant . A insi j e va i s

être sa femme ; j e n’avais j amais bien songé à cela ; sa

femme , j e n’en voi s vraiment pas l a raison . Charles ,

toujours Charles ! on dirait que j e lui appartiens d éjà .

3 .

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[1 6 LE CARNET DE DANSE

Je vais le prier de ne p as écrire si gros sur mon

carnet son nom tient trop de place .

Le petit l ivre qui, lui aussi , semblait l as du cousin

Charles,faillit se fermer d ’

ennui. Les carnets de danse,

j e le soupçonne , détestent franchement les maris . Le

nôtre tourna ses feuillets e t présenta sournoisement

d’

autres noms à Georgette .

Louis , murmure l’

enfant . Ce nom me rappelle un

singulier danseur . Il est venu , sans presque me regar

der , me prier de lui accorder un quadrille . Puis , aux

premiers accords des instruments,i l m ’a entra înée à

l ’autre bout du salon , j’

ignore pourquoi , en face d’une

grande dam e blonde qu1 le suivai t des yeux . Il lui sou

riait par moments , et m’

oubliait si bien que j e me suis

vue forcée à deux reprises de ramasser moi- m èm e

m on bouquet . Quand la danse le ramenait auprès d ’elle,

i l lu i parlait bas ; moi , j’

écoutais et j e ne comprenais

point . C’

était peut— être s a sœur . S e sœur , oh ! non

il lui prena it la main en tremblant , et , lorsqu’

il tenait

cette main dans la sienne , l’

orches tre l e rappelait

v à inem ent auprès de m oi . Je demeurais là,comme une

sotte , le bras tendu , ce qui faisait fort mauvais effet ;les figures en restaient toutes brouillées . C

é ta it peut

être sa femme . Que j e suis ni aise ! sa femme , vrai

ment , oui ! Charles ne me parle j amais en dansant .

C’

é ta it peu t

Georgette resta les lèvres demi— c lo ses , absorbée,

pareille à un enfant mis en face d ’un j ouet incon

nu,n

osent approcher et agrandissant les yeux pour

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LE CARN ET DE DANSE 11 7

mieux voir . Elle comptait machinalemen t sous ses

doigts les gl ands de l a couverture,et tenait son autre

main grande ouverte sur le carnet . Celui — ci com m en

ça it à donner signe de v ie ; il s’

a gita it et paraissai t s a

voir parfaitement ce qu’

é ta it l a dame blonde . Ji gnore

s i l e libertin en confia l e secret à la j eune fille . Ell e

ramena sur ses épaules la dentelle qui glissait , achev a

de compter scrupuleusement les glands de la couver

ture et dit enfin à demi-voix

C ’est singulier,ce tte belle dame n

éta it sûr ement

ni l a femme ni l a sœur de monsieur Louis .

Elle se remit à feuilleter les pages . Un nom l’

arrê ta

bientôt .

Ce Robert est un vilain homme , reprit-elle . Je

m’aurais j amais cru qu

av ec un gilet d ’une telle ele

gance on pût avoir l’âm e aussi noire . Durant un grand

quart d’

heure,i l m ’a comparée

a mille belles choses ,aux étoiles , aux fleurs , que sais— je , moi ? J

etais fla ttée

et j’

éprouv ais tant de plaisir que j e ne savais quoi ré

pondre . I l parlait b ien et longtemps sans s’

arrê ter .

Puis il m ’a reconduite à ma place,et là

,il a manqué

pleurer en me qu ittant . Ensuite j e me suis mise à une

fenêtre ; les rideaux m’ont cachée en retombant d ei

rière moi . Je songeais un peu,j e crois

,à mon bavard

de danseur,lorsque j e l ’ai entendu rire et causer . I l

p arla it à un ami d’

une petite sotte , rougissant au moin

dre mot , d’une éch appée de couvent

,baissant les yeux

et s’

enla id issant par un maintien trop modeste . San s

doute il parlait de Therese , ina bonne amie . Therese

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b8 LE‘ CARNET DE DANSE

de petits yeux et une grande bouche . C ’est une excel

lente fille . Peut— être parlaient— ils de moi . Les j eunes

gens mentent donc . Alors j e S ! I‘

8 1 8 l aide . Laide ! Thé

rèse l’est cependant davantage . Sûrement ils parlaient

de Therese .

Georgette sourit e t eut comme une tentation d’aller

consulter son miroir .

Puis , aj outa- t- elle , il s se sont moqués des dames

qui étaient au bal . J ’écoutais toujours et j ’ai fini par ne

plus comprendre J ’ai pensé qu’

ils disaient de gros

mots , e t , comme Je ne pouvais m’

éloigner, j e me suis

bravement bouché les oreilles .

Le carnet de danse était en pleine hilarité . Il se m it

à débiter une foule de noms pour prouver à Georgette

que Therese était b ien la petite sotte enlaidie pa1“ un

maintien twp modeste .

Paul a des yeux bleus,dit— il . Certes , Paul n

’est

pas menteur , et j e l’ai entendu te dire des paroles bien

douces .

Oui , oui , répéta Georgette , monsieur Paul a des

yeux bleus,et mo

nsieur Paul n ’est pas menteur . I l a

des moustaches blondes que j e préfère de beaucoup

à c elles de Charles .

Ne me parle pas de Charles , reprit le carnet ; ses

moustaches ne méritent pas le moindre sourire . Que

penses— tu d ’Éd ouard ? i l e st timide et n’ose parler que

du regard, Je ne sais si tu comprends ce langage . Et

Jules ? il n ’

y a que toi , assure - t — il, qui saches valser .

Et Lucien , et Georges, et Albert ? tous te trouven t char

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LE CARNET DE DANSE 11 9

mante et quêtent pendant de longues heures l ’aumone

de ton sourire .

Georgette se remit à compter les glands de la cou

vertut e . Le bavardage du carnet commençait à l’ef

frayer . Elle l e sentai t qui brûlait ses mains ; elle eût

voulu le fermer et n ’en avait pas le courage .

Car tu étais reine, continua le démon . Tes den

telles se refusaient à cacher tes b ras nus , et ton front

de seize ans faisait pâli r t a couronne . Ah ! ma Geor

gette,tu ne pouvais tout voir, sans cela tu aurais eu

pitié . Les pauvres garçons sont bien mal ades à l’

heure

qu‘

il est .

Et i l eut un silen ce plein de commisération . L’enfan t

qui l ’écouta it , souriante et effarouchée , le voyant res

ter muet

Un nœud de m a robe était tombé,dit — elle . Sûre

ment cela me rendait laide . Les j eunes gens devaient

se moquer en passant . Ces couturière s ont si peu de

soin .

N’

a -t — il pas dansé avec toi ? interrompit le carnet .

Qui d onc ? demanda G eorgette en rougissant si

fort que“

ses épaules devinrent toute s roses .

Et , prononçant enfin un nom qu’elle avait depuis un

quar t d ’

h eure sous les yeux , et que son cœur épelait ,tandis que ses lèvre s parlaient de robe d échirée

Monsieur Edmond,dit- elle

,m ’a paru triste

,hier

soir . Je le voyais de loin me regarder, e t

,comme il

n‘

osa it approcher,j e me suis levée et j e su is allée

à lui . I l a b ien été forcé de m ’

inv iter .

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5 0 LE CARNET DE DANSE

J ’aime beaucoup monsieur Edmond , soupira le

peti t l ivre .

Georgette fit mine de ne pas entendre . Elle con

tinua

En dansant , j’ai senti sa main trembler sur ma

taille . 11 bégayé quelques mots,se plaignant de l a

chaleur . Moi , voyant que les roses de mon bouquet lui

faisaient envie , j e lui en ai donné une . Il n’y a pas de

mal à cela .

Oh non ! Puis , en prenan t l a fleur , ses lèvres ,par un singulier hasard , se sont trouvées près de tes

doigts . Il les a baisés un petit peu .

Il n ’

y a pas de mal‘

a cela,répéta Georgette qui

depui s un instant se tourmentait fort sur le lit .

Oh non ! J ’ai à te gronder vraiment de lui avoir

t ant fait attendre ce pauvre baiser . Edmond ferait un

charmant petit mari .

L ’enfant,de plus en plus troublée , ne s

ap erçut pas

que son fichu étai t tombé et que l ’un de ses pieds avait

rej eté l a couver ture .

Un charmant peti t mar i , répéta- t- elle de nou

veau .

Moi,j e l ’aime bien , reprit le tentateur . S i j etais

à t a place,vois- tu , j e lui rendrais volontiers son

baiser .

Georgette fut scandalisée . Le bon apôtre continua

Rien qu’

un baiser , là , doucement, sur son nom .

J e ne le lui dirai pas .

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CELLE QU I M A IME

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CELLE’

A IME

Celle qui m ’

a ime est- elle grande dame,toute de

soie , de dentelles et de bij oux , rêvant à nos am ours

sur le sofa d ’un boudoir ? marqui se ou duchesse , mi

gnonne e t légère comme un rêve , tra înant languissam

ment sur les tapis les flots de ses jupes blanches et

fai san t une petite moue plus douce qu’

un sourire ?

Celle qui m’aime est - elle grisette pimpante,trot

tant menu , se troussant pour sauter les ruisseaux et

quêtan t d ’un regard l’é loge .de sa j ambe fine ? Est — elle

la bonne fille qui boit dans tous les V erres , vê tue de

satin auj ourd ’hui, d

ind ienne grossière demain , et qui

trouve dans les trésors de son cœur un brin d’

amour

pour chacun ?

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56 CELLE QUI M ’

A1ME

Celle qui m ’aime est— el le l ’enfan t blonde s ’

agenouil

laut e t priant au côté de sa mère ? l a vierge folle m’ap

pelant le soir dans l ’ombre des ruelles ? Est— elle la

brune paysanne qui me regarde au passage et qui em

porte mon souvenir au milieu des blés et des vi gnes

mûres ? l a pauvresse qui me remercie de mon au

m ône ? l a femme d ’un autre,amant ou mari

,que j ’ai

suivie un j our et que j e n ’ai plus revue ?

Celle qui m’

aime est- elle fille d’

Europe ,blanche

comme l’aube ? fille d ’

As ie , au tein t j aune et doré comme

un coucher de soleil ? ou fille du désert, noire comme

une nui t d ’orage ?

Celle qui m ’aim e est- elle séparée de moi pa r une

mince cloison ? est- elle au delà des mers ? est- elle au

delà des é toiles ?

Celle qui m ’aime est — elle encore à naître ? est-elle

morte il y a cent ans ?

Hier , j e l’ai cherchée

'

sur un champ de foire . I l y

avait fête a u faubourg , et le peuple endimanché mon

tait bruyamment par les rues .

Ou venait d’

a llum ei les lampions . L’

avenue , de dis

tance en distance , é ta it ornée de poteaux j aunes e t

bleus,garnis de petits pots de couleur où brûlaient

des mèches fumeuses que le vent effarait . Çà et là ,

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CELLE QUI M ’

A1NΠ57

dans les arbres , vacillaient des lanternes vénitiennes .

Des baraques en toile bordaient les trottoirs, lai ssant

tra îner dans l e ruisseau les franges de leurs rideaux

rouges . Les faïences dorées , les bonbons fra îchement

peints , le cl inquant des étalages , miroitaient à l a lu

m iere crue des quinquets .

I l y avai t dans l’

air une o deur de poussière,de

pain d ’

ép ices e t de gaufres à l a graisse . Les orgues

chantaient ; les paill asses enfarinés riaient et pleu

raient sous une grêle de souffle ts et d e coups de

pied . Une nuée chaude e t lourde pesai t sur cette j oie .

Au- dessus de cette n uée , a u-dessus de ces bruits ,se montrait un ciel d

ete, aux profondeurs pure s e t

mélancoliques . Un ange venait d’

illum iner l’azur pour

quelque fête div ine,fête calme et silencieuse de l’m

fini .

Perdu dans l a foule,j e sentais l a solitude de mon

cœur. J’allais , suivant d u regard les j eunes filles qui

me souriaient au passage , et me disant que j e ne re

verrais plus ces sourires . Cette pensée de tant de lèvres

amoureuses,entrevues un instant et perdues à j amais

,

était une angoisse pour m on âme .

J’

arriva i a insi à un carrefour , au milieu de l’

av enue .

A gauche, appuyée contre un orme , se dressait une

baraque isolée . Sur le devant , quelques planche s m a l

j o intes formaient estrade , e t deux lanternes éclairaient

l a porte,qui n

était autre chose qu’

un p an .de toile re

levé en façon de rideau . Comme j e m’

a rrè ta is,un

homme portant un costume de Magicien,grande robe

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5 8 CELLE QU I M ’

A 1ME

noire et chapeau en pointe semé d ’

étoiles , haranguait

l a foule d u haut des planches .

Entrez,cria it— il , entrez mes beaux messieurs ,

entrez mes belles demoiselles . J’

arrive en toute hâte

du fond de l’

Ind e pour réj ouir les j eunes cœurs . C ’est

là que j ’ai conquis au péri l de ma v ie le Miroir d ’

amour

que gardait un horrible Dragon . Mes beaux messieurs,

mes belles demoiselles , j e vous apporte l a réal isation

de vos rêves . Entrez,entrez voir Celle qui vous aime !

Pour deux sous Celle qui vous aime !

Une vieil le femme , vêtue en Bayad‘

ere,souleva le

pan de toile . Elle promena sur l a foule un regard hé

bête ; puis , d’une voix épaisse

Pour deux sous , cria — t- elle , pour deux sous Celle

qui vo‘

us aime ! Entrez voir Celle qui vous aime !

Le Mag 10 1en battit une fantaisie entra înante sur la

grosse caisse . La Bayadère se pendit à une cloche et

accompagna .

Le peuple hésitait . Un âne savant j ouant aux carte s

offre un grand intérê t ; un hercule soulevant des poids

d e cent l ivres est un spectacle dont on n e saurait se

lasser ; on ne peu t nier non plus qu’

une géante d emi

nue ne soit faite pour distraire agréablement tous les

âges . Mais voir Celle qui vous aime , voilà bien la chose

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60 CELLE QUI M ’

A 1ME

le peuple est faible , et nous avons, nous le s hommes

rendus forts par l’instruction ,nou s avons

,songez—

y,

de grave s et impérieux devoirs . Ne cédons pas à de

coupable s_

curiosités , soyons dignes en t outes choses .

La moralité de la société dépend de nous, Monsieur .

Je l’

écouta i parler . Il n’

avait pas lâché mon vête

ment et ne pouva it se_

d écid er à achever sa révérence .

Son chapeau à l a main,il discourait avec un calme si

complaisant que j e ne songeai pas à me fâcher . Je me

contentai , quand il se tut, de le rega rder en face , sans

lui répondre . Il vit une question dans ce si lence .

Monsieur , reprit— il avec un nouveau salut , Mon

sieur,j e suis l’Am i d u peuple , et j

’ai pour mission‘

le

bonheur de l’hum anité .

ll prononça ces mots avec un modeste orgueil e t se

grandit brusquement de toute sa haute ta ille . Je lui

tournai le dos et montai sur l’estrade . Avant d’

entrer,

comme j e soulevais le pan de toile , j e le regardai une

dernière fois . 11 avai t délicatement pris de sa main

droite les doigts de sa main gauche , et cherchait à effa

cer les plis de ses gants qui mena‘

çaient de le quitter .

Puis,croisant les bras , l

Am i du peuple contempla

l a Bayadère avec tendresse .

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CELLE QUI M ’A IME 6 1

Je la issa i retomber le rideau et m e trouvai dans le

temple . C’

é tait une sorte de cham bre longue et étroite ,sans aucun siège , aux murs de toile , et éclairée par un

seul quinquet . Quelques personnes , des fille s curieuses

et des garçons faisant tapage , s’

y trouvaient déj à réu

nies . Tout se passai t d ’

a illeurs avec l a plus grande dé

cence une corde,tendue au milieu de la pièce

,sepa

rait les hommes des femmes .

Le Miroir d ’amour,

a vrai dire,11 etait autre chose

que deux glaces sans tain une dans chaque comparti

m ent petites vitres rondes donnant sur l ’in térieur de

la baraque . Le miracle promis s’

accom plissa it avec

une admirable simplicité : i l suffisait d ’

appliquer l’

œil

droit contre l a vitre,et au delà

,sans qu’il soi t ques

tion de tonnerre ni de soufre,apparaissa i t l a bien

aimée . Comment ne pas croire à une vision aussi na

ture lle l

Je ne me sentis pas la force de tenter l epreuve dèsl’

entrée . La Bayadère m’

av a it regardé au passage , et

ce regard me donnait froid au cœur . S ava 1s-1e , moi ,ce qui m

a ttend a it derrière cette v itre : peut- è tre un

horrible visage,aux yeux éteints , aux lèvres violettes ;

une centenaire avide de j eune san g,une de ces créa

tures d ifformes que j e vois,l a nuit

,passer dans mes

4

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62 CELLE ou1 M‘

A 1ME

m auvais rêves . Je ne croya is plus aux blondes créa

tions dont j e peuple charitablement mon d ésert . Je me

rappelais toutes les l aides qui me témoignent quelque

affection , et j e me demandais avec terreur si ce n’é

tait pas une de ces laides que j ’allai s voir appara î tre .

Je me retira i en un'

coin ,e t , pour reprendre cou

ra ge , j e regardai ceux qui , plus hardis que moi con

sulta ient le destin , sans tant de façons . Je ne tardai pas“

a goûter un singulier plaisir au spectacle d e ces di

verse s figure s , l’

œil droit grand ouvert,le gauche

fermé avec deux doigts , e t ayant chacune leur sourire ,selon que la vision plai sai t plu s ou moins . La v i t 1 e se

trouv ant.un peu basse , il fallait se courber légèrem ent .

R ien ne me parut plu s grotesque que ces hommes

vena nt ù l a file voir l âm e sœur de leur âme par un

trou de quelques centimètres de tour .

Deux soldats s ’

avancèrent d‘

abord un Sergent bruni

au soleil d’

Afrique et un j eune Conscrit , garçon se u

tant encore le labour, les bras gênés dans une capote

trois fois trop grande . Le Sergent eut un rire scep ti

que . Le Conscrit demeura longt emps'

c‘

ourbé,singuliè

re m ent flatté d’

avoir une bonne amie .

Puis vint un gros homme en vest e blanche , à l a face

rouge et bouffie , qui regarda tranquillement , sans gri

m aco de_

j oie ni de déplaisir,comme s’i l eût été tout

n a turel qu ‘ il pût être aimé de quelqu'

un .

Il fut suivi pa r troi s Ecoliers , bonshommes de quinze

à seize ans‘

a la mine effrontée , et se poussant pour

fai re accroire qu’

ils avaient l’honneur d ’

etre ivres .

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CELLE QU I M ’

A 1ME 63

Tous trois jurèrent qu’

ils reconnaissaient leurs tantes .

A insi les curieux se succédaient devant l a vitre , e t

j e ne saurais me rappeler auj ourd’hui le s différentes

expressions de physionomie qui me frappèrent alors .

0 vi sion d e l a bien- a im ée l quelles rudes vérités tu

faisais dire à ces yeux grands ouverts ! Ils étaient les

vrai s Miroirs d ’amour,Miroirs où l a grâce e t l a ten

dresse de l a femme se refléta ient en passions et en

sottises laides et misérables .

Les filles , à l’autre carreau , s egayaient d

une plus

honnête façon . Je ne lisais que beaucoup de curiosi té

sur leurs visages ; pas le moindre vila in désir , pas la

plus petite méchante pensée . Elles venaient tour à tour

j eter un re gard étonné par l’

é troite ouverture , et se

retiraient , les unes un peu songeuses , les autres riant

comme des folles .

A vrai dire,j e ne sais trop ce qu ’elles faisaient là .

J e —serai s femme,si peu que j e fusse j ol ie

,que j e m’aurais

j amais la sotte idée de me déranger pour alle r voir un

homme qui m’aime . Les j ours où m on cœur pleurerai t

d’

ê tre seul , ce s j ours— là sont j ours de prin temps et de

beau soleil , j e m’en irais dans un sen tie r en fleurs me

faire adorer de chaque passant . Le soir, j e reviendr a is

riche d ’amour .

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6à CELLE QUI M’

A1ME

Certes , mes curieuses n etaient pas toutes également

j eunes e t jol ies . Les belle s se moquaient bien de la

science du Magicien ; d epuis longtemps elles n’

ava ient

plus besoin de lui . Les laides , au contrai re , ne s’

é taient

j amais trouvées à pareille fête . 11 en v int une , aux che

veux rares , à la bouche grande , qui ne pouvait s’

éloi'

gner du Mi roir magique ; elle gardait aux lèvres le

soun re Joyeux et navrant du pauvre apaisant sa faim

après un long j eûne .

Je me demandai quelle‘

s belles idées s eveilla ient

dans ces têtes folles . Ce n’

é ta it pas m ince problème .

Toutes avaient,à coup sûr, v u en songe un prince se

mettre à leurs'

genoux ; toutes désiraient mieux con

na î tre l ’amant dont elles se souvenaient confusémen t

au réveil . I l y eut sans doute beaucoup de d éception s : les prince s deviennent rares , et les yeux de

notre âme,qui s ’

ouv rent la nuit sur un monde m eil

leur , sont des yeux bien a utremen t complaisants que

ceux dont nous nous servons le j our . 11 V eut aussi

de grandes j oies l e songe se réal isait, l’amant avait

l a moustache et la noire chevelure rêvées .

A insi chacune,dan s quelques secondes , vivai t une

vie d’amour . Romans nails e t rapides comme l’

espé

rance,qui se devinaient dans l a rougeur des j oues et

d ans les frissons plus amoureux du corsage .

Après tout ce s fille s étaient peut-ê tre des sottes , et

j e suis un sot moi -même d ’

avoir vu t ant de choses,

lorsqu’

il m’

v avait rien à voir . Toutefoi s j e me rassurai

com plètement à les regarder . Je remarquai qu'

hom m es

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CELLE QUI M ’

A 1ME 650

e t fem mes paraissaient en généra l fort satisfaits de

l’

apparition . Le Magicien n‘

aura it certes j amais eu le

mauvais cœur de causer l e moindre déplaisir à de

braves gens qui lui donnaient deux sous .

Je m’

approcha i, et j’

appliqua i sans tr0 p d emotion ,mon œil droit contre l a vitre . J aperç us , entre deux

grands rideaux rouges , une femme accoudée au dossier

d’

un fauteuil . Elle é tait v ivement éclairée par des

quinquets que j e ne pouv a is v ou ,et se dé tachait sur

une toile p einte,tendue au fond ; cette toile , coupée

p ar endroi ts , avait dû représenter j adis un galant bo

cage d’

arbres bleus .

Cell e qui m ’aime portai t,en v ision b ien née , une

longue robe blanche,à peine serrée à l a tai lle , et tra i

nant sur le plancher en façon de nuage . Elle ava i t au

front un l arge voile également blanc,retenu par une

couronne de fleurs d ’

aubépine . Le cher ange était ,ainsi vêtu

,toute blancheur

,toute innocence .

Elle S ’

appuyait coquettement , tournant les yeux vers

m oi,de grands yeux bleus caressants . Elle me parut

ra 1 d ssante sous le voile tresses blondes perdues dans

l a mousseline,front candide de vierge , l èvres delica

tes , fossettes qui sont nids à baisers . Au premier re

gard,j e l a pris pour une sainte ; au second , j e lui trou

vai un air bonne fille,poin t bégueule d u tout et fort

accommodant .

Elle porta trois doigts à ses lèvres et m ’

envoya un

baiser , avec une révérence qui ne se senta it aucun e

ment du royaum e des ombres . Voyant qu'elle ne s e

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66 CELLE QUI M ’AIME

décidait pas à s ’

envoler, j e fixa i ses traits dans ma m e

moire , et je me retira 1 .

Comme je VIS entrer l ’Am i du peuple . Ce

grave moraliste 1 1e m’

ape rçut pas et courut donner le

mauvais exemple d’

une coupable curiosité . S a longue

échine , courbée en demi— cercle , frémit de désir ; puis ,ne pouvan t aller plus loin

,i l embrassa le verre ma

gique .

Je descendis les trois planches et m e trouvai de nou

veau dans la foule,décidé à chercher Celle qui m’aime ,

maintenant que j e connaissais son — sourire .

Les lampions fumaient,le tumul te croissa it , le peu

ple se pressa it à renverser les baraques . La fête en

était à ce tte heure de joie idéale où l ’on risque d’

avoir

le bonheur d ’

ê tre é touffé .

J’

ava is , en me dressant, un horizon de bonnets de

linge et de chapeaux de so ie . J’

av ança is , poussant les

hommes,tournant avec précaution les grandes jupes

des dames . Peut-être était- ce cette capote rose peut

être cette coiffe de tulle ornée de rubans mauves ; peut

être cette délicieuse toque de paille à plume de cygne .

Héla s l l a capote avait soixante ans ; l a coiffe était laide

et s ’appuyait amoureusement à l’

épaule d ’un sapeur ;la toque riait aux éclats

, a grandissant les plus beaux

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68 CELLE Q UI M AIME

Je vi s un homme debout devant un des poteaux qui

portaient les lampions , et le considérant d’un air pro

fondement absorbé . A ses regards inquiets,j e crus

comprendre qu ’il cherchait l a solution de quelque

grave problème . Cet homme était l’Am i du peuple .

Ayant tourné la tête,il m

aperçut .

Monsieur,me dit-il, l

huile employée dans les

fêtes coûte vingt sous le litre . Dans un litre , il y a vingt

godets comme ceux que vous voyez là : soit un sou

d’

huile par godet . Dr , ce poteau a seize rangs de huit

godets chacun cent vingt- huit godets en tout . De plus ,suivez bien mes calculs

,— j ’a i compté soixante po

te aux semblables dans l’a venue , ce qui fait sept mille

six cent quatre —vingts godets,ce qui fait par consé

quent sept mille six cent quatre-vingts sous,ou mieux

trois cent quatre-v ingt qua tre francs .

En parlant ainsi , l’

Am i du peuple gesticulait, ap

puyant de l a voix sur les chiffres et courbant sa longue

ta ille pour se mettre a l a por tée de mon faible enten

dement . Quand il se tut , il se renversa triomphalement

en arrière ; puis croisa les bra s , me regardant en face

d’un ai r pénétré .

— Trois cent quatre — ving t -quatre francs d ’

huile !

s ecria -t-il en scandant chaque syllabe,et le pauvre

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CELLE 0 111 M'

A 1ME 69

peuple manque de pain,Monsieur Je vous le demande

,

et j e vous le demande les larmes aux yeux , ne serait— ii

pas plus honorable pour l’hum anité de d istribuer ces

trois cent quatre -v ingt— quatre francs aux troi s mille

indigents que l ’on compte dans ce faubourg ? Une me

sure aussi charitable donnerai t à chacun d ’eux env iron

deux sous e t demi de pain . Cette pensée est fai te pour

faire réfléchir l es âmes tendres , Monsieur .

Voyant que j e le regardais curieusement , i l continu a

d’

une voix'

mourante,en a ssurant ses gants entre ses

d oigts

Le pauvre ne doit pa s rire , Monsieur . Il est tout à

fa i t d éshonnëte qu’

il oublie sa pauvreté pendant une

heure . J’

a i bien du cha grin , cette nuit : à voir le peuple

si heureux , je ne sais plus comment pleurer sur ses

malheurs .

l l essuya une larme et m e quitta . Je l e vis entrer

chez un marchand de v in, et noyer son émotion dans

C inq ou six petits verres p ris coup sur coup devant le

comptoir .

Le dernier lampion venait de s e teind re . La foule

s’en éta it al lée, e t , aux clartés vacillante s des rêver

bères , j e ne voyais plus errer sous les arbres que quel

ques formes noires,couples d ’

am oureux attardés ,

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70 CELLE ou1 M’

A1ME

ivrognes et sergents de vil le promenant l eur m élanco

lie . Les baraques s ’

a llongea ient , grises et muettes , aux

deux bord s de l’avenue , comme les tentes d’

un camp

désert .

Le vent du matin ,un vent humide de rosée , don

nait un frisson aux feuille s d es_

orm e s . Les émanations

brûlantes d e l a soirée av a 1ent fait place à une fra îcheur

délicieuse . Le silence et l ’ombre transparente de l ’in

fini tombaient lentement des profondeurs du ciel,et l a

fête des étoiles succédai t a celle des lampions . Les

honnêtes ge ns allaient enfin pouvoir se divertir un peu .

Je me sentais tou t ragaillardi , l’heure de mes j oies

étant venue . Je marchais d’un bon pas , montant et des

cend ant les all ées , lorsque j e v i s une ombre grise

glisser le lon g des maisons . Cette ombre venait à moi,

rap idement e t sans para ître m ev oir ; à la légère té de la

dém arche , aux ondulations cadencées des vêtements ,j e reconnus une femme .

Elle alla it me heurter,quand elle leva instinctive

m ent le s yeux . Son visage m ’

appa rut à la lueur d"une

'

lan terne vo i sine, et voilà que j e reconnus Celle qu i

m ’aime non pas l’im m ortelle a u blanc nuage de

moussel ine ; mais une pauvre fille de la terre , vê tue

d’

ind ienne déteinte . Dans sa misère , e lle me parut

charmante encore,bien que pâle et fatiguée . Je ne

pouvais douter : c’

é ta ient là les grands yeux , les lèv res

caressantes de la v ision ; et c’

elait de plus, à l a voir

ainsi de près,l a suavité de tra its que donne l a souf

france .

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CELLE QUI 111’

A 1 1 1E 7 1

Comme elle s ’arrê tait une seconde,j e saisis sa main

et la baisai . Elle l eva l a tête et me sourit va guement,

sans chercher à retirer ses doigts . Me voyan t res ter

muet,l’

ém otion me serrant à la gorge , elle haussa les

épaules e t reprit sa m arche rapide .

Je courus à elle e t l’

a ccom pagna i, mon bras serré

à sa tai lle . E lle eu t un rire silencieux ; p uis frissonna

et dit à voix basse

J ’ai froid marchons vite .

Pauvre ange , elle avai t froid . Sous le mince châle

noir ses épaules tremblaient au vent frais de la nuit .

Je l e m bra ssa i sur le front et l ui demandai douce

ment

Me connais- tu ?

Une troi5 1em e fois elle leva les yeux,et sans hésiter

Non , me répondit- ell e .

Je ne sais quel rapide ra isonnement se fit dans mon

esprit . A mon‘

tour j e frissonnai .

Où allons -nous ? lui demandai-je de nouveau .

Ell e haussa les épaules,avec une petite moue d ’in

souciance , et me dit de sa v0 1x d’

enfan t

Mais où tu voudras , chez moi , chez toi , peu im .

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72 CELLE ou1 M’

AIME

Nous marchions touj ours , descendant l’

a venue .

J’

aperçus sur un band d eux*

sold a ts , dont l’un dis

courait gravement,tandis que l ’autre écoutai t avec

respect . C ’

é taient le Sergent et l e Conscrit . Le Sergent,

qui me parut très — ému , m’

a d ressa un salut moqueur,me disant Les riches prêtent parfois

,Monsieur .

Le Conscri t , âme tendre et naïve , me dit d’un ton do

lent Ah ! j e n’

avais qu'elle,Monsieur vous me

volez Celle qui m ’aime .

Je.traversai l a route et pris l ’autre allée .

Troi s gamins vena ient à nous , se ten ant par les bras

et chantant à tue — tête . Je reconnus les Ecoliers . Les

petits malheureux n’

ava ient plus beso in de feindre

l’

ivre sse . I ls s’

a r1‘ê tèrent, pouffant de rire, puis me

suivirent quelques pas , me criant chacun d’une voix

mal assurée Eh ! Monsieur , madame vous trompe ,madame est Celle qui m

a ime !

Je sentai s une sueur froide mouiller me'

s tempes. Je

précipitais mes pas , ayant hâte de fuir et ne pensant

plus à cette femme que j’

em porta is dans mes bras . Au

bout de l’

avenue , comme j’

alla is enfin qui tter ce l ieu

maudit,j e heurtai, en descendant d u trottoir, un homme

commodément assis dans le ruisseau . ll appuyait l a

tête sur la da lle , et, l a face tournée vers le ciel , se

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CELLE QUI M ’AIME 73

l ivrait sur ses doigts à un calcul fort compl iqué .

ll tourna les yeux , e t , sans quitter l’

oreiller

Ah ! c'est vous , Monsieur , me dit— il en balbutiant .

Vous devriez bien m’

a ider à compter les étoiles . J’

en

ai déj à trouvé plusieurs millions , mais j e crains d‘

en

oublier quelqu’

une . C’est de la statistique seule

, Mon

sieur,que dépend le bonheur de l

hum anité .

Un hoquet l’interrom pit . Il reprit en larmoyant

Savez-vous combien coûte une étoile ? Sûrement

le bon Dieu a fait là— haut une g rosse dépense , et le

peuple manque de pain , Monsieur ! A quoi bon ces

lampions ? Est- ce que cel a se mange ? quelle en est

l’

applica tion pratique , j e vous prie ? Nous av ions bien

besoin de cette fête éternelle . Al lez,Dieu n

’a j amais eu

la moindre teinte d ’

économ ie sociale .

Il avait réussi à se mettre sur son séant ; et prome

nait autour de lui des regards troubles hochant la tête

d’un air indigne. C ’est a lors qu’il vint apercevoir ma

compagne . ll tressaillit , e t , l e v isa ge pourpre,tendit

evidement les bras .

Eh ! eh ! repri t- il,c’est Celle qui m’aime .

Voici , me d it- elle , j e suis pauvre et j e fai s ce

que j e peux pour manger . L’

hiver dernier, j e passais

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CELLE QUI M ’A IME

quinze heures courbée sur un métier , et j e n’avais pa s

du pain tous l es j ours . Au printemps , j e j etai mon a i

guille par l a fenêtre . J e venai s de trouver une occu

patiou moins fatigante et plus lucrative .

Je m ’

habille chaque soi r de mousseline blanche .

Seule dan s une sorte de réduit , appuyée au dossier

d ’un fauteuil , j’ai pour tout travail à sourire depuis

six heures jusqu’

à minuit . D ’

instant en instant,j e fais

une révérence , j’

env oie un baiser dans le vide . Ou m e

paye cela trois francs par séance .

En face de moi , con tre une petite vitre enchâssée

dans l a cloison , j e vois sans cesse un œil qui me t e

garde . I l est tantôt noir , tantôt bleu . Sans ce t œil, je

sera i s pa rfaitement heureuse ; i l gàte le métier . Par

moments,à le rencontrer touj ou rs seul et fixe , il me

prend de fol les terreurs ; j e suis tentée de crier et d e

fuir .

Mais il faut bien travailler pour vivre . Je souri s,

je salue , j’

envoie un ba iser . A minuit, j’

effa ce mon

rouge et j e remets m a rob e d ’

ind ienne . Bah ! que d e

femmes,sans y être forcées , font ainsi le s gracieuses

devan t un mur .

Héla s ! héla s ! Celle qui m’aime est Celle qui aime

tout l e m onde .

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LA FEE AMOUREUSE

Entends— tu Ninon l a pluie de décembre frap

per nos vitres ? Le vent se plaint dans le lon g corri

dor . C ’est une vilaine soir ée , une de ces soirées où le

pauvre grelotte à la porte du riche que le bal entra îne

dans ses danses , sous les lu stres dorés . Laisse là tes

soul iers de satin et viens t ’a sseoir surmes genoux , près

de l’ê tre brûlant . Laisse là ta r iche parure j e veux

ce soir te dire un conte un beau conte de fée .

Tu sauras , Ninon , qu 1 1 y avait autrefois , sur le hau t

d’

une montagne , un v ieux château sombre et l ugubre .

Ce n’

é taient que tourelles,que rem pa rts

,que ponts

l evis chargés de chaînes ; des hommes couverts de fe r

veillaient nuit e t jour sur les créneaux , et seuls les sol

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78 LA FÉE AMOUREUSE

dats trouvaient bon accueil auprès d u comte Enguer

rand , le seigneur du manoir .

Si tu l ’avais aperçu , le v ieux guerrier , se promenant

d ans les lon gues galeries , si tu avais entendu les éclats

de s a voix brève et menaçante, tu aurais tremblé d’

ef

froi, tout comme tremb la it sa nièce Odette , l a pieuse

e t j ol ie damoiselle . N’

a s — tu jamais rem arqué , le matin ,une pâquerette s

épanouir aux premiers baisers du se

lei l parmi des orties et des ronces ? Telle s ’

épanouis

sait l a j eune fille parmi de rudes chevaliers . Enfant,

lorsque au m ilieu de ses j eux elle apercevait son oncle,

elle s’

arrê ia it , et ses yeux se gonflaient de larmes .

Maintenant el le était grande et belle ; son sein s’em

plissa it de vagues soupirs ; et un effroi plus âpre en

core la saisissait , chaque fois que vena it à para ître le

seigneur Enguerrand .

Elle demeurait dans une tourelle éloi gnée,s’ocen

pant à broder d e be lles bannières et se reposant de ce

travai l en priant Dieu,en contemplant de sa fenêtre l a

campagne d’

ém eraud e et le ciel d ’azur . Que de fois , l a

nuit , se levant d e sa couche , elle éta it venue regarder

le s étoiles e t , l à , que de fois son cœur de seize ans s’é

tait élance vers les espaces célestes,demandant à ces

sœurs radieuses ce qui pouvait l’

a gite r ainsi . Après ces

nuits sans sommeil , aprè s ces élans d’amour

,elle avait

des envies de se suspendre au cou du vieux chevalier ;mais une rude parole , un froid regard l

a rrè taient , e t ,

tremblante , elle reprenait son aiguille . Tu plains l a

pauvre fille , Ninon ; elle était comme la fleur fra îche

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LA FÉE AMOUREUSE

e t embaumée dont on dédaigne l ecle t et le par

fum .

Un j our, Odette l a dé solée suivait de l’

œil en ré

vant d eux *

tourterelles qui fuyaient , lorsqu’

e lle entendit

une voix douce au pied du château . Elle se penche et

vit un beau jeun e homme qui , l a chanson sur le s le

vres , réclamai t l’

hosp italité . Elle écouta et ne com pri t

pas les paroles ; mais la voix douce oppressait son

cœur , e t , sans qu’

elle le sùt , des larmes coulaient len

tem ent le l ong de ses j oues,mouillant une tige de

marj olaine qu ’elle tenait à l amain .

Le château resta fermé,et un homme d’armes cri a

d es murs

Retirez— vou s il n’

y a céans que des guer

riers .

Odette regardait touj ours . Elle l aissa échapper la “

i ge de marj olaine humide de larmes,qui s ’en vint

tomber aux pieds du chanteur . Ce dernier leva le s

yeux,e t , voyant cette tête blonde , il baisa l a branche

e t s’

éloigna , se retournant à chaque pas .

Quand il eut disparu , Odette se mit à son prie — Dieu

e t fit une bien longue prière . Elle remerciait l e ciel

sans savoir pourquoi ; elle se sentai t heureuse et igno

rait le suj et de sa j oie .

La nui t, elle eut un beau rêve . I l lui sembla voir la

tige de marjolaine qu’elle avait j etée . Lentement , du

sein des feuilles frissonnantes,se dressa une fée

,mais

une fée si mignonne,avec des aile s de fla m m e

,une

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80 LA FÉE AMOUREUSE

couronne de m yosotis et une longue robe verte , cou

l eur de l’

e spéra nce .

Odette,dit- elle harmonieusement , j e suis la fée

Amoureuse . C ’est m oi qui t’a i envoyé ce matin Lois ,

l e j eune homme‘

a l a voix douce ; c’es t m oi qui , voyant

tes pleurs,ai voulu l es sécher . Je v ais par la terre ,

glanant des cœurs et rapprochant ceux qui soupirent .

Je visite l a chaum ière auss i bien que le manoir, e t p a r

fois j e me pla is à unir la houlette au sceptre des

rois . Je sème des fleurs sous le s pas de mes protégés ,

j e les encha îne avec des fil s si brillants e t si précieux

que leurs cœurs en tressaillen t de j oie . J’

hab ite les her

bes des sentiers,le s t isons étincel ants d u foyer d

hi

ver les draperies du lit des époux ; et partout

où mon pied se pose , na issent les baise rs et les tendres

causeries . Ne pleure plus , Odette j e suis Amoureuse ,l a bonne fée , e t j e v iens sécher tes larmes .

Et elle rentra dan s sa fleur, qui redevint bouton en

repliant ses feuilles .

Tu le sais bien , toi , Ninon , que l a fée Amoureuse

existe . Vois— la danser d ans notre foyer,et plains les

pauvres gens qui ne croiront pas ama belle fée .

Lorsque Odette s’

éve illa , un rayon de solei l éclai

rait sa chambre, un chant d ’oiseau montait du de

hors, e t l e vent du matin caressait ses tresses blondes ,

parfumé du premier baiser qu ’il venai t de donner aux

fleurs . Elle se leva , j oyeuse , et passa la j ournée à

chanter,espérant en ce que lui avait dit l a bonne fée .

Elle regardai t par instants la campagne , souriant à

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LA FÉE AMOUREUSE 8 l

chaque oiseau qui passa it , et sentant en el le des élans

qui l a faisaient bondir et frapper ses petite s m ains

l ’une contre l’autre .

Le soir venu , elle descendit dans l a grande salle du

château . Près du comte Enguerrand se trouvait un

chevalier qui écoutait les récits du vieilla rd . Elle prit

sa quenouille , s’

a ssit devant l’ê tre où chantait l e gril

lon , et le fuseau d’ivoire tourna rapidement en tre ses

doigts .

Au fort de son travail , ayant j eté les yeux sur le

chevalier , elle lui vi t l a tige de m arjolaine entre l es

mains,et voilà qu ‘elle reconnut Loïs à la voix douce .

Un cri de j oie fail lit lui échapper . Pour cacher sa

rougeur, elle se pencha vers les cendres et remua les

tisons avec une longue tige de fe r. Le brasier crépita,

les flam m es s ’

effarèrent , des gerbes bruyantes j ailli

rent , et soudain ,du milieu des étincelles

,surgit

Amoureuse,souriante e t empressée . E lle secoua de sa

robe verte les parcelles embrasées qui couraient sur lasoie

,pareilles à des paillettes d’or ; elle s

élança dans

la salle , e t , invisible pour le comte , vint se place r

derrière les j eunes gens . Là , tandis que le vieux che

valier contait un combat eff royable contre les lnfid èle s ,elle leur dit doucement

Aimez— vous,mes enfants . Laissez les souvenirs

à l’

a ustère vieillesse,la issez — lui les longs récits , a u

près des tisons a rdents . Qu’au pe tillem ent de l a flam m e

ne se mêle que le bruit de vos baisers‘

. Plus tard i l

sera temps d ’

a d oucir vos cha grin s en vous rappelant

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82 LA FÉE AMOUREUSE

ces douces heures . Quand on aime à seize ans , l a voix

est inutile ; un seul regard en d it plus qu’

un grand

discours . Aimez — vous , mes enfants ; laissez parler l a

vieillesse .

Puis elle les recouvrit de ses ailes , si bien que le

comte,qui expliquait comme quoi le géant Buch Tête

de-Fer fut occis par un terrible coup de G iralda , l a

lourde épée,ne vit pas Lois déposant son premier

baiser sur le fron t d ’

0 d e tte frissonnante .

I l faut,N inon , que j e te parle de ces belles ailes de

ma fée Amoureuse . Elles étaient transparentes comme

verre et menues comme ailes de m oucherons . Mais,

lorsque deux amants se trouvaient en péril d’

ê tre vus ,elles grandissaient, grandissaient , et devenaient si

obscures et si épaisses qu’

elles arrêtaient les regards

et étouffaient le bruit des baisers . Aussi le vieillard

con tinua - t-il longtemps son prodigieux récit, et long

temps Loïs caressa Odette , la blonde , à la barbe du

méchant suzerain .

Mon Dieu ! mon D i eu ! les belles ailes que c e tait !

Les j eunes filles , m’a — t — on dit, les retrouvent parfois ;

plus d ’une sait ainsi se cacher aux yeux des grands

parents . Est— ce vrai , Ninon ?

La longue histoire du comte finit , cependant . La fée

Amoureuse di sparut dans la flam m e,et Lois s ’en alla ,

remerciant son'

hôte et envoyant un dernier baiser à

Odette . La j eune fille dormit si heureuse,cette nuit— là

,

qu’

elle rêva des montagnes de fleurs éclairées par des

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811 LA FÉE AMOUREUSE

sous le j our éclatant, dans les allées , près de l’eau des

fontaines,partout où vous serez . Je suis là et j e veille

sur vous . Dieu m ’a mise ici-bas pour que les hommes,

ces railleurs de toute sainteté , ne viennent jamais t rou

bler vos pures émot ions . Il m’

a donné mes belles a ile s

et m ’a dit V a , et que les jeunes cœurs se'

réj ouis

sent . A im ez— vous , j e sui s là et je veille sur vous .

Et elle alla it , butinant la rosée qui étai t sa seule

nourriture , et entra înant , dans une ronde joyeuse ,Odette et Lois , dont les mains se trouvaient enlacées .

Tu me demanderas‘

ce qu’

elle fit des deux amants .

Vraiment,mon amie , j e n

ose te le dire . J’ai peur que

tu te refuses à me croire , ou bien que , ja louse de leur

fortune,tu ne me rendes plus mes baisers . Mais te

voilà tou te curieuse , méchante fille , et j e vois'

bien

qu’

il'

m e faut te conten ter .

Or , apprends que la fée roela a insi jusqu a la nuit .

Lorsqu’

e lle voulut séparer les aman ts , elle les vit

si chagrins,mais si chagrins de se quitter , qu

‘el le se

mit à leur parler tout bas . I l para ît qu’

elle leur disa i t

quelque chose de bien beau , car leurs v isages rayon

nalent et leurs yeux grandissaient de j oie . Et , lorsqu’

e lle

eut parlé et qu‘

ils eurent consenti , elle toucha leu1s

fronts de sa baguette .

Soudain ! Oh ! Ninon ,

-quels yeux grands d etou

nem ent ! Comm e tu frapperai s du pied,si j e n ’ache

vais pas

Soudain L0 1s e t Odette furent changés en tige s d e

marj ola ine,mais de marjolaine si belle qu’i l n ’v a

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LA FÉE AMOUREUSE 85

qu’

nne fée pour en faire de pareille . Elles se trouvaient

placées côte à côte e t si près l’une de l’autre que leurs

feuilles se mêlaient . C’

étaient là des fleurs m erveil

leuse s qui devaient rester épanouies et échanger éter

nellem ent leurs parfums et leur rosée .

Quant au comte Enguerraud ,il se consola

,dit - ou

,e n

coutant chaque soir comme quoi le géant Buch Tête

de— Fer fut occis par un terrible coup de Giralda,l a

lourde épée .

Et maintenant Ninon lorsque nous gagnerons

l a campagne,nous chercherons les marj olaines en

chantées pour leur demander dans quelle fleur se

tient l a fée Amoureuse . Peut — être , m on amie,une

morale se caàhe sous ce conte . Mais j e ne te l ’a i

dit, nos pieds devant l a ire , que pour te faire oublier

l a plu ie de décembre qui bat nos v itres,et t

inspipe r ,

ce soir , un peu plus d’

amour pour le jeune conteur .

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SA N G

Vo ici déj à bien des rayons,bien des fleurs , bien des

p a 1 1um s . N ’es - tu pas l asse,Ninon

,de ce printemps

éterne l ? Touj ours aimer , touj ours chanter le rêve des

seize ans . T u t’

ende rs le soir , méchante fille , lorsque

j e te parle longuement des coquetteries de la rose et

des infid élités de l a libellule . Tes grands yeux , tu les

fermes d’

ennui, e t m oi, qui ne peux plusy puiser l’

ins

p ira tion, j e bégaye sans parvenir à trouver un denou

ment .

J’

aura i raison de tes paupière s paresseuses , Ninon .

Je veux te dire aujourd ’

hui un conte si terrible que 1 11

ne les fermeras de huit jours . Ecoute . La terreur e s t

d ouce après un trop long sourire .

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9 0 L :: SANG

Quatre soldats , le j our de la victoire , avaient campe'

d ans un coin désert du champ de ba tai lle . L ’ombre

é tait venue , et ils soupa iæ t joyeusem ent au milieu des

morts .

Assis dans l’herbe,autour d ’un brasier , ils grillaient

sur les charbons d e s tranches d’

agne au qu’

ilsmangeaient

saignantes encore . La lueur rouge du foyer les écla i

rait vaguemen t et projetait au loin leurs ombres gigan

tesques . Par in stants,de pâles éclairs couraient sur les

armes gisant auprès d’eux,et alors on aperceva i t dans

l a nuit des hommes qui dormaient les yeux ouverts .

Les soldats riaient avec de longs écl ats,sans voir ces

regards qui se fixaient sur eux . La j ournée avait été

rude,e t , ne sachant ce que leur gardait le lendemain

ils fêtaient les vivres et le repos du moment .

La Nuit et la Mort volaient sur le champ de bataille ,et leurs grandes ailes y secouaient le silence et l

effroi .

Le repas achevé, Gneuss chanta . S a voix sonore se

brisa it dans l ’air mem e et désolé ; la chanson , j oyeuse

sur ses lèvres,sanglotait avec l

écho . Etonné de ces

a ccents qu ’ il ne connaissait point et qui sortaient de sa

bouche,le soldat chantait plus haut , quand un cri ter

rible s ’eleva dans l’ombre et traversa l’

e space .

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92 LE SANG

s’

a ssit, puis se dressa et appela ses compagnons . Les

éclats de sa voix l ’effrayèrent ; i l crai gnit d’

avoir attiré

sur lui l’a ttent ion des cadavres .

La lune parut, et C oeuss v i t avec épouvante un pâle

rayon glisser sur le champ de bataill e . Maintenant l a

nuit n ’en cachait plus l ’horreur . La plaine dévastée,

semée de débris e t de morts , s’

étend ait devant le re

ga rd , lu gubre e t couverte d’un linceul de lumière ; et

cette lumière,qui n ’

é ta it pa s le j our , éclairait les tène

bres , sans en dissiper les effrayants mystères .

Gneuss , debout e t la sueur au front , eut la pensée

de mon ter sur la colline pour éte indre le flam beau cé

leste . Il se demanda ce qu’

a ttend a ien t les morts pour

se dresser et venir l ’entourer , maintenan t qu’

ils l e

voyaient . Leur immobilité devint une angoisse pour

lui ; dans Ba ttente de quelque événement terrible , i l

ferma les yeux .

Et,comme il é tait là

,i l sentit une chaleur t1ede au

talon gauche . Il se baisse vers le sol et vi t un mince

ru isseau de sang qui fuyait sous se s pieds . Ce ruisseau ,bondissant de ca illoux en cailloux , coulait avec un gai

murmure ; i l sortait de l’ombre , se tordai t dans un

rayon de lune et s’enfuya it d ans l’ombre ; on eût dit un

seipent aux noires écailles dont les anneaux glissaient

et se suivaient sans ñ u . Gneuss recula et ne put refer

mer l es yeux ; une e ffraym te contraction les tenait

grands ouverts e t fixés sur le flot sanglant .

ll l e vit se gonfler lentement et s’

élargir dans son lit .

Le ruisseau devint r ivière , rivière lente e t paisible

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LE SAN G 93

qu’

un enfant aurait franchie d ’un élan . La riv1ere de

v int torrent et passa sur le sol avec —un bruit sourd,

rejetant sur les bords une écume rougeâ tœ . Le torrent

dev int fleuve , fleuve immense .

Ce fleuve entra înait les cadavres ; et c’

é ta it un hor

rible prodige que ce sang sorti des blessures en telle

abondance qu ’il charria it le s morts .

Gneuss reculait touj ours devant le flo t qui montait .

Ses regards n’

ap erceva ient plus l’

autre rive ; il lui sem

blait que la vallée se changeai t en lac .

Soud a in ,il se trouva adossé contre une rampe de ro

ches ; i l d ut s’

arrê ter dans sa fuite . A l ors il sentit l a

vague battre ses genoux . Les morts qu’

em porta it l e

courant,l’

insultaient a u passage ; chacune de leurs

blessures devenait une bouche qui l e raillait de son

effroi . La mer épaisse montait monta it toujours ;maintenant elle sanglota i t autour de ses hanches . Il se

dressa dans un suprême effort et se cramponna aux

fentes des roches ; les roches se brisèrent, i l retombe ,e t le flot couvrit ses épaules .

La lune pâle et morue regardai t cette mer où ses

rayons s’

éte igua ient sans refl et. La lumière flotta it dans

le ciel , et la n appe immense , toute d’

om bre et de ela

meurs , paraissa i t l’ouverture béante d ’un ab îme .

La vague montait , montait ; elle rougit de son écume

les lèvres de Gneuss .

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9h LE SANG

A l’aube , Eiberg en arrivant éveil la Gneuss qui dor

mait, la tête sur une pierre .

Am i, d it— il, j e me suis é garé dans les buissons , e t ,

comme j e m ‘

éta is assis au pied d’

un arbre , l e sommeil

m ’a surpris . L ’ange des rêves est venu se pencher sur

m on front , et les yeux de mon âme ont vu se déroule r

des scène s étranges , dont le réveil n’

a pu dissiper l e

souvenir .

Le monde étai t à son enfance . Le ciel semblait un

immense sourire , e t l a terre, vierge encore,s’

épa

nouissa it aux rayons de mai , d ans sa chaste nudité . Le

brin d ‘

herbe verdissait , plus grand que le plus grand

de nos chênes ; les arbres balançaient dans l’

air des

feuillages qui‘

nous sont inconnus . La s‘

eve coulait l ar

gement dans les veines du monde , et le flot s’en tçou

v a it si abondant que , ne pouvant se contenter des

plantes,il ruisselait dans le s entrai lles des roches et

leur donnait la v i e .

Les horizons s’

é tend aient calmes et rayonnants . La

sainte nature s'

év eilla it, e t , comme l’enfant qui s ’a ge

nouil le au matin et remercie Dieu de l a lumière , elle

épanchait vers le ciel tous ses parfums et toutes se s

chansons,parfums pénétrants , chansons ineffables , que

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LÊ SA N G 95

mes sens pouvaien t à peine supporter , tant l’

im pres

sion en était divine .

La terre,douce et féconde , enfantait sans douleur .

Les arbres a fruit croissa ient à l’

aventure , et des champ s

de blé bordaient les chemins . comme fout auj ourd’

hui

les champs d’

ortie s . On senta it d an s l’

air que le'

sueur

hum aine ne se mêlai t point encore à la brise . Dieu

seul travaillait pour ses enfants .

L ’homme,comme l

oiseau , vivait d’

une nourriture

providentiel le . Il allai t, bénissant Dieu , cueillant les

fruits de l ’arbre,buvant l ’eau de la source et s ’endor

man i: l e soir sous un abri de feuillage . Ses lèvres

avaient horreur de l a chair ; il i gnorait le goût du sang

et trouvait de saveur aux seuls mets que la rosée e t le

soleil préparaient pour ses repas .

C ’est ainsi que l ’homme restait innocent et que son

innocence le sacrait roi des autres êtres de la création .

Tout étai t concorde . Je ne sais quelle blan cheur avait

l e monde,quelle paix suprême l e berçait dans l ’infini .

L’

aile des oiseaux ne battait pas pour la fuite ; les forêts

11 e cachaient pa s d‘

asiles dans leurs taillis . Toutes les

créatures de Dieu vivaient au soleil , ne formant qu’

un

peuple et n ’

aya nt qu’

nne loi , l a bonté .

Moi , j e marchais parmi ces ê tres , au milieu de cette

nature . Je me sentais devenir plus fort e t meil leur . Ma

poitrine aspirait longuement l ’ai r d u ciel , et j’

éprouva is ,

quittant soudain nos vents empesté s pour ces brises

d ’un mon d e plus pur,la sensation délicieuse du mineur

remontant au grand air .

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96 LE S AN G

Comme l’

ange des rêves berçait touj ours mon som

m eil , voici ce que vit mon esprit dans une forê t où il

s’

é ta it égaré

Deux hommes suivaient un étroi t sentier perdu sous

le feuillage . Le plus j eune marchait en avant ; l’

insou

ciance chantait sur sa lèvre , et son regard avait une ca

resse pour chaque brin d’

herbe . Parfois il se tournai t

et souriait à son compagnon . Je ne sai s à quelle dou

ce 11r j e reconnus que c’

éta it là un sourire de frère .

Les lèvres et les yeux de l ’autre homme resta ient

sombres et muets . l l fixa it sur l’a d olescent un regard

de haine, e t , bien que le pas de celui— ci fût nonchalant,le sien paraissait inquiet et précipité . Il semblai t pour

suivre une victime qu1 ne fuyait pas .

Je le vis couper le tronc d’un a rbre et le façonner

grossièrement en massue . Puis , craignant d e perdre

son compagnon , il revint en courant et en cachan t

son arme derrière lui . Le j eune homme , qui s’

éta it

assis pour l’

a ttènd re , se leva à son approche , e t , j oyeux

de le revoir, le baisa au front, comm e après une longue

absence .

Ils se remirent à marcher. Le j our baissa it . Pa r

crainte de s ’

égarer dans la forê t, l’enfan t pressa le pas .

L’hom me sombre crut qu’il fuyait . A lors i l leva le

tronc d ’

a rbre .

Son j eune frère se tournait . Une j oyeuse parole

d’

encouragem ent était sur ses lèvres . Le tronc d‘

a rbre

lui écrasa l a face , e t le sang j aillit .

Le brin d’

herbe qui en reçut la prem iere goutte,la

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LE SAN G 97

secoua avec horreur sur l a terre . La terre but cette

goutte,frém issante , épouvantée ; un long cri de repu

guance s ’

échappa de son sein , et le sable du sentier

rendit le h ideux breuvage en mousse sanglante .

Au cri de la victime , j e vis les créatures se disperser

sous le vent de l’effro i. Elle s s ’

enfuirent par le monde ,év itant les chemins frayés ; elles se postèrent dans les

carrefours , e t le s plus fortes attaquèrent les plus faibles .

Je les vis dans l’isolem ent polir leurs crocs et acére r

leurs griffes . Le grand brigandage de l a création com

m enea .

Alors passa devant moi l e te rnelle fuite . L epervier

fondit sur l’

hirond elle , l’

hirond e lle dans son vol saisit

l e moucheron,le moucheron se posa sur l e cadavre .

Depuis le ver jusqu’

au l ion , tous les êtres se ser‘

1 tirent

menacés, e t , d évorant leurs frères , trouvèrent à l eurs

côtés des frères prêts à les dévorer .

La nature elle-m èm e , frappée d'

horreur, eut une

longue convulsion . Les lignes pures des horizons se

brisèrent . Les a urores et les soleils couchants eurent

de sanglants nuages ; les e aux se précipitèrent avec

d’

éternels sanglots,et les arbres

,tordant leurs

branches, j etèrent chaque année des feuilles flé trie s à

la terre .

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98 LE SANG

Comme Elberg se taisai t , Clérian parut . Il s’

a ssit

entre ses deux compagnons et leur dit

J e ne sais si j’

ai vu ou si j’

ai rêvé ce que j e vais

conter , tant le rêve avait de réalité , tant la réalité pa

ra issa it un rêve .

Je me suis trouvé sur un chem in qui traversait l e

m onde . Il était bordé de v illes , e t les peuples le sui

v a ient dans leurs voya ges .

J’

a i vu que les dalle s en étaient noires, e t, m e tant

baissé”

, j’

a i reconnu qu ’

e lles étaient noires de sang .

Dans sa largeur,il s ’

inclinait en deux pentes ; un ruis

seau,coulant au centre

,emportai t dans son lit une eau

rouge et épaisse .

J’

a i suiv i ce chemin où la foule s ’

a gitait , inquiè te et

empressée . J ’allais de groupe en groupe , regardant la

v ie passer devant moi .

I ci,des pères im molaient leurs filles dont il s avaient

promis l e sang à quelque dieu monstrueux . Les blondes

têtes se penchaient sous le couteau , e t pâlissaient au

baiser de l a mort .

Là, des vierges frém issantes et fières se frappaient

pour se d'

érober à de honteux embrassements , et la

tombe servait de blanche robe à leur virginité .

Plus loin , des amantes mouraient sous les baisers .

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1 0 0 LE SANG

roulait dans l’

orgie avec des éclats de plus en plus

furieux . Elle Toulait'

aux pieds ceux qui tombaient,et

faisai t rendre aux blessures l a dernière goutte de san g .

Elle hale tait de ra ge et maudissait le cadavre,dès qu

'

elle

ne pouvait plus en a rracher une pla inte .

La terre buva i t , buvai t avidement ; ses entraill es

n’

a va ient plus de répugnance pour l a liqueur âcre et

nauséaboncle . Comme l‘

ê tre avili pa r l’

ivre sse , elle se

gorg eait de l ie .

Je pressais le pas , ayant hâte de ne plus voir mes

frères . Le noir chem in s ’

é tend a it touj ours aussi va ste

à chaque nouvel horizon , et le ruisseau que je suiva is

semblai t porter le flot sanglant à quelque mer 1ncon

nue .

Et comme j’

av ança is , j e v is la nature d evenir sombre

et sévère . Le sein des plaines se déchirait profonde

ment . Des blocs d e rocher par tagea ien t le sol en ste

riles collines e t e n va l lons ténébreux . Le s colline s

montaient , l es vallons se creusaient de plus en plus ;l a pierre devena i t monta gne , le sillon se changeait e n

ab îme .

Pas un feuilla ge pas u ne mousse ; d e s roches nues

et désolées,la tète blanchie par le soleil , l es pieds

nou s e t humid es d ans l’ombre . Le chemin passai t

au milie u d e ce s roches,silencieux et désert .Enfin i l fit un brusque dé tour, et j e me trouvai dans

un site funèbre .

Qua t re montagnes , s’

appuyant lourdement les unes

sur le s autres , formaien t un immense bassin . Leurs

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LE SANG 1 0 1

flancs,roides et unis , s e le va 1ent , pareils aux murs

d ’une ville cyclopéenne , et faisaient d e'

l’

euce inte un

puits gigantesque dont l a largeur emplissa it l’horizon .

Et ce puits , dans lequel se versai t l e ruisseau , éta it

plein de sang . La mer épa i sse e t tranquill e montait

lentement de l ’ab ime . Elle semblait dormir dans son lit

de rochers , et le ciel l a reflétait en nuées de pourpre .

A lors j e com pris'

que l‘

a se rendait tout le sang versé

par l a v iolence . Depuis le premier meurtre,chaque

blessure a pleuré ses larmes dans ce gouffre,et les

larmes y ont coulé si abondantes que le gouffre s ’est

empli .

J ’ai vu ,cette nuit , dit Gneuss , un torrent qui

a llait*

se j eter dans ce lac maudit .

Frappé d ’

horreur , repri t C lé 1‘ian

,j e m ’

approcha i

du bord,sondant d u regard la profonàeur des flots . Je

reconnus à l eur bruit sourd qu’

ils s’

enfonç aient jus

qu'au centre de l a terre , e t , mon regard s’

é tant porté

sur les rochers de l ’ence inte , j e v is que le flot en ga

gna it les cir‘

nes . La voix de l ’abime me cri a Le flot

qui monte,montera touj ours et atteindra les sommets .

I l montera encore,et alors un fleuv e échappé du ter

rible bass in se précipitera dans les plaines . Les mon

tagne s , l asses de lutter av ec la vague , s’

affaisseront .

Le la c entier s ’

écroulera sur l e monde , et l’

inond era .

C’

est ainsi que des hommes qui na îtront , mourront

noyés dans le sang versé par leurs pères .

Le j our est proche , dit Gneuss : les vagues étai ent

h autes , la nuit dernière .

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1 02 LE SANG

Le soleil se levait , lorsque Clérian acheva le récit

de son rêve . Un son de trompette qu‘

apporta it le vent

du matin,se faisait entendre vers le nord . C

éta it le

signal qui rassemblait autour d u . d rapeau les soldats

épars dans la plaine .

Les trois compagnons se dressèrent et prirent leurs

armes . Ils s’

é loiguaient , j etant un dernier regard sur

le foyer éteint , lorsqu’

ils virent F lem venir à eux en

courant dans l es hautes herbes . Ses pieds étaient blancs

de poussière .

Amis, dit — ii, j e ne sais d’

où j e viens, t ant ma

course a été rapide . Pendant de longues heures , j’

ai

vu l a ronde échevelée des arbres fuir derrière m oi. Le

bruit de mes pas qui me berçait m ’a fait clore les pau

pieres , e t , toujours courant , sans que mon élan se

ralentit, j’ai dormi d ’un sommeil étrange .

Je me suis trouvé sur une colline désolée . Un soleil

ardent frappait les grands rocs , et mes pieds ne pou

va ient se poser sans que l a chair en fût brûlée . J’avais

hâte d ’

atteind re l a cime .

Et , comme j e me précipitai s dans mes bonds , j e vis

m onter un homme qui marchait lentement . I l était

couronné d‘

épines ; un lourd fardeau pesait sur ses

épaules,et une sueur de sang inondai t sa face . I l a lla it

péniblement,ch ancelant à chaque pas .

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1 0 71 LE SANG

Le sang colore l a flam m e, disait — elle , le sang

empourpre la fleur , l e sang rougi t l a nue . Je me suis

posée sur l e sabl e , m es pattes étaient san glantes ; j’ai

e lfleuré les branches d u chêne ,mes a iles éta ient rouges .

J’

a i rencontré un juste e t j e l ’ai suivi . Je venais de

me baigner dan s la source , et ma robe éta i t pure . Mon

chant d isait : Réj ouissez — vous , mes plumes sur l’

paule de cet homme , vou s ne serez plus souillées de

la pluie du meurtre .

Mon ch ant d it auj ourd’hui Pleure

,fauvette du

Golgotha , pleure ta robe tachée par l e sang de celui

qui te gardait l’

asile pur de son sein . I l est venu pour

rendre la blancheur aux fauvettes , hélas ! et les hommes

le forcent à me mouiller de la rosée de ses plaies .

Je doute , et j e pleure ma robe tachée . Où trouve

rai-je ton frère , 6 Jésus ! pour qu‘

i l m ’

ouv re son vête

ment de lin ? Ah ! pauvre maître, quel fils né de toi l a

vera mes plumes_que tu rougis de ton san g ?

Le crucifié écoutait l a fauvette . Le vent de la mort

faisai t battre ses paupières,et l’agonie tordait ses lèvres .

Son regard se leva vers l ’oiseau , plein d’

un doux

reproche ; son sourire brilla ,se iein comme l ’e spé

rance .

Alors,il poussa un grand c ri . Sa tête se pencha sur

sa poitrine,et l a fauvette s

enfuit , emportée dans un

sanglot . Le ciel devint noir et la terre i rém it dans

l ’ombre .

Je courais touj ours et j e dormais . L’

aurore était

v enue,et les vallées s

éveilla ient , rieuses'

dans les

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LE SANG 1 05

brouillards du matin . L’ora ge de l a nuit avait donné

plus de séréni té au ciel,plus de vigueur aux feuilles

v erte s . M3 1s le sentier se trouvait bordé des mêmes

épines qu i me déchiraient l a veil le ; les mêmes cail

loux durs et tranchants roul aient sous mes pieds ; les

mêmes serpents rampaient dans les buissons et mem enaca ient au passage . Le sang d u j uste avait coulé

dans les veines d u vieux monde , sans lui rendre l’

imno

cence de sa j eunesse .

La fauvette passa sur ma tête , et me cria

V a , v a , j e suis bien triste . Je ne puis trouver une

source assez pure où me baigner . Regarde , l a terre est

méchante comme hier . Jésus est mort,et l ’herbe n ’a

pas fleuri . V a , v a , ce n’est qu

un meurtre d e plus .

La trompette sonnait toujours le départ .

Fils , dit Gneuss , c’est un laid métier que le nôtre .

Notre somm eil est troublé p ar les fantômes de ceux

que nous frappons . J ’ai,comme vous

,senti

,pendant de

longues heures , l e démon du cauchemar peser sur ma

poitrine . Voici trente ans que j e tue, j

ai besoin d e

sommeil . Laissons là no s frères . Je connais un vallon

où les cha rrues‘

m anquen t de bras . Voulez-vous que

nous goûtions au pain du travail ?

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1 06 LE SAN G

Nous le voulons , répondirent ses compagnons .

Alors les soldats creusèrent un grand trou au pied

d’une roche , et enterrèrent leurs armes . Il s d e scen

dirent se baigner a l a rivière ; puis , tous quatre , se

tenant par les bras , il s disparurent au coude du sen

tier .

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V OLEURS ET L’

ANE

Je connais un j eune homme , Ninon , que tu gron

dem i s fort . Léon adore Balzac et ne peut souffrir

George Sand ; le livre de Michele t a faill i le rendre

malade . I l d it naïvement que la femme naît esclave , et

ne prononce jamais sans rire les mots d’

amour et de

pudeur . Ah ! comme il vous maltraite ! S ans doute , i l se

recueille la nuit pour vous mieux déchirer le j our . Il a

vingt ans .

La laideur lui paraît un crime . Des yeux petits , une

bouche trop grande,le mettent hors de lui . Il prétend

que , puisqu’

il n’

y a pas de fleurs laides dans les prés ,toutes les j eunes filles doivent naître également

belles . Quand le hasard le met dans l a rue face à face

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1 1 0 LES VO LEURS ET L’ANE

avec un laideron,trois j ours durant il maudit les che

veux rares,les pieds l arges et les mains épaisses .

Lorsqu’

au contrau e l a femme est jolie , il sourit m é

cham m ent , et le silence qu’il garde alors est formidable

de mauvaises pensées .

Je ne sais laquelle d e vous trouverait grâce devant

lu i . Brunes et blond es , Jeunes et vieilles , gracieuses

et contrefaites , il vous enveloppe toutes dans le même

anathème . Le vilain garçon ! Et comme son regard rit

tendrement ! comme sa parole est douce et cares

sante !

Léon vit en plein quartier Latin .

Ici , —Ninon , j e me trouve fort embarrassé . Pour un

rien , j e me tairais , m aud issant l’

heure où j’

a i eu l’

trange fanta isie de te commencer ce récit . Tes oreilles

curieuses sont grandes ouvertes au scandale , et j e ne

sais trop comment t’

introd uire dans un m onde où tu

n‘

as j amais mis le bout de tespetits pieds .

Ce monde , ma bien — aimée,serait le paradis

,s’

il

n‘

é tait l’enfer .

Ouvrons le l ivre du poete et lisons le chant de l a

vingtième année . V 0 15 , la fenêtre se tourne au midi ;la mansarde , pleine de fleurs et de lumière , est sihaute ,si haute d ans le ciel

,que parfois on entend les anges

causer sur le t oit . Comme fon t les oiseaux qui choisis

sent l a branche la plus élevée pour dérober leurs nids

aux mains des hommes,les amoureux ont bâti le leur

au dernier étage . Là,i l s ont l a première caresse du

matin et le dernier a d ieu'

d u soleil .

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1 1 2 LES vom ua s ET L’ANE

qui les apportait . Aujourd’hui , les cœurs de vingt ans

le s cherchent et pleurent d e ne pouvoir les trouver .

Me faut-ii te mentir à mon tour,ma bien-aimée , en

les d em and ant au ciel , ou dois— je plutôt avouer que j e

l es a i rencontrées en enfer ? S i là , près d u oy‘

er , dans ce

fauteuil où tu te berces , un ami m’

écoutait , comme j e

l èverais hardiment le voile d ’or dont le poète a paré

des épaules indignes Mais toi , tu me fermerais la bou

che de tes petites mains , tu te fâcherais et tu crierais

au mensonge , pour trop de vérité . Comment pourra is

tu croire aux amoureux de notre âge qui boivent au

ruisseau , quand la soif les surprend dans l a rue ? Quelle

serait ta colère,si j

osa is te dire que tes sœurs , les

amantes , ont dénoué leurs fichus et qu ’elles se sont

échevelées ! Tu vis , riante e t sereine , dans le nid que

j’

a i bâti pour toi ; tu i gnores comment va le monde . Je

n’

aura i pas le courage de t ’avouer que les fleurs en

sont bien malades , et que demain peut-être les cœurs yseront morts .

Ne bouchez pas vo s oreille s , mignonne : vous n’

aurez

point à rougir:

Léon V 1t donc en plein quartier Latin . Sa main est la

plus serrée dans ce pays où toutes les mains se con

naissent . I l est loyal et sincère , et la franchise de son

regard lui fait un ami de chaque passant .

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L ES \ 0 1 EU 11 5 ET L’

ANE 1 1 3

Les femmes n ’

osen t lui pardonner la haine qu’

i l leur

témoi gne et sont furi euses d e ne pouvoi r avouer

qu ’elles 1 aiment . Elles le détestent tout en l’

a d ora nt .

Avant les fa i ts que j e vai s te conter , j e ne lui a i ja

mais connu de ma î tresse . Il se dit blas_

é et parle des

pla isirs de ce monde,comme en parlerait un t ra ppiste ,

s’il rompait son long silence . I l est sensible a la bonne

chère et ne peut souffrir un m auvai s vin . S on linge e st

d’une grande finesse , ses vê temen t s sont touj ours d’

une

exquise élégance .

Je le vois souvent s’

arrê ter d evan t les vi e rges de

1 ecole italienne , les yeux humides e t rêveurs . Un beau

marbre lui donne une heure d ’

extase .

B ’aill eurs,Léon mène la v ie d ’

é tud ian t , travai llan t

l e moins possible fiànant au soleil et s ’

oublian t sur

tous les divans qu il rencontre . C ’est su rtout durant ce s

heures de demi- somme i l,qu

il déclame ses plus grosses

iniure s contre les femmes . Le s yeux fermés , il para ît

care sser une v is ion , en maudissant le réel .

Un matin de mai,j e le rencontra i , l

’air triste et en

nuye. I l n e savait que faire et ma rchait dans la rue en

quête d’

aventure s . Les pavés étaient fangeux,e t l

im

prévu se présentait de loin en loin aux pieds d u pro

meneur sous l a forme d’

une flaque d’

eau . J ’eus pitié de

lui' e t j e lui proposai d ’aller voir aux champs si l ’au

bépine fleurissait .

Pendant une heure,il m e fallut subir de longs

discours philosophiques concluant tous au néan t de

nos joies . Peu à peu,cependant

,l es maisons deve

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1 1 11 LES VOLEURS ET L ’ANE

naient plus rares . Déjà , sur l e seuil des portes , nous

voyions des marmots barbouillés se rouler fraternel

lem ent avec de gros chiens . Comme nous entrions

en pleine campagne,Léon s

a rrê ta soudain devant un

groupe d ’

enfants qui j ouaient au soleil . Il caressa le

plus j eune,puis il m

avoua qu’i l a dora it les têtes

blondes .

J’ai touj ours a imé , pour m a,p art , ces sentiers é troits ,

resserrés entre deux haies , et que les grands chariots

ne creusent pas de leurs roues .L e sol en est couvert

d ’une mousse fine et douce aux pieds com m e le velours

d’

un tapis . Ou y marche dans le mystère et le silence,

e t , lorsque deux amoureux s’

y égarent , les épines des

murs verdoyants forcent l’amante à se presser sur le

cœur de l’

amant . Nous nous étions engagés,Léon et

moi , dans un de ces chemins perdus où les baisers ne

sont écoutés que des fauvettes . Le premier sourire du

printemps avait eu raison de la misanthropie de mon

philosophe . 11 éprouvait de longs attendrissements

pour chaque goutte de rosée,et chantait comme un

écol ier en rupture de ban .

Le sentier s ’

a llongeait toujours . Les haies , hautes et

touffues,étaient tout notre horizon . Cette sorte d

em

prisonnem ent et l’ignorance où nous étions de l a route ,redoublaient notre gaieté .

Peu à peu le passage dev int plus étroit il nous fal

lut marcher l’un derrière l ’autre . Les haies faisaien t de

brusques détours,le chemin se changeait en laby

rinthe .

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1 1 6 LES VOLEURS ET L’ANE

Nou s nous étions remis a marcher . I l se taisait .

Alors , j e lui parlai de mademoiselle Antoinette .

C’

é ta it une petite personne toute fraîche , toute mi

gnonne ; le regard dem i -moqueur , demi— attendri ; le

geste décidé , l’

a llure leste e t pimpante ; en un mot,vraiment fille d e l a terre . Elle se distinguait d e ses

sœurs,les vierges folles , par une franchise e t une

loyauté rares dans'

le monde où elle vivait . Elle se ju

gea it elle- m èm e , sans vanité comme sans modestie , et

disai t volontiers qu ’elle éta i t née pour aime r et jeter

auvent du caprice son bonnet par- dessus les moul ins .

Pendan t trois longs m ois d ’hiver,j e l ’ava i s vue

,

pauvre et isolée,vivre de son tra va il . Elle faisai t cel a

sans étala ge, sans prononcer le gra nd mot de vertu ,

mais parce que telle é tait son id ée‘

d u moment . Tant

que son aiguille marcha , je ne lui connus pas un amou

reux . El le étai t un bon camarade pour les homme s qui

l a venaient voir ; elle leur serra it l a main ,riait avec

eux , et tirait son verrou à la première menace d’

un

baise r . J’

avoua i que j’

ava is essayé d e lui fa ire quelque

peu la cour . Un j our , com m e je lui apportais une bague

et des pendants d‘

orei lle

Mon ami , m’

a va it-elle dit,reprenez vos bij oux .

Lorsque j e me donne,j e ne me donne encore que pour

une fleur.

Quand elle a imait,elle étai t paresseuse et indo

l ente . La dentelle e t l a soie rem plaçaien t alors l ’in

dienne . Elle effaçai t soigneusement les blessures de

l’

aiguille , et d’

ouvrière devenait grande dame .

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LES VOLEURS ET L ’ANE 1 1 7

D’

a illeurs , dans ses amours , elle gardait sa liberté

de gri sette . L ’homme qu ’elle aimait l e sava i t b ientôt ;i l l e savait de même , lorsqu

e lle ne l’

a im a it plus . Ce

n’

éta it pas , cependant , une de ces bell es capricieuses

changeant d ’amant à chaque chaussure usée . Elle avai t

une grande raison et un grand cœur . Mais la pauvre

fille se trompait souvent ; elle plaçait ses mains dans

des mains indignes , e t les retirait v ite d e dégoût . Aussi

était— elle lasse de ce quartie r Latin , où les j eunes gens

lui semblaient b ien vieux .

A chaque nouveau naufrage , son sourire devenai t

un peu plus triste . Elle disa i t de rudes vérités aux

hommes et se maudissait de ne pouvoir v ivre sans ai

mer . Puis ell e se clo î 1ra it , jusqu’

à ce que son cœur

brisât les grilles .

Je l’

avais rencontrée l a veille . Elle éprouvait un

grand chagrin : un amant venait de la quitter , alors

qu‘elle l’a im a it encore un peu .

Je sais bien,m

av ait— elle dit , que huit j ours

plus tard j e l ’aurais l ai ssé la m oi— m èm e : c’

é ta it un

méchant garçon . Mais j e l’

em bra sSa is encore tendre

men t sur les deux j oues . C ’est au moins trente baisers

perdus .

Elle avait a j outé que depuis ce temps elle tra înai t à

sa sui te deux amoureux qui l’accabla ient de bouquets .

Elle les laissait faire e t leur tenait parfois ce dis

cours Mes am 1s, Je ne vous aime iii l’un ni l ’autre

vous seriez de grands fous de vous disputer mes sou

rires . Soyez frères plutôt . Vous êtes,j e le vois , de bons

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1 1 8 LES VOLEURS ET L ’ANE

enfants ; nous allons nous égayer en vieux cama‘

rades .

Mais,à la première que relle

,j e vous quitte .

Les pauvres garçons se serraient‘

donc l a main

avec chaleur,tout en s

envoyant au diable . C’

étaient

eux sans doute que nous venions d e rencontrer .

Telle étai t mademoiselle Antoinette : .pauvre cœur

aimant égaré en pays de débauche et d ’

égoïsm e ; douce

et charmante fille qui avai t failli être un ange e t qu i

peu à p eu devenait un diable , comme ses sœurs .

Je donnai à Léon ce s détails . 1 1 m’

écouta sans té

m oigner un grand intérêt et sans provoquer mes con

fid ences par l a m oind re'

que stion . Lorsque j e me tus

Cette fille est trop franche, nie dit— ii ; j e n

’aime

pas sa façon de comprendre l ’amour .

11 avait tant cherché qu’il retrouvait son méchant

sourire .

Nous étions enfin sortis des haies . La Seine coul ait

à nos pieds,et

,sur l ’autre rive , un villa ge mirait ses

pieds dans la r ivière . Nous nous trouvions en pays

de connaissance ; maintes fois nous av ions rôdé dans

les îles qui_se jouaient au courant de l

’eau .

Après un long repos sous un chêne voisin , Léon me

déclara qu ’ il mourait de faim et de soif. J ’allais lui dé

clarer que j e mourais de soif et de faim . Alors nous

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1 20 LE S VOLEURS ÊT L ’ANE

lorsqu’

elles l e rem e rcm 1 ent d e ses barques qui con

naissaient s i bien et gagnaient d ’elles — memes les îles

aux herbes les plus haute s .

Le brave homme v int à nous,en ape rcevant nos pa

niers .

Mes enfants , nous d it- il , j e n’ai plu s qu

un canot,

e t,j e le vois

,il en faut deux . Que ceux qui ont trop

faim aillent s ’

a ttabler là — bas , sous les arbres .

Ce tte phra se éta it , certes , trè s-maladroi te on n ’

a voue

j amais devant une fem m e qu’on a twp faim . Nous nou s

taisions , indécis et n’

osan t plus refuser l a barque .

-Antoi

nette,toujours 1‘ ailleu

se , eut cependant pitié de nous .

Ces messieurs , dit— elle en s’

a d re ssant à Léon ,nous ont déjà cédé le pas ce matin ; nous le leur cédons

à notre tour .

Je regard ai mon philosophe . ll hésita it e t ba lbutia i t ,com me quelqu

un qui n’ose dire sa pens ée . Quand il

vit m es yeux se fixer sur lui

Ma is,dit- ii v ivement , le dévouem en t n ’a que

faire ici : un seul ca not peut nôus suffire . Ces m essieurs

nous déposeront dans la prem ière ile venue e t nou s

reprendront a u retour .

’ Accep tez — vous ce t arrange

ment, messieurs ?

Antoinette répondit qu ’elle a cceptai t . Les p anie 1 s

furent soigneusement déposés au fond de la barque .

Je me plaçai tout contre le mieu, le plus loin possible

des rames . Antoinette e t Léon , ne pouvant san s doute

faire autrement , s’

a ssire nt côte à côte sur le banc

resté libre . Quant aux deux amoureux,luttant touj ours

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LES V OLÊUR S E T L ’ANE 1 2 1

de bonne humeur et de galanterie , il s saisirent les

rames dans un fraterne l accord .

Il s gagnèrent le courant . Là , Comme ils mainten aient

l a barque,la laissant descendre au fil de l ’eau , made

m oiselle Antoine tte prétendit qu’en amont de la riv ière

les îles é taient p lus désertes et plus ombreuses . Les

rameurs se regardèrent, désappoin tés ; ils firent tour

ner le canot e t rem ontèrent péniblement,luttant contre

le flot rapide en cet endroit . Il est une tyrannie bien

lourde et bien douce c’est le dési r d ’un tyran aux

lèvres roses , qui peut , dans un de ses caprices , de

mander le monde et le payer d’

un baiser

La j eune femme s ’

é ta it penchée , plongean t sa m ain

dans l ’eau . Elle l ’en retirait toute pleine , e t , rêveuse ,sem blait compter les perles qui s

échappa ient de ses

doigts . Léon la regardait faire,se taisant , et mal a l

’aise

de se sentir aussi près d ’

une ennemie . Il ouvrit deux

fois les lèvres,sans doute pour dire quelque so ttise

,

et le s referma v ite,voyant que j e souriais . B

’a illeurs,

ni lui ni elle ne paraissaient faire grand ca s d e leur

voisinage . ils se tournaient même un peu le dos .

Antoinette,lasse de mouill e r ses den telles

,me parla

d e son cha grin de la veille . Elle m e dit s ’

ê tre consolée .

Ma is elle éta i t encore bien triste . Aux j ours d’

ete, e lle

ne pouva it vivre sans amour,e t ne savai t que faire en

attend ant l ‘autom ne .

Je cherche un nid,aj outa- t— el le . Je le veux tout

de soie bleue . Ou doit aimer plus longtemps,lorsque

meubles , tapis et rideaux'

on t la couleur du ciel . Le

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1 22 LES VOLEURS ET L ’ANE

soleil se tromperait et s’

y oublierait le soir , croyant se

coucher d ans une nue . Mais j e cherche en vain . Les

hommes sont des méchants .

Nous étions arrivés en face d ’une île . Je dis aux

rameurs de nous y descendre . Mais , lorsque j’

av ais

déjà un pied à terre , Antoinette se récria , trouva l’

île

la ide et sans feuillages , et d éclara qu’elle ne consentirait

j amais à nous abandonner sur un pareil rocher . Léon

n’

ava it p a s bougé de son banc . Je repris ma place et

nous continuâmes a monter .

La j eune femme,avec une j oie d ’

enfant, se mit à

décrire le nid qu’

elle rêvait . La chambre devait être

carrée ; l e plafond , haut e t voùté . La tapisserie d es

murs serait blanche,semée de bluets liés en gerbe

par un bout d e ruban . Aux quatre angles , il y aurait

des consoles chargées de fleurs . ; au m ilieu,une table ,

égalemen t couverte de bouquets . Puis,un sopha , petit ,

pour que deux personnes assi ses y tiennent à peine , en

se pressant beaucoup ; pas de glace qui égare le re

gard d ans une coquetterie égoïste ; des tapis e t des

rideaux très— épais,pour étouffer le bruit des baisers .

Fleurs,sopha

,tapis

,rideaux

,seraient bleus. Elle met

trait une robe bleue,etn ’

ouvrira it pas la fenêtre les j ours

où le ciel aurait d e s nuages .

Je voulus à mon tour e iner un peu la chambre . Je

parlai d e cheminée , d e pendule ,d

a rm oire .

Mais,m e dit— elle étonnée , 0 11 ne se chaufferait

pas,on n ’

aurait que fai re de l’heure . Je trouve vo tre

armoire r idicule . Me croyez— vous assez sotte pour

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1 211 LES VOLEURS ET L ’ANE

se sentant emportée , tendit son bras et saisit à son

tour une racine . Elle s’y cramponna , appelant à son

secours et criant qu’

elle ne voulai t pas aller plus loin .

Puis,lorsque les rameurs eurent amarré le canot

,elle

sauta sur le gazon et vint à nous , toute vermeille de

sou exploit.

Soyez sans c rainte , messieurs nous dit— elle , j e

ne veux'

pa s vous gêner : s’i l vous pla 1t d

aller au nord ,nous iron s au midi .

Je repris mon panier et m e mis gravement à cher

cher l‘

herbe la m oins humide . Léon me suivait,suiv i

lui-mêm e d ’

Antoinet te et de ses amoureux . Nous fîmes

ains i le tour de l ’île . Revenu à notre point de départ ,j e m ’assis

,décidé à ne pas chercher davantage . Antoi

ne tte fit encore quelques pas , parut hésiter , et revint se

placer en face de moi . Nous étions au nord,el le ne

songe ai t point à aller au midi . Alors Léon trouva le

site charmant et jura que j e ne pouvais mieux chois ir .

Je ne sa i s comm ent cela se fit , les paniers se trou

vèrent côte à côte , et le s prov ision s se mêlèrent si p ar

fa item ent , en en sortant, que nous ne pûmes j amais re

conna ître chacun notre bien . Il nous fallut avoir unes

seule nappe e t , par esprit de justice , pa rta ger tous le

mets .

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LE S VOLEURS ET L'ANE 1 25

Les deux amoureux s etaient empressés de prendre

place aux côtés de l a j eune femme . I ls prévenaient ses

désirs, et , pour un morcea u qu

elle demandait,elle en

recevai t régulièrement deux . Elle mangeait d ’

a illeurs

de grand appé ti t .

Léon,au contraire , mangeait peu ,nous regardant

dévorer . Forcé de s ’

a sseo ir près de moi , i l se tai sait et

m’

a d re ssa it un regard moqueur, chaque fois qu’

An toi

nette souriai t à ses voisins . Comme elle prenait des

deux cô tés , ell e tendait les mains à droite e t a gauche

avec une égale complaisance , et remerciait chaque fois

de sa voix douce . Ce que voyant, i l me faisa i t de grands

signes que j e ne comprenais poin t .

Décidément , l a j eune femme était ce jour — là d ’une

coquetterie désespérante . Les pieds rep lies sous ses

jupes,elle dispara issait presque dans l ’herbe ; un

poète l’eut volontiers comparée à une fleur qui aurait

le don d u regard e t d u sourire . Elle , si nature ll e d’or

d ina ire , a va it d es mouvements mutins e t des minau

d e rie s dans la voix que j e ne lui connaissais pas . Les

amoureux demeuraient confus d e ses bonnes paroles

et se regarda ient d ’un air triomphant . Moi , étonné de

cette coque t ten e soudaine e t voyant par instant l a

m al igne rire sous cape,j e me demandais lequel de

n0 us transformait cette fi lle sim ple et franche en rusée

commère .

Le gazon comm ençait à se dégarnir . Ou riait plus

qu’

on ne parla it . Léon changeait de pl ace à chaque

instant et ne se trouva it bien à aucune . Comme il

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1 26 LES VOLEURS ET L ’ANE

avait repris son air méchant,j e craignis un discours et

j e suppliai du regard notre compagne de m e pardon

ner un ami aussi maussade . Mais elle était fille vail

lante un philosophe de vingt ans , tout sérieux qu’

il

fût,ne l a déconcertait pas .

Monsieur dit-elle soudain à Léon , vous étes triste ,et notre ga iete paraît vous être importune . Je n ’ose

plus rire .

R iez , riez , m adame , répondit- ii . S i je me tais , c’est

que j e ne sais point , comme ces messieurs , trouver de

ces belles choses‘

qui vous mettent en j oie .

Est— ce dire que vous n ’

ê tes pas fla tteur ? Mais

parlez vite,alors . Je vous écoute et j e veux de grosses

vérités .

Les femmes ne les aiment pas,madame . D ’ail

leurs,lorsqu

e lle s sont j eunes et gracieuses , quel men

songe peut-on leur fai re qui ne soit vrai ?

A llons,vous le voyez , vous êtes un courtisan

comme les autres . Voilà que vous me forcez à rougir .

Lorsque nous sommes absentes,vous nous déchirez à

be ll es dents , messieurs les hommes ; mais que la

moindre de nous paraisse,vous n ’

avez pas de saluts

a ssez profonds , pas de phrases assez tendres . C ’est de

l’

hypocrisie , cela ! Moi , j e suis franche , j e dis Les

homm es sônt méchants,ils ne savent pas a im er .V oyons ,

monsieur , soyez franc à votre tour . Que dites— vous des

femmes ?

A i — je toute l iberté ?

Certainement.

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1 28 LES VOLEURS ET L ’ANE

qui brillen t : jupes de soie,colliers d ’or

,pierreries

,

amants peignés et farde'

s . Quant aux ressorts de l ’a

musante machine , peu leur importe qu’

ils fonctionnent

bien ou mal . Elles n’

out pas charge d ’

âm es . Elles se

connaissent en cheveux noirs , en lèvres amoureuses ,mais elles son t i gnorantes d e s choses du cœur . C ’est

a insi qu’

elles se j ettent dans les bras du premier niais

venu , confiante s en sa grande mine . E lles l’

a im ent

parce qu’i l l eur pla î t ; i l leur pla î t parce qu’i l l eur

plait . Un jour,l e niai s le

s bat . Alors elles crient au

martyre et se désolent , d isan t qu’

un homme ne peut

toucher à un cœur sans le briser . Les folles , que ne

cherchent-elles la fleur d ’amour où elle fleurit !

Antoinette applaudit de nouveau . Le discours , tel

que j e le connaissais , s’

a rrê tait là . Léon l‘

ava i t pro

noncé tout d ’un trait,comme ayant hâte de le finir . La

dernière phrase dite, il regarda l a j eune femme et

parut rêver . Puis , ne déclamant plus , il a jouta

Je n ’ai eu qu’

nne bonne amie . El le ava i t dix ans ,

et moi douze . Un j our elle me trompe pour un gros

de gue qui se lai ssait tourmenter sans j amai s montr er

l e s dents . Je pleurai beaucoup e t je j ura i de ne plus

aimer . J ’ai tenu ce serment . Je n’

entend s rien aux

femmes ; si j’

a im a is,j e serais j aloux ‘

e t maussade ;

j’

a im erais trop et me ferai s ha ïr ; on me tromperait et

j ’en mourrais .

11 se tut,les yeux humides , et tâcha vainement de

rire . Antoinette ne rail lait plus ; elle l’avait écouté

sérieuse et attentive ; puis , s’

écartant de ses voisins

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LES VOLEURS ET L’ANE 1 29

et regardant Léon en face , elle se leva et vint poser la

main sur son épaule .

Vous ête s un enfant , lui dit- elle simplement .

Un dernier t ayon qui glissait sur l a rivœre , la chan

gea it en un ruban de feu . Nous attendions la première

étoile pour descendre le courant à l a fraîcheur du soir .

Lespaniers avaient été repor tés dans la barque , et

nous nous étions couchés dans l’

herbe,à l

'

aventure et

chacun selon son gré

Antoinette et Léon s etaient placés sous un grand

églantier,qui allongeait ses bras au-dessus de leurs

têtes . Les branches vertes les cachaient à demi , e t ,comme il s me tournaient le dos

,j e ne pouvai s voir s

il s

riaient ou s’ il s pleuraient . Il s parlaient bas et parai s

saient se quereller .M oi, j’

ava is choisi un petit coteau

semé d ’une herbe fine et serrée ; paresseusement

étendu,j e voyais tout à la foi s le ciel et l a pelouse où

se posaient mes pieds . Les deux galants , appréciant

sans doute le charme de mon attitude , étaient venus

se coucher , l’

un à ma gauche,l ’autre à ma droite .

I l s abusaient de leur position pour me parler tous

deux à l a fois .

Celui . qui se trouvait à ma gauche , me touchait lé

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1 30 LES VOLEURS ET L ’ANE

gèrem ent au bras lorsqu’

il voyait que j e ne l ecoutais

plus .

Monsieur,me disait-ii, j

’ai rarement rencontré

femme plus capricieuse que mademoiselle Antoi

nette . Vous ne sauriez croire comme sa tête tourne au

moindre souffle . Pour citer un exemple , lorsque nous

vous avons rencontrés,ce matin

,nous a llions d îr e r à

deux lieues d ’ici . A'

peine aviez-vous disparu , qu elle

nous a fait revenir sur nos pas ; l a contrée lui plai sait ,disait— elle . C ’est a perdre l’e sprit . Moi j

aime les

choses qui s ’

expliquent .

Celui qui était à ma gauche disai t en même temps ,me forçant aussi à l’écouter

Monsieur , j e dési re depuis ce matin vous parler

en particulier . Nous croyons , mon compagnon et moi ,vous devoir des explications . Nous avons remarqué

votre grande amitié pour mademoiselle Antoinette,e t ,

sans doute , nous vous gênons dans vos proj ets . Si nous

avions connu votre amour une semaine plus tôt , nous

nous serions re tirés , pour ne pas causer le moindre cha

grin à un galant homme ; m ais aujourd’hui il est un peu

tard nous ne nous sentons plus l a force du sacrifice .

B ’ailleurs , j e veux être franc Antoinette m ’aime .

Je vous plains , et j e m e mets à votre disposition .

Je me hà ta i de le rassurer . Mais j’eus beau lui

jurer que je n’avais j amais été e t que j e ne serais j amais

l’

amant d ’

Antoine tte , il n’en continua pas moins

a me

prodiguer l es plus tendres consolations . 11 lui était

trop doux de penser qu ’i l m’

ava it volé ma maî tresse .

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1 32 LES VOLEURS ET L'ANE

— Soyez certain ,mon pauvre monsieur, qu’

Antoinette

m’aime .

Soyez certain,m on heureux monsieur , qu

An

toinette m’adore .

Je regardai Antoinette . Décidément , il n’

y avait pas

de fauvette dans le buisson .

Je suis la s de tout ceci , reprit l’

un des soup 1rauts .

N’

ê tes— vous pas de mon avis , i l est temps que l’

un d e

nous disparaisse ?

J’allais vous proposer de nous couper la gorge ,répondit l ’autre .

Ils avaient élevé la voix et gesticulaient,se dressant

et s’a sseyant dans leur colère . La Jeune femme , dis

traite par le bruit croissant de la querelle, tourna la

tête . Je la vis s’

étonner, puis sourire . Elle attira l ’at

tention de Léon sur les deux j eunes gens e t, se tenant

à lui , dit quelques mots qui le mirent en gaieté .

Il se leva e t s’

approche de la rive , entra înant sa

compagne . Il s étoulfaien t leurs éclats de rire et mar

cha ient en év itant de faire rouler les pierres . Je pensai

qu’

ils allaient se cacher,pour se faire chercher en

suite .

Les deux galants criaient de plus en plus ; faute d e

pees , ils préparaient leurs poings . Cependant Léon

avait gagné la barque ; i l y fit entrer Antoinette et se

mit à en dénouer tranquillement le câble ; puis il y sauta

lui — même e t saisit les rames .

Comme l’

un des amoureux allait lever le bras su r

l’

autre , il vit le canot au milieu d e l a rivière . Stupéfai t

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LES VOLEURS ET L ’ANE 1 33

et oubliant de frapper , i l le montra à son compagnon .

Eh bien ! eh bien cria— t - il en courant à la r ive,

que veut dire cette plaisanterie ?

Ou m’

ava it parfaitement oublié der f 1ere ma brous

saille . Le bonheur et l e malheur rendent égoïste . Je

me dressai .

Messieurs,dis-je aux pauvres garçons béants et

e lfarés , vous souvient — il de certaine fable ? Cette plai

sauterie veut dire ceci Ou vous vole Antoinette que

vous pensiez m ’

a voir volée .

La comparaison est galante , me cria Léon . Ces

m‘essieurs sont des l arrons et madame est

Madame l ‘em bra ssait . Le baiser étouffa le vilain

mot .

Frères , ajoutai-je en me tournant vers mes com

p agnons de naufrage , nous vôlei sans v ivre s et sans toit

pour abri ter nos têtes . Bâtissons une butte , vivons de

baies sauva ges et attendons qu ’i l plaise à un navire de

nous venir tirer de notre î le déserte .

Et puis ?

E t puis , que sais-je , moi ! Tu m’en demandes tr0 p

long , Ninette . Voici deux mois qu’

Antoinette e t Léon

vivent dans le nid couleur du ciel . Antoinette e s t res

tee une bonne et franche fille , Léon médit des femmes

avec plus de verve que jam ais . Ils s ’

a d ore nt .

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SOEUR -DES -PAUV RES

A dix ans , elle paraissai t si chétive , la pauvre eufant que c

é tait pitié de la voir travailler autant qu’

une

servante de ferme . Elle avait les grands yeux étonnés

et le sourire triste des gens qui souffrent sans se plain

dre . Les riches ferm iers qui,le soir

,l a rencontraient

au sortir d u bois , mal vêtue et chargée d’un lourd ia

got , lui offraient parfois ,lorsque le grain s

é tait bien

vendu,de lui acheter un bon jupon de grosse futaine .

Et alors elle répondait Je sais , sous le porche de

l’

eglise un pauvre vieux qui n ’a qu’

une blouse par ce

grand froid de décembre ; achetez — lui une veste de

drap , et j’

aura i chaud demain, a l e voir si bien cou

ver t . Ce qui lui avait fai t donner le surnom de Sœur

s .

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1 38 SOEUR — DES - PAUVRES

des— Pauvres ; et les uns l a nommaient ainsi en deri

sion de ses mauvaises jupes ; les autres , en récompense

de son bon cœur .

Sœur- des- Pauvres avait eu j adis un fin berceau de

dentelle et des j ouets à remplir une chambre . Puis,un

matin sa mère ne vint pas l’em bra sser au lever ; e t ,comme elle pleurait de ne point la voir

,on lui dit

qu’

une sainte du bon Dieu l ’avait emmenée au paradis ,ce qui seol1 a ses l armes . Un mois auparavant , son père

était ainsi parti . La'

cl1ère petite pensa qu’il venait

d’

appeler sa mère dans le ciel , et que , réunis tous deux

et ne pouvant vivre sans leur fille ils lu i enverraient

bientôt un ange pour l’em porter à son tour .

Elle ne se rappelai t plus comment elle avait perdu

ses j ouets et son berceau . De riche demoi selle elle

devint pauvre fille,et cela sans que personne en parût

étonné sans doute des méchants étaient venus qui

l’

avaient dépouillée en honnêtes gens . Elle se souv e

nait seulement d ’

avoir vu ,un matin , auprès de sa

couche,son oncle Guillaume et sa tante Guillaum e tte .

Elle eu t grand’ peur,parce qu

ils ne l ’em bra ssèrent

point . Guillaum e tte l a vêtit à la hâte d’une étoffe gros

sière , et Guillaume , la tenant par la main ,l’

em m ena

dans la misérable cabane où elle vivai t m ain tenant .

Puis, c

était tout . Elle se sentait bien l asse chaque

soir, e t l

Ange de délivrance tardait venir .

Guill aume et Guillaum e tte , eux aussi , avaient possédé

de grandes richesses autrefois . Mais Guillaume aimait

les j oyeux convives , les nuits passées à boire , sans

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1 11 0 SOEUR -DES— PAUVRES

chargeaient des travaux les plus fatigants , l’

envoyaient

glaner au soleil de midi et ramasser du bois mort par

les temps de neige . Puis,aussitôt rentrée elle avait à

balayer,à l aver , à mettre chaque chose en ordre dans

l a cabane . La chère petite ne se plaignait plus . Les

j ours de bonheur étaient si loin d ’elle qu’elle ne sa

v ait pas qu’on peut vivre sans pleurer. Elle ne songeait

j amais qu’il y avait des demoiselles rieuses et caressées ;dans son ignorance des j ouets et des baisers , elle ac

ceptait les coups et le pain sec de chaque soir , comme

faisant également partie de la v ie . Et cela surprenait

les hommes sages,de voir une enfant de dix ans montrer

une grande pitié pour toutes les souffrances , sans pa

ra itre songer‘

a sa propre infortune .

Or , un soir , j e ne sais quel saint fêtaient Guillaume

et Guillaum e tte , il s lu i donnèrent un beau sou neuf et

lui permirent d’aller joûer le restant du jour . Sœur

des-Pauvres descendit lentement à l a ville , bien em

barra ssée de son sou et ne sachant que faire pour

jouer . Elle arriva a insi dans la grande rue . 11 y avait

là à gauche , près de l’

eglise une boutique pleine de

bonbons et de poupées , si belle la nuit aux lumières

que les enfants de l a contrée en rêvaient comme d’

un

paradis . Ce 5 0 11 — 1211,un groupe de marmots

,bouche

béante et muets d ’

a d m irat ion ,se tenait sur le trottoir,

les mains appuyées aux v itres , le plus près possible

des merveilles de l’étalage . Sœur- des — Pauvres envia

leur audace . Elle s ’

arrê ta au milieu de Jaim e , la issant

pendre ses petits bras et ramenant ses haillons que le

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SOEUR— DES- PAUVRES 1 1 1

vent écarta it . Un peu fière d etre riche , elle serrai t

bien fort son beau sou neuf et choisissa it du regard le

jouet qu ’elle allait acheter . Enfin elle se décida pour

une poupée qui avait des cheveux comme une grande

personne ; cette poupée était bien haute comme elle et

portait une robe de soie blanche , parei lle à celle de la

sainte Vierge .

La fille tte avance de quelques pas . Honteuse , comme

elle regardait autour d’elle avant d ’

entrer , elle aperçu t

sur un banc de pierre,en face de l a belle boutique ,

une fem m e

'

m al vêtue , berçant dans ses bras un enfant

qui pleurait . Elle s’

a rrê ta de nouveau , tournant le dos

à la poupée . Aux cris de l’enfant

,ses mains se croisé

rent de pitié , e t , sans honte cette fois , ell e s’

approche

rapid ement et donna son beau sou neuf à la pauvre

Œm m e

Cette dernière,depuis quelques instants

,regarda it

Sœur-des — Pauvres . Elle l ’ava i t vue s’

arrê ter,pui s

s’

avanœ r vers les j ouets,e t , lorsque l

’enfant vint à

elle , elle comprit son bon cœur . Elle pri t le sou ,les

yeux humides , et retint dans la sienne l a petite main

qui le lu i donnait .— Ma fille ,

dit — elle, j

accep te ton aumône , parce

que j e vois bien qu’

un refus te chagrinerait . Mais , toi

même , ne clésires — tu rien ? Tou te mal vêtue que j e

suis , j e puis contenter un de tes vœux .

P endant qu’

elle parlai t a insi,les yeux de l a pau

vresse brillaient , pareils à des étoiles , e t , autour de sa

tête , courait une flam m e ,comme une couronne faite

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1 11 2 SOEUR- DES — PAUVRES

d’

un rayon de soleil . L ’enfant,maintenant endormi sur

ses genoux souriait divinement dans son repos .

Sœur- des — Pauvres secoua sa tête blonde .

Non,madame , répondit-elle , j e n’ai aucun désir.

Je voulais acheter cette poupée que vous voyez en face,

ma i s ma tante Guillaum e tte me l ’aura it brisée . Puisque

vous ne voulez pas de mon sou pour rien , j’aime mieux

que vous me donniez un bon baiser en échange .

La mendiante se pencha et la baisa au front . A cettecaresse , Sœur— des-Pauvres se sentit soulevée de terre ;il lui sembla que son éternel le fati gue s ’en était allée ,et en même temp s il lu i v int au cœur une plus grande

bonté .

Ma fille , aj outa l‘

inconnue , j e ne veux pas que

ton aumône reste sans récompense . J ’ai,comme toi

,

un sou dont j e ne savai s que faire avan t de te reneen

trer . Des princes et des grandes dames m ’ont j eté des

bourses d’

or, et j e ne les a i pas jugés dignes de le pos

séd er . Prend s— le,e t , quoi qu

i l a rrive , agis selon ton

cœur .

Et elle le lu i donna . C e tait un vieux sou de cuivre

j aune,rongé sur les bords et percé au milieu d ’

un trou

large comme une grosse lentille . 11 était si usé qu ’on

ne pouvait savoir de quel pays il venait,si ce n ’est

qu ’

en voyait encore , sur une des faces , une couronne

de rayons à demi- effacée . C’

é ta it peut-être là quelque

monnaie des cieux .

Sœur — des- Pauvres,l e voyant si mince

,tendit l a

main,comprenant qu

un tel cadeau ne portait point

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1 h11 SOEUR-DES-PAUVRES

lumineuse s ’

allongea it sur les poutres . emplissant le

grenier de clar té .

Lorsque Guillaume et Guillaum ette furent couchés ,Sœur-des-Pauvres monta . Par les nuits sombres

,elle

avait parfois grand’

peur des subits gémissements et

des bruits de pas qu ’elle croyait entendre,et qui n ’é

ta ient autre chose que les craquements des charpentes

et les courses rapides des souris . Aussi a imait— elle d’un

amour fervent le bel astre dont les rayons amis dissi

paient ses frayeurs . Les soirs où il brillait , elle ouvrait

la lucarne e t le remerciait dans ses prières d ’

etre t e

venu la voir .

Elle fut toute sa tisfaite de trouver de la lum iere chez

elle . Elle était fati guée et allait dormir bien tranquille ,se sentant gardée par sa bonne amie la lune . Souvent

e lle l'

avait sentie , dans son sommeil , se promener ainsi

par la chambre , silencieuse et douce , et mettre en

fuite les v ilains songes des nuits d‘

hiver .

Elle alla v ite s’

agenouiller sur un v ieux coffre , en

plein dans l a blonde cla rté , et pria le bon Dieu . Puis ,s'

approchaut du li t, elle dégrafa sa jupe .

La jupe glissa à terre,et voilà qu ’elle laissa échap

per par la poche entr’

ouverte une pluie de gros sous .

Sœur- des- Pauvres les regarda rouler , immobile , ef

frayée .

Elle se baissa et les ramasse un à un ,les pre

nant du bout des doigts . Elle l es empilai t sur le vieux

coffre , sans chercher à conna î tre leur nombre , car e lle

ne sava it compter que jusqu’

à cinquante,et elle vov a it

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SOEUR — DES— PAUVRES 1 11 5

bien qu ’ il y en av ait là plusieurs centaines . Quand elle

n ’en trouva plus sur l e sol , elle s‘

ouleva la j upe et elle

com prit à son poids que la poche étai t encore pleine .

Pendant un grand quart d’

heure , elle en tira des poi

guées de sous , désespérant de j amais trouver le fond .

Enfin elle n’en sentit plus qu

un, et , l’ayant pris , elle

le reconnut c’

était celui que la mendiante lui avai t

donné le soir même .

Elle se dit alors que le bon Dieu venait de faite un

miracle,et que ce vilain sou qu ’elle avait dédaigné ,

éta i t un sou comme les riches n’

en ont pas . Elle le sen

tait frémir entre ses doigts , prêt à se_

m ultip lier encore .

Aussi tremblait— elle qu’il ne lu i pri t fantaisie d ’

em plir

l e grenier de richesses . Elle ne savait déjà que fai re

d e ces piles de monnaie neuve qui brillaient au clair de

lune, e t, troublée , elle regardait autour d

’elle .

En bonne travailleuse , elle avait toujours du fil et

une aiguille dans la poche de son tablier . Elle chercha

un morceau de vieille toile etfit un sac . Elle le fit s i é troit

que sa petite main pouvait à peine entrer dedans ; l’

é

toffe manquai t , et Sœur- des— Pauvres était pre ssée . Puis

elle mit tout au fond le sou de la pauvresse, e t commença ,

pile par pile , à glisser d ans la bourse les pièces qui cou

v raient le coffre . Chaque pile en tombant emplissait le

sac , et aussitôt le sac redevenait vide . Les centa ines

de gros sous y tinrent for t à l ’aise,e t i l é tait facile de

voir qu’

il en aurait contenu quatre fois davantage .

Après quoi , Sœur— des-Pauvres fatiguée le cacha sous

la paillasse, e t s’

end orm it . Elle ri ait dans ses rêves ,9

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1 11 6 SOEUR — DES— PAUVRE S

songeant aux grandes aumônes qu ’elle allait pouvoirdistribuer l e l end em a 1n .

Le matin , en s eveillant, Sœur— des-Pauvres pens a

avoir rêvé . 1 1 lui fal lut toucher son trésor pour croire

à sa réalité . 11 éta it un peu plus lou rd que la veille,et

l‘

enfant comprit que le sou merveilleux avait encore

travaillé pendant l a nui t .

Elle se vêtit à l a hâte e t descendit , ses sabots à l a

main , pour n e point faire de bruit . Elle avait caché le

sac sous son fichu, et l e se rrait contre sa poitrine .

Guill aume e t Guillaum e tte , profondément endormis , ne

l’

entend irent pas . Elle dut passer devant leur l it et

faillit tomber de peur de le s savoir aussi près d ’elle ;puis elle se prit à couri r, ouvrit l a porte toute grande ,et s ’

enfuit , oubliant de l a refermer .

Ou étai t en hiver , aux matinées les plus froides d e

décembre . Le jour naissait à peine . Le ciel , aux pâles

clartés de ce tte aurore , semblait de mêm e couleur que

l a terre , couverte de neige , et cette bl ancheur univer

selle qui emplissait l ’horizon , avait un grand calm e .

Sœur-des- Pauvres marchait vite , s uivant le sentier

qui conduisait à la ville . Elle n ’

entend a it que le cra

quem ent de ses sabots dans la neige , e t, bien que

grand em eut‘

p réoccupée , elle choisissai t par amuse

ment les ornières les plus profondes .

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1 11 8 SOEUR — DES — PAUVRES

puiser sept fois dans le sac , tant elles étaient longues

et larges . Puis elle dit à la petite de prendre une der

n ière poignée de monnaie, e t s

éloigna .

Elle avait hâte d ’

arrive r devant l’église , près -des

bancs de pierre où le s pauvres se réunissaient le ma

tin ; la maison de Dieu les abritai t des vents du nord ,et le soleil , à son lever , donnait en plein sou s le

porche . Elle dut encore s ’

a rrê ter . Au coin d’une ruelle

,

elle trouva une j eune femme qui avait san s doute

passé l a nuit là,tant elle étai t transie et grelottante ;

les yeux fermés , l es bras serré s sur l a poitrine, e lle

paraissait dormir,n

e spérant plus que dans la mort .

Sœur— des — Pauvres se tenait devant elle , l a main pleine'

de sous,et ne sachant comment lui donner son a u

m ône . Elle pleurait, pensant être venue trop tard .

Bonne femme,disai t- elle , et elle la touchait

doucement à l’épaule , tenez , prenez cet argent . I l

vous faut aller déj euner à l’auberge et d ormir devant

un grand feu .

A cette voix douce , la bonne femme ouvrit les yeux

et tendit les mains . Elle croyait peut — ètre dormir encore

e t songer qu’

un ange était descendu vers elle .

Sœur— des— Pauvres gagna vite l a grand’

place . I l y

avait foule sous le porche , pour le premier rayon . Les

mendiants,assis aux pieds des saints , tremblaient d

froid,les unsauprès des autres , sans se parler . Ils rou

laient doucement l a tête, comme font les mourants, et

se pressaient dans les coins,afin de ne rien perdre du

soleil, lorsqu

il allait para ître .

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SŒ UR- DES — PAUVRES

Sœur- des— Pauvres commença par la droite, j etant

des poignées de sous dans les chapeaux de feutre et

dans les tabliers , et cel a de si bon cœur que bien des

pièces roulaient sur les dalles . Elle ne comptai t pas , l a

chère enfant,et l e petit sac faisai t merveille ; il ne

désemplissait point et se gonfla it tellement à chaque

nouvelle poignée prise par l a fille tte , qu’

il versai t

comme un vase trop plein . Les pauvres‘ gens restaien t

ébahis de cette pluie j oyeuse ; i ls ramassaient les sous

tombés,oubliant le soleil qui se levait , et disan t des

Dieu vous le rende,

à l a hâte . L’aumone était si

l arge que de bons vieux crevaient que les saints depierre leur j etaient cette fortune

,et ils le croient

encore .

L ‘enfant riai t d e leur j oie . Ell e fit trois foi s le tour ,afin de d onne 1= à chacun la même somme ; puis elle

s’

arrê ta , non pas que le petit sac se trouvât vide , mais

parce qu ’elle avait beaucoup à faire avant l e soir .

Comme elle allait s ’

éloigner , ell e aperçut dans un coin

un v1eillard infirm e qui , ne pouvant s’

approcher , ten

dait les mains vers elle . Triste de ne poin t l’

avoir vu ,

elle s’av ança et pencha le sac pour lui donner davan

tage . Les sous se mirent à couler de cette méchante

petite bourse comme l ’eau d’une fontaine,sans s ’ar

f êter et si abondamment que Sœur-des— Pauvres ferma

bientôt l’

ouverture avec le poing,car le ta s aurait

monté en peu d ’

instants aussi haut que‘

l’

église . Le

pauvre vieux n’

av a it que faire de tant d ’argent , et peut

être les riches seraient- ils venus le voler .

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1 50 SΠUR - DES - PAUV RES

Alors , ceux de la grand’

place ayant les poches

pleines , elle marcha vers l a campagne . Les mendiants,

oubliant de soulager leurs souffrances,se mirent à la

suivre ils l a regardaient avec étonnement et respect,

entraînés dans un élan de fraternité . Elle, seule et

regardant autour d’elle,s’

avança it la première . La

foule venait ensuite .

L’enfant, vêtue d’une indienne en lambeaux , é tait

bien sœur des pauvres gens de sa suite,sœur par les

haillons et par la tendre pitié . E lle se trouvait la en

famille , d onna nt à ses frères et s’

oubliant elle— même ;elle marchait gravement de toute l a force de ses pe

tits pieds,heureuse de faire l a grande fille ; et cette

blondine d e dix ans rayonnai t d ’une naïve maj esté ,suivie de son escorte de vieillards .

L’

étroite bourse à l a main , elle allai t de village en

village , distribuant des aumônes à toute l a contrée .

Elle allait devant elle,sans choisir les chemins , pre

nant les routes des plaines et les sentiers des coteaux ;puis elle s ’

écarta it , traversan t le s champs , pour voir

s i quelque va gabond ne s’

abritait pas au pied des haies

ou dans l e creux des fossés . Elle se haussait,regar

dant à l ’horizon , et regrettait de ne pouvoir j eter un

appel à toutes les misères du pays . Elle soupirait en son

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1 52 SOEUR— DES-PAUVRES

de graines , et en telle quantité que,le printemps

venu , le pré se couvrit d’une herbe épaisse e t haute

comme une forêt . Depu is ce temps,ce coin de terre

appartient aux oiseaux du ciel ; il s y trouvent en toute

sai son une nourriture abondante , bien qu’

ils y vien

nent par milliers de plu s de vingt lieues a la ronde .

Sœur-des-Pauvres reprit sa marche,heureuse de

son nouveau pouvoir . Elle ne se contentai t plus de

distribuer de gros sous ; elle donnait, selon l a ren

contre , de bonnes blouses bien chaudes , de lourds

jupons de laine , ou encore des souliers si légers e t s i

forts qu’

ils pesaient à peine une once et usaient les

cailloux . Tout cel a sortait d’une fabrique inconnue ;les étoffes étaient merveilleuses de solidité e t de sou

plesse les.

coutures se trouvaient si finem ent p i quées

que dans le trou qu’

aura it fait une de nos aiguilles , les

aiguilles magiques avaient aisément trouvé place pour

t rois de leurs points et , ce qui n’

é ta it pas le m oindre

prodi ge,chaque vêtement prenait l a taille d u pauvre

qui s ’en couvrait . Sans doute un atelier d e bonnes

fées venait de s ’

é tablir a u fond du sac , apportan t les

ñ us ciseaux d ’or qui coupent dix robes de chérubîn

dans l a feuille d ’une rose . C’

é tait , pour sûr , besogne

d u ciel,tant l’ouvrage étai t parfai t et promptement

cousu .

Le petit sac ne se montrait pas plus fier pour cela .

Les bords en étaient légèrement usés, et la main d e

Sœur— des— Pauvres les avait peut-ètre un peu elar

gis ; maintenant , il pouvai t bien être gros comme deux

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SŒ UR -DES-PAUV PŒS 1 5 3

nids de fauvette . Pour que tu ne m ’

a ccuses pas de m en

songe,il m e faut te dire comment en sortaient les

grands vêtements , tels que jupes et manteaux , amples

de quatre à cinq mètres . La vérité est qu’

ils s’

y trou

vaient pliés sur eux-mêmes , comme les feuilles du co

quelico t quand il ne s’est pas échappé d u calice , et

pliés avec tant d’art qu’

ils n’

éta ient guère plus gros

que le bouton de cette fleur . A lors Sœur-des-‘

Pauvæs

prenait le paquet entre deux doigts,et le secouait à

petits coups ; l’

étoile se dépliait , s’

a llongeait et deve

nait vêtement,non plus bon pour des anges

,mais

propre à couvrir de larges épaules . Quant aux sou

li ers,j e n ’ai pu savoir jusqu

à ce j our sous quelle

forme ils sortaient du sac ; j‘

ai ouï dire cependant,

m a is je n’

affirm e rien , que chaque paire étai t conte

nue dans une fève qui éclatait en touchant la terre .

Tout cela,bien entendu , sans préj udice des poignées

de gros sous

o

qui tombaient dru comme grêle de

mars .

Sœur- des-Pauvres marchait toujours . Elle ne sen

tait point l a fatigue,bien qu

elle eût fait prè s de cent

lieues depuis le matin,et cela sans boire ni manger .

A l a voir passer sur le bord des routes , laissant à peine

trace,on eût d it qu

e lle était emportée par des ailes

inv isibles ., 0 n l’avait aperçue , dans ce j our , aux quatre

points de l ’horizon , et tu n’ant ai s p a s trouvé dans le

pays un coin de terre,plaine ou montagne , dont l a

neige ne portà t l a légère empreinte de ses petits pieds .

Vraiment,Guillaume et Guillaum e tte , s’ils l a pour

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1 511 SOEUR DES — PAUVRES

su ivaient , risquaient de courir une bonne semaine

avant que de l’

a tte ind re ; non pas qu’il y eût à hésiter

sur le chemin qu’

elle prenait, car elle laissa it foule

derrière elle , comme font les rois aleur passage ; mais

parce qu ’elle marchait si gaillardement qu ’elle—même,

en d ’

autres temps , n’

aura it pu faire un pareil voyage

en moins de six grandes semaines .

É t son cortège allait s ’augm entant à chaque village .

Tous ceux qu’elle secourai t, marchaient à sa suite , si

bien que,vers le soir , la"

foule s ’

étend ait derrière elle

sur une longueur de plusieurs centaines de mètres .

(l’

étaient ses bonnes œuvres qui la suivaient ainsi , et

j amais saint ne s’est présenté devant Dieu avec une

aussi royale escorte .

Cependant la nuit tombait . Sœur— des — P auvres mar

chait toujours ; touj ours le petit sac travaillait . Enfin,

on v it l ’enfant s’

a rrê te r sur le somm et d’un coteau ; elle

se tint im mobile , regardant le s plaines qu’elle venait

d’

enrichir, et ses haillons se détachaient en noir dans

la blancheur d u crépuscule . Le s mendiants firent

cercle autour d ’elle ; i ls s’

agitaient par‘ grandes masses

sombres,avec le sourd frémissement des foules . Puis

l e silence régna . Sœur— des — Pauvres, hau te dans le ciel ,s ouriait

,ayant un peuple à ses pieds . Alors

,a yant

be aucoup grandi depuis le matin,debou t sur le co

t eau,elle leva l a main au ciel e t d it à son peuple

Remerciez Jésus , remerciez Ma rie .

Et tout son peuple entendit sa voix douce .

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1 56 SOEUR— DES-PAUVRES

croulem ent du plancher, aurait ouvert les yeux pour

un hard tombé sur les dalles . ll secoua Guillaum e tte .

Hé ! femme,dit — il

,entends-tu"

Et comme la vieille balbutiai t,de méchante hu

meur

La petite est rentrée,reprit— il . Je crois qu ’elle a

vol é quelque passant, car j’

entend s là— haut le tinte

ment d’une grosse bourse .

Guillaum ette se souleva , sans plus gronder et fort

éveillée . Elle alluma vite l a lam pe en disant

Je savais bien que cette fille était vicieuse .

Puis elle aj outa

Je m’

ache tera i une coiffe à rubans e t des souliers

de coutil . Dimanche , j e sera i fière .

Alors tous deux , à peine vê tus,Guill aume allant le

premier et Guillaum ette élevant l a lampe , m ontèrent

à l a mansarde . Leurs ombres , maigres et bizarres,s’

a llongeaient le long des murs .

Au haut de l ’éche lle , il s s’

arrétèrent d e tonnem ent .

I l y avait sur le sol une couche de pièces épaisse

île trois pieds , e t cel a dans tous les coins , sans qu’

il

fût possible d’

ap ercevoir large comme la main de

plancher . Par endroits , s’

élevaient des tas de monnaie ;on eût dit les vagues de cette mer de gros sous . Au

milieu,entre deux de ces tas , dormait Sœur-des — Pau

v t es , dans un rayon de lune . L’enfant , cédant au som

meil , n’

ava it pu gagner son l it ; elle s’

éta it l aissée

glisser doucement et rêvait du ciel sur cette couche

faite d ’

aum ônes . Les bra s ramenés contre l a p oitrine ,

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SOEUR -DES — PAUVRES 1 57

elle tenait dans sa main droite le m ag ique cadeau de

l a mendiante,et

,son souffle faible et régulier s ’en

tendait au_milieu du silence . L ’astre bien-aimé , se mi

rant autour d ’elle dans la monnaie neuve , l’

en tourai t

comme d ’un cercle d’or .

Guillaume et Guillaum e tte n e ta ient pas bonnes

gens a longtemps s’

é tonner . Le m iracle étant à leur

profit , ils ne songèrent guère à l’

expliquer, se souciant

peu qu’ il fût œuvre du bon Dieu ou du diable. Lors

qu’

ils eurent un instan t compté le trésor des yeux , il s

voulurent s ’

a ssurer qu’i l n ’

é tait pas seulement j eu de

l ’ombre et refle t de lune . Ils se baissèrent ev idement ,les mains grandes ouvertes .

Or , ce qu'il advint alors est si peu croyable que

j’

hésite à l e dire . A peine Guill aume eut- il pris unepoi gnée de pièces

,que ces pièces se changèrent en

énormes chauves-souri s . Il ouvrit les doigts avec ter

f eur , et les vilaines bêtes s’

échappèrent , p oussant des

cris aigus et le frappant‘

a l a face de leurs longues

ailes noires . Guillaum ette , de son côté,saisi t une

nichée de j eunes rats,aux dents blanches et fines

,qui

l a mordirent cruellement en s’

enfuyant le long de ses

j ambes . La v ieille femme,que l a vue d

une souris fai

sait évanouir , se mourait de les sentir courir dans ses

j upes .

Il s s etaient dressés,n

osent plus caresser cet ar

gent si neuf d ’

app arence e t s i déplaisant au toucher .

Ils se regardaient,mal à l ’aise

,et s

encouragea ient

avec ces regards,moitié r iants

,moitié fàchés , d

’un

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1 58 SŒ UR— DES— PAUVRES

enfant que vient de brûler une friandise trop chaude .

Guillaum ette céda l a première à la tentation ; elle

allongea ses bra s maigres et prit deux nouvelles poi

guées de sous . Comme elle se‘

rrait les poings , pour

ne rien laisser échapper, elle poussa un grand cri de

douleur ; car , à la vérité , elle avait saisi deux poignées

d’

aiguilles si longues et si pointues que Ses doigts se

trouvaient comme cousus aux paumes de ses mains .

Guillaume , à la voir se baisser,voulut sa part du

trésor . 11 se hâte et ramassa pour tout butin deux

belles pelletées de charbons ardents qui brûlèrent

comme poudre sur sa peau,tant ils étaien t enflam m és .

Alors , rendus furieux par l a souffrance , ils se pré

cipitèient sur les gros sous , fouill ant en plein tas et

cherchant à gagner l e miracle de vitesse . Mais les

gros sous n ’

étaient pas sou s à se laisser surprendre .

A peine touchés,il s s ’envola ient en sauterelles

,ram

paient en serpents , fuyaient en e au bouillante , se dis

sipa ient en fumée ; toute forme leur semblait bonne ,et ils ne s ’en allaien t pas sans avoir quelque peu brûlé

ou mordu les voleurs .

Il y avait l à une effrayante fécondité , si rapide et

donnant naissance à tant de créatures différentes,

qu’

une inexprimable terreur régnait . Crapaud s « vo

lants , hiboux , vampires , phalènes , se pressaien t à lalucarne , battant de l

’aile et s’échappant par grandes

volées . Les scorpions , les araignées , tous les hideux

habitants des lieux humides , gagnaient les coins par

longues fi les effarouchées ; l e grenier, bien que fort

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1 60 SOEUR-DES-PAUVRE S

frances . Un pauvre était pauvre pour elle avant d ’

ê tre

bon°

ou m échant . Elle ne distinguait point entre les

l armes et pensait volontiers qu ’el le n ’

evait pas charge

de distribuer des peines et des récompenses,mais mis

sion d ’

e ssuyer des pleurs . Dans sa petite raison de dix

a ns, il n

v avait pas grande idée de justice ; el le était

toute charité , toute aumône . Lorsqu’

e lle songeait aux

damnés d’

enfer , il lui venait au cœur des pitié s qu ’elle

n’

éprouvait j amais aussi fortes pour les âmes du pur

ga toire .

Quelqu’

un lui ayant dit un j our que tel pauvre ne

méri tait pas le pain qu ’elle lui donnait,elle n’

avait pas

compr is . Elle se refusa it à croire que ce n ’est pas assez

d’

avoir faim pour manger .

Or, pour réparer sou oubli , Sœur-des — Pauvres re

prit le petit sac et alla vi te acheter en bel argent neuf

une terre qui touchait à l a cabane de ses parents . Elle

acheta , en outre , une p a 1re de bœufs blancs et roux ,aux poils luisants comme de la soie . Elle n ’eut garde

d ’oublier la charrue , et loua un garçon de ferme qui

conduisit l ’a tte lage au bord du champ , à l a porte de

la chaumière . Pendant ce temps elle amassai t a l a v ille

des provisions de toutes sortes,souches de vigne qui

brûlent avec un feu clai r , fine fleur de farine , salaisons

et légumes secs . Elle se fai sait suivre de troi s grosses

charrettes et a llait de boutique en boutique , les char

geant de ce qu ’elle pensait nécessaire à un ménage .

E t c’

éta it merveil le comme elle dépensait en grande

fille l ’argent du bon Dieu , n‘

achetant pas choses inu

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SOEUR— DE S -PAUVRES 1 6 1

tiles , a insi qu ’on aurait pu l’

a ttend re d ’une bambine

de son âge , mais bien meubles solides et commodes ,pièces de toile , chaudrons de cu ivre , tout ce que sou

haite dans ses rêves une ménagère de trente ans .

Lorsque les troi s charrettes furent pleines,elle vin t

les faire ranger auprès des bœufs e t d e l a charrue .

A lors elle comprit que l a chaumière étai t bien misé

rabl e et bien petite pour contenir ces r ichesses , et elle

eut du chagrin de ne pouvoir acheter une ferme , non

pas qu’elle manquât d ’argent , mais parce qu’

il n ’

y avait

point de ferm e dans cette partie du pays . Elle résolut

d’

appeler les maçon s e t de leur faire bâtir une grande

habitation , sur l’

em placem ent m èm e de l a pauvre de

meure . Mais en attendant , comme elle était pressée ,elle

'

se contenta d e verser sur le sol , devant les char

f ettes_, quelques tas de gros sous , pour payer les frais

de bâtisse .

Elle fi t si bien qu ’elle n e mit pas une heure à tout

disposer de l a sorte . Guillaume et Guillaum et te dor

m aient encore , m’ayant entendu ni l e bruit des roues ni

l e fouet du garçon de ferme .

Alors , Sœur— des- Pauvres s’

approcha de l a porte ,ayant aux lèvres un ñ u sourire , car elle avai t parfoi s

l’

espièglerie du bien . Elle s’

é tait hâtée un peu par

mal ice , et s’

applaud issait d’

avoir réussi à devancer le

reveil de ses parents .

Elle donna un dernier regard à ses achats, et se mit‘

a crier en frappant dans ses m ains de toutes ses

forces

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1 62 SŒ UR-DES — PAUVRES

Oncle Guillaume , tante Guillaum e tte !

Et,comme les deux v ieux ne bougeaient, elle heurta

d u poin g les planches m a 1 jointe s du volet , en répétant

plus haut et à plusieurs reprises

Oncle Guillaume“

,t ante Guillaum ette , ouvrez vite ,

l a fortune dem ande à entrer !

O r,Guillaume et Guillaum e tte entendirent cela en

dormant , e t , sans presque prendre l a peine de s’

éve il

l er,i ls sautèrent d u l it . Sœur— des-Pauvres cria it encore

lorsqu’

ils parurent sur le seuil , se poussan t et se frot

tan t les yeux pour mieux voir ; et i ls s’

é ta ient tant

pressés , que Guillaume avait les jupes et Guillaum e tte

les culottes . Ils n ’eurent garde d e s’

en douter , ayant

bien d ’

autres suj ets d ’

étonnem ent . Les tas de grossous

s’

éleva ient , hauts comme des meules de foin ,e t les

trois charrettes avaient fort grand air,les chaudrons

et les meubles de chêne se détachant sur l a neige . Les

bœufs , au vent froid d u matin , soufflaient avec bruit,

e t le 5 0 0 de la charrue sem blai t d’argent,blanc des

premiers rayons .

Le garçon de ferme s ’

av ança et dit à Guillaume

Ma ître , où dois-je conduire l’

a tte lage‘! ce n ’est

pas sai son de labour .

Soyez sans crainte vos champs

sont ensem encéS, et vous aurez ample récolte .

Et, pendant ce temps, l es charretiers s’

étaient ap

proches de Guillaum e tte .

Brave dame , lui disaient— ils , voici votre ménage

e t vos provisions d‘

hiver . Hâtez-vous de nous dire

où nous devons décharger nos charrettes . C’

est peu

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1 611 SOEUR— DES - PAUVRES

porte,ils l a regardèrent e t éclatèrent en san glots

,sans

savoir pourquoi . I l l eur se'

mbla qu’

nne main les serrait

à la gorge,et leur cœur battit v iolemm ent , à ne pou

voir respirer . Ils restaient là , debout, près d'

étouffe r,

n e sachant que faire dans cette émotion qu’

ils ne con

naissaient pas . Et,tout d’un coup , il s comprirent qu

ils

aimaient Sœur-des— Pauvres ; alors , riant dans les la r

mes,il s coururent l

em bra sser, ce qui les soulagea .

Un an plus tard,Guillaume et Guillaum ette se trou

v aient les plus riches fermiers du pays . Ils possédaient

une grande ferme neuve,et leurs champs s’étend a ient

à tant de lieues à l a ronde , qu’

unmême horizon ne pou

ve i t les contenir . Qu’

un pauvre dev ienne riche , cela

n ’est point rare,et personne

,dans nos temps , ne songe

à s ’en étonner . Mais , lorsque Guillaum e et Guillaum ette

de méchants devinrent bons,i l y en eut qui se refusèrent

à le croire . C’

é ta it vérité cependant . Les parents de

Sœur-des— Pauvres,ne souffrant plus le froid ui la faim

,

retrouvèrent leur bon cœur d ’

a utre fois , e t , comme ils

avaient beaucoup pleuré , ils se senti rent frères des

m i sérables et les soulagèrent sans égoïsme .

Les larmes,j e le sais , sont bonnes conseil lères .

Pourtant, si Guillaum e tte n’aima plus trop la dentelle,

si Guillaume cessa de boire et préféra le travail , m’

est

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SŒUR-DES — PAUVRES 1 65

av i s que les gros sous avaient en eux quelque vertu

secrète qui aida au miracle ; car ils.

n’

éta ient pas

comme les premiers sous venus,qui consentent à

payer chiffons et festins , et ils montraient bien à l’oc

casion ne vouloir pas appartenir‘

a de méchants cœurs

ils étaient fortune‘

a rendre charitable , et dirigeaient la

main de ceux qui les possédaient . Ah ! les braves gros

sous,n’

a y ant point la morue stupidité de nos la ides

pièces d’

or et d‘

argent !

Guillaume“

et Guillaum e tte caressaient Sœur-des

Pauvres du matin a u soir . Dans l ’abord , ils lui évitaient

toute fatigue et se fâchaient dès qu’elle parlait d e tra

vail . Il étai t aisé de voir qu’

ils souhaitaient en faire une

bel le demoisel le , avec de petites mains blanches , bon

ne s à nouer des rubans . Fais — toi fière , lui disaient-i l s

chaque matin,et ne te chagrine du reste . Mais la fille tte

ne l‘entend a it point ainsi elle serait morte de tristesse

à rester assise tout le long du j our, sans autre besogne

que regarder filer les nuages ; ses richesses lu i étaien t

moindre distraction que frotter ses meuble s de chêne

e t tirer soi gneusement ses draps de fine toile . Elle

prenait donc du plaisir à se ' guise,et répondait à ses

parents : Laissez , j e suis chaudement vêtue et n’ai

que faire de dentelle ; j’aime mieux souci de ménage

que souci de toilette .

Et elle disait cela s i sagement que Guillaum e et

Guillaum ette comprirent qu’elle avait une grande rai

son e t ne l a contrarièrent plus dans ses goûts . Ce fut

fê te pour el le . Elle se leva , a insi qu’

autreiois, à cinq

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1 66 SOEUR — DES -PAUVRES

heures,et se chargea des soms domestiques ; non pas

qu’elle balaya°

et l ave , comme aux jours de malheur ,car ce n

é tait plus besogne d e sa force qu‘

eutretenir

en propreté un aussi vaste logis ; mais elle surveill a

les servantes e t n’eut pas fausse honte à les aider dan s

l eurs travaux d e la iterie et de basse -cour . Elle était bien

la j eune fille la plus riche e t la plus a ctive de l a con

tree,et chacun s ’

ém e rve illait de ce qu’el le n ’eut point

changé en devenant grosse fermière,sinon qu ’elle

avait les j oues plus roses et le cœur plus gai au travail . Bonne misère , disai t- elle souvent , tu m

’as appris a être riche .

Elle songeait beaucoup pour son â ge , ce qui l’

a ttris

tait parfois . Je ne sais comment elle s ’ape rcut que ses

gros sous lui devenaient de peu d’

utilité . Les champs

lui donnaient le p ain , le vin , l’

huile,les légumes et

les fruits ; le s troupeaux lui fournissaient la laine pourles vêtements et l a chair pour les repas ; tou t s

offra it

à ses entours, et les pro d uits de la ferme suffisa ien t

amplement a ses besoins et à ceux de ses gens . Même

la part des pauvres était large , car elle ne donnait plus

a umônes d ’argent,mais viande

,far ine , bois

a brûle r,

pièces de toile et de drap , et se montrait sage en cela ,offrant ce qu’elle savait nécessaire aux indigents , et

leur évitant la tentation de mal employer les sous de

l a charité.

Or , dans ce tte abondance de biens , plusieurs tas de

gros sous dormaient au grenier, et Sœur-des —Pauvres

se chagrinait de les voir occuper la place de vingt à

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1 68 SOEUR— DES-PAUVRES

doute pas de s0 1,fi v a plus de gaieté de cœur a se sen

tir humble qu e puissant . Elle l’

eut volontiers j eté à l a

r1vière ; mais un méchant pouvait le trouver dans le

sable et en user au dommage de chacun ; e t , certes s’i l

employait à faire le mal la moitié de l ’argent qu elle

av ait dépensé en bonnes œuvre s , i l n’est point douteux

qu’il ne ruinât le pa ys . Aussi comprit— elle alors que l a

mendiante ait longtemps cherché avant de donner son

aumône c’

était là un cadeau faisant la 1o 1e ou le dés

espoir d ’

un peuple , selon la main qui le reçoit .

Elle garda le sou , et comme il était percé , elle se le

pendit au cou à l ’aide d ’un ruban ainsi elle ne pou

v ait le perdre . Mais cela l a chagr1 nm t de le sentir sur

sa poitrine,et elle eût tout fait au monde pour retroa

ver l a pauv 1 e sse . E lle l’

aura it priée de reprendre ce

dépôt,trop lourd pour être longtemps ga rdé , et de la

laisser vivre en bonne fille , ne faisant d’

autre s mira

cles que miracle s de travail et de j oyeuse humeur .

O r, elle l’avait vainement cherchée e t désespérai t

de j amais la rencontrer .

Un soir , p a ssant d evant 1 eglise , elle entra faire un

bout de prière . Elle all a tout au fond , dans une peti te

chapelle—

qu’

elleäim a it pour son ombre et son silence ;les v i traux d ’un bleu sombre éclairaient les dalles

comme d’un refle t de lune , e t la voûte , un peu basse ,n

ava it pas d’

echo . Mais , ce soir- là , l a peti te chapelle

étai t en fête . Un rayon égaré,après avoir traversé l a nef

,

donnait en plein sur l’hum ble autel et faisa i t briller

dans les ténèbres le cadre doré d’un vieux tableau .

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SŒ UR — DES — PAUVRE S 1 69

Sœur-des -Pauvres , qui s e ta it agenouillée sur l a

pierre nue,eut une courte distraction à voir ce bel

adieu du sol eil à son coucher et ce cadre qu’

elle ne

savait point 1211 . Puis el le pencha l a tête et com m enca

son oraison ; elle suppliait le bon Dieu de lui envover

un ange qui se chargeât du gros sou .

Au fort de sa prière , elle leva l e front . Le baiser du

soleil montai t lentement ; il avait laissé le cadre pour‘la toile peinte , e t , comme il emplissait le tableau , on

eût pu croire que cette lumière blonde sortait de l’

i

mage sainte . Elle rayonnait sur l e mur noir , et c’

é ta it

comme si quelque chérubin eû t écarté un coin du voile

des cieux ; car on y voyait , dans un éblouissement de

gloire et d e splendeur , l a Vierge Marie endormant Je

sus sur ses genoux .

Sœur-des— Pauvres regardait , cherchant à se souve

nir . E lle avait vu, en songe peut-être , cette belle sainte

et cet enfant div in . Eux aussi l a reconnaissaient sans

doute ils lui souriaient , et même elle les vit sortir de

la toile e t descendre ver s elle .

Elle entend it une voix douce qui d isa 1 t

Je suis la sainte mendiante des cieux . Les pau

vres de l a terre me font l ’offrande de leurs larmes,et

j e tends l a main à chaque misérable , afin qu’ il se sou

lage . J’

em porte au ciel ces aumônes de souffrance , e t

ce sont elles qui , ainassées une à une dans les siècles ,formeront au dernier j our les trésors de félicité des

élus .

C’

est ainsi que j e vais par le monde , pauvrement

1 0

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1 70 SŒ UR — DES — PAUVRES

vêtue , comme il convient à l a fille du peuple . Je con

sole les indigents mes frères , et j e sauve les riches

par l a charité .

Je t ’ai vue, un soir, et j'ai reconnu en toi celle que

j e cherchais : C’

es t un rude labeur que le mien,e t , lors

que j e rencontre un ange sur l a terre,j e lui confie une

partie de ma mission . J’

ai pour cel a des sous du ciel

qui ont l’

intelligence du bien et qui rendent fées les

mains pures .

Vois m ou Jé sus te souri t i l est content de toi .

Tu as e'

te mendiante des cieux,car chacun t

'

a fa it l’

au

m ône de son âme , et tu amèneras ton cortège de pau

v re s j usque dans le paradis . Maintenant , donne ce sou

qui te pèse ; les chérùbins ont seuls cette force de per

ter éternellement le bien sur leurs ail es . Sois humble,

sois heureuse .

Sœur-des- pauvres écoutait l a parole div ine ; elle

étai t l à,demi-penchée

,muette , en extase ; e t , dans ses

yeux grands ouverts,se refléta it l

éblouissem eut de la

vision . Elle demeura longtemps immobile . Puis , comme

le rayon montait touj ours,i l lui sembla que la porte

d u ciel se refermait ; la Vierge prit l e ruban à son couet disparut lentement . L’enfant regardait encore , mais

elle voyait seulement le haut d u cadre doré,brillant

faiblement aux dernières lueurs .

A lor_

s , ne sentant plus le p0 1ds du sou sur sa poi

trine , elle crut en ce qu’elle venait de voir . Elle se si

gna et s'

en alla , remerciant Dieu .

C ’est ainsi qu ’elle n’

eut plus de souci et qu’

elle v é

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AV ENTURES

SIDOINE ET DU PETIT MÉDÉRIG

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1 76 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

de son salu t et l’a isance de son allure,on lui accorda it

aisément plus d'esprit qu’

aux doctes cervelles de qua

rante grands hommes . S es yeux ronds, pareils à'

ceux

d’

une mésange , dardaient des regards minces et pene

trants comme des vrilles d ’

acier ; ce qui , certes , l’

aurait

fai t j uger méchant enfant,si de longs cils blonds n ’a

v a ient voilé d ’une ombre douce la malice et la hardiesse

de ces yeux- là . Il portait des cheveux bouclés et riai t

d’

un bon rire engageant,de sorte qu ’on ne pouvait

s’

em pê cher de l’

a im er .

Bien qu’

ils eussent grand’

peine‘

a converser l ibre

ment, l e grand S id oine et le petit Méd éric n’en étaient

pas moins les meilleurs amis du monde . Ils avaient

seize ans tous deux , étant nés le même j our , à la même

minute , et se connaissaient depuis lors ; car leurs

mères,qui se trouva ient voisines , se plaisai ent à les

coucher ensemble dans un berceau d ’osier,aux jours

où le grand S id oine se contentait encore d’

une couche

de trois pieds de long . Sans doute,c’est chose rare que

deux enfants , nourris d’une m ême bouillie , aient des

croissances si singulièrement différentes . Ce fait em

b arra ssa it d’

au tant plus les savants du voisinage , que

Méd éric, contrairement aux usages reçus , avait à coup

sûr rapetissé de plusieurs pouces . Les cinq ou six cents

doctes brochures , écrites sur ce phénomène par des

hommes spéciaux,prouvaient de reste que le bon Dieu

seul savait le secre t de ces croissances bizarres , comme

il sait d ’

ailleurs ceux des Bottes d e sept l ieues , de la

Belle au bois dormant et de ces mille autres vérités ,

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ET DU PETIT MÉDÉRI C 1 77

si belles et si simples qu’il faut toute la pureté de l ’en

fance pour les com prendre .

Les mêmes savants, qui faisa ient métier d e tud ier ce

qui ne saurai t être expliqué , se posaient encore un

grave probl ème . Comment peut — il se faire , se deman

d a ient— ils entre eux ,sans j amais se répondre , que cette

grande bête de S id oine aime d un amour aussi tendre ce

petit polisson de Méd éric , et comment ce petit polisson

trouve-t-il tant de caresses pour cette grande bête ?

Question obscure , bien faite pour inquiéter des esprits

chercheurs la fraterni té du brin d ’

herbe et du chêne .

J e ne me soucierais pas autant de ces savants,si

un d ’eux , l e moins accrédité dans l a paroisse , n’

av a it

dit certain j our en hochant la tète Hé,hé ! bonnes

gens , ne voyez-vous pas ce dont i l s’agit ? R ien n ’est

plus simple . I l s'

est fai t un échange entre les marmots .

Quand il s étaient au berceau,alors qu

ils avaient la

peau tendre et le crâne de peu d ’

ép a isseur , S id o ine a

pris l e corps de Méd éric,e tMéd éric , l

'

esp rit de S id oine ;de sorte que l ’un a crû en j ambes et en bra s

,t andis

que l‘

autre croissait en intelligence . De l à leur am itié .

Ils sont un même être en deux êtres différents et c’est ,si j e ne me trompe , l a d éfinitiondes amis parfaits .

Lorsque le bonh omme eut ainsi parlé,ses collègues

rirent aux éclats et le traitèrent de fou . Un philosophe

daigna lui démontrer comme quoi les âmes ne se trans

v asent point de la sorte,ainsi qu ’on fai t d ’un liquide ;

un naturaliste lui criait en même temps dans l’

autre

oreille qu’

on n’

avait pas d ’

exem ple en zoologie d’

un

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1 78 AVENTURES DU GRAND S I DOIN E

frère cédant ses épaule s à son frère,comm e il lui cé

derait sa part de gâteau . Le bonhomme hochait tou

jours l a tête , répétant J ’ai donné m on expl ication ,donnez la vôtre , et nous verrons laquelle des deux est

la plus raisonnable .

J’

ai longtemps médité ces paroles et j e l es a i trou

vées pleines de sagesse . J usqu’

à m eilleure explication,

si tant e st que j’

aie besoin d ‘une explication pour

continuer ce conte , j e m ’en tiendrai‘

a celle donnée

p ar le vieux savant . Je sais qu’elle

'

blessera les idées

nettes e t géométriques de bien des personnes ; mais ,comme je suis d écidé à accueillir avec reconnaissanceles . nouvelles soluti ons que m es lecteurs trouveront

sans aucun doute , j e crois agir justement en une

matière aussi délicate .

Ce qui , Dieu merci , 1 1 e tait pas suj et à controverse ,car tous les esprits droits conviennent a ssez sou

vent d ’

un fait,

c’

est que Sideme et Méd éric se trou

va ient au mieux de leur amitié . Ils découvraient chaque

jour tant d’

avantage s‘

a être ce qu’

ils é taient,que

,pour

rien au monde,ils n ’

a uraient voulu changer‘

d e corps

ni d’

esprit .

Sid oine , lorsque Méd éric lui indiquait un nid de pie

tout au haut d ‘un chêne,se déclarait l ’enfant le plus

ñu de l a contrée ; Méd éric , lorsque S id oine se baissa it

pour s’

em parer d u nid croyait de bonne foi avoir la

taille d’

un géant . Mal t en eût pris , s i tu avais traité

S id oine de sot , espérant qu’il ne saurait te répondre

Méd éric t’

aura it prouvé en trois phrases que tu tour

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1 80 AVENTURES DU GRAND sm om s

il a llum a it l e feu , l es couvra i t de braise et se brûlait

les doigts à les retirer .

Ces menus soins domestiques n’

exige a ient pas

grandes ruses ui grande force de poignets . Mais il fai

sait bon voir les deux compagnons dans les exigences

plus graves de la vie , comme lorsqu’

il fallait se dé

fendre contre le s loups , pendant les nuits d’hiver

,ou

encore se vêtir décemm ent , sans bourse d éfier , ce qui

présenta it des d ifficultés énormes .

S id oine avait fort a faire pour tenir les loups a dis

tance ; il l ançait à droite et à gauche des coups de pied

à renverser une montagne , e t, le plus souvent , ne ren

versait ri en d u tout , par la raison qu’il é tait très — mal

adroit de sa personne . I l sortait ordinairement de ces

luttes les vêtements en lambeaux .

—A10 rs le rôle de Mé

d éric commençait . De faire des reprises , il n’

y fallait

pas songer , e t le malin garçon préférait se procurer de

beaux habits neufs , pui sque , d’

une façon comme d’une

autre , il devait se mettre en frai s d ’

im agina tion . Achaque blouse déchirée , ayant l

e sprit fertile en expé

d ients , i l inventait une étoffe nouvelle . Ce n’

é ta it pas

tant la qual ité que l a quantité qui l’

inquiéta it figure

toi un ta illeur,qui a urait à habiller les tours Notre

Dame .

Une fois , dans un besoin pressant , il adressa une re

quête aux meuniers , sollicitan t de leur bienveillance le s

v ieilles voiles de tous les moulins à vent de la contrée .

11 demandait avec une grâce sans pareille , et il oh

tint b ientô t assez de toile pour confectionner un su

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ET DU PET IT MÉDÉR IC 1 8 1

p erbe sac qui fit le plus grand honneur à S id oine .

Une autre fois , i l eut une idée plus in génieuse eu

core . Comme une révolution venait d ’

écla ter d ans le

pays , et que le peuple , pour se prouver sa puissance ,brisa it les écussons et déchirai t les bannières du der

n ier règne,i l se fi t donner sans peine tous les vieux

drapeaux qu i avaient servi dans les fêtes publiques .

J e te laisse a penser si l a blouse , faite de ces lambeaux

de soie , fut splendide à voir .

Mais c’

é ta ien t là d es habits de cour , et Méd éric cher

chait une é toffe qui résistât plus longtemps aux griffes

e t aux dents des bêtes fauves . Un soir de bataille , les

loups ayant achevé de dévorer l es drapeaux,i l lui v int

une subite inspiration en considérant les morts resté s

sur le sol . Il dit à S id oine de l es écorcl1 er proprement,fit sécher les peaux au soleil , e t, huit j ours après , son

grand frère se p 1:om enait , l a tête haute , vêtu galam

ment des dépouilles de leurs ennemis . Cc dernier était

un pe u coquet , ainsi que tous les gros hommes , et se

montrait très — sensib l e aux beaux ajustements neufs ;aussi se mit- ii a faire chaque semaine un furieux car

nage de loups , les assommant d’

une façon plus douce,

par crainte de gâter les fourrures .

Méd éric n ’eut plus , dès lors , à s’

inquiéter de la garde

robe . Je ne t ’ai point di t comment il arrivait à se vê tir

lui -même , et tu as sans doute compris qu’il y arrivait

sans tant de ruses . Le moindre bout de ruban lui su lfi

sait . 11 était fort mignon,et de taille bien prise , quoique

petite ; les dames se le disputaient pour l’

at tifer de ve

1 1

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1 82 AVENTURE S DÛ GRAN D S IDO IN E

10 11 1 3 et de dentelle : Aussi le rencontrait — ou touj ours

mis à la dernière mode .

Je ne saurais dire que les fermiers fussent très- en

chantés du voisina ge des deux amis . Mais il s avaient

tant de respect pour les poings d e Sid oine tant d ’ami

tié pour les j olis sourires de Méd éric, qu ils les lais

saient vivre dans leurs champs , comme chez eux . Les

enfants d‘

a illeurs ne mésusaient pas de l’hospitalité ; ils

ne prélevaient quelques légumes que lorsqu’

ils étaient

l a s de gibier et de poisson . Avec de plus méchants

caractères , il s auraient ruiné le pays en trois j ours ; une

simple promenade dans les blés eût suffi . Aussi- leur

tenait-ou compte d u mal qu’

ils ne_faisaient pas . Ou

leur avait même de l a reconnaissance pour les loups

qu’

ils détruisa ient par centa ines , et pour le ggand

nombre d’

étrangers curieux qu’

ils a ttira ieu t dans l es

villes d ’

a lentour .

J’

hésite‘

a entrer en matière avant de t ’avoir conté

plus au long le s affaires de mes héros . Les vois -tu

bien,là , devant toi ? S id oine , haut comme une tour ,

vêtu de fourrures grises , et Méd éric, paré de rubans

et .de paillettes , brillant dans l’herbe à ses pieds

,

comme un scarabée d’

or . Te les figures-tu se prome

nant dans la campagne,le long des ruisseaux

,soupant

e t dormant dans les clairières , vivan t en liberté sous

le ciel de Dieu ? Te dis— tu combien S id oine était bête,avec ses gros poings

,et que d ’

ingénieux expédients ,que de fines repartie s se logaient d ans la petite tête de

Méd éric ? Te pénètres-tu de cette idée , que leur union

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1 811 AVENTURES DÛ GRAN D S IDOIN E

couché en face de lui , contemplait avec amour le s poings

de son compagnon ; bien qu’i l les eût vus grandir , i l

t rouvait,à les regarder, un éternel suj et de j oie e t d

é

tonnem eut .

Oh ! l a belle paire de poings ! songeait — 1L les

m a î tres poings que voilà Corñm e le s doigts en sont epais

et bien plantés! Je ne . voud ra is pas , pour tout l’or du

m onde , en recevoir la moindre chiquenaude il y aurai t

de quo i a ssommer un bœuf. Ce cher S id oine ne semble

pas se douter qu ’il porte notre fortune au bout d es bras .

S id oine , que le feu réjouissait , a llongeait en effet les

m ains d ’une facon indolente , et dodel inait de l a tète ,ab îmé dans un oubl i comple t des choses de ce monde .

Méd éric se rapproch a d u feu qui s’

é te iguait .

N ’est— ce pas dommage , reprit— ii à voix basse ,d ’user de si belles armes contre les méchantes car

casses d e quelques loups galeux ‘

! Elles méritent vrai

ment un plus noble usage,com me d ’

écra ser des ba

taillons entiers et de renverser les murs de citadelles .

Nous sommes nés pour de grands destins , e t nous voilà

dan s notre seizième année , sans avoir encore fait l e

moindre exploi t . Je suis la s de l a vie que nous menons

au fond de cette vall ée perdue , e t il est, j e crois , grande

ment temps d’

aller conquérir le royaume que Dieu nous

garde certainement quelque part ; car plus j e regarde

les poings de S id oine , et plus j’en suis convaincu ce

sont là des poings de roi .

S id oine é tait loin de songer aux grandes desti

nées rêvées parMéd éric . Il venait de s’

a ssoupir, ayan t

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ET DU PET IT MEDER lC

peu dormi la nui t précédente,et on comprenai t , à la

régularité de son souffle , qu’il ne prenait pas même la

pein e d’

avoir des songes .

Hé ! mon mignon ! lui cria Méd éric .

ll leva l a tête et regarda son compagnon d ’un air

inquiet,agrandissant les yeux et dressan t les oreilles .

Écoute , reprit celui -ci , et tâche de comprendre ,s’il est possibl e . Je songe à notre avenir e t je trouve

que nous le négligeons beaucoup . La vie , mon mignon ,ne consiste pas à manger de belles pommes de terre

dorées e t à se vêtir d e splendides fourrures . I l faut,en

outre,se fa ire un nom dans le monde

,se créer une po

si t1on . Nous ne sommes pas gens du commun , pouvant

nous contenter de l’

etat e t du titre de va gabond s . Certes ,j e ne méprise pas ce métier

,qui est celui des lézards ,

bêtes à coup sûr plus heureuse s que bien des hommes ;mais nous serons touj ours à temps de le reprendre . I l

s ’agit donc de sortir au plus tô t de ce pays , trop peti t

pour nous , e t de chercher une contrée plus vaste où

nous puissions nous montrer à notre avantage . Sûre

ment , nous ferons vite fortune , si tu me secondes selon

tes moyens , j’

entend s en distribuant des taloches d ’

après

mes avis et conseils . Me comprends— tu ?

Je crois que oui,répondit Sid oine d

un ton mo

deste ; nous allons voyager e t nous b attre tout le lon g

de la route . Ce sera charmant .

Seulement,continua Méd éric , i l nous faut un but

pour nous ôter le loisir de ba guenauder en chemin . Vois

tu , mon mignon , nous aim ons trop le soleil , et nous

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1 86 AVENTUR ES DU GRAND S IDOIN E

serions bien capables de passer notre j eunesse à nous

chauffer au pied des haies , si nous ne connaissio ns , au

moins par ouï-dire,le pays où nous désirons nous

rendre . J ’ai donc cherché une contrée qui fût digue

de nous posséder, e t , j e te l

avoue,d

abord j e n’en

trouvais aucune . Heureusement,j e ine sui s rappelé une

conversation que j ’ai eue,il y a quelques j ours, avec un

bouvreuil de ma connaissance . Il - m’a dit venir en

droite ligne d ’un grand royaume,nommé le Royaume

des Heureux,célèbre par l a fertilité d u sol et l

"è xcel

lent caractère des habitants ; i l est gouverné en ce

moment par une j eune reine, l

a im able Primevère ,qui , dans la bonté de son cœur , ne se contente pas de

laisser vivre en paix ses Suj ets,mais veut encore faire

p articiper les animaux de son empire aux rares félicités

de son règne . Je te di rai,une de ces nuits , les étranges

histoires que m ’a contées‘

a Ce sujet mon ami le bou

vreuil . Peut — être,

car tu me parais singulièrement

curieux aujourd ’hui,

désires - tu connaître comment

j e compte agir dans le Royaume des Heureux . Dès à

présent , et à ne juger les choses”

que de loin , il me

semble assez convenable de'

me faire aimer de l’

ai

mable Primevère , et de l’

épouser , pour v ivre gra sse

ment ensuite,sans souci des autres empires d u monde .

Nous verrons a te créer une position qui convi enne à

tes goûts,en te permettant de t

entre tenir l a main .

Mon mignon,j e jure de te tailler tôt ou tard une noble

besogne , telle que le monde dans mille ans parlera

encore de tes poings .

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1 8 8 AVENTURES DÛ GRAND S lDOIN E

bienfaiteurs . La vallée manque d’

eau , et leurs terres

sont d une telle sécheresse qu ’

elles produisent le pire

v in du monde,ce qui est un continuel chagrin pour

les buveurs du pays . Las de piquette , ils ont convoqué

dernièremen t toutes leurs académ ies ; une aussi docte

assemblée allait certainement inventer l a pluie,sans

plus de peine que si le bon Dieu s’

en mêlait . Les se

vants se sont donc mis en campagne ; ils ont fait des

études fort remarquables sur la nature et la pente . des

terrains , et ont conclu que rien ne serait plus facile que

de dériver et d’

am ener dans la plaine les eaux du fleuve

voisin,si cette diablesse de montagne ne se trouvait

j ustement sur le passa ge . Observe , mon mignon , com

bien l es hommes nos frères sont de pauvres sires . Il s

étaient là une centaine à mesurer,

a niveler , à dresser

de superbes plans ; ils disaient, sans se tromper , ce qu’é

tait la montagne,marbre

,craie ou pierre à plâtre ; ils

l‘

a uraient pesée , s’ il s l ’avaient voulu , à quelques ! il o

grammes prè s et pas um,m èm e le plus gros , n

a songé

à la porter quelque part o ù elle ne gênât plus . Prends

l a montagne , S id oine , mon mignon . Je vais chercher

dans quel lieu nous pourrions bien l a poser sans

m alencontre .

S id oine ouvrit les bras e t en entoura délicatement

les rochers . Puis il fit'

un léger effort, se renversant

en a rrière , et se releva , serrant le fardeau contre sa

poitrine . Il le soutint sur son genou,a ttendant que

Méd éric se décid_

ât . Ce dernier hésitait .

Je l a ferais b ien j eter à l a m er , murmurait-il,

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ET DU PET IT MÉDÉRIC 1 89

mais un tel caillou occasionnerait pour sûr un nouveau

déluge . Je ne puis non plus la faire mettre brutalement

à terre,au risque d ’écorner une v ille ou deux . Les cul

tiv a teurs pousseraient de beaux cris , si j’

encom brais

un champ de nave ts ou de carottes . Remarque , S id oine ,mon mignon

,l ’embarra s où

j e suis . Les hommes se

sont partagé le sol d’une façon ridicul e . Ou ne peut

déranger une pauvre montagne sans écra ser les choux

d ’un voisin .

Tu dis vrai,mon frère

,répondi t S id oine . Seule

ment,j e te prie d ’

avoir une idée au plus vite . Ce n’est

pas que ce cai llou soi t lourd ; mais il est si gros qu’il

m’

em barra sse un peu .

Viens donc,repri t Méd éric . Nous allons le poser

entre ces deux coteaux que tu vois au nord de la

plaine . 11 y a là une gorge qui souffle un froid du diable

en ce pays . Notre caillou l a bouchera parfaitement et

abritera l a va llée des vents de mars et de septembre .

Lorsqu il s furent arrivés , et comme S id oine s apprê

tai t à j eter l a montagne du haut de ses bras , ainsi que

le bûcheron j ette son fagot au retour de la forêt

Bon Dieu ! mon mignon,cria Méd éric , laisse — l a

glisser doucement,si tu ne veux ébranler la terre à

plus de cinquante l ieues à la ronde. Bien ne te

hâte ni ne te soucie des écorchures . Je crois qu’elle

branle , et il serait bon de l a caler avec quelque roche ,pour qu

elle ne s’

av ise de rouler lorsque nous ne se

rons plus ici . Voilà qui est fait . Maintenant les braves

gens boiront de bon vin . Ils auron t de l ’eau pour arro

1 1 .

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1 90 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

ser leurs vi gnes et du soleil pour en dorer les grappes .

Ecoute , S id oine , j e suis bien aise d e te l e faire ehser

ver , nous sommes plus habiles qu’

une douzaine d ’aca

d ém ies . Nous pourrons , dans nos voyages , changer à

notre gré l a température et la fertilité des pays . 1 1 ne

s ’agit que d ’

arranger un peu les terrains , d’

é tablir au

nord un paravent de montagnes,et de ménager une

pente pour les eaux . La terre , j e l’ai souvent remar

qué,est mal bâtie

,et j e doute que les hommes aient

j amais assez d ’espri t pour en faire une demeure digne

de n ati ons civilisées . Nous verrons à y travailler un

peu , dans nos moments perdus . Auj ourd ’hui , voilà notre

dette de reconnaissance payée . Mon mignon , secoue

ta blouse qui est toute blanche de poussière , et partons .

S id oine , il faut l e dire , n’

entend it que l e dernier mot

de ce discours . Il n’

é ta it pas philanthrope , ayant

l’

esprit trop sim ple pour cela , et se souci ait peu d’

un

v in dont il ne devait j amais boire . L’

id ée de voyage l e

ravissait a peine son frère eut-ii parl é de départ que

la j oie lu i fit faire deux ou trois enjambées , ce qui

l’

éloigna de plusieurs douzaines de ! ilomè tres . Heu

reusem ent ,Méd é ric avait saisi un pan de la blouse .

Ohé ! mon mignon ,cria - t — il

,ne pourrai s- tu avoir

des mouvements moins brusques ? Arrête,pour l

amour

de Dieu ! Crois — tu que mes petites j ambes soien t capa

bles de semblables sauts ? Si tu comptes marcher d’

un

tel pas,j e te laisse aller en avant e t te rej oindrai peut

être dans quelques centaines d ’amnées . Arrête e t

assieds — toi .

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1 92 AVENTURES DU GRAND S lDO I N E

LÉGE R APERçU sun LES MOM IES

Ce n ’est pas Sid oine qui aurait jamais soll icité un

ministre des travaux publics pour l’établissem ent de

ponts et de routes . 11 marchait d ’

ord ina ire à travers

cham ps , s’

inquiétant peu des fossés et encore moins

des coteaux ; il p rofessait un dédain profond pour les

coudes des sentiers frayés . Le brave enfant faisait de

l a géométrie sans le savoir,car il avait trouvé

,à lui

tout seul,que l a l igne droite est l e plus cour t chemin

d ’un point à un autre .

Il traversa ainsi une d ouzaine de royaumes , ayan t

soin de ne pas poser le pied au beau milieu de quel

que v ille,ce qu

il sentait devo i r déplaire aux hab i

t ants . I l enj amba deux ou trois mers,Sans trop se

mouiller . Quant aux fleuve s,i l ne dai gna pas même se

fâcher contre eux,l es prenant pour ces minces filets

d’

eau dont la terre est sillonnée après une pluie d ’o

rage . Ce qui l’amusa prodigieusement , ce furent les

voyageurs qu’

il*

rencontra ; il les voyait suer le long

des m ontées aller au nord pour revenir au midi , lire

les poteaux au bord des routes , se soucier du vent, de

la pluie , des ornières , des inondations , de l’

allure de

leurs chevaux . Il avai t vaguement conscience du ridi

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ET DU PETIT MÊDÉRIC 1 93

cule de ces pauvres gens qui s’en vont de gaieté de

cœur risquer une culbute dans quelque précipice

lorsqu’

ils pourraient demeurer tranquillement assi s

leur foyer .

Que diable ! a urait dit Méd éric , quand on es t

ainsi bâti,on reste chez soi .

Mais,pour l

instant , Méd éric ne regardait pa s sur la

terre . Au bout d’

un quart d’

heure de marche,il

_

désira

cependant reconnaître les l ieux où ils se trouvaient . Il

m it le nez dehors , et se pen cha sur l a pla ine ; i l se

tourna aux quatre points du monde , et ne vit que du

sable qu’

un im mense d ésert emplissant l’

horizon . Le

site lui déplut .

Seigneur Jésus ! se dit-ii , que l es gens de ce

pays doivent avoir soif ! J ’

aperç ois le s ruines d’un

grand nombre de v illes , e t j e jurerais que les habitants

en sont morts,faute d

un verre de v in . Sûrement , ce

n ’est pas là le Royaume des Heureux ; mon ami l e

bouvreu il me l'a donné comme fertile en vignobles e t

en fruits de toutes espèces ; il s’

y trouve même a - t-il

aj outé , des sources d’

une eau limpide et fra îche , excel

lente pour rincer les bouteilles . Cet écervelé de Si

de ine nous a certainement égarés .

Hé ! mon mignon ! cria- t— il, où vas-tu ?

Pardieu , répondit S id oine sans s‘

a rrê te r , j e vais

devant moi .

Vous êtes un sot , mon mignon,reprit Méd éric .

Vous avez l’

air de ne pas vous douter que l a terre est

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1 91 AVENTURES EU GRAND S IDOIN E

ronde , e t qu’

en allant touj ours devant vous,vous n ’ar

riveriez nulle part . Nous voilà bel et bien perdus .

Oh ! dit S id oine en courant de plus belle,peu

m’

im por te j e sui s partout chez moi .

Mais arrête donc,malheureux ! cria de nouveau

Méd éric . Je sue , à te regarder marcher ainsi . J’

aurais dû

veiller au chemin . Sans doute,tu as enjambe la demeure

de l’

aim able Primevère , sans plus de façons qu’

un butte

de charbonnier : palais et chaumières sont de même

niveau pour tes longues j ambes . Maintenant,il nou s

faut courir le monde au hasard . Je regarderai passer les

empires,du hau t de ton épaule

, jusqu’

au j our où nous

découvrirons le Royaume des Heureux . En attendant ,rien ne pre sse ; nous ne sommes pas attendus . Je crois

util e d e nous asseoir un instant , pour méditer plus à

l’

ai se sur le singulier pays que nous traversons en ce

moment . Mon mignon assieds — toi sur cette montagne

qui est là , à tes pieds .

Ça ,une monta gne ! répondit S id oine en s

’as

seyant,c’est un pavé , ou le diable m

em pbrte

A vrai dire , ce pavé étai t une des grandes pyra

mides . Nos compagnons,qui venaient de traverser le

désert d ’

Afrique , se trouva ient pour lors en Égyp te .

S id oine , m’ayant pas en histoire des connaissances

bien précises,regarda l e Nil comme un ruisseau

boueux ; quant aux sphinx et aux obélisques,i l les

prit pour des graviers d ’une forme singulière et fort

l aide . Méd éric qui savait tout sans avoir rien appris

fut fâché d u peu d ’

a ttention que son frère accordait a

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1 96 AVENTURE S DU GRAND S IDO lN E

d ’un centimètre . Regarde maintenant ces_vilaines

bêtes qui nous entourent,brûlées par des millions de

soleils ; c’est pure malice , assure— t — ou ,

si elles ne par

lent p as ; elles connais sent le secret des premiers

j ours du monde , et l’

éte rnel souriré qu’elles gardent

sur l es lèvres est simplement par manière de se mo

quer de notre ignorance . Pour moi , j e ne les j uge pas

si méchantes ; ce sont de bonnes pierre s , d’

une grande

simplesse d’

esprit , e t qui en savent moins long qu’on

veut l e dire . Ecoute touj ours , mon mignon , et ne crains

pas de trop apprendre . Je ne te d ira i r ien sur Memphis ,dont nous apercevons les ru ines à l ’horizon , et j e ne

te dira i rien par l’excellente raison que j e ne vivais

pas au temps de sa puissance . Je me d éfie beaucoup

des historiens qui en ont parlé . Je pourrais lire , comme

un autre , les hiéroglyphes des obélisques et des vieux

murs écroulés ; mais , outre que cela ne m’

a m usera it

pas étant très— scrupuleux en matière d’

histoire ,

j’

aurais l a plus grande crainte de prendre un A pour

un B ,et de t ’ind uire ainsi en des erreurs qui se

raientpour toi d ’une déplorable conséquence . Je préfère

j oindre à ces considérations générales un léger aperçu

sur les momies . Rien n ’est plus agréable à voir qu’

une

momie bien conservée . Les Egyptiens s’

enterraient

sans doute avec tant de coquetterie dans la prévision

du rare pla isir que nous aurions un jour à les déterrer .

Quant aux pyramides , selon l’

opinion commune , elles

servaient de tombeaux si pourtant el les n’

étaient pas

destinées à un autre usage qui nous échappe . A insi , à

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ET D U PET IT MÉDÉRIC 1 97

en juger par celle sur laquelle nous sommes assi s ,car notre siège , j e te prie de le rema rquer , est une

pyramide d e l a plus belle venue , j e les croirais

bâties par un peupl e hospitalier,pour servir de sièges

aux voyageurs fati gués , n’

é ta it l e peu d e commodité

qu ’elles offrent à un tel emploi . Je finira i par une mo

rale . Sache ,mon mignon

,que trente dynasties dor

ment sous nos pieds ; le s roi s sont couchés par mil

liers dans le sable,emmaillotés de bandelettes

,les

joues fra îches , ayan t encore leurs dents et leurs che

veux . On pourrait , s i l’on cherchait bien

,en composer

une jolie collection qui offrirait un grand intérêt pour

les courti sans . Le malheur est qu’on a oubl ié leurs

noms et qu ’on ne saurai t les étiqueter d ’une facon con

ven'

able . Ils sont tous plus morts que leurs cadavres .

Si j amai s tu deviens roi songe à ces pauvre s momie s

royales endormies au desert ; elles ont vaincu les vers

cinq mille ans,et n

ont pu v ivre d ix siècles dans l a

mémoire des hommes . l‘

a i dit . R ien ne d év e10 ppe l’in

telligence comme les voyages , et j e compte parfaire

ainsi ton éducation , en te fai sant un cours pratique sur

les divers sujets qui se présenteron t en chemin .

Durant ce lon g discours , S id oine , pour complaire à

son compagnon,avait pri s l ’air le plus bête d u monde

,

et note que c’

é ta it précisément là l ’ai r qu’ il fallait .

Mais , à la vérité , i l s’

ennuyait de toute l a largeur de

ses mâchoires , regardant d’un œil désespéré le N il , les

sphinx , Memphis , l es pyramides , et s'

e fforçant de

penser aux momies , sans grands résultats . I l cherchai t

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1 98 AVEN TURES DU GRAND S IDOINE

furtivement à l ’horizon s’il ne trouverait pa s un sujet

qui lui permit d ’

interrom pre l’

orateur d ’une façon po

lie . Comme celui- ci se taisai t , il aperçut un peu tard,

deux troupes d’

hom m es, se m ontrant aux deux bouts

opposés d e l a plaine .

Frère dit— ii les morts m’

ennuient . Apprends

moi quels sont ces gens qui viennent à nous .

LES PO INGS DE S IDOIN E

J ’ai oubl ie de te dire qu ’il pouvai t être midi , lorsque

nos voyageurs discouraient de l a sorte , a ssi s sur une

des grandes pyramides . Le Nil roulait lourdement ses

eaux dans la plaine , parei l à la coulée d’un métal en

fusion ; l e ciel était blanc , comme la voûte d’un four

énorme chauffé pour quelque cuisson gigantesque l a

terre n’

avait pas une ombre et dormai t sans ha leine ,écrasée sous un sommeil de plomb . Dans cette im

mense immobilité du d ésert, le s deux troupes , for

mees en colonnes,s’

a vança ient , semblables à des ser

pents glissant avec lenteur sur le sable .

Elles s ’

allongea ient, s’

a llongea ient touj ours . Bientôt

ce ne furent plus de simples caravanes , mais deux

armées formidables,deux peuples rangés par files

démesurées qui allaient d ’un bout de l ’horizon à l ’autre ,

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200 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

demande un peu ,mon mignon , s

il e st ra isonnable à

deux ou trois millions d ’

hom m es de se donner rendez

vous en Egypte,sur l e coup de midi , pour se regarder

face à face et se crier des injures . Vous battrez — vous ,coquins ? Mais vois— les donc ils bâillen t au soleil

,

comme des lézards , et semblent ne pas se douter que

nous attendons . Ohé ! doubles lâches , vous battrez

vous ou ne vous battrez— vous pas

Les Bleus,comme s’il s avaient entendu les

\

exhorta

tions de Médéric , firent deux pas en avant. Les Verts ,voyant cette m anœuvre , en firent par prudence deux

en arrière . Sid oine fut scandalisé .

F rère , dit — il, j’

éprouve une furieuse envie de

m ’en m êler . La d anse ne commencera j amais , si j e ne

la mets en branle . N’es e tu pas d ’avis qu ’i l serait bon

d’

essayer mes poings , en cette occasion

Pardieu,répondit Méd éric , tu auras eu une idée

décente dans ta vie . Retrousse tes manches et fai s-moi

d e la propre besogne .

S id oine retroussa se s manches et se leva .

— Par lesquel s dois-je commencer ? demanda-t— il ;les Bleus ou les. Verts

Méd éric songea une'

second e .

Mon mignon,dit — ii

,les Verts sont à coup sûr

les plus poltrons . Daube — l es— moi d ’

im portance , pour

leur apprendre que l a peur ne garantit pas des coups .

Mais attends j e ne veux rien perdre du spectacle , et

j e vais,avant tout , me poster commodément .

Ce d isant, il monta sur l’

ore ille d e son frère et s’

y

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ET DU PETIT MÉDÉRIC 20 1

coucha à pla t ventre , ayant soin de ne passer que l a

tête ; puis il saisi t une mèche de cheveux qu’ il ren

contra sous sa main , afin de ne pas être j eté à bas

dans l a bagarre . Ayant ainsi pris ses dispositions , il

déclara être prêt pour le combat .

Aussitôt , S id oine , sans crier gare , tomba sur le s

Verts à b ra s ra ccourcis . 11 agitait ses poings en m esure ,ainsi que des fléaux , et batta it l

a rm ée à coups pressés ,comme bl é sur aire . En même temps il l ançait ses

pieds à droite et à gauche , au beau milieu des batail

lons , l orsque quelques rangs plus épais lui barraient

le passage . Ce fut un beau combat , j e te l’

a ssure , digne

d’

une épopée en vingt-quatre chants . Notre héros se

promenait sur les p 1ques , sans plus s’

en soucier que de

brins d ’

herbe ; il allait, de ça, de là , et ouvra it d e toutes

parts de l arges trouées , écra sant les uns contre terre et

lançant les autres à v ingt‘

ou trente mètres de hauteur .

Les pauvres gens'

m ouraient , n’

ayan t seulement pas

la consolation de savoir quelle rude main les secouait

ainsi . Car , au premier abord , quand S id oine se repo

sait tranquillement sur la pyr amide , rien ne le distin

guait nettement des blocs de granit . Puis ,lorsqu

il

s’

était dressé , il n’

a va it pas lai ssé à l’ennem i l e temps

de l’

env isa ger . Observe qu’

il fallait au regard deux

bonnes minutes,pour monter le long de ce grand corps ,

avant de rencontrer une figure . Les Verts n’

avaient

donc pas une idée très— nette de la cause des form id a

bles bourrades qui les renversaient par centaines . La

plupar t pensèrent sans doute , en expirant , que l a pyra

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202 AVENTURES DU GRAND S IDO IN E

mide s ecroulait sur eux , ne pouvant s’

im agine r que

des poings d’

homme eussent autant de ressemblance

avec des pierres de taille .

Méd éric, émerveillé de ce fai t d’armes

,se trém ous

sait d’

aise ; i l battait des mains , se penchait au risque

de tomber,perdait l

équilibre et se raccrochait vi te à

l a mèche de cheveux . Enfin,ne pouvant rester muet

en de telles ci rconstances,il sauta sur l

épaule d u hél

ros et s ’

y maintint , en se tenant au lobe de l’

ore ille ; de

là,tantôt il regard a it d aus l a pla ine , tantôt i l se tour

nait pour crier quelques mots d ’

encouragem ent .

Oh l a l a ! criait- il, quelles tapes , m on doux J é

sus ! quel beau bruit de mar teaux sur l’enclume ! Ohé ,

mon mignon ! frappe à ta gauche , nettoie — moi ce gros

de cavalerie qui fait mine de détaler . Eh ! vite donc !

frappe a ta droite , l‘

a,sur ce groupe de guerriers cha

marrés d ’or et de broderies , et lance pieds et poin gs

ensemble,car j e crois qu’il s

agit ici de princes , de

ducs et autres crânes d ’

épaisseur . Pardieu,voilà de

rudes taloches : l a pl ace est nette,com me si la faux y

avai t passé . En cadence , mon mignon , en cadence !

Procède avec méthode ; la besogne en ira plus vite .

Bien,cel a ! il s tombent par centa ines e t dans un ordre

parfait . J ’aime la régula rité en toute chose , moi . Le

merveilleux spectacle ! dirait— on pas un cham p de blé ,un jour de moisson

,lorsque les gerbes sont couchées

au bord des sillons,en longues rangées symétriques .

Tape,tape , mon mignon , e t ne t

am use pas à écra ser

l es fuyards un à um ; ramène— les-moi vertement par le

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20a AVENTURES DU GRAND S IDOI N E

un seul coteau qui servi t de tombe à près de onze cent

mille hommes . En pareil ca s , il est rare qu’

un conque

rant prenne lui-même ce soin pour les vaincus . Ce fait

prouve combien mon héros , tout héros qu’i l était

,se

montra it bon enfant‘

a l’

occa sion .

Durant l’a ffa ire , les Bleus , stupéfai ts de ce renfort qui

leur tombai t d u haut d’

une des grandes pyramides,

avaient eu le temps de reconna ître que ce n ’

é ta it pas

là un éboulement d e pavés,mais un homme en chair

et en os . I l s songèrent d’

ebord à l'

a id er un peu ; puis ,voyant la façon aisée dont il travaillait

,i ls comprirent

qu’

ils seraient plutôt un embarras , et se retirèrent di s

crètem ent à quelque distance , par crainte des éclabous

sures . I ls se haussaien t sur la pointe des p ieds , se bous

culant pour mieux voir , et accueillaient chaque coup d’un

tonnerre d ’

applaud issem ents . Quand les Verts furent

morts et enterrés , ils poussèrent de grands cri s et se

félicitèrent de la victoire , se mêlant tumultueusement

et parlant tous à l a fois .

Cependant S id oine , a yant soif, descendit au bord du

Nil,pour boire un coup d ’eau fra îche . I l le tarit d

une

gorgée ; heureusement pour l’

Egyp te , i l trouva ce

breuvage si chaud e t si fade,qu’i l se hâte de rej eter le

fleuv e dans son l it sans en avaler une goutte . Vois à

quoi tien t l a fertilite d’

un pays .

De fort m écl1ante humeur, il revint dans la plaine e t

regarda les Bleus e n se frottant le s mains .

F rère , dit— ii d’un ton insinuant , si j e frappais un

peu sur ceux —

i

ci, maintenant ? Ces hommes fout beau

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ET DÛ PETIT MËDËR lC 205

coup de bruit . Que penses-tu de quelques coups de

poing pour les forcer à un silence respec tueux ?

Garde — t’

en bien , répondit Méd éric , j e les observe

depuis un instant , et j e leur crois l es meilleures imten

tions du monde . Pour sûr , ils s’

occupen t de toi . Tâche ,mon m ignon

,de prendre une pose noble et majes

tueuse ; car , si j e neme trompe , tes gra ndes destinées

von t s’

accom plir . Regarde , voici venir ‘ une d épu

tation .

Au tapage d’un million d’

hom m es émettant chacun

leur av is,sans écouter celui du vo isin

,a v a it succédé l e

plus profond silence . Les Bleus venaient sans doute de

s’

en tend re ; ce qui n e l aisse pas que d’

ê tre singulier,car , dans les assemblées de notre beau pays , où les

membres ne sont guère qu ’au nom bre de deu x à troi s

cents , ils n’

ont pu jusqu’

ici s’

a ccord e r sur la moindre

vé tille .

L’

arm ée d éfilait en deux colonnes . Bientôt elle forma

un cercle immense . Au milieu de ce cercle,se trouvait

S id oine , fort embarrassé de sa personne ; il baissai t

les yeux , honteux de voir tant de monde le rega rder .

Quant à Méd éric , il comprit que sa présence serait

un suje t d’

é tonnem ent , inutile et même dangereux en

ce moment décisif,et se retira p ar prudence dans l

'

o

reille qui lui servai t de demeure depuis le matin .

La députation s’

arrê ta a v mgt pas de S id oine . Elle

n’

é ta it pa s composé de guerriers , mais de v ieill ards

aux crânes nus et sévères,aux barbes magistrales ,

tombant en flots a rgentés sur les tuniques bleues . Les

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20 6 AVENTURES DU GRAND S IDOI NE

mains de ces vie ill ards avaient pris l a cou l eur e t les

rides sèches des parchemins qu’elles feuill e taient sans

cesse leurs yeux , habitués aux seules clartés des lam

pes fumeuses , soutenaient l’

éclat d u soleil avec l a gau

cherie et les clignements de paup ières d’

un hibou'

é garé en ple in j our ; l eurs é chines‘

se courbaient

comme devant un pupitre éternel, e t , sur leurs robes ,

d es taches d‘

huile et des traînées d ’emere dessinaient

les broderies les plus bizarres,ornements m ysté

rieux et terrifiants qui n ’

é taient pas pour p eu de chose

dans leur haute renommée de science et de sagesse .

Le plus vieux , le plus sec , le plus aveugle , le plus

bariolé de l a docte compagnie,avança de troi s pas et

fit un profond salut . Après quoi , s’

é tant dressé , il é lar

git les bras pour j oindre aux paroles les gest es con

venables .

Seigneur Géant,dit— ii d’une voix solennelle

moi , prince des orateurs, membre et doyen de toutes

les académies , grand dignitaire de tous les ordres , j e

te parle au nom de la nation . Notre roi,un pauvre

s ire , est mort, i l y a deux heures , d’un transport au

cerveau , pour avoir vu les Verts à l ’autre bout de la

plaine . Nous voilà donc sans maî tre qui nous charge

d’

im pô ts e t nous fasse tuer au nom d u bien pubic .

C ’est là, tu le sais , un é tat de liberté déplaisant com

m uném ent aux peuples . Il nous faut un roi au plus

vite,et

,dans notre hâte de nous prosterner devant

des pieds royaux , nous venons de songe r à toi , qui te

bats si vaillamment . Nous p ensons , en t’

offrant l a cou

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208 A V ENTURE S DU GRAN D S IDO IN E

ments d’

un goût délica t et recherché , il en est deux

surtou t dont on ne saurai t se lasser les taloches ver

te m ent appliquées et les périodes v ides et sonores

d’

une proclamation royale . J’

avoue être fier d’

appar

tenir à une nation qui comprend à un si haut point les

courtes jouissanœ s de cette vie . Quant‘

a son désir d ’a

voir sur le trône un roi amusant, je trouve ce désir

en lui-même encore plus digne d’éloges que le choix

des amusements préférés par mes concitoyens . Ce que

nous vo ulons se réduit donc à ceci . Les princes son t

des hochets dorés que se donne le peuple , -pour se ré

jouir et se divertir à les voir briller au soleil ; mais ,presque touj ours , ces hochets coupent et mordent,ainsi qu

il en est des couteaux d ’

a cier , lames brillantes

dont les m ère s effrayent vainement leurs ma rm ots .

O i nous souhaitons que notre l1e chet seit inoffensif,

qu i l nous réj ouisse e t nous d ivertisse , selon nos goûts ,sans que nous courions le risque de nous blesser

,a le

tourner. et le retourner entre nos doigts . Nous voulons

de grands coups'

de poing , car ce jeu fa i t rire nos

guerriers , les amuse honnêtement et leur met du cœur

auventre nous désirons de longs discours ,pour occuper

les braves gens d u royaume à les applaudir e t les — c0m

menter , de belles phrases qui tiennent en j oie les par

leurs de l’époque . Tu as déjà , Seigneur Géant , rempli

une partie du programme,à l ’entière satisfaction d es

plus d ifficile s ; j e le dis en vérité , j amais poings ne

nous ont fait rire de mei lleur cœur . Maintenant , pour

combler nos vœux,il te faut subir la seconde épreuve .

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ET DU PETIT MÉDÉRIC 209

Choisis le suj et qu ’il te plaira : parle — nous de l’

affee

tion que tu nous portes, de tes devoirs envers nous ,des grands faits qui doivent si gnaler ton règne . Instruis

nous , é gaye — nous . Nous t’

écoutons .

Le prince des orateurs,ayant ainsi parlé , fit une

nouvelle révérence . S id oine , qui avait écouté l’

exord e

d ’un air inquiet, et suivi les différents points avec

anxiété , fut frappé d’

époùv an te à l a pérorai son . Pro

noucer un long discours en public,lui paraissait une

idée absurde et sortant par trop de ses habitudes j our

nalières .

1 1 regardait sourno isement le docte vieillard,

cra i gnant quelque méchante Taillerie et se demandait

s i un bon coup de poing , appliqué a propos sur ce

crâne j auni , né le t irerai t pas d’

em barra s . Mais le brave

enfan t n ’

avait pas de méchanceté,et ce vieux monsieur

venait de lui parler si poliment qu’i l lui semblait dur

de répondre d’

une façon aussi brusque . S’

étant j uré de

ne point desserrer les lèvres et sentant toute l a del ica

tesse de sa position,il dansait sur l’un e t l ’autre pied ,

roulait ses pouces et riait de son rire le plus niais .

Comme il devenait de plus en plus idio t, il crut avoir

trouvé une idée de génie . Il salua profondément le

vieux monsieur .

Cependant, au bout de cinq minutes,l’

arm ée s’

im

patienta . Je croi s te l ’avoir dit , ces événements se pas

saient en Egypte , sur le coup de midi , e t , tu le sais ,rien ne rend de plus méchante humeur que d ’

a t tend re

au grand soleil . Les Bleus témoignèrent bientôt par un

m urmure croissant que le seigneur Géan t eût à se dé

1 2 .

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2 1 0 AVENTURES DU GRA N D S IDOIN E

pêcher ; autrement 1 ls allaient le planter là,pour se

pourvoir ailleurs d une majesté plus bavarde .

S id oine,étonné qu’

une révérence n ’eut p a s contenté

ces braves gens , en fit coup sur coup trois ou quatre ,se tournant en tous sens , afin que chacun en eût sa part .

A lors ce fut une tempête de rire s et de j urons , une

d e ces belles tempêtes populaires où chaque homme

lance un quolibet , ceux— ci siiflant comme des merles,

ceux— là battant des mains en manière de dérision . Le

vacarme grandissait par larges ondées décroissait

pour grandir encore , pareil à l a clameur des va gues

de l’Océan . C’

é ta it,à l a verve du peuple

,un excellent

apprentissage de l a royauté .

Tout à coup,pendant un court moment de silence ,

une voix douce et flù tée se fit entendre dans les hau

teurs de S id oine ; une douce et mignonne voix d e pe

tite fille,au timbre d ’argent et aux inflex ions cares

sau les .

Mes bien-aimés suj ets , d isait

Des applaudissements formidables l ’in terrom p irent ,dès ces premiers mots . Le gracieux souverain ! des

poings 21 pétrir des montagnes , et une voix à rendre ja

l ouse la bri s e de mai !

Le prince des orateurs,stupéfa it de ce phénomène ,

se tourna vers ses savants collègues

Messieurs,leur dit- il

,voici un géant qui a , dans

son espèce,unorgane singulier . Je ne pourrais croire ,

si j e ne l’entend ais , qu’

un gosier capable d’

av a ler un

bœuf avec ses cornes puisse filer des sous d’

une si 1 e

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2 1 2 AVENTURE S DÛ GRAND sm ow t:

croi s mériter , comme tout le m onde , d etre un peu roi

à m ontour,et j e ne sais vraiment pourquoi j e ne suis

pas né fils de prince , ce qui m’

aura it évité l ’embarras

de fonder une dynastie .

Avant tout,j e dois , pour assurer ma tranquillité

future , vous faire remarquer le s circonstances pré

sentes . Vous me croyez une bonne machine de guerre ,e t , à ce titre , vous m

offrez l a couronne . Moi , j e me

laisse faire . C’

est là , si j e ne me trompe , ce qu’

on'

ap

pelle le suffra ge universel . L’

inven tion me para ît ex

cellente , et les peuples s’en trouveront a u mieux lors

qu’

on l ’aura perfectionnée . Veuillez donc , à l’

occa sion,

vous en prendre à vous seuls , si j e ne tiens pas toutes

les belles choses que j e vais promettre ; car j e puis en

oublier quelqu’

une , cel a sans méchanceté , et il ne se

rai t pas juste de me punir d ’un manque de mémoire ,lorsque vous auriez vous—mêmes manqué de jugement .

J ’ai hâte d ’

a rriver au programme que j e me traçais

depuis longtemps , pour le j our où j’

aura is le loisir d’

ê tre

roi . I l est d ’une simplicité cha1m ante , et j e le recom

mande à aies collègues les souverains , qui se trouve

raient embarrassés de leurs peuples . Le voici dans

son innocence et sa naïveté la guerre au dehors,l a

paix au dedans .

La guerre au d ehors‘

est d’

une excellente politique .

Elle débarrasse le pays des gens querelleurs e t leur

permet d’aller se faire estropier hors des frontières . Je

parle de ceux qui naissent les poings fermés e t qui ,par tempérament

,sentira ient de temps à autre le be

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ET DÛ PET IT N ÈD ËRIC 2 1 3

soin e une petite révolution,s’ ils n

av aient à rosser

quelque peuple voisin . Dans chaque nation , il y a une

certaine somme de coups à dépenser ; l a prudence veut

que ces coups se distribuen t à cinq ou six cents lieues

des capitales . Laissez-moi vous dire toute ma pensée .

La formation d ’une armée est simplement une mesure

prévoyante prise pour séparer les hommes tapageurs

des hommes raisonnables une campagne a pour

but de faire dispara ître le plu s possible de ces hommes

tapageurs,et de permettre au souverain de vivre en

paix,m

’ayant pour sujets que des hommes raisonnables .

Ou parle , j e le sais, de gloire , de conquêtes et autres

bal ivernes . Ce sont là de grands mots dont se p ayent

le s imbéciles . Les rois ont certainement un intérê t à se

priver de citov ens sans cela , ils préféreraient garder tous

leurs sujets auprès d’

eux , et confier la cul ture de leurs

royaumes à un plus grand nombre de bras . Puisqu‘

ils

se j ettent leurs t roupe s'

à la tê te au moindre mot , c’est

qu’

ils s’

enten d ent e t se trouvent bien du sang versé .

Je compte donc l es imiter en appauvrissant le sang de

mon peuple,qui pourrait un beau jour avoir la fièvre

chaude . Seulement, un point m’

em b arra ssa it . Plus on

v a et plus les sujets de guerre dev iennent d ifficile s à

inventer ; bientôt on en sera réduit à'

vivre en frères ,faute d ’une raison pour se gom mer honnêtement . J

ai

dufaire appel à toute mon imagination . De nous battre

pour réparer une offense,il n ’

y fallait pas son ger

nous m’

avens rien à réparer,personne ne nous pro

voque , nos voisins sont gens polis et de bon ton . De

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2 là AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

nous emparer des territoires limitrophes sous pré

texte d’

a rrond ir nos terres , c’

éta it là une vieille idée

qui n ’a j amai s réussi en pratique,et dont les conque

rants se sont touj ours m al trouvés . De nous fâcher à

p 1'

0 p 0 5 de quelques balles de coton ou de quelques

! ilogrammes de sucre , ou nous aurait pris pour de

grossiers m archands , pour des voleurs qui ne veulent

pas ê tre volés,et nous tenons avant tout à être une na

tion bien apprise,ayant en horreur les soin s du com

merce et vivant d ’

id éa l et de bons mots . Aucun moyen

d ’un usage commun en matière d e ba ta ille ne pouvait

donc nous convenir . Enfin,après de longues ré

flexions , il m’est venu une inspiration sublime . Nous

nous . b a ttrons touj our s pou r le s — autres,j amais pour

nous,et n ’

a urons pas ainsi d ’

explica tions à donner sur

la cause de nos coups de poing . Observez combien

cette méthode sera commode , et quel honneur nous

tirerons de pareilles expéditions . Nous prendrons le

titre de bienfaiteurs des peuples,nous crierons bien

h aut notre désintéressement,nous nous poserons mo

d estem ent en soutiens des bonne s causes et dévoués

serviteu rs des grandes idées . Ce n’est pas tout . Comme

ceux que nous ne servirons pas,pourront s’étonner de

cette s ingulière politique,nous répondrons hardiment

que notre rage de prêter nos armées à qui les dema nde

est un généreux désir de pacifier le monde , d e le p a cifier

bel e t bien à coups de piques . Nos solda ts , dirons

nous,se promènent en civil isateurs

,coupant le cou à

ceux qui ne se civilisent pas assez vite , et semant les

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2 16 AVENTURES D U GRAND S IDOIN E

science , nous emploierons , pour guérir notre peupl e

de son inquiétude maladive , l es faibles moyens dont

nos prédécesseurs nou s o'

nt légué la recette . Certes,

ils ne sont pas in faillibles , e t , si nous en faisons usage ,c

est qu’

on n’

a pas encore inventé de bonnes cordesassez longues et a ssez fortes pour garrotter une foule .

Le progrèsmarche si lentement Ainsi nous choisi

rons nos ministres avec soin . Nous ne leur demande

rons pas de grandes qualités m orales ui intellectuelle s ;il les suffira médiocres en toutes choses . Mais ce que

nous exigerons absolument , c’est qu

ils aient la voix

forte e t distincte , e t se soient l ongtemps exercés à

crier Vive l e roi sur le ton le plus haut e t le plus

noble possible . Un beau Vive le roi poussé dans les

règles, enflé ave

part et s‘éteignant dans un m urmure

d ’amour et d’

a dm ira tion , est un mérite rare qu’on ne

saurait trop récompenser . A vrai dire , cependant , nouscomptons peu sur nos ministres ; souvent ils gênent

plus qu’

ils ne servent . Si notre avis prévalait , nous

jetterions ces messieurs à l a porte , et nous vous servi

r iens de roi et de ministres le tout ensemble . Nous

fondons de plus grandes esperances sur certaines lo i s

que nous nous proposons de mettre en vigueur elles

vous empoigneront un homme au collet et vous le lan

ceront à l a rivière , sans plus ample s explications , se

l on l’

excellente méthode des mue ts d u sérail . Vous

voyez d ’ici combien sera comm ode une justice auss i

expéditive ; i l est tant de fâcheux tenant a ux forme s et

croyant candidement un crime nécessaire pour être

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ET DU PETIT MÉDÉRIC 2 1 7

coupable ! Nous aurons également à notre service de

bons petits journaux payés grassement , chantant nos

louanges,cachan t nos fautes et nous prêtant plus de

vertus qu’

a tous les saints du paradis . Nous en aurons

d’

autres , et ceux — l‘

a nous les payerons plus cher ; ils

attaqueront nos actes,discuteront notre politique

,

mais d ’une facon si plate e t si maladroite qu’

ils ramé

meront à nous les gens d ’esprit et de bon sens . Quant

aux journaux que nous ne payerons p as,i l ne leur

sera permis ni de blâmer ui d ’

approuver, e t , de toutes

manières,nous les supprimerons au plus tôt . Nous de

vrous aussi protéger les arts,car il n ’est pas de grand

règne sa ns grands artistes . Pour en faire naîtr e le plus

poss ible,nous abolirons l a l iberté de pensée . Il serait

peut- être bon aussi de serv ir une petite rente aux

écrivains en retraite , j’

entend s à tous ceux qui ont su

faire fortune et qui sont patentés pour tenif boutique

d e prose ou de vers . Quant aux j eunes gens,à ceux

qui n’

auront que du talent , nous leur ouvrirons nos

hôpitaux . A cinquante ou soixante ans , s’i ls ne sont pas

tout‘

a fait morts,il s participeront aux bienfaits dont

nous comblerons le monde des lettres . Mais les vrais

soutiens de notre trône ; les gloires de notre règne , ce

seront les tailleurs de pierres et les ma çons . Nous dé

peuplerons les campagnes, nous appellerons à nous

tous l es hommes de bonne volonté , et leur ferons

prendre l a truelle . Ce sera un touchant e t sublime

spectacle ! Des rues larges et droites trouant une ville

d’un bout a un autre ! de beaux murs blancs , de beaux

1 3

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2 1 8 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

murs j aunes , s e levant comme par enchantement ! d e

splendides éd ifices , décorant d’

im m enses pla ces plan

tees d’arbres et de réverbères ! Bâtir n ’est rien encore,

mais que démolir a de charm es l Nous démol irons plus

que nous ne bâ tirons . La cité sera rasée , nivelée ,débarbouillée , badigeonnée . Nous changerons une

ville de vieux plâtre en une ville de plâtre neuf. De

pareils miracles,j e le sais

,coûteront beaucoup d’ar

gent ; comme ce n’est pas moi qui payerai

,l a dépense

m’

inquiète peu . Je tiens , avant tout , à l aisser d e s

traces glorieuses de mon règne,et rien ne me paraît

plus propre à étonner les générations futures, _qu

une

effroyable consommation de chaux et de briques .

B’ailleurs

,j ’ai remarqué ceci plus un roi fai t bâtir,

plus son peuple se montre satisfai t ; il semble ne pas

savoir quels sots payent ces constructions,et croire

n aïvement que son aimable souverain se ruine pour

lui donner l a j oie de contempler une forêt d ’

écha fau

dages . Tout ira pour le m ieux . Nous vendrons très

cher les embellissements aux contribuables , et nou s

d istribuerons les gros sous aux ouvriers , afin qu‘

ils se

t iennent tranquilles .sui l eurs échelles . Ainsi,du pain

au m enu peuple et l’a d m ira tion de la postérité . N’

est— cc

pas très-ingénieux ‘

! Si quelque mécontent s ’avisait de

crier,ce serait à coup sûr mauvais cœur et pure ja

lousie .

Mon règne sera un règne de maçons .

Vous le voyez,mes bien- aimés suj ets , j e me dis

pose à être un roi très-amusant . Je vous chargerai d e

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220 AVENTURES DU GRAND S IDOINE

véritabl e esprit d u discours , et si l’

arm ée entendit ce

qu'

il lui plut d ’

entend re , ce fut grâce aux précautions

oratoires et à l a longueur des tirades . N ’en est- il pas

touj ours de même en pareille circonstance ?

Tant que son frère parla, S id oine travailla 1ud em ent

des bras et des mâchoires . I l eut des gestes fort ap

plaud is , tantôt familiers sans » trivialité,tantôt d ’une

ampleur noble et d’

un lyr isme entra înant . S’il fau t tout

dire , il se permit par instants d’

étranges contorsions

et des hauts— le - corps qui n’

éta ient précisément pas de

bon goût ; mais cette mimique risquée fut mise sur le

comp te de l’

insp iration . Ce qui enleva les suffrages ,ce fut la manière remarquable dont il ouvrait la bouche .

11 baissait le menton , puis le relevait par petites sac .

cades régulières ; il faisait prendre à ses lèvres toutes

les figures géométriques , depuis la ligne droite jusqu’

à

l a circonférence , en passant par le triangle et le carré ;même , au trait final de chaque tirade , i l montrait l a

langue , hardiesse poétique qui eut un succès prodi

gieux .

Lorsque Méd éric se tut, Sid oine comprit qu ’i l lu i

restait à finir par un coup de ma ître . Il saisit l’instant

favorable, e t , se cachant de la main , sans plus bouger,

il cria d’une voix terrible

Vive S id oine roi des Bleus !

Le seigneur géant savait placer son mot‘

a l ‘occa

sion . Aux éclats de cette voix , chaque bataillon pensa

avoir entendu le bataillon voisin pousser ce cri d’en

thousiasm e , e t , comme rien n ’est plus contagieux

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ET DU PET IT MÉDÉRIC ' 22 1

qu’

une grosse bêtise , l’

a rm ée entiere se mit à chanter

en chœur

Vive Sid oine roi des Bleus !

Ce fut , dix minutes durant , un vacarme effroyable .

Pendant ce temps , S id oine , de plus en plus civilisé ,prodiguait les révérences .

Les soldats parlèrent de le porter en triomphe . Mais

le prince des orateurs , ayant rapidement calculé son

poids à vue d ’

œil, leur démontra les d ifficultés de

l’

entreprise , et se chargea de terminer avec lui . Il lui

rendit hommage comme a son roi,au nom d u peuple ,

et lu i confère les titres et les privilèges de sa nouvelle

position . 11 l’

inv ita ensuite àmarcher en tête d e l ’arm ée ,pour faire son entrée dans son royaume

,distant d ’une

centaine de lieues .

Cependant Méd éric se tenait les côtes et pensait

mourir de rire . Son propre discours l ’avai t singulière

ment égayé , et ce fut bien autre chose , l orsque S id oine

s’

a cclam a lui—même .

Bravo,Maj esté mignonne ! lui dit— il à voix basse .

Je suis content de toi et ne désespère plus de ton ed u

cation . Laisse faire ces braves gens . Essayons du m e

tier de roi , quittes‘

a l’aband onner dans huit j ours , s’il

nous ennuie . Pour ma part,j e n e suis pas fâché d ’en

tàter, avant d‘épen ser l’a im able Primevère . Or çà , con

tinue à ne pas faire de sottises,marche royalement ,

contente— toi des gestes e t laisse— moi l e soin de la p a

role . 1 1 est inutile d ’

apprend re à ce bon°

peuple que

nous sommes deux , ce qui pourrait l’

autoriser à se

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222 AVENTURES DU GRAND sm om :

croire en état de république . _Ma inteuant, m onmignon ,entrons vite dans notre capital e .

Les annales des Bleus relatent ainsi l’a vènem ent au

trône du grand roi Sid oine Ou peut y l ire tout au

long les événements mentionnés ci — dessus , et y re

marquer comme quoi l’historien officiel observe , en

différents passa ges , que ces faits se passaient en

Egypte , sur le coup de midi , par une température'

de

quarante-cinq degrés .

MÉDÉR IC MANGE DES MURES .

Je t’épargnera i l a description de l’

entrée triomphale

de nos héros et des réj ouissances publiques qui eurent

lieu en cette occasion .

S id oine j oua noblement son rôle de majesté . ll ac

cueil lit avec bienveillance une cinquantaine de depu

ta tions qui vinrent à l a file lui prêter serment, et écouta ,sans twp bâiller , les harangues des différents corps de

l’

Eta t . A v rai dire,il avait grand besoin de sommeil et

aurait volontiers envoyé ces bonnes gens se coucher,

pour aller lui-même en faire autant,si Méd éric ne lui

eût dit tout bas qu’

un roi appartenait à son peuple et

dormait lorsque les portefaix de son royaume le vou

laient bien .

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2211 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

aux quatre coins d u champ , e t , l epée au poing, se

promener de long en large . Cette m anœuvre piqua sa

curiosité . Il' se dressa à demi

,et Méd éric, comprenant

son désir , appel a un de ces hommes , qui s’

était avancé

tout proche de l’oreiller royal .

Hé ! l ’ami, cria — t— il , pourrais- tu me dire ce qui

vous force , tes compagnons et toi , à quitter vos lits a

cette heure,pour venir rôder autour d u mien ? Si vous

avez de méchants projets sur les passants , il est peu

convenable d ’

exposer votre roi à servir de témoin pour

vous faire pendre , et S i ce sont vos belles que vous

attendez , certes j e m’

intéresse à l’accroissem ent du

nombre de mes suj ets , mais j e ne veux en aucune façon

m e mêler de ces détail s de famille . Ça , franchement ,que faites— vous ici ?

Sire , nous vous gardons , répondit le soldat .

Vous me gardez ? et contre qui,j e vous prie ? Les

ennemis ne sont pas aux frontières,que j e sache , et ce

n’

est point avec vos épées que vous me protégerez des

moucherons . Voyons,parle . Contre qui me gardez

vous ?

Je ne sai s pas,S ire . Je vais appeler 11 1 0 11 capi

taine .

Lorsque le capitaine fut arrivé et qu’

il eut entendu

la demande du roi

Bon Dieu Sire,s ecria -t— ii, comment Votre Ma

jesté peut—elle me faire une question aussi simple ?

I gnore-t-elle ces menus détails ? Tou s les rois se font

garder contre leurs peuples . 11 y a ici cent braves qui

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ET DU PETIT MÏÉDÉR IC 225

n’

ont d’

autre charge que d ’

em brocher les curieux .

Nous sommes vos gardes du corps , Sire , et , sans nous,vos suj ets

,gens très— gourmands de monarques , en

auraient déj à fait une effroyable consommation .

Cependant S id oine riait aux larmes : L’

id ée que ces

pauvres diables l e gardaient lui avait d ’

abord paru

d ’une j oyeuseté rare ; mais , quand i l apprit qu’

ils le

gardaient contre son peuple , il eut un nouvel accès de

gaieté dont il fai llit étouffer . De son côté , Méd éric pouf

fait‘

a pleines j oues.

et déchaînait une véritable tempête

dans l’oreille de son mignon .

Hol‘

a manants , cria — t- il, pliez bagages et d écam

pez au plus vite . Me croyez — vous assez sot pour imiter

vos roi s trembleurs,qui ferment dix ou douze portes

sur eux et plantent une sentinelle à chacune ? Je me

garde moi-même , mes bons amis , et j e n’aime pa s à

être regardé quand j e dors ; car ma nourrice m’a tou

jours dit que j e n ’

étais pas beau en ronflant . S ’i l vous

faut absolument garder quelqu’

un,au lieu de garder

le roi contre le peuple , gaid ez, j e vous prie , le peuple

contre l e roi ; ce sera mieux employer vos veilles et

gagner plus honnêtement votre argent . Les soirs d ’

été,

pour peu que vous désiriez m ’ètre a gréables,envoyez

m oivos femmes av ec des éventail s , ou , s’il pleut , votez

moi une armée de parapluies . Mais vos épées,à quoi

diable voulez-vous qu’elles me servent ? Et , mainte

nant,bonne nuit messieurs les garde s du corps .

Sans plus de zele , capitaine et soldats se retirèrent,enchantés d’un prince si facile à servir. Alors nos

1 3 .

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226 AVENTURE S DU GRAND S IDOIN E

amis, sati sfaits d’

ê tre seuls , purent causer à l’aise des

surprenantes aventures qui leur étaient arrivées depuis

le matin . Je veux dire , tu m’

entend s , que Méd éric ba

varda une petite demi — heure,philosophant sur toute

chose et priant son mignon de suivre avec soin le fil

de son raisonnement . Le mignon , dès les premiers

mots,ronfla it, les poings fermés . Notre bavard , ne s

’en

tendan t plus lui-même,remit la suite de ses observa

tions au lendemain . C ’est ainsi que le roi S id oine I°”

dormi t sa nuit à la belle étoile,dans un champ désert

situé aux portes de sa capitale .

Les événements qui se_

*

pa ssèrent les jours suivants

ne méritent pas d’

ê tre'

rapportés tout au long , bien

qu’

ils aient'

é té prodigieux et bizarres, comme tous ceux

auxquels se trouvèrent mêlés le s héros que j’ai choisis .

Notre roi en deux personnes,

vois à quoi tien t un

mystère ! ay ant accepté la couronne pai‘ simple

complaisance , se garda de tenter l a moindre réforme ,et laissa le peuple a gir selon ses volontés ; ce qui se

rencontra être la meilleure façon de régner, la plu s

commode pour le souverain et la plus profitable pour

les sujets .

Au bout de huit j ours, S id oine avait déj à gagné cinq

batailles rangées . 11 crut devoir mener son armée aux

deux premières . Mais il s ’

aperçut bientôt qu’au lieu de

lui donner aide et secours,elle l’em barrassait , se met

tant en travers de ses j ambes,et risquant d ’

attraper

quelque taloche . Il se décida donc à licencier les troupes

et déclara entendre à l’avenir se mettre seul en cam

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228 AVENTURES DU GRAND S IDOINE

prendre , le roi orateur eut encore plus de popularité

que l e roi guerrier .

Somme toute,

l a nation Bleue était dans le ravisse

ment . Elle possédait enfin l e prince rêvé , un prince

idéal,mettan t tous ses soin s aux menus plaisirs et ne

se mêlant j amais des détails sérieux . Cependant ,comme un peuple

,même un peuple satisfait , murmure

toujours un peu , on accusait l’

excellent homme de

certains goûts bizarres,par exemple de sa

'

singul1ere

obstination à vouloir dormir à la belle étoile . De plus ,j e crois te l ’avoir dit

, S id oine péchait par une grande

coquetterie ; dès qu’ il eut un budget sous la main , il

échangea vite ses peaux de loup contre de splendides‘

vêtements de soie et d é velours , trouvant à se regarder

quelques dédommagements aux ennuis de sa nouvelleprofession . Ou l e blâmait de

'

cet innocent plaisir , e t,bien qu’il ne fit autre dépense , on lui reprochait d

user

trop de satin et de dentell e . La rosée, i l est vrai , tache

les étoffes fines , et rien ne les coupe comme la paille .

Dr , Sid oine couchait tout habillé .

Pour en finir, on comptait à peine cinq à six milliers

de mécontents dans cet empire de trente millions

d’

hom m e s des courtisans sans emploi dont l ’échine se

roidissait , des gens de nerfs irritables auxquels les

longs discours donnaient l a fièvre , surtout des pervers

que fâchait l a paix publique . Après une semaine de

règne , Sid oine aurait pu sans crainte tenter de nou

veau le suffrage universel .

Le neuvième j our, Méd éric fut pris au réveil d

’une

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ET DU PETIT MÉDÉRIC 229

irrésistible envie de courir les champs . 11 étai t las de

vivr e enfermé au logis , j’

entend s l’

oreille de S id oine ,et s’ennuya it de son rôle de pur esprit . Il descendit

doucement , et , son mignon dormant encore,il ne

l’

avertit pas de sa promenade , se promettant de ne

prendre l ’air que pendant un petit quar t d ’

heure .

C ’est une charmante chose qu’

une fraîche matinée

d ’avril . Le ciel se creusait , pâle e t profond , e t , sur les

montagnes,se levait un soleil cla i r, sans chaleur et

d ’une lumière blanche . Les feuilla ges , nés de l a veille ,luisaient par touffes vertes dans l a campagne ; les

roches et les terrains se détachaient en grandes masses

j aunes et rouges . On eût d it , à voir comme tout sem

blait propre et vigoureux , que la nature était neuve .

Méd éric , avant d’aller plus loin

,s’

arrê ta sur un

coteau . Après quoi , ayant suffisamment applaudi en

grand l’œuvre de Dieu , i l songea à profiter de la gaieté

des sentiers,sans plus s ’

inquiéter des horizons . I l prit

l e premier chemin venu ; puis, quand i l fut au bout, il

en prit un autre ; il se perdit au milieu des églantiers,courut dans l ’herbe , s

étend it sur la mousse ; il fatigue

les échos de sa voix,cherchant à faire beaucoup de

bruit . parce qu’

il se trouva it dans beaucoup de silence ;il admira les champs en détail et à sa façon

,qui est la

bonne , regardant le ciel par petits coins à travers les

feuilles , se faisant un univers d’un bui sson creux et

découvrant de nouveaux mondes à chaque détour des

haies ; il se grisa pour trop boire de cet air pur et un

peu froid qu ’il trouvait sous les allées,et finit par s

ar

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230 AVENTURES DÛ GRAND S IDOINE

rèter , haletant , charmé des blancs rayons du soleil e t

des bonnes couleurs de la campagne .

Or , il s’

arrê ta au pied d ’une grosse haie faite d e

ronces , de ces ronces aux feuilles rud es , aux longs

bras épineux , qui produisent à coup sûr les meilleurs

fru its_ que puisse manger un homme d

’un goût re

cherché . Je veux parler de ces belles grappes de mûres

sauvages , toutes parfumées du voisinage des lavandes

et des romarins . Te souvient— il comme elles sont ap

pétissantes , noires sous les feuilles vertes , et quelle

fra îche saveur , moitié sucre , moitié vinaigre , elles ont

pour le s palai s dignes de les apprécier ?

Méd éric, ainsi que tous les gens d’

hum eur l ibre et

de vie vagabonde,était un grand mangeur de mûres .

Il en tirait quelque vanité,ayant pour toutes rencon

tres , dans ses repas le long des haies , trouvé des sim

ples d ’esprit , des rêveurs et des amants ; ce qui l’

avait

amené à conclure que les soi s ne savaient faire cas de

ces grappes savoureuses , et que c’

éta ient là festins

donnés par les anges du paradis aux bonnes âmes de

ce monde . Les se ts sont bien trop maladroits pour un

tel régal ; i l s se trouvent seulement a l’

aise devant une

table,à couper de grosses bêtes de poires se fondant

en eau claire . Belle besogne vraiment , qui ne demande

qu‘

un couteau . Tandis que , pour manger des mû‘

res,il

faut une douzaine de rares qualité s : l a justesse d u coup

d’

œil qui découvre les baie s les plus exquises , .celles

que les rayons et la rosée ont mûries à point ; la

science des épines , cette science merveilleuse de fouil

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232 AVENTURES DU GRAND S IDOINE

gourmand alla de buisson en buisson , humant le sole il

dans les intervalles , établissant d e s d ifférences de goût

et de couleur , ne pouvant se fixer . Tout en allant,il

discourait à haute voix , car il avait pris l’

habitud e d u

monologue en compagnie d u silencieux S id oine , et ,quand i l se trouvait seul , i l ne s

’en a d ressait p as moins

à son mignon , estimant que sa présence importa i t peu

à l a conversation .

Mon mignon , disait— il, j e ne connais pas de besogne plus philosophique que celle de manger des

mûres,le lon g des sentiers . C ’est là tout un apprentis

sage de la vie . Vois quelle adresse il faut déployer

pour atteindre les hautes branches , e t , remarque-le ,toujours les hautes branches portent les plus beaux

fruits . Je les incline en attirant à petits co ups les

tiges basses ; un sot les briserait , moi je les laisse

se redresser, en prévision de la saison prochaine . I l y

a encore les épines , où les maladroits se bl essent ; moi

j’

utilise les épines,qui me servent de crochets dans

ce tte délicate opération . Veux-tu j ama is juger un

homme , le connaître aussi b ien que Dieu qui l’a fait

mets-le , l e ventre vide , devant une ronce chargée de

baies,par une claire matinée . Ah ! l e pauvre homme !

Pour ameuter les sept péchés capitaux dans une con

science,il suffit d’une m ûre au bou t d ’une

'

haute

branche .

Et Méd éric, tout aise de vivre , mangeait , pérorait ,clignait les yeux pour mieux embrasser son petit ho

rizon B ’ailleurs,i l oubliait parfaitement S . M. Si

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ET DU PETIT MÉDÉRIC 233

de ine I",l a nation Bleue et toute la royale comédie .

Le roi en deux personnes avait laissé son corps chez

son peuple son esprit battait l a campagne , perdu dans

les haies et se donnant d u bon temps . Ainsi , la nuit ,l’

âm e s’

envole sur l ’aile d’un songe et s ’en va prendre

ses ébats,dans quelque coin inconnu , insoucieuse de

l a pri son dont elle s ’est échappée . Cette comparaison

niest— elle pas très- in génieuse,e t

,bien que j e me soi s

défendu d ’

avoir caché quelque sens philosophique sous

le voile léger de cette fiction , ne te dit- elle pas claire

ment ce qu ’i l te faut penser de mon géant et de mon

nain ?

Cependant, comme Méd éric faisait les yeux doux à

une mûre,i l fut, de la façon la plus imprévue , rap

pelé aux tristes réal ités de cette vie . Un dogue,non

des plus minces , se précipita brusquement dans le sen

tier , aboyant avec force , les dents blanches , les pau

pieres sanglantes . A s- tu remarqué , Ninette , quel bon

caractère hospital ier ont les chiens dans l a campagne ?

Ces fid èle s animaux, lorsqu’

ils ont recu de l ’homme les

bienfaits de l’

éduca tion , possèdent au plus haut point

le sentiment de la propriété . Il y a vol pou r eux à fou

ler la terre d ’

autrui. Le nôtre , qui eût dévoré Méd éric

pour le peu de boue qu ’nn passant emporté à ses se

melles , devint furieux , à le voir m anger les mûres

poussées librement au gré de la pluie et du soleil . Il se

précipite , l a gueule ouverte .

Méd éric ne l’a ttend it certes pas . 1 1 avait une haine

raisonnée pour ces gros ses bêtes,aux allures brutales,

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2311 AVENTURES DÛ GRAND S IDOINE

qui sont chez les animaux ce que sont les gendarmes

chez les hommes . 1 1 se mit à fuir, à toutes j ambes , fort

effrayé et très— inquiet des suites de cette m auvaise

rencontre . Ce n’

est pas qu ’i l raisonnât beaucoup en

cette circons tance ; mais comme il avait, par usage ,une grande habitude de la logique

,tout en ayant la

tête perdue , i l posa en principe : Ce chien a quatrepa ttes , moi j

’en ai deux plus faibles et moins exercées ;en tira comme conséquence : Il doit c ourir plus

longtemps et plus vite que moi ; fut naturelle

ment conduit à penser Je va1 s être dévoré ; eu

ñ u arriva victorieusemen‘

t à conclure Ce n’est plus

qu’

une simple question de temps La conclusion lui

donna froid dans les j ambes . Il se tourna et vit le dogue

à une dizaine de p as ; il courut plus fort , le dogue

courut plus fort ; il sauta un fossé , le dogue sauta le

fossé . Étouffant , les bras ouverts , il all ait sans volonté ;il sen tait des crocs ai gus s ’enfoncer dans s e s chairs,e t, les yeux fermés , voyai t luire dans l

’ombre deux

a pières sanglantes ; les abois du chien l’

entouraient ,

le serra ient‘

a la gorge , comme font les vagues pour

l’

homme qui se noie.

Encore deux sauts,c’en était fait de Méd éric . Et ici ,

permets —moi , Ninon , de me pla ind re du peu'

de,se

cours prêté par notre espri t à notre corps,quand ce

dernier se trouve dans quelque embarras . Je le de

m ande , où baguenaudait l’

esprit d e Méd éric , tandis

que son corps n ’

ava it que deux misérables j ambes

son service ? La belle avance,de fuir pour se sauver !

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236 AV ENTURES DU GRAND S IDOIN E

une fois dans sa vie . B’

a illeurs,il n ’

avait que des phra

ses à sa disposition pour sortir d’

em b arra s .

Mon ami , dit-ii d’une voix mielleuse , j e ne veux

pas vous retenir plus longtemps . Allez à vos affaires .

Je retrouverai parfaitement mon chemin . Je vous l’a

vouerai même , il y a, à quelques lieues d

’i ci , un bon

peuple que mon absence doit plonger dans la plus vive

inquiétude . Je suis roi , s’ il faut tout dire . Vous ne l ’i

gnorez pas , les rois son t des bij ouxprécieux , et les nat ions n ’

a im ent poin t°

à les perdre . Retirez — vous donc .

Il serait peu convenable de forcer l’his toire à écrire un

j our comme quoi le sot entêtement d’un chien a suffi

pour bouleverser un grand empire . Voulez- vous une

place à ma cour ? être le gardien des viandes du pa

la i s ? Dites , quelle charge pu’

is— je v ous offrir pour que

Votre Excellence daigne s ’

éloigner ?

Le dogue ne bougea it pa s . Méd éric pensa l ’avoir

gagné —par l’appâ t d’un titre officiel : i l fit mine de des

cendre . Sans doute le dogue n’

était point ambitieux,car il se mit à hurler de nouveau

,se dressant contre

l ’arbre .

Le diable t ’em porte ! murmura Méd éric .

A bout d ’

é loquence,i l fouilla ses poches . C ’est là

un moyen qui,chez les hommes , réussit général ement .

Mais allez donc j eter une bourse à un chien , si ce n’est

pour lui faire une bosse a l a tête . Méd éric n’

éta it pas

d’

ailleurs un garçon à avoir une bourse dans ses

chausses ; il considéra it l’argent comme parfaitement

inutile , ayant touj ours vécu de libres échanges . Il

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ET DU PET IT MÉDÉRIC 237

trouva mieux qu’

une poignée de sous , j e veux dire qu’il

trouva un morceau de sucre . Mon héros étant for t

gourmand de sa nature , cette trouvaille n’a rien qui

doive t ’étonner . Je tiens à te faire remarquer comme

les détail s de ce récit arrivent naturellement et portent

un haut caractère de véracité .

Méd éric, tenant le morceau d e _sucre entre deux

doigts,le montra au chien , qui ouvrit l a gueule sans

façons . A lors l ’a ssiégé descendit doucement . Quand il

fu t près de terre , i l la issa tomber la proie ; le chien l a

happa au passage,donna un coup de gosier, ne se lécha

même pas et se précipita sur Méd éric .

Ah ! brigand ! s ’eoria celui- ci en rem ontaht vive

ment sur sa branche , tu manges mon sucre et tu veux

me mordre ! Allons , ton éducation a été soignée , j e le

vois , et tu e s bien le fidèle élève de l’

égoïsm e de tes

maîtres rampant devant eux et toujours affamé de la

chair des passants .

OU S IDOINE DEVIENT BAVARD

I l allait continuer sur ce ton, lorsqu

il entendit der

rière lui s’

éle ver un bruit sourd,semblable au roule

ment lointain d’

une cataracte Pas un souffle de vent

n’

agitait les feuilles , et la riv1 ere voisine coulait avec

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238 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

un murmure trop discret pour se permettre de pareilles

plaintes . Étonné , Méd éric écarta les branches et inter

roge a l‘

horizon . Au premier abord,i l ne vit rien ; l a

campagne,de ce côté

,s’

étenda it, grise et nue , sorte

de plaine s ’élev ant de coteaux en cote aux , jusqu’

aux

montagnes qui la bornaient . Le bruit au gmen tant tou

j ours , il re garda mieux . Alors il remarqua , surgissant

d ’un pl i de terrain , une roche d’une structure singu

lière . Cette roche , car il était d ifficile de la prendre

pour autre chose qu’

une roche , av a it la iorm e exacte

et la couleur d ’un nez, mais d’un nez colossal , dans le

quel on eût ai sément taillé plusieurs centaines de nez

ordinaires . Tourné d ’une façon désespérée vers le ciel ,ce nez avait toutes les allures d ’un nez troublé dans

sa quiétude par quelque grande douleur . A coup sûr

le bruit ‘

partàit de ce nez .

Méd éric, quand il eut examiné la roche avec atten

tion,hésita un instant , n

osant en croire se s yeux . En

fin,se retrouvant en pays de connaissance , ne pou

vaut douter

Hé ! mon mignon ! cria— t— ii émerveillé , pourquoi

diable ton nez se promène- t-il tout seul dans les

champs ? Que -j e meure si ce n ’est lui qui est là , à se

pâmer comme un veau qu’on êgorge !

A ces mots , le nez , contre tou te croyance , l a ro

che n’

était en effet autre chose qu’

un nez , lenez

s’

agita d’une maniè re déplorable . Il y eut comme un

éboulement de terrain . Un lon g bloc grisâ tre, qui rés

semblait assez à un énorme obél isque couché sur le sol ,

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211 0 AVENTURE S DU GRAND S IDOINE

Dr ça , mon mignon , d it-ii en sautant à terre , et

notre peuple ?

S id oine , à cette question , éclata de plus belle en gém issem ents , dodelinant de la tête et se barbouillant le

visage de ses larmes .

Bah ! reprit Méd éric, notre peuple serait- il mort ?

L’

aurais— tu massacré dans un moment d ’

ennui,réflé

chissant que les peuples rois sont suj ets aux abdica

tions tout comme les autres m ouarque s ?

Frère , frère , sanglota Sid oine , notre peuple s’est

mal conduit .

Vraiment ?

11 s ’est mis en colère à propos d ’un

Le vilain !

et m’

a j eté à la

Le grossier !

comme j amais grand seigneur n ’a j eté un

laquais .

Voyez— vous, l’

a ristœ ra te !

A chaque virgule, S id oine poussai t un profond sou

pir . Lorsqu’

il rencontra un point dans sa phrase , son

émotion é tant au comble,il fondit de nouveau en

larmes .

Mon mignon,reprit Méd éric

,il est triste , sans

doute,pour un ma î tre d

'

ê tre congédié par ses valets,mais j e ne vois pas là matière à tant se désoler . Si ta

douleur ne me prouvait une fois de plus l ’excellence

de ton âme et ton i gnorance des rapports sociaux , je te

gronderais de t’affliger ainsi d’une aventure très-fré

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ET DU PET IT MÉDÉRIG 211 1

quente . Nous lirons l’histoire un de ces j ours ; tu le

verras,c ’est une vieille habitude des nations de mal

mener les princes dont elles ne veulent plus . Malgré

le dire de certaines gens , Dieu n’a j amais eu l a singu

liet e fantaisie de créer une race particul ière , da ns le

but d ’

im poser à ses enfants des maîtres élus par lui

de père en fils . Ne t’

étonne donc pas si les gouvernés

veulen t devenir gouvernants‘

a leur tour,puisque tout

homme a le droit d’

avoir cette ambition . Cel a soulage

de pouvoir raisonner logiquement son malheur . Al

lons,sèche tes l armes . Elles seraient bonnes chez un

e£fém iné , un glorieux nourri de louanges , qui aurai t

oublié son métier d’

homme en exerçant trop longtemps

celui de roi ; mai s nous, monarques d’

hier , nous savons

encore marcher sans autre escorte que notre ombre,

et vivre au soleil , n’

ayant pour royaume que le peu de

poussière où se posent nos pieds .

Eh ! répondit S id oine d’

un ton dolent,tu en

p arles_à ton aise . La profession me plaisait . Je me bat

tais à poing que veux - tu ,j e mettais tous les j ours mes

habits du dimanche,j e dormais sur de la paille fra î

che . Raisonne et explique t ant que tu voudras . Moi,j e

veux pleurer .

Et il pleura ; puis , s’

arrê tant brusquement au milieu

d ’un sanglot

Voici , dit- il , comment les choses . se sont pas

Mon mignon , interrompit Méd éric, tu deviens

bavard le désespoir ne te vaut rien .

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211 2 AVENTURE S DU GRAND S IDOIN E

Ce matin , vers six heures , comme j e rêvais inno

cem m ent,un grand bruit m ’a éveillé . J ’ai ouvert un

œil . Le peuple entourai t mon lit, paraissant fort ém u

et attendant mon réveil , en quête de quelque jugement .

Bon ! me suis-je dit , voilà qui regarde Méd éric : dor

mons encore . Et j e me suis rendormi . Au bout de j e

ne sais combien de minutes j ’ai senti mes suj ets me

tirer respectueusement par un coin de ma blouse

royale . Force m’a été d ’

ouvrir les d e uic yeux . Le

peuple s’

im p a tientait . Qu’a donc m on frère Méd éric"

ai— je pensé , de méchante humeur . Et , en pensant cela ,j e me suism is sur mon séant . Ce que voyant , les braves

gens qui m ‘

entoura ient ont poussé un murmure de

sati sfaction . Me com prends— tu , frère, et ne sais-je pas

conter à l’occasion ?

Parfaitement,mais si tu contes de ce train - là , tu

conteras jusqu’

à dema in . Que voulait notre peuple ?

Ah voilà . J e crois n ’

avoir pas trop bien compris .

Un vieux s’

est approché de moi , traînant sur se s ta

lons une vache au bout d’un cordeau . Il l‘

a plantée à

mes pieds,la tête dirigée de mon côté . A droite et à

gauche de la bête , en face de chaque flanc, se sont

formés deux groupes se montrant le poing . Celui de

droite criait : Elle est blanche ! Celui de gauche

« Elle est noire ! Alors le vieux,avec force saluts ,

m’

a dit d’

un ton humble : « Sire , est- elle noire , est

elle bl anche ?

Mais , interrompit Méd éric , c’

était de l a haute phi

10 5 0 phie , cela . La vache était-elle noire , mon m ignon ?

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211 11 AV ENTURES DU GRAND S IDOINE

toutes enfin . R ien dans les poches de gauche , rien dans

les poches de droite . Mon frère Méd éric n’

é tait plus

sur moi . J ’avais espéré un instant le rencontrer se pro

menant dans quelque gousset écarté . Je visitai les cou

tures, j

inspecta i chaque pl i . Personne . P as plus de

Méd éric dans mes vêtements que dans mes oreilles .

Le peuple , stupéfait de ce singulier exei cice , me soup

çonna sans doute de chercher des raisons dans mes

poches il attendit quelques minutes , puis se mit à me

huer, sans plus de re spect , comme si j’

eusse été le

dernier des manants . Avoue-le , frère , il eût fallu une

forte tête pour se sauver saine et sauve d’une pareille

situation .

Je l ’avoue volontiers , mon mignon . E t la vache ?

La vache ! c ’est en effet l a vache qui m’embar

rassait . Lorsque j ’eus acquis l a triste certitude qu’il

allait me falloir parler en public , j e rassemblai le plus

de raison possible pour regarder la vache et l a voir

sans prév ention aucune . Le vieux venait de se relever

et me criait d’une voix colère cette éternelle phrase,

reprise en chœur par le peuple Est— elle blanche ?

est — elle noire ? En mon âme et conscience , mon frère

Méd éric , elle était noire et elle était blanche le tout

ensemble . Je m’

aperceva is bien que les uns la vou

l aient noire , les autres blanche ; c’

était j ustement l‘

a

ce qui m e troublait .

Tu e s un simple d ’esprit, m on mignon . La cou

leur des obj ets dépend de l a position des gens . Ceux

d e gauche et ceux de droite , ne voyant à la fois qu’

un

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ET DU PETIT MÉDÉEIC 21 5

des flancs de l a vache , avaient également raison , tout

en se trompant de même . Toi , la regardant en face , tu

la jugeais d’une façon autre . Était- ce l a bonne ? Je

n’

oserais l e dire ; car , observe , quelqu’

un placé à la

queue aurait pu émettre un quatrième jugement tout

aussi logique que les trois premiers .

Eh ! mon frère Méd éric, pourquoi tant philoso

pher ? Je ne prétends pas être le seul qui a i t eu rai son .

Seulement,j e dis que l a vache étai t blanche et noire , le

tout ensemble ; e t , certes , j e puis bien le dire , puisque

c ’est là ce que j ’ai vu . Ma première pensée a été de

communiquer à l a foule cette vérité que mes veux me

révéla ient, e t je l’

ai fait avec complaisance , ayant la

naïveté de croire cette décision la meilleure possib le,

Ca r elle devait contenter tout le monde en ne donnant

tort à personne .

Eh quoi mon pauvre mignon,tu as parlé

Pouvais— je me taire ? Le peuple était là , les

oreilles grandes ouvertes , avides de phrases comme l a

terre d’eau de pluie,après deux m ois de sécheresse .

Les plaisants,à me voir l ’ai r niais et embarrassé

,

criaient qi1 e ma voix de fauvette s’en était allée

,j uste à

la saison des nids . Je tournai sept fois ma phrase dans

l a bouche , e t, fermant les paupières à demi , arron

d issant les bras , j e prononçai ces mots du ton le plus

fiûté possible

Mes bien-aimés suj ets,l a vache est noire et

blanche , l e tout ensemble .

Oh la la ! mon mignon , à quelle école as— tu ap1 4 .

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21 6 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

pris à fai re des discours d ’une phrase ? T ’ai-je j amais

donné de mauvais exemples ? 11 y avait la matière‘

a

empli r deux volumes , et tu vas j eter tout le fru it de

tes observations en treize mots ! Je - j urera is qu’on t’a

compris ton discours était pitoyabl e !

Je te crois , mon frère . J’

a va is parlé très-douce

ment . Tous,hommes

,femmes

,enfants

,vie i llards , se

bouchèrent les oreilles , se regardant épouvantés ,com me s ’il s eussent entendu le tonnerre gronder sur

eur tête ; puis il s poussèrent de grands cris

Eh quoi ! disaient-Âls,quel est le malotru qui se

permet de parei ls beuglements ‘

? Ou nous a changé no tre

roi . Ce t hom m e n’

est pas notre doux seigneur , dont la

voix suave faisait l es délices de nos oreilles . Sauve- toi

v ite,vilain géant

,bon tout au plus à

'

effrayer nos

fille s quand elles pleurent . Entendez- vous l ’im bécile

déclarer cette vache blanche et noire ? Elle est blanche .

Elle est noire . Voudrait — il se moquer de nous,en a ffir

mant qu’

elle est noire et blanche ? Allon s,vite

,dé

campe ! Oh quelle sotte paire de poings ! La laide pa

ra re , quand i l le s balance niaisement , comme s’il ne

savai t qu‘

en faire . Jette-les dans un coin pour courir

plus vite . Tu nous guérira is des rm s , 5 1 nous pouvions

guérir de cette maladie . Hé ! plus vite encore . Vide le

royaume . Où avions-nous l’id ée d’

a im er les hommes

hauts de plusieurs toises ‘! R ien n ’est plus artistement

organisé que les moucherons . Nous voulons un mou

h eron !

Sidoine , au souvenir de cette scène de tumulte , ne

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21 8 A V ENTURES EU GRAND S IDOIN E

Oh ! dit S id oine , de pareilles corrections se lisent

elles dans l’histoire ?

Mais oui . Parfois , les rois rasent une ville ; d’

autres

fois,les vill es coupent le cou aux rois . C ’est une douce

réciprocité . Si cela peut te distraire , nous allons as

sommer ceux pour le compte desquels nous assem

miens hier .

Non,mon frère , ce serait une triste besogne . Je

suis de ceux qui n’

a im ent pas à manger les poulets de

leur basse- cour .

Bien d it , mon mignon . Léguons alors le soin de

nous faire regretter au roi notre s uccesseur . B’ailleurs

,

ce royaume était trop pet1 t tu ne pouvais te rem uer

sans passer les frontières . C est assez nous amuser aux

bagatelles d e la porte . Il nous faut chercher.au plus

vite le Royaume des Heureux , qui est un grand royaume

où nous régnerons à l ’ai se . Surtout, marchons de com

p a gnie . Nous emploierons quelques matinées à parfaire

notre éducation,à prendre une idée précise de ce

monde,dont nous allons gouverner un des coins . Est

ce dit,mon mignon ?

S id oine ne pleurait plus, ne réfléchissa it plus , ne

parlait plus . Les larmes , un instant, lui avaient misdes pensées au cerveau et des paroles aux lèvres . Le

tout s ’en était allé ensemble .

Ecoute et ne réponds pas , aj outa Méd éric ; nous

allons enj amber notre royaume d ’

hier et nous diriger

vers l ’orien t, en quête de notre royaume de demain .

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ET DU PET IT MÉDÉM C 9

UAIMA BLE PRIMEV ÈRE , REINE DU ROY AUME DES HEUREUX

I l est grand temps, Ninon,de te conter l es mer

veilles du Royaume des Heureux . Voici les dé tails que

Méd éric tenait de son ami le bouw euil .

Le Royaume des Heureux est situé dans ce monde

que les géographes n ’

ont encore pu découvrir , mais

qu’

ent bien connu les braves cœurs de tous les temps ,pour l ’avoir maintes foi s visité en songe . Je ne saurais

rien te dire sur la mesure de sa surface , l a hauteur de

ses montagnes , l a longueur de ses fleuves ; les frontières

n ’en sont point parfai tement arrêtées , e t , jusqu’

à ce

j our,l a science du géomètre consiste

,dans ce fortuné

pays , à mesurer la terre par petits coins , selon les be

soins de chaque famille . Le printemps n’

y règne pas

éternellement,comme tu pourrais l e croire ; la fleur

a ses épines ; l a plaine est semée de grands rocs les

crépus cules sont suivis de nuits sombres,suivies à leur

tour de blanches aurores . La fécondité,le climat sa

lubre , l a beauté suprême de ce r oyaume proviennen t

de l’

a dm irable harmonie , du savant équil ibre des ele

ments . Le soleil m ùrit les fruits que la pluie a fait

croître ; la nuit repose le sillon du travail fécondant

du j our . Jamais le ciel ne brûle les moissons,j amais

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250 AVENTURES DU GRAND S IDO I N E

les froids n ’

arrê tent les riv 1eres dans leur course . Rien

n ’est vainqueur ; tout se contre— balance,se met pour

sa part dans l’ord re unive rsel de sorte que ce monde,

où entrent en égale quantité toutes les influence s con

traires , est un monde de paix , de justice et de de

voir .

Le Royaume des Heureux est trè s — peuplé ; depuis

quand ? on l’ignore ; mais , à coup sûr , on ne donnerait

pas dix ans à cette nation . Elle ne para ît pas encore se

douter de la perfectibilité du gen re humain,et vit pai

siblem ent,sans avoir besoin de voter chaque j our

,pour

maintenir une loi , v in gt lois qu i chacune en demande

ront à leur tour vingt autres pour être également main

tenues . L ’

é d ifice d’

iniquité et d’

opp ression n ’en est

qu’

aux fond em ents . Quelques grands sentimen ts , sim

ples comme des vérités , y ti ennent lieu de règles la

fraternité devant Dieu , le besoin de repos , l a connais

sance du néant de l a créature , le vague espoir d’une

tranquillité éternelle . Il y a une entente tacite entre ces

passants d ’une heure,qui se demandent à quoi bon se

coudoyer,lorsque la route e st large e t m ène petits et

grands à l a même porte . Une nature harmonieuse ,toujours semblable à elle — même , a influé sur le carac

tère des habitants ils ont,comme elle , une âme riche

d ’

emotions , accessible à tous les sentiments , et cette

âme,où la moindre passion en plus amènerait des

tempêtes,j ouit d ’un calme inal térable , par la j uste ré

partition des facultés bonnes et mauvaises .

Tu le vois,Ninon

,ce ne sont pas là des anges, et

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252 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

mille humaine . De cette pensée de Justice est née une

société modeste , un peu monotone au premier regard ,m

’ayant pas de fortes personnalités,mais d ’un ensem ble

admirable , ne nourrissant aucune haine et consti

tuant un véritable peuple , d ans le'

sens le plus élevé

de ce mot .

Donc, ui petits 1 1 1 grands , ni riches ni pauvres , pas

de dignités , pas d’

échelle sociale,les un s en haut

,les

autres en bas , et ceux- ci poussant ceux- là ; une nation

insouciante , vivant de tranquillité , aimante e t philo

sophe ; des hommes qui ne sont plus des hommes .

Cependant, aux premiers j ours d u royaume , pour ne

pas trop se faire montrer au doigt par*leurs voisins,

ils avaient sacrifié aux idées reçues en nommant

un roi . I ls n’en senta iént pas le besom ; ils virent

dans cette mesure une sim ple formalité , même un

moyen ingénieux d ’

abriter leur liberté à l ’ombre d’une

monarchie . Ils choisirent le plus humble des citoyens ,non point assez bête pour qu’ il pùt devenir m e

chant à l a longue,mais d ’une intelligence suffisante

pour qu’il se sentit le frère de ses sujets . Ce choix fut

une des causes de la paisible prospérité du royaume .

La mesure prise,l e roi oublie peu à peu qu’ i l avait un

peuple,l e peuple

,qu’ i l avai t un roi . Le gouvernant et

les gouvernés s ’en allèrent a insi côte à côte dans les

siècles,se protégeant mutuellement

,sans 'en avoir

conscience ; les lois régna 1ent par cel a même qu’

elles

ne se faisaient pas senti r ; l e pays j ouissait d’

un ordre

parfait,résultant de sa position unique dans l

bis

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ET DÛ PETIT MÉDÉRIC 25 3

toire une monarchie libre dans un peuple libre .

Ce seraient de curieuses annales, celles qui coute

raient l ’histoire des rois d u Royaume des Heureux .

Certes,les grands exploits et les réformes humani

taires y tiendraient peu de place et offriraient un

mince intérêt ; mai s les braves gens prendraient pla i

sir à voir avec quelle naïve simplicité se succédait

sur le trône cette race d ’

excellen ts‘

hom m es qui nais

sa ient rois tout naturel lement et qui portaient la

couronne , comme on porte au berceau des cheveux

blonds ou noirs . La nation , ayant au commencemen t

pris la peine de se donner un maître , entendait bien

ne plus s ’occuper de ce soin , et comptait avoir voté

une fois pour toutes . Elle n ’

a gissait pas précisément

ainsi par respect pour l’héréd ite'

, mot dont elle igne

rait l e sens ; mais cette façon de procéder lui parai s

sai t de beaucoup la plus commode .

Aussi,lors du règne de l’a im able Primevère

,aucun

généalogiste n’

aurait— il pu , en remontant l e cours des

temps , suivre , d ans ses différents membres , cette longue

descendance de rois , tous issus du même père . L’

héri

ta ge royal les avait suivis dans les'

âges,sans qu

ils

aient eu j amais à s’

inquiéter si quelque mendiant ne l e

leur volait pas en route . Maints d ’entre eux parurent

même ignorer toute leur vie la h aute sinécure qu’

ils

tenaient de leurs aïeux . Pères , mères , fils , filles , frères ,sœurs , oncles , tantes, neveux , nièces s

étaient passé

le sceptre de main en main,comme un joyau de

famille .

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2 51 AVENTURES DU GRAND S lDOIN E

Le peuple aurait fini par ne plus reconnaître son

roi d u moment,dans une parenté devenue nom

breuse à l a longue et fort embrouillée , sans l a bon

homie m i se par les princes eux— mêmes à se faire

reconnaître . Parfois il se présenta it telle circonstance

où un roi était d ’une nécessité absolue . Comme,à

tout prendre , le cours ordinaire des choses est pré

férable ,les suj ets sommaient leur m a ître 1égitim e

de se nommer . Alors celui qui possédait l e bâton

de bois doré dans un coin de sa m aison le prenait

modestement et j ouait son personnage , qu itte à

se retirer , l a farce j ouée . Ces courtes apparitions d’

unemajesté mettaient un peu d

ord re dans le s souvenirs

de l a nation .

Il faut le faire remarque r , au grand honneur de la fa

mille régnante , j amais , à l’

appel du peuple,deux rois ne

s’

éta ient présentés ; entre héritiers , le fait mérite d’

ê tre

constaté pas d’art iere— neveu envieux du gros lot

échu‘

a la branche aînée . Je ne puis affirm er cependant

que l ’a im able Primevère fût issue directement du roi

fondateur de la dynastie . Tu le sais de reste , on n’est

pas touj ours l a fille de son père . En tout e certitude,l a

dignité de reine s ’

était‘

transm ise jusqu’

à elle , d’apres

les lois civiles de parenté . Elle avait dans les veines

un sang rose où peut-être pas une goutte de sang royal

ne se trouvait mêlée , mais qui certainement gardait

encore quelques atomes du sang du premier homme .

Magnifique exemple , pour les peuples et les princes

de nos contrées, que cette dyna stie se développant

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2 56 AVENTURES DU GRAN D S IDOIN E

pensées miséricordieuses de tous les braves cœurs d e

femmes aimant en ce monde .

Primevère donna , dès sa naissance , plusieurs preuves

de sa mission ; elle naissai t pour protéger les faibles et

faire des œuvres de paix et de justice . J e ne te dirai

point,quand sa mère l ’enfanta , qu

’on remarqua plusde soleil aux cieux

,plus d ’

a llégresse dans les âmes .

Cependan t,ce j our- là , les hirondelles du toit cau

serent de l’

événem en t plus tard que de coutume .

Les loups ne s’

a ttend riœnt pas , les l armes de j oie

n ’

etant guère d ans leur nature ; mais les brebis,

p assant devant l a po rte , bêlèrent doucement , se re

gardant avec -des yeux humides . 1 1 y eut parmi les

bêtes du pays , j’

entend s l es b onnes bêtes, une sorte

d’

emotion qui adoucit pour une heure leur triste con

dition de brute . Un Messie était né , att endu de ces pau

v t es intelligences ; j e te le demande , et cela sans rail

lerie sacrilege , dans leurs souffrances et leurs ténèbres ,ne doivent— elles pas ; comme nous, espérer un Sauveur ?

Couchée dans son berceau , Primevère , en ouvrant

l es yeux,accorda son premier sourire au chien et au

chat de la maison , ass i s sur leurs derrières , aux deux

bords du peti t lit,gravement , comme il . sied à de hauts

dignitaires . Elle versa sa première l arme , tendant l es

mains vers une cage où chantait tri stement un rossi

gnol ; lorsque , pour l’

apaiser, on lui eut remis la frêle

prison,elle l’ouvrit et reprit son sourire , à voir l

’oiseau

étendre larges ses ailes et monter dans l’ai r sa patrie .

Je ne puis te conter, j our par j our , sa j eunesse

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ET DÛ PET IT MÉDÉRIÇ 57

passée à placer près des fourm ih eres des poignées de

blé,non tout à fai t au bord , pour ne pas ôter aux

ouvrières le pla isir du travail , mais à une courte di s

tance,afin de ména ger les pauvres membres de ces

infinim ent petits ; s a belle j eunesse dont elle fit une

longue fête , soul ageant son besoin de bonté et don

nan t à son cœur la continuel le j oie de faire le bien et

d’

a id er les misérables pierrots et hanne tons sauvés

des mains de méchants garçons , chèvres consolées

par une caresse de l a perte de leurs chevreaux,bêtes

domestiques nourries grassement d ’os et de soupes

cuites , pain émietté sur les toits , fe'

tu de paille tendu

aux insectes naufragés,bienfa its et douces paroles de

t outes sortes .

Je l ’a i d it , el le eut de bonne heure 1 age de raison .

Ce qui d’

ebord avait é té chez elle instinct d u cœur

devint bientô t j ugement et règle de conduite . Ce

ne fut plus seulement sa bonté naturelle qui lui

fit aimer l es bêtes ; ce bon sens dont nous nous

servons pour dominer eut en elle ce rare résultat , de

lui donner plus d ’amour en l’a id ant à comprendre

comb ien ces créatures ont besoin d ’

ê tre aimées . Quand

elle allait par le s sentiers,avec les fille ttes de son

âge , ell e prêchait parfois sa mission , et c’

éta it un char

mant spectacle que ce docteur aux lèvres roses,d ’une

naïveté grave , expliquant à ses disciples l a nouvelle

religion , celle qui apprend à tendre l a main , dans l a

création , aux êtres les plu s déshérités . Elle disai t sou

vent qu’

elle avait eu j adi s de grandes pitiés en son

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258 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

geant aux bêtes privées de l a parole , et ne pouvant

ainsi nous témoigner leurs besoins ; elle cra ignait ,dans ses premières années , de passer à l eur côté

,

quand elles avaient faim ou soif, et de s’

éloigner sans

les soulager , leur lai ssant ainsi l a haineuse pensée du

mauvais cœur d ’

une pe tite fille se refusant à l a charité .

De là , disait— elle , vient toute l a mésin telligence entre

les fils de Dieu , depuis l’homme jusqu

au ver ; il s n’en

tendent point leurs l anga ges et se dédaignent,faute

de se comprendre assez pour se secourir en frères .

Bien des fois , en face d’un grand bœuf qui arrêtait ,

des heures entières,ses yeux mem es sur elle , elle

avait cherché avec angoisse ce que pouvait désirer l a

pauvre créature qui la regardait si tristement . Mais

maintenant,pour sa part

,elle ne cfaigna it plus de pas

ser pour méchante . La langue de chaque bête lui était

connue ; elle devait cette science à l’am itié de ses

chers malheureux qui la lui avaient enseignée dans une

lon gue fréquentation . Et quand on lui demandait la

façon d ’

apprend re ces milliers de langages , pour met

tre ñ u à un malentendu qui rend la création mauvaise ,el l

e répondai t avec un doux sourire A imez les bêtes ,vous les comprendrez .

Ce n’

é ta ient pas d ’

a illeurs des raisonnements bien

profonds que les siens ; elle jugeait avec le cœur et . ne

s’

em ba rrassa it p as d’

id ées philosophiques qu’

ell e igno

rait . S e façon de voir avait ceci d ’

étrange , en notre

siècl e d’

orgueil , qu’elle ne considérai t pas l

homme

seul dans l’œuvre de Dieu . E lle aim ait l a V i e sous

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260 AVENTURES DU GRAND S IDOINE

lution de travailler à celui des bêtes de son royaume .

Puisque le s hommes se déclaraient parfaitement heu

reux , elle se consacrait à l a félicité des insectes et des

lion s . Ainsi elle apaisa i t son besoin d ’

aim er .

1 ! faut le dire,si la concorde régnait dans les villes

,

il n’

en était pas de même dans les bois . De tous temps ,Primevère avait éprouvé de douloureux étonnements

à voir la guerre éternelle que se l ivrent entre elles les

créatures . Elle ne pouvait s ’expliquer l’

araignée bu

vant le sang de la m ouche , l’oiseau se nourrissant d e

l’

araignée . Un de ses plus pesants cauchemars cousis

tait à voir , par les mauvaises nuits d’hiver, une sorte

de ronde effrayante , un cercle immense emplissant

les cieux ; ce cercle é tait formé de tous les êtres pl a

cés à l a file , se dévorant les uns les autres ; i l tournait

sans cesse,emporté dans l a furie d u terrible festin .

L’

épouvante m ettait au front de l’enfant une sueur

froide,lorsqu

e lle comprenait que ce festin ne pouvait

finir et que les êtres tourneraient ainsi éternellement ,au m ilieu de cris d ’

a gonie .

Mais c ’

était l à un rêve pour elle ; l a chère fillette

n’

ava it pas conscience de la loi fatale de la vie , qu i ne

peut être sans la mort . Elle croyait au pouvoir souve

rain de ses larmes .

Voici l e beau proj et qu’elle forma , dans son inno

cence et sa bonté , pour le plus grand bonheur des

bêtes de son royaume .

A peine maîtresse du pouvoir , elle fit publier à son

de trompe,aux carrefours de chaque forêt , dans les

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E T DU PETIT MÉDÉRIC 26 1

basses —cours e t sur les places des grandes villes , que

toute b ête se sentant lasse du métier de vagabond

trouverait un asile sûr‘

a la cour de l’a im able Prime

vere . En outre,disait l a proclamation , les pension

maires seraien t instruits dans l’art d ifficile d’

ê tre

heureux , selon les lois d u cœur et de la raison , et joui

raient d ’une nourriture abondante , exempte de l armes .

Comme l ’hiv er approchait , le s repas devenant rares ,des loups maigres

,des insectes frileux

,tous les ani

maux domestiques de l a contrée,les chats et les chiens

errants,et enfin cinq à six douzaines de bêtes fauves

curieuses se rendirent à l ’appel de l a j eune reine .

Elle les logea commodément dans un grand hanga r ,leur donnant mille douceurs des plus nouvelles pour

eux . Son système d ’

éd uca tion était simple comme son

âme ; i l consistait à beaucoup aimer ses élèves , leur

préchant d’

exem ple un am our mutuel . Elle fit cons

truire pour chacun d ’eux une cellule semblable , sans

se soucier de leurs différences de nature , et le s'

pour-l

vut de bonnes couche s de paille e t de bruyère,d

auges

propres et à hauteur convenable , de couvertures en

hiver e t de branches de feuillage en été . Le plus pos

sible,elle voulait les amener à oublier leur vie va ga

bonde,aux j oies ,

cuisantes et pénibles auss 1 avait

elle,bien

a regret,fai t entourer le hangar de fortes

grilles,pour aider à l a conversion et mettre une bar

riere entre l’

e sprit de révolte des bêtes du dehors et

les excellentes dispositions de ses disciple s . Matin et

soir,elle les visitait , l es réunissant dans une salle

1 5 .

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2 58 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

geant aux bêtes privées de l a parole,et ne pouvant

ainsi nous témoigner leurs besoins ; elle craignait ,dans ses premières années , de passer à l eur côté

,

quand elles avaient faim ou soif, et de s’

éloigner sans

les soulager , leur lai ssant ainsi l a ha ineuse pensée du

mauvais coeur d’une petite fille se refusant à l a charité .

De là , disait-elle , vient toute l a mésintelligence entre

les fils de Dieu , depuis l’homme jusqu

au ver ; il s n’en

tendent point leurs langa ges et se dédaignent,faute

de se com prendre assez pour se secourir en frères .

Bien des fois , en face d’un grand bœuf qui arrêtait ,

des heures entières,ses yeux mornes sur elle , elle

avait cherché avec angoisse ce que pouvait désirer l a

pauvre créature qui la regardait si tristement . Mais

maintenant,pour sa part

,elle ne craignait plus de pas

ser pour méchante . La langue de chaque bête lui était

connue ; elle devait cette science à l’amitie de ses

chers malheureux qui la lui avaient enseignée dans une

longue fréquentation . Et quand on lui demandait la

façon d ’

apprend re ces milliers de langages , pour met

tre ñ u à un malentendu qui rend la création mauvaise ,ell

e répondai t avec un doux sourire A imez les bêtes ,vous les comprendrez .

Ce n’

éta ient pas d ’

a illeurs des raisonnements bien

profonds que les siens ; e lle jugeait avec le cœur et ne

s’

em ba rraæ ait pas d’

id ée s philosophiques qu’

ell e igno

ra it . S e façon de voir avait ceci d ’

étrange , en notre

siècle d ’

orgueil , qu’elle ne considérai t pas l ’homme

seul dans l’œuvre de Dieu . E lle aimait l a v 1 e sous

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260 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

lutien de travailler à celui des bêtes de son royaume .

Puisque les hommes se déclaraient parfaitement heu

reux , elle se consacrait à la félicité des insectes et des

lion s . Ainsi elle apaisai t son besoin d ’

a im er .

1 ! faut le dire,si l a concorde régnait dans les villes,

i l n ’

en était pas de même dans les bois . De tous temps,Primevère avait éprouvé de douloureux étonnements

à voir la guerre éternelle que se l ivrent entre elles les

créatures . Elle ne pouvait s'expliquer l’

araignée bu

vant le sang de la mouche , l’oiseau se nourrissant de

l’

araignée . Un de ses plus pesants cauchemars cousis

tait à voir , par les m auvaises nuits d ’hiver , une sorte

de ronde effrayante , un cercle immense emplissant

les cieux ; ce cercle était formé de tous les êtres pl a

cés à l a file , se dévorant les uns les autres il tournait

sans cesse ,emporté dans l a furie du terrible festin .

L’

épouv ante mettait au front de l’enfant une sueur

froide,lorsqu

e lle comprenait que ce festin ne pouvait

finir et que les êtres tourneraient ainsi éternellement ,au milieu de cris d ’

a gonie .

Mais c ’

était l à un rêve pour elle ; l a chère fillette

n ’

eve it pas conscience de la loi fatale de la vie , qui ne

peut être sans la mort . Elle croyait au pouvoir souve

rain de ses larmes .

Voici l e beau proj et qu’elle forma , dans son inno

cence et sa bonté , pour le plus grand bonheur des

bêtes de son royaume .

A peine maî tresse du pouvoir , elle fit publier à son

de trompe , aux carrefours de chaque forêt , dans les

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ET DU PET IT MÉDÉRIC 26 1

basses-cours e t sur l es places des grandes villes, que

toute b ête se sentant l asse d u métier de vagabond

trouverai t un asile sûr à la cour de l’a im able Prime

vere . En outre,disait l a proclamation

,l es pension

naire s seraien t instruits dans l ’art d ifficile d’

ê tre

heureux , selon les lois d u cœur et de la raison , et joui

raient d’

une nourriture abondante , exempte de larmes .

Comme l ’hiver approcha i t,le s repas devenant rares ,

des loups maigres , des insectes frileux , tous les ani

maux domestiques de la contrée,les chats et les chiens

errants , et enfin cinq à six douzaines de bêtes fauves

curieuses se rendirent à l ’appel de l a j eune reine .

Elle les logea commodément dans un grand hanga r,

leur donnant mille douceurs des plus nouvelles pour

eux . Son système d’

education étai t simpl e comme son

âme ; i l consistait à beaucoup aimer ses élèves , l eur

prêchant d ’

exem ple un am our mutuel . Elle _

fit cons

truire pour chacun d’eux une cellule semblable , sans

se soucier de leurs différences de nature , et les pour

vut de bonnes couches de paille e t de bruyère,d

auges

propres et à hauteur convenable , de couvertures en

hiver e t de branches de feuillage en été . Le plus pos

sible,elle voulait les amener à oublier leur vie va ga

bonde, aux j oie s cuisante s et pénibles ; aussi avait

elle , bien à regret , fai t entourer le hangar de fortes

grilles,pour a ider à l a conversion et mettre une bar

riere entre l’e sprit de révolte des bêtes d u dehors et

les excellentes dispositions de ses disciples . Matin et

soir,elle les visita it , l es réunissan t dans une salle

1 5 .

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262 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

commune,et les caressa it

,chacune selon le mérite .

Elle n e l eur tenait pas elle -même de longs dis

cours,mais les excitait a des discussions amicales ,

sur des cas délicats de frate rnité et d’

abnéga tion , en

courage ant les orateurs bien pen sants et rép rim and aniä

avecbonté ceux qui élevaient un p eu twp la voix . Son

but était de les confondre peu a peu en un même peu

ple ; elle espérait faire perdre à chaque espèce sa lan

gue et se s habitudes , et les conduire toutes insensi

blem en t à une unité universelle , en brouillant pour

elles , par un continuel contact, leurs diverses façons

de voir et d ’

entend re . A insi elle posait les fa ibles s ous

les pattes d es forts, et amenai t à converser entre“ eux

la cigale,au cri aigre

,et le taureau

,ronflant à p leins

n aseaux ; elle logeait à cô té des lévriers les l ièvre s e t

les perdrix,et les renards

,au beau milieu des poules .

Mais l a mesure qu ’elle pensa la plus hab ile fut de ser

vir dans les écuelles de tous une même nourriture .

Cette nourriture ne pouvant être ni chair .ui poisson ,l’

ord inaire se composa pour chacun d’

une écuelle d e

l ait par j our,plus ou m oins profonde

,selon l’appé tit

du pensionnaire .

Tout se trouvant réglé de l a sorte , l’

aim able Prime

vere attendit les résultats . Ils ne pouvaient manquer

d’

ê tre bons , pensait— elle , puisque les moyens employés

étaient excellents en eux-mêmes . L es hommes de son

royaume se décl araient de plus en plus heureux , se

fâchant dès qu’

un philanthrope cherchait à leur démon

trer leur misère . Les bêtes,au contraire

,avouaient

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261 AVENTURES DU GRAN D S IDOIN E

cieux de l a route ; e t , comme ces j ambes mesuraient

sans peine dans un de leurs pas vingt degrés d’un m e

rid ien terrestre , il s’

ensuivit qu’au bout de l a première

matinée les voyageurs avaient déj à fai t le tour du

monde un nombre incalculable de fois . V ers midi , Me

d éric,las de se taire

,ne put laisser de nouveau passer

les mers et les continents san s donner une leçon de

géographie à son compagnon .

Hé ! mon mignon , dit — ii, i l y a , en ce moment,d es millions de p auvres enfants , enfermés dans des

salles froides et obscures,qui se tuent les yeux et

l’

e sprit à épeler le monde sur de sales bouts de papier,peints de bleu et de rouge , couverts de li gnes , de

noms bizarre s,tout comme un grimoire cabalistique .

L ’homme e st à plaindre de ne voir les grands spec

taeles que rapetissés à sa mesure . Jadis, j’ai par hasard

regardé un de ces livres renfermant les contrées connues

en vingt ou trente feuilles ; c’est une

collection peu ré

créative,bonne tout au plus à m eubler la mémoire des

enfants . Que ne peut-ou leur ouvrir le l ivre sublime

qui s ’étend devant nous , le leur faire l ire d’

un regard ,

dans son immensité ! Mai s les marmots , fils de nos

mères,n

ont pas l a taille pour embrasser la page eu

tiere . Les anges seuls peuvent faire de la vraie science ,si quelque vieux saint d

’esprit morose donne là— h aut

des leçons de géographie . Or , puisqu’

il plaît à Dieu de

mettre sous nos yeux cette belle carte naturelle ,‘

je

désire profiter de cette rare faveur pour attirer to'

n

attention sur les diverses façons d’

ê tre de l a terre .

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1 31 DU PETIT MÉDÉRIC 65

Mon frère Méd éric , interrompit Sid oine , j e suis

un ignorant et j e crains fort de ne pas te com prendre .

Si peu que parler te fatigue , il est plus profitable pour

nous deux que tu gardes le silence .

Comme touj ours, m on mignon , tu dis une sot

tise . J ’ai en ce moment un intérêt considérable à t’

en

tre tenir sur les connaiss ances humaines ; car , sache

le , j e ne me propose rien moins que de vulgariser ces

connaiss ances . Avant tout,sais-tu ce que c

est que vul

gariser?

Non . Quitte à dire une nouvelle sottise , l’

expres

sion me paraît barbare .

Vulgariser une science , mon mignon , c’est la dé

layer,l’

âffa d ir autant que possible , pour la rendre

d’une digestion facile aux cerveaux des enfants’

e t des

pauvres d ’esprit . Voici ce qu i arrive : l es savants dé

daignent ces vérités cachées sous de lourdes et inutiles

draperies, et l eur préfèrent les vérités nues ; l es en

fants,j ugeant avec raison les études sérieuses venir

en leur temps , toujours assez tôt , continuent à j ouer

jusqu’

à l’

äge où ils peuvent monter l e rude chemin du

savoir , sans se bander les yeux ; les pauvres d’

esprit,

j e parle de ceux qui n’

ont pa s la sagesse de se boucher

les oreilles , écoutent tant bien que mal les plus belles

vul garisations , s’

en bourrent immodérément le cerveau

et deviennen t des se ts complets . Ainsi , personne ne

profite de cette idée éminemment philanthropique

qui consiste à mettre l a science à la portée de tout

l e monde , personne , si ce n’est le vulgarisateur . Il a

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266 AVENTURE S DU GRAND S IDOINE

fait un tour de force . Tu ne peux décemment m ’

em pê

cher de faire un tour de force , mon mignon , si j’ai l a

moindre vanité d ’en vouloir faire un .

Parle , m on frère Méd éric, tes discours ne m’

em

pêchent pas de marcher .

Voilà de sa ges paroles . Mon mignon, j e te prie de

regarder un peu attentivement aux quatre points de

l ’horizon . De cette hauteur , nous ne distinguons pas le s

hommes nos frères , et nous pouvons prendre aisément

leurs v illes pour des tas de pavés grisâtres j etés au

fond des plaines ou sur la pente des coteaux . La terre ,ainsi considérée , offre un spectacle d ’une grandeur

singulière ici des rocher s par longues arêtes,là des

flaque s d’eau dans les trous ; puis , de loin en loin ,

quelques forêts faisant des taches sombres sur l a

blancheur du sol . Cette vue a la beau té des horizons

immenses ; m ais l’homme trouvera toujours plus de

charme à contempler une chaumière adossée à une

rampe de roches, ayant deux é glantiers et un file t

d ’eau à sa porte .

S id oine fit une grim ace en entendant ce détail poé

tique . Méd éric continua

A de longs intervalles,assure-t-ou , d

effrayantes

secousses brisent les continents , soulèvent les mers ,changent les horizons .

*

Un nouvel acte commence dans

l a grande tragédie de l’Éternité . En ce moment, j e me

figure regarder un de ces mondes antérieurs , alors que

les géographes n’

é taient pas . Bienheureuses mon

tagnes , fleuves fortunés , calmes océans, vous vivez en

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268 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

Eh ! mon pauvre mignon , 1 a i pu te faire en

quatre mots un cours de géographie à l’usage des

anges ; s’il me falla it t

enseigner maintenant les sor

net tes débitées aux écoliers dont j e te parlais tantôt,

j e m’aurais pas fini ton éducation dans d ix ans d ’ici .

L ’homme s ’est plu à tout brouiller sur la terre ; il a

donné vingt noms différents à la même pointe de ro

cher ; i l a inventé des continents et en a nié plus en

core ; i l a tan t fondé de royaumes et en a tant anéanti

que chaque caillou , dans les champs , a sûrement servi

de frontière à quelque nation morte . Cette rigueur des

lignes , cette é ternité des mêmes divisions existent

pour Dieu seul . En introduisant l’hum anité sur ce vaste

théâtre , il se produit un effrayant pêle — mêle . Il est si

aisé, chaque cent ans , de prendre une feuille de papier

et de dessiner une nouvelle terre,celle d u moment !

Si la terre du Créateur avai t subi tous les changements

de l a terre de l ’homme,nous aurions devant nous , au

l ieu de cette carte naturelle si nette au regard , le p lus

étrange mélan ge de couleurs et d e lignes . Je ne puis

m’

am user aux caprices de nos frères . Je te répète de

regarder attentivement l’œuvre de Dieu . Tu en saura s

plus dans un reg ard que tous les géographes du monde ;car tu auras vu d e te s yeux les

'

grandes lignes de la

croûte terrestre,et ces messieurs les cherchent encore

avec leurs niveaux et leurs com pas . Voilà,si j e ne me

trompe, une leçon de géographie physique et politique

un peu bien vul garisée .

Comme le maître cessa de parler , l’

élève , qui voya

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ET DU PETIT MÉDÉRIC 269

geait pour l’

instan t au milieu des glaces , enj amba le

pôle,sans plus de façons , et posa l e pied dans l

autre

hémisphère . I l était midi d ’un côté,minuit de l

autr e .

Nos comp agnons , qui quittaient un blanc soleil d’

avr il,

continuèrent leur voyage par le plus beau clair de

lune qu’on puisse voir . Sid oine,naïf de son naturel ,

pensa tomber à la renverse du manque de logique que

lui parurent avoir— en ce moment la lune et le soleil . Il

leva le nez,considérant les étoiles .

Mon mignon,lui cria Méd éric dans l

oreille , voici

l’

instant ou j am ais de te vulgariser l’astronom ie . L ’as

tronom ie est la géographie des astres . Elle enseigne

que l a terre est un grain de poussière j eté dans l’im

m ensité . C’est une science saine entre toutes , quand

elle est pr1 se à dose raisonnable . B ’

a illeurs , j e ne

m’

appesantirai pas sur cette branche des connaissances

humaines ; j e te sai s m odeste e t peu curieux de for

m ules mathématiques . Mais,si tu avais le moindre or

gue il , il me faudr ai t bien , pour te guérir de cette

vilaine maladie , te faire entrevoir, chiffres en mains ,les effrayantes vérités de l ’e sp ace . Un hom me , si fou

qu’

i l puisse être, quan d il considère les étoiles par

une nuit claire,ne saurait conserver une seconde l a

sotte pensée de Dieu créant l’

univers , pour le plus

grand agrément de l’hum anité . I l y a là,au front d u

ciel , un démenti éternel à ces théories mensongères et

vaines qui, considérant l’homme seul dans la création ,

disposent des volontés de Dieu à son égard , comme si

Dieu avait à s’

occuper uniquement de l a terre . Les

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270 AVENTURE S DÛ GRAND S IDOIN E

autres mondes,qu

en fait— on ? S i l’œuvre a un but,toute l

œuvre ne sera— t-elle pas employée à atteindre

ce but ? Nous , les infinim ent petits , apprenons l’astro

nomie pour savoir quelle pl ace nous tenons dans

l’

infini . Regarde le ciel,mon mignon

,regarde — le bien .

Tout géant que tu e s , tu as au— dessus de ta tête l ’im

m ensité avec ses mystères ; e t , si j amais il te prenait l a

malencontreuse idée de philosopher sur ton principe

et sur t a ñ u, cette immensité t’

em p êchera it de con

clure .

Mon frère Méd éric , vulgariser est un j ol i j eu .

J’

aim era is à apprendre l a ra ison du j our et de l a nuit .

Voilà d ’

étranges phénomènes auxquels j e n’avais jamais

songé .

Mon mignon,i l en est de même de toutes choses .

Nous les voyous sans cesse et nous n ’en savons pas le

premier mot . T u me demandes ce que c ’est que l e

j our ; j e n’ose te vulgariser cette grave question de

physique . Sache seulement que les savants ignorent,comme toi

,l a cause de la lumière ; chacun d

’eux s ’est

fait une petite théorie à l ’appui de son raisonnement , et

le monde n ’

en est ni plus ni moins éclairé . Mais j e

puis tenter,pour mon plus grand honneur

,une vul

garisa tion du phénomène de l a nuit . Avant tout,ap

prends que l a nuit n ’

existe pas .

La nuit n ’

existe pas,mon frère Méd éric cepen

dant j e la vois .

Eh ! mon mignon,ferme les yeux et écoute — moi .

Ne l e sai s- tu pas ? seule , l’

intelligence de l’homme

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272 AVENTURES DU GRAND S IDOINE

Peut- êtrebien , mon mignon . S i nous avions le

temps nécessaire pour prendre une idée sommaire de

toutes les connaissances , j e veux dire plusieurs exis

tence s d’

homme , j e te prouverais , par un troisième

raisonnement , que la nuit et le j our existent l’un et

l’autre . Mai s c’

est'

a ssez nous occuper des sciences

physiques ; passons aux sciences naturelles .

Méd éric et Sid oine ne s’

arrê taient par pour causer .

Comme , après tout , l e seul but de leur promenade était

de découvrir le Royaume des Heureux , ils descendaient

le globe du nord au midi , le traversaient de l’est à

l’

ouest, sans se perm e ttre la moindre halte . Cette façon

de”

chercher un empire avait certainement de grands

avantages , mais on ne saurait dire qu’elle fût exempte

de désagréments . S id oine risquait depuis la veille

des rhumes et des engelures,à passe r sans transition

des chaleurs accablantes des tropiques aux vents glacés

des pôl es . Ce qui le contrariait l e plus était l a brusque

disparition du soleil , quand il entrai t d’un hémisphère

dans l’autre . Toutes les vulgarisations du monde n ’au

raient pu lui expliquer ce phénomène , qui produisait à

ses yeux le v a-et-vient de lumière irritant que fait, dans

une cham bre , un volet ouvert et fermé avec rapidité .

Tu peux juger par là le bon pas dont marchaient nos

deux compagnons . Quant à Méd éric, voituré à l ’aise

dans l’oreille de son m 1gnon, plus mollement que sur

le s coussins de l a calèche la”

mieux suspendue,il s ’in

quiétait peu des incidents de la route ,'

se garai t d u

froid et du chaud,e t, d

a illeurs , n’

éta it pas écolier

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ET DÛ PET IT MÉDÉR IC 273

a se soum er du miroitement d u j our et de la nuit .

Les voyageurs venaient de rentrer dans l’hém isphère

éclairé . Méd éric mit le nez dehors .

Mon mignon dit- il,dans les sciences naturelles

,

l’

étud e l a plu s interessante est cell e des diverses races

d ’une même espèce animale . B ’autt e part,l’

étud e de

l’

espèce humaine offre un attrait tout particulier aux

savants , car elle affirm e avoir coûté au Créateur toute

une j ournée de travail et n ’

ê tre pas de la même créa

tion que les autres créatures . Nous allons donc exa

miner les différentes races de l a grande famille des

hommes . Reste au soleil , afin de voir nos frères et de

lire sur leurs faces l a vérité de mes paroles . Dès le

premier regard , tu peux t’en convaincre , leurs visages ,

pour l ’observa teur désintéressé , est aussi laid en tous

pays . Dans chaque contrée , j e le sais , ils trouvent, chez

certains d’

entre eux,une rare beauté de lignes ; mais

c’

est là une pure imagination , puisque les peuples ne

s’

accord ent pas sur l’

id ée de beauté absolue et

que chacun adore ce que dédai gne le voisin ; une

vérité est vraie , à la condition d’

ê tre vraie touj ours

et pour tous . Je n ’

appuierai pas davanta ge sur l a l ai

deur universelle . Les races humaines,

tu les vois

à tes pieds , sont au nombre de quatre l a noire,l a

rouge , l a j aune et l a bl anche . 11 y a certainement des

teintes intermédiaires ; en cherchant, on arriverait à

é tabl ir l a gamme entière , du noir au blanc, en passant

p ar_

toutes les couleurs . Une question , la seule que j e

veuille approfondir aujourd’hui,se pose d ’

abord pour

0

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271 AVENTURES DU GRAN D SLDOIN E

l’

homme qui veut vulgariser avec honneur .

V 0 1c1 cette

question Adam était-il blanc,j aune , rouge ou noir"

S i j’

a ffirm e qu’il était blanc,étant blanc moi -mêm e , j e

ne sais comment expliquer les singuli ers chan gements

de couleurs survenus chez m es frères . Eux — mêmes font

sans doute le premier père à leur image,et les voilà

tout aussi embarrassés que moi,lorsqu

ils me conside

rent . Avouons — le,l a question est ép 1 neuse . Ceux qui

font métier de l a haute science t ‘exp lique ra ient peut

être le fai t par l es influences diverses des climats et

des aliments , par cent belles raisons d ifficile s à prévoir

et a comprendre . Moi , j e vulgarise , e t tu m’

entend ras

sans peine . Mon mignon, si l’on trouve auj ourd ‘hui des

hommes de quatre couleurs,des noirs

,des rouges , des

j aunes et des blancs,c ’est que D ie u , au premier j our,

a créé quatre Adams,un blanc

,un j aune

,un rouge et

un noir .

Mon frère Méd éric, ton explication me satisfait

pleinement . Mais , dis-mo1 , n’est— elle pas un peu im

pie ? Où serait l a fraternité universelle des hommes ?

e t , en outre , n’

existe - t- il pas un saint l ivre , dicté par

Dieu lui — mêm e , qui parlé d’un seul Adam ? Je suis un

simple d’esprit, e t il sera 1t mal à toi de me mettre en

tentation de m al penser .

Mon mignon,tu es trop exigeant . J e ne puis avoir

raison et ne pas donner tort aux autres . Sans doute ,ma façon d e voir en cette matière, qui m

’est d’

ailleurs

personnelle,attaque une vieille croyance , très-respec

tabl e pou sson g rand âge . Mai s quel mal cela peu_

t— il

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276 ÂV EN TURE S DU GRAND S IDOIN E

net ent profond ément . Il se décida à poser une ques

tion .

Monfrère Méd éric, demanda— t— il, voici un peuple

qui me fait désirer de t'

entend re vulgariser l’histoire .

Certainement cet empire doit tenir une l arge place

dans les annales des hommes"”

Mon mignon , répondit Méd éric , puisque tu ne

peux te l asser de t’

instruire , j e veux bien te faire en

peu de mots un cours d ’

histoire universelle . Ma méthode

est fort simple,et j e compte l’appliquer tout au long ,

un de ces j ours . Elle repose sur le néant de l’homme .

Lorsque l’historien interroge les siècles , il voit les so

ciétés , part ies de la naïveté première , s’

élever jusqu’

à

l a plus haute civilisat ion , puis retomber de nouveau

dans l’antique barbarie . Ainsi, les empires se succèdent,en s

écroulant tour à tour ; chaque fois qu’

un peuple

se croit parvenu à l a suprême science,cette science

elle — même cause sa ruine , et le monde est ramené à

son ignorance native . Au commencement des temps,l‘

Égypte bâtit ses pyramides et borde le Nil de ses ci

tés ; dans l’ombre de ses temples , elle résout l es

grands problèmes dont l’hum anité cherche encore au

jourd’

hui les solutions ; la première , elle a l’

id ée de

l’

unité de Dieu et de l’im m ortalité de l ’ame ; puis elle

meurt,au soir des fêtes de Cléopâ tre , et emporte avec

e lle les secrets de dix— huit siècles . La Grece souri t alors,parfumée et m élodieuse ; son nom nous parvient mêlé

à des cris de liberté et à des chants sub limes ; elle

peuple le ciel de ses rêves et divinise le marbre de son

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ET EU PETIT MËDÉRI C 77

ci seau ; bientôt , l asse de gloire et d’

amour , elle s’ef

face et ne lai sse que des ruines pour témoigner de sa

grandeur passée . Enfin Rome s’

élève , grandie des

dépouilles du monde l a guerrière soumet le s peuples ,règne par le droit écrit et perd l a liberté en acquérant

l a puissance ; elle hérite des richesses de l’

Égyp te , du

courage et d e la poésie de l a Grece ; elle est toute vo

lupté et splendeur ; mais , lor sque l a guerrière s’est

changée en courtisane , un ouragan venu d u nord passe

sur l a v ille éternell e et en dissipe aux quatre vents

les arts et l a civilisation .

Si j amais discours fit bâiller S id oine , ce fut celui que

Méd éric déclamait de la sorte .

Et l a Chine ? demanda — t — ii d’

un ton modeste .

La Chine ! s‘

ect ie Méd éric,le diabl e t ’em porte !

Voilà mon histoire universelle inachevée,et j

'

ai perdu

l’

élan nécessaire pour une p a ieille tâche . Est-ce que l a

Chine existe ? Tu crois l a voir , e t‘

le s apparences te don

nent rai son,j e l’avoue ; mais ouvre le premier traité

d’

histoire venu,et tu ne trouveras pas dix pa ges sur

cet empire prétendu si grand par ces mauvais plai

s ants de géographes . Une moitié d u monde a toujours

parfaitement ignoré l’histoire de l’

autre moitié .

— Le monde n ’est pourtant pas si grand,remarqua

Sid oine .

B ’ailleurs , mon mignon , sans plu s vul gariser ,

d‘

estime singulièrement la Chine , et j e l a crains même

un peu , comme tout ce qui est inconnu . Je crois voir

en elle la grande nation de l ’avenir . Demain,quand

1 6

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278 AVENTURES DÛ GRAND S IDOINE

notre civilisation tom bera , ainsi qu’

ont tombé toutes les

civilisations passées,l’

extrêm e Orient héritera sans

doute des sciences de l’Occid en t, et d eviendra à son

tour la contrée polie et savante par excellence . C ’est

là une déduction mathématique de maméthode histo

fique .

Mathématique ! dit Sid oine , qui venait de quitter

l a Chine à regre t. C ’

est cela . Je veux apprendre les

mathématiques .

Les mathématiques,mon mignon , ont fait bien

des ingrats . Je consens cependant à te fai re goûter à

ces sources de toutes vérité s . La saveur en est âpre ;i l faut de longs j ours pour que l

homme s ’

habitue à la

d ivine volupté d ’une éternelle certi tude . Car , sache- le ,les sciences exactes donnent seule s cette certitude

vainement cherchée par la philosophie .

La philosophie !T u ne pouva 1 s m ieux parler , monfrère Mé d éric . La philosophie me paraît devoir être

une. étude très-agréable .

Sûrement,mon mignon , elle a certains charmes .

Les gens d u peuple a1ment à v isiter les maisons d ‘a

liénés, attirés par leur goût d u bizarre et par le plaisir

qu’

ils prennent au spectacle des m1 seres hum a ines . Je

m’

étonne de ne pas leur voir lire avec passion l’

histoire

de l a philosophie ; car les fous , pour être philosophes ,n ’en sont pas moins des —fous très-récnéa tifs . La mède

cine

La médecine ! que ne le disais— tu plus tôt ? Je veux

être médecin pour me guérir lorsque j’

aura i la fièvre .

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280 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

à réfléchir . J’

aime peu à parler,encore moins à écou

t er , parce que , dans le' second ca s

,il me faut penser

pour comprendre , besogne inutil e dans l e premier

Certes , il me plai rait d’

approfond ir toutes les connais

sances humaines ; mais , vraiment , j e préfère les igno

rer ma vie entière , si tu ne peux me les communiquer

toutes ensemble en trois mots .

Eh ! m on mignon , que ne me confia is— tu ton hori

rea r des détails ? Je t ’aura is , dès le début e t sans ou

vrir l a bouche , donné l a pure essence des mille et une

vérités de ce monde,cela dans

'

un simple geste . N’é

cou te plus et regarde . Voici l a suprême science .

Ce disant , Méd ér1c gnm pa sur le nez de S id oine , ce

nez qu’il avait si heureusem ent comparé au clocher de

son village . Il s’

a ssit à califourchon sur l’extrém ité , les

j ambes dans l ’abime , et se renversa un peu en arrière ,regardant son mignon d ’une façon sournoise et rail

leuse . Puis il leva la main droite grand é ouverte , appuya délicatement son pouce au bout de son propre

nez , e t , se tournant aux quatre points de l’horizon

,

salua la terre en agitant les doigts de l’air le plus ga

lant qu’on puisse voir .

Oh ! alors,dit S id oine , les ignorants rie sont pas

ceux qu’on pense . Grand merci de l a vulgarisation .

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ET DÛ PETIT MÉDÉRIC 281

DE DIVERSES RENCONTRES , ÉTRANGES ET IMPRÉV UES,QUE F IRENT S ID OINE ET MÉDÉRIC

Le soir venu , S id oine s‘arrê ta court . Je dis le soir,

et je m ’

exprim e mal . Les moments que nou s nommons

soir et matin n’

existaient pas pour des gens suivant le

soleil dans sa course et faisant le j our et la nuit‘

a leur

volonté . En toute vérité,nos voyageurs cour aient le

monde depuis environ douze heures .

—Les poings me démangent,dit Sid oine .

— Gratte— les,mon mignon

,répondit Méd éric . Je ne

pui s t ’offrir d’

autre soulagement . Mais ,'dis— m oi, l

édu

cation n’a-t— elle pas un peu adouci ton naturel ba

tailleur ?

Non,frère . A vrai dire , mon métier de roi m

a

d égoùté des taloches . Les hommes sont vraiment trop

faciles à tuer .

Voilà , m on mi gnon , de l’

hum anité bien entendue .

Hé ! m ar che donc ! Tu le sais,nous cherchons le

Royaume des Heureux .

Si j e le sais ! Cherchons nous réellement le

Royaume des Heureux ?

Comment ! mais nous ne faisons autre chose . Ja

mais hom me n’

est allé aussi droit au but . Ce Royaume

1 6 .

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282 AVENTURE S DU GRAND S 1DOIN E

des Heureux doit être singul1erem ent situé , je'

l’

avoue ,

pour toujours échappe1‘ à nos regards . I l serait peut

être bon de demander notre chemin .

Oui,frère

,occupons— nous des sentiers , si nous

voulons qu’

ils nous conduisent quelque part .

En ce moment, S id oine et Méd éric se trouvaient sur

une grande route,non loin d’une ville . Des deux côté s

s’

étend aient de vastes parcs , enclos de murs peu ele

ves , au— dessus desquels passaient des branches d ’ar

bres fruitiers , chargées de pomm es , de poires , de pê

ches , appétissantes à voir , et qui auraient suffi au des

sert d ’une armée .

Comme il s avançai ent , ils avi sèrent , assis contre un

de ces murs , un bonhomme d’

a spect misérable . A leur

approche , la pauvre créature se leva et vint à eux ,traînant les p ieds et grelottant de faim .

La charité,mes bons Messieurs ! demanda-t-il .

La charité ! lui cria Méd éric ; mon am i, j e ne sais

où elle est . Seriez— vous égaré comme nous ? Vous nous

obligeriez , si vous pouviez nous ind iquer le Royaume

d es Heureux .

La charité,mes bons Messieurs ! répéta le men

diant . Je n ’ai pas mangé depuis trois j ours .

— Pas mangé depuis trois j ours ! dit S id oine ém e r

veillé . Je ne pourrais en faire autant .

Pas m angé depuis trois j ours ! reprit Méd éric . Eh !

mon ami , pourquoi tenter une par eille expérience ? il est

universellement reconnu qu’i l faut manger pour vivre .

Le bonhomme s’

était de nouveau assis au pied du

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281 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

Voilà de singul1eres histoires . Et combien êtes

vous qui ne mangez pas ?

Mais plusieurs centaines de mille .

Ah ! mon frère Méd éric,interrompit S id oine , larencontre me para î t des plus étranges et des plus im

prévues . Je n’

a uia is j amais cru qu ’on pût trouver

sur l a terre des gens qui eussen t le singulier don de

vivre sans manger . T u ne m ’as donc pas tout vulga

risé ?

Mon mignon, j

ignora is cette particulari té . Je la

recommande aux naturalistes,comme un nouveau ca

ractère bien tranché séparant l’e spèce humaine des

autres espèces animales . Je comprends maintenant

que , dans ce pays , les pêches ne soient pas à tout le

m ond e f Les petitesses de l’homm e ont leurs grandeurs .

Du moment où‘

tous n ’out pas une commune richesse ,i l n aît de cette inj ustice une belle et suprême justice ,celle de conserver à chacun son bien .

Le mendiant avait repris son sourire doux et n avrant .

11 s’

affa issa it sur lui—même , comme ne pensant plus et

s’

aband onnant au bon plaisir du ciel . Il ouvrit les

lèvres , sans le savoir .

La charité,mes bons Messieurs ! repri t— il .

La charité , bonhomme , dit Méd éric, j e sais où ellee st . Cette pêche n ’est pas à toi , et tu n

’oses la pren

dre,obéissant en cel a aux lois de ton pays e t à cette

idée du respect de la propriété que tu as sucée avec le

lait de ta mère . Ce‘

sont là de bonnes croyances qui

doivent être fortement enseignées chez les hommes,

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ET DU PETIT MÉDÉRIC 285

s’il s veulent que le tremblant échafaudage de leur so

ciete ne croule pas aux premières att aques de l’esprit

d’

exam en . Moi, qui ne suis pas de cette société, qui

refuse toute fraternité avec mes frères , j e puis enfrein

dr e leurs lois , sans porter le moindre tort à'

leur legis

l ation ni à leurs croyances morales . Prends donc ce

fruit e t mange — le, pauvre misérable . Si j e me damne ,

j e le fais de gaieté de cœur .

Méd éric,en parlant ainsi

,cueillait la pêche et

l’

offrait au mendiant . Celui— ci s ’em p ara d u fruit et le

considéra avidement . P uis,au lieu de le porter à la

bouche,i l l e rej eta dans le parc , par- dessus le m ur .

Méd éric l e regarda faire sans s ’

étonner .

Mon mignon , dit— il à S id oine , j e te prie de re

garder cet homme . 11 est le type le plus pur de l’

hu

m anité . I l souffre , il obéit ; i l est fier de souffrir etd

obéir . Je le crois un grand sage .

S id oine fit quelques enj ambées,le cœur triste d ’

a

band onner ainsi un pauvre diab le mourant de faim .

B‘

aill eurs,il ne cherchai t pas à s ’

explique r la conduite

d u misérable ; il fallait être un peu plus hom me qu’il ne

l’

était pour résoudre un pareil problème . Au départ ,i l avait ramassé l a pêche

,et regardait maintenant de

vant lui, cherchant du regard quelque pauvre moins

scrupuleux à qui l a donner

Comme il approchait de la ville,il vit sortir d ’une

des portes , un cortège de riches seigneur s , accom pa

gnant une litière où se trouvait couché un vieillard . A

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286 AVENTURES DU GRA ND S IDOIN E

dix pas , i l reconnut que le vieillard n’

ava it guère plus

de quarante ans l ’äge ne pouvait avoir fiétri ses traits

ui blanchi ses cheveux . Assurément,l e malheureux

mourait de faim,à voir s a face pâle et l a faiblesse qui

alanguissait ses membres .

Mon frère Méd éric, dit Sid oine , offre donc m a

pêche à cet indigent . Je ne puis comprendre comment

i l manque de tout , couché dans le velours et la s0 1 e .

Mais il a si mauvaise mine que ce ne peut être qu’

un

pauvre .

Méd éric pensait comme son mignon .

Monsieur,dit- il poliment à l ’homme de l a l itière ,

vous n ’

evez sans doute pas mangé ce matin . La vie a

ses hasards .

L’homme ouvrit les yeux à d em 1 .

Depuis dix ans,j e ne mange plus , répondit- il .

Que disai s- je s’

écria S id oine . L’

infortuné l

— Hélas ! repri t Méd éric, ce

d oit être une double

souffrance,de manquer de pain au milieu de ce luxe

qui vous entoure . Tenez,mon ami prenez cette pêche

et apaisez votre faim .

L’

homme n ’

ouvrit pas même les yeux . Il h aussa les

épaules .

Une pêche , dit— il , voyez si mes porteurs ont soif.

Cc matin , mes servantes , de belles fille s aux bra s nus ,se sont agenouillées devan t moi

,m

offrant leurs cor

heilles , pleines des fruits qu’

elles venaient de cueillir

dans mes vergers . L’

od eur de toute cette nourr i ture

m ’a fait mal .

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288 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

L’

homme se recoucha , et le cortège se remit lente

ment en marche . S id oine,en le suivant des yeux

,

haussa les épaules,hocha l a tête , fit claquer les doigts,

donnant ainsi des signes fort cla irs de dédain e t d’é

tonnem ent . Puis il enj ambe la vill e , tenant touj ours

à la main l a pêche dont il avait tant de peine à faire

l’aumone . Méd éric songeait .

Au bout d’

une dizaine'

de pas, Sid oine sentit une

légère résistance à la j ambe gauche . 11 crut‘

que sa cu

lotte venait de rencontrer quelque rence . Mais , s’

étant

baissé, i l demeura fort surpris : c’

était un homme ,d’air avide et cruel , qui gênait ainsi sa marche . Cet

homme demandait tout simplement l a bourse aux

voyageurs .

S id oine ne voyait plus quemendiants et affamés surles routes ; sa charité de fra îche date avait hâte de

s’

exercer . lln’

en tend it pas bien l a demande de l ’homme

et le prit par la pe au du cou , l’

élevant à hauteur de

son visage,pour converser plu s librement .

— Hé ! pauvre here , lui dit-il, n’as — tu pas faim ? Je

te donne volontiers cette pèche , si elle peut te soulager dans tes souffrances .

Je n ’ai pas faim ,répondit le brigand mal à l

’aise .

Je sors d ’une excellente taverne où j ’ai bu et mangé

pour trois j ours

Alors que me veux-tu ?

— J e ferai s un j ol i métier , si j e ne détroussais les

passants que pour leur prendre des pêches . Je veux ta

bourse .

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ET DU PETIT MÉDÉR IC 289

Ma bourse ! et pourquoi faire , puisque tu n’aut as

pas faim de trois jours ?

Pour être riche .

S id oine , stupéfait, prit Méd éric dans s on autre main

et le regarda gravement .

Mon frère , d it— ii , les gens de ce pays s’

entend en t

pour se moquer de nous . Dieu ne peut avoir créé des

créatu res aussi peu sensées . Voici maintenant un im

beeile n’

ayant pas faim et arrêtant les passants pour

l eur demander leur bourse , un fou qui a un bon appéti t

et qui cherche a le perdre en devenant r iche .

Tu as rai son,répondit Méd éric , tout ceci est par

fa item ent ridicule . Seulement tu ne me parais pa s

avoir bien c om pris quelle sorte de mendiant tu tiens

là,entre tes doigts . Les voleurs fon t mé tier d

'

accepteruniquement les aumônes qu

ils prennent .

Ecoute , dit alors S id oine au brigand : d’

abord tu

n ’aut as pas ma bourse, e t cel a pour une excellente

raison . Ensuite j e crois j uste de t’

infl iger une légère

correction . Tou t bien examiné,ce qui e st doit être ;

j e ne puis te laisser mange r en pa ix , lorsque je vi ens

de quitter un pauvre diable mourant de fa im . lilou

frè re Méd éric me lira 1 1 11 j our le code, e t alors j e re

v iendrai te pendre dans les formes . Auj ourd ’hu i j e

me côntentera i de laver ta laide mine dan s la mare

qui e st là , à mes pieds . Bois pour trois j ours , mon ami .

S id oine ouvri t les doigts,et le voleur tom ba dans l a

mare . Un honnê te hom me se serai t nové : le coquin se

sauva a la nage .

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290 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

Les voyageurs , sans regarder d 6 1‘

1‘

18 1‘

8 eux,conti

nuèrent à marcher , S id oine tenant touj ours sa pêche ,Méd éric songeant aux trois dernières rencontres .

lilou mignon , d it soudain ce dernier , tu a li gne s

assez proprement les phra ses, m aintenant . Jamais tu

n’

a s si bien parlé .

0 11 ! répondit S id oine,c’e st une simple habitude

à prendre . Je ne me bats plus,j e parle .

Tais — toi , j e te prie , j’

ai à te faite part de graves

réflexions . Je reconstruis en pensée l a triste société

qui a pu nous offrir au regard , en moms d’une heure

,

un honnête homme mouran t de faim,un gueux le

ventre plein pour troi s j ours,un puissant frappé d’im

puissance . Il y a là un grand enseignement .

Plus d ’

enseignem ent , par pitié , mon frère ! Jeveux croire simplement que nous avons rencontre eu

jourd’

hui des hommes de race particul ière , qui n’

ont

encore été décrits par aucun voyageur .

Je t ’e ntend s,m on mignon . J ’a i lu de bien curieux

détails dans de v ieux'

l ivres . 1 1 e st des pay s dont les

habitan ts n ’

ont qu’

un œil au milieu du front , d’

autre s

où leurs corps sont mi-partisb om m e e t cheval , d’

au

tres encore où leurs tê tes e t leurs poitrines ne font

qu’

un . Sans doute nous traversons , eu ce moment , une

contree dont les habitants ont l’âm e dans les talons , ce

qui les empêche de ju ger sainement les choses et leur

donne une remarquable absurdité d ’acies et de paroles .

Ce sont des monstres . L ’homme , fait à l’image de son

Dieu,est une créature bien autrement supérieure .

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292 AVENTURES DU GRAN D S IDOI N E

Ainsi , vous avouez que vous avez faim ?

Faim ! ai— je dit cela ? Certes , j’ai toujours faim .

Et vous m angerez volontiers une pêche ?

La pêche est un fruit que j’

estim e pour le velouté

de sa peau . Merci , j e ne puis manger . J‘

a i bien autre

chose en tête . Enfin j e viens de trouver ce que j e

cherchais depuis.

une heure .

Ça , dit S id oine impatiente, que cherch iez -vous

donc , monsieur l’

affam é , si ce n’est un morceau de

pain ?

Bon s’

écria l e pauvre diable , seconde trouvaille

Un géant en chair et en os . Monsieur le géant, j e cher

chai s une idée .

A cette réponse, Sid oine s

a ssit sur le bord de la

route , prévoyant de longues expl ica tions .

Une idée reprit-il, quel est ce mets ?

Monsieur le géant,continua l

homme sans ré

pondre , j e su is poète de'

naissance . Vous ne l’

ignorez

pas,l a misère est mère d u génie . J

ai donc j eté ma

bourse à la rivière . Depuis cet heureux jour, j e laisse

aux sots le triste soin de chercher leur repas . Moi,qui

n’

a i plus à m ’

occuper de ce détail , j e cherche des idées,l e long des routes . Je mange le moins possible pour

avoir le plus possible de génie . Ne perdez pas votre

p itié à me plaindre ; j e n‘

ai vra iment faim que lorsque

j e ne trouve pas mes chères idées . Les beaux festins

parfois ! Tantôt, en voyant votre petit ami d’

une tour

nure si galante,il m’est venu à la pensée deux ou trois

strophes exquises un mètre harmonieux , des t imes

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ET DU PETIT MÉDÉR IC 93

riches,un trait final du meilleur esprit . Jugez si j e me

suis rassasié . Puis , quand j e vous ai aperçu , franche

ment,j’

a i craint les suites d ’un pareil régal . Je tena i s

une aritith‘

e se , une belle et bonne antithèse , l e plus fin

morceau qui puisse ê tre serv i à un poète . Vous l e voyez,

j e ne puis accepter votre pêche .

Bon Dieu ! s’

ee rin S id oine après un moment de

silence , le pays est décidémen t plus absurde que j e ne

croyais . Voilà un fou d ’une étran ge sorte .

— Mon mignon,répondit Méd éric ,

celui — ci est un

fou , mais un fou innocent , un mendiant d’

âm e gene

reuse , donnant aux hommes plus qu’i l ne reçoit . Je me

sens a imer comme lui les grandes routes et la j oli e

chasse aux idées . Pleurons ou rions,si tu veux , à l e

voir grand et ridicule mais,j e t’en prie , ne le rangeons

pas parmi les trois monstres de tantôt .

Ran ge - le comme tu voudras , mon frère , reprit

S id oine de méchante hum eur . La pêche me reste , e t

ces quatre imbécile s ont tel lement troublé mes idées

sur les biens de la terre , que j e n’

ose y porter la

dent .

Cependant le poete s e tait assis au bord de l a route ,

écrivant du doig t sur l a poussière . Un bon sourire

éclai ra i t sa figure maigre , donnant à ses pauvres tra i ts

fatigués une expression enfantine . Dans son rêve,il

en tendit les dernières paroles de S id oine , e t , comme

s’

éveillant

Monsieur , dit- il, êtes - vous véritablemen t em

.barrasse de cette pêche ? Donnez- la-moi . Je sais , près

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291 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

d 1 0 1 un buisson aimé des moineaux d ’

a lentour . J’i ra i

y deposer votre offrande , et j e vous assure qu’elle ne

sera pas refusée . Demain , j e reprendrai le noyau et le

pl anterai dans quelque coin , pour les moineaux d es

printemps à veni r .

I l pri t la pêche et se remit à écrire .

Mon mignon , d itMéd éric , voilà notre aumône don

née . Pour te tranquilliser l’esprit, j e veux bien te faire

remarquer que nous rendons aux moineaux ce qui ap

pa rtena it aux moineaux . Quant à nous , puisque l’homme

ne j ouit pas d ’une nourri ture providen tielle,nous tà

che rons de ne plus manger ce que le ciel nous enverra .

Notre passage en ce pays a fait naître dans nos espri ts

d e nouvelles et tristes questions . Nous les étudierons

prochainement . Pour l ’instant,contentons-nous de

chercher le Royaume des Heureux .

Le poète écrivait touj ours . couché dans l a pouss ere ,la tête nue au soleil .

Hé ! Monsieur, lui cria Méd éric , pourriez — vous

nous indiquer le Royaume des Heureux"

Le Royaume des Heureux ? répond it le fou en le

vaut la tète , vous ne sauriez mieux vous adresser . Je

me rends souvent dans cette contrée .

Eh quoi l sera i t-elle près d'

i ci ? Nous venons de

battre le monde , san s pouvoir l a trouver .

Le Royaume des Heureux,Monsieur

,est partout

et nulle part . Ceux qui suivent les sentiers , les yeux

grands ouverts , et qui le cherchent, comme un royaume

de l a terre,étalant au soleil ses v ille s et ses cam

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296 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

Marchons touj ours,mon mignon

,répondit Méd é

ric . 11 nous faut connaî tre no tre royaume . Le pay s me

para î t paisible , et nous y dormirons,j e crois

,nos

grasses matinées . Ce soir , nous nous reposerons .

Les deux voyageurs tra versaient 1es villes et les

campagnes , regardant autour d’eux . La terre les ava it

a ttriste'

s,e t i ls trouvaient un délassement dans les purs

horizons et les foules silencieuses de ce coin perdu

de l’

univers . Je l ’ai dit , l e Royaume des Heureux n’

é

tait pas un paradis au_

x ruisseaux de lait et de miel,

mais une contrée de clarté douce et de sainte tran

quillité .

Méd éric compri t l’ad m irable équilibre de ce royaume .

Un rayon de moins , et la nui t eût é té faite ; un rayon

de plus , et l a lumière aurait blessé les yeux . 1 1 se dit

que là devait être la sagesse , où l’

homme consentai t

à se mesurer le bien comme le mal , a a ccepter sa con

dition sous le ciel , sans se révolter par ses dévoue

ments oupar ses crimes .

Comme ils avançaient , lui et son compagnon , il s

trouvèrent,au milieu d

un cham p , un hangar fermé

de grilles . Méd éric reconnut l’

ecole modèle fondée pa r

l’

aim able Primevère , pour ses chers animaux . Depuis

longtemps il désirait connaître les suites de cet e ssa i

de perfectibilité . Il fi t coucher S id oine au pied du mur ,

e t tous deux , app uyant leurs fronts aux barreaux , ils

purent contempler et suivre dans ses détail s une scène

é trange qui acheva leur éducation .

Au premier regard , i ls ne surent quelles créatures

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ET DU PETIT MÉDÉRIC 297

bizarres ils ava ient devant eux . Trois mois de ca

re sses , d’

enseignem ent mutuel et'

de régime frugal

avaient mis les pauvres bête s sur les den ts . Les l ions ,pelés e t galeux , semblaient d

énorm es chats de gout

tiere ; les loups portaient la tête basse , plus mai gres e t

plus honteux que des chiens errants ; quant aux

autres bêtes de complexion plus délicate , elles gisai ent

pêle-mêle sur le sol , n’

offrant à l a vue que des cô tes

saillantes et des mus eaux allon gés . Les oiseaux et les

insectes étaient encore moins 1econnaissables , ayant

perdu les belles couleurs de leurs aj ustements . Tous

ces êtres misérables tremblaient de fa im et de froid ,n

é tantp lus ce que Dieu les avait créés , mais se trou

vant d ’

a illeurs parfaitement civilisés .

Méd éric et S id oine,peu à peu

,finirent par recon

na î tre les différents animaux . Malg ré leur respect du

progrès et des bienfaits de l’instruction ,i l s ne purent

s’

em pêcher de plaindre ces victimes du bien . I l y a

tristesse à voir la création s’a m oind rir .

Cependant , les bêtes de l’

ecole modèle se tra înèrent

en gémissant au centre d u hangar et se ran gèren t en

cercle . Elles a l la ien t tenir conseil .

Un lion,comme ayant gardé le plus de souffle

,porta

le premier l a parole .

Mes amis , dit— il , notre plus cher désir , à nous

tous qui avon s le bonheur d ’

ê tre enfermés ici, est de

persévérer dans l’exce llente voie de fraternité et de

perfection que nous suivons avec des résultats s i re a

m arquablcs .

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298 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

Un grognement d’

approba tion l’

interrom pit .

Je n ’ai que faire,reprit— il, de vous présenter le

délicieux tableau des récompenses qui attendent nos

effor ts . Nous formerons un seul peuple dans l ’avenir ,nous aurons une seule langue , et une suprême j oie

naîtra pour chacun de n’

ê tre plus soi et d ’

ignorer qui

on est . Vous dites — vous bien le charme de cette heure

où il n’

existera plus de races , où toutes les bêtes au

ront une pensée unique , un même goût, un mêm e in

térê t ? 0 mes amis , l e beau j our , et combien il sera gai !

Un nouveau grognement témoigna de l’

unanim e sa

tisfaction de l’

a ssem blée .

Puisque nous hâtons de nos vœux l a venue de ce

j our , continua le l ion , i l serait urgent de prendre des

mesures pour que nous pui ssions le voir se lever . Le

régime suivi jusqu’

ici est certainement excellent , mais

j e le crois peu substantiel”. A vant tout,il nous faut

vivre , et nous maigrissons avec constance ; l a mort ne

saurait être loin si , dans le but louable de nourrir nos

âm es,nous continuons à négliger de nourrir nos corps .

Il serait absurde,songez—

y , de tenter un paradis dont

nous ne saurions jouir,par la nature même des moyens

employés . Une réforme radicale est nécessaire . Le lait

est une nourriture très-moralisante et d ’une digestion

facile, ce qui adoucit singul ièrement les m œurs mais

j e pense résumer toutes les opinions en disant que nous

ne pouvons supporter le lait plus longtemps , que rien

n’

est plus fade et qu’en fin de compte il nous faut un

ordinaire plus varié et moins écœurant .

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300 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

il réclama l’

a ttention e t termina en ces termes

Je me crois autorisé par ma longue expérience à

vous donner le premier mon avis en cette ma tière d e

licate . Je le ferai avec toute 15 modes tie qui convient'

à

un simple membre de cette‘

assemblée , mais aussi avec

toute l’autorité d’

une bête convaincue . C ’est dire que

j e désespère de no tre unité future , si mon plat n’est

pas accepté à l ’unanim ité . En mon âme et conscience ,ayant longtem ps réfléchi au mets nous convenant le

mieux , prenant en considération l’

intérê t commun , j e

déclare, j

aifirm e hautement que rien ne contentera

l’

estom ac et le cœur de chacun , comme une large tran

che de chair saignante mangée le matin , une seconde

tranche amidi et une troisième le soir .

Le lion s ’

arrê ta sui cette parole pour recueillir les

j ustes applaudissements que lui semblait mériter sa

proposition . I l étai t de bonne foi et demeura tout

é tonné du manque d ’

ensem ble des grognements . Adieu

l’

unanim ité ! L’

a ssem blée n’

approuvait plus avec un

complet abandon . Les loups et autres bêtes fauves , les

oiseaux et les in sectes d ’

appétits sanguinaires , s’exta

sièrent sur l’

excellence du choix . Mais les animaux de

nature différente,ceux qui vivent dans l es prairies ou

sur le bord des étangs , témoignèrent, par leur silence

et leurs mines contristées,du peu de vertu civi lisatrice

qu’

ils accordaient à l a chair.

Quelques minutes s ’

écoulèreut , pleines de froideur

et de malaise . Ou risque gros à combattre l’

avis des

puissants,surtout lorsqu

ils pa rlent au nom d e la fra

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ET DU PETIT MÉDÉRIC 30 1

ternité . Enfin une brebis , plus osée que ses sœurs , se

décida 21 prendre l a paro le .

Pui sque nous sommes i ci , dit-elle , pour émettre

franchement nos opinions,lai ssez-moi vous donner l a

mienne avec l a naïveté qui sied à ma nature . J ’avoue

n’

a voir aucune expérience du mets proposé par mon

frère le l ion 1 1 peut ê tre excellent pour l’estom ac et

d’une rare delica tesse de goût ; j e me récuse sur ce

point de la discussion . Mais j e crois ce mets d ’une in

fluence nuisible , quant a la morale . Une des plus fermes

bases de notre progrès doit être l e respect de l a vie ;ce n

est point l a respecter que de nous nourrir de corps

morts . Mon frère le l ion ne craint— ii pas de s’

éga re r en

son zèle , et de créer une guerre sans ñ u ,en choisissant

un tel ordinaire,au lie u d

a rriv er à cette belle unité dont

il a parlé en termes si chaleureux ? Je l e sais , nous som mes

d’

honnètes bêtes , et i l n’est pas question de nous dé

v orer entre nous . Loin de moi cette vilaine pensée !

Puisque les hommes déclarent pouvoir nous manger,

sans cesser d ’

ê tre de bonnes âmes et des créatures selon

l‘

e sprit de Dieu , nous pouvons assurément manger le s

hommes et rester de sages et fraternels animaux,tendant

à une perfection absolue . Toutefois j e crains les

mauvaises tentations , les forces de l’

habitud e ,si un j our

les hommes vena 1ent à manquer . Aussi ne puis — je voter

une nourriture aussi imprudente . Croyez-moi,un seul

mets nous conv ient, un mets que la terre produi t en

abondance , sain , rafra îchissant, d’une quête amusante

et facile , varié à l’

infini. 0 les plantureux festins , mes

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302 AVENTURES DÛ GRAND S IDOIN E

bons frères ! Luzerne , légumes , toutes les herbes des

pl aines,toutes les herbes d es monta gnes ! J

’en parl esavamment, sans arrière-pensée , et j e n

’ai que l’inno

cent désir de vivre sans tuer . Je vous le dis en vérité “

hors de l ’herbe , pas d'

unite.

La brebis se tut,constatant à la dérobée l’effe t pro

duit par son discours . Quelques maigres adhésions s'

é

levèrent du côté de l’a ssem blée occupé par'

les chevaux

lesb œufs et autres mangeurs de grains et de verdure .

Quant a ux bêtes qui avai ent approuvé le choix d u lion ,elles parurent accueillir la nouvelle proposition avec

un singulie i m épris et une grimace de mauvais présage

pour l’ora teur .

Un ver à soie , de vue basse et privé de tact, prit

alors la paiole . C’

était un philosophe austère , s’

inquié

tant peu d u j ugement d’

autrui, et prêchant le bien pour

le bien .

Vivre sans tuer dit-il est une belle maxime . Je

ne puis qu’

applaud ir aux conclusions de ma sœur la

brebis . Seulement , ma sœur me para ît très- gourmande .

Pour un mets que nous cherchons,elle nous en offre

cinquante,et para î t se complaire dans la pensée d

u n

menu de prince,aux plats nombreux et de goûts divers .

Oubli e- t — elle que l a sobriété et le dédain des fins

morceaux sont des vertus nécessaires à d e s bêtes se

piquant de progrè s ? L’avenir d ’une société dépend de

l a table manger peu et d’

un seul plat,l à est l

unique

moyen de hâter la venue d’

une haute civilisation , forte

et durable . Je propose donc , pour ma part, de veiller

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301 AVENTURES DU GRAND S I DOIN E

comme disait Méd éric , montrant ce qu’

est la terre,un

fœtus ne vivant encore qu’

à demi , où la vie et l a mor t

luttent dans nos temps à forces égales :

Au milieu'

d a vacarme , un jeune chat s-evertua it

pour faire comprendre à l’a ssem blée qu’i l désirait lui

communiquer une vérité décisive . Il j oua fort et ferme

des pattes et du gosier, et finit par obtenir un peu de

silence .

— Hé ! dit- ii , mes bons frères , par pitié , cessez

cette discussion qui afflige ici les âmes tendres . Mon

cœur saigne à voir cette scène pénible . Hélas ! nous

sommes loin de ce s m œurs douces , de cette sagesse

de paroles que,pour ma part , j e cherche depu1 s m e s

j eunes ans . Voil à bien un grand suj et de querelle , une

méchante nourriture,soutien d

un corps périssable !

Rappelez vos esprits ; vous rirez de votre colère et

laisserez là cette misérable question . Le choix plus ou

moins heureux d ’un vil aliment n ’est pas dig ne de

nous occuper une seconde . Vivons comme nous avons

vécu,n

ayant souci que de réformes morales . Philoso

phons,mes bons frères , e t buvons notre écuelle de lait .

Après tout , le l ait est d’un goût fort agréable , et j e

l’

e stim e supérieur aux plats par lesquels vous voulez

le rempl acer .

Des hurlements épouvantables a ccueillirent ces der

niers mots . La malencontreuse idée du j eune chat

acheva de rendre les bê tes furieuses , en leur rappe

l ant le fade breuvage dont elles s ’

é taient lavé les eu

trailles pendant trois longs mois . Il leur vint une faim

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ET DU PET I T ‘

MÉDÉR lC 30 5

terrible , aigui sée de toute leur col ère . La nature l’

em

porta . Ils oublièrent en une seconde les bons procédés

que se d 0 1vent entre eux des animaux civ ilisés,et se

sautèrent simplement à la gorge les uns d es'

autres .

Ceux qui avaient choisi l a chair , à bout d’

argum ents ,

trouvèrent plus commode de prêcher d’

exem ple . Les

autres,m

’ayant ni grain,ni herbe

,ui poisson , ni eu

cun plat pour se venger , se conteh1èrent de servir à

la vengeance de leurs frères .

Ce fut , pendant quelques minutes , une mêlée e i

frayaute . Le nombre des affamés diminuait rapidement ,sans qu’il restâ t un seul blessé à terre . Singulière lutte ,dan s laquelle les m orts tombaient on

_ne savait où . A

peine rassa sié , le mangeur était mangé . Tous s’

engrais

saient mutuellement la fête commençait au plus fa ible

pour finir au plus fort . Au bout d’

un quart d’

heure l e

plancher se trouva net . Seules , dix ou douze bê tes

fauves assi ses sur leurs derrières,se léchaient com

plai samment,les y eux demi- clos , les membres alan

guis,ivres de nourriture .

L’

ecole modèle avai t donc eu pour résultat l a plus

grande unité possible , celle qui consiste à s’

a ssim iler

autrui corps e t âm e . Peut-être est-ce là l’

ùnité d ont

l’

homme a vaguement conscience , le but final , le tra

vail m v stérieux des mondes tendant à confondre tous

le s êtres en un seul . Mais quelle rude raillerie aux

idées de no tre âge qu i promettent perfection et fra

ternite'

à des créatures différentes d ’

instincts et d’ha

bitud es , parcelles de fange où un même souffle d

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306 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

vie produit des effets contraires ! Sans phil'

osopher da

vantage , les lions sont les l ions .

Mon frère Méd éric,dit Sid oine , voici devant nous

dix ou douze scélérats qui ont sur la conscience unpoids énorme de péchés . Il s ont parlé le mieux du

m onde et ont agi comme des sacripants . Voyons si mes

poings ne sont pas rouillés .

Ce disant , i l asséna sur le hangar un renfoncement

formidable qui pulvérisa les poutres et fit voler les

pierres d e taill e e n éclats . Les animaux restants,seul

espoir de la régénération des bêtes . ne poussèrent pas

un cri . Méd éric parut chagrin de cette exécution .

Hé ! mon mignon,cria — t— il

,que ne m’as — tu con

sulté ? Voilà un coup de poin g dont tu auras tristesse

e t remords . Ecoute — moi .

Quoi ! mon frère , n’ai — je pas frappé justement ?

Oui,selon l’id ée que nous nous faisons du bien .

Mais,entre nous , et ceci j e le dis tout bas pour ne pas

troubler une croyance nécessaire , le bien et le mal

ne sont- ils pas de création humaine ? Un loup commet

ii vraiment une mauvaise action , lorsqu’

il mange un

agneau ? L’homme am i des agneaux , qui lu i porterai t

un plat de légumes ne serait- il pas plus ridicule que

le loup ne sera i t coupable ?

Voudrais-tu,frère

,induire logiquement de là que

le bien et le mal n’

existent pas ?'

Peut— être , m on mignon . Vois- tu,nous voulons

trop souvent devancer l’

heure fixée par Dieu . I l est

certaines lois,sans dou te d ’une essence divine , qui

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308 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

nement se peignit dans ses gros yeux bleus, e t, comme

un homme qui découvre e nfin une vérité

Eh !mais , cria- t— il, tu l’as dit

,mon coup de poing

est absurde . Ou ne doit tuer: que pour m anfier . Voilà

un précepte éminemment pratique et ayant au plus

hau t point cette justice relative et humaine dont tu

m’

as parlé . Les hommes devraient le faire écrire en

lettres d’

or sur les murs de leurs tribunaux et sur les

drapeaux de leurs armées . Hélas ! mes pauvres poings !

On ne doit tuer que pour manger .

M O RA L E

Le soleil venai t de dispara î tre derf 1ere les collines

d u couchant . La terre,voil ée d

une ombre douce ,

sommeillait déjà à demi , rêveuse et mélancolique .

Au-dessus des horizons , s’

étend ait un ciel blanc , sans

transparence . ll e st_

une heure , chaque soir , d’une

profonde tristesse la nuit n ’est pas encore , l a lumière

s’

éteint lentement , comme à regret ; et l‘

homme , dans

cet adieu,se sent au cœur une vague inquiétude , un

besoin immense d’esperance et de foi . Les premiers

rayons du matin mettent des chansons sur les lèvres ;les derniers rayons du soir mettent des larmes dans

les yeux . Est — ce la pensée désolante du labeur sans

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ET DU PETIT MÉDÉRIC 309

cesse repris et sans cesse abandonné , l apre désir e t

l’

eflroi d’un repos éternel ? Est— ce l a ressemblance de

toutes choses humaines avec cette lente a gonie de l a

lumière e t du bruit ?

S id oine et Méd éric s etaient assi s sur les d écombres

du hangar . Dans l ’effa cem en t de la terre e t du ciel,une étoile brillait e u— dessus des branches noire s d ’un

chêne,et tou s deux regardaient cette lueur consola

trice trouant d'

un rayon d ’

espoir le voile morue du

crépuscule .

Une voix qui sanglotait ramena leurs regards sur -le

sentier . Entre l es haies,i l s virent venir à eux Prime

vere,blanche dans les ténèbres. Elle s ’a vancait à pe

tits pas , les cheveux dénoués .

Elle s ’

assit au cô té de Méd éric, e t , appuyant la tête

à son épaule

0 mon ami , dit — el le , que les bêtes sont m e

chantes !

Et elle pleurait toutes se s larm es , les laissant couler

sur ses j oues,les mains j ointes . sans le s essuyer.

Les pauvres dédai gnées , reprit— elle , j e les a imais

comme des sœurs . Je croyais par m es caresses leur

avoir fai t oublier leurs dents et l eurs griffes .Est-ce donc

si d ifficile de n ’

ê tre pas cruel ?

Méd éric se garda de répondre . L a science du bien et

du mal n’

éta it pas faite pour cette enfant .

Dites- m oi, d em anäa - t-ii,n

étes-vous pas l’aima

ble Prim ev‘

e re , reine du Royaume des Heureux ?

Oui , répondi t-elle , j e suis Primevère .

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3 1 0 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

Alors,m a mie , e ssuyez vos larmes . Je viens pour

vous épouser .

Primevère essuya ses larmes, e t, mettant les mains

dans les mains de Méd éric, le regarda en face .

Je ne suis qu’

une i gnorante,dit— elle doucem ent .

Voilà des yeux mauvais, et pourtant il s ne me font pas

peur . Il y a de l a bonté et j e ne sais quelle tri ste ra il

levie dan s ces yeux-là . Avez— vous besoin de mes ca

resses pour devenir meilleur ?

J’

en a i besoin , répondit Méd éric . J ’ai couru le

monde et je'

suis l as .

Le ciel est bon , reprit l’enfant . Il ne laisse pas

chômer ma tendresse . Je vous épouserai,cher sei

gueur .

Ce disant , elle s’

a ssit de nouveau . Elle son geait à

cette pitié inconnue qui naissai t en elle ; j amais elle

n’

avait senti parei l désir de consoler . Dans sa naïveté ,elle se demandait si elle ne venait pas de trouver enfin

l a mis sion confiée par Dieu en ce monde aux j eunes

reines d’

âm e tend re et charitable . Les hommes jouis

sent d ’une fé licité si parfai te qu’

ils s e fâchent au moin

d re bienfait ; les bêtes ont de méchants caractère s ,'

m alaisé s à comprendre . Sûremen t,puisque l e ciel lui

donnai t des pleurs et d es caresses , elle ne pouvai t l es

donner à son tour à aucune créature , si ce n’

éta it à son

cher seigneur, qui lui disa i t en avoir grand besoin .

Pour ne rien cacher , elle se sentait tout autre ; elle ne

pensai t plus à son peuple , elleoubliait m èm e comple

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3 1 2 AVENTURES DU GRAND S IDOIN E

Mon mignon , demanda doucement Méd éric , 1‘

e a

gre tte s- tu nos courses et l a science acquise ?

Oui , frère . J’

a i vu l e monde et ne l ’ai pas com

pri s . T u as cherché à me le faire épeler,et tes leçons

ont en j e ne sais quoi d’

amer qui a troublé ma sainte

quiétude de pauvre d ’espri t . Au départ, j’

avais des

croyances d’

instinct,une foi entière en mes vo lontés

naturelles ; à l’

arrivee , j e ne vois plus n ettement ma

vie , j e ne sais où aller ui que faire :

J’

avoue,mon mignon , t

a voir instruit un peu à

l’

aventure . Mais , dis — moi , dans ce tas de scie11ce s im

prudemment remuées , ne te 1 appelles-tu pas quelques

vérités vraies e t pratiques ?— Eh ! m on frère Méd éric , ce sont justement ces

belles vérités qui m echagrinent. Je sais à présent que

la terre,ses fruits et ses moissons

,ne m ’éppartiennent

pas ; j e mets en doute mon droit de m e distraire en

écrasant des mouches le long de s murs . Ne pouvai s

tu m’

épargner le terrible supplice d e la pensée ? V a ,

je te dispense m a1ntenant de tenir tes promesses .

Que t ’ava is-je d onc prom is , mon m ignon ?

De me d onner un trône à occuper et des hom mes

a tuer . Mes pauvres poings , qu’en faire à ce tte heure ?

Sont - ils‘

assez inutiles , a ssez embarrassants ! Je n ’au

ra is pas le coura ge de les lever sur un moucheron .

Nous nous trouvons dans un royaume sagement ind if

férent aux grandeurs et aux misères humaines ; point

de guerre,point de cour , presque point de roi . Hélas !

et nous voici cette ombre de monarque . C ’est là sans

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ET DU PETIT MÉDÉRIC 3 1 3

doute le châ timent de notre ambition ridicule . Je t’

en

prie,mon frère Méd éric, calm e le trouble de mon

esprit .

Ne t’

inqu1ete ui ne t ’aiflige, m 6n mignon , nous

somm es au port . 11 était écrit que nous serions rois ,m ais c’est là une fatalité dont nous saurons nous con

soler. Nos voyages ont en cet excellent résultat de

changer nos.id ées premières de domination et de con

quêtes . En ce sens,notre règne chez le s Bleus a été

un apprentissage rude et saluta ire . Le destin a sa 10

gique . 1 1 nous faut remercier la fortune de ce que , ne

pouvant nous épargner la royauté elle nous a donné

un beau royaum e , vaste et fer tile souhait, où nou s

vivrons en honnêtes gens . Nous gagnerons tout au

moins la liberté , à ce métier de roi honoraire , n’

ayant

pas les soucis de l a charge ; nous vieillirons dans notre

dignité , j ouissant de notre couronne en avares , jé veux

dire en ne l a montran t à personne ; ainsi , notre exis

tence aura un noble but,celui de l aisser nos sujets

tranqu illes , et notre récompense sera la tranquill ité

qu’

ils nous donneront eux- mêmes . V a , mon mignon ,ne te désespère . Nous allons reprendre notre vie d’in

,souciance , oubliant tous les vilains spectacles , toutes

les v ilaines pensées du monde que nous venons de

traverser ; nous allons être parfaitemen t ignorants et

n’

avoir cure que de nous a imer . Dans nos domaines

royaux , au soleil en hiver, en été sous les chênes , moi

j’

aura i l a mission de caresser Prim evère,e t Prim evère

aura celle de me rendre deux caresses pour une ; toi ,8

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3 1 1 AVENTURES DU GRAND S IDOINE

com me tu ne saurais , sans mourir d’

ennui, garder tes

poings en repos , pendant ce temps tu l aboureras nos

champs , les sèm era s de grains , couperas nos moissons ,vendangeras nos v i gnes ; de la sorte , nous mangerons

du pain , boirons du vin , qui nous appartiendron‘

t, e t

nous ne tuerons j amais plus , même pour manger . En

ces questions seules,j e conseus à rester savant . Je te

le disai s bien au départ Je te taille1‘a i une s i belle

besogne que dans mille ans le monde parlera encore

de tes poings . Car les laboureurs des temps a venir

s’

ém erveilleront , en passant au milieu de ces cam

pagnes, e t , à voir leur éternelle fécondité , i l s se diront

entre eux : Là travaillai t j adis le roi S id oine . Je

l ’avais prédit, mon mignon , tes poin gs devaient être

des poings de roi ; seulement ce seront des poings d e

1*

oi trava illeur, les plus beaux et les plus rares qui

ex 1stent .

{1 ces mots , Sidoine ne se sentit pas d’ai se . S a mission ,

dans la v ie commune,lui parut de beaucoup la plus

a gréable , comme étant celle qui demanda i t l e plus de

force .

Parbleu frère,cn a - t- il, raisonner e s t une belle

chose,quan d on conclut sagem en t . Me voici tOu t con

solé . Je suis roi et j e règne sur mon champ . Ou ne

saura i t mieux trouver . T u verras mes sillons droits et

profonds,m on blé hau t comm e des roseaux , mes ven

d anges à saouler une province . V a , j e suis né pour

me battre avec la terre . Dès demain , j e travaille e t

dors au soleil . Je ne pense plus .

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3 1 6 AVENTURES DU GRAND S IDOINE

duré . Je suis las de nous entendre mentir effronté

ment,en nous déclarant le dernier mot de Dieu

, la

créature par excellence , celle pour laquelle il a créé

le ciel_e t l a terre . S ans doute

,on ne saurait imaginer

une fable plus consol ante , et'

si demain mes frères

v ena ient à s’

avouer ce qu’

ils sont,ils iraien t se sui

e ider chacun dans leur coin . Je ne crains pas d’ame

11 er leur ra ison à. ce point extrême de logique ; il s

ont une inépuisable charité , une 0 0 pieuse provision

de respect et d ’

a d m ira tion pour leur être . Donc, j e

n’

a i pas même l ’espoir de le s faire convenir de leur

néant , ce qui eût été une moralité comme une autre .

B’ailleurs, pour une croyance que j e leur ôtera is , j e

ne pourra is leur en donner une meilleure ; peut- être

essayerai- je plus tard . Auj ourd ’hui,j ’ai grande tris

tesse ; j’ai conté mes mauvais songe

s de la nuit d er

nière . J ’en dédie le réci t à l’hum anité . Mon cadeau

est d igne d ’elle,e t , de toutes manières , peu importe

une gaminerie de plus parm i‘

les gam iner&es de ce

monde . Ou m’

accusera de n ’

ê tre pas de mon temps ,de nier le progrès aux jours les plus féconds en con

quêtes . Eh ! bonnes gens , vos nouvelles clarté s n e

sont encore que d e s ténèbres . Comme hier , le grand

mystère nous échappe . Je me désole a chaque pré

tendue vérité que l’

on d e'

c0uvre , car ce n’

est pas là

celle que j e cherche,l a Vérité une et entière , qui

seule guérirait mon esprit malade . En six mille ans ,nous n ’avons pu faire un pas . Que si , à ce tte heure ,pour vous éviter le souci de me ju ger fou à lier, il

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ET DÛ PETIT MÉDÉR IC 31 7

vous faut absolument une morale aux aventures de

mon géant et de mon nain , peut- être vous conten

terai- je en vou s donnant celle-ci Six mille ans e t

six mille ans encore s’

écouleront , sans que nous

a chev ions j amais notre première enj ambée . Voilà ,mon mignon

, ce qu’

nn historien consciencieux con

clurait de notre histoire . Mais , tu penses , les beaux

cris qui accueilleraient une pareil le conclusion ! Je

me refuse nettem ent à être une cause de scandale

pour nos frères, e t, dès ce moment , dé si reux de vo ir

notre légende courir le monde dûment autorisée e t

approuvée , j’

en réd ige l a morale comme suit « Bonnes

gens qui m’

a vez lu , écrira le p auvre here , j e ne pu is

vous détailler ici le s quinze ou vingt morales de ce

récit . I l y en a pour tous les âges et pour toute s

les conditions . I l suffit de vous recueillir e t de bie n

interpréter mes paroles . Mais la vraie morale , l a

plus moral isante , celle dont j e compte moi-même

faire profit à ma prochaine histoire,est celle- ci °

Lorsqu’

on se met en route pour le Royaume des Heu

reux , il fau t en conna ître le chemin . Êtes — vous ed i

fiés‘! J

en suis fort aise . Hé ! mon mignon S id oine ,tu n

applaud is pas ?

S id oine dormait . Au ciel,l a lune venai t de se lever

une clarté douce emplissa it l ’horizon,bleuissant l ’es

pace , et tombait en nappes d’argent des hauteurs dans

l a campagne . Les ténèbres s'

éta ient dissipées ; le si

lence régnait , plus profond . A l’

e ffroi de l’heure pré

céd ente avai t succédé une sereine tristesse . Dans le

1 8 .

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31 8 AVENTURES DU GRAND S IDO INE

premier rayon , Méd éric et Primevère apparurent a u

sommet des décombres,enlacés

,immobiles ; à l eurs

pieds gisait S idoine , éclairé par larges pans de lu

miere .

I l ouvrit un œil, e t, moitie endormi

J’

entend s , dit— il . Mon frère Médéric, où est la

sagesse ?

Mon mignon,répondit Méd éric ,

prends une

bâche .

J’

entend s , dit S id oine . Où est le bonheur ?

Alors Primevère , l ente , repliant les bras , se souleva .

Elle allongea les lèvres et baisa l es lèvres de Méd éric .

S id oine , satisfait , se rendormit , dodelinant de la tête

e t tournant les pouces , plus bête que j amais .

F IN DES CONTES A NINON .

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320 TABLE DES MATIÈRES

V III. L‘

a im able Prim evère , reine d u royaum e d es

Heureux

IX. 0 11 Méd éric vulgarise la Géographie , l’

As

tronom ie, l‘

Histoire , la T héologie , la Philo

5 0 pl1 ie , les S ciences exactes , les Sciences

na turelles et autres n1ènues

X . De d iverses rencontres, étranges et im pi e

vues , que firent S id oine ct Méd éric

X i . Une École m od èle‘( ll . Mora le

F IN D E LA TABLE

Im prim erie Poum nt — Du n ET C“ , 30 , rue du Bac.