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1^^ N O T E S 6 Si LES m\\ DlIS îOPMi A PROPOS D'UNE ÉDITION RÉCENTE PAR Alphonse WILLEMS, Professeur à l'Université de iiruxelles. BRUXELLES, F. HAYKZ, IMPRIMEUR DE L'ACAD ÉMIE ROYALE DES SCIENCES, DES LETTRES ET DES BEAUX-ARTS DE BELGIQUE, rue de Louvain, 112. 1894

A PROPOS D'UNE ÉDITION RÉCENTE

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Page 1: A PROPOS D'UNE ÉDITION RÉCENTE

1^^ N O T E S

6

Si LES m\\ DlISîOPMi A PROPOS D'UNE ÉDITION RÉCENTE

P A R

Alphonse WILLEMS, Professeur à l'Université de iiruxelles.

BRUXELLES, F . H A Y K Z , I M P R I M E U R D E L ' A C A D É M I E R O Y A L E D E S S C I E N C E S ,

D E S L E T T R E S E T D E S B E A U X - A R T S D E B E L G I Q U E ,

rue de Louvain, 112.

1 8 9 4

Page 2: A PROPOS D'UNE ÉDITION RÉCENTE

Extrait des Bulletint de l'Académie royale de Belgtqi •imt série, t. XXVII, n» 3 (mars); 1894.

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NOTES

A PROPOS D'UNE ÉDITION KÉOMTE.

M. J. van Leeuwen, professeur à TUniversité de Leyde, déjà connu par de sérieux travaux sur la comédie grecque, vient de publier une édition critique des Guêpes (l).

Tous ceux qui ont lu Aristophane savent que cette pièce est celle dont l 'interprétation offre le plus de diffi­cultés. Aussi n'a-l-elle guère attiré jusqu'ici les éditeurs. La dernière récension spéciale, la seule que les savants eussent à leur disposition en dehors des éditions collec­tives, datait de plus de trente-cinq ans (2), et elle était si médiocre que M. van Leeuwen a pu dire, sans trop d 'exa­gération, du savant qui l'a procurée : netno in comici iocis explicandis infelicius est versatus.

Nous n'avons plus à le regretter. L'édition que nous annonçons satisfait amplement aux exigences actuelles

(1 ) Âristophanis Vespae. Cum prolegomenis et commentari is edidit

J. van Leeuwen. Lugduni Batavorum, E.-J. Brill, 1 8 9 3 , in-8.

(2) Aristophanis Vespae. Edidit Julius Richter. Bcrolini, 1 8 S 8 , in-8.

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(le la science philologique. Si, comme toute œuvre de l'es­pèce, elle n'est pas à l'abri de la critique dans certaines de ses part ies , du moins nous fournit-elle l ' instrument de travail indispensable pour que la critique puisse s'exercer avec fruit .

Elle a d'abord un grand mér i te , qu'elle partage avec tous les travaux sortis de l'école de Cobet, celui de la sobriété. Laissant de côté l'indigeste fatras des variantes et des conjectures , et cet autre fatras des commentaires surannés et contradictoires, qui le plus souvent ne font que dérouler le lecteur, elle s'en tient à ce qui est essentiel pour la parfaite intelligence du texte. Le volume n'a que 2 0 0 pages environ, mais tout y est digne d'attention. Il s 'ouvre par une substantielle introduction relative au but de la pièce, aux remaniements que l 'auteur lui a fait subir, à la date de la représentation, questions d'ordre plutôt historique, sur lesquelles il n 'entre pas dans notre plan de nous étendre. Le reste du volume comprend le texte, scrupuleusement établi à l'aide des manuscrits et sans trop de recours aux conjectures ; au bas du texte, un choix judicieux des principales leçons ; enfin un commentaire succinct, où sont résolues, ou tout au moins exposées, sans pédantisme ni étalage d 'érudit ion, toutes les questions relatives au sens .

Bien des passages qui avaient défié jusqu' ici tes efforts de la critique sont définitivement rétablis ou élucidés. Nous citerons d'abord la belle correi^tion du vers 518 : é^ifTTeiv, au lieu de eii». '(fSeiv. « Je ne suis pas en état d e chanter » était absurde en soi ; j 'ajouterai, ce qu'on n'avait pas relevé, que ces mots font partie d 'un morceau lyrique, de sorte que c'est en chantant que Philocléon est censé dire qu'il lui est impossible de chanter ; é^i^rreiv, justifié

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( s ) au point de vue paléographique, donne un sens excellent, et sera adopté désormais par tous les éditeurs. Nous signalerons encore le èmelésai litapGeiç du vers 1024, très bien expliqué par TË)vé(o; éîtapSylvai ( i ) ; — le <Tù B'oùv î'Bi, loi, va-t'en, vers H 5 4 , que Brunck et tous les traducteurs rendaient par : tu modo perge (?), parce qu'on n'avait pas vu que ces mots s'adressaient, non à Philocléon, mais à un serviteur dont Bdéiycléon s'était fait accompagner; — l'explication si spirituelle du Sù' d^oXib çépuv, vers 1189 : «J'étais matelot à bord du navire qui conduisait les théores à Paros t ; — le Pbrynichus du vers 1490, identifié avec un acteur fameux, contemporain d'Aristophane,et non plus avec le vieil auteur t ragique; — le banquet raconté par Xanthias (vers 1299 1323), où Droysen et Mueller Struebing voyaient une réunion d 'hommes politiques, et redevenu, grâce au nouvel éditeur, un repas de cabolins, ce qui est autrement piquant, et rend compte du xw[7.(j)8oXoi,5(wv (vers 13l8) , que personne n'avait compris.

Je cite un peu au hasard. Pour rendre pleine justice à M. van Leeuwen, il faudrait suivre son commentaire presque pas à pas. Mais cette revue nous mènerait loin cl serait de peu d'intérêt. Mieux vaut, je crois, reprendre l 'examen de quelques-uns des passages que l'éditeur lient pour suspects ou dont il déclare n'avoir pas saisi le sens.

( t ) La Classical Review fnov. 1893) reproche à M. van Leeuwen de n'avoir pas cité d'exemple de cet emploi de èxTsXsîv. Comme s'il y avait toujours moyen de trouver des exemples! L'interprétation pro­posée se justifie d'elle-même, et par l'analogie avec âx^aiveiv ou àTto^aîvetv, dans le sens de evadere, evenire, en allemand : ausgelien, ausfallen.

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( 6 )

Nous ne saurions mieux entrer dans ses vues qu'en lui soumettant les remarques suivantes, qu'une étude attentive de ces mêmes passages nous a suggérées.

Et d'abord le vers 526, où il est question incidemmeni d'Eschine, soi-disant fils de Sellos, une des bétes noires d'Aristophane, Eschine la fumée, Eschine le hâbleur, le vantard, le propriétaire de ces grands biens sis en Néphé-lococcygie, et qui est ici appelé: TOûTOVTôV t}j6uSa|jiâ[xaÇuv.

L ' d f i â j x a i u ç , comme dit fort bien M. van Leeuwen, c'est la vigne croissant en liberté, sans échalas, et se mariant volontiers à d'autres crbres, — en termes propres, la vigne sur hautain. Mais, se demande-t-il, qu'y a-t-il de commun entre un hâbleur et une vigne?

Je ne crois pas que ce rapport doive être cherché bien loin, surtout si l'on se reporte à un endroit des Cavaliers (vers 630), où l'on rencontre une image tout à fail pareille. Le marchand de boudins revient de la séance de la Boulé, où Cléon s'est déchaîné contre les Cavaliers et a entassé contre eux les pins noires calomnies. En ce moment, ajoute l 'heureux rival du démagogue, l'assemblée

Que signifie ce vers? f / â T p à c p a i u ç , c'est l'arroche, en latin alriplex, une plante légumineuse qui pousse avec une extrême rapidité, et qui, au témoignage de Pline (XX, 83), étouffe dans les jardins tout ce qui croît auprès. La iJjeuSaxpottpaÇuî d'Aristophane n'est pas, comme on l'a traduit, une fausse arroche, mais une arroche mensongère, une arroche de faussetés. D'où celle version textuelle : « en l'écoutant, l'assemblée s'emplissait d'une arroche de mensonges », c'est-à-dire que, pareille à un jardin envahi par l'arroche, elle s'empêtrait dans un fouillis d'impostures.

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C 7 )

De même dans les Guêpes. L'ipâfxaÇuç, c'est la vigne, non pas taillée, émondée, épamprée, mais au contraire luxuriante et poussant en tous sens ses rameaux. Eschine, chez qui les mensonges naissent à foison et poussent comme à plaisir, est donc une «j^euSaiJiàjjiaiu;, c 'est-à-dire une treille ou, plus exactement, une lambrusque de men­songes. Avouez que, s'adressant à des spectateurs familia­risés avec la culture de la vigne, Aristophane ne pouvait trouver comparaison plus frappante et plus juste.

Je passe à un autre passage, qui est peut-être le plus embarrassant de la pièce. Philocléon et Bdélycléon vont plaider le pour et le contre de cette manie judiciaire qui est une des plaies de la démocratie athénienne. Le chœur, composé de vieux héliastes, s'adresse à Philocléon :

XOPOS.

Nûv ffè TÔv 9i [xeTipou

xaivôv, Situç çavT|(Tei...

BAEAÏKAEÛN. 'EvEYxdTW |jioi Seûpo TT V xtamriv xtç (î)ç T d t ^ K r r a .

530 'A-ràp (paveî uotôç xi ; wv, TIV TaOta îtapaxeXeuTj ;

XOPOS.

[xTi xaxà TOV veavîav TOvSl XiyMv. 'Opâç yàp wç ffol |xéyaç êorlv &ywv xal Ttepl Twv êtTtdtvTUv,

838 eÎTtEp, S [XYi yivoiS', o5-TÔç ff'éBAei. xpaxTÏffai.

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BAEATKAEÛN.

«tlAOKAEÛN.

T£ yàp cpiô' 6|jierç, V 65t fxe "kôyt^ xpam^nYi ;

x o p o i : .

540 Oiix^Ti itpeirpuTÛv o^jXo; ^pVjinfAOi; EUT' OÛS' ixapTÏ" axunTÔfxevot. S' T a î ? èSoîç GaXXocpdpoi xaXoù[jLe9', dvT-

545 («)|i.offtùv xsXùtpTi.

M. van Leeiiwen déclare avec raison le vers S50 inintel­ligible. J 'ajouterai que les vers 529, 538 el 539 le sont tout autant.

Le mol x£iTTTi, pris ainsi isolément, ne peut avoir que le sens de 6'\IO^X.T\, cassette aux provisions, comme dans un passage analogue des Acharnùns (vers 1086). Pour le spectateur athénien, « qu'on m'apporte ma ciste » ne peut signifler qu'une chose : a je vais dîner en ville » ; et c'est en effet ce que fera Bdélycléon, mais plus tard, au vers 1251. — Puis comment expliquera-t-on le vers 538, com­mençant par xal (XT v-ye, qui est par excellence une for­mule d'assentiment (vers 5 4 8 , 7 3 7 , 1 1 7 3 , et passim), el se traduit p a r : oui el certes; certes et de fait? — El à quel propos le vers 539? — Enfin, ponctué comme il l'est, le petit chœur (vers 531-536) forme une pure logomachie, el je défie n'importe qui d'en tirer un sens raisonnable.

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( 9 ) Ici il n 'y a ni co r r ec t i on , ni c o n j e c t u r e qui t ienne . Il

fau t r eman ie r h a r d i m e n t le t ex t e , en r e m e t t a n t à l eur place trois vers i n t e r v e r t i s pa r les copistes , e t l i r e :

X O P O S .

Nûv as Tèv éy. ÔrjfjieTépou YU[j.vaiTÎou Seî Tt, Xéyeiv

xaivôv, STIUI; tpavriffei....

BAEAYRAEQN.

Kal [XT|V ST'SV ).£ÇY) y'&TïXûç [xvTifjioiTuva ypflétpo|Ji.ai, èyù>. 530 'EveyxàTG) [AOI SêÛOO TYIV XIOTT;V xà^^iora.

XOPOI i .

|jiri xaxà TOV veaviav TOvSl Xéywv. 'Opqcç yàp à ç ffoi [i-iya; Iffxlv ôtywv xal Ttepl Twv &TcàvT(i)v.

33S EiTrep, 8 [XY) y^voiB', oO-TÔç ff'éOéXet xpaT^dai...

<t>IAOKAEQN.

'Aràp (paveiT Ttoiôç TIç WV, TIV xaÛTa TtapaxeXsÙTj ; x( yàp, (pà9' ùpieîç, TV èSi [xe x(j) )vdyt|) xpaxTiuri ;

X 0 P 0 2 .

MO Oiixéxt Tcpsffpuxùv o ^Xoç ^^pTiffiuo; è W oiiS' dxap^' (7X(i)Trrc)[xevoi, 8' èv xaîi; èSoîç SaXXotpôpoi, xaXoû[xe6', âvx-

«fxoo'iwv xeXiiçp7|.

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{ 10 )

On voil ce qui s'est passé : le vers 529, omis et inscrit eu marge, aura été placé par mégarde avant le vers 539; puis, comme il fallait rétablir l'accord anlistrophique (vers 631-648), on a pris le parti de reculer le vers 538, et de le mctire à la suite de 550. Les trois vers une fois remis à leur place, tout se comprend aisément, et l 'assen-limenl de Bdélycléon (xal (XTiv-ye), et le sens spécial de xtffTïi, et l'interruption de Philocléon. Je traduis littérale­ment :

LE coiiYPHÉE (à Philocléon) : Maintenant c'est à loi, qui es-de notre école, de trouver du nouveau, afin qu'il appa­raisse.,.

BDéLYCLéON {interrompant) : Fort bien, et tout ce qu'il dira, j'en prendrai note sommairement. Qu'on m'apporte tout de suite ma cassette.

LE CORYPHéE... que tu ne parles pas dans le style de ce jeune homme. Tu le vois, le débt^t est grave et met tout en question Si toutefois, ce qu'aux dieux ne plaise, il allait avoir le dessus...

PHILOCLéON {interrompant à sov tour) : Ah çà, quelle sorte d'homme dois-je voir en toi, si c'est ainsi que tu m'encourages? (i4M chœur:) Mais au fail, parlez vous autres : s'il a le dessus dans cette lutte de paroles?...

1-E cHœuR. La troupe des vieillards ne sera plus bonne à rien, à rien au monde. Nous serons bafoués dans les rues. On nous appellera porte-rameaux, écales de procès.

Battu dans la discussion, le vieux Philocléon, qui ne veul pas se rendre, est pris d'une sorte d'égarement. Il

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( n ) prononce au hasard quelques lambeaux d'Euripide, et ter­mine en s'écriant (vers 757-59) :

{xà TÔv 'HpaxAÉa, ji,ri vùv ST' éyù év xoîai. Sixairarç

xXéTîTovxa KXétova XapoifAi.

M. van Leeuwen soupçonne ce passage d'être altéré, et en effet, à première vue, il ne laisse pas de paraître obscur. Je ne crois pas toutefois qu'il y ait matière à correction. Il faut tenir compte d 'une habitude de pensée et de style des Grecs, du nw; âv dXot|ji.7;v, puissé je mourir! plutôt mourir! des tragiques. Or, c'est bien là ce que veut dire Philocléon. « Plutôt renoncer à être dicaste », dans sa bouche cela revient à dire : « plutôt renoncer à vivre ». Seulement Aristophane, qui ne manque jamais l'occasion de lâcher un trait contre Cléon, rend cette pensée sous cette fo rme : « Ah! par Héraclès, plutôt renoncer ,dicaste ,à pincer Cléon en train de voler, D

En somme, le presque équivalent du p,7i yàp ouv ! (j)Tiv ÉTi, d 'Euripide (Oresle, 1147).

l 'our avoir raison des derniers scrupules de son père, Bdélycléou offre de lui ménager un petit tribunal dans le vestibule extérieur de sa maison, et il ajoute (vers 771 ss.) :

Kal Taûxa [xlv vuv eùXôyu;, TjV é^éyr^ efXïi xa-' op9pov, TiXiào-ei. -rzpoç TIXIOV èciy 5k vi'fT), Ttpôç TO Tiûp xaôrijjievo;-ûovTo;, sîffei-xTiv êypT) [jiE(7Yi[jiSp'.vàç, oii8e{; aiTzoxkr^aei Sea-poGéniç TT) xtyxX^Si.

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( < 2 )

Vulgata sensu caret, ilil M. van Leeuwen, à propos de ûovToç, etffet; et c'est aussi l'avis de M. van Herwerden, puisque, dans le dernier cahier de la Mnemosyne (i. XXI, p. M9), il propose de lire ûitvou T'dvTiiret..

J 'avoue, pour ma part, que je n'aperçois pas la difficulté. "YovTOî est un génitif absolu ; ewei, la 2* pers. s. tout à fait régulière du fut. att. de eîo-ép^ojxai. Eîv£\^i,je vais rentrer, se lit quanti té de fois dans Aristophane {Ach. 970, Nuées 125, Plnlus, 1091, Ecoles. 925) . Le passage, rendu textuellement eu français, est d 'une clarté rare : « Les choses ici se passeront rationnellement : s'il fait du soleil à l'aube, tu jugeras au soleil ; s'il neige, a.ssis auprès du feu ; s'il pleut, tu rentreras; et si tu le lèves à midi, il n'y aura pas de thesmothète pour te fermer au nez la claire-voie. »

Un passage du même genre, mais sur lequel il y a lieu d'insister plus longuement, est le suivant (vers 1060-63), qui fait partie de la parabase :

w TtàXai Tzoï' ôvTeç •h.u.erç aXxi[xoi ukv èv ^opoîç,

xai, xaT* aÙTO TOÛTO [AÔVOV àvSpE; jji.a^iu.wTaTOi.

Ici mon embarras est grand. Ces vers sont fort simples et tels que la pièce n'en contient pas de plus clairs; et voilà plus d'un siècle que les philologues les plus autorisés en ont méconnu le sens. C'est un de ces cas, moins rares qu'on ne pense, de ce que j 'appellerai la routine, je n'ose dire la paresse d ' e spr i t , des savants. Le premier, ou plutôt le seul coupable, c'est Bentley, qui s'est obstiné, on

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( ^ 3 ) ne sait pourquoi, à prendre â)iXtu.oç et fAdt Ljxoç pour des synonymes, alors que tout, et notamment le rapproche­ment de [J â ai? et [Aa^ijAWTaxoi, aurait dû l'avertir de sa méprise. Bentley est un homme de génie, c'est entendu. Mais le quandoque dormital n'est pas vrai que des poètes : il l'est aussi des érudils, qui, si forts qu'ils soient, sont sujets à se tromper. Ce qui est bien plus surprenant , c'est que des savants comme Porson, Meineke, Bergb, Dindorf, Madvig et bien d'autres, aient été pris au même piège, et se soient laissés aller aux fantaisies les plus bizarres, sur ces trois vers que traduirait d'emblée un bon élève de rhéto­rique. Les plus malins n'ont pas manqué d'y voir une grosse obscénité. Songez donc : xaT'aû-rà TOGTO jxdvov, qu'est-ce que cela pourrait être, s inon. . . .? Ahl ce polisson d'Aristophane.

La vérité, c'est que, si aXxifxoç veut dire vaillant, fAdt ilJioç signifie belliqueux, ici batailleur. Màyifxoç est une des épilhètes du coq, l'oiseau batailleur par excel­lence; yajjigTT^ {xâ^ ifAoç, dans VAnthologie (IX, 168), c'est une épouse querelleuse. Les vieillards qui composent le chœur se piquent d'être vaillants, mais se défendent d 'être querelleurs. La bataille, ils l 'acceptent dans les concours dramatiques ou dithyrambiques (h X°P°'^5)' P'"* encore quand il s'agit de défendre le pays (^v [xâ^^an;). A cela près, ils sont d 'humeur accommodante et amis de la paix. Y a-l-il une idée plus athénienne? Et c'est ce que veulent dire ces vers : « 0 nous, autrefois vaillants dans les chœurs, vaillants dans les batailles, et en cela seulement de très grands batailleurs, t

Si c'était le lieu ici, je citerais plus d'un passage où l 'unanimité des érudits s'est ninsi égarée sur les pas d'un helléniste de marque. Tirons-en celle leçon, que lorsqu'on

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( ) étudie un texte, il importe de l'interpréter d'abord à soi seul, et de ne recourir aux commentaires qu'après avoir accompli ce premier travail. S'ils eussent agi de la sorte, pas un des savants cités ci-dessus n'aurait hésité un instant sur le sens de notre passage.

Bdélycléon s'est mis en tôte d'ôter à son père la capote courte et les sandales, pour lui faire revêtir une caunacé (c'est un ample manteau) en tripe de laine et des chaus­sures de luxe. Le vieillard, qui a flni par céder, se pro­mène, tout fier de son nouveau costume, et interroge son fils : € A qui des richards trouves-tu que je ressemble le plus? > Sur quoi Bdélycléon (vers 1172) :

« Le sel de celle plaisanterie m'échappe, dit M. van Leeuwen; je ne vois pas ce qu'il y a de commun entre l'ail et une caunacé. » Ici encore Aristophane va s'expli­quer par lui-même. Car il existe un passage tout pareil dans les Ecclesiaz., au vers 10S7. Un jeune homme en butte aux entreprises d'une vieille coquette, fardée et revêtue du grand manteau de couleur vive appelé xpoxwrov, finit par la comparer à

a f j j i a T o ; ^ ) i û x T a i v a v lîiJi.ifiiEO'jji.évTi.

Ce qui signifie que la vieille, enveloppée dans son xpoxwTÔv, lui fait l'effet d'une erapuse, c'est-à-dire d'un spectre, d'une goule, habillée d'une tumeur sanguine.

Pareillement dans les Guêpes : le vieux Philocléon, avec son visage haut en couleur et cuit au soleil, ressemble fort

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( 1 5 ) à un furoncle. El le furoncle appelant par contraste l'idée de l'ail, qui est un irri tant, voilà le second point de la comparaison trouvé, d'aulaiil plus qu 'une gousse d'ail ne le cède guère en blancheur à une caunacé. — « A qui tu ressembles? dit Bdélycléon : à un furoncle habillé d'une gousse d'ail. » Quoi qu'en dise le scoliaste, le trait ne manque pas d'à-propos. Ln tout cas, il est bien grec et, ajouterai-je, bien français.

Le vieux Philocléon a changé de mœurs ; il est devenu libertin et tapageur. Poursuivi par son fils, qui lui reproche ses excès, il lui demande (vers 1570) :

T{ T a Û T a Xifipeïç, w ç T i e p dnà T u p i ^ o u i t e a w v ;

« 'Aîtè TÙjAjSou est mis pour i^'ovou », dit M. van Leeuwen. Fort bien. Mais que veut dire à u ' o v o u i r e a c o v ? Le mérite d'avoir résolu ce problème revient à M. Flaminio Nencini, qui en a fait l'objet d'un savant et piquant article, inséré dans les Studi italiani diFilologia damica [\], et que nous résumerons en quelques lignes.

"Ovo<; n'est pas seulement un âne, c'est aussi le nom d'un vase à boire, dont il est question dans la comédie même qui nous occupe (vers 616). De là, dans le langage familier, un dicton fréquemment employé, car on le trouve aussi dans Platon et ailleurs : iu'ôvou TOffeiTv, êlre tombé de son âne (ou de sa coupe) pour signifier être pris de vin, être ivre. Comme on doit s'y attendre, une fois la locution

( l ) Firenze-Roma, 1893. Vol. II, pp. 373 -390 .

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( 46 )

admise, le nom de la coupe importe peu. On disait aussi bien dnb jo6<; que dnôyo\j, le yoûi étant, comme on sait, un autre vase, ressemblant assez au broc. Et c'est ainsi que dans notre passage, par un de ces à peu près qu'affec­tionne Aristophane, xûpiPoi; a pris la place du mot XUIAOV ou xù|jip(ov, qui est également un nom de coupe. 'Aitè Tû[JLPOU est donc employé, itapà TcpoaSoxiav, comme disent les grammairiens, au lieu de ànb xû(ji.pou neam. La plaisan­terie consiste en ce que, non moins que ovo;, zù^x^oi a deux sens : celui de tombeau, et un autre, qui le fait syno­nyme de T U t p o y é p u v , vieillard décrépit, hébété.

Ainsi que le dit fort bien M. Nencini, Philocléon, qui est en train de gouailler son fils, a renversé les rôles : il est, lui, le jeune homme; son fils n'est qu'une vieille barbe, et les insanités qu'il débite résultent de son grand âge, plus encore que de l'excès de boisson : « Que me chantes-tu là ? On dirait d'un homme pris de... démence sénile. >

Quoique M. van Leeuwen se soit très consciencieuse­ment appliqué à éclaircir les principales difficultés du texte, il en est pourtant qui ont échappé à son attention, bien qu'elles valussent la peine d'être signalées. Au vers 131 il était essentiel, je crois, de bien spécifier le sens du mot aiiXi dans cette phrase :

•ijfAEÎi; Se TT v aùXriv Sitairav SixTÛoiç xaTaTcerâffavTeî h xûxXu.

Toutes les traductions que j'ai été dans le cas de con­sulter, même la traduction anglaise si textuelle et si exacte de M. Hickie, l'ont rendue en ces termes: « Nous

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H 7 )

avons tendu des filets tout à l'entour de la cour >. M. van Leeuwen autorise par son silence cette interprétation, qui est inadmissible. Car d'abord elle est en contradiction avec le bon sens : à quoi bon empêcher Philocléon de descendre dans la cour, du moment où la porte principale, la aûXefa 6ûpa, est gardée? Et elle ne l'est pas moins avec la mise en scène. C'est la façade de la maison, non la cour, que représente le décor du fond, avec le filet qui doit mettre obstacle aux projets d'évasion de Philocléon, mais que le vieillard rongera tout à l'heure (vers 368-71), pour se laisser glisser par la fenêtre et rejoindre le chœur.

Le mot oLuhf;, chez les Attiques, s'applique à toute espèce de logis, depuis le palais jusqu'à la chaumière (1). Déjà dans Homère (Od., IV, 74), ZTIVô; aûXiri désigne la demeure de Zeus. Chez les écrivains postérieurs, les exemples abon­den t ; je ne citerai que le suivant, assez décisif pour tenir lieu de tous les autres : af T'êo-w iTréyvii;, afT'IxToç aûXiiç (Sophocle, Trach., 203). On peut même dire que ce n'est que par exception que cLÙ\r\ aura encore le sens de cour (2 ) .

Qu'on veuille bien parcourir Sophocle et Euripide, on n'aura guère de doule sur ce point. El quoi d'étonnant? A Athènes, où les maisons étaient en général fort étroites et de |)eu d'apparence, combien y en avait-il qui eussent une cour?

(1) La chaumière d'Electre est appelée à^poT^pa aiX-f) dans Euri­pide, Elect. 168.

(2) C'est pour avoir omis de faire cette distinction que dans Tliéo-crile (XXIII, 52), au lieu de l'excellente leçon de tous les manus­crits : aùXâ; tSiaç •^^px•^^^>.é•^o^^, Mcinckc propose de lire : ^XtSc i^..., conjecture qui a passe dans l'édition classique di- Friizsche.

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( ^ 8 )

Ceci s'applique également au vers 1215, où les xpexâSi' atJX ç désignent simplement, je pense, les tapisseries du logis.

Le vers suivant (1495) est dans le même cas. Parodiant l'acteur Phrynichus, Philocléon, à la fin de la pièce, se livre à une danse effrénée, entrecoupée de phrases exclama-tives, parmi lesquelles celle-ci :

vûv y à p êv âpBpoiç TOÎ; Tijxexépoiç

orpéfperat •^aXa.pk XOTUXTISWV.

A s'en tenir aux dictionnaires, XOTUXYISûV serait \'aceta-bulum, en français : la cavité colyloïde; et c'est, en effet, le sens du mol dans un passage au moins d'Aristote (Hist. anim., 1 ,13); mais chez Aristophane, comment expliquera-l-on la cavité cotyloïde tournant dans son articulation, c'est-à-dire une cavité tournant dans une cavité?

A moins que le texte ne soit altéré, ce que je ne crois pas, XOTUXTISûV doit avoir ici un autre sens. La cavité coty­loïde, dans Homère, c'est XOTùXTI, et j'ai vérifié qu'Hippo-crale, contemporain d'Aristophane, ne la nomme jamais autrement. 11 est donc à présumer qu'à celte époque du moins XOTUXTISWV signifiait quelque chose d'autre, et celte chose ne peut être que la tête de l'os coxal ou du fémur ([Aïipô;), laquelle vient précisément s'emboîter dans la cavité colyloïde. D'où ce sens littéral : « Comme dans nos jointures tourne librement la tête de notre fémur », ou, pour parler français : « Comme dans son articulation tourne et joue mon fémur ».

Si je me trompe, je demande qu'on me donne une expli­cation plus satisfaisante.

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Me sera-(-il permis, avant de finir, d'adresser encore une critique à M. van Leeuwen? Il m'a semblé qu'il sacri­fie un peu trop à l'analogie, sur tout en matière culinaire. Je ne vois pas bien le rapport qu'il y a entre la Ga a SX[ty[ et la mayonnaise, la fvazri [xi'C,a et l 'omelette soufflée, la Ttuptot-r/j et le fromage à la crème.

La Saffia iiX[jnr| est une sorte de saumure, tout au plus une marinade; c'est du moins tout ce (|ue nous en savons.

La i fUTTï) [j.àÇa (vers 610), loin de ressembler à une ome­lette soufflée, n'était qu 'une simple galette, comme celle qui, à Athènes, servait de pain de munit ion ((xâî^a), mais plus grossière encore, vu qu'elle était faite de gruau imparfai­tement pétri ([XTi dcyav T£Tpip, [x ivYi , Athénée; a T p n r r o i ; ,

Hésychius). Il n'y a qu'à relire l 'épigramme de VAnthologie (VII, 786), où Léonidas de Tarente recommande au sage de savoir se contenter d 'une chaumière et d 'une ipuTnô de farine mal blutée. En somme, c'est bien le mets qui con­venait au vieil héliaste, lequel se piquait d'être resté étranger à tous les raffinements. Si Elmsiey s'était rendu compte de cette particularité, j ' imagine qu'il se serait gardé de substituer (vers 614) à l 'excellente leçon de tous les manuscrits : OXXïIV \t.-i\ j / o i -za-yb ixà^if), la conjecture : 'AXr [jLTi |jiot làyy [iâ^Tp, qui a passé depuis lors dans toutes les éditions. « Jésus, mon sauveur, disait Paul-Louis, sauvez-nous de la métaphore! » Dieu puissant, dirai-je à mon tour, délivrez-nous des conjectures!

Quant à la Ttupiâ-nri (vers 710) — que M. van Leeuwen, par une raison douteuse d'élymologie, et contre le témoi­gnage de l 'antiquité entière, nomme wapixTi; — c'est tout simplement le caillé du TTUôç, c 'es t-à-dire du premier lait fourni par la v3che, après q'i'olle vient de vêler, ro/os/ruw en lat in, en français amouille. Ce lait, très v isqueux,con-

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tient de l'albumine qui se coagule fort vite (1 ). Galien (t. VI, p. 384) nous apprend qu'il suffisait de le poser pendant quelques minutes sur de la cendre chaude, pour en faire de la itupiâ-cTi. Ainsi obtenait-on ce mets, dont les Grecs étaient si f r iands,quedansle langage familier le « cailléd'amouille» était l'équivalent de ce qu'en français on appelle du nanan.

Je voudrais qu'on ne se méprît pas sur le sens el la portée de mes objections. J'ai l'air d'accumuler à plaisir les critiques, alors que rien n'est plus loin de ma pensée.

11 ne faut pas se le dissimuler : pour qui ne se contente pas d'une interprétation sommaire, Aristophane est de loin le plus difficile des auteurs altiques. On a plus tôt fait d'expliquer trois ou quatre tragédies de Sophocle ou d'Eu­ripide (je laisse de côté Eschyle à cause de l'extrême cor­ruption du texte) qu'une seule de ses comédies. C'est que pour comprendre ce merveilleux poète, auquel on ne sau­rait rien comparer dans aucune littérature, il ne suffit pas d'être un helléniste consommé, l'helléniste fût-il doublé d'un homme d'esprit. Le parfait interprèle serait celui qui, en outre, à force de lectures, de rapprochements et de déductions, posséderait non seulement l'histoire, mais la gazette d'Athènes, el sa topographie, el ses institutions politiques, religieuses, judiciaires; qui serait familiarisé avec les monuments figurés, et saurait suppléer par leur moyen à l'insuffisance des textes, ne négligeant aucun

(1) Cf. BBIUNIS, Nouveaux éléments de physiologie humaine, 3< édition. Paris, t 8 8 8 , t. II, p. 2 0 4 .

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( 2 1 ) détail de l'architecture, du mobilier, du costume, des mœurs, ces derniers fussent-ils répugnants à donner des nausées; saurait un peu tous les métiers et leur vocabu­laire spécial, notamment ceux qui touchent à la marine; enfin, chose essentielle, n'ignorerait ni la faune, ni la flore du monde grec. Et quel est l 'homme qui puisse se flatter de réunir toutes ces conditions?

Aussi, malgré tant et de si laborieux efforts, que d'in­certitudes encore, que de fines plaisanteries, que d'allu­sions et de parodies qui nous échappent, ou dont le sel est perdu pour nous !

Il faut savoir gré à ceux qui, comme le savant professeur de Leyde, apportent leur bonne part d'explications et de découvertes. Il n'est donné, on peut dire qu'il ne sera jamais donné à personne de tout comprendre. C'est beau­coup d'avoir flxé définitivement le sens d'un grand nombre de passages. Que ceux qui aiment et cultivent Aristophane en fassent autant ; qu'au risque de se tromper parfois, ils initient le public savant au résultat de leurs éludes. Ainsi, mais ainsi seulement, la lumière se fera, dans la mesure du possible, sur les œuvres de celui en qui Alfred de Musset n'hésitait pas à reconnaître le génie le plus poé­tique de la Grèce.