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« Transmettre ce qui fut oublié » : Villa Amalia et l’exception romanesque de Pascal Quignard

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« Transmettre ce qui fut oublié» : Villa Amalia et l’exceptionromanesque de Pascal QuignardJean-Louis PautrotPublished online: 01 Aug 2008.

To cite this article: Jean-Louis Pautrot (2008) « Transmettre ce qui fut oublié » : VillaAmalia et l’exception romanesque de Pascal Quignard, Contemporary French andFrancophone Studies, 12:3, 375-383, DOI: 10.1080/17409290802284974

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Contemporary French and Francophone StudiesVol. 12, No. 3, August 2008, pp. 375–383

« TRANSMETTRE CE QUI FUT OUBLIE » :

VILLA AMALIA ET L’EXCEPTION

ROMANESQUE DE PASCAL QUIGNARD

Jean-Louis Pautrot

Les romans de Pascal Quignard mettent souvent en scene des artistes. Dans leSalon du Wurtemberg (1986), le narrateur, Charles Chenogne, est violoncelliste deprofession et devient, en ecrivant ses memoires, ecrivain. Les principauxprotagonistes de Tous les matins du monde (1991), Marin Marais et SainteColombe, sont musiciens. Terrasse a Rome (2000) retrace l’errance a traversl’Europe, au XVIIe siecle, de Meaume le graveur, personnage inspire de Louisde Siegen qui inventa la gravure en mezzotinte. D’autres romans ne semblant, aupremier abord, pas se preoccuper du geste artistique en font, de maniere plusdiscrete, un noyau essentiel a leur comprehension : Les Tablettes de Buisd’Apronenia Avitia (1984) peut se lire comme l’acquisition, par une patricienneromaine de la fin du IVe siecle, d’un reflexe d’ecriture ; L’Occupation americaine(1994) fait une place au jazz et a la creation collective qu’il permet, pour lesopposer au mercantilisme et au culte de l’image se generalisant a la planete. Ilserait plus rapide de denombrer les romans quignardiens dont les heros – leterme est de Quignard – ne font pas, a un moment donne, de l’art leur vie : ilreste en effet Carus (1979), Les Escaliers de Chambord (1989) et La Frontiere (1992).Et meme en ce qui les concerne, dans chacun d’eux, l’art, en l’occurrence lamusique, figure a proximite des heros. Villa Amalia (2006), le dernier paru desromans de Quignard, appartient nettement a la premiere categorie, celle desromans sur le passage a l’art, sur le depart irrevocable dans la creation avec,toutefois, une nouveaute. Non seulement le heros est, pour la seconde fois chez

ISSN 1740-9292 (print)/ISSN 1740-9306 (online)/08/030375–9 � 2008 Taylor & Francis

DOI: 10.1080/17409290802284974

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Quignard, une heroıne, mais celle-ci, bien plus ouvertement qu’Apronenia,embrasse son destin artistique comme regle de vie.

Je voudrais montrer comment Villa Amalia confirme la poetique du gesteartistique selon Quignard, et complete d’une part la galerie d’artistesquignardiens, d’autre part les preoccupations de l’œuvre entiere quant auxrelations de la nature et de la culture telles qu’elles emergent dans l’art. Enfin,l’enjeu profond de ce roman sur la musique s’avere etre la litterature et le statutd’exception que l’auteur revendique pour elle.

Bref apercu du roman

Villa Amalia est, en quelque sorte, le plus durassien des romans quignardiens, caril relate l’adieu social d’une femme, adieu a la fois volontaire et programme parle destin. Apres avoir decouvert que son compagnon de quinze ans la trompe,Eliane Hiddelstein, quarante-sept ans, bretonne de pere juif, ancienne pianisteayant renonce aux concerts, et compositrice intermittente de musiquecontemporaine sous le nom d’Ann Hidden, comprend qu’elle est une« femme devenue un fantome » (19). Elle trouve une solution radicale,« la plus simple » et « la plus merveilleuse » (37), la plus angoissante aussi, aubesoin obscur d’etre seule, de « se separer de tout » (60) qu’elle ressent dans« la substance de sa vie » (28). « Je veux eteindre la vie qui precede » dit-elle(46), et elle decide de tout abandonner : non seulement de quitter Thomas soncompagnon, mais de vendre sa maison, sa voiture, ses meubles et ses troispianos, de donner ses vetements, de detruire la plupart de ses souvenirspersonnels, et de demissionner de son emploi de correctrice chez un editeur demusique, pour « momentanement disparaıtre » (69). En l’espace de quelquesjours, elle se delie de tout engagement et statut social, change d’apparencephysique, pour mieux « se separer de soi ou de l’image de soi » (73), etcommence une vie secrete, errante, solitaire, quasi clandestine, a la peripheriede laquelle quelques nouveaux intimes sont toleres, mais dont ses anciens amiset meme sa mere sont exclus.

Le soir ou elle perd Thomas, Ann retrouve comme par enchantement sonami d’enfance, Georges Roehl, avec qui elle organise sa semi-disparition a l’insude ses proches. Georges, homosexuel, vit seul en Bourgogne, a Teilly, etprocure a Ann un premier refuge hors-societe en lui donnant l’une de ses troispetites maisons sur la rive de l’Yonne, qu’il nomme son « Gumpendorf » ensouvenir de Haydn (68). Mais ce repit est momentane car Ann aspire a unesolitude encore plus radicale, et pour ainsi dire animale. Apres un periple atravers la Belgique, l’Allemagne, la Suisse, pendant lequel elle renoueintimement avec son corps, elle vient se terrer sur l’ıle d’Ischia, dans la baiede Naples, ou elle decouvre la villa Amalia, une habitation taillee a meme laroche volcanique, dont elle va faire son ermitage. Ann vient de trouver

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« l’emplacement du paradis » (165), un lieu « a l’ecart de l’enorme villehumaine mondiale » (195), presque un etre, « pas un paysage mais quelqu’un »,« un visage precis et indicible » (129). Elle sent tout de suite l’« extraordinaireetreinte que le lieu entretenait avec la nature » (141), avec ce que l’auteurappelle « l’ancienne terre invisible » (36) pour l’opposer au monde desrepresentations. Elle vit la quelque temps entouree de Leo Radnitzki, unmedecin melomane amoureux d’elle, de la fille de Leo la petite Magdalena(2 ans et demi), dont Ann s’eprend plus que de son pere, de Charles Chenogne,le heros de Le Salon du Wurtemberg, toujours musicien et lecteur assidu, et deGiulia, qui vivait avec Charles mais qui devient vite son amante. Cependant, lamort accidentelle de Lena, pour Ann « la pire douleur qui creve le tissu de savie » (226), fait eclater le groupe et, avec la mort de sa mere survenue peuapres, acheve de precipiter Ann dans la passion de sa vie, la musique.

Ayant sacrifie le paradis de la villa Amalia a son chagrin, Ann reprend sacarriere de compositrice, de maniere plus irrepressible, geniale et douloureuseque par le passe. Desormais le deuil colore sa vie et son art : deuil de Lena etperte de Giulia (qui s’est enfuie par culpabilite), que redoublent la mort de samere puis celle de Georges (avec qui elle a finalement consenti a vivre et a semarier). Tous ces deuils resonnent plus loin dans le passe avec la mort de sonpremier compagnon, avec la mort de son unique frere encore enfant, et avecl’abandon par son pere d’Ann et de sa mere en Bretagne pour aller faire unecarriere de musicien commercial aux Etats-Unis. A la fin du roman, Ann,quatorze ans plus tard, vit encore dans la maison de Georges sur les bords del’Yonne, entouree du souvenir de ses morts et de celui du paradis perdu de VillaAmalia.

Villa Amalia comme memoire de l’œuvre

On retrouve dans le roman maints elements constitutifs des romans precedents,d’autant que la pratique referentielle, et la memoire disloquee qu’elle engendre,toutes deux caracteristiques du romanesque quignardien (Pautrot, PascalQuignard), privilegient ici les references internes a l’œuvre, plus que lesallusions externes – encore que Moderato Cantabile et d’autres textes durassienspeuvent en avoir impregne l’ecriture. Il est aise de s’apercevoir que Villa Amaliafait pendant a Tous les matins du monde, mettant ici en scene un personnagefeminin de pianiste-compositrice, et non plus de violiste-compositeur. CommeSainte-Colombe, c’est par le deuil et la perte qu’Ann epouse son destin musical.C’est par la desolation du vecu qu’advient l’art, parce que « le chagrin est plusancien et presque plus pur en nous que la beaute » (210). Soulignant laparente, une scene a la fin du roman evoque la scene finale de Tous les matins dumonde ou Sainte Colombe donnait a Marais sa premiere vraie lecon de musiquedans les larmes partagees (129–135), quand Ann et son pere, ne se retrouvant

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a Los Angeles que pour se dire adieu, jouent ensemble du piano enpleurant (269–271).

De plus, alors que Tous les matins s’appuyait de maniere implicite etenigmatique sur les meditations speculatives de La Lecon de musique (1987), VillaAmalia fait de meme avec l’essai de ton autobiographique, le « gros traite »comme l’appelle Dominique Rabate par opposition aux « petits traites » (79),Vie secrete (1997), qui evoquait une enigmatique professeure de piano, NemieSatler, avec qui l’ecrivain aurait eu, adolescent, une liaison. Le roman reprendde maniere allusive des preoccupations que Quignard y developpait, comme onle verra.

D’autre part le recit instaure une relation avec Le Salon du Wurtemberg,puisque non seulement Charles Chenogne y revient comme personnage maisqu’il est le narrateur des deux dernieres des quatre parties du roman, statut quilui permet d’evoquer ses propres souvenirs et donc de poursuivre dans ce romanle roman de 1986. Outre l’analogie avec Sainte Colombe s’instaurent donc uneconvergence avec cet autre personnage de createur et un echo de son recit.

Par-dela ces echos majeurs, on percoit un certain nombre de resonancesavec les romans precedents. Des personnages en rappellent d’autres : GeorgesRoehl, par exemple, rappelle Pierre Moerentorf dans Les Escaliers de Chambord.Des elements de l’intrigue ou des scenes apparaissent comme des fragmentsdetaches d’autres romans : ce frere mort en bas age resonne a la fois avec LeSalon du Wurtemberg et Les Escaliers de Chambord ; le saphisme d’Ann evoque LesTablettes de buis; les aquariums, que Charles et Ann contemplent dans un cafe duport d’Ischia (195), semblent sortis de Terrasse a Rome – ou Meaume le graveurvisitait la « galerie des ancetres » en compagnie, d’ailleurs, de Sainte Colombe,sorti d’un autre roman ! (72–73) ; le grand escalier de la maison d’enfanced’Ann en Bretagne, renvoie lui, a l’escalier a double helice si central a LesEscaliers de Chambord ; la « vieille barque de Loire noire » (44) arrimee derrierele Gumpendorf d’Ann sur l’Yonne semble provenir de L’Occupation americaine,qui se deroulait a Meung pres d’Orleans. Ce meme roman revient en memoirequand on remarque l’attaque de la societe des media et de la religion du bonheurqui apparaıt periodiquement dans Villa Amalia, et que le texte oppose a« la tristesse, la pudeur, la nostalgie, la beaute, l’attente, le raffinement » (210).Tandis que ces pecheurs rentrant leur barque que Charles et Ann regardent ensilence d’une terrasse de cafe (218), rappellent des scenes analogues dans LaFrontiere, mais aussi dans des textes hybrides moins franchement romanesquestels Albucius ou La Raison. Enfin, une serie d’elements semblent renvoyer nonplus aux romans ou recits de vie, mais au volet speculatif de l’œuvre, « petitstraites » et apparentes. Je livre sans ordre particulier une courte liste nonexhaustive : le theme de la lumiere sans source dans la mer et sur les visagesd’enfants (118) ; les references aux contes (70, 174) ; l’affinite d’Ann pour lesangles des pieces (215) ; la perte des reperes temporels, qu’on trouve ici sous laforme d’une impression d’Ann de vivre, a Ischia, quatre mille ans plus tot

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qu’aujourd’hui (208), et qui est caracteristique de la vision uchronique deQuignard (Pautrot, Pascal Quignard 129).

On voit que Villa Amalia vehicule la memoire du reste de l’œuvre. Maisquiconque connaıt le parcours de Pascal Quignard aura remarque son caractereautobiographique : l’impulsion soudaine de demissionner de tout, la residencesur les bords de l’Yonne, avec ses trois maisons, et ou existe « une piecedonnant sur l’Yonne, un salon tout en blanc » (80) appartiennent au vecu del’auteur ; le fait qu’Anne decouvre la villa Amalia un Vendredi Saint n’est pasfortuit, quand on sait l’importance de la periode pascale pour l’ecrivain (128);l’insomnie, la depression, que remedient un travail minutieux le caracterisentaussi. Jusqu’a cette remarque d’Ann qui pourrait etre de son auteur : « Je pensequ’il y a en moi un fond d’obstination passive qui a fait le malheur de ma vie »(166).

On a donc la affaire a une parente multiple. Ann Hidden, son pseudonymel’indique, entend vivre cachee. Sa quete de solitude s’avere parente de cellesd’autres heros quignardiens qui embrassent l’eremitisme (Charles, Edouard,Sainte Colombe, Meaume), ainsi que de l’itineraire personnel de l’auteur quidemissionna de toutes ses fonctions en 1994 pour ne plus se consacrer qu’a lalecture et l’ecriture (Marchetti 192). Ce portrait d’une artiste orageuse (89),« sauvage », « peu domestiquee » (220), « entierement a son destin » (217),« presque contemplative » (35), attiree par la mer et les fleuves, s’apparentemanifestement a la galerie d’artistes quignardiens qui vivent leur passion selonles memes termes, et confirme par la aussi le statut singulier de l’artiste selonQuignard. Comme Charles Chenogne, Sainte Colombe ou Meaume avant elle,Ann « a l’air de venir d’un autre monde » (196), et elle partage avec eux unecommunaute de destin. Passage a l’art et a la solitude sont, ici encore,indissociables. Plongee dans un hors-monde d’ou remontent les œuvres,desertion sociale, deuils repetes et demultiplies, s’ajoutent a la curieuse sereniteretrouvee au fond du chagrin et de la creation, pour faire d’Ann la plus recenteincarnation de la figure d’Orphee, c’est-a-dire du createur. Ann porte en elle lesautres orphees quignardiens comme le roman porte en lui des fragments del’œuvre entiere.

L’artiste quignardien s’arrache a la societe pour accomplir son « destin »,autre nom pour l’auteur d’une poussee obscure et originaire, contemplative,d’un double mouvement de retour a des realites primordiales, pre-humaines, etde depart vers l’inconnu. Ainsi Ann sent qu’elle a trouve sa voie quand, arrivanta Ischia, elle retrouve son propre fond instinctif, animal : « C’etait la vieilledetresse solitaire plus ancienne que tous les sentiments. C’etait – enfin – la peursouche » (115). Et, insatisfaite de sa vie passee, elle se sent tiree par un elanexterieur « provenu d’un autre lieu du monde que de soi » (109), qui lui faitliberer dans sa musique une violence primordiale longtemps contenue (52).Juste avant sa rupture avec sa vie parisienne, elle declare : « Je ne sais pas ou jevais mais j’y cours avec determination. Quelque chose me manque ou je sens

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que je vais aimer m’egarer » (110). On pense a Sainte Colombe qui, a lasurprise de ses filles, affirmait mener, en jouant quotidiennement de la viole seuldans sa cabane, une vie passionnee (84). On pense aussi a Quignard lui-meme.Comme pour Flaubert Madame Bovary, Ann Hidden, c’est lui.

L’enjeu de la musique romanesque

Comme l’etaient les compositions de Sainte Colombe et les eaux-fortes deMeaume, les œuvres d’Ann Hidden sont centrales a la problematique du roman.Bien qu’etayees par des references a des compositions authentiques, Purcellentre autres (121), aidant le lecteur a s’en faire une image auditive, elles sontdonnees pour originales. Neanmoins le geste compositionnel instaure unedynamique entre heritage culturel millenaire et inspiration personnelle :se souvenant d’airs bretons, roumains, ou sanskrits, ou etudiant des partitionsanciennes, Ann les reduit, les simplifie, les brutalise, pour en fournir« un brusque resume tournoyant », ou elle « reimprovisait ce qu’elle avait lu,ou ce qu’elle avait bien voulu en retenir, desornant, desharmoni-sant . . . recherchant l’essence du theme, dans une harmonie minimale »(219). Creer equivaut a un geste de memoire, ainsi qu’a un gested’outrepassement de la memoire individuelle, puisque Ann quete« anxieusement le theme perdu » au coeur de toutes les musiques (219),s’attache a noter « des airs jamais entendus . . . que pourtant, on ne compose pas» (221). La musique est nostalgie enigmatique, « desolation etrange » (210), ala fois un appel aux morts (221), et une facon de « heler ses perdus » intimes(275) : l’enfant qu’on a ete, la part animale dont on est a jamais separe par lelangage et la conscience de soi, et, en fin de compte le « vieux royaume » (290),le lieu uterin, protecteur et total, au point de naissance du temps (122), ou nousavons baigne et ecoute pendant plusieurs mois, que Quignard nomme ailleurspremier royaume (Dernier Royaume).

Cette « ontologie » musicale complete La Lecon de musique et Tous les matinsdu monde, ou le musical consistait aussi en une plainte nostalgique. Toutefois lamusique y restait encore largement le fait des hommes ayant perdu leur voixd’enfant lors de la mue et retraversant la frontiere infranchissable grace aux sonsinstrumentaux. La musique d’Ann, innocente de cette perte masculine, a l’affutdirect du perdu fondamental, restitue « la douleur inconsolable qui fait le fonddu jour qu’on decouvre » (274). Pour Ann, composer c’est d’abord entendreau-dela de l’audition et de l’execution, ce qui rappelle cette remarque de Viesecrete :

La source de la musique n’est pas dans la production sonore. Elle est danscet Entendre absolu qui la precede dans la creation, que composer entend,avec quoi composer compose, que l’interpretation doit faire surgir non pas

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comme entendu mais comme entendre. Ce n’est pas un vouloir dire ; cen’est pas un se montrer. C’est un Entendre pur. (57–58)

C’est la que le geste musical revele l’enjeu profond du roman : pour Quignard,qui ne voit aucune difference entre faire de la musique et « ecrire un livresilencieux » (Argand 34), le processus createur d’Ann, fragmentaire ettournoyant, coıncide avec sa propre ascese d’ecriture, qui peut se decrire entermes empruntes au roman. De meme que la musique d’Ann est entendre pur,quete du silence au fond du son, Quignard explique qu’il ecrit « a l’oreille »,dans le souvenir affleurant des œuvres passees et celui du « premier royaume »uterin (Pautrot, « Dix Questions » 89). De meme encore que Ann privilegie,quand elle enregistre un morceau, le jaillissement de la premiere prise etcherche a liberer sa main gauche, pour etre « enfantin, imprevisible » (283),l’ecriture quignardienne est a l’ecoute du premier jaillissement, accentuel’attaque du fragment, menage l’imprevisible de l’affectivite. La musique tendainsi a transmettre sa memoire et son geste a l’ecriture : « butiner » l’heritageculturel pour faire pressentir, faire entendre, la quintessence de la conditiond’animal denature, et « transmettre ce qui fut oublie » (275), c’est-a-dire lefond naturel et originaire du monde tel qu’il s’est transmis dans l’art culturel. Etce legs de la musique a l’ecriture se justifie, dans le roman et pour la premierefois chez Quignard de maniere aussi explicite, par le fait que la premiereaudition musicale d’Ann, quand elle etait enfant, fut un moment bouleversant,panique et submergeant, qui marqua l’ouverture de son monde interieur et doncde l’experience artistique (168–171).

La musique quignardienne, qui, nous l’avons degage ailleurs,1 est redevablea la psychanalyse (pour le geste regressif) et a Levi-Strauss (pour l’opposition aulangage oral), ne fonctionne pas comme modele ideal de la litterature et del’objet romanesque, comme ce fut le cas pour maints ecrivains du XXe siecle(Prieto 265), mais comme memoire anthropologique, comme le disaitclairement La Haine de la musique. En outre, ici, elle figure etroitementl’ecriture romanesque alors meme qu’elle est figuree par elle, puisque celle-ci,egalement fragmentee et tournoyante, cherche aussi a « rejoindre le Temps duReve » (284), ravivant le fantasme d’un art-source « mutique » (Lyotard 185),unique, muet, originel. Quignard semble raviver ici le fantasme du « genreentier » mallarmeen (Mallarme 359), qui s’incarnerait presque indifferemmenten musique ou en ecriture pour transmettre l’incommunicable et laisserpressentir le Jadis, le hors-temps originaire oublie mais qui continue de noushanter. Rappelons que Mallarme voyait dans Musique et Litterature le « partagedu cas premier ». « L’un des modes incline a l’autre, et y disparaissant, ressortavec emprunts », explique-t-il, et ainsi, dans leur oscillation « on possede lesmoyens reciproques du Mystere » (358). C’est aussi pour Quignard laprincipale, et peut-etre la seule, vertu de l’art, des arts : transmettre unnon-dit, un non-vu, un non-entendu.

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Cette communaute, non plus de visee mais de fonds, est caracteristique deQuignard, et va au-dela de « reprendre a la musique son bien ». La musiquevient donner a la litterature son sens le plus cru : le secret de l’origine. Dansl’ontologie quignardienne de l’art, l’empreinte prime sur le faire, dans un gestede renversement de valeurs esthetiques en vigueur depuis Flaubert. Alors queFlaubert reste le pere du roman du tournant du troisieme millenaire dans denombreuses litteratures, Quignard ose faire exception et revendiquer pour leroman une autre genealogie (« La Deprogrammation de la litterature »), celled’un heritage culturel millenaire et de l’anthropologie. Ainsi qu’il l’ecrit dans ledeuxieme volume de Dernier Royaume : « L’art se definit comme un echo d’undeja existe qu’on invente. L’art rappelle un ancien qu’il cree de toutes pieces »(Sur le jadis 43).

Note

1 Voir Pascal Quignard ou le fonds du monde (81–100).

Works Cited

Argand, Catherine. « L’entretien : Pascal Quignard ». Lire (fevrier 1998) : 30–36.Lyotard, Jean-Francois. Moralites postmodernes. Paris : Galilee, 1993.Mallarme, Stephane. « La Musique et les lettres ». Igitur, Divagations, Un coup de des.

Paris : Gallimard, 1976. 349–366.Marchetti, Adriano, ed. Pascal Quignard ou la mise au silence. Paris : Champ Vallon,

2000.Pautrot, Jean-Louis. « Dix questions a Pascal Quignard. » Etudes Francaises 40.2

(2004) : 87–92.- - - -. Pascal Quignard ou le fonds du monde. Amsterdam & New York : Rodopi, 2007.Prieto, Eric. Listening In : Music, Mind, and the Modernist Narrative. U of Nebraska P,

2002.Quignard, Pascal. « La Deprogrammation de la litterature ». Le Debat 54 (printemps

1989) : 77–88.- - - -. Les Escaliers de Chambord. Paris : Gallimard, 1989.- - - -. La Frontiere. Paris : Gallimard, 1992.- - - -. La Lecon de musique. Paris : Hachette, 1987.- - - -. L’Occupation americaine. Paris : Seuil, 1994.- - - -. Le Salon du Wurtemberg. Paris : Gallimard, 1986.- - - -. Sur le Jadis : Dernier royaume II. Paris : Gallimard, 2002.- - - -. Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia. Paris : Gallimard, 1984.- - - -. Terrasse a Rome. Paris : Gallimard, 2000.- - - -. Tous les matins du monde. Paris : Gallimard, 1991.- - - -. Vie secrete. Paris : Gallimard, 1998.

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- - - -. Villa Amalia. Paris : Gallimard, 2006.Rabate, Dominique. « Verite et affirmation chez Pascal Quignard. » Etudes Francaises

40.2 (2004) : 77–85.

Jean-Louis Pautrot is Professor of French at Saint Louis University. His teaching and

research center on contemporary French literature, cinema, and culture. He is the

author of La Musique oubliee (Droz, 1994) on Proust, Sartre, Vian and Duras; The

Andre Hodeir Jazz Reader (U of Michigan P, 2006); and Pascal Quignard ou le fonds du

monde (Rodopi, 2007), as well as of articles on Tati, Malle, Modiano, and others.

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