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RAYMOND TROUSSON 0^^ Jean-Jacques Rousseau traducteur de Tacite 081 T 758 36 cop .1 0 DA STUDI FRANCESI N. 41 - . 970 EDITRICE INTERNAZIONALE UNIVERSITAS BRUXELLENSIS

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RAYMOND TROUSSON

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Jean-Jacques Rousseau traducteur de Tacite

081 T 758 n° 36 cop.1

0 DA S T U D I FRANCESI N. 41 - . 970

E D I T R I C E I N T E R N A Z I O N A L E UNIVERSITAS BRUXELLENSIS

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Jean-Jacques Rousseau traducteur de Tacite

Au nombre des métiers qu'exerça Rousseau au cours de sa carrière mouve­mentée, on ne compte guère, d'habitude, celui de traducteur. Cet autodidacte n'avait cependant pas hésité à s'attaquer à deux œuvres d'une certaine impor­tance et d'une indiscutable difficulté: le premier livre des Histoires de Tacite et VApocolokyntosis de Sénèque. Les mérites et les insuffisances du traducteur de Sénèque furent soulignés naguère dans un article dont l'auteur concluait sans hésiter que le travail de Rousseau constituait « la meilleure traduction française que nous ayons de VApocolokyntose

Sa traduction de Tacite, en revanche, bien qu'elle ait été parfaitement connue de plusieurs commentateurs, n'a pas suscité jusqu'ici d'appréciation fondée sur une analyse minutieuse et objective. Révélé au public dans les Œuvres posthumes en 1781 (t. II, pp. 2­223), ce texte a été commenté en sens divers, presque toujours en formules lapidaires qui livrent l'opinion de leurs auteurs sans nous apprendre sur quoi elle se fonde. Il n'est peut­être pas sans intérêt de retracer brièvement la carrière assez longue de ce petit écrit.

Sans nul doute au nombre des tout premiers commentaires, il convient d'inscrire celui qui figure dans l'Année littéraire (1781, t. III, pp. 221­46).^ Au terme d'une comparaison entre le traitement d'un même passage de Ta­cite par Rousseau et par d'Alembert, on lit que « Rousseau a sur M. d'Alem­bert l'avantage d'un Ecrivain maître de sa langue, qui conserve même en tradui­sant une heureuse liberté, le premier charme du style »; et aussi que, en toute impartialité, cette traduction suffit « pour distinguer le grand Ecrivain, de l'Ecrivain médiocre ».

Un peu plus tard, vers 1807­1808, Etienne Dumont, le collaborateur de Mirabeau au Courrier de Provence, a consacré au travail de Rousseau quel­ques notes de lecture, forcément sommaires. Tout en reconnaissant au traduc­teur de réelles qualités, il n'en concluait pas moins que Rousseau « substitue à ce qu'il n'entend pas une autre pensée que celle de Tacite ».̂ A vrai dire, la tentative, d'ailleurs partielle, de Rousseau, devait être éclipsée dès 1790 par la grande traduction de Bureau de la Malle, latiniste fameux qui mit quinze

(1) Cf. L. HERRMANN, Jean-Jacqms Rousseau traducteur de Sénèque, « Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau », XIII , 1920-1921, p p . 2 1 5 - 2 4 .

(2) Ce compte rendu fut repris, à peu près littéralement, par Jean-Marie Clément, dans ses Essais de critique sur la littérature ancienne et moderne, A Amsterdam, chez Moutard, 1785, 2 vol. Cf.t.I, pp. 207-29: Sur la traduction du

Discours de Galba à Pison, par J. J. Rousseau, comparée à la traduction du même morceau, par M. d'Alembert.

(3) Rousseau jugé par Etienne Dumont. Pages oubliées et pages inédites publiées par L. J. Courtois, «Annales Jean-Jacques Rousseau*, XXII, 1933, pp. 154-203. Voir: Observations sur deux tra­ductions du livre des Histoires de Tacite, pp. 196-2 0 3 .

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ans à venir à bout de Tacite et à qui sa traduction ^ valut l'entrée à l'Académie française en 1804. Ce savant n'ignorait pas la traduction de Rousseau, qu'il cite même à plusieurs reprises; cependant, dans l'édition de 1827, son éditeur croyait ne devoir reconnaître qu'au seul Bureau de la Malle la réussite dans une tâche que « Jean-Jacques Rousseau et d'Alembert avaient infructueuse­ment voulu s'imposer. Leurs essais, en ce genre, sont à peine dignes de leur plume ».̂

Rousseau n'allait pourtant pas manquer d'admirateurs. Dans son Tableau historique de la littérature française, M.-J. Chénier lui consacrait une note: « On ne lit guère cette traduction. Dans le vaste recueil de Rousseau, elle est comme étouffée par ses chefs-d'œuvre. Cependant, quoique imparfaite, elle ne doit pas être négligée; quelquefois tout son talent s'y retrouve ».̂ Un peu plus tard, Sainte-Beuve apprécie ainsi le texte: « nous l'avons trouvé plus digne qu'on ne croit de Tacite et de [Rousseau], par le ton Ubre et ferme qu'on y respire, et je ne sais quelle sève de grand écrivain qui y circule ».*

Ces évaluations déjà anciennes furent renouvelées, il y a un peu plus de trente ans, par F. Préchac: « Le Tacite et le Sénèque de Rousseau se Hsent, et avec plaisir », assure-t-il ; mais pas plus que ses devanciers, il ne nous donne les motifs de son jugement.^ Enfin, au terme de cette énumeration prend place l'excellente étude de Jûrgen von Stackelberg consacrée, ici même, à Rousseau, d'Alembert et Diderot traducteurs de Tacite. Cet intitulé permet­trait de supposer résolu le problème de la réussite ou de l'échec de Rousseau, si M. von Stackelberg n'avait soin de préciser son propos: il s'agissait pour lui d'étudier les réactions de ces trois auteurs devant l'historien latin, la manière dont ils l'ont « senti » et compris, non de contrôler systématiquement la valeur de leurs traductions: « nous ne chercherons, dit-il, ni les fautes ni les impré­cisions », et il reconnaît avoir « négligé ici la question de savoir si les traduc­tions étaient exactes ou défectueuses ».̂

En somme, près de deux cents ans après sa publication, le travail de Rous­seau ne paraît pas avoir fait l'objet d'un examen attentif. Or, même si l'étude de cette traduction risque de n'apporter sur Rousseau aucune révélation capitale, ne serait-il pas opportun de déterminer pourtant dans quelle mesure Rousseau a réussi ou échoué dans une entreprise qui a toujours fait hésiter les meilleurs latinistes, au point que Marmontel assurait: « ce sera un prodige dans notre langue, diffuse et faible comme elle est en comparaison du latin, si Tacite est jamais traduit ».'

Il existe bien, à la vérité, un examen sommaire de la question, publié il y a quelques années sous le titre: Jean-Jacques Rousseau traducteur de Tacite, et signé M.-H. Gérondal, article qui ne figure pas dans les bibliographies.*

(1 ) J . - B . DuREAU DE LA MALLE, Œuvres com­plètes de Tacite. Paris, Th. Barrois le jeune, 1790, 3 vol.

(2) Edition de 1827, 6 vol., t. I, p. 49. (3) M.-J. CHéNIER, Tableau historique de la

littérature française depuis 1789, 3« édition. Paris, Maradan, 1819, p. 93.

(4) Premiers Lundis. Paris, 1874, 3 vol., t. I, p. 240 (25 juin 1827).

(5) F. PRéCHAC, Jean-Jacques Rousseau tra­ducteur de Sénèque et de Tacite. Congrès de Nice de l'Association Guillaume Budé, 1935, pp. 63-64. On ne trouve dans ce recueil que le très bref résumé d'une communication.

(6) Cf. «Studi Francesi», 6, 1958, pp. 395-407.

Sur le problème qui nous occupe, le livre du même auteur {Tacitus in der Romania. Studien zur literarischen Rezeption des Tacitus in Italien und Frankreich. Tiibingen, 1960, pp. 256-57) n'apporte pas davantage de précisions.

(7) Œuvres complètes. Nouvelle édition. Paris, 1818-1819, 18 vol., t. XV (Eléments de littérature), p. 321.

(8) Il s'agit du résumé très schématique d'un travail de fin d'études présenté en 1948 à l'Uni­versité de Bruxelles; cette plaquette, publiée à compte d'auteur, ne porte aucune mention de lieu ni de date et a ainsi échappé aux recense­ments.

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Brièvement, et à partir d'un très petit nombre d'exemples, l'auteur a cru pouvoir porter sur Rousseau traducteur un jugement définitif et d'une sévé­rité — on dirait volontiers: d'une férocité — sans restrictions. Mme Gérondal n'a que dédain pour « le combat inégal » qu'a livré Rousseau et stigmatise « le caractère systématique délibérément donné à ses manquements » ; elle nous le décrit « victime d'une incapacité paralysante », dénonce dans son texte le « gavage littéraire », découvre les traces honteuses d'une « odieuse profana­tion », d'une « enflure ridicule », de « boursouflures ». Rousseau, soutient Mme Gérondal, n'avait ni goût ni intuition et il faudrait beaucoup de naï­veté pour retrouver Tacite dans « ce verbalisme dont la monotonie berce les lecteurs de Jean-Jacques ». Enfin, si Rousseau a lamentablement échoué dans « un travail aussi disproportionné à ses forces », c'est évidemment parce qu'il ne savait pas le latin, mais surtout, conclut l'auteur, parce que sa nature et son caractère le condamnaient d'avance à l'échec: « Ce protestant proteste contre tout et contre tous, et l'apprenti philologue n'admet pas mieux la forme proposée, fût-elle traduisible, que le citoyen n'approuvait l'ordre existant, fût-il tolérable ». En d'autres termes: quand on est l'hypocondriaque et le complexé des Confessions et des Dialogues, ou le non-conformiste de l'Emile et du Contrat social, qu'on perde tout espoir de traduire Tacite! Cette exé­cution nous a paru assez sommaire pour que nous souhaitions en faire appel et reprendre l'examen de cette traduction au destin malheureux, en tenant compte, plus que n'a cru devoir le faire Mme Gérondal, et des intentions de Rousseau et des principes qui régissaient, il y a deux siècles, l'art de traduire.

Nous commencerons par nous remettre brièvement en mémoire ce que furent les études latines de l'auteur des Discours. Les choses, on s'en souvient, n'avaient pas mal commencé. En 1723, le petit Jean-Jacques est mis en pen­sion au presbytère de Bossey « pour y apprendre, avec le latin, tout le menu fatras dont on l'accompagne sous le nom d'éducation » (Confessions, livre I). Ce premier contact ne fut peut-être pas très enrichissant, car le pasteur Lam-bercier, « homme fort raisonnable », n'imposait pas à ses élèves des « devoirs extrêmes ». Du reste, le temps de l'étude ne dure guère: voilà bientôt Rousseau chez le greffier Masseron, puis apprenti chez le graveur Ducommun, chez qui il lit davantage les romans de la Tribu que les historiens latins. Tant et si bien que, lorsqu'il se retrouve à l'hospice des catéchumènes de Turin où l'a expédié le zèle de Mme de Warens, Rousseau doit se reconnaître « trop peu latiniste pour trouver un passage dans un gros volume » (livre II).

Il doit y avoir un dieu pour les latinistes réfractaires. A Turin, une fois réglée sa peu glorieuse conversion, Rousseau, entré au service du comte de Gouvon, trouve un précepteur brillant, mais un peu pressé, dans le propre fils de son protecteur, l'abbé de Gouvon: « Trouvant sur tout que j'avois peu de latin, il entreprit de m'en enseigner davantage. [...] Mais soit que mon babil lui eut fait quelque illusion sur mon savoir, soit qu'il ne put supporter l'ennui du latin élémentaire, il me mit d'abord beaucoup trop haut, et à peine m'eut-il fait traduire quelques fables de Phèdre qu'il me jeta dans Virgile où je n'en-tendois presque rien » (livre III).

Le jeune Rousseau avait peu de sagesse: le voilà qui abandonne brusque­ment l'hospitalière maison de Gouvon et, du même coup, le latin. Il y revient cependant bientôt, grâce à la douce contrainte de « maman » qui s'est mis en tête de donner un état à son « petit ». C'est le moment où l'on s'aperçoit qu'il ne savait « pas même assez de latin pour être prêtre »; pour y remédier, on l'ex-

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pédie au séminaire d'Annecy sous la férule « d'un maudit lazariste qui m'entre­prit et qui me fit prendre en horreur le latin qu'il vouloit m'enseigner » (li­vre III). C'est la dernière fois qu'il s'attellera à l'étude du latin sous la direc­tion d'un maître.

Rendu à lui-même dans la délicieuse solitude des Charmettes, Rousseau entreprendra de parfaire son instruction à sa guise. Le latin n'est pas oublié, maintenant que nul ne le force plus à l'apprendre, mais il doit reconnaître: « c'étoit mon étude la plus pénible, et dans laquelle je n'ai jamais fait de grands progrès » (livre VI). Du moins sera-t-il opiniâtre: il s'entête à traduire à grand renfort de dictionnaire; il s'initie, non sans mal, aux mystères de l'hexamètre et, avec une constance digne de l'antique, il scande tout Virgile ! C'est ce même Virgile dont il nous dira plus tard, à Paris, qu'il le « repassait » sans relâche sitôt qu'il avait un instant de loisir (livre VII).

Il n'est pas rare, certes, qu'un auteur qui ne possède qu'une vague teinture d'une quelconque langue étrangère tente de la faire passer pour une connais­sance approfondie; il n'est pas rare non plus que, possédant un réel savoir, il mette une légitime fierté à en informer la postérité: c'est le cas, par exemple, d'un Diderot qui, amateur fort éclairé dans les langues anciennes, n'a jamais manqué l'occasion de vanter son érudition. C'est pourquoi il est peut-être bon de rappeler, en dépit de certain commentateur, que Rousseau n'a jamais affiché de « prétentions » quant à son savoir de latiniste, bien au contraire. Répondant à Tronchin qui lui offrait une place de bibliothécaire à Genève, il avoue: « Je ne sais point de grec, très peu de latin » (27 février 1757). Encore ceci pourrait-il apparaître comme une dérobade pour éluder une proposition qui ne l'intéressait pas; mais il ne s'est pas montré moins franc dans les Con­fessions. Il était destiné, raconte-t-il, « à rapprendre souvent le latin, et à ne le savoir jamais » (livre III); finalement, il établira ainsi le bilan de ses études: <( A force de tems et d'exercice je suis parvenu à lire assez couramment les auteurs latins, mais jamais à pouvoir ni parler ni écrire dans cette langue » (livre VI).

On peut dès lors s'étonner que, muni d'un si léger viatique, Rousseau se soit risqué à traduire un auteur aussi difficile que Tacite. Sans doute y fut-il porté par sa passion pour les historiens latins et aussi parce que l'auteur des Annales lui était, s'il faut l'en croire, familier depuis son enfance.^ Toujours est-il que le livre VIII des Confessions nous signale sa traduction du premier livre des Histoires, entreprise en 1754, lors de son voyage à Genève.

Rousseau est revenu à plusieurs reprises sur cette traduction et, chaque fois, il s'en est déclaré peu satisfait. Le 18 novembre 1759, alors qu'il séjourne à Montmorency, il écrit à Jacob Vernes: « J'ai traduit tant bien que mal un livre de Tacite et j'en reste là. Je ne sais pas assés le latin pour l'entendre et n'ai pas assés de talent pour le rendre. Je m'en tiens à cet essai. Je ne sais si j'aurai jamais l'effronterie de le faire paraître ». Cinq ans plus tard, à Métiers, comme l'abbé de la Porte lui demandait des inédits, Rousseau reprend, avec répugnance, son texte vieux de dix ans et, après avoir beaucoup hésité, con­clut: «Je viens de parcourir la traduction en question; elle n'est, en vérité, point du tout en état de paraître » (22 janvier 1764).

Finalement, en 1781, la fameuse traduction voit le jour, mais bardée d'une préface où Rousseau se fait d'avance tous les reproches possibles — ce qui

(1) Dans la dédicace du Discours sur Vorigine Tacite, Plutarque et Grotius, mêlés devant lui de l'ittégalité, à propos de son père; c Je vois avec les instrumens de son métier ».

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peut passer pour une coquetterie d'auteur — et précise les principes qui l'ont animé dans son travail — ce qui nous importe davantage.

En premier lieu, pourquoi s'être fait traducteur ? Pour « apprendre à écrire ».i Comme Flaubert réagira plus tard à sa prolixité naturelle par un travail for­cené du style, Rousseau entend s'imposer un exercice dont il apprécie avant tout la bienfaisante contrainte. Sa traduction ne sera, donc, « qu'un travail d'écolier ». Dans son optique, il s'agit sans doute de traduire aussi correcte­ment que possible mais, n'étant pas un érudit, ses ambitions, délibérément, sont moins scientifiques que littéraires, et observons-le, de caractère très per­sonnel. Son propos n'est-il pas, en quelque sorte, de donner au lecteur l'im­pression que Tacite, miraculeusement ressuscité, a lui-même récrit son œuvre en français ? « Je ne cherchois pas à rendre les phrases de Tacite, mais son style ; ni de dire ce qu'il a dit en latin, mais ce qu'il eût dit en françois ». Ce principe établi, il reconnaît volontiers: « entendant médiocrement le latin, et souvent n'entendant point mon auteur, j'ai dû faire bien des contre-sens particuliers sur ses pensées: mais si je n'en ai point fait un général sur son esprit, j'ai rem­pli mon but ».

Inutile de dire qu'une semblable théorie ne saurait être admise par un tra­ducteur moderne, quand bien même il serait lui-même un écrivain: Claudel traduisant Eschyle, ou Valéry s'attachant à Virgile prétendent tous deux à une traduction honnête et fidèle. Notre idéal tend à la restitution de la lettre et de l'esprit, à l'art suprême qui combine le mot à mot avec l'élégance de l'ex­pression. Nul doute, dès lors, que Rousseau, jugé et apprécié selon les intransi­geants critères de la traduction moderne, ne soit le défenseur d'une cause per­due d'avance.

Reste à savoir ce que le XVIII<> siècle attendait d'un traducteur et si Rous­seau était pour son temps aussi hétérodoxe qu'il nous semble aujourd'hui.

Une spécialiste comme Madame Dacier énonçait des principes fort sains, mais qu'elle était bien loin de respecter toujours: « Une traduction noble et généreuse [...] en ne s'attachant principalement qu'à conserver l'esprit, ne laisse pas, dans ses plus grandes libertés, de conserver aussi la lettre Mais déjà l'Encyclopédie (art. Traduction) entend opérer une distinction nécessaire entre la version, « plus littérale, plus attachée aux vûes de la construction analytique », et la traduction, « plus occupée du fond des pensées, plus attentive à les présenter sous la forme qui leur peut convenir dans la langue nouvelle ». Aussitôt nous rejoignons Rousseau: faire du Tacite en français. La traduction sera, donc, littérale s'il est possible, mais avant tout fidèle à rendre, dans le mode d'expression contemporain, l'esprit de l'auteur traduit.^ En d'autres termes, le traducteur médiocre habillera un mannequin des haillons de Tacite; le grand traducteur, au prix peut-être de quelques écarts, lui donnera la vie. D'où l'opinion d'un Diderot, selon qui le traducteur devra avoir « l'âme bien pénétrée des impressions qu'il en a reçues [ = du texte], et n'être satisfait de sa traduction que quand elle réveillera les mêmes impressions dans l'âme du lecteur. Alors l'effet de l'original et celui de la copie sont les mêmes ».*

(1) Nous citons d'après les Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau. Paris, Didot, 1875-1876, 4 vol., t. III, pp. 304-29.

(2) L'Iliade d'Homère traduite en françois. Nouv. éd. Amsterdam, 1712, 3 vol., t. I, p p . LI-LII.

(3) C'est le précepte même d'Horace {Art

poétique, 133-134): « nec verbum curabis reddere fidus interpres », repris par saint Jérôme dans son De optimo génère interpretandi: « non verbum e verbo, sed sensum exprimere de sensu ».

(4) Réflexions sur Térence, dans Œuvres com­plètes. Paris, Garnier, 1875-1877, 20 vol., t. V, p. 236.

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Les exigences des contemporains de Rousseau sont donc claires. « Le pre­mier et le plus indispensable des devoirs du traducteur, écrit Marmontel, est de rendre la pensée ». Le seul obstacle de l'inversion, commune dans les lan­gues anciennes et peu usitée en français, rend illusoire la tentative de traduire littéralement. « Quelle est donc alors la ressource du traducteur ? De supposer [...] que ces poëtes, ces orateurs eussent écrit en français, qu'ils eussent dit les mêmes choses ».i En somme, le XYI IP siècle se soucie assez peu de la couleur authentique: la pratique de la traduction se résume à l'observance de conventions imposées par la langue réceptrice; en l'occurrence, le point de vue est français, non latin.^ D'Alembert lui-même, qui s'attaqua aussi à Tacite et n'était pas un autodidacte comme Jean-Jacques, a défendu des théo­ries identiques. « On ne doit pas se faire une règle de traduire littéralement, dans les endroits mêmes où le génie des Langues ne paroît pas s'y opposer, quand la traduction sera d'ailleurs sèche, dure et sans harmonie ». Il ira même beaucoup plus loin en autorisant le traducteur à corriger et à améliorer son modèle: «Le Traducteur trop souvent forcé de rester au-dessous de son Auteur, ne doit-il pas se mettre au-dessus quand il le peut ? ». Aussi d'Alembert con­clut-il: « Les hommes de génie ne devroient donc être traduits que par ceux qui leur ressemblent, et qui se rendent leurs imitateurs, pouvant être leurs rivaux De son côté, un savant critique comme La Harpe exigera lui aussi du traducteur qu'il fasse parler son auteur « en françois comme dans son idiome naturel », assurant, comme d'Alembert: « la traduction d'un grand écrivain est une lutte de style et une rivalité de génie ».•* Autrement dit, la grande tra­duction n'est pas transposition littérale, mais transfusion de génie.

On multiplierait aisément les citations de ce genre. Restons-en là: ce qui précède suffit à montrer que mesurer la tentative de Rousseau à l'aune des principes du XX^ siècle, comme l'a fait Mme Gérondal, revient tout bonne­ment à le trahir ou du moins à le juger sans l'entendre. En fait, on ne saurait apprécier la traduction de Rousseau qu'en la comparant avec une autre de la même époque. M. von Stackelberg, à l'occasion, compare la manière de Rous­seau et celle de Diderot, concluant que « le meilleur interprète de Tacite au XVIII® siècle en France est Denis Diderot ». Sans songer à infirmer ce juge­ment, observons cependant que Rousseau a traduit les Histoires et Diderot les Annales, et que la comparaison ne peut être vraiment révélatrice que si elle porte sur deux auteurs ayant traduit le même texte. C'est pourquoi nous préférerons, dans l'examen qui suit, confronter la version de Rousseau, non seulement avec une traduction strictement littérale qui permettra de mettre en évidence les fautes de langue, mais aussi avec les extraits du premier livre des Histoires traduits par d'Alembert et, surtout, avec le texte d'un spécialiste qui fit autorité jusqu'à la traduction procurée par Burnouf en 1827, le latiniste Dureau de la Malle.^

(1) Eléments de littérature, dans op. cit., t. XV, pp. 320 et 325.

(2) Habitude ancienne. Montaigne, traduisant la Theologia naturalis de Raymond Sebond, re­vendiquait comme un honneur d'avoir débarrassé l'auteur espagnol « de ce port farouche et main­tien barbaresque » et de lui avoir « taillé et dressé [...] un accoustrement à la Françoise ».

(3) D'ALEMBERT, Observations sur l'art de traduire, dans: Mélanges de littérature, d'histoire

et de philosophie. Nouv. éd., A Amsterdam, 1770 5 vol., t. III, pp. 6, 11, 17.

(4) LA HARPE, Lycée ou Cours de littérature ancienne et moderne. A Paris, 1818, 16 vol., t. VII, p. 388.

(5) Nous citerons d'après les Œuvres com­plètes de Tacite. Paris, 1827, 6 vol., t. IV. Pour la commodité, nous signalerons les passages cités par des chiffres romains renvoyant aux paragra­phes du texte latin de Tacite.

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Il est certes aisé de faire apparaître, dans le texte de Rousseau, des fautes qui sont dues, non à la hâte ni à la distraction, puisque le texte a été revu plusieurs fois, mais à une analyse insuffisante de la phrase, qui trahit le lati­niste débutant. Ici par exemple:

Quod si vita suppeditet, principatum divi Nervae et imperium Traiani, uberio-rem securioremque materiam, senectuti reposui, rara temporum felicitate ubi sentire quae velis et quae sentias dicere licet (§ I).

Le respect de la littéralité exigerait: S'il me reste assez de vie, j'ai réservé pour ma vieillesse le principat du divin Nerva et le règne de Trajan, matière plus riche et plus sûre, grâce au rare bonheur d'une époque où il est permis de penser ce qu'on veut et de dire ce qu'on pense. Or Rousseau restitue ainsi ce passage, qui ne présente pourtant aucune difficulté particulière:

« Que s'il me reste assez de vie, je réserve pour ma vieillesse la riche et paisible matière des règnes de Nerva et de Trajan ; rares et heureux temps où l'on peut penser librement et dire ce que l'on pense ».

Les erreurs de détails sont manifestes: même si l'on compte pour peu de chose l'omission de divi et l'agglutination de principatum et imperium en règnes, il faut retenir que Rousseau néglige complètement la valeur des comparatifs dans uheriorem securioremque materiam; en outre, si ces mots à l'accusatif sont correctement mis en apposition par Tacite à d'autres accusatifs, ils deviennent compléments d'objet chez Rousseau. Enfin, sa traduction rapporte kprincipatum et imperium les ablatifs rara... felicitate, dont il ne soupçonne même pas la valeur.

Les fautes, tout en révélant un singulier mépris du détail, n'aboutissent pas cependant au contresens ; le cas est donc plus grave dans l'exemple suivant:

... deterrimi servorum, aut qui adesis bonis per dedecus Neronis alebantur, maesti et rumorum avidi (§ IV).

C'est-à-dire: les pires des esclaves, ou ceux qui, ayant mangé leurs biens, se nourrissaient de la turpitude de Néron, étaient tristes et avides des rumeurs. Rousseau traduit: « les esclaves perfides, ou ceux qui, à la honte de Néron, vivaient des dépouilles de gens de bien, s'affligeaient et ne cherchaient que des troubles ». Manifestement, il n'a rien compris au texte latin: un inexplicable perfides remplace le superlatif deterrimi, les rumorum deviennent des troubles; l'ablatif absolu adesis bonis, pont-aux-ânes des débutants, a dérouté le traducteur qui, en outre, fait du neutre bonis un masculin, tandis que le per dedecus Ne­ronis alebantur, pourtant clair dans sa forme passive, est entièrement détourné de son sens.

Ailleurs, on constate à quel point Rousseau néglige parfois l'analyse gram­maticale la plus élémentaire et se soucie peu de rendre mot pour mot. Tacite avait dit: « Longinum manibus cœrcent exarmantque, quia non ordine mili-tiae, sed e Galba amicis, fidus principi suo et desciscentibus suspectior erat » (§ XXXI: ils maltraitent Longin et le désarment, non pas à cause de son grade dans l'armée, mais parce qu'il était des amis de Galba, fidèle à son prince et d'autant plus suspect aux rebelles). Ce qui devient chez Rousseau: « Longin fut maltraité et désarmé, parce qu'il n'avait pas passé par les grades militaires, et qu'étant dans la confiance de Galba il en était plus suspect aux rebelles ». Non seulement il oublie un membre de phrase {fidus principi suo), mais l'in-

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version quia non au lieu du non quia qu'aurait exigé une syntaxe à la française suffit à le conduire en pleine fantaisie et à traduire par « et » un sed qui mar­quait pourtant une opposition assez évidente. Est-ce enfin, dans un autre cas, la distraction ou une ignorance grossière qui le fait traduire: « Valerius Asiaticus... quem mox Vitellius generum adscivit» (§ LIX: Valerius Asiaticus ... que Vi-tellius prit peu après pour gendre) par «Valerius Asiaticus ... dont peu après Vitellius épousa la fille » ?

On le voit, la syntaxe la plus innocente peut tendre à notre traducteur des pièges bien peu dissimulés où il donne cependant tête baissée! Il faut avouer que ni d'Alembert ni Dureau de la Malle ne s'y laissent prendre.

On aurait beau jeu également de montrer que Rousseau ne se soucie guère des détails: des circonstanciels comme insuper, super, donec, adhuc, paulatim, etc. sont escamotés sans remords. Parfois des mots disparaissent sans raison ap­parente: his et pluribus in eundem modum (§ LXVI: par ces propos et beaucoup d'autres semblables) est condensé en: «par de semblables discours»; quand Tacite note: Otho intérim contra spem omnium non deliciis neque desidia torpes-cere ( § LXXI: cependant Othon, contre toute attente, ne s'engourdissait pas dans les plaisirs et la paresse), Jean-Jacques écrit: « cependant, au lieu de s'abandonner... ».

Inutile également de lui demander la traduction rigoureuse de mots isolés: pour Rousseau, singulier ou pluriel, positif ou superlatif, c'est tout un. Quand Tacite dit: plénum exiliis mare (§ i i ) Rousseau entend: «les mers couvertes d'exilés»; \z fecundissima Campaniae or a (§ II) se rend par: «les fertiles ré­gions de la Campanie ». Qu'importe aussi que Tacite ait dit quietem urbis ( § XC), quand Rousseau veut dire: « le gouvernement de Rome », ou que l'exitium conjuratorum (§ XXXII: l'exécution des conjurés) soit commuée en « exil des conjurés ».

Il est difficile, dans ces derniers cas, de décider si la faute est imputable à l'ignorance ou au dédain d'une traduction minutieuse; il en est d'autres où l'ignorance ne fait pas de doute. Ainsi: ubique hasta et sector (§ XX: c'était partout ventes aux enchères et acheteurs) est rendu par: « on ne voyait que ventes, huissiers ». Rousseau a bien compris le sens de hasta, insigne ou ja­velot que l'on plantait dans la terre aux ventes publiques, mais non celui de sector, terme de droit public désignant celui qui achetait le butin ou les biens confisqués mis en vente. Encore s'agit-il de mots techniques, donc rares, mais Rousseau n'a pas cette excuse dans l'exemple suivant: neque enim erat adhuc ctii imputeretur (§ LV: en effet, il n'y avait jusque là personne au­près de qui on pût s'en vanter), qu'il traduit: «jusque là on n'aurait su à qui s'en prendre ». Trop confiant, notre latiniste s'en est tenu au sens du français imputer. Les défaillances de son savoir l'on enfin conduit, une fois, à un con­tresens franchement comique, que Jean-Jacques transcrit avec le plus grand sérieux:

Corrupta stagnantibus aquis insularum fundamenta, dein remeante flumine di-lapsa (§ LXXXVI: les fondations des maisons de rapport ayant été gâtées par les eaux stagnantes, s'écroulèrent lorsque le fleuve rentra dans son lit).

Les insulae, on le sait, désignaient à Rome les habitations occupées par plusieurs locataires; apparemment peu informé de ce détail, Rousseau traduit sans sourciller: « Enfin, le Tibre, reprenant son cours, emporta des îles dont le

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séjour des eaux avait ruiné les fondements ». Cette image des îles s'en allant au fîl de l'eau laisse rêveur...

Peut-être ne sufRt-il pas d'aligner les fautes évidentes de Jean-Jacques et de faire le compte de ses bévues: ne faudrait-il pas aussi souligner les cas où le texte, sans être fautif, ne laisse pas cependant de trahir le modèle ? Tacite est célèbre pour la fermeté de son style et la mâle concision de son élo­quence ; Rousseau respecte-t-il ces qualités ? Quoi qu'on en ait dit, les exem­ples de délayage et de chevilles sont plutôt rares. Il arrive qu'il double sans motif les expressions latines: Haud duhiae iam in castris omnium mentes (§ XXXVI: dans le camp les sentiments de tous les soldats n'étaient plus douteux) devient: « dans le camp les sentiments des soldats n'étaient plus douteux ni partagés ». Parfois il donne dans la périphrase superflue: evulgato imperii arcano posse principem alibi quam Romae fieri (§ IV: un secret d'Etat avait été divulgué: on pouvait faire un empereur ailleurs qu'à Rome) est tra­duit: « le secret de l'empire était enfin dévoilé, et l'on voyait que le prince pouvait s'élire ailleurs que dans la capitale ». Le procédé peut conduire à une singulière lourdeur: inops pro locuplete et tners pro strenuo in manipulum redibat (§ XLVI: ils rentraient à leur manipule, de riches devenus pauvres et de courageux, fainéants) s'allonge en: « ils revenaient au manipule pauvres et fainéants, de laborieux qu'ils en étaient partis et de riches qu'ils y devaient retourner ».

Reconnaissons, néanmoins, que le souci de donner à son texte une sonorité proprement française est souvent la cause de ce relâchement. Rousseau sup­primera ainsi, aux dépens d'une traduction littérale (à laquelle, rappelons-le, il ne prétendait pas), des expressions synonymiques familières au latin, mais mal reçues en français. II écrira « des maisons » pour domibus et tectis, ou « la paix » pour concordia et pax; il renoncera à rendre de petits mots au sens souvent imprécis, comme quis, alii, plerique, etc. Parfois aussi, au grand scandale de Mme Gérondal, il se permet de coupables — mais inofFensives — interversions: « par la gloire ou l'oubli » pour oblivione... vel gloria; « d'éclairs, de tonnerres » pour tonitrua et fulgura; « pour aller ou pour demeurer » au lieu de remanendi aut eundi. Concédons-lui que tout ceci est bien véniel.

Il est cependant juste de dire que le soin que prend Rousseau d'écrire en français pour un public français l'amène parfois à affaiblir la force d'expression de Tacite, dont les fermes accents effarouchent notre traducteur. Piso in foribus trucidatur (§ XLIII) devient: «ils le tuèrent à la porte du temple»; obtrun-care ( § LXXX) n'est plus que « tuer ». Là où Tacite insiste sur le caractère extraordinaire de la situation: Vidistis, commilitones, notabili tempestate etiam deos infaustam adoptionem aversantes (§ XXXVIII: Vous avez vu, camarades, par quelle épouvantable tempête les dieux eux-mêmes ont manifesté leur horreur pour cette adoption sinistre), Rousseau écrit banalement: « Les dieux vous ont avertis par les signes les plus évidents, qu'ils désapprouvaient cette élection ». Mais notons aussi que ce défaut est à son temps comme à lui-même: praeclara indoles tua (§ XV: tes qualités supérieures) devient chez Rousseau « votre heureux naturel », mais n'est pas mieux rendu chez d'Alem-bert par « vos bonnes qualités », ni même chez Bureau de la Malle par « tes vertus »; le animi immodicus (§ LUI: d'une ambition démesurée) s'atténue en « ambitieux » chez Rousseau, mais devient inexplicablement « une valeur bouillante » chez Bureau.

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Le curieux de l'affaire est, qu'à côté de ces affaiblissements des expressions latines, Rousseau nous offre aussi des cas où il serait plutôt enclin à élever le ton. Opus adgredior opimum casibus, atrox proeliis, discors seditionibus, ipsa etiam pace saevum, dit Tacite (§ II: j'entreprends une œuvre fertile en événe­ments, pleine de batailles affreuses, de discordes et de séditions, où la paix même est horrible); et Rousseau d'ajouter à sa lyre une corde d'airain: « J'en­treprends une histoire pleine de catastrophes, de combats, de séditions, terrible même durant la paix ». A n'en pas douter, il se fait conteur de geste ; c'est le ton du Arma virumque cano..} Accent d'épopée qui tournera au souffle d'apo­calypse dans: Caecina aegre passus miscere cuncta et privata vulnera rei publicae malis operire statuit (§ LUI: Cécina, aigri, résolut de tout bouleverser et de couvrir ses blessures privées des maux de l'Etat), rendu avec superbe par: « ce que Cécina supportant impatiemment, il s'efforça de tout brouiller et d'ensevelir ses fautes sous les ruines de la république ». Emphase sans doute, mais qu'il ne convient peut-être pas de condamner, le texte s'y prêtant fort bien et Tacite lui-même n'en étant pas toujours indemne.

Cette tendance à se faire plus romain que Tacite et à ennoblir l'expression se retrouve dans les cas où, sous le traducteur, perce le moraliste. A plusieurs reprises, Rousseau dégage d'un exemple particulier une leçon générale où l'on décèle l'écho de ses propres idées. Galba, nous dit Tacite, vient d'abuser de son pouvoir envers Capito et Macer: Ceterum utraque caedes sinistre accepta, et inviso semel principi seu bene seu maie facta parem invidiam adferebant (§ VII: Quoi qu'il en soit, ces deux exécutions furent mal accueillies et, le prince une fois odieux, ses actes bons ou mauvais lui apportaient un égal ressentiment). Alors qu'il ne s'agit ici que de Galba, Rousseau généralise en maxime: «Quoi qu'il en soit, ces assassinats firent un mauvais effet; car, sous un prince une fois odieux, tout ce qu'il fait, bien ou mal, lui attire le même blâme ».

Cette propension au moralisme est plus nette encore dans les exemples suivants où, en fait, c'est Rousseau lui-même qui parle. Nam generari et nasci a principibus fortuitum, nec ultra aestimatur; adoptandi judicium integrum et, si velis eligere, consensu monstratur (§ XVI: Descendre et naître d'un prince est le fait du hasard, et l'on ne cherche pas au-delà; quand il s'agit d'adopter, c'est l'affaire d'un jugement impartial et, quand on veut choisir, la voix pu-bhque est l'indication) est une phrase qui échauffe son esprit républicain: « Le droit du sang et de la naissance ne mérite aucune estime et fait un prince au hasard; mais l'adoption permet le choix, et la voix publique l'indique». Ce goût de la formule le conduira à des traductions contestables mais sonores: Nam suadere principi quod oporteat multi laboris, adsentatio erga quemcumque principem sine adfectu peragitur ( § XV: Car donner à un prince les conseils qu'il faut est une lourde tâche; flatter n'importe quel prince se fait sans effort) est rendu par: « Car on risque beaucoup à montrer leur devoir aux princes, et rien à leur persuader qu'ils le font

(1) Il n'y a pas cet écho de grandeur insolite chez d'Alembert (« J'entreprend de peindre un siècle fertile en événemens, en combats cruels, en séditions, terrible même durant la paix ») ni^chez Dureau (« J'entreprends l'histoire d'une époque féconde en événements, signalée par des combats, troublée par des séditions, cruelle même pendant la paix »).

(2) C'est pourtant à propos de cette phrase

que VAnnée littéraire note, suivie par Clément, dans ses Essais de critique (t. I, p. 217), que Rous­seau a su « prendre le génie de Tacite pour l'em­bellir », tandis que d'Alembert (« Car il est diffi­cile de donner à un maître des conseils justes; mais pour flatter quelque prince que ce soit, il n'est pas besoin de l'aimer») a traduit «longue­ment et platement ».

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Il n'est pas très difficile, on le voit, d'accumuler les chefs d'accusation con­tre la traduction de Rousseau: il fait des contresens, son vocabulaire est dé­ficient, il se soucie peu ou pas d'une traduction littérale, il a tendance à fran­ciser Tacite ou à l'attirer dans l'orbite de sa propre pensée... Reconnaissons du moins que nous nous sommes attardés avec complaisance sur ces péchés, dont beaucoup, souvenons-nous-en, étaient avoués d'avance; dont beaucoup, aussi, sont imputables aux théories qui régissaient la traduction de son temps et dont il ne serait par juste de charger le seul Rousseau.

Rousseau traducteur de Tacite doit-il être condamné sans indulgence ? Certes non. « Une critique qui ne recueille que les fautes et qui laisse là les beautés, nous avertit Diderot, ressemble à celui qui se promènerait sur les bords d'une rivière qui roule des paillettes d'or et qui remplirait ses poches de sable ».̂ Le malheur veut qu'il est souvent plus difficile de souligner les mérites que les défauts d'une traduction, quand ce ne serait que parce que ceux-ci se révèlent dans un ou quelques mots et que ceux-là n'apparaissent que dans une phrase ou un paragraphe entiers.

On a pu incriminer la force, la précision, la concision ou l'élégance du texte de Rousseau ; nombre d'exemples infirment ce jugement négatif. Tacite écrivait: Non tamen adeo virtutum stérile saeculum ut non et bona exempla pro-diderit (§ III), ce qui devient chez

d'Alembert: Ce temps si stérile en vertus en montre néanmoins quelques-unes. Bureau: Ce siècle, toutefois, ne fut pas si stérile en vertus, qu'il n'offre aussi

des actions louables. Rousseau: Ce siècle, si fertile en crimes, ne fut pourtant pas sans vertus.

Bien qu'il soit le moins littéral, Rousseau n'a-t-il pas le mieux rendu Tacite ? Le siècle stérile en vertus se fait fertile en crimes, et l'opposition entre stérile virtutum et bona exempla en sort renforcée, tandis que la phrase fran­çaise y gagne un heureux équilibre, absent de la version, fort plate, de d'Alem­bert, et de celle, diluée, de Dureau. Même souci de l'harmonie — parfaite­ment atteinte — dans cet autre cas:

Tacite: futurorum praesagia, laeta, tristia, ambigua, manifesta (§ III). d'Alembert: des présages clairs, douteux, funestes, favorables. Dureau: mille présage heureux, terribles, équivoques, manifestes. Rousseau: les présages de toute espèce, obscurs ou manifestes, sinistres ou fa­

vorables.

On dira que Rousseau a interverti les termes: soit, mais d'Alembert ne s'en prive pas davantage et la succession des adjectifs est loin de produire l'elïet de balance obtenu par Rousseau.

S'il est arrivé à Rousseau d'affaiblir certains termes évoquant des actions brutales ou sanglantes, il ne manque pas de cas où il a, au contraire, conservé à son modèle une singulière vigueur d'expression. Tacite condamne la plebs sordida et circo ac theatris sueta ( § IV) ; Dureau décrit « le vil peuple, habitué du cirque et des théâtres », tandis que Rousseau rend infiniment mieux la

(1) A Naigeon, 1780 (A. BABELON, Correspondance inédite. Paris, 1931, 2 vol., t. I, p. 305).

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pensée de Tacite en parlant de « la vile populace, qui ne bougeait du cirque et dzs théâtres ». Autre réussite appréciable dans cette phrase complexe: Tacite: Neque enim hic, ut gentibus quae regnantur, certa dominorum domus

et ceteri servi, sed imperaturus es hominibus qui nec totam servitutem pati possunt nec totam libertatem (§ XVI).

d'Alembert: Car il n'en est point de cette nation comme des autres, où une maison règne et où tout le reste obéit. Vous allez commander à des hommes, qui ne peuvent être ni tout à fait libres, ni tout à fait esclaves.

Dureau: Car ce n'est point ici comme dans les contrées asservies à des rois, où une famille de maîtres commande à une nation d'esclaves.

Rousseau: Songez qu'il n'en est pas ici comme des monarchies, où une seule famille commande, et tout le reste obéit, et que vous allez gouverner une peuple qui ne peut supporter ni une servitude extrême ni une entière liberté.

D'Alembert est correct, sans plus, et Dureau tout à fait insuffisant. Notons au contraire chez Rousseau l'ordonnance et l'équilibre de la phrase, où le latin servi n'est affaibli en obéit que pour rendre plus sensible l'opposition entre « obéit » et « commande », et le souci d'expressivité qui le fait traduire les deux totam par des adjectifs différents.

Si Rousseau a parfois délayé le latin concis de Tacite, combien de fois ne l'a-t-il pas restitué dans toute sa vigueur, ce que n'ont su faire ni Dureau ni d'Alembert! La volonté d'un resserrement maximum de l'expression est constante chez lui; par exemple:

Tacite: Nihil adrogabo mihi nobilitatis aut modestiae; neque enim relatu vir-tutum in comparatione Othonis opus est (§ XXX).

d'Alembert: Je ne vanterai ni ma noblesse, ni ma conduite; il n'est pas besoin de parler de vertus pour se comparer à Othon.

Dureau: Je ne ferai valoir ni ma naissance, ni mes mœurs. Il n'est pas question de vertu dans un parallèle avec Othon.

Rousseau: Je ne vous parlerai ni de mon nom ni des mes mœurs; on a peu besoin de vertus pour se comparer à Othon.

La phrase, précise, dense et concentrée, ne rend-elle pas à merveille le dédain et le mépris perceptibles dans Tacite ? Et encore: Tacite: Cecina belli avidus proximam quamque culpam, antequam paeniteret,

ultum ibat (§ LXVII). Dureau: Caecina, qui ne respirait que la guerre, dès la première faute, avant

qu'on se repentît, se hâtait de punir. Rousseau: Cécina, qui ne cherchait que la guerre, prévenait toujours la réparation

par la vengeance.

Alors que Dureau se voit contraint d'expliciter une pensée que le latin pouvait ramasser à l'extrême, Rousseau n'hésite pas devant une ellipse audacieuse, parfaitement fidèle à l'intention de Tacite. Sainte-Beuve avait vu juste quand il décelait dans le style de Rousseau une « sève de grand écrivain ».

Nous ne prétendrons pas que Rousseau ait donné du premier livre des Histoires la traduction la plus correcte du X V I s i è c l e : ce mérite revient à Dureau de la Malle. Et nous ne suivrons pas non plus M. von Stackelberg lorsqu'il conclut que Jean-Jacques commet des erreurs, non parce qu'il ne

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sait pas suffisamment le latin, mais parce qu'il était au début de sa carrière littéraire et « qu'il manquait d'expérience de la vie et de la littérature pour pouvoir pleinement comprendre Tacite, cet auteur qui n'écrit pas pour les jeunes •>>} En fait, Rousseau a sans nul doute compris Tacite: ses fautes provien­nent bel et bien, comme il le reconnaissait lui-même, d'une connaissance in­suffisante de la langue, cause directe de ses imprécisions et de ses inexactitudes. L'étonnant est plutôt d'être parvenu à une telle réussite d'ensemble avec un si mince bagage: si Rousseau n'a pas la science du latin, si son vocabulaire est quelquefois déficient, si la syntaxe et les déclinaisons lui jouent de mauvais tours, il n'en a pas moins le sentiment très vif de la phrase latine et une com­préhension intuitive de l'auteur qu'il traduit.

Bureau de la Malle nous a laissé une traduction en général exacte, mais aussi exsangue et incolore; quant à d'Alembert, sans être souvent plus fidèle au génie de Tacite, il n'a donné qu'un texte sans âme et d'une rare banalité: M.-J. Chénier disait fort justement qu'il avait traduit « en géomètre et non en écrivain

Une traduction peut être parfaitement correcte et n'avoir pas grand inté­rêt. Tout au contraire, celle de Rousseau compte autant de réussites que de défaites et il est juste de reconnaître qu'il a rempli son propos: dire ce que Tacite « eût dit en français ». Non seulement le texte de Rousseau se lit aisé­ment, mais il a su évoquer toute la sombre couleur et la tragique résonance d'un moment de l'histoire romaine. En tenant compte des règles de la tra­duction au XVIII" siècle — règles qu'il conviendrait de mettre plus souvent en lumière — Rousseau a remarquablement tenu cette gageure de nous donner, fût-ce au prix de quelques erreurs de détails, un Tacite français. Non sans mal, certes: « un si rude jouteur m'a bientôt lassé », avoue-t-il dans sa préface. Toujours est-il que, s'il avait voulu apprendre à écrire, sa peine ne fut pas infructueuse: son texte, par sa concision, sa force, son énergie, atteste la maî­trise acquise par la contrainte et le style observé chez Tacite brillera plus d'une fois dans le Contrat social. Après l'avoir lu de près, l'on comprend que Rousseau pouvait en tirer une légitime fierté, qui perce dans sa conclusion sans vaine modestie: « C'est une grande entreprise qu'une pareille traduction: quiconque en sent assez la difficulté pour pouvoir la vaincre persévérera diffi­cilement. Tout homme en état de suivre Tacite est bientôt tenté d'aller seul ». Il ne tarderait pas à en administrer la preuve.

R A Y M O N D T R O U S S O N

(1) J. VON STACKELBERG, Rousseau, d'Alem­bert et Diderot traducteurs de Tacite, p. 403. C'est le jugement que Rousseau lui-même por­tait sur l'historien: * Tacite est le livre des vieil­lards, les jeunes gens ne sont pas faits pour l'entendre » (Emile, livre IV). Dira-t-on que

l'auteur des deux Discours comptait encore parmi ces jeunes gens ?

(2) Op. cit., p. 93. Les Essais de critique (t. I, p. 214) assuraient déjà qu'« il écrivoit en véritable Algébriste ».