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Clio. Femmes, Genre, Histoire (1998) Georges Duby et l'histoire des femmes ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Michelle PERROT Georges Duby et l’imaginaire-écran de la féminité ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Michelle PERROT, « Georges Duby et l’imaginaire-écran de la féminité », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 8 | 1998, mis en ligne le 05 juillet 2005, consulté le 04 mai 2015. URL : http://clio.revues.org/312 ; DOI : 10.4000/clio.312 Éditeur : Éditions Belin http://clio.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://clio.revues.org/312 Document généré automatiquement le 04 mai 2015. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés

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Michelle PERROT

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  • Clio. Femmes, Genre,Histoire8 (1998)Georges Duby et l'histoire des femmes

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    Michelle PERROT

    Georges Duby et limaginaire-cran dela fminit................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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    Rfrence lectroniqueMichelle PERROT, Georges Duby et limaginaire-cran de la fminit, Clio. Histoire femmes et socits [Enligne], 8|1998, mis en ligne le 05 juillet 2005, consult le 04 mai 2015. URL: http://clio.revues.org/312; DOI:10.4000/clio.312

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    Clio. Femmes, Genre, Histoire, 8 | 1998

    Michelle PERROT

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    1 Au commencement, Georges Duby ignorait les femmes, autant que les morts1. Cette doublebance, qui ne laisse pas dtre troublante, il la signale lui-mme dans son autobiographieintellectuelle, Lhistoire continue. Pour indiquer aussitt quil lavait toujours obscurmentressentie comme un manque. Quand, alors, la-t-il assume? Pourquoi, comment a-t-il inflchisa recherche au point de faire des femmes, notamment, un axe majeur de sa rflexion? De sevouloir historien des femmes et de consacrer aux Dames du XIIe sicle la quasi totalit deson temps et de son uvre dernire? Javais du got pour elles, crit-il. Est-ce suffisant?Non sans doute, pas mme pour cet hdoniste au demeurant anxieux.

    2 Ce numro de Clio, les apports de ceux qui, parmi les mdivistes, furent de lui les plusproches et peuvent ainsi apprcier la porte historiographique autant que personnelle duncheminement, exceptionnel dans sa gnration, devraient permettre dy voir plus clair.

    3 Jai, pour ma part, plus de questions que de rponses. Ma contribution sera moins de lordre dutmoignage que de la lecture profane. Tmoin, je ne puis que redire la part, la fois dcisiveet particulire, que Georges Duby a prise lHistoire des femmes en Occident, puisquil futle mdiateur dtermin entre lditeur italien initiateur, Laterza, et les historiennes franaisesqui, depuis quinze ans dj, labouraient le terrain, et accepta de partager avec elles la matrisede louvrage. Georges Duby tait convaincu de lopportunit dune telle entreprise, qui luiparaissait rpondre la rvolution inacheve, mais profonde, qui bouleverse les rapports deshommes et des femmes dans les socits occidentales: phrase quil me demanda dajouter lintroduction que je lui proposai pour cette histoire2.

    4 Cette conviction dune rupture contemporaine dans un systme fix depuis longtemps, illprouvait fortement. A ct des facteurs scientifiques -prise en compte des mentalits,influence de lanthropologie sociale-, il linvoque comme limpulsion dcisive qui le poussa sauter lobstacle. tudiant lmergence du mariage fodal, tel quil se met en place au XIIesicle, clef de vote de lchange sexuel et social, il parle de cette mutation que nous sommesen train de vivre. Car ce mariage dont je parle est le mien, et je ne suis pas tout fait sr deme dprendre du systme idologique quil me faudrait dmystifier. Je suis concern. Suis-jesans passion3? Au milieu des annes 1970, Georges Duby sentit probablement se fissurerle bloc des certitudes qui avaient faonn sa culture et sa vie. Cet historien, si soucieux derpondre aux questions du prsent, tout en vitant le pch danachronisme, a puis sansdoute dans linquitude que provoquent de tels branlements la dtermination dune qutecommence, cest vrai, depuis plus longtemps, mais petits pas, prudemment4, le dsirde passer de lautre ct du miroir, de librer la puissance dimaginaire que le positivismeplus guind des annes 1960-1970 tenait encore en bride. Des premiers travaux rudits surle Mconnais (1946-1950) et sur lconomie rurale (1962) aux Dames du XIIe sicle, leschangements - de thme, de ton, de style, de facture aussi, de regard surtout - sont immenses.Jy jetterai un coup dil candide avant de faire un arrt sur images, ces images de femmesqui le fascinaient, conscient de leur ambivalence, obstacle autant et plus quaccs la fminit.

    Femmes victimes et domines5 Les femmes apparaissent (apparaissent est bien le mot tant elles ne sont alors que silhouettes

    confuses) dabord avec les jeunes, dans le clbre article des Annales5 dont Georges Dubyattribuait la suggestion un de ses tudiants dAix-en-Provence, Jacques Paul. voquant laturbulente et agressive virilit de ces clibataires condamns lattente, il crit: Pendanttoute son errance, la bande des jeunes se trouvait anime par lespoir du mariage [] Tousles juvenes guettaient la riche hritire, telle une meute lche par les maisons nobles [] la conqute du profit et des proies fminines. Les femmes, dabord, sont objet de dsir

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    et de violence, dune violence gradue toutefois selon le statut social. Sur cette violence, ilreviendra souvent.

    6 Neuf ans plus tard, les femmes rapparaissent dans Le Dimanche de Bouvines6. Au vrai,Georges Duby sinterroge plutt sur leur absence. Sur la scne de Bouvines, tous les rlessont tenus pas des hommes. Les femmes se faufilent de deux manires: de lautre ct,celui de lennemi, telle la Comtesse-mre de Flandre, coupable de malfices, classique figurefminine du mal et du malheur. Cest pourquoi les Templiers, qui se veulent exemplaires,doivent couper leurs cheveux pour dnier tout trait de fminit, jusque dans lapparence. Oualors, les femmes sont prsentes dans le public des tournois, fte et rite des jeunes quitentent de retenir leur regard, non pour les conqurir, mais pour se faire mieux voir du seigneur,qui tire les ficelles de la joute. La socit chevaleresque est en effet monosexuelle, sinonhomosexuelle, au point que pour certains qui, si longtemps, ont guerroy loin des femmes, lemariage peut se rvler une terrible preuve, une impossible treinte.

    7 lu au Collge de France en 1970, Georges Duby organise partir de 1973 un sminaire surParent et sexualit dans la chrtient mdivale, o Paul Veyne intervient et o, dit-il, japerois parfois, dans le lointain, au fond de la salle, Foucault, discret, prenant desnotes7. Foucault qui sans doute pense son histoire de la sexualit8: la prsence conjointede ces trois hommes au Collge de France, la convergence de leurs proccupations, sinon deleurs approches, est le signe dune conjoncture intellectuelle dont G. Duby est aussi tmoin etartisan. Amour courtois et mariage sont au cur de sa rflexion. Le premier, idalis, mythifi,nest quun jeu dhommes o les femmes ne furent jamais que des figurantes. Des leurres.En tout de simples objets, crit-il dans sa prface au Roman de la Rose. Jean de Meunga beau clbrer la franche inclination dune me qui sest librement donne9. Ce nestpas lamorce encore dune nouvelle manire daimer, tant la notion dgalit entre les sexesest trangre au Moyen ge, rsolument mle, misogyne, pntr non seulement de lasupriorit du masculin sur le fminin, mais encore de la mauvaiset des femmes, faibles,perverses, puisantes, source du mal dans le monde et dans les relations prives. La pense desclercs est, cet gard, fondamentale, surtout en ces XIe-XIIe sicles o lemprise de lglisesappesantit sur les familles et sur les cours.

    8 Dans Les trois Ordres, Georges Duby montre combien les femmes sont hors jeu, horsclasse10. Elles servent ceux qui prient, travaillent ou se battent et ne comptent pas. Except lesprostitues, les seules se faire rtribuer et entrer ainsi dans la sphre publique, elles sonthors salaire, au degr le plus bas de la soumission. Dautant plus quau XIIe sicle, le pchdevient plus quautrefois sexuel. Les femmes? Il faut les contenir.

    9 Le mariage est cet effet la meilleure stratgie dont Georges Duby scrute la place dansle systme fodal. Dans Le Chevalier, la femme et le prtre, sommet dune anthropologiehistorique qui a fait date dans lhistoire des femmes, il montre comment la fodalit, par lemariage, rgle la fois lchange des sangs et des biens, la procration ncessaire la poursuitedes lignages, la sexualit et la discipline des femmes11. Lglise sempare progressivementde ce levier en faisant du mariage un sacrement (quil ntait pas), reposant sur un rite etle consentement mutuel. Le contrle du mariage par les chefs de lignage est un des aspectsmajeurs de la rvolution fodale du XIIe sicle. Ils en font linstrument des alliances et desimplantations nouvelles, mariant seulement les fils ans avec des filles mieux dotes, retardantle mariage des cadets (qui sagglutinent aux jeunes impatients et frustrs, expdis auxCroisades), mariant par contre toutes leurs filles dont ils usent comme de monnaie dchange.La promotion des femmes dans tout cela? Au vrai, Georges Duby ne la voit gure, pas plusquil ne croit au rle positif de la religion et de lglise.

    10 Ce qui le frappe surtout, cest la domination masculine et la femme victime. Les femmes dupeuple sont lobjet de viols quotidiens, quasi lgitimes: il est normal de forcer une femmequi rsiste. Il faut les contraindre , dit Andr le Chapelain. Les claires fontaines sontdes lieux de prise, tandis que dans les maisons nobles, la chambre des dames est en faitun espace ouvert la circulation et aux convoitises des chevaliers. Lpanchement dunesexualit masculine normalement vigoureuse est parfaitement licite et les femmes sont un vaseoffert ljaculation. Aux fades idylles dont nous entretient aujourdhui en France le roman

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    historique12, la reprsentation dune re mdivale fminine - quatre cents ans de grandpanouissement, o la femme jouait vraiment le premier rle, selon Rgine Pernoud13, dontluvre a sans doute constitu pour lui une manire de dfi- il oppose un Mle Moyen Age14 ole pouvoir de lhomme sur femmes et enfants est absolu, o le mariage est la possession de lafemme et de la terre et la chambre des poux cet atelier, au cur de la demeure aristocratique[] le champ dun combat, dun duel, dont lpret tait fort peu propice au resserrement entreles poux dune relation sentimentale15.

    11 Il dveloppe ce point de vue tant dans ses articles sur lamour que dans Guillaume leMarchal16. Ce livre leste aide [] aborder mieux arm deux problmes cls de lhistoiredes socits: quelle ide les hommes de guerre se faisaient-ils en ce temps de la mort? Quelleplace abandonnaient-ils aux femmes17? De fait, lenqute se fait plus serre. G. Duby comptele nombre de fois o il est question des femmes dans la relation de Jean dEarly: sept foisseulement, dans la scne mortuaire et dans les tournois. Rsolument masculine, la socitchevaleresque fait des femmes des tres clivs, entre leur corps quelles doivent leur pouxet leur me quelles doivent Dieu. Craintes, mprises et troitement soumises, elles sontune illusion, un voile, un paravent pour les amours des hommes et cette fondamentalerelation damiti qui plus que tout les lie. La domination masculine semble si forte queGeorges Duby doute parfois quon puisse faire autre chose quune histoire des reprsentations(discours, images), assez proche sur ce point (sans quil le cite jamais du reste) de PierreBourdieu qui mettait en doute la capacit des domin(e)s faire lhistoire de leur domination18.Une histoire des femmes est-elle possible? Au milieu des annes 1980, la rponse cettelancinante question ne paraissait pas vidente Georges Duby.

    Dotes dune puissance singulire12 On sait, pourtant, combien Georges Duby sest engag dans cette aventure. Aux dernires

    lignes de son livre sur le mariage fodal, il crit: Il faudrait toutefois ne pas oublier parmitous ces hommes qui seuls, vocifraient, clamaient ce quils avaient fait ou ce quils rvaientde faire, les femmes. On en parle beaucoup. Que sait-on delles?

    13 Ne pas oublier. Ne les oublions pas. Cette proccupation devient, dans les annessuivantes, un souci majeur, tant dans les ouvrages collectifs dont il avait la direction (Histoirede la vie prive, tape intermdiaire et dcisive; Histoire des femmes...) que dans son uvrepropre, couronne par ces Dames du XIIe sicle, qui lui tenaient tellement cur. Il prsentedailleurs cet ouvrage comme le rsultat dune longue enqute de quinze ans, dont le derniertome parat en juin 1996, six mois avant sa mort, ultime rendez-vous.

    14 Certes, il ne modifie pas radicalement son point de vue. Il insiste au contraire sur lextrmedifficult de connatre les femmes en raison de la mdiation presque constante des mots etdes images des hommes. Mais sa volont de savoir - et cest bien cela qui fait lhistoire- a pour rsultat une autre manire de voir. Une attention linfime, aux interstices, auxrsistances quon peroit dans lacharnement des hommes et leurs obsessions mmes. Lectureretourne, inverse, en quelque sorte, attentive aux revers des textes, au creux des discours,aux rticences, aux allusions, aux ombres des rcits. Georges Duby scrute les gnalogies,en qute de la mmoire des aeules, les crits des clercs aux prises avec le sexe, maisaussi posies et romans plus pntrs dimaginaire, sattachant aux figures de Dames qui sydessinent, des plus clbres - Hlose ou Iseut - aux plus obscures - Juette ou Emma. Surtout, ilintroduit une dynamique du pouvoir jusque l absente. Il peroit des femmes actives, vivantes,capables de rsistance, de refus dun mari ou un mari qui leur dplat, de retrait jusque dans larclusion, surtout en cas de veuvage, tat qui autorise une marge de manuvre non ngligeable.Il entrevoit des femmes certes domines, mais dotes dune puissance singulire.

    15 Dabord, par la position quelles seules peuvent confrer aux hommes. Un clibataire nestrien. Un homme mari est un senior. Lhomme a mille fois plus de valeur que la femme,mais il nen a presque pas sil ne possde pas lui-mme une femme, lgitime, dans son lit, aucur de sa propre maison. Cest le mariage qui a fait de Guillaume un Marchal, un hauthomme, dot dune femme riche, dune terre, dune famille, de fils placer, de filles marier.

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    Un patron puissant et respect, rig en modle par son biographe pour tous les chevaliersainsi clbrs19. La valeur vient ici par les femmes, les dames.

    16 Celles-ci disposent aussi dun rle de matresse de maison, grant de manire parfoisdespotique la domesticit fminine qui leur choit; dpouse assise sur le lit conjugal, commesur un trne aux cts de leur poux (ainsi pour Emma); de mre qui garde auprs delle sesfilles jusqu leur mariage et jusqu sept ans ses petits garons, excessivement clins parfois, jamais frustrs de leur exil de la chambre des dames de leurs enfances; de veuve, enfin,autorise beaucoup plus de libert, se forgeant de ses deniers une rputation de bienfaitricesusceptible dtre inscrite dans la mmoire des hommes, sur un tombeau, un monument, unechronique...

    17 Les femmes existent jusque dans leurs corps troublants. Par leur chevelure, leurs regardsfurtifs, leurs sourires, leurs larmes, leurs gestes, leur aptitude aux plaisirs du lit qui semblentimporter davantage certains chevaliers, au point que les clercs prouvent le besoin de lesrgenter, de dire le permis et le dfendu des postures amoureuses, les femmes saffirment. Etcest pourquoi, sans doute, les hommes sont contraints plus de prcautions, quil sagissede la conclusion dune alliance, de la conduite dun mariage ou dune tentative de conqute.Dans la naissance de lamour occidental, dans cette dilectio qui suppose plus dgalit dansle couple qui entreprend son long, trs long chemin vers le mariage damour, les femmes, dumoins les Dames, ont probablement jou un rle par leur dsir mme. Il faudra dsormais nonplus les forcer, mais les sduire. Il est intressant de comparer, cet gard, la dernire versionque Georges Duby donne du modle courtois avec les prcdentes: elle intgre davantagele jeu des femmes elles-mmes20.

    18 Il y eut le champ clos des tournois. Il y eut le lit de la chambre des dames. Mais il y eut aussi leslieux de la culture spirituelle ou savante. Non seulement lhrsie o les sectes contestatairescomptaient beaucoup de femmes; mais la religion tablie, o lglise, du moins certains danslglise comme Andr le Chapelain ou Robert dArbrissel, fondateur de Fontevraud, couventmixte, sur lequel les travaux de Jacques Dalarun avaient attir lattention, misent plus souventsur elles. Dans les couvents o elles taient places, les filles sinstruisaient pendant que leursfrres spuisaient au combat ou au tournoi, emports dans la fougue de cette comptitionvirile si souvent destructrice. Dans la renaissance du XIIe sicle, ne les oublions pas. Toutdonne penser en effet que leur participation la culture savante fut plus prcoce et plustendue que celle des mles de laristocratie laque21. Moins superficiellement litterataeque les chevaliers, elles jouaient un rle central dans la comptition culturelle dont la courtait le thtre [] Ne constiturent-elles pas lun des relais essentiels entre la renaissanceet la haute socit laque22?

    19 Dans une socit en pleine croissance, il y avait plus de place pour le plaisir, la reconnaissancedes individus, les exigences des femmes. Leurs refus et leurs vouloirs ont sans doute form,dans le diagramme de forces qui constitue linteraction sociale, un facteur non ngligeable,encore que difficile apprcier. L rside, plus que dans les simagres du jeu damourcourtois, le ferment dune promotion de la femme, que Georges Duby avait longtempsmise en doute et dont il admet lexistence autour de 1180, possible date charnire danslvolution des relations entre les sexes, principal souci de lhistoire des femmes auquel iladhre pleinement. Et il faut redire combien, sur ce questionnement, il y avait accord entre luiet les responsables de lHistoire des femmes.

    20 Ainsi, Georges Duby a-t-il t conduit, par sa propre rflexion et linfluence dunehistoriographie en plein essor, accorder plus dimportance laction des femmes, les voirautrement - fortes, bien plus fortes que je nimaginais, crit-il en quittant les Dames-, sanstoutefois aller jusqu leur donner la parole, tant elles restent pour lui des images.

    Femmes-images21 Et ce statut de la femme-image appelle quelque rflexion. Pour Georges Duby, les femmes

    sont dabord cela et, cet gard, inconnaissables. Des femmes du XIIe sicle, je ne saisiraijamais rien de plus vrai quune image, celle qui flottait dans lesprit des rares hommes dontnous avons conserv les crits23. Pas grand-chose en somme.

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    22 Images, les femmes le sont de fondation, ontologiquement en quelque sorte, puisquve estcre partir dAdam par Dieu qui avait fait lhomme son image. Elle est image dimage, jamais seconde, subordonne, succdane, et cela ds lorigine, avant mme la Chute. Lafemme nest jamais quun reflet dune image de Dieu. Un reflet, on le sait bien, nagit pas delui-mme. Lhomme seul est en situation dagir24. Cette position initiale dve est la foissigne de la misogynie foncire, organique, de limaginaire mdival des rapports de sexes, etjustification de la ncessaire soumission des femmes, voulue par Dieu, dans son geste initial,aggrave et conforte par le pch originel. Les hommes doivent contrler, diriger les femmes,ces faibles cratures, les consigner lombre de la maison. Dieu leur a confi ce devoir, cettemission (impossible), que lglise et les clercs leur rappellent sans cesse. Dans lge fodalquexplore Georges Duby, et tel quil le voit, la religion chrtienne est la principale sourcedoppression des femmes, qui ny trouvent gure de consolation et de possibilit dexpression.

    23 Images, les femmes le sont aussi par fonction, aux mains du seigneur qui les transforme enappt dans les alliances quil bauche: filles promises, distribues, donnes, reprises, selonles opportunits et les intrts, non pas pour elles-mmes, dpourvues dindividualit, de nom,voire de prnom (certains mmorialistes les omettent dans leurs patientes gnalogies, parlantde fille ou de femme de...), mais en raison de ce quelles reprsentent, de leur valeur matrielleet symbolique. Ou encore, femmes leurres (le mot revient sans cesse) dans les tournoisde lamour courtois, dont Georges Duby a dmont les rouages du pouvoir et de la sductionmasculine. Autant et plus que du vrai corps des Dames, quasiment hors datteinte, on jouede leur image. Cette image dont les prtres dnoncent pourtant le pige si prilleux et quilfaut, pour viter la tentation, dissimuler au regard, en lempaquetant dans ces toffes quilemprisonnent et qui, du coup, font rver.

    24 Images, les femmes le sont dans les uvres dart o se dploient les dsirs, les fantasmes etles rves sublims des hommes qui seuls crivent, sculptent et peignent, matres absolus dela reprsentation matrielle et de lunivers symbolique quils nous ont lgus du Moyen ge.Les femmes mdivales, nous les voyons par leurs yeux, ou plutt par la perception labore,codifie, stylise, autorise quils en ont laisse et qui na rien de spontan ni de raliste. Et,tel un voile, ces femmes imagines, imaginaires, sinterposent tout jamais entre de soi-disantfemmes relles et les spectateurs que nous sommes. Limaginaire mdival est riche, maiscest un imaginaire-cran de la fminit, au double sens du terme : de barrire, qui formeobstacle la vision directe; de surface de projection pour les peurs et les dsirs des hommes.Cest cet imaginaire quexplore Georges Duby, avec le sentiment, dcourag parfois, duneimpossible atteinte, mais aussi le plaisir de librer les puissances de limaginaire et du rve.Imaginons, Il faut imaginer, Imaginons-les... sont des commandements ritrs,une invite dpasser les ressources dun positivisme troit, puisque les petits faits vraisdont il se repat habituellement font en loccurrence dfaut. Limagination comme voie royalepour lhistorien, et notamment pour lhistorien des femmes? Certes. Mais comment faire?Y a-t-il une mthode particulire danalyse des textes? Et plus encore, de liconographie,spcialement difficile dcrypter si lon cherche du signifiant? Plus visuel quauditif, GeorgesDuby a parl de ce got violent qui depuis toujours me portait vers luvre dart. Cetamateur de muses, ce contemplateur passionn de tableaux, ce familier des peintres, peintrelui mme, tait pris des images de femmes, rencontres, repres, obstinment cherches,dans les glises et les manuscrits de la chrtient. Il avait voulu consacrer un volume spcifiqueaux Images de femmes25, dont les ncessits ditoriales avaient rduit la place dans lHistoiredes femmes en Occident. Cet ouvrage, il avait souhait le diriger et lorganiser et, dans sonintroduction, cest un vritable discours de la mthode quil nous livre, avec la conscienceaigu de cette gageure: comment connatre les femmes travers ces reprsentations rgies pardes codes iconographiques prcis, faisant sries, et de surcrot, productions des seuls hommes?

    25 Les images sont des barrires autant que des chemins de la connaissance. Les images quenous rcoltons sont plus ou moins stylises, plus ou moins ralistes. Toutefois, cest maconviction personnelle, jamais cet cran [je souligne] ne saurait tre totalement perc. Il nousfaut abandonner le rve positiviste datteindre la ralit des choses du pass. Nous en resteronstoujours spars, crivait Georges Duby en 198626. Combien plus des femmes. Les femmes

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    ne se reprsentaient pas elles-mmes. Elles taient reprsentes [] Aujourdhui encore, cestun regard dhomme qui se porte sur la femme. Les reprsentations figures qui permettentdapprofondir lhistoire des femmes livrent en ralit trs peu dimages qui ne soient pas cellesque des hommes se sont faites de la fminit27. Limage relle (si cela a un sens) des femmes,on ne la connatra pas. Moins encore celle quelles pouvaient avoir delles-mmes, sauf supposer qu leur mise en scne par les hommes, elles prenaient quelque plaisir, un plaisir queles crateurs taient susceptibles dincorporer leur uvre, ce dont Georges Duby fait, pour leprsent du moins, lhypothse. Une analyse lucide des images de trs grande consommation[] mettrait aisment en vidence cette permanence dun machisme indracinable et dontlaction, insidieuse, enjleuse, savre singulirement efficace. Dans la mesure mme o,enrobe dans ce quil reste parmi nous de courtoisie, de galanterie, la vision de la femmequelles offrent aux femmes finalement les flatte et ne leur dplat pas28. Conclusion qui neva pas sans poser question - celle notamment de la connivence et du consentement - et expliquele malaise ressenti par certaines historiennes ce prolongement inattendu de lhistoire desfemmes. Sinterrogeant de manire similaire propos de la fresque de la Villa des Mystres dePompi, Paul Veyne concluait rcemment avec plus de rserve encore, tandis que FranoiseFrontisi-Ducroux, au terme dune captivante tude sur le sexe du regard, met radicalementen doute la possibilit datteindre le regard des femmes, construction de limaginaire desmles29.

    26 Ce qui montre les difficults et les limites objectives dune entreprise que Georges Dubyressentait avec une acuit presque douloureuse. Rsignons-nous: lhistorien de ces poqueslointaines na nul moyen de sonder les reins et les curs30. Rsignons-nous: rien napparatdu fminin qu travers le regard des hommes31.

    27 Peut-tre aussi celles dune dmarche qui bloque les femmes dans la position dun insaisissablereflet ou dans la rptition dune structure impose et fige. Cette dmarche, Georges Duby,on la vu, tait en voie de la dpasser, allant au del des images, dans la voie plus fluide desmots, dans lcoute des voix, des cris et des chuchotements, dans lanalyse plus dynamiquedes pouvoirs et des rsistances, dans une interrogation, timide il est vrai, sur le rle ventuelde sa propre identit, parfois pour la repousser: Parce que je suis un homme? Non point32.Parfois pour, plus modestement, ladmettre: Car moi aussi je suis un homme33.

    28 Au terme dune longue qute, mene peut-tre depuis toujours -je suis all constamment duplus clair au plus obscur34-, en tout cas rsolument depuis le dbut des annes 1980 et avecquelle constance - voici ce qu prsent je mvertue reconnatre-, Georges Duby prendcong, non sans nostalgie, des Dames, que tel le Perceval de Chrtien de Troyes, cheminantdans la nuit, le bois et la pluie, il a poursuivies. Je nai entrevu que des ombres, flottantes,insaisissables [] Du moins, dans leur camp, sous les voiles dont lautorit masculine lesenveloppe [] derrire lcran que dressent devant les yeux de lhistorien les invectives etle mpris des hommes, je les devine [] fortes, infiniment plus fortes que je nimaginais, etpourquoi pas, heureuses. Les hommes? Ce sont eux, finalement, qui les ont manques35.

    29 Georges Duby a-t-il manqu les femmes?30 Tu ne me chercherais pas si tu ne mavais dj trouv, dit lcriture.

    Bibliographie

    BOURDIEU Pierre

    1993 Remarques sur lHistoire des femmes, dans Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), Femmeset Histoire, Paris, Plon, pp. 63-66.

    DUBY Georges

    1964 Dans la France du Nord-Ouest au XIIe sicle: les jeunes dans la socit aristocratique, AnnalesE.S.C., t. 19, pp. 835-846.

    1973 Le Dimanche de Bouvines, Paris, Gallimard.

    1978 Les Trois ordres ou limaginaire du fodalisme, Paris, Gallimard.

    1981 Le Chevalier, la femme et le prtre, Paris, Hachette.

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    Clio. Femmes, Genre, Histoire, 8 | 1998

    1983 Que sait-on de lamour en France au XIIe sicle?, Oxford, Clarendon Press; repris dans 1996b,pp. 1399-1411.

    1984 Guillaume le Marchal ou le meilleur chevalier du monde, Paris, Fayard.

    1988 Mle Moyen-Age. De lamour et autres essais, Paris, Flammarion.

    1991 LHistoire continue, Paris, Odile Jacob (1992, Points Seuil).

    1993 Prface. Le Roman de la Rose, Paris, Club franais du Livre .

    1995 Dames du XIIe sicle, I: Hlose, Alinor, Iseut et quelques autres; II, Le souvenir des aeules,Paris, Gallimard.

    1996a Dames du XIIe sicle, III: ve et les prtres, Paris, Gallimard.

    1996b Fodalit, prface de J. Dalarun, Paris, Gallimard, Quarto, 1500 p. (reprise de nombreux textes,dition souvent utilise ici).

    DUBY Georges et PERROT Michelle

    1991-1992 (dir.) Histoire des femmes en Occident, 5 volumes (dition italienne, Rome, Laterza,1990-91).

    1992 Images de femmes, Paris, Plon.

    FOUCAULT Michel

    1976 La volont de savoir, Paris, Gallimard.

    PERNOUD Rgine

    1996 Histoire et lumire, Paris, Cerf.

    VEYNE Paul, LISSARRAGUE Franois, FRONTISI-DUCROUX Franoise

    1998 Les Mystres du Gynce, Paris, Gallimard.

    Notes

    1Je dois cette expression imaginaire-cran Alice Pechriggl qui dveloppe ce conceptdans sa thse Corps transfigurs. Stratification de l'imaginaire des sexes/genres, Paris,EHESS, 1998, sous la direction de Cornelius Castoriadis.2Duby - Perrot, 1991-1992, I.3Duby 1981; 1996b: 1175.4Duby 1991: 197.5Duby 1964.6Duby 1973.7Duby 1991: 200.8Foucault 1976.9Duby 1993.10Duby 1978.11Duby 1981.12Duby 1983; 1996b: 1405.13Pernoud 1998: 40.14Duby 1988.15Duby 1983; 1996b: 1405.16Duby 1983 et 1984.17Duby 1991: 195.18Bourdieu 1993.19Duby 1984.20Duby et Perrot, 1991-1992, II: 261-276.21Duby 1982.22Duby 1988: 196.23Duby 1991: 138.24Duby 1996a: 81.25Duby et Perrot 1992.26Duby 1988 (texte de 1986): 125.27Duby et Perrot 1992: 14 et 17.

  • Georges Duby et limaginaire-cran de la fminit 9

    Clio. Femmes, Genre, Histoire, 8 | 1998

    28Duby et Perrot 1992: 33.29Veyne, Lissarrague, Frontisi-Ducroux 1998.30Duby 1995, II: 204.31Duby 1995, I: 11.32Duby 1995, I: 11.33Duby 1995, I: 7.34Duby 1991: 212.35Duby 1996a: 111, 217, 218.

    Pour citer cet article

    Rfrence lectronique

    Michelle PERROT, Georges Duby et limaginaire-cran de la fminit, Clio. Histoire femmeset socits [En ligne], 8|1998, mis en ligne le 05 juillet 2005, consult le 04 mai 2015. URL: http://clio.revues.org/312; DOI: 10.4000/clio.312

    propos de lauteur

    Michelle PERROTMichelle PERROT. Professeur mrite lUniversit Paris 7 - Denis Diderot, o elle a enseignlhistoire contemporaine de la France, Michelle Perrot a dvelopp ses recherches dans trois directionsprincipales: travail et monde ouvrier; dlinquance et systmes rpressifs; vie prive et histoiredes femmes. Elle a co-dirig avec Georges Duby lHistoire des femmes en Occident (Paris, Plon,1991-92, 5 vol.). Parmi ses dernires publications: George Sand, Politique et Polmiques, ImprimerieNationale, 1997; Femmes Publiques, Paris, Textuel, 1997; Les femmes ou les silences de lHistoire,Paris, Flammarion, 1998.

    Droits dauteur

    Tous droits rservs

    Rsums

    Quand, comment, pourquoi Georges Duby sest-il intress lhistoire des femmes, au pointden faire le centre de son oeuvre dernire? Une lecture, mme cavalire, de ses crits montreun intrt croissant partir du milieu des annes 1970, en mme temps quun changement deperspective. Dabord victimes dun mle moyen-ge qui les utilise comme un leurrejusque dans lamour courtois, les femmes apparaissent , un examen plus attentif, commedotes dune puissance singulire. Du moins les Dames, seules connaissables. Toutefois leregard de lhistorien a du mal percer la barrire dun imaginaire qui opre comme un cran, la fois obstacle et espace de projection des fantasmes masculins.When, how, why did George Duby turn to womens history, to the point of finally placing itat the core of his latest work? Even a superficial reading of his books shows his increasinginterest in the subject from the middle of the seventies, as well as his changing point of viewabout the role of women. Women are first viewed as victims of male power, and even fineamor (amour courtois) appears to be a mean of domination. Then, more and more, G.D.discerns their empowerment in the medieval society of the late XIIth century. Women appearless as tools and more as actresses of history. Nevertheless this reevaluation is blocked by thescreen of images. More reflection is needed about the status of representations and womensimages in the Middle Ages and in Dubys work.