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Les transformations contemporaines de la souveraineté Jean L. Cohen La souveraineté est désormais un « concept contesté dans son essence » (Gallie, 1962). Le caractère supranational des « risques », des problèmes écologiques au terrorisme, souligne combien l’Etat-nation moderne peine apparemment à contrôler son propre territoire, ses frontières, et les dangers que courent ses citoyens. Des décisions politiques et juridiques essentielles sont prises hors du cadre des législatures nationales. Des organisations supranationales variées, des « autorités mondiales privées » transnationales, des réseaux transgouvernementaux sont impliqués dans la régulation et l’édiction de lois, et évincent l’état pour formuler des lois contraignantes (hard law) ou souples (soft law). Avec l’Union Européenne a surgi une nouvelle forme d’entité politique régionale dont les juridictions empiètent sur celles de l’état territorial, ont la suprématie, et prennent directement effet dans les états membres. La loi semble se détacher de l’état territorial à plusieurs niveaux de gouvernance, ce qui suggère que ce dernier a perdu la souveraineté aussi bien politique que juridique. En outre, l’importance croissante de la législation sur les droits de l’homme et la volonté de l’appuyer sur des sanctions fortes, y compris l’intervention militaire, pour protéger les droits fondamentaux des citoyens contre leur propre état (intervention humanitaire), suggère que l’autorité de l’état (et pas seulement son contrôle) sur ses affaires intérieures est devenue problématique, et dépend de jugements extérieurs fondés sur des principes internationaux. Enfin et surtout, la renaissance du concept d’empire fait signe vers ce qui apparaît comme un projet impérialiste qui invoque l’idée d’un droit mondial qu’aurait une superpuissance pour assurer la paix mondiale et la sécurité contre des formes jugées anachroniques du droit international et des institutions internationales impuissantes. De ce point de vue également, le concept d’état souverain et le principe de l’égalité de souveraineté reconnue aux différents états semblent être

03. Transformations contemporaines de la souveraineté … · anachroniques du droit international et des institutions internationales impuissantes. De ce point de vue également,

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Les transformations contemporaines de la souveraineté

Jean L. Cohen

La souveraineté est désormais un « concept contesté dans son

essence » (Gallie, 1962). Le caractère supranational des « risques », des

problèmes écologiques au terrorisme, souligne combien l’Etat-nation moderne

peine apparemment à contrôler son propre territoire, ses frontières, et les dangers

que courent ses citoyens. Des décisions politiques et juridiques essentielles sont

prises hors du cadre des législatures nationales. Des organisations

supranationales variées, des « autorités mondiales privées » transnationales, des

réseaux transgouvernementaux sont impliqués dans la régulation et l’édiction de

lois, et évincent l’état pour formuler des lois contraignantes (hard law) ou

souples (soft law). Avec l’Union Européenne a surgi une nouvelle forme d’entité

politique régionale dont les juridictions empiètent sur celles de l’état territorial,

ont la suprématie, et prennent directement effet dans les états membres. La loi

semble se détacher de l’état territorial à plusieurs niveaux de gouvernance, ce qui

suggère que ce dernier a perdu la souveraineté aussi bien politique que juridique.

En outre, l’importance croissante de la législation sur les droits de l’homme et la

volonté de l’appuyer sur des sanctions fortes, y compris l’intervention militaire,

pour protéger les droits fondamentaux des citoyens contre leur propre état

(intervention humanitaire), suggère que l’autorité de l’état (et pas seulement son

contrôle) sur ses affaires intérieures est devenue problématique, et dépend de

jugements extérieurs fondés sur des principes internationaux. Enfin et surtout, la

renaissance du concept d’empire fait signe vers ce qui apparaît comme un projet

impérialiste qui invoque l’idée d’un droit mondial qu’aurait une superpuissance

pour assurer la paix mondiale et la sécurité contre des formes jugées

anachroniques du droit international et des institutions internationales

impuissantes. De ce point de vue également, le concept d’état souverain et le

principe de l’égalité de souveraineté reconnue aux différents états semblent être

devenus obsolètes.

Et pourtant, malgré ces défis nouveaux, la souveraineté demeure un

concept fréquemment invoqué aussi bien pour l’état que pour le peuple

(souveraineté populaire). Ce discours de la souveraineté a-t-il encore un sens

dans le contexte de la mondialisation ? L’état a-t-il perdu tout contrôle intérieur

réel et toute autorité légitime sur sa population ? Les juridictions nouvelles qui

viennent empiéter sur un territoire marquent-elles la fin de la souveraineté ? Est-

ce qu’à la société des états (Bull, The Anarchical Society, 1977) se substitue une

« société mondiale » et un ordre juridique et politique international (Teubner,

« Global Bukowina : Legal Pluralism in World Society », 1997 ; Held,

Democracy and the Global Order, 1995 ; Archibugi et Held, Cosmopolitan

Democracy, 1995) ou un empire mondial (Hart and Negri, Empire, 2000) ? La

question que nous étudions est la suivante : le XXIe siècle est-il le témoin de la

fin du concept de souveraineté, ou bien les transformations et mutations actuelles

impliquent-elles au contraire le passage d’un régime de souveraineté à un autre ?

1. Contexte historique et conceptuel

Le discours moderne de la souveraineté est lié à deux évolutions : la

naissance de la monarchie absolue et la formation de l’état moderne. De ces deux

points de vue, affirmer la souveraineté revient à revendiquer l’autorité suprême et

le contrôle sur un territoire donné. Ce discours a trouvé sa signification moderne

avec la naissance du droit et de la puissance publics, c'est-à-dire avec le

gouvernement comme pratique autonome exercée à l’intérieur d’un territoire. Il

faut donc distinguer la souveraineté de la suzeraineté, qui désigne l’autorité et le

contrôle qu’exerce un seigneur féodal, un roi, ou un empereur au sommet de la

hiérarchie féodale, et qui en fait l’autorité suprême sur certains pouvoirs

particuliers, le suzerain des suzerains (de Jouvenel, De la Souveraineté, à la

recherche du bien politique, 1955). Partie prenante du projet absolutiste royal,

l’affirmation de plénitude des pouvoirs impliquait davantage que la volonté d’être

le premier parmi ses pairs, le sommet d’une hiérarchie personnelle de

commandement et d’obéissance. Ce qui faisait la nouveauté et la modernité de

cette revendication de souveraineté, c’était qu’elle affirmait également un pouvoir

direct sur les gouvernés. Cela impliquait la destruction de tous les pouvoirs

autonomes ou des autorités qui pouvaient gouverner indépendamment du roi ou

édicter leur propre loi. La souveraineté est devenu le mot pour désigner la

cohérence et l’unité de l’autorité qui gouverne une communauté politique sur un

territoire donné. La souveraineté intérieure du gouvernant se comprenait comme

une suprématie qui mêlait le vieux concept de juridiction personnelle avec la

revendication de juridiction territoriale. La souveraineté intérieure en vint à

signifier une autorité unifiée, complète, suprême, exclusive et directe dans les

limites d’un territoire sur tous ses habitants qui devenaient ainsi membres d’une

entité politique, c'est-à-dire sujets.

Cette conception de la souveraineté intérieure (suprématie) avait

nécessairement son pendant extérieur : elle impliquait une revendication

d’autonomie vis-à-vis des puissances extérieures. La souveraineté extérieure prit

alors la forme de l’indépendance à l’égard de toute puissance étrangère, d’une

imperméabilité du territoire à toute juridiction émanant d’une autorité extérieure.

La naissance de la souveraineté moderne s’est donc manifestée comme un double

processus : l’affirmation de l’autorité royale contre l’ordre médiéval (constitué de

puissances féodales locales et autonomes) et les revendications universalistes de

l’empereur et de l’Église sont allées de pair avec le processus de formation de

l’état. Ce dernier entraînait la consolidation du principe de territorialité, des

entités politiques autonomes limitées par des frontières, la naissance d’un

système d’états et enfin, ce qu’on allait baptiser la société internationale.

La souveraineté désigne donc une manière d’organiser le pouvoir politique,

et le droit public (juridiction et autorité). Outre ces aspects intérieur et extérieur,

les revendications de souveraineté permettent d’articuler le pouvoir et le droit. Il

est donc utile de distinguer les dimensions politique et juridique du concept. En

tant que concept politique, le discours sur la souveraineté était lié à l’affirmation

du pouvoir royal dans le contexte de la lutte pour le contrôle politique contre des

puissances intérieures et extérieures. Cependant, la déclaration de suprématie et

d’indépendance impliquait également des revendications qui tenaient à la

juridiction et à l’autorité légale (suprématie) d’un certain type de législateur et de

la loi elle-même, sur les droits et pouvoirs traditionnels et les sources ou

revendications légales extérieures. C’est dire que la souveraineté ne se réduit pas

à un pouvoir, contrôle ou force de facto, mais est également un concept juridique

qui implique la capacité à délivrer des ordres légitimes qui font autorité (loi). La

souveraineté est donc toujours une question de relation entre la loi et le pouvoir.

Comme nous le verrons, ces relations varient en fonction des régimes de

souveraineté.

2. La souveraineté moderne comme souveraineté absolue : la souveraineté

intérieure

A. Le modèle absolutiste

Les dimensions politique et juridique de la souveraineté, et ses aspects

intérieur et extérieur se mêlent sans difficulté apparente dans la conception

absolutiste de la souveraineté moderne. C’est tout à fait clair dans les œuvres des

deux théoriciens modernes de la souveraineté les plus importants : Jean Bodin

(1529-1597) et Thomas Hobbes (1588-1679). Même si De la République (1576)

de Bodin et le Léviathan (1651) de Hobbes ont été publiées à presque un siècle

d’écart, les deux œuvres ont été écrites dans le contexte de guerres de religion

dévastatrices et les deux auteurs cherchaient un argument en faveur de la

légitimité d’un unique lieu décisif d’autorité pour la prise de décision politique et

la formulation de la loi. Tous les deux trouvèrent cet argument dans une doctrine

systématique de la souveraineté dont l’idée phare était que les gouvernants et les

gouvernés devaient être regroupés en un seul corps politique unifié. Cette

doctrine de la souveraineté était avancée contre le concept de gouvernement mixte

et le modèle médiéval sous-jacent d’une société d’ordres. Pour résoudre le

problème du désordre civil, la souveraineté – tel était l’argument – devait être

incarnée dans un seul corps suprême de gouvernement, qui pouvait être soit un

seul (le roi), soit le petit nombre (l’aristocratie), soit l’assemblée du plus grand

nombre (le peuple). Mais Bodin comme Hobbes penchait nettement en faveur de

la souveraineté royale qu’il tenait pour la forme la plus achevée, parce qu’elle

signifiait qu’une seule personne pouvait exprimer à la fois l’unité de l’entité

politique et résoudre tous les désaccords en son sein.

Deux aspects de la théorie de la souveraineté de Bodin la distinguent des

conceptions antérieures et en font la modernité. Premièrement, au lieu de dresser

une liste des prérogatives du souverain et de lui opposer les prérogatives des

autres puissances autonomes, Bodin analyse le concept de souveraineté en lui-

même et recherche ses fonctions essentielles et ses caractéristiques.

Deuxièmement, Bodin modifie la signification juridique de la souveraineté en la

distinguant de l’idée médiévale d’une loi découverte et interprétée, d’une

souveraineté juridique qui serait affaire de juridiction et de résolution de litiges.

Au contraire, influencé en cela par la renaissance des conceptions romanistes de

la loi, il affirme que la loi est faite par des êtres humains, et fait de la souveraineté

juridique la législation d’une instance politique. En conséquence, exercer la

souveraineté ne consiste plus tant à rendre la justice qu’à faire la loi et la volonté

souveraine devient l’unique source de la loi dans le corps politique. Cela signifie

que l’ordre juridique tout entier, y compris les puissances subordonnées

détenues par d’autres personnes ou groupes « publics », dérive de la volonté du

souverain.

Les traits essentiels de la doctrine moderne de la souveraineté tirent leur

origine de ce monopole de la fonction législative : la souveraineté est absolue,

indivisible, compétente dans tous les domaines. Il est vrai que Bodin rappelle

que, même si le souverain est la seule source de la loi humaine, il reste lié par la

loi naturelle aussi bien que divine. Il pense aussi qu’il est sage que le souverain

respecte les droits de propriété et les droits coutumiers. Après tout, la société sur

laquelle s’exerce ce pouvoir souverain n’est pas, comme chez Hobbes, une

société civile d’individus mais cette société d’ordres désormais constituée en un

corps politique. Néanmoins, il n’y a pas de cours d’appel humaine supérieure à

ce commandement du souverain, qui puisse juger s’il viole effectivement ou non

la loi naturelle ou divine. Les lois édictées par le souverain ne dépendent pas de

la délibération ou du consentement d’assemblées constituées par des puissances

subordonnées. En ce sens, la souveraineté intérieure est absolue – legibus

solutus.

L’indivisibilité de la souveraineté trouve son origine dans la doctrine qui

fait de la volonté souveraine la source de la loi : dans le cadre de cette théorie de

la nature publique et unifiée du pouvoir législatif souverain, il est inconcevable

que la souveraineté puisse être divisée. Ce qui est en cause ici n’est pas tant

l’arbitraire d’un gouvernement personnel, que l’unité d’un corps politique en tant

qu’association légale, où la loi du souverain est désormais tout à la fois publique

et suprême. Ces clauses d’unité, indivisibilité et compétence absolue (le

souverain décide de tout ce dont il peut décider) assurent la cohérence et l’unité

de la loi publique et de l’état, et pas seulement la suprématie de la volonté du

souverain.

Thomas Hobbes souligne également que la souveraineté implique un

pouvoir unifié, absolu, perpétuel et public, même s’il le fait pour des raisons

légèrement différentes de celles de son prédécesseur. Le contrat qui crée et donne

autorité au souverain se noue, dans cette théorie, entre des individus d’égal statut

qui érigent un pouvoir commun au-dessus d’eux de sorte qu’un seul homme ou

une seule assemblée puisse réunir toutes les volontés en une seule (Hobbes,

Léviathan). La société à laquelle se rapporte cette théorie de la souveraineté est

une société individualisée de sujets. En outre, Hobbes développe une théorie de

la souveraineté et de la loi séculière de part en part, en se défaisant de l’autre

affirmation centrale de la théorie bodinienne : le souverain n’est plus restreint par

la loi naturelle, divine ou coutumière. La seule loi qui existe est la loi positive,

édictée par le souverain. Le caractère unitaire, absolu et indivisible de la

souveraineté est la conséquence du but que remplit cette institution : garantir la

paix et la sécurité. Cependant, tout en éliminant ce qu’il considérait comme la

cause de la guerre civile (le gouvernement mixte et une société d’ordres), et en

raison de sa conception sécularisée de la loi et de la politique, Hobbes rencontre

le problème de la contingence radicale de l’unité de la société et du corps

politique. La souveraineté unifiée est censée maintenir une société atomistique

constituée d’individus. Le souverain devient « le représentant souverain »,

l’incarnation de l’unité sociale, de l’identité même et de la cohérence du corps

politique. Hobbes affirme que c’est seulement par la représentation qu’une

multitude peut devenir une seule personne (publique). Le représentant souverain

ne symbolise pas uniquement l’unité, il l’incarne et la produit. Ce modèle de la

représentation comme incarnation est au cœur du modèle absolutiste de la

souveraineté. En conséquence, la souveraineté ne peut pas être divisée parce qu’il

ne peut pas y avoir plus d’un « représentant souverain » d’un même peuple sans

créer d’empire dans l’empire. L’existence d’une autre source de loi ou de

pouvoir autonome raviverait le spectre de la dislocation, de la fragmentation du

corps politique, et de la guerre civile.

Le modèle absolutiste dessine donc le concept de la souveraineté d’un état

unifié (un système public cohérent de loi et une communauté politique unifiée) en

se fondant sur l’idée que seule une instance de gouvernement unique peut et doit

incarner cette souveraineté et exercer ses prérogatives juridiques et politiques. Il

ne peut pas y avoir de gouvernement mixte au sens classique, mais il ne peut y

avoir non plus quelque séparation des pouvoirs que ce soit. Le gouvernement

politique centralisé doit contrôler toutes les fonctions principales du

gouvernement, incarner (re-présenter) l’unité du tout, et devenir la seule source

extra-juridique de la loi (the command theory of law).

B. Alternatives au modèle absolutiste

Au fil des siècles, la conception absolutiste de la souveraineté s’est vue

attaquée sur plusieurs fronts. Dès le XVIIe siècle, les théoriciens de la

constitution comme James Harrington et John Locke rejettent l’idée que l’unité

politique de l’état doit être intimement liée à la ou les personnes qui le dirigent.

Ils adoptent l’état moderne, tout en dissociant le pouvoir public, le droit public et

les formes absolutistes de gouvernement. Ce geste se fait à deux niveaux.

Premièrement, ils étudient l’idée d’un agencement des institutions en différentes

formes de corps législatif et exécutif (l’exécutif comprenant le judiciaire) au sein

d’un état souverain unifié. Conséquemment, les tâches et prérogatives du

gouvernement ne doivent pas nécessairement se trouver dans les mêmes mains :

elles peuvent être différentiées fonctionnellement et, ce qui a aussi son

importance, distinguées conceptuellement du siège de la souveraineté politique.

Deuxièmement, l’idée de loi constitutionnelle met à mal l’idée que le souverain,

qui est à la tête du gouvernement, est la source de la loi, mais n’est pas lui-même

soumis à la loi. La théorie de la constitution reconnaît la nécessité d’un seul

système juridique cohérent, qui articule et régule la séparation politique des

pouvoirs. Mais le constitutionnalisme implique l’idée d’une prééminence du droit

(rule of law) : aucune instance politique, pas même les membres de la législature

suprême « souveraine », ne peut être au-dessus de la loi. En un mot, il est

possible de décomposer la souveraineté politique, c'est-à-dire les fonctions

gouvernementales, tout en maîtrisant la souveraineté juridique. L’auteur de la loi

(le législateur) peut y être soumis.

Les révolutions démocratiques du XVIIIe siècle ont lié ces évolutions de la

relation du pouvoir et de la loi au sein de l’état avec un changement du détenteur

de la souveraineté. Rousseau avait d’ores et déjà transféré la souveraineté des

mains du roi dans celles du peuple, mais il fallut les grands événements et les

théoriciens de ces révolutions, en particulier Thomas Paine et Emmanuel de

Sieyès, pour lier l’idée de souveraineté populaire à une nouvelle conception du

gouvernement représentatif et constitutionnel. Paine et Sieyès ont tout deux

affirmé qu’une constitution n’est pas un acte du gouvernement, mais du peuple

qui se donne à lui-même un gouvernement. Ce qui implique un changement de

statut et d’assise de la souveraineté intérieure. L’attribution de la souveraineté au

peuple lui donne le rôle de pouvoir constituant : seule source politique de

légitimité constitutionnelle et législateur ultime. Cela signifie également que le

peuple n’est pas directement impliqué dans le pouvoir constitué ou dans les

fonctions courantes du gouvernement. Les pouvoirs constitués – législatif,

exécutif et juridique – doivent être exercés par des fonctionnaires qui sont les

représentants du peuple souverain. En conséquence, le pouvoir des représentants

politiques n’est pas personnel mais public, et les membres du gouvernement ne

peuvent ni être au-dessus de la loi, ni irresponsables devant le peuple souverain.

Le discours de la souveraineté populaire et son concept jumeau, le

gouvernement représentatif, impliquent donc une rupture radicale avec le modèle

absolutiste de la représentation comme « incarnation ». C'est-à-dire qu’aucune

instance du gouvernement ne peut prétendre être souveraine. En conséquence, la

représentation politique dans une démocratie constitutionnelle comprend un jeu

complexe de médiations entre la partie et le tout, la présence et l’absence : les

représentants doivent toujours prétendre représenter le peuple comme un tout,

mais ils doivent également représenter les intérêts particuliers des constituants

(Rosanvallon, Le Peuple introuvable, histoire de la représentation démocratique

en France, 1998). Le peuple souverain est absent du gouvernement et mais

pourtant présent puisqu’il est le référent dynamique de la représentation. C’est

dans ce contexte qu’il faut entendre l’institution moderne des élections. Sous un

gouvernement constitutionnel, les élections régulières donnent mandat aux

représentants, mais ces derniers, au moins en principe, ne peuvent jamais

« incarner » la souveraineté populaire parce que leur pouvoir et leur droit sont un

pouvoir délégué.

L’idée de pouvoir constituant semble cependant impliquer que le peuple

lui-même peut en quelque sorte incarner la souveraineté populaire à travers

certaines formes directes d’expression politique : convention, référendum,

plébiscite. C’est Carl Schmitt, le théoricien de la souveraineté le plus sulfureux

du XXe siècle, qui a montré jusqu’où cette idée peut conduire. Dans sa théorie

de la dictature souveraine, Schmitt relie le concept de pouvoir constituant du

peuple et les expressions démocratiques plébiscitaires de la volonté populaire, au

modèle de la représentation comme incarnation et au modèle absolutiste de la

souveraineté (Schmitt, Théologie politique, 1988 ; Théorie de la constitution,

1993 ; Légalité, légitimité, 1936). C'est-à-dire qu’un leader élu, comme un

Président (donc un pouvoir constitué) pourrait, s’il recueille l’assentiment

populaire, incarner et accomplir la volonté du pouvoir constituant et, en

endossant le rôle de dictateur souverain, abroger une « constitution morte » pour

en instituer une nouvelle. Encore une fois, l’unité du « représentant souverain »

est soulignée, cette fois dans le contexte d’« urgence », pour forger et protéger

l’unité (l’homogénéité) du corps politique contre ses ennemis intérieurs et

extérieurs (Schmitt, Légalité, légitimité). Cette théorie de la « dictature

souveraine » inspirée en partie par la théorie marxiste-léniniste de la dictature

révolutionnaire du prolétariat, a conduit des théoriciens de la démocratie comme

Hannah Arendt (Essai sur la révolution, 1985) à abandonner complètement les

concepts de souveraineté populaire et de pouvoir constituant, et à affirmer que la

démocratie constitutionnelle la plus stable et couronnée de succès, les États-Unis,

en avait fait l’économie dès le départ.

Les théoriciens de la démocratie de la fin du XXe siècle et du XXIe ont été

plus circonspects dans leur réponse au spectre de la dictature invoquant le

discours de la souveraineté populaire pour suspendre ou réécrire les constitutions

démocratico-libérales. L’important travail de Bruce Ackerman (Au nom du

peuple, 1998) sur le constitutionnalisme américain réfute la thèse d’Arendt en

montrant que les Américains se sont fortement appuyés sur le concept de

souveraineté, et l’idée de pouvoir constituant. Ils n’ont pas abandonné le

discours de la souveraineté populaire, mais l’idée que, dans des circonstances

ordinaires, elle puisse être incarnée par quelque pouvoir gouvernemental que ce

soit ou même par le peuple lui-même. Les expressions démocratiques directes de

la volonté populaire, par exemple par référendum, peuvent compléter, mais non

remplacer, la représentation politique. Le modèle de la représentation et de la

séparation constitutionnelle des pouvoirs que présente Ackerman est un modèle

« anti-incarnation » et semble retrouver l’idée habermassienne, développée

comme une alternative à Schmitt, de souveraineté populaire procédurale

(Habermas, Droit et Démocratie, 1997). On peut exprimer la même idée en

disant que le modèle de la relation entre le peuple et ses représentants comme

« incarnation » se voit remplacé par un modèle relationnel dans les démocraties

constitutionnelles où la souveraineté circule mais ne peut pas être fixée dans un

corps unique.

Néanmoins, la théorie du dualisme constitutionnel proposée par Ackerman

ne rompt pas entièrement avec l’idée schmittienne que le peuple lui-même peut

apparaître directement sur la scène politique dans des cas extraordinaires :

lorsque de profonds changements constitutionnels (des amendements irréguliers)

ou l’élaboration d’une nouvelle constitution sont en jeu. Le souverain assoupi

éveille dans ces moments cruciaux, sous la forme de processus répétés de

délibération et de discussion, un mouvement social et une participation accrue

pour les élections essentielles, pour faire connaître sa volonté et approuver le

représentant politique qui l’exprime le plus adéquatement dans ces moments

extraordinaires de transformation constitutionnelle.

L’idée que le peuple sous la forme du pouvoir constituant puisse

effectivement incarner et exprimer directement la souveraineté populaire en ce

sens, qu’il soit antérieur à et au-dessus de la loi, a été contestée par la théorie et la

pratique récentes de l’élaboration constitutionnelle dans de nombreux pays. La

théorie « post-souveraine » de la formation de constitution proposée par Andrew

Arato (Civil Society, Constitution and Legitimacy, 2002) dédramatise le pouvoir

constituant et le moment « révolutionnaire » entre les constitutions. Il fait

l’économie du mythe qui veut qu’une convention constitutionnelle implique

directement la souveraineté populaire dans le processus extraordinaire

d’établissement de la loi. En abandonnant le dernier refuge du modèle de

l’incarnation, cette analyse applique un modèle relationnel de la souveraineté à

l’idée du pouvoir constituant. Des exemples couronnés de succès

d’établissement de constitution au cours des vingt dernières années montrent

qu’il s’agit souvent d’un processus en deux étapes. La première étape comprend

idéalement des représentants de tous les principaux groupes sociaux dans les

négociations, compromis et délibérations qui visent à produire une constitution

temporaire ou intérimaire. Le second moment implique l’esquisse d’une

constitution « définitive » qui tire profit de l’important travail d’élaboration

qu’ont mené les représentants du pouvoir « constituant » de la première phase.

La participation du « peuple » par la ratification est évidemment un moment

important du processus. Mais il faut bien voir que même à ce niveau, on ne peut

pas échapper au cercle de la représentation et ce qui importe est une relation

dynamique et compréhensive entre les représentants et les représentés. Au lieu

d’édifier mythiquement le peuple souverain en corps constituant extérieur à la loi,

et qui crée la loi, cette approche souligne les principes qui sont nécessaires pour

légitimer un processus effectif de rédaction de constitution. Il plaide aussi en

faveur de l’importance de la « fiction » de la continuité juridique au sein d’un

contexte de discontinuité entre les ordres constitutionnels. Même dans ce

contexte, le pouvoir constituant peut et doit être conçu comme « toujours soumis

à la loi ». Une telle visée de la part des acteurs principaux doit aider à prévenir la

violence dans des contextes de transition ou des épisodes révolutionnaires.

Même si la théorie de ce processus est présentée comme une façon « post-

souveraine » de faire les constitutions, le discours de la souveraineté populaire

demeure vivant et séduisant, même s’il prend une nouvelle forme. La

souveraineté populaire demeure une idée régulatrice, un principe de légitimité, et,

dans le modèle relationnel, une importante source de dynamisme au cours de

l’établissement de la constitution et pendant la politique ordinaire. Elle demeure

une référence indispensable pour tenter d’établir des mécanismes qui assurent le

zèle et la responsabilité des représentants, et de construire une démocratie

constitutionnelle plus complète et démocratique, non seulement pendant les

périodes extraordinaires d’établissement de la constitution, de changement

constitutionnel, mais aussi pendant les périodes de gestion politique courante.

3. La souveraineté moderne : la souveraineté extérieure

Le développement, la transformation et les critiques de l’idée de

souveraineté extérieure suivent un cheminement parallèle à l’émergence et la

contestation du modèle absolutiste de la souveraineté intérieure. Il faut rappeler

que la revendication de souveraineté extérieure était dirigée contre les puissances

qui se situaient hors du territoire où se formait l’état. Cette revendication s’est

trouvée liée avec une conception particulière de la relation entre loi et pouvoir

entre les états souverains qu’on connaît sous le nom de modèle classique ou

westphalien.

L’histoire du système international des états souverains commence en

Europe. Le Traité de Westphalie, en 1648, est souvent pris comme son point

d’origine, même si les spécialistes débattent de la question, parce que le

processus de formation des états se déroule sur le long terme. Néanmoins, la

paix de Westphalie qui mettait fin à la guerre de Trente ans est devenue le signe

de l’émergence du système d’états souverains en Europe pour deux raisons.

Premièrement, même si le principe cujus regio, eius religio, qui permettait aux

princes allemands d’établir leur propre confession sur leur territoire avait été

défini à la Paix d’Augsburg, presque cent ans auparavant (1555), cette paix était

instable. Le traité de Westphalie a permis d’établir effectivement l’autorité

religieuse des princes dans leur territoire, et mis fin aux efforts des souverains

pour intervenir dans le domaine les uns des autres et affecter la confession

religieuse. Deuxièmement, le traité de Westphalie marque la fin de l’autorité du

Saint Empire romain germanique sur les états européens quant à la politique

étrangère, à la diplomatie et à la capacité à passer des traités. Ces derniers

devinrent la seule forme d’autorité constitutionnelle à travers l’Europe, sans être

plus longtemps concurrencés par le pouvoir temporel de l’Église, ou le pouvoir

impérial.

Comment la souveraineté extérieure a-t-elle été conçue au sein du système

d’états souverains qui se développa sur ce fondement ?

A. Le modèle westphalien classique

La souveraineté extérieure de l’état impliquait une indépendance politique

et la protection juridique du corps politique vis-à-vis des pouvoirs étrangers.

Tout comme la souveraineté intérieure, elle a également été conçue au départ en

termes de volonté et de droit unifiés, sujette à nul autre volonté ou législateur

plus haut placé. Cette volonté était attribuée à l’état comme tel, et personnifiée par

son souverain. L’indépendance politique signifiait qu’un pouvoir souverain

n’obéit pas à une autorité supérieure et que ses affaires intérieures sont hors de

portée des autres pouvoirs souverains. Le pouvoir souverain ne peut pas être

exercé à l’intérieur des frontières d’un état étranger. Les structures d’autorité

intérieures excluent tout acteur étranger. C’est ce qu’on a appelé le principe

politique de non-intervention. L’imperméabilité exprimait l’idée légale de

juridiction intérieure : aucune autorité juridique extérieure ne peut avoir de

revendication juridique sur un état souverain. La souveraineté extérieure signifiait

ainsi une juridiction complète et exclusive de l’état sur son territoire et sa

population. Dès lors, la souveraineté extérieure était affaire de pouvoir (contrôle

interne nécessaire à l’indépendance) et de droit (autonomie juridictionnelle).

Les deux dimensions essentielles de la souveraineté extérieure impliquent

l’existence d’une pluralité d’états souverains, et d’une société internationale qui

reconnaît ces principes et les attribue de façon cohérente aux entités politiques.

C’est vrai également d’une troisième idée constitutive de la souveraineté

extérieure, l’égalité des états souverains quant à leur statut légal et leurs droits

fondamentaux. Une souveraineté égale n’était pas seulement une condition

essentielle de coexistence au sein du système des états ; c’était un principe qui

rendait possible la pratique d’une reconnaissance mutuelle et d’une régulation

des interactions au sein des états souverains. En conséquence, une société

internationale d’états conscients de certains intérêts communs (et peut-être de

valeurs communes), liés par un ensemble commun de principes qui régissent

leurs interrelations comme le respect pour l’indépendance de chacun et

l’observation des accords, et la coopération au sein des institutions communes

comme la machine diplomatique, les technique d’équilibre des pouvoirs et

certaines procédures légales, devint le cadre dans lequel une reconnaissance de

l’égale souveraineté extérieure (indépendance et imperméabilité) peut fonctionner

comme un principe de coordination des relations et du droit internationaux

(Hedley Bull, The Anarchical Society, 1977).

Dans le modèle westphalien, la souveraineté extérieure était assignée

exclusivement aux états sur le fondement d’un principe d’efficacité (un contrôle

interne réel des puissances intérieures). Parmi les prérogatives politiques de la

souveraineté westphalienne se trouvaient le droit de faire des traités qui soient

respectés, et le non moins important droit de faire la guerre. Les états souverains,

et eux seuls, avaient ce droit de faire la guerre, désormais compris davantage

comme un conflit politique que comme une croisade morale. La question de la

justesse de la cause de la guerre (théorie de la guerre juste) était bannie du droit

international comme ne pouvant être tranchée par une société internationale qui

ne possède pas d’instance centralisée susceptible de rendre un jugement

impartial. Il semblait donc que le droit de faire la guerre, le droit de décider si ses

droits et intérêts nationaux avaient été violés ou menacés, et le droit de désigner

l’ennemi étaient inhérents au concept même de souveraineté. Néanmoins, cette

conception de la souveraineté n’excluait pas des pratiques diplomatiques telles

que les conférences internationales entre puissances souveraines pour tenter

d’éviter la guerre ou d’atténuer ses conséquences fâcheuses. En outre, des règles

limitant la conduite en temps de guerre (jus in bellum) étaient formulées et

appliquées aux belligérants. Elles incluaient le concept de neutralité, nouvel outil

pour limiter l’expansion géographique de la guerre, qui requiert l’impartialité à

l’égard des deux adversaires.

Dans le modèle westphalien de la souveraineté, les seuls sujets et sources

de droit international sont les états, et les états sont liés par ces règles auxquelles

ils ont consenti soit par des traités, soit par une longue pratique (coutume). Les

individus ne pouvaient pas avoir le statut de sujets devant le droit international.

Ce qui implique un autre sens de l’imperméabilité de l’état souverain : celui-ci se

voyait protégé contre des interventions politiques et juridiques non seulement

d’autres états, mais aussi du droit international. Le droit international ne pouvait

avoir aucun effet direct sur les individus ou sur l’ordre juridique intérieur, à

moins d’être intégré par l’état lui-même (principe de consentement) dans son

propre système juridique par les autorités et procédures adéquates.

Conséquemment, le droit international était un corpus de normes destiné

exclusivement à régler les relations entre états souverains (Fassbinder,

« Sovereignty and Constitutionalism in National Law », 2003).

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le système d’états souverains, la société

internationale dans laquelle il s’inscrivait, et le droit international qu’il exprimait

étaient exclusivement européens. La conception de la souveraineté sur laquelle il

s’appuyait était en partie un arrangement juridique, « Jus Publicum

Europaeum », qui n’attribuait la souveraineté « westphalienne » et une

reconnaissance égale qu’aux seuls états européens, en donnant à ceux-ci le droit

d’acquérir des colonies, et de déclarer la guerre pour n’importe quel motif

(Schmitt, Le Nomos de la terre, 2001). Les principes de non-intervention et de

juridiction intérieure, le droit de la guerre et l’obligation de respecter les traités ne

s’appliquaient qu’aux états membres européens, et non pas à leurs relations avec

le reste du monde – dans ce dernier cas, aucune norme de non-intervention ne

s’appliquait pour des entités politiques non européennes auxquelles n’était pas

reconnue l’égalité de souveraineté.

Ce n’est pas avant la seconde moitié du XIXe siècle, cependant, que la

souveraineté est apparue comme une revendication de pouvoir entièrement

dégagée de toute contrainte juridique en Europe aussi bien qu’hors d’Europe.

Dès que les idées de souveraineté, d’état nation et d’impérialisme eurent été

rapprochées, une féroce compétition entre les états souverains vint saper les

mécanismes de coopération rudimentaires et le concert des nations au sein de la

société internationale européenne. La souveraineté de l’état devint synonyme de

politique de puissance. Parallèlement, les grandes puissances non européennes –

Turquie, Japon, Etats-Unis – étaient reçues au sein de la société internationale, et

on leur reconnaissait la souveraineté. Ces deux évolutions marquèrent le début de

la fin de la société internationale européenne et du jus publicum europeanum.

Leur conjugaison eut pour résultat que la souveraineté dans les affaires

internationales tout comme le « modèle westphalien de la souveraineté » se sont

depuis lors confondus avec une politique de puissance arbitraire et avide.

B. Alternatives au modèle westphalien

Trois évolutions au cours des XXe et XXIe siècles ont fait de la

souveraineté un concept contesté. Discrédité pour sa contribution aux

comportements qui ont conduit à deux guerres mondiales, le « modèle

westphalien » est entré en crise dès les années vingt et a finalement cédé la place

au système issu de la Charte des Nations Unies en 1945. En dépit de ses

ambiguïtés, l’organisation supranationale établie par cette Charte aspire à faire

passer les relations internationales de la concurrence à la coopération et à ranimer

le droit international. Le développement du système international des droits de

l’homme appuyé par des procédures judiciaires et des institutions vigoureuses

(des tribunaux ad hoc, la Cour Pénale Internationale) et une coercition militaire –

intervention humanitaire – depuis les années quatre-vingt-dix, tout comme la

naissance d’une société civile mondiale et des réseaux de gouvernance

transnationale, constituent un deuxième défi adressé au modèle westphalien de la

souveraineté nationale. Enfin, la naissance d’une nouvelle forme d’entité

supranationale, l’Union Européenne, a conduit à d’importants débats sur la

pertinence de la souveraineté aussi bien intérieure qu’extérieure dans un monde

de gouvernance mondiale et étagée en plusieurs niveaux. La question est

désormais de savoir si ces évolutions rendent le concept de souveraineté obsolète

ou si nous assistons au passage d’une forme de souveraineté donnée à une autre.

La souveraineté est-elle toujours un élément constitutif du système international,

ou les changements liés à la mondialisation ont-ils remplacé l’international par

une société mondiale cosmopolitique, qui rend le discours de la souveraineté

anachronique ?

1. Le système issu de la Charte des Nations Unies

Le système issu de la Charte des Nations Unies en 1945 présente à cet

égard un modèle ambigu de gouvernance internationale. D’un côté, la Charte

abolit ce qu’on considérait comme les prérogatives essentielles des états

souverains et les remplace par les principes de sécurité collective, de coopération

internationale et par un nouveau modèle de droit international. Les états

souverains ont perdu leur droit de faire la guerre et la guerre d’agression est

devenue illégale. La Charte autorise un corps politique collectif, le Conseil de

Sécurité, à décider s’il y a menace à la paix ou agression, et quelles mesures il

convient de prendre pour restaurer la paix et la sécurité. En un mot, la sécurité

collective vient remplacer l’autoassistance des états souverains en banissant plus

fortement l’agression. La Cour Internationale de Justice établie par la Charte

interprète et applique le droit international. En outre, la nouvelle organisation

internationale établie par la Charte a acquis un droit à l’autorité législative, en

devenant elle-même une source d’obligations et de droit international fondé sur le

principe de consensus. La formation de la loi par consensus passe outre à la

volonté contraire d’une minorité d’états, et les contraint malgré leur opposition.

Enfin, les états souverains acceptent d’être tenus par les principes des droits de

l’homme, exprimés par la Charte des Nations Unies et les Déclarations et

Conventions qui lui sont attachées, renonçant de ce fait à l’imperméabilité vis-à-

vis du droit international dans ce domaine, et en affaiblissant potentiellement la

juridiction intérieure dans certains domaines.

D’un autre côté, et sous les auspices des Nations Unies, l’expansion

mondiale des états souverains comme forme du pouvoir politique public non

seulement en Europe, mais dans le monde entier, est devenu un fait établi.

L’impérialisme et l’empire sont discrédités, et à la fin des années soixante, le

colonialisme a été démantelé et considéré comme une violation du nouveau

principe d’autodétermination. Même si ce dernier mettait à mal la

« souveraineté » des empires, il le faisait au nom de la souveraineté des états

nations. En effet le principe d’égalité de souveraineté des états membres

(désormais, tous les états) est au cœur du système issu de la Charte es Nations

Unies. Les principes connexes de non-intervention et de juridiction intérieure

s’appliquent à présent à tous les états. De plus, la Charte établit explicitement que

rien en elle n’autorise les Nations Unies à intervenir dans des domaines qui

relèvent essentiellement de la juridiction intérieure de chaque état. Les restrictions

qui prohibent la menace ou l’usage de la force contre l’intégrité territoriale ou

l’indépendance politique de quelque état que ce soit protègent la souveraineté

nationale plutôt qu’elles ne l’abolissent.

Ces dispositions apparemment contradictoires ont ouvert un débat sur le

statut et la signification de la souveraineté au sein du système issu de la Charte

des Nations Unies. Pour certains, la Charte est menacée par l’interaction

destructrice entre le modèle westphalien de l’ordre international qui attribue

toujours la souveraineté aux états membres, et un modèle international qui

ébranle profondément le concept même de souveraineté nationale en faveur d’une

société mondiale coopérative soumise à une constitution mondiale (Falk, « The

Interplay of Westphalia and Charter Conception of International Order », 1969).

Pour d’autres, la Charte représente le « moment constitutionnel » d’un ordre

international nouveau et cohérent qui remplace entièrement le modèle westphalien

de souveraineté égale (equal sovereignty) par un concept juridique nouveau et

tout à fait différent : « égalité de souveraineté » (sovereign equality). Ce dernier

fait dépendre la souveraineté de l’appartenance à une communauté juridique

internationale. En renversant la conception westphalienne, elle fait également

dépendre les différentes prérogatives de la souveraineté (indépendance,

juridiction intérieure) des règles exprimées par la communauté légale

internationale et non du concept de souveraineté lui-même (Fassbinder,

« Sovereignty and Constitutionalism in International Law », 2003). Une

troisième position consiste à soutenir que le système issu de la Charte des

Nations Unies établit un ordre mondial duel, dans lequel la souveraineté

nationale telle qu’on vient de la décrire est un principe constitutif de la société

internationale. Cet aspect entre en tension avec le principe cosmopolitique des

droits de l’homme exprimé par la Charte des Nations Unies et les

développements ultérieurs de la législation relative aux droits de l’homme qui

placent l’individu aux côtés de l’état comme sujet du droit international (Cohen,

« Whose Sovereignty : Empire vs International Law », 2004). Mais au lieu de

voir cette tension entre la souveraineté de l’état et les droits de l’homme comme

le signe d’un malaise, cette approche la considère comme féconde. Le régime

dualiste de la souveraineté exige effectivement de choisir entre la société civile

internationale sur le modèle westphalien et un ordre cosmopolitique complet qui

abandonne l’égalité de souveraineté. Au contraire, le nouveau régime de la

souveraineté édifie une société internationale cosmopolitique dans laquelle des

ajustements réguliers entre ses différentes composantes devront être faits

(notamment entre les droits et la revendication de souveraineté). Il plaide en

faveur de réformes juridiques fondées sur un dualisme qui protègerait à la fois la

souveraineté et les droits de l’homme tout en atténuant la tension qu’il y a entre

eux.

2. Droits de l’homme, intervention humanitaire et gouvernance mondiale

Pour nombre de théoriciens des droits de l’homme, cependant, les droits de

l’homme entrent en conflit profond et irréductible avec la souveraineté (selon les

termes de Henkin). Selon eux, la souveraineté, sous quelque forme que ce soit,

implique l’imperméabilité de l’état à l’égard d’une intervention extérieure morale,

juridique ou politique. Le discours des droits de l’homme de l’après-guerre a

ouvert la boîte noire de l’état, en déclarant que des principes moraux universels

peuvent réduire le champ d’action de l’état sur ses propres citoyens et que la loi

internationale doit établir des limites appropriées. Et cela exige que le discours de

la souveraineté soit purement et simplement abandonné.

Même si l’idée des droits de l’homme remonte au XVIIIe siècle, c’est

l’Holocauste qui l’a mise au centre de la politique internationale. En 1948, une

grande majorité d’états se sont engagés à respecter quelques trente droits

individuels en signant la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Même

si cette déclaration n’est pas contraignante juridiquement, on estime qu’elle est

une importante expression de l’« opinion publique mondiale ». La convention de

1948 sur les génocides engage ses signataires à réprimer et punir le crime de

génocide. La convention européenne de 1950 de sauvegarde des droits de

l’homme et des libertés fondamentales institue des mécanismes d’arbitrage et

apparaît comme l’une des conventions en faveur des droits de l’homme les plus

solides. Dans les années soixante, le pacte international relatif aux droits civils et

politiques et le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et

culturels engagent légalement les états à respecter les droits de l’homme de leurs

propres citoyens. Même si tous ces documents comportent des restrictions

concernant la souveraineté et manquent de mécanismes d’application, ils sont le

signe d’un important changement à l’égard de ce qui est ou doit être sous la

« juridiction intérieure » des états.

Les acteurs de la société civile mondiale sont apparus dans les années

quatre-vingt et quatre-vingt-dix pour contraindre les états à respecter les droits de

l’homme de leurs citoyens au nom de l’« opinion publique mondiale » en rendant

publiques les violations aux droits de l’homme. Le succès de l’« effet

boomerang » (Keck et Sikkink, Activists beyond Borders : Advocacy Networks

in International Politics, 1998) rencontré par ces militants par-delà les frontières

a suscité l’émergence de nouveaux acteurs mondiaux toujours plus influents : les

ONG. C’est également le signe d’un important changement dans la manière dont

l’« opinion publique mondiale » comprend les prérogatives de l’état souverain.

Cependant, il fallut attendre que les principes des droits de l’homme soient

défendus par ce qu’on appelle l’« intervention humanitaire » – l’intervention de

la force militaire dans un état donné, sans son consentement, pour protéger sa

population contre des violations graves et massives des droits – pour que la

souveraineté soit véritablement menacée. De telles interventions dans les affaires

intérieures d’un état en l’absence d’agression contre un autre état semblent violer

le principe de non-intervention établi dans la Charte des Nations Unies. Tandis

que certaines interventions ont eu le soutien du Conseil de Sécurité, d’autres,

comme l’intervention de l’OTAN au Kosovo ou le bombardement de l’Irak par

les Etats-Unis en décembre 1999 n’ont pas obtenu ce soutien. Les désaccords au

sujet de l’« intervention humanitaire » vont sans doute persister, mais également

l’exigence que le « monde » ne reste pas les bras croisés alors que des violations

des droits de l’homme massives se produisent sous ses yeux – comme le

génocide au Rwanda ou les « crimes contre l’humanité » dans le Darfour.

La question de savoir comme « appliquer » les droits de l’homme a conduit

à discuter la valeur de la souveraineté dans le droit international et à multiplier les

propositions de réforme. Est-ce que les interventions humanitaires appuyées par

les Nations Unies signalent l’abandon de facto de l’idée d’égalité de souveraineté

et du droit de la Charte ? Serait-ce souhaitable ? Plusieurs défenseurs du

cosmopolisme moral soulignent que la justice – et pas seulement la paix – sont

désormais un but essentiel de l’organisation et de la gouvernance supranationale

(Buchanan, Justice, Legitimacy and Self-Determination : Moral Foundations for

International Law, 2004). En conséquence, la position par défaut en matière de

souveraineté et de non-intervention dans le droit international doit être

abandonné : d’où l’urgence à établir une nouvelle norme fondamentale pour

l’ordre international (Ignatieff, « Human Rights as Politics », 2001). Parmi les

candidats : le droit humain fondamental à la sécurité, un droit fondamental à la

protection, un principe d’inviolabilité civile, et même un droit à la souveraineté

populaire. Considérant que les Nations Unies sont une organisation fondée sur le

pouvoir qui n’est pas susceptible d’être réformée, certains proposent la

construction d’une nouvelle coalition d’états démocratiques dotée de son propre

« droit » et de ses règles d’intervention comme la meilleure alternative à l’action

unilatérale (Buchanan, 2004). D’autres soulignent que toute réforme juridique

qui exprime les règles de l’intervention humanitaire risque de voir proliférer les

actions intéressées de la part d’états puissants contre des états moins puissants,

en réintroduisant de ce fait l’inégalité dans le système international. Il vaut bien

mieux que l’intervention humanitaire demeure illégale, comme elle l’est selon les

règles des Nations Unies (en particulier lorsqu’elle est unilatérale ou défendue

par des coalitions non autorisées de volontaires) que d’essayer de la légaliser

(Byers et Chesterman, « Changing the Rules about Rules ? Unilateral

Humanitarian Intervention and the Future of International Law », 2003). La

charge de la preuve revient alors aux partisans d’une intervention. Mais même

cette position de statu quo fait fond sur des « règles de désobéissance »

implicites qui permettraient à la communauté internationale de légitimer de telles

actions après coup (Walzer, Guerres justes et injustes, 1999). Une troisième

position insiste sur l’aval des Nations Unies tout en plaidant pour une réforme de

la Charte des Nations Unies de manière à répondre aux nouvelles formes de

violence et de guerre du XXIe siècle. Mais aucune des récentes propositions de

réforme des Nations Unies qui vont dans ce sens ne songent à abandonner le

principe d’égalité souveraine.

La création d’une Cour pénale internationale est intéressante de ce point de

vue, parce qu’elle semble respecter la juridiction intérieure de l’état souverain en

reconnaissant son « droit » à juger ses propres citoyens devant ses propres

tribunaux si ils sont accusés de crimes internationaux. Mais les individus qui

sont jugés dans ce cas sont accusés de violations des principes mondiaux de

justice (droits de l’homme) qui « pénètrent » la boîte noire de l’état (Slaughter, A

New World Order, 2004). Il est donc difficile d’évaluer les conséquences de

cette évolution pour la souveraineté. C’est le cas aussi de la prolifération de

tribunaux ad hoc pour juger les individus de violations criminelles du droit

international, sans parler des idées de juridiction universelle. Les théoriciens du

cosmopolitisme soutiennent que ces tribunaux sont partie prenante du

phénomène naissant de gouvernance transnationale qui appelle à repenser de

manière cosmopolitique l’ordre international politique et juridique. La

prolifération de réseaux transnationaux de tribunaux et de régulations (Slaughter

2004, Allard et Garapon, Les juges de la mondialisation : la nouvelle révolution

du droit, 2005) ou d’autorités mondiales privées et transnationales (Teubner,

« Global Bukowina : Legal Pluralism in World Society ? », 1997) et de la société

civile mondiale conduit à affirmer que le monde assiste à un mouvement vers un

système politique et juridique cosmopolitique dans lequel les individus sont

sujets au droit international et acquièrent le nouveau statut de citoyens du monde

(Held, Democracy and the Global Order, 1995). Le débat se joue ici entre

modèles centralisé et décentralisé du cosmopolitisme. Des deux côtés, cependant,

le discours de la souveraineté est jugé obsolète. D’autre part, il y a bien sûr une

grande résistance à la Cour pénale internationale, tout particulièrement de la part

des Etats-Unis, et précisément au nom de la souveraineté.

Le principe d’égalité de souveraineté est clairement en jeu dans ces débats

et évolutions. Les années quatre-vingt-dix ont provoqué une discussion pour

savoir si le système mondial est en train de vivre un nouveau moment

constitutionnel. La question théorique et pratique est de savoir si l’effort pour

dépasser une conception particulière de la souveraineté comme imperméabilité et

de l’intervention intérieure comme nécessairement complète, signifie l’abandon

du discours de la souveraineté tout court. Le défi est de concilier le principe

d’égalité de souveraineté avec la défense des principes des droits de l’homme et

une nouvelle constellation du pouvoir au XXIe siècle. Sans cela, les principes de

justice cosmopolitique pourraient bien conduire à de nouvelles formes d’inégalité

et d’injustice.

3. L’Union Européenne : la fin de la souveraineté nationale ?

Cette problématique est manifeste dans une autre évolution majeure de la

souveraineté : l’approfondissement de l’intégration européenne depuis le Traité

de Maastricht en 1991. Comme nous l’avons vu, dans le modèle westphalien, la

revendication d’autonomie est intimement liée à la revendication d’exclusivité :

l’état souverain territorial dans le système des états ne saurait souffrir

d’ingérence dans ses « affaires intérieures ». Le système des états souverains se

concevait comme une juxtaposition de juridictions territoriales complètes et

mutuellement exclusives. Ce qui impliquait qu’une autorité non-exclusive était

nécessairement dépendante, c'est-à-dire n’était pas une entité souveraine, comme

une colonie par exemple. Mais depuis 1991, l’Union Européenne a vu ses

pouvoirs accrus de manière frappante. Cette entité est clairement passée d’un

statut d’organisation internationale parmi les autres à celui de nouvelle forme

d’entité politique régionale dont les juridictions empiètent sur celles des états

territoriaux et qui a suprématie et effet direct sur les états membres. Le Conseil

des Ministres, composé des ministres des affaires étrangères de chaque état,

établi pour diriger la CECA du traité de Paris de 1950, a été complétée au fil du

temps par une institution judiciaire, la Cour Européenne de Justice, et un corps

législatif, un Parlement Européen élu au suffrage universel direct.

Ces évolutions montrent qu’il est possible de concevoir l’autonomie sans

exclusivité territoriale totale et d’imaginer un empiètement juridictionnel sans

soumission (Walker, « Late Sovereignty in the European Union », 2003). Les

états membres de l’Union Européenne jouissent du statut d’égalité de

souveraineté. Cela signifie que l’intégrité et l’autonomie d’une entité politique en

tant que telle n’est pas nécessairement mise à mal par la coexistence d’autres

juridictions, dont certaines ont même suprématie, sur un même espace territorial.

La simple existence de règles qui contraignent les états, ou de règles qui donnent

compétence à des entités politiques supranationales sur ce qui était autrefois

considéré comme les affaires intérieures, ne signifie pas que les états ne sont plus

souverains. De même, le développement de juridictions supranationales et

transnationales délimitées fonctionnellement peut compléter et venir se

superposer sans abolir l’autonomie d’états souverains territoriaux distincts les

uns des autres.

Ces évolutions ont déclenché un important débat sur le statut de la

souveraineté dans l’Union Européenne et sur le sens de ce terme. Certains

soutiennent que les états membres ont tout simplement perdu leur souveraineté et

que continuer à utiliser ce terme est dépourvu de sens (MacCormick,

Questioning Sovereignty, 1999). D’autres parlent de souveraineté partagée ou

mise en commun (de Witte, « Sovereignty and European Tradition : the Weight

of Tradition », 1998), quand un troisième camp souligne que les états membres

restent souverains dans leurs rapports avec leurs citoyens et dans des domaines

centraux de la vie nationale, même s’ils ont abandonné la juridiction dans

certaines domaines fonctionnels (Walker, « Late Sovereignty in the European

Union », 2003). Ils soutiennent en effet que ce qui permet à l’Union Européenne

de fonctionner est précisément la volonté d’ajourner en permanence la question

de savoir où réside la souveraineté, en permettant ainsi à des solutions novatrices

de se faire jour pour l’interaction de la démocratie nationale, des droits

fondamentaux et des régulations relatives à la communauté.

Ces débats sur la signification et la pertinence de la souveraineté sont

voués à se poursuivre. Ils englobent la question fondamentale de la relation entre

la puissance publique et le droit dans les affaires internationales dans un contexte

de mondialisation. Les questions sont pérennes même si tel type de souveraineté

particulière ne l’est pas.

Pour ma part, je pense que les transformations contemporaines de la

souveraineté n’en font pas un concept moins pertinent ni moins important, et que

les tenants du post-modernisme ou du cosmopolitisme se trompent lorsqu’ils en

dénoncent l’anachronisme. Nous vivons effectivement une période de transition

vers une nouvelle compréhension de la souveraineté aussi bien intérieure

qu’extérieure, mais je pense qu’il est plus opportun de comprendre ce

changement en termes de passage à un nouveau régime de souveraineté plutôt

que comme un saut brusque vers un ordre mondial décentralisé, déterritorialisé et

cosmopolitique. En ce qui concerne la « souveraineté intérieure », j’affirme qu’il

est crucial de conserver le concept de souveraineté parce qu’il est essentiellement

lié aux notions jumelles de droit public et de puissance publique, ainsi qu’au

concept même de gouvernement représentatif. Je pense qu’il est également

important de conserver le concept de souveraineté populaire comme idée

régulatrice. Il convient en effet d’articuler à nouveaux frais la relation entre le

discours de la souveraineté populaire et des formes publiques et démocratiques

de gouvernement représentatif. Il est tout à fait précipité de dire qu’il n’y a plus

désormais de frontière significative entre privé et public, entre gouvernement et

gouvernance, et qu’il faut abandonner le concept de « peuple » et de souveraineté

populaire. Je partage au contraire l’opinion de ceux qui essaient de repenser ces

concepts, et de dédramatiser l’idée de pouvoir constituant, en essayant de

repenser le constitutionalisme et la démocratie. L’idée centrale est ici que « le

peuple » ne peut être incarné par aucune instance gouvernementale constituée,

par aucune assemblée politique extraordinaire, ni par aucun groupe empirique.

Ce qui signifie qu’est déboutée toute prétention aux pleins pouvoirs présentée

par exemple par un gouvernant qui se pose en « dictateur souverain » incarnant

le pouvoir constituant sur le fondement d’une approbation populaire, ou par une

convention qui prétend se situer hors des pouvoirs constitués ordinaires et, par

conséquent, incarner de manière immédiate le peuple et sa volonté. Au lieu de

tenter de trouver ou situer le véritable pouvoir constituant dans les périodes de

transition (les époques révolutionnaires), l’idée est plutôt d’établir des

mécanismes concrets d’inclusion, de compromis et de responsabilité au cours

d’un processus d’établissement de la constitution qui promeut l’éducation

politique et la prééminence du droit (« rule of law »). Ce processus doit pourtant

être autonome, plutôt qu’imposé de l’extérieur pour qu’il puisse être compris

comme « nôtre » par les membres d’une communauté politique. Le discours de la

souveraineté populaire, du « nous le peuple », demeure alors important parce

qu’il est une idée régulatrice qui met en question la responsabilité, la réactivité, la

capacité d’inclusion du processus politique, ainsi que l’autonomie politique.

L’heure n’est pas encore venue d’abandonner de tels concepts, mais il est urgent

de les repenser. La souveraineté populaire comme idéal régulateur – les sujets de

la loi sont également ses auteurs – demeure importante et pertinente même si elle

doit comprendre de nombreuses médiations.

Le même raisonnement vaut pour la « souveraineté extérieure ». Nous

entrons en effet dans un nouveau régime de la souveraineté dans lequel les règles

de la souveraineté et les prérogatives des états souverains ont radicalement

changé. Peut-être la forme de société internationale qui émerge actuellement peut-

elle être comprise à travers le concept de « communauté internationale », qui fait

signe vers l’importance de buts communs (paix, sécurité, plus récemment

justice), processus coopératifs et même valeurs partagées, qui prennent pour

critère l’humanité plutôt que les intérêts des états particuliers. Ce serait pourtant

une grave erreur, d’un point de vue empirique et normatif, de prétendre que les

individus ont remplacé, ou doivent remplacer, les états comme sujets de la

nouvelle forme cosmopolite du droit international, ou qu’il faut abandonner le

principe d’égalité souveraine comme pierre angulaire de l’ordre international

établi par la Charte des Nations Unies. L’égalité souveraine comme concept

juridique ne peut pas effacer la signification politique de la souveraineté, qui

implique une relation entre un gouvernement et un peuple et le principe,

important entre tous, d’autonomie politique. Il ne faut pas surestimer le

« consensus » qu’est sensée partager la « communauté internationale » - qui est

concept tout à fait discutable en lui-même. Je préfère donc une compréhension

dualiste de l’ordre mondial contemporain à une compréhension téléologique qui

verrait un mouvement inexorable vers un système cosmopolitique. L’ordre

mondial international est toujours une société internationale, même si c’est sous

une nouvelle figure qui comprend des éléments cosmopolitiques tout à fait

significatifs. Le concept de communauté internationale, même s’il est contesté,

permet bien d’appréhender ces aspects du système. Je préfère néanmoins le

modèle dualiste parce qu’il permet d’aborder frontalement le problème suivant :

comment ajuster ces deux dimensions souvent conflictuelles de l’ordre mondial

actuel, notamment les revendications d’autonomie politique de la part de

communautés politiques (en tant que mmebres de la société internationale des

états) et les revendications des droits de l’homme (qui sont affirmées au moyen

des valeurs de la communauté internationale).

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