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Alep de l’Antiquité au monde contemporain :Langues et écritures en situation de carrefour

Journée d’études organisée par le département d’histoire de l’Ecole normale supérieure (ENS) et le Centre de formation des journalistes (CFJ)

Jeudi 23 octobre 2014 – théâtre de l’ENS

Compte rendu par des élèves du département d’histoire de l’ENS

Dans la double introduction par Marie-Bénédicte Vincent (ENS) et Julie Joly (CFJ), il a été rappelé combien la ville d’Alep, en tant que site le plus anciennement occupé en continu par des hommes, représente un carrefour : au croisement des routes commerciales Nord-Sud et Est-Ouest, entre l’Orient et l’Occident, l’islam et la chrétienté, elle est un espace d’échanges à différentes échelles, qui nous permet de penser le carrefour comme un lieu permanent. L’usage des différentes langues à Alep, ville arabophone où se sont également côtoyés fonctionnaires ottomans turcophones, communautés chrétiennes et juives, sert de fil conducteur à cette journée et permet de réfléchir à la position de carrefour de la ville en fonction d’un périmètre de pouvoir politique et religieux donné.

Toutefois, Alep n’est pas un objet d’histoire figé. Elle connaît une actualité dramatique du fait de la guerre en Syrie et des destructions dont la ville est particulièrement touchée. L’enjeu est de se saisir en généraliste d’un objet « chaud » de l’actualité avec l’ambition de mieux comprendre la ville aujourd’hui par la connaissance de son histoire.

Premier panel(compte rendu par Florian Le Gallo)

Animé par Antonin Durand (ENS), le premier panel abordait l’histoire d’Alep de l’Antiquité à l’âge moderne. L’histoire d’Alep, du fait de la position de carrefour de la ville, est celle d’allégeances et de dominations diverses. Aux confins des royaumes amorrites et hittites, des mondes musulmans arabophone ou turc, chrétien ou encore juif, les langues se multiplient au gré des influences culturelles et religieuses. Il en résulte une cité synthétique, qui accumule dans et sur ses murs différentes strates de civilisation. Alors que pour la période antique Michel al-Maqdissi révèle l’appartenance de la ville à un vaste espace syro-hittite gravé sur les murs, Eric Vallet nous montre à l’époque médiévale une citadelle autrefois byzantine désormais couverte de calligraphies à la gloire de l’islam. Il s’agira enfin de comprendre comment, dans une ville multiconfessionnelle où l’imprimé est encore peu présent, la communauté chrétienne a pu à l’époque moderne appréhender son lien à la langue arabe et au livre.

Michel al-Maqdissi, archéologue et professeur aux universités de Damas et Saint-Joseph de Beyrouth, nous présente les données archéologiques récoltées à Alep aux époques « préclassiques » (âges du bronze et du fer)1. Faute de textes alépins, ce sont les données

1 Ses articles Notes on Syrian Ceramology, Notes on Levantine Archaeology, et Material for the Study of the City in Syria s’inscrivent ainsi dans une longue tradition inaugurée par Jean Sauvaget (Alep. Essai sur le développement d’une grande ville syrienne, 1941) puis Ernest Will (1913-1997).

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issues des archives du palais royal de Tell Hariri à Mari (sur la frontière avec l’Irak) et de Tell Atchana à Alalakh (vallée d’Alexandrette) qui nous permettent de reconstituer les grandes phases de développement de la ville.

De l’âge du bronze moyen à la première moitié du IIe millénaire, la Syrie et la Mésopotamie du Nord sont diviseés en royaumes amorrites. Yamkhad (Alep) est alors la capitale du royaume du Nord-Est. Les conflits sont nombreux entre ces royaumes pour le contrôle des axes de communication entre la côte et l’intérieur. Vers 1600 avant J.-C., un souverain hittite conquiert les royaumes amorrites jusqu’à Babylone. Cette phase d’éclatement des royaumes amorrites est suivie, au bronze récent, par une période d’affaiblissement des royaumes syriens qui se trouvent dépourvus d’un pouvoir fort. La partie Nord du territoire levantin, dont Alep, est sous domination hittite, alors que le Sud est contrôlé par les Egyptiens depuis la bataille de Kadesh (1274 avant J.-C.).

Quatre chantiers archéologiques datant de la période du bronze existent dans Alep : la citadelle, la mosquée des Omeyyades, le quartier de bab al-faraj et la banlieue d’Ansari au Sud-Ouest.

La citadelle a une forme magistrale et domine la ville d’Alep. Elle porte le tell (colline artificielle) antique et présente une accumulation de plusieurs niveaux d’occupation, dont les fortifications au sommet, qui datent de la période byzantine. La citadelle a la dimension d’un site classique, c’est-à-dire à peu près 250 mètres par 200. Les fouilles ont lieu depuis le milieu des années 1990. Elles ont permis la découverte d’un temple datant du bronze récent (début du Ier millénaire). En 1930 avait déjà été mis au jour un bas-relief qui présente deux génies dans un style syro-hittite (début du Ier millénaire avant J.-C.). Les fouilles des années 1990 ont dégagé la structure du temple, qui possède une niche, un podium et un plan caractéristique en U correspondant au culte de forme simple ayant cours dans le monde syro-levantin (au contraire des cultes très sophistiqués de Mésopotamie). Les bas-reliefs en basalte du podium ont permis de supposer que le dieu du temple était Hadad, dieu de l’orage. Le temple montre plusieurs phases d’occupation, de l’âge du bronze récent à l’âge de fer et aux royaumes araméens du Ier millénaire avant J.-C. La citadelle dominait la partie haute de la ville, en surplomb de la ville basse, selon un plan classique.

Les fouilles de bab al-faraj ont révélé un hypogée datant de l’âge du bronze. Celui-ci est composé d’une entrée avec un dromos (puits) et d’une chambre funéraire de deux pièces avec du matériel archéologique qui révèle une tombe collective. C’est la première fois qu’on dégage des éléments qui datent des royaumes amorrites dans la ville d’Alep. Les opérations de restauration de la mosquée des omeyyades ont, quant à elles, mis au jour des structures de tombes individuelles de l’âge du bronze et correspondant à une autre tradition d’enterrement.

La banlieue Sud-Ouest d’Alep, à dix kilomètres au Sud de l’ancien centre, recouvre l’ancienne agglomération d’Ansari. Cette dernière possédait une colline artificielle au-dessus de laquelle se trouve un hypogée avec un sceau cylindrique du IIe millénaire. Il s’agissait d’un site satellite d’Alep, situé à une distance pouvant être parcourue par une caravane d’ânes en une journée.

Les données archéologiques mises à jour à Alep nous montrent une cité, si ce n’est centrale, néanmoins majeure dans le paysage antique, pour preuve son éminent tell. Les différents éléments de décoration amorrites ou syro-levantins révèlent quant à eux l’inscription de la ville dans un vaste ensemble régional où diverses influences culturelles se mêlent au gré des conquêtes.

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Maître de conférences à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne en histoire médiévale de l’islam, auteur de L’Arabie marchande. Etat et commerce sous les sultans rasûlides du Yémen (626-858/1229-1454)2, Eric Vallet, nous livre un panorama de la période médiévale alépine, qui nous montre combien Alep, caractérisée par sa position de ville-frontière, se trouve être une ville-carrefour.

A l’époque de la conquête arabe (VIIe siècle), Alep est une ville relativement marginale tout en étant une vraie cité. Elle fait partie de ce vaste pays appelé bilad al-sham, qui s’étend du Sinaï à l’Euphrate et elle relève de la Syrie médiévale du Nord, largement tournée vers l’Anatolie et l’Irak. Alep est de taille réduite car c’est une ville frontière. Elle est en effet située non loin du massif du Taurus, qui sépare les puissances musulmanes et byzantine. Une série d’expéditions armées ritualisées expose ainsi Alep du VIIIe au IXe siècle. Les Byzantins progressent particulièrement en terres musulmanes au Xe siècle avant de s’emparer d’Antioche en 962. C’est ainsi à l’époque de la menace byzantine que se forme à Alep une petite dynastie locale de chefs militaires, soumis en tant qu’émirs au calife de Bagdad. Alep se développe sous l’émirat de la dynastie des Hamdanides, dont le fondateur construit un grand palais et entretient une petite cour. Alep quitte son statut de ville frontière suite à la constitution d’un nouvel Etat par les Turcs seldjoukides qui ont conquis la ville ainsi que des terres byzantines d’Anatolie au XIe siècle. La menace persiste toutefois avec l’arrivée des Latins au Proche-Orient suite à la première croisade. Les Croisés contrôlent bientôt le littoral levantin et fondent les Etats latins, dont la principauté d’Antioche qui fait face à Alep et la menace.

Il faut attendre la première moitié du XIIe siècle pour que le pouvoir se stabilise à l’intérieur d’Alep et que s’affirme la dynastie des Zankides, originaires de Mossoul, appelés par les habitants d’Alep pour lutter contre les Etats latins. Nur al-Din, qui gouverne de 1146 à 1174, entreprend de vastes constructions, dont la restauration de la citadelle et de l’enceinte. Se voulant défenseur de l’islam sur le modèle califal, il crée des fondations religieuses, des écoles (madrase) ainsi que le premier hôpital alépin. La région est bientôt unifiée contre les Croisés par le fils d’un émir kurde de Nur al-Din, Saladin, qui avait pris le pouvoir en Egypte. Saladin devient le maître d’Alep en 1183 avant de laisser le pouvoir à son fils El-Zahir Ghazi. La ville se transforme pour prendre des traits aujourd’hui encore visibles. La citadelle, résidence du pouvoir, contient le palais, la grande mosquée et une entrée monumentale qui mène au tell. C’est la naissance d’une forme d’organisation appelée « ville des cavaliers », c’est-à-dire une ville constituée autour des chefs du pouvoir qui sont des cavaliers combattants. Alep devient à cette époque un véritable « livre de pierre ». Les bâtiments se couvrent d’inscriptions, en particulier la citadelle, clamant la grandeur de l’islam et de ses souverains.

L’élan des XIIe et XIIIe siècles est brisé net en 1260 lorsqu’Alep est dévastée par les Mongols, unifiés par Gengis Khan au début du XIIIe siècle. Ces derniers sont finalement arrêtés par des esclaves-soldats turcs, les Mamelouks, qui se font les protecteurs de la Syrie et de l’Egypte. Alep retrouve sa position de place frontière face à la menace des Mongols de l’autre côté de l’Euphrate. La ville est alors quasi abandonnée et lentement investie par les Mamelouks. L’urbanisation est moins développée qu’au cours du siècle précédent.

Après la nouvelle dévastation de la ville par Tamerlan au milieu du XVe siècle advient une « nouvelle naissance ». Les liens sont forts entre les sultans mamelouks et l’Anatolie. Alep, ville carrefour de toutes ces régions du Proche-Orient, le devient encore plus qu’avant. Convergent des produits de l’Anatolie, de l’Iran, de l’Irak et de l’Arabie. Outre ses richesses propres, Alep devient le principal marché de la Syrie, détrônant Damas. Les marchands italiens et vénitiens se déplacent ainsi progressivement de Damas vers Alep. Au XVIe siècle,

2 L’Arabie marchande. Etat et commerce sous les sultans rasûlides du Yémen (626-858/1229-1454), 2011, Paris, Publications de la Sorbonne (Bibliothèque historique des pays d’Islam), 871 p.

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les Vénitiens font l’essentiel de leur commerce avec le Levant à Alep. Ville carrefour, Alep apparaît aussi « ville réceptacle ». S’installent des communautés juive et arménienne. De nombreux manuscrits de toutes langues sont ainsi copiés ou recueillis tout au long du Moyen-Âge. S’ajoute à ce support scriptural la monnaie, introduite dès la fin du VII e siècle. Dépourvues d’images, les pièces sont entièrement recouvertes d’inscriptions dont des professions de foi musulmanes ou le nom des souverains.

L’intervention d’Eric Vallet dresse le portrait d’une ville dont la position géographique centrale a de nombreuses conséquences à la fois architecturelles, culturelles et linguistiques. On voit ici une frontière entre les mondes arabe et byzantin devenir un carrefour civilisationnel et le centre d’intenses échanges. Les langues en sont particulièrement un signe, s’inscrivant matériellement sur les murs de la citadelle sous la domination de Nur al-Din mais également socialement à travers l’installation de diverses communautés.

Historien, directeur d’études à l’EHESS et auteur de nombreux ouvrages dont Les chrétiens du Proche-Orient au temps de la Réforme catholique3, Bernard Heyberger consacre ses travaux aux chrétiens du monde arabe qu’il définit comme des « hommes de l’entre-deux »4 du fait de leur fonction d’intermédiaires. Il nous décrit ici la place de l’écrit dans les communautés chrétiennes de l’Alep ottomane.

Alep est une ville musulmane sunnite dominée architecturalement par la présence de l’islam. Pourtant à l’époque ottomane des minorités diverses existent dont chacune a sa propre langue et religion, ce qui frappe beaucoup les voyageurs européens qui voient en la ville une nouvelle « Babylone » de confusion.

L’époque ottomane est, pour les chrétiens de langue arabe (qui représente jusqu’à 25 % de la population alépine), une période charnière. Alors que le clergé détenait le monopole du livre et que le contact des fidèles avec le texte était essentiellement oral, la lecture et le contact avec le livre deviennent des recommandations. On se situe au passage d’une conception traditionnelle de la lecture à une nouvelle approche inspirée de l’humanisme. Les premières impressions en langue arabe en Occident ont lieu au XVIe siècle, au moment où les savants humanistes se tournent vers les langues orientales. Elles sont stimulées par le concile de Trente. Un atelier de production livresque arabe est installé à Oxford en 1637. 191 livres sont ainsi publiés en arabe en Occident aux XVIe et XVIIe siècles, principalement à Rome et à Leyden. Le contenu de ces éditions est d’abord consacré aux questions religieuses, puis à la langue et à son apprentissage et enfin aux sciences, philosophie, histoire et médecine. Les livres sont destinés à un public européen et sont pour la plupart bilingues arabe-latin, souvent vocalisés pour permettre aux occidentaux d’apprendre l’arabe. On est face à une absence de débouchés réels dans le monde arabe en dehors de la littérature religieuse catholique. Il y a une hostilité des musulmans à l’égard de l’imprimerie et de la corporation du livre du fait du lien de la langue arabe avec l’islam. Si la première imprimerie musulmane est créée en 1726 à Istanbul, elle est fondée par un renégat hongrois. Elle édite exclusivement en turc. Les livres en langue arabe diffusés se cantonnent ainsi au champ linguistique et religieux, au contraire des livres grecs édités à Venise ou arméniens à Constantinople qui comptent aussi des ouvrages profanes, historiques ou littéraires. Les livres monolingues en arabe imprimés à Rome et répandus parmi les chrétiens du monde arabe ont avant tout pour but la formation religieuse du clergé. Ce sont des livres pédagogiques destinés à être distribués. L’effort de l’Eglise catholique pour la diffusion gratuite de livres en arabe en

3 Bernard Heyberger, Les chrétiens du Proche-Orient au temps de la Réforme catholique (Syrie, Liban, Palestine, XVII-XVIIIe siècle), Rome, Ecole française de Rome, 1994.4 Bernard Heyberger et Chantal Verdeil (dir.), Hommes de l’entre-deux. Parcours individuels et portraits de groupe sur la frontière de la Méditerranée, Paris, Les Indes savantes, 2009.

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Orient est important, même si le délai requis pour les traductions (notamment après le concile de Trente) pose de nombreuses questions quant à la « bonne doctrine ».

Au XVIIIe siècle naissent des imprimeries arabes hors de Rome, notamment à Bucarest où sont imprimés des ouvrages liturgiques byzantins en arabe. L’imprimerie de Bucarest est rapatriée à Alep et édite des textes religieux non normalisés par Rome mais avec un caractère catholique ou bien orthodoxe assez tranché. Le développement de la production manuscrite à Alep est d’autant plus important que l’imprimerie est limitée. Le développement du manuscrit montre une insatisfaction face à l’ouvrage imprimé et de ce fait normalisé. Les maronites continuaient par exemple à préférer le manuscrit liturgique plutôt que le missel maronite imprimé à Rome pour eux.

Le XVIIIe siècle est également pour le livre à Alep l’époque d’une « invasion dévote ». Les bestsellers catholiques (tel le Chemin de la perfection de sainte Thérèse d’Avila) sont très vite traduits en arabe et disponibles en livres imprimés, notamment grâce à l’installation d’une imprimerie par Abdallah Zakher (1684-1748) au monastère Saint-Jean Baptiste de Choueïr (Liban). Un public dévot mais laïc est conquis et avide de littérature imprimée non exclusivement canonique ou liturgique. La capacité de lecture dans le milieu chrétien d’Alep, particulièrement les milieux aisés, est alors très développée et on peut citer les travaux de traduction de l’archevêque d’Alep Germanos Farhat (1670-1732), qui a beaucoup œuvré au développement de la langue arabe parmi les chrétiens. L’enseignement de l’arabe des missionnaires et du clergé oriental reste toutefois essentiellement basé sur les psaumes, le catéchisme ou encore l’Imitation de Jésus Christ.

L’étude de la place du livre dans la communauté chrétienne de l’Alep ottomane nous montre que l’usage de la langue sous ses différentes formes n’est pas anodin. Ainsi la diffusion du livre imprimé en arabe par Rome correspond à des enjeux doctrinaux, auxquels peuvent répondre des attachements sociaux propres, comme pour les maronites attachés à leur liturgie, ou bien des attentes autres, comme envers la littérature catholique mais profane. Bien que langue de l’islam, l’arabe montre ainsi à Alep une extrême diversité dans ses usages et ses appropriations.

Le premier panel de cette journée d’étude dresse un portrait multiple de la ville d’Alep. Site le plus anciennement occupé, la cité alépine est aussi le creuset de diverses appartenances linguistiques et religieuses. On constate toutefois à quel point ces allégeances sont complexes : langue de l’islam, l’arabe est aussi celle du quotidien pour les communautés chrétiennes voire juives, qui peuvent toutefois parfois l’écrire en différents alphabets. Ainsi l’écriture peut s’avérer un instrument de puissance et de domination politique. Par le langage imagé des gravures des temples antiques, la calligraphie médiévale des souverains Zankides ou l’intermédiation du livre envoyé de Rome aux chrétiens orientaux, ces trois interventions nous montrent combien l’écriture n’est pas un objet neutre, mais médiatise les rapports entre les communautés elles-mêmes ou entre elles et leurs gouvernants. Alep s’avère ainsi l’exemple d’un carrefour aux entrées multiples, dont la langue par ses implications diverses révèle les nombreuses dimensions.

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Second panel(compte rendu par William Farhi)

Lors de ce deuxième panel, présidé par Julien Zurbach (ENS), furent abordées les questions des langues et des écritures à Alep qui, dès l’âge du bronze, ont été plurielles. Celles-ci ont façonné le patrimoine alépin jusqu’à présent, car une ville, et en particulier en terre d’Islam, se constitue autour des voix et des paroles échangées en son sein. C’est pourquoi les deux premières interventions se sont concentrées sur la situation linguistique et culturelle d’Alep entre la deuxième moitié du troisième millénaire et le premier millénaire av. J.-C., tandis que la troisième s’est proposée d’aborder la question du patrimoine alépin, fait de descriptions, d’ouvrages et de langues autant que de monuments. Ces différentes contributions ont mis en évidence le fait que, dès l’âge du bronze, le patrimoine alépin s’est constitué autour d’une diversité de paroles et de langues d’origines différentes.

La situation d’Alep à l’âge du bronze (XXIVe-XIIe siècle av. J.-C.) a été présentée par Carole Roche-Hawley (CNRS)5. Cette historienne a montré comment, de carrefour géographique, Alep est devenu un carrefour des langues et des écritures. La ville est mentionnée dans les textes dès le XXIVe siècle av. J.-C., et on la connaît tout au long de l’âge du bronze. Pendant un millénaire, Alep est caractérisée par un grand nombre de langues et d’écritures qui se rencontrent et par l’influence de son dieu de l’orage. Ainsi, à Ebla où ont été trouvés les premiers textes à mentionner Alep et qui dominait alors la ville, on peut trouver dans un document administratif la mention : « 9 mines de lapis-lazuli pour le dieu de l’orage », qui montre qu’Ebla a adopté le dieu de la ville vassale.

La variété des langues à Alep est assez impressionnante. On peut donner un tableau diachronique de leur utilisation (bien que parfois, cette utilisation ne soit que supposée).

Période Langues en usageXXIVe

siècleSumérien Eblaïte Akkadien

XVIII-XVIe

siècle

Sumérien (langue morte)

Babylonien Amorrite

XVI-XIIe

siècleSumérien (langue morte)

Babylonien Hourrite Languelocaleouest-sémitique

Hittite Louvite

Parmi ces langues, certaines sont des isolats (le sumérien par exemple, originaire du sud de la Mésopotamie), certaines sont indo-européennes originaires d’Anatolie (le hittite et le louvite), d’autres sont sémitiques orientales (le babylonien, dialecte de l’akkadien), et d’autres enfin sont ouest-sémitiques.

Alep se trouve être une cité puissante au bronze moyen : elle est mentionnée dans les archives de Mari. Dans une lettre d’Iturasdu à Zimri-Lin, roi de Mari, il est dit que le royaume du Yamhad, dont la capitale est Alep, est comparable à celui d’Hammurapi (roi de Babylone). Alep se trouve dans une situation de carrefour géographique et linguistique, ce qui en fait un

5 Carole Roche-Hawley est chargée de recherche au CNRS, UMR 8167, spécialisée dans les mondes sémitiques. Elle s’intéresse entre autres aux diffusions et adaptations des langues et écritures mésopotamiennes au Proche-Orient de 1600 à 1200 av. J.-C. et publie des textes cunéiformes provenant de Syrie et d’Elam.

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enjeu géopolitique majeur : pour rejoindre Ugarit, sur la mer Méditerranée, Zimri-Lin doit passer par Alep. Alep fait le lien entre la Méditerranée et la Mésopotamie.

Au bronze récent, les grands empires se déchirent et Alep est prise dans le royaume du Mittanni, qui est hourrite. Ceci fait dire à Carole Roche-Hawley qu’on a donc dû parler et utiliser le hourrite comme langue officielle à Alep. Après l’effondrement du Mittanni, les Hittites s’installent en Syrie. Alep est de nouveau prise dans une nouvelle sphère linguistique. La ville représente un enjeu politique et symbolique important : ancienne capitale du Yamhad, elle est aussi la ville du dieu de l’orage (rappelons que nous sommes dans une culture de l’eau, où la pluie et l’orage jouent un grand rôle). On peut ainsi évoquer le panthéon des dieux d’Ugarit : le dieu de l’orage d’Alep est placé en sixième position (ce qui est assez élevé étant donné l’éloignement des deux villes). De carrefour géographique, Alep est donc devenu de facto un carrefour des langues et des écritures (le cunéiforme bien sûr, mais aussi les hiéroglyphes louvites), et ce tout au long de l’âge du bronze.

La situation d’Alep au début du premier millénaire fut ensuite abordée par Françoise Briquel (CNRS)6. Cette historienne s’est interrogée sur la nature de la culture d’Alep au cours de cette période : fut-elle araméenne ? ou néo-hittite ? Car Alep est un véritable croisement de routes : elle est le passage du Nord au Sud, de l’Anatolie au Moyen-Orient et de l’Est à l’Ouest, de la Mésopotamie à la Méditerranée. Cette situation se manifeste dans la pluralité des langues de la ville.

A l’âge du fer, Alep n’est plus un royaume (ainsi, dans la liste des rois vaincus par l’empereur d’Assyrie Salmanasar III, il n’est nulle part fait mention d’Alep, pas plus que sur la stèle de Zakkur, qui relate comment le roi de Hama a été assiégé par une coalition de tous les rois araméens). La seule inscription d’importance sur Alep vient du tell de la ville, sur lequel a été bâtie la citadelle islamique et en dessous de laquelle se trouve le temple du dieu de l’orage. On peut distinguer des bas-reliefs de culture louvite (une langue cousine du hittite), qui se poursuit au-delà de la disparition de l’empire hittite.

Sur la statue du roi Taita de Palistin se trouve une inscription. Le roi se trouve face au dieu de l’orage, plus grand que lui son regard le surplombe. Les deux bas-reliefs ne sont pas de la même époque, et l’inscription est en hiéroglyphes louvites, ce qui témoigne encore une fois d’une culture louvite dans la zone alépine. Une autre langue semble être présente : l’araméen (une langue ouest-sémitique descendant de l’amorrite). On le trouve sur la stèle de Milqart, grand dieu de Tyr … spécifiquement phénicien !

On le voit, Alep se trouve à la croisée des influences de divers peuples. Cela est amplifié par la tendance des Assyriens à déporter les populations insoumises ou conquises. Aussi les Araméens ont été déplacés un peu partout, apportant avec eux une langue et un alphabet. L’empire assyrien devient ainsi de culture mixte araméo-assyrienne.

Le dernier document à avoir été évoqué est peut-être le plus révélateur. Il s’agit des pierres tombales de Neirab (VIIe s. av. J.-C.), en Syrie. Sin-zer-ibni (nom typiquement assyrien, Sin étant le dieu assyrien de la Lune) est dit avoir été voué au culte du dieu de la Lune araméen, Sahar. L’araméen est la langue de la pierre tombale, mêlée à des mots d’akkadien. Enfin, la malédiction qui attend celui qui profanerait la tombe invoque des dieux aussi bien mésopotamiens qu’araméen : Sahar, Shamash, Nikkal etc.

On observe dès lors une fusion culturelle entre l’Assyrie et la culture araméenne. On écrit sur des tablettes d’argile (support adapté au syllabaire cunéiforme), mais en utilisant la langue araméenne et l’alphabet linéaire, mieux adapté au parchemin. Alep, dont la culture est

6 Françoise Briquel est directrice de recherche au CNRS et directrice adjointe de l’UMR 8167. Elle fait porter ses recherches entre autres sur l’histoire du Levant au premier millénaire av J.-C., l’épigraphie sémitique et l’histoire de l’alphabet sémitique, ainsi que sur la culture sémitique et la culture grecque à l’époque hellénistique et romaine.

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au départ araméo-louvite, en relation avec le monde phénicien s’intègre au monde assyrien en créant une culture araméo-assyrienne.

Nous avons effectué ensuite un bond dans le temps, pour en arriver à la période d’après la conquête islamique, jusqu’à aujourd’hui. Jean-Claude David (CNRS)7 a présenté une réflexion sur la manière d’écrire et de décrire le patrimoine à Alep autrefois. Le thème du patrimoine alépin est évidemment au cœur de l’actualité. Alep, prise aujourd’hui dans la guerre, semble voir son patrimoine systématiquement détruit, accidentellement au cours des affrontements, mais aussi volontairement, car c’est un moyen pour certains groupes rebelles de prouver leur puissance et leur opposition à ce qui a été « patrimonialisé » par le pouvoir syrien. Mais on peut s’interroger sur les anciennes descriptions de la ville d’Alep, car décrire la ville est un acte de création du patrimoine.

L’idée de patrimoine culturel et matériel est généralement considérée comme étant un apport de l’Occident, introduit au Moyen-Orient à la fin de l’empire ottoman, le patrimoine étant sélectionné selon des critères occidentaux tels que le plaisir esthétique de la contemplation d’un bâtiment ou son importance d’un point de vue historique.

Pourtant, on trouve dans les écrits des voyageurs et géographes arabes des considérations sur le patrimoine, vu comme ayant une valeur esthétique et une valeur d’usage (la beauté de la ville est telle qu’elle sera épargnée par d’éventuels envahisseurs), bien que parfois cela ne soit pas une garantie : Ibn Shaddad s’attriste ainsi de la destruction d’Alep par les Mongols (en 1260). On trouve la même idée d’importance du patrimoine chez Ibn ‘Asakir (1105-1176), al-Maqrizi (1374-1442), Ibn Duqmaq (1349-1407). Mais les chroniques et descriptions de la ville sont un genre très nostalgique. Chaque description nouvelle de la ville d’Alep vient s’ajouter à une chaîne d’auteurs ayant déjà écrit sur la ville, si bien que l’Alépin moyen du XIXe siècle s’y retrouvait parfaitement dans la description de la ville au XV e

siècle : la ville ancienne n’était pas étrangère à la ville moderne.Plus important que le patrimoine culturel serait cependant, selon Jean-Claude David, le

patrimoine immatériel, c’est-à-dire l’ensemble des gestes, des paroles, des actions qui caractérisent la ville. Louis Massignon, immense islamologue et auteur d’une thèse sur Mansur al-Hallâj, soulignait déjà cette importance :

« Une cité d’Islam (…) est avant tout un lieu de rassemblement, non pas tant de monuments constituant un musée fossile, mais de nœuds de rues où circulent des témoignages oraux de témoins, shuhûd [à la fois les témoins visuels des faits et ceux qui attestent de la régularité d’un procès dans la justice musulmane classique] ; qu’il s’agisse des formulettes de dallâl [commissionnaire, courtier, crieur public] pour la vente à la criée dans les souks, des ‘brocards’ familiers aux canonistes dans les mosquées, écoles et tribunaux, des proverbes chers aux paysans et aux caravaniers, des mots d’esprit et des chansons ‘voix-de-ville’ lancés dans les salons de réception et les bains, des locutions théopathiques conçues par des solitaires dans les terrains vagues des cimetières. » (Louis Massignon, « La cité des morts au Caire », Bulletin de l’Institut français d’archéologie orientale, LVII, 1958)

Voilà ce qui est perçu par les Alépins comme leur patrimoine. Certains vivent la patrimonialisation d’un bâtiment de la ville ancienne, de leur maison ou d’un bain comme une expropriation, une appropriation par l’Etat de ce qui leur appartient. La ville est en effet intimement liée à l’individu, et ceux qui se décrivent comme de véritables Alépins en sont très fiers. Avoir ainsi pour nom de famille une référence territoriale, citadine, ce qu’on appelle la nisba (le suffixe qui sert à marquer l’appartenance) permet d’entrer dans le monde citadin, et d’être accueilli dans n’importe quelle autre ville comme un citadin. Ces références peuvent

7 Jean-Claude David est chercheur au CNRS, chercheur rattaché au laboratoire GREMMO. Géographe, il travaille sur les villes du Moyen-Orient arabe, notamment Alep, Damas, Homs et Hama, réfléchissant sur la notion de patrimonialisation.

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être nombreuses : Beyrouthi, Baghdadi, Maqdissi (celui qui vient de Jérusalem), Halabi (d’Alep), Shami (du pays de Sham). Être citadin s’affirme dans un dépassement de la société tribale, vers une organisation pluri-tribale : la nisba urbaine est un certificat de citadinité.

La ville constitue alors un patrimoine, mais non pas dans le sens de conservation qu’on lui accole souvent. Le rapport à la modernité est souvent excellent : les habitants souhaitent faire évoluer leurs maisons traditionnelles, mais cela est interdit, ce qui cause des tensions. On y voit l’ingérence de l’Etat-nation, une référence identitaire récente au Moyen-Orient, dans le rapport entre le citadin et sa ville, qui pendant longtemps a été l’identité essentielle, celle de laquelle on se réclamait premièrement.

Au terme de ce panel, il est à souligner que, dès l’âge du bronze, le patrimoine alépin s’est constitué autour d’une diversité de paroles et de langues, menant à la création d’une culture mixte, fusion de diverses influences. Le patrimoine alépin est en cela très particulier, d’autant plus qu’il est empreint d’un sentiment d’urbanité. Alep est en effet le plus ancien foyer de peuplement continu au monde, et encore aujourd’hui se mêlent de nombreuses langues : l’arabe, bien sûr, et le kurde, mais aussi le turc, le français, le russe et l’anglais.

Lexique des termes évoqués au cours du panel :

Akkadien : Langue sémitique utilisée en Mésopotamie à partir du IIIe millénaire av. J.-C.

Amorrite : Langue sémitique ancienne, différente de l’akkadien, parlée par les Amorrites, présents en Mésopotamie à partir du IIe millénaire av. J.-C.

Babylonien : Dialecte de l’akkadien en usage à Babylone.

Cunéiforme : Ecriture originaire de Mésopotamie ayant évoluée à travers divers systèmes (idéogrammes, pictogrammes, syllabaires) et utilisée pour noter différentes langues (akkadien, sumérien, hittite, vieux-perse).

Eblaïte : Langue sémitique la plus anciennement attestée (dès le IIIe millénaire av. J.-C.) dans la ville d’Ebla, d’où son nom.

Hittite : Langue indo-européenne parlée par les Hittites, peuple d’Anatolie.

Hiéroglyphe : Littéralement, « écriture sacrée ». C’est un système d’écriture idéogrammatique, qui fait usage de figures pour transcrire un objet, une idée, puis suivant son évolution une syllabe particulière.

Hourrite : Présents dès 2200 av. J.-C. en Mésopotamie, les Hourrites restent un peuple extrêmement mal connu du Proche-Orient et leur langue est en cours de déchiffrement.

Louvite : Langue anatolienne, utilisée parallèlement au hittite.

Sumérien : L’une des plus anciennes langues du Proche-Orient, apparue à Sumer au IVe

millénaire av. J.-C., elle constitue un isolat linguistique. Elle a rapidement été remplacée par l’akkadien, si bien qu’elle cesse d’être parlée couramment dès le IIe millénaire av. J.-C. tout en restant cependant une langue sacrée et une langue de culture.

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Table ronde (compte rendu par Hélène Duret)

La table ronde est animée par Henri Pigeat, directeur du CFJ, qui commence par rappeler le partenariat entre l’ENS et le CFJ à l’origine de cette journée. Cette collaboration s’inscrit dans une complémentarité des fonctions respectives de l’historien et du journaliste : pour Henri Pigeat, le journaliste n’est pas « l’historien du présent » : si l’historien a une ambition scientifique, le journaliste cherche à rendre compte du présent avec clarté. Mais ces deux pratiques se rejoignent autour d’un certain nombre d’objets, comme Alep. Par ailleurs, l’histoire comme le journalisme sont faits d’écriture et d’image : par certains aspects, les démarches se ressemblent.

Henri Pigeat souligne également la différence entre cette table ronde et les interventions qui ont eu lieu plus tôt dans la journée : elle se veut faite de « choses vues », dans la tradition d’un Victor Hugo, par opposition aux exposés à valeur scientifique qui ont été proposés. Pour cette raison, la table ronde est composite. Henri Pigeat présente les différents interlocuteurs : Jean-Claude David, chercheur à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée, va prolonger l’analyse topographique d’Alep qu’il a esquissée auparavant. Stéphane Hamel, ancien directeur de l’école française d’Alep, peut offrir un témoignage sur les événements récents. Sammy Ketz, directeur de l’AFP à Beyrouth, est spécialiste du Proche-Orient et de son actualité. Xavier Baron, journaliste reconnu de l’AFP, a écrit plusieurs livres au sujet du Proche-Orient, notamment Les Palestiniens : genèse d’une nation (Seuil, 2003).

Sammy Ketz prend la parole en premier et propose quelques remarques sur la guerre civile en Syrie. A ses yeux, avant ce conflit, jamais les hautes technologies n’avaient autant été utilisées dans une guerre civile, et ce, à toutes fins et quel que soit le camp. Sammy Ketz attire aussi l’attention sur les difficultés de la communication autour d’un sujet de ce type. Un exemple en est une photographie récente, qui représente un enfant entre deux monticules ; la légende affirme que l’enfant dort entre les tombes de ses parents. Cette légende est fausse : la photo a été prise en Arabie Saoudite et les monticules sont faits de pierre. Cette photo a fait le tour des réseaux sociaux avant que le photographe ait eu le temps de réagir. Aujourd’hui, un cliché peut devenir une arme de guerre à l’insu de celui qui la fabrique. La profusion d’informations crée ainsi la confusion ; elle sert à donner l’apparence de la vérité. Le journaliste d’aujourd’hui doit donc traquer la vérité, il se fait détective. Ce sont aussi des difficultés pratiques qui peuvent être mises en avant. Il n’est plus possible de passer d’un camp à l’autre en Syrie ; des journalistes doivent donc être envoyés dans les deux camps, bien qu’il ne soit presque plus possible de passer aujourd’hui, quel que soit le camp.

Sammy Ketz propose ensuite un rappel de la situation d’Alep dans le conflit syrien. Jusqu’au 20 juillet 2012, Alep est restée en retrait du mouvement insurrectionnel. Au début, Alep a plutôt profité de la révolte, avec un boom économique en 2011, les Syriens remplaçant les touristes étrangers. En juillet 2012, les rebelles s’infiltrent dans la capitale économique. A Alep, il n’y a jamais eu de guerre de religion avant le conflit actuel : 80 % de la population est sunnite, le reste étant majoritairement chrétien. Les oppositions sont donc d’une autre nature : économique d’une part, mais surtout entre les « vrais » Alépins et les ruraux nouvellement arrivés. L’arrivée des rebelles est accueillie avec joie par les quartiers défavorisés, souvent avant de laisser place à la désillusion d’être tombés entre les mains des islamistes. A Alep, le conflit revêt donc un caractère de classes : les rebelles sont issus des couches pauvres. Aujourd’hui, à Alep, ce sont de nouvelles lignes de démarcation qu’il faut connaître. Chacun sait que le camp qui contrôlera Alep aura gagné la guerre.

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Le joyau architectural qu’était Alep est en ruines. Beaucoup d’Alépins ont quitté la ville pour la station balnéaire de Lattaquié, ce qui a d’ailleurs dynamisé l’économie locale. Les activités économiques ont quitté Alep : même la production du fameux savon d’Alep s’est délocalisée. En revanche, le quartier commercial du centre de Lattaquié s’est métamorphosé.

Stéphane Hamel prend ensuite la parole pour retracer rapidement son parcours. Arrivé en 1999 à Alep, il en est parti en juin 2012 pour les vacances scolaires, sans pouvoir y revenir. L’école française d’Alep a été ré-ouverte en 1997 pour enseigner le français à des élèves dont les parents ne parlaient plus le français, mais dont les grands-parents le parlent encore. Dans les familles, on parle plutôt arabe, et anglais avec la nounou philippine : le carrefour des langues est donc très sensible. Il se sent aussi dans l’école, où sont parlés le français, l’arabe (selon le programme syrien) et l’anglais. Les enfants sont confrontés dès la maternelle à ce plurilinguisme, d’autres à partir du CP seulement. L’anglais est souvent maîtrisé plus facilement que le français, car il est bien plus présent dans l’environnement.

Stéphane Hamel souligne qu’il s’agit là de l’expérience de directeur d’une école chère, dans une ville où certaines personnes, avec des moyens importants, voulaient donner la meilleure éducation à leurs enfants, en l’occurrence ici une éducation française. Cette éducation se poursuit jusqu’au baccalauréat, avant de basculer à nouveau vers l’anglais pour les études supérieures. On retrouve donc ce carrefour des langues dans l’enseignement supérieur. A cet égard, le système syrien d’éducation fonctionne assez bien. En revanche, l’ambition scolaire est limitée ; les désirs qui dominent dans la société syrienne sont simples : il s’agit d’avoir une bonne position pour faire un bon mariage et avoir une belle voiture. Les événements récents sont ressentis dans le programme scolaire officiel, dans lequel le français est désormais remplacé par le russe.

A l’image de Sammy Ketz, Stéphane Hamel souligne l’absence de conflit religieux avant la guerre civile : jusqu’à récemment, la religion était en quelque sorte sociale, avec un grand souci de tolérance. Bien que la religion ait été très présente, son poids ne se faisait pas sentir.

Jean-Claude David reprend la conclusion de son exposé précédent sur les récits de la ville d’Alep. Son hypothèse est que ces récits constituent un patrimoine, au moins pour les érudits et vraisemblablement pour les gens ordinaires aussi, beaucoup plus que les monuments et leur contemplation.

Cela s’explique par l’organisation de la ville. Avec la présence de quartiers informels au nord et à l’est d’Alep, qui représentent les deux tiers de la ville, une grande partie de l’agglomération est construite sans permis, avant d’être peu à peu régularisée et de recevoir officiellement de l’eau, de l’électricité. Les anciens habitants ne considèrent pas les habitants de ces quartiers comme de vrais Alépins. L’identification à une unité citadine antérieure n’existe plus, puisque les habitants de ces nouveaux quartiers perturbent le paysage en ouvrant de nouveaux commerces, qui finissent par former un nouveau souk. Ces quartiers périphériques, où une économie et une société s’installent progressivement, sont complètement marginalisés, ils forment presque une autre ville, dont les habitants ne se rendent pas dans le centre-ville historique. Il est donc difficile de savoir à quel titre ils pourraient se considérer comme Alépins, ce qui pose un problème majeur de statut social. Leur mode de vie n’est pas encore citadin et reste marqué par la vie de village. On a donc vraiment affaire à une ville à deux vitesses.

D’autre part, il est difficile de trouver une référence identitaire à la ville. Le patrimoine de la ville existe encore, ou existait il y a peu, mais il n’est pas revendiqué par les habitants, sauf par une petite minorité. Aujourd’hui, l’opposition armée et certains djihadistes s’attaquent au patrimoine dans le seul but de réaliser des vidéos marquantes, qui expriment

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leur force et leur mépris pour ce patrimoine, d’autant plus que le patrimoine est aussi une expression du pouvoir. Les dynamitages sont filmés avec de réels moyens techniques. Ces destructions s’attaquent aussi à un espace de vie agréable destiné aux habitants et aux touristes. Le patrimoine est devenu utile à des seules fins de destruction destinée à manifester le pouvoir.

Xavier Baron prend ensuite la parole pour rappeler brièvement l’histoire de la constitution de la Syrie actuelle, qui date d’à peine un siècle. Il s’agit en réalité d’une fabrication franco-britannique (dans le cadre de la période mandataire s’ouvrant en 1920), dont les frontières ne correspondent à rien. Les Syriens d’aujourd’hui n’ont toujours pas oublié l’immense territoire dans lequel s’est inscrite l’histoire de la Syrie avant l’arrivée des puissances occidentales. Des mouvements millénaires ont été coupés de manière arbitraire lors de la mise en place des frontières contemporaines. Alep était une frontière entre la Mésopotamie, le mont Taurus, la Méditerranée et les régions du sud : elle s’est d’un coup vue privée de tout un environnement avec lequel elle interagissait, d’autant plus que les Français ont choisi Damas comme capitale. Alep a perdu une grande partie de son importance du fait qu’elle était coupée du littoral.

Les Français ont d’emblée été rejetés en Syrie en raison de la promesse non tenue de construire un grand royaume arabe indépendant. Un premier soulèvement a lieu dès l’été 1925 et jusqu’en 1927. Pour la Syrie d’aujourd’hui, le mandat (1920-1946) est une période dans laquelle le pays a été découpé. Le Liban constitue un autre problème : il a été détaché de la Syrie pour faire un Etat indépendant. De même, en 1939, toute la région d’Alexandrette, au Nord, est donnée à la Turquie afin d’acheter sa neutralité dans la Seconde Guerre mondiale : il s’agit d’une nouvelle amputation que les Syriens n’ont pas oubliée.

Comme Sammy Ketz, Xavier Baron souligne qu’Alep ne s’est pas soulevée en juillet 2012, mais a été occupée par des rebelles venus de l’extérieur. Toute la partie à l’Est est passée dans la rébellion, tandis que la partie Ouest est contrôlée par le régime. L’arrivée de nombreux mouvements islamistes, qui s’est fait dès la fin de l’année 2011, n’a pas eu lieu dans la concorde puisque ceux-ci sont rapidement devenus rivaux. Au cours de l’année 2013 s’est formé un front islamique après l’expulsion de certains d’entre eux.

Depuis l’été 2013, lorsque les forces gouvernementales ont repris la zone frontalière du Liban, Bachar el-Assad a relancé la reconquête d’Alep. C’est ce qui explique la multiplication de moyens de destruction dans les deux camps, comme le fait de lancer des barils de pétrole pour détruire des immeubles afin de s’assurer qu’il n’y ait pas de combattant caché. L’objectif est d’étouffer la rébellion à l’intérieur de la ville. Cette bataille est centrale : pour le régime, récupérer Alep, c’est empêcher la rébellion d’avoir une capitale. Bachar el-Assad a toujours empêché l’opposition de posséder une ville pour éviter des mouvements semblables à ce qui s’est passé en Libye ou en Egypte. Pour l’opposition, perdre Alep serait dramatique, car c’est la dernière ville où l’opposition tient encore des quartiers entiers.

Henri Pigeat propose alors aux participants de la table ronde de réagir à ce qui a été dit. Sammy Ketz revient sur l’intervention de Xavier Baron afin de la nuancer quelque peu : malgré l’artificialité des découpages faits par les puissances occidentales, les populations s’en sont emparées : un Syrien ne veut pas être irakien ou libanais, ce qui marque une évolution importante. Stéphane Hamel se dit en accord avec cette affirmation : l’identité nationale est forte, de même que l’attachement au drapeau, pourtant hérité du mandat français. Xavier Baron reprend à son compte ces remarques en soulignant toutefois que les populations ont mal vécu le fait d’être privées de leur projet de royaume arabe dans l’entre-deux-guerres. On observe d’ailleurs une certaine pérennité de ce mécontentement dans différents éléments

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diplomatiques : ce n’est qu’en 2007 ou 2008 que des ambassades ont été échangées entre la Syrie et le Liban.

Henri Pigeat pose alors la question de la vie des universités dans ce contexte ; Sammy Ketz répond qu’il y a toujours une université qui fonctionne malgré les bombardements.

Une question est posée à Sammy Ketz sur les conséquences de l’encerclement des rebelles par les forces du régime : cela signifie-t-il que le régime syrien n’a plus qu’un ennemi, à savoir l’Etat Islamique, ce qui le placerait dans le camp occidental ? Sammy Ketz répond par la négative. Il ajoute à ce propos une remarque sur l’histoire de l’armée syrienne : contrairement aux prévisions selon lesquelles elle allait exploser sur le modèle égyptien ou libyen, cela n’a pas été le cas, en raison de son histoire différente. En effet, l’armée syrienne est d’abord constituée de minorités. L’armée a certes perdu aujourd’hui la moitié de ses effectifs, mais elle est beaucoup plus efficace qu’avant, avec l’apparition d’unités mobiles, d’officiers.

Une autre question porte sur la possibilité d’un accord passé entre deux des trois puissances en conflit, par exemple entre Assad et l’Etat Islamique. A nouveau, Sammy Ketz répond négativement : il lui paraît impensable que la Syrie s’allie à l’Etat Islamique. Par ailleurs, une alliance entre l’Etat Islamique et les djihadistes a été effective jusqu’à récemment, mais la violence incroyable de l’Etat Islamique y a mis fin. L’Etat Islamique se considère comme un Etat à part entière, ce qui rend toute alliance avec une organisation islamiste impossible.

A une question sur la probabilité que la Syrie reste encore longtemps un territoire coupé en deux, Sammy Ketz affirme que le conflit risque effectivement de s’inscrire dans la durée, ne serait-ce que parce que l’armée syrienne n’est pas assez puissante pour reprendre Racca. Xavier Baron prend la parole afin d’insister sur le fait qu’il ne faut pas voir le conflit syrien de manière isolée. Par exemple, au Yémen, les sunnites et les chiites se font la guerre depuis la période des printemps arabes, ce qui fait que toute la région du Proche-Orient, auparavant sunnite de manière homogène, est dans une situation beaucoup plus complexe qu’auparavant. Le conflit a lieu à l’échelle régionale. L’Arabie Saoudite, qui a réprimé les manifestations à Bahreïn sans que les puissances occidentales réagissent, alimente, aux côtés d’autres puissances, le conflit syrien. Ce conflit ne peut pas être limité aux combats dans quelques zones, comme Racca ou Kobané.

Une remarque du public porte alors sur l’effet de loupe médiatique sur certains quartiers ou certaines villes : ainsi, l’opinion française n’a pas été informée de ce qui se passe à Bahreïn, alors qu’elle découvre les noms de certains lieux inconnus du grand public avant. Il est très frappant de voir, quand on connaît la situation sur place, à quel point il est difficile de donner l’accès à une information aussi complète que l’exige cette situation complexe. Sammy Ketz confirme cet avis : c’est effectivement un problème que de savoir comment couvrir l’actualité aujourd’hui. A partir des années 1980 sont apparus des communicants qui noient les journalistes dans l’information : il est difficile de savoir qui l’emporte, entre l’information et la communication. Une grande pression s’exerce dans le métier pour faire paraître les informations, même lorsqu’elles ne sont pas vérifiées.

Henri Pigeat se saisit de cette constatation pour conclure à nouveau sur la complémentarité entre le journaliste et l’historien. Il fait remarquer que la nouveauté dans le journalisme réside surtout dans la communication dans l’instant : à ses yeux, l’exercice du journalisme est devenu paradoxalement plus complexe aujourd’hui qu’il y a cinquante ans en raison de la difficulté à contrôler le sérieux de l’information et c’est là que peuvent et doivent intervenir les historiens.

Comptes rendus relus par Marie-Bénédicte Vincent le 18 janvier 2015.

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