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UNIVERSITÉ DE STRASBOURG ÉCOLE DOCTORALE DROIT SCIENCE POLITIQUE HISTOIRE Centre d’études internationales et européennes THÈSE présentée par : Lider BAL soutenue le : 3 Février 2012 pour obtenir le grade de : Docteur de l’université de Strasbourg Discipline/ Spécialité : Droit international Le Mythe de la Souveraineté en Droit International La souveraineté des États à l’épreuve des mutations de l’ordre juridique international THÈSE dirigée par : M. PETIT Yves Professeur, université de Lorraine RAPPORTEURS : M. MOUTON Jean-Denis Professeur, université de Lorraine M. GHERARI Habib Professeur, université Paul Cézanne – Aix-Marseilles-III AUTRES MEMBRES DU JURY : M. MESTRE Christian Professeur, université de Strasbourg

Le Mythe de la Souveraineté en Droit International

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  • UNIVERSIT DE STRASBOURG

    COLE DOCTORALE DROIT SCIENCE POLITIQUE HISTOIRE

    Centre dtudes internationales et europennes

    THSE prsente par : Lider BAL

    soutenue le : 3 Fvrier 2012

    pour obtenir le grade de : Docteur de luniversit de Strasbourg Discipline/ Spcialit : Droit international

    Le Mythe de la Souverainet en Droit International

    La souverainet des tats lpreuve des mutations de lordre juridique international

    THSE dirige par :

    M. PETIT Yves Professeur, universit de Lorraine RAPPORTEURS :

    M. MOUTON Jean-Denis Professeur, universit de Lorraine M. GHERARI Habib Professeur, universit Paul Czanne Aix-Marseilles-III

    AUTRES MEMBRES DU JURY : M. MESTRE Christian Professeur, universit de Strasbourg

  • ma mre Meryem

  • Remerciements

    Je tiens remercier mon directeur de thse, Monsieur le Professeur Yves Petit, pour sa trs

    grande disponibilit et ses prcieux conseils.

    Que soient galement remercis mes amis qui ont contribu lachvement de cette thse.

    ce titre, je tiens remercier tout particulirement Nihal, Franois et Guillaume.

    Je remercie enfin ma famille pour sa patience et son soutien inconditionnel.

  • Table des Sigles

    AFDI Annuaire franais de droit international

    AFRI Annuaire franais des relations internationales

    AG Assemble gnrale

    AIDI Annuaire de lInstitut de droit international

    AIFM Autorit internationale des fonds marins

    AJDA Actualit juridique Droit administratif

    AJIL American Journal of International Law

    AJLH Australian journal of legal history

    ALENA Accord de libre-change nord-amricain

    ANASE Association des nations de lAsie du Sud-Est

    APD Archives de philosophie du droit

    APEC Coopration conomique Asie-Pacifique

    ASPD Annuaire suisse de politique de dveloppement

    AYBIL Australian Yearbook of International Law

    BERD Banque europenne pour la reconstruction et le dveloppement

    BIT Bureau international du travail

    BYBIL British Yearbook of International Law

    CariCom Communaut caribenne

    CCG Conseil de coopration du Golfe

    CDE Cahiers de droit europen

    CDI Commission du droit international

    CE Communaut(s) europenne(s)

    CEDH Convention europenne de sauvegarde des droits de lhomme et des liberts

    CEI Commission lectrotechnique internationale

    CES Comit conomique et social de lONU

    CIJ Cour internationale de Justice

  • CJCE Cour de justice des Communauts europennes

    CJTL Columbia Journal of Transnational Law

    CJUE Cour de justice de lUnion europenne

    CNUCED Confrence des Nations Unies pour le Commerce et le Dveloppement

    CNUDCI Commission des Nations Unies pour le droit commercial international

    CourEDH Cour europenne des droits de lhomme

    CPI Cour pnale internationale

    CPJI Cour Permanente de Justice Internationale

    CS Conseil de Scurit

    ECOSOC Conseil conomique et social des Nations Unies

    EJIL European Journal of International Law

    ELJ European Law Journal

    FAO Organisation des Nations Unies pour lalimentation et lagriculture (OAA)

    FMI Fonds montaire international

    GECT Groupement europen de coopration territoriale

    IASB International Accounting Standards Board

    ICANN lInternet Corporation for Assigned Names and Numbers

    ICLQ International and Comparative Law Quarterly

    IDI Institut de droit international

    IO International Organisation

    IPSR International Political Science Review

    ISO Organisation internationale de normalisation

    JDI Journal du droit international (Clunet)

    JIEL Journal of International Economic Law

    JWT Journal of World Trade

    LGDJ Librairie Gnrale de droit et de Jurisprudence

    MCCA March commun centre-amricain

    MERCOSUR March commun du Sud

    MJIL Michigan Journal of International Law

    MNP Martinus Nijhoff Publishers

  • NYIL Netherlands Yearbook of International Law

    OCDE Organisation de coopration et de dveloppement conomiques

    OCI Organisation de la coopration islamique

    OECE Organisation europenne de coopration conomique

    OIC Organisation internationale du commerce

    OIT Organisation international du travail

    OMC Organisation mondiale du commerce

    OMM Organisation mtorologique mondiale

    OMS Organisation mondiale de la sant

    OMT Organisation mondiale du tourisme

    ONG Organisation non gouvernementale

    ONU Organisation des Nations Unies (Nations Unies)

    ORD Organe de rglement des diffrends (de lOMC)

    OTAN Organisation du Trait de lAtlantique du Nord

    PESC Politique trangre et de scurit commune [de lUE]

    RBDI Revue belge de droit international

    RCADI Recueil des cours de lAcadmie de droit international de La Haye

    RDAI Revue de droit des affaires internationales

    RDI Revue de droit international

    RDP Revue du droit public et de la science politique

    RDUE Revue du droit de lUnion europenne

    REA Revue des affaires europennes

    REDE Revue europenne de droit de lenvironnement

    REI Revue dconomie industrielle

    RFAP Revue franaise dadministration publique

    RFDA Revue franaise de droit administratif

    RFDC Revue franaise de droit constitutionnel

    RFSP Revue franaise de science politique

    RGDIP Revue gnrale de droit international public

  • RIDC Revue internationale de droit compar

    RJE Revue juridique de lenvironnement

    RLCT Revue Lamy des Collectivits Territoriales

    RMC Revue du march commun

    RTDC Revue trimestrielle de droit commercial

    RTDE Revue trimestrielle de droit europen

    RTDH Revue trimestrielle des droits de lhomme

    RRJ Revue de la recherche juridique, Droit prospectif

    SDN Socit des Nations

    SFDI Socit franaise pour le droit international

    TFUE Trait sur le fonctionnement de lUnion europenne

    TUE Trait sur lUnion europenne

    TPIY Tribunal pnal international pour lex-Yougoslavie

    UE Union europenne

    UICN Union mondiale pour la nature

    UNASUR Union des nations sud-amricaines

    UNCIO United Nations conference on international organization

    UNESCO Organisations des Nations Unies pour lducation, la science et la culture

    UPU Union postale universelle

    UIT Union internationale des tlcommunications

    YBUNL Yearbook of United Nations Law

    ZLEA Zone de libre-change des Amriques

  • Sommaire

    PREMIRE PARTIE : LA SOUVERAINET DES TATS COMME LOGIQUE

    STRUCTURANTE DE LORDRE JURIDIQUE INTERNATIONAL

    TITRE I : LA LOGIQUE INTERTATIQUE ET LA STRUCTURE NORMATIVE DU

    DROIT INTERNATIONAL

    Chapitre I : Lintersubjectivit de la norme internationale

    Chapitre II : Lobjectivit de lordre juridique international

    TITRE II : LA LOGIQUE INTERTATIQUE ET LA STRUCTURE DU SYSTME

    INSTITUTIONNEL INTERNATIONAL

    Chapitre I : Une institutionnalisation fonde sur la logique intertatique

    Chapitre II : La logique intertatique et la juridiction internationale

    SECONDE PARTIE : UNE POSSIBLE REMISE EN CAUSE DE LA

    SOUVERAINET DES TATS DANS UN SYSTME JURIDIQUE EN MUTATION

    TITRE I : LA REMISE EN CAUSE DU MONOPOLE DU POUVOIR REPRSENTATIF

    DES TATS

    Chapitre I. Un glissement du pouvoir vers le haut

    Chapitre II. Un glissement du pouvoir vers le bas

    TITRE II : LA REMISE EN CAUSE DU MONOPOLE DU POUVOIR NORMATIF DES

    TATS

    Chapitre I : La dstatisation du droit international en amont de la production

    normative

    Chapitre II. La dstatisation du droit international en aval : lmergence des

    sources normatives non tatiques

  • Il y aura toujours un hros pour descendre au fond d'un gouffre o

    l'on sait que vit un dragon, mais quel homme aura assez d'audace pour

    se glisser dans un puits dont le fond recle un mystre ? Sabahattin

    ALI, La Madone au manteau de fourrure, trad. J. Descat, Serpent

    Plumes, 2007, p. 8.

    Quand on a limpression de comprendre, on doit toujours

    sinquiter Raymond ARON, Le marxisme de Marx, ditions de

    Fallois, 2002, p. 134.

  • 15

    Introduction

    La notion de souverainet est constamment au cur des dbats relatifs au dveloppement du

    droit international. Conu traditionnellement dans le paradigme dun droit exclusivement

    intertatique, destin rguler et pacifier les rapports entre tats et assurer ainsi leur

    coexistence, le droit international se voit assigner des objectifs de plus en plus diffrents.

    Suivant lvolution des priorits et des proccupations de la communaut internationale, le

    paradigme du droit international volue galement1.

    Si la notion de paradigme comprend les concepts, les thories, les reprsentations et les

    valeurs qui permettent de comprendre et dinterprter les ralits sociales et leur volution2, la

    notion de souverainet constitue sans doute linstrument conceptuel le plus utilis de lordre

    juridique international non seulement pour expliquer ces ralits sociales mais aussi pour les

    faonner. Cette fonction de la souverainet explique galement lintrt quon lui porte en

    doctrine, do sa conscration persistante dans de nombreux travaux en droit international

    public. En effet, pour toute recherche sur ce droit diffrent 3, marqu par la structure

    dcentralise de la socit internationale quil est appel rgir4, la souverainet simpose

    comme la reprsentation la plus parfaite des rapports et des dynamiques qui existent au sein

    de cet ordre juridique bien particulier. La souverainet est un sujet constamment dactualit

    pour les internationalistes.

    Cette attractivit de la notion de souverainet est patente tant pour des rflexions en faveur de

    la souverainet que pour celles qui sont en sa dfaveur. En effet, la souverainet est la notion

    la plus maudite et la plus rvre du droit international5. Cest une notion maudite pour ceux

    qui voient en elle une ide dsormais prime, incompatible avec les ralits de la socit

    1 Voir MAHIOU (A.), Le droit international ou la dialectique de la rigueur et de la flexibilit. Cours gnral de droit international public , RCADI, 2009, p. 36 et s. 2 Voir OST (F.), KERCHOVE (van de) (M.), De la pyramide au rseau ? Pour une thorie dialectique du droit, Publications des Facults universitaires Saint-Louis, p. 21. 3 M. Virally crit effectivement que le droit international est un droit diffrent beaucoup plus que dun droit primitif . Voir VIRALLY (M.), Sur la prtendue primitivit du droit international , in Le droit international en devenir, PUF, 1990, p. 92. Dans le mme sens, voir COMBACAU (J.), Le droit international : bric--brac ou systme ? , in Le systme juridique, APD, t. 31, 1986, p. 105. 4 Voir CARILLO-SALCEDO (J.-A.), Droit international et souverainet des tats. Cours gnral de droit international public , RCADI, vol. 257, 1996, p. 47. 5 Voir VIRALLY (M.), Une pierre dangle qui rsiste au temps : avatars et prennit de lide de souverainet in Les relations internationales dans un monde en mutation, R. Blackhurst (sous dir.), IUHEI, Sijthoff, 1977, p. 179.

  • 16

    internationale et la cause de toutes les faiblesses du droit international6. Cest pourquoi, elle

    doit disparatre une fois pour toute. Elle est aussi la notion la plus rvre du droit

    international par ceux qui la considrent indispensable pour lindpendance des peuples et

    comme la pierre angulaire de tout ldifice de lordre juridique international, do sa

    persistance7 . Selon C. Chaumont, cest dsir et non pas ralit, que de faire de la

    souverainet soit un concept sacr, soit un concept disparu 8.

    La souverainet est la notion la plus controverse de lhistoire, de la doctrine et de la pratique

    du droit international public 9 . Depuis lmergence des premiers groupes humains

    indpendants, dots dune autorit suprme qui pouvait tre individuelle ou collective 10, le

    terme souverainet a connu une histoire longue et mouvemente durant laquelle il a pris

    des acceptions, des connotations et des tonalites diffrentes en fonction du contexte et des

    objectifs de ceux qui lemployaient 11.

    Cette ampleur du sujet abord impose de privilgier une conception abstraite de la notion de

    souverainet et dexclure ainsi un certain nombre de significations concrtes quelle revt

    dans la science juridique (I), afin de montrer quen droit international la souverainet dsigne

    spcifiquement la place exclusive des tats dans cet ordre juridique fondamentalement tat-

    centrique (II) et horizontal (III).

    6 Pour G. Scelle par exemple, la notion de souverainet, comme certains concepts abstraits du droit contre lesquels il a combattu, ne servait qu masquer la ralit des choses. Voir SCELLE (G.), Rgles gnrales du droit de la paix , RCADI, vol. 46, 1933, pp. 327-704, plus particulirement p. 371. Voir galement GIRAUD (E.), Le rejet de lide de souverainet, laspect juridique et laspect politique de la question , La technique et les principes du droit public : tudes en l'honneur de G. Scelle, LGDJ, 1950, pp. 253-266 7 F. Demichel crit par exemple que la notion de souverainet continue [] et vraisemblablement pour longtemps, de jouer un rle dterminant dans le droit international contemporain . DEMICHEL (F.), Le rle de la souverainet dans les relations internationales contemporaines , in Le pouvoir, Mlanges offerts G. Burdeau, Librairie Gnrale de Droit et de Jurisprudence, 1977, p. 1053. 8 CHAUMONT (C.), Recherches du contenu irrductible du concept de souverainet internationale de ltat , in Hommage dune gnration de juristes au Prsident Basdevant, Pedone, 1960, p. 116. Dans le mme sens, J.-A. Carrillo-Salcedo crit que ces deux ractions extrmes lencontre de la souverainet sont tous les deux excessives et provoques par une mme conception hyperbolique de la souverainet, qui parat mythique et presque mystique, et doit tre rvise . Voir CARILLO-SALCEDO (J.-A.), Droit international et souverainet des tats , op. cit., p. 58. 9 STEINBERGER (H.), Sovereignty , in Encyclopedia of Public International Law, R. Bernhardt (sous dir.), Elsevier, vol. 4, 2000, p. 500. 10 TRUYOL y SERRA (A.), Souverainet , in Vocabulaire juridique fondamental du droit, APD, t. 35, 1990, p. 313. Il sagit pour lauteur de premiers exemples de socits humaines tablies sous une autorit suprme comme, par exemple, les tats gyptien, grec ou romain. 11 REISMAN (W. M.), Souverainet et droits de lhomme dans le droit international contemporain , article traduit par A. Bordg, in Lcole de New Haven de droit international, W. M. Reisman, Pedone, 2010, p. 243.

  • 17

    I. La souverainet, une notion abstraite

    Le thme de la souverainet est inpuisable car le concept est aussi flou que largement utilis.

    Comme toutes les notions fondamentales de la vie sociale, celle de souverainet est aussi un

    symbole vague, imprcis et indtermin12. Selon les termes de K. Benyekhlef, cest une

    notion plurielle , fluide , insaisissable , dynamique , volutive 13. De ce fait,

    elle suscite dinnombrables et incessantes controverses thoriques et doctrinales. Cest une

    notion polmique, car elle est la fois mythique (A), polysmique (B) et relativise (C).

    A. Une notion mythique

    Avant daborder le rapport entre le mythe et le droit, et plus particulirement la souverainet,

    il convient de prciser le sens et la fonction du mythe dans le discours juridique.

    Comme tout droit, le droit international est avant tout un fait de langage 14, un ensemble de

    signes et de symboles, compos de concepts prcis15. Selon G. Cahin, cest par ce processus

    de symbolisation , inhrent au discours juridique, que le mythe sintroduit dans le droit16.

    Le langage est insparable de la pense17. Le mythe nest pas un discours historique qui nous

    enseignera du pass, mais un processus de symbolisation linguistique, destin la formation

    et lexpression de la pense18. En effet, selon J. Ellul, le mythe nest ni une lgende ni une

    fioriture imaginative, mais bien un moyen intellectuel rigoureux pour exprimer de faon

    discursive une ralit que lon ne saisit pas directement 19. Lauteur insiste sur ce lien du

    mythe avec la ralit. Selon lui, le mythe est une tentative de saisie et de matrise dun rel

    12 ROUSSEAU (Ch.), Lindpendance de ltat dans lordre international. Cours de droit international public , RCADI, vol. 73, 1948, p. 173. Lauteur se rfre Paul Valery. Selon M. Delmas-Marty, lindtermin et lincertain [sont] des moyens de sadapter aux courbures de lespace et du temps dont la notion de souverainet se sert largement. Voir DELMAS-MARTY (M.), La grande complexit juridique du monde , in tudes en lhonneur de G. Timsit, Bruylant, 2004, p. 93. 13 Voir BENYEKHLEF (K.), Une possible histoire de la norme : les normativits mergentes de la mondialisation, d. Thmis, 2008, p. 59 et s. 14 CAHIN (G.), Apport du concept de mythification aux mthodes danalyse du droit international , in Mlanges offerts C. Chaumont, Pedone, 1984, p. 89. 15 DUPUY (P.-M.), Lunit de lordre juridique international. Cours gnral de droit international public , RCADI, vol. 297, 2002, p. 200. 16 CAHIN (G.), Apport du concept de mythification , op. cit., p. 92. 17 Voir CHOMSKY (N.), Le langage et la pense, Payot, traduit de langlais par J.-J. Calvet et C. Bourgeois, 2009, 325 p. 18 ELLUL (J.), Recherche sur la conception de la souverainet dans la Rome primitive , in Le pouvoir, Mlanges offerts G. Burdeau, Librairie Gnrale de Droit et de Jurisprudence, 1977, p. 266 19 Idem., p. 265. Il crit effectivement que cest au moyen de mythes que lon interprte la comprhension que lon peut avoir du pouvoir politique .

  • 18

    et il se rfre le plus souvent une ralit vcue 20. Dans le mme sens, G. Cahin expose le

    mythe comme ayant le sens dune ralit vivante et incontestable, dun objet de croyance

    irrfutable pour ceux qui le crent et y adhrent 21.

    Toutefois, ce lien est relativis car le mythe nest quune interprtation de cette ralit et il

    tend bien souvent figer cette ralit construite dans un modle qui na plus le souci du rel.

    En effet, les mythes ont des effets profonds sur notre perception de la ralit. La mythification

    contribue la construction dun discours expos par la suite comme une ralit infalsifiable et

    dfendu comme un ftichisme.

    Il en va de mme pour la notion de souverainet qui est une notion dlibrment mystique22 et

    quivoque23. Elle sert interprter, former et dformer la ralit sociale en vue den faire une

    image et de la figer dans le temps, une image qui nest pas forcment celle du rel24. Dans la

    mesure o elle reflte une image forme, et parfois dforme, de la ralit25 et faonne ainsi,

    par les projections quelle mobilise, la croyance et les pratiques des sujets26, la souverainet

    est une notion mythique.

    Comme tant dautres concepts appartenant aussi au discours juridique, le terme

    souverainet est grev, en droit international, dun sens technique, fonctionnel, donc

    particulier 27. Cette notion est essentiellement destine non pas expliquer ce qui est mais

    20 Ibid. (p. 265). 21 Voir CAHIN (G.), Apport du concept de mythification , op. cit., p. 92. Lauteur prcise cependant que cette ralit psychosociale du mythe nest jamais donne davance ni une fois pour toutes : elle est elle-mme le rsultat dun processus dobjectivation, propre chaque mythe particulier en liaison avec une norme ou un ensemble de normes, et se ralisant dans les contions de llaboration et de lapplication de celles-ci . 22 J. Basdevant crit effectivement que, affirme frquemment par les tats, la souverainet est une pure mystique : quoi qu'il en soit, ils sont guids par cette mystique qui devient par l une ralit de la vie internationale . Voir BASDEVANT (J.), Rgles gnrales du droit de la paix , RCADI, vol. 58, 1936, p. 580. 23 Voir supra. 24 Selon S. Beaulac, si lorigine des mythes peut se trouver dans un moment historique rellement vcu, leur objectif est essentiellement de crer un systme de croyance qui nest plus souci dtre reli cette ralit. Voir BEAULAC (S.), The Westphalian Model in Defining International Law : Challenging the Myth , AJLH, 2004, p. 183. 25 En effet, M. Virally crit que le concept de la souverainet est une interprtation [de la ralit sociale] plus quun reflet et, par l mme, il peut dformer le rel, ne pas en traduire tous les aspects et, encore moins, en suivre toutes les transformations dans le temps. Mais il est aussi destin servir une action sur la ralit sociale, pour la conserver ou la modifier . VIRALLY (M.), Une pierre dangle qui rsiste au temps : avatars et prennit de lide de souverainet in Les relations internationales dans un monde en mutation, R. Blackhurst (sous dir.), IUHEI, Sijthoff, 1977, p. 179. 26 Voir BRAUD (P.), Penser ltat, Seuil, 2004, p. 38. 27 DUPUY (P.-M.), Lunit de lordre juridique , op. cit., p. 200.

  • 19

    faonner ce qui doit tre. Elle contribue par l tablir un ordre souhait par sa fonction de

    source fondamentale de justification et de lgitimation28.

    Selon S. Sur, dans ce rle de la souverainet, il ny a rien danormal car le droit est science

    des masques. La tche du juriste ne consiste pas lever les masques, mme sil peut les

    identifier et les qualifier comme tels. Elle consiste voir ce quils reprsentent, et comment

    ils reprsentent 29. Cependant, ces instruments conceptuels comme la souverainet, qui

    doivent servir a priori observer les ralits, deviennent par la suite la ralit elle-mme30,

    suppose dune manire ftichiste comme absolue et infalsifiable. La souverainet est aussi

    une notion ftiche, devenue, selon les termes de N. Politis, un cran qui voile la ralit. Il

    faut donc sen dbarrasser si lon veut voir clair 31.

    B. Une notion polysmique

    La souverainet est une des notions les plus controverses et quivoques du vocabulaire

    juridique international en raisons de diffrentes conceptions de la notion dans diverses

    poques historiques et dans diverses branches scientifiques 32 , savoir les relations

    internationales, lconomie et surtout la science juridique. Dans le domaine politique par

    exemple, elle devient un slogan ou un mot magique 33 dans les bouches des politiciens,

    28 J. A. Camilleri et J. Falk crivent en effet : sovereignty is part of the more general discourse of power whose function is not only to describe political and economics arrangements but to explain and justify them as if they belonged to the natural order of things. Sovereignty in both theory and practise is aimed at establishing order . Voir CAMILLERI (J. A.), FALK (J.), The End of Sovereignty? The Politics of a Shrinking and Fragmenting World, E. Elgar, 1992, p. 11. 29 SUR (S.), Quelques observations sur les normes juridiques internationales , RGDIP, 1985, p. 925. 30 Voir OST (F.), KERCHOVE (van de) (M.), De la pyramide au rseau ?..., op. cit., p. 21. Selon eux, il faut toujours, dans lanalyse des donnes sociales, se garder de confondre les ralits observes avec linstrument conceptuel qui sert les observer. Cette confusion est frquente, dans la mesure o, prcisment, nous ne percevons les ralits qu travers le filtre des concepts, des reprsentations, des thories, des valeurs (en un mot :le paradigme) que nous utilisons . 31 POLITIS (N.), Le problme des limitations de la souverainet et la thorie de l'abus des droits dans les rapports internationaux , RCADI, vol. 6, 1925, p. 10. G. Sperduti crit galement que la souverainet est une mythe auquel il faut absolument renoncer, car la science doit sinterdire tout mythe . Voir SPERDUTI (G.), Le principe de souverainet et le problme des rapports entre le droit international et le droit interne , RCADI, 1976, vol. 153, p. 371. 32 Pour souligner le caractre quivoque de la notion, L. Henkin crit que sovereignty is a bad word, not only because it has served terrible national mythologies; in international relations, and even in international law, it is often a catchword, a substitute for thinking and precision. It means many things, some essential, some insignificant; some agreed, some controversial; some that are not warranted and should not be accepted . Voir HENKIN (L.), International Law : Politics, Values and Functions : General Course on Public International Law , RCADI, vol. 216, 1989, p. 24-25. Dans le mme sens voir galement CAMILLERI (J. A.), FALK (J.), The End of Sovereignty?... , op. cit., p. 11. 33 KRANZ (J.), Notion de souverainet et le droit international , , Archiv des Vlkerrechts, n30, 1992, p. 441. E. Giraud attire lattention sur cet usage politique de la souverainet qui risque de relativiser le sens et la

  • 20

    alors que dans le domaine conomique, elle apparat sans cesse comme une rfrence

    incontournable pour les tats qui essaient, souvent en vain34, daffirmer leur indpendance

    face lconomie mondiale35.

    La souverainet est une notion polysmique. Rien que dans le domaine juridique, la

    souverainet revt une dizaine de significations diffrentes36, ce qui fait quil y a autant de

    thories de souverainet que de disciplines, et cela sans compter la diversit thorique qui

    existe ce sujet dans chaque branche de droit. Il est tout fait normal que chaque discipline

    dfinisse ses propres concepts et tablisse lui-mme ses propres dfinitions et interprtations.

    Toutefois, le fait quune conception dveloppe dans un domaine prcis, par exemple dans le

    domaine conomique, soit utilise dans un autre contexte comme, par exemple, en droit

    international public, constitue une source de confusions. Cette indiffrence dans lusage de

    diffrentes significations de la souverainet provoque des confusions qui risquent dentraver

    une comprhension correcte de la notion de souverainet en droit international.

    la lumire de ces multiples usages de la notion de souverainet, M. Virally se pose la

    question suivante : sagit-il toujours de la mme souverainet ? Dguise en question, lide

    sous-entendue est de dire que lidentit du mot ne garantit pas lidentit de lide ; au

    contraire, elle entrane un glissement de la pense qui perturbe toute comprhension de la

    notion de souverainet37.

    Pour viter ce genre dquivoques et dlimiter lobjet de cette tude qui a pour objectif

    danalyser la notion de souverainet en droit international, il convient dcarter demble

    quelques usages frquents de cette notion.

    porte de la notion du point de vue du droit international : si lon considre le comportement des gouvernants qui invoquent la souverainet de ltat pour refuser daccepter une limitation de la libert de leur tat, on saperoit que largument quils invoquent est plus souvent un prtexte quune raison. [] Quand ils lestiment conforme leurs intrts, les mmes gouvernements nhsitent pas souscrire des engagements qui limitent pour lavenir leur libert daction et leur imposent parfois des obligations trs lourdes de faire ou de ne pas faire . Voir GIRAUD (E.), Le rejet de lide de souverainet , op. cit., p. 258. 34 Les crises conomiques rcentes montrent effectivement que les conomies nationales font aujourdhui toutes partie dune conomie mondialise et que les tats peuvent difficilement chapper aux consquences dune crise conomique apparue dans un autre pays. 35 Selon S. Krasner, dans cette hypothse la notion de souverainet revt une signification quil formule comme interdependence sovereignty qui se rfre la capacit et au pouvoir de ltat de contrler les activits conomiques dans son territoire. Voir KRASNER (S.), Sovereignty, Organized Hypocrisy, Princeton University Press, 1999, pp. 12-14. 36 W. P. Nagan et C. Hammer proposent cet gard une longue liste sur les diffrentes significations de la souverainet. Voir NAGAN (W. P.), HAMMER (C.), The Changing Character of Sovereignty in International Law and International Relations , CJTL, 2004, vol. 43, p. 143 et s. 37 VIRALLY (M.), Une pierre dangle qui rsiste au temps , op. cit., p. 180.

  • 21

    La premire conception, qui apparat dailleurs assez rgulirement en droit international, est

    la souverainet nationale ou populaire. Du point de vue du droit international, il ny a pas de

    nuances juridiques opposant souverainet nationale et souverainet populaire38. En tout tat

    de cause, le droit international ne sintresse pas vritablement cette distinction. Si la

    premire justifie et dmocratise en quelque sorte le fondement du pouvoir tatique, la

    deuxime implique la participation dmocratique du peuple lexercice de ce pouvoir, sujet

    qui relve par excellence de lordre interne et non plus de lordre international39.

    Puisque le droit international ne sintresse pas vritablement, dans la recherche sur la

    souverainet de ltat en droit international, la question de savoir qui est titulaire rel de

    cette souverainet, la possession ou la non-possession de la souverainet par le peuple ne pose

    pas problme. Mais lexpression de la souverainet du peuple mrite une clarification

    conceptuelle pour comprendre le fondement de quelques principes qui sont rgulirement

    voqus en droit international40.

    Pour un certain nombre dauteurs, le respect de la souverainet tatique se justifie par la

    souverainet du peuple41. Selon C. Chaumont, la souverainet apparat comme lexpression

    internationale de la nation, dont ltat est la superstructure interne 42. Ainsi, il rduit la

    38 Voir CHALTIEL (F.), La souverainet de ltat et lUnion Europenne, lexemple franais. Recherches sur la souverainet de ltat membre, LGDJ, 2000, p. 60 et s. Du point de vue du droit international, ces deux concepts de souverainet se rejoignent notamment au sujet de la souverainet permanente sur les ressources naturelles qui relve la fois la souverainet nationale et les droits des peuples disposer deux-mmes. Voir ELIAN (G.), Le principe de la souverainet sur les ressources nationales et ses incidences juridiques sur le commerce international , RCADI, vol. 149, 1976, p. 11 et 12 ; ABI-SAAB (G.), La souverainet permanente sur les ressources naturelles , in Droit international, Bilan et perspectives, M. Bedjaoui (rdacteur gnral), t. II, Pedone, 1991, pp. 639-661. 39 En ce sens, J. Kranz crit que [l]es notions de souverainet de ltat et de souverainet populaire tant distinctes, elles restent nanmoins dans un certain rapport. Lexpression de la volont populaire se trouve normalement lorigine de la naissance de ltat ; en dautres mots, la souverainet de ltat et la souverainet populaire apparaissent paralllement. Il arrive cependant que ltat se transforme en une dictature ou se trouve sous une domination (dpendance) politique ou conomique extrieure qui suppriment ou limitent sensiblement la souverainet du peuple. Cependant, selon le droit international, la suppression de la souverainet populaire naboutit pas automatiquement la disparition de la souverainet de ltat . Voir KRANZ (J.), Rflexions sur la souverainet , in Theory of international law at the threshold of the 21st century. Essays in honour of K. Skubiszewski, Kluwer Law International, 1996, p. 205-206. 40 Il sagit notamment du principe de la souverainet sur les ressources nationales et du principe du droit des peuples disposer deux-mmes. 41 Selon W. M. Reisman par exemple, si [l]e droit international continue de protger la souverainet , cest parce quil sagit de la souverainet populaire et non plus de la souverainet du souverain. Voir REISMAN (W. M.), Souverainet et droits de lhomme dans le droit international contemporain , op. cit., p. 247. F. Demichel crit galement que, sur le plan international, la souverainet de ltat signifie la souverainet des peuples. Voir DEMICHEL (F.), Le rle de la souverainet dans les relations internationales contemporaines , op. cit., p. 1071. Dans le mme sens voir galement Voir BRAUD (P.), Penser ltat, op. cit., p. 38. 42 Il crit que [l]a nation sans tat, cest la situation dun peuple qui est ou reste intgr lintrieur dun autre tat ; ltat sans souverainet, cest la situation dun tat dont les comptences internationales sont exerces par

  • 22

    fonction de ltat au seul objectif de servir lexistence de la nation43. Selon lui, si la

    souverainet est protge comme un droit qui implique la conservation, lautonomie,

    lindpendance, lgalit, le respect et le commerce international , il sagit dun droit qui

    appartient en ralit la nation : la souverainet exprime bien une fonction conservatrice,

    mais il sagit de conserver non ltat, mais la nation 44.

    De ce fait, la seule raison qui peut justifier la valeur que le droit international peut attribuer

    cette expression, est quelle voque lexistence concrte de ltat en tant quentit

    reprsentant dune communaut des gens, dun peuple. Sinon, la souverainet du peuple ,

    signifiant laccs des citoyens au pouvoir en tant que son dtenteur dorigine ou leur

    participation aux mcanismes tatiques, nintresse pas rellement le droit international.

    Dans la doctrine, largumentation en faveur de la souverainet du peuple a une double

    fonction trs contradictoire. Chez certains, elle sert de fondement au pouvoir politique et rend

    lgitime sa possession par ltat qui reprsente le peuple45. Pour dautres, elle permet de

    montrer que la puissance tatique nest pas inconditionnelle et sans limite vis--vis de ses

    citoyens qui sont les vrais titulaires de la souverainet46. Quelque soit lapproche retenue, il

    convient de prciser que le changement du titulaire de la souverainet ou la faon par laquelle

    le fondement du pouvoir tatique est expliqu nont pas deffet sur le sens de la notion de

    souverainet en droit international47. Le droit international ne sintresse pas au dtenteur de

    la souverainet (souverainet royale, nationale ou populaire) et il reste indiffrent lgard de

    la forme politique ou constitutionnelle du gouvernement, ainsi que de lorganisation politique,

    juridique ou institutionnelle dans ltat48. Ltat a une libert inconditionne concernant le

    un autre tat . Voir CHAUMONT (C.), Recherches du contenu irrductible du concept de souverainet internationale de ltat , op. cit., p. 133. 43 Alors quil reconnat lui-mme que cette fonction daffirmation et de conservation de la nation est en ralit assure par des autorits tatiques dont lobjectif essentiel nest pas lintrt collectif . CHAUMONT (C.), Recherches du contenu irrductible , p. 132. 44 CHAUMONT (C.), Recherches du contenu irrductible , op. cit., p. 144. 45 Voir supra. 46 Voir KRABBE (H.), Lide moderne dtat , RCADI, vol. 13, 1926, p. 545 et 546. 47 En effet, selon A. Pellet, du point de vue du droit international, le titulaire de la souverainet est unique : quil sagisse du Prince, de la nation, du peuple ou de ltat, au plan international, [la souverainet] nappartient qu ltat, mais galement tous les tats . Voir PELLET (A.), Lotus que de sottises on profre en ton nom, remarques sur le concept de souverainet dans la jurisprudence de la Cour mondiale , in Ltat souverain dans le monde daujourdhui, Mlanges en lhonneur de J. P. Puissochet, Pedone, 2008, p. 221. Dans le mme sens, M. P. De Brichambaut, J.-F. Dobelle et M.-R. DHaussy voquent lexemple de la Rvolution franaise qui, mettant en avant le concept de droit des peuples disposer deux-mmes, a contribu au changement du titulaire de la souverainet qui a conserv nanmoins le mme sens du point de vue du droit international. Voir BRICHAMBAUT (de) (M. P.), DOBELLE (J.-F.), COULE (F.), Leons de droit international public, Presses de Science Po et Dalloz, 2e d., 2011, p. 22. 48 Voir DUPUY (P.-M.), Lunit de lordre juridique international , op. cit., p. 97.

  • 23

    partage du pouvoir et son exercice lintrieur de son organisation institutionnelle49. Du point

    de vue du droit international, la souverainet appartient ltat et caractrise sa personnalit

    internationale et la nature de son pouvoir50.

    La deuxime conception de la souverainet quil faut carter de ltude de la souverainet en

    droit international est la souverainet dite interne par opposition celle qui est qualifie

    d externe ou d internationale . Selon F. Chaltiel, cette distinction entre les sphres

    juridiques interne et externe dvoile deux conceptions diffrentes de la souverainet en droit

    qui sont la souverainet dans ltat (droit interne) et la souverainet de ltat (droit

    international)51. Pour certains, malgr la diffrence entre les prrogatives juridiques quelles

    traduisent dans chaque ordre juridique concern52, la souverainet interne et la souverainet

    externe sont deux faces dun mme concept dsignant en somme le caractre suprme du

    pouvoir tatique qui nen admet aucun autre ni au-dessus de lui [aspect externe], ni en

    concurrence avec lui [aspect interne] 53.

    Cependant, si sur le plan interne la souverainet de ltat fut considre pendant longtemps

    comme absolue54, sur le plan international une telle hypothse est exclue. En effet, la

    49 Il sagit ici du principe de lunit de ltat que lon va voquer ultrieurement. Voir supra. 50 P.-M. Dupuy et Y. Kerbrat crivent effectivement que la souverainet constitue lapanage de ltat [] ltat possde la personnalit juridique internationale [] pas dtat souverain sans personnalit juridique international . DUPUY (P.-M.), KERBRAT (Y.), Droit international public, Dalloz, 10e d., 2010, p. 84. 51 CHALTIEL (F.), La souverainet de ltat et lUnion Europenne, op. cit., p. 2. Voir galement KRASNER (S.), Sovereignty, Organized Hypocrisy, op. cit., p. 11 et s. Ce dernier opre cette mme distinction dune autre manire. Parmi les quatre significations de la souverainet quil propose, savoir domestic sovereignty , interdependence sovereignty , international legal sovereignty et westphalian sovereignty , les deux premires se rfrent laspect interne de la souverainet, alors que les deux dernires relvent directement de son aspect international. 52 En effet, selon O. Beaud, la souverainet interne et la souverainet externe sexpriment par des prrogatives juridiques diffrentes. La souverainet interne se manifeste par des actes unilatraux qui traduisent un rapport de subordination entre lauteur et ladressataire de la norme, alors que la souverainet internationale recourt des actes juridiques bilatraux ou plurilatraux (traits, coutumes) qui requirent le consentement du destinataire de la norme . Voir BEAUD (O.), La notion dtat , in Vocabulaire juridique fondamental du droit, APD, 1990, t. 35, p. 131. 53 Voir CARR de MALBERG (R.), Contribution la thorie gnrale de ltat, Dalloz, 2004, t. 1, p. 70 et 71. Voir galement CHAUMONT (C.), Recherches du contenu irrductible , op. cit. Selon ce dernier, la politique internationale dun tat est lexpression et le reflet de sa politique intrieure, et donc [] sa souverainet internationale traduit sa souverainet interne (p. 151). 54 Considr comme le prophte de ltat souverain , cest souvent Bodin qua t attribu la conceptualisation de la souverainet comme la puissance absolue de ltat. Voir ENGSTER (D.), Divine Sovereignty : the Origins of Modern State Power, DeKalb, 2001, p. 47. Selon ce point de vue, la souverainet est dsigne dans luvre de Bodin, comme un pouvoir unifi, indivisible suprme. A. Truyol y Serra constate cependant lexistence de deux dfinitions nuances de la souverainet qui se trouvent dans la version originale franaise des Six livres de la Rpublique (1576) de Bodin et dans sa traduction latine, faite par lui-mme. Selon A. Truyol y Serra, dans la premire version, la souverainet se dfinit comme la puissance absolue et perptuelle dune rpublique , alors que dans la deuxime, elle apparat comme summa in cives ac subditos legibusque soluta potestas (1,8), cest--dire, pouvoir suprme sur les citoyens sujets. Vu sous cet angle, le souverain ne devient libre que dans le cadre des lois positives que lui-mme

  • 24

    souverainet devient relative dans sa sphre externe, o elle rencontre son alter ego, la

    souverainet de lautre tat 55.

    Toutefois, le risque de transposition de certaines acceptions de la souverainet interne sur le

    plan international existe et cela constitue une source de confusion. Selon R. Carr de Malberg,

    la souverainet a trois significations principales, bien distinctes, qui relvent toutes de son

    aspect interne. La souverainet dsigne dabord le caractre suprme du pouvoir56 de

    gouverner, de commander et de dcider 57 qui appartient essentiellement ltat. Elle

    signifie ensuite lensemble des pouvoirs compris dans la puissance dtat 58. Elle sert enfin

    caractriser la position quoccupe dans ltat le titulaire suprme de la puissance

    tatique 59.

    Ces trois significations de la souverainet continuent encore tre employes dans la doctrine

    contemporaine dune manire enchevtre lune dans lautre , ce qui conduit bien souvent

    embrouiller et obscurcir la thorie de la souverainet 60. Cette confusion est dautant plus

    visible dans lordre juridique international dans lequel la souverainet internationale de

    ltat ne sanalyse pas en termes positifs, comme un ensemble de pouvoirs quil

    dtiendrait 61 , mais en termes ngatifs, comme lindpendance. Considre comme

    synonyme de la souverainet tant par la doctrine62 que par la jurisprudence63, lindpendance

    dictes et quil peut donc abroger. Sinon pour Bodin, comme dailleurs pour les auteurs de cette poque, la souverainet, la summa potestas, ntait pas un pouvoir illimit , dans la mesure o elle tait soumise au droit divin qui limitait le rle du souverain. Voir TRUYOL y SERRA (A.), Souverainet , op. cit., p. 316. On va voir effectivement que la vritable conception de la souverainet absolue sera dveloppe plus tard par la divinisation de ltat et sa sacralisation comme unique reprsentant de la nation et de lintrt gnral. Voir supra. 55 BEAUD (O.), Souverainet , op. cit., p. 628. 56 CARR de MALBERG (R.), Contribution la thorie gnrale de ltat, Dalloz, 2004, t. 1, p. 70. 57 SALMON (J.) (sous dir.), Dictionnaire de droit international public, op. cit., p. 1045. 58 CARR De MALBERG (R.), Contribution la thorie gnrale de ltat, op. cit., p. 79. 59 Ibid. 60 Ibid. Pour une analyse du regard de Carr de Malberg sur le concept de souverainet, voir BEAUD (O.), La souverainet dans la Contribution la thorie gnrale de ltat de Carr de Malberg , RDP, 1994, pp. 1251-1301. 61 COMBACAU (J.), SUR (S.), Droit international public, Montchrestien, 9e d., 2010, p. 23. 62 Dj pour Vattel, la non dpendance signifiait la souverainet (Le droit des gens, 1. I, chap. 1, num. 4C). Calvo crivait aussi la fin du XIXme sicle que la souverainet et lindpendance taient deux choses synonymes (Le droit international thorique et pratique, Guillaumin, 1881, 3.d., t.1, p. 263). Plus rcemment encore, voir BASDEVANT (J.), Rgles gnrales du droit de la paix , op. cit., p. 582 ; CARR de MALBERG (R.), Contribution la thorie gnrale de ltat, op. cit., p. 71 ; HINSLEY (F. H.), Sovereignty, op. cit., p. 158 ; SALMON (J.) (sous dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruylant, 2001, p. 1046 ; KRANZ (J), Notion de souverainet et le droit international , op. cit., p. 411-412. 63 Voir notamment la jurisprudence de la Cour permanente de Justice international dans la clbre affaire Lotus. En affirmant que les limitations de lindpendance des tats ne se prsument pas , elle emploie indiffremment les termes indpendance et souverainet. Publications de la CPJI, Srie A, n10, arrt du 7 septembre 1927, p. 18. En ce sens, voir galement la sentence arbitrale de Max Huber dans laffaire de lle de

  • 25

    exprime effectivement un principe ngatif excluant tout pouvoir de sexercer sur ltat64. La

    conceptualisation de lindpendance comme une notion juridique (de jure) sinscrit dans une

    perspective de rendre moins agressive la notion de souverainet et de la placer dans un rle

    purement dfensif sur le plan international65.

    C. Une notion relativise

    Pour certains, la souverainet est une notion mouvante, volutive66 qui sadapte et doit tre

    adapte aux mutations sociales67. Il sagit ici dune analyse de la notion dans son aspect

    matriel, concret et comme un concept contenu variable 68 . Cette conception de la

    souverainet provoque galement des confusions dans sa comprhension.

    Palmas du 4 avril 1928, Recueil des sentences arbitrales, vol. 2, p. 28 et lopinion individuelle du Juge Anzilotti, jointe lavis consultatif de la CPJI du 5 septembre 1931 sur le rgime douanier entre lAllemagne et lAutriche, Publication de la CPIJ srie A/B, n41, p. 57. 64 SALMON (J.) (sous dir.), Dictionnaire de droit international public, op. cit., p. 1045. 65 Voir POLITIS (N.), Le problme des limitations de la souverainet , op. cit., p. 13. Cependant, pour Ch. Rousseau, la notion de souverainet, qui appartient une priode historique dtermine, ne peut pas fonder et expliquer juridiquement ltat. Cest pourquoi, il faut la remplacer par la notion dindpendance. Mais, il ne sagit pas de la notion courante de lindpendance (indpendance de facto) qui nimplique que son aspect ngatif, savoir labsence de dpendance et de subordination. Pour lui, le terme indpendance dans son aspect ngatif et fort politique, auquel la pratique diplomatique et conventionnelle ainsi que la jurisprudence internationale font souvent rfrence, ne pourrait constituer en soi un critre juridique de ltat. Selon lui, il faut construire une thorie dindpendance en incluant son aspect positif qui caractrise le pouvoir tatique. Cest sur la notion de comptence quil construit cette thorie. Selon lui, ltat se distingue dautres collectivits humaines par lexclusivit, lautonomie et la plnitude de sa comptence. Voir ROUSSEAU (Ch.), Lindpendance de ltat dans lordre international , op. cit., pp. 167-253. 66 Selon M. Virally, la souverainet ne se dfinit pas par dduction partir dun principe axiomatique . Elle a un contenu variable qui dpend de ltat de dveloppement du droit international un moment donn . Par consquent, prcise-t-il, la souverainet la fin du XXe sicle [] nest pas ncessairement identique celle du XIXe sicle ni mme celle qui tait admise il y a cinquante ans . Voir VIRALLY (M.), Panorama du droit international contemporain. Cours gnral de droit international public , RCADI, 1983, vol. 183, p. 79. Pour illustrer ce propos, lauteur voque deux volutions qui ont fait subir la souverainet des rductions capitales par rapport au sens quelle avait initialement. Il sagit des rductions dcoulant de la perte du droit de recourir discrtionnairement la force (et la guerre), ce qui constituait autrefois son attribut le plus essentiel et de la promotion des droits de l'homme et des droits des peuples au rang des droits garantis par l'ordre juridique international (ibid.). Dans le mme sens, voir DUPUY (P.-M.), Lunit de lordre juridique international , p. 102. Selon lui, la souverainet tatique est relative ; elle dpend du dveloppement corrlatif de lordre juridique dterminant les conditions dexercice de cette mme souverainet . 67 A. J. Camilleri et J. Falk crivent effectivement que [s]overeignty [] cannot be understood without reference to its specificity in time and space . Selon eux, sovereignty in both theory and practice was closely related to the prevailing social and economic environment of sixteenth- and seventeenth- century Europe. This is not to suggest [] that sovereignty is an inevitable and virtually irreversible stage in the evolution of political institutions, or a necessary culmination of the integration of state and community, [but] the sovereign state represents not an absolute but an historical logic . Voir CAMILLERI (J. A.), FALK (J.), The End of Sovereignty? The Politics of a Shrinking and Fragmenting World, E. Elgar, 1992, p. 15. 68 Voir PERELMAN (C.) et VANDER ELST (R) (sous dir.), Les notions contenu variable en droit, Bruylant, 1984, 377 p., et plus particulirement larticle de SALMON (J.), Les notions contenu variable en droit international public , ibid., pp. 251-268.

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    La notion juridique de la souverainet se dfinit souvent travers ltendue, la nature et les

    modalits dexercice des comptences tatiques 69 . La plupart des auteurs utilisent

    indiffremment ces deux concepts et considrent que la limitation de lexercice des

    comptences souveraines des tats constitue une limitation de leur souverainet70. Une telle

    approche conduit cependant une relativisation de la souverainet. En effet, si la notion de

    souverainet sanalyse dans son aspect matriel partir dun certain nombre de comptences

    que possde ltat au niveau international, ltendue et la signification de cette notion risque

    de varier selon ltat et en fonction de ses engagements au niveau international. Ainsi, on

    serait amen considrer la souverainet comme une chose que lon peut perdre, partager,

    diviser ou diminuer et accepter lexistence de diffrents degrs de souverainet comme

    souverain, mi-souverain, quasi-souverain, etc.

    Il convient cet gard dvoquer lexpression tat mi-souverain , employe notamment au

    dbut du XXe sicle pour des tats sous protectorat pour marquer que le cadre de [leur]

    souverainet est moins ample que celui des tats dits pleinement souverains 71. Cette

    formulation, qui est issue dune conception de la souverainet dveloppe partir de son

    aspect matriel et qui ne distingue pas lexercice des comptences tatiques du statut

    international de ltat, risque cependant de relativiser la notion de souverainet du point de

    vue du droit international.

    Dans la littrature de droit public, il existe en effet une confusion entre la limitation de la

    souverainet et la limitation de lexercice de la souverainet ou, plus prcisment, la

    limitation de lexercice des comptences souveraines. Le statut juridique de ltat membre de

    lUnion europenne est cet gard particulirement dmonstratif des faiblesses de la

    69 Linterprtation du concept de souverainet travers la notion de comptence est lie la dfinition de la souverainet comme comptence de la comptence . Cette notion, considre comme lapanage de ltat qui le distingue sans quivoque de lorganisation internationale (CAHIN (G.), Rapport , SFDI, Pedone, 2006, p. 35), doit tre comprise plutt comme un pouvoir de dtermination des comptences quune simple comptence de ltat (VAHLAS (A.), Souverainet et droit de retrait au sein de lUnion europenne , RDP, 2005, p. 1577). Ce pouvoir de ltat est driv logique de lordre intertatique qui est, pour Jellinek, un systme juridique dauto-obligation. Dans lordre juridique international, comme interne, les tats sont la fois autorits cratrices et sujets de ce droit. Ils nont obligation dobir qu un droit cr par eux-mmes (JELLINEK (G.), Ltat moderne et son droit. Premire partie : Thorie gnrale de ltat, d. Panthon Assas, 2005, rimpr. de ldition de 1911, p. 560). 70 Voir par exemple POLITIS (N.), Le problme des limitations de la souverainet , op. cit., p. 1 et s. ; TRUYOL y SERRA (A.), Thorie du droit international public. Cours gnral , op. cit., p. 154 ; CASSESE (A.), International Law, Oxford University Press, 2e d., 2005, p. 98 ; WEIL (P.), Le droit international en qute de son identit , op. cit., p. 67 ; CARILLO-SALCEDO (J.-A.), Droit international et souverainet des tats , op. cit., p. 215-216 ; BRAUD (P.), Penser ltat, op. cit., p. 39-40 ; MAHIOU (A.), Le droit international ou la dialectique de la rigueur et de la flexibilit , op. cit., p. 130 et s. 71 BASDEVANT (J.), Rgles gnrales du droit de la paix , op. cit., p. 581.

  • 27

    dfinition de la souverainet travers le contenu de la comptence tatique 72. F. Chaltiel

    crit par exemple que la protection des comptences tatiques par le droit international

    sanalyse comme une protection de la souverainet . Tout au long de son tude portant

    spcifiquement sur le sujet du statut de ltat membre de lUnion europenne, elle dfend

    clairement lide selon laquelle un transfert dfinitif de certaines comptences tatiques

    signifie une limitation de la souverainet de ltat73.

    Les limitations lexercice des comptences de ltat nont pas deffet direct sur son statut

    juridique, donc sur sa souverainet en droit international74. Sopposant galement cette

    conception de la souverainet dfinie par rapport aux comptences tatiques, A. Pellet affirme

    quune entit politique est souveraine ou elle ne lest pas. Mais en tout tat de cause, elle ne

    peut pas ltre un peu , beaucoup ou en partie 75. Ces adverbes, qui sajoutent la

    souverainet de ltat, peuvent tre utiliss certes dans la science politique, mais ils nont pas

    de place en droit international. En droit international, la souverainet est la fois llment

    essentiel et le critre distinctif de ltat76 et ces deux notions vont de paire ; si cest un tat

    dans le sens du droit international, il est souverain, sil est souverain, cest un tat77.

    72 KRANZ (J.), Rflexions sur la souverainet , op. cit., p. 193. propos de lUnion europenne, on parle souvent de lexercice commun de la souverainet. Il importe toutefois de prciser quil sagit de lexercice commun de certaines comptences tatiques ou souveraines. 73 Voir CHALTIEL (F.), La souverainet de ltat et lUnion Europenne, op. cit., p. 96. Dans son article sur le mme sujet lauteur crit quun tat qui est devenu tat membre dune organisation internationale comme lUnion europenne et qui lui cde irrversiblement lexercice de certaines comptences souveraines, ne peut tre plus considr comme un tat souverain traditionnel. Voir CHALTIEL (F.), Contribution la thorie juridique du statut de ltat membre de lUnion europenne : lexemple franais , in Dmarche communautaire et construction europenne, F. Hervout (sous dir.), Vol. 1 : dynamique des objectifs, La documentation franaise, 2000, pp. 163-178. 74 Voir la jurisprudence de la CPJI dans laffaire Vapeur Wimbledon. Dans cette affaire, la Cour se refuse voir dans la conclusion dun trait quelconque, par lequel un tat sengage faire ou ne pas faire quelque chose, un abandon de sa souverainet . Elle affirme que, sans doute, toute convention engendrant une obligation de ce genre apporte une restriction lexercice des droits souverains de ltat, en ce sens quelle imprime cet exercice une direction dtermine. Mais la facult de contracter des engagements internationaux est prcisment un attribut de la souverainet de ltat . Arrt du 17 aot 1923, CPJI srie A n1, p. 25. En ce sens voir galement RIALS (S.), La puissance tatique et le droit dans lordre international. lments dune critique de la notion usuelle de souverainet externe , in Le droit international, APD, t. 32, 1987, p. 209. 75 Voir PELLET (A.), Cours gnral : le droit international entre , op. cit., p. 38. Dans le mme sens, J. Kranz crit que [p]arler, propos dun tat, de labandon partiel de la souverainet, du transfert de la souverainet, de la souverainet limite ou de la ncessit de recouvrer la pleine souverainet tmoigne dune fausse conception de la notion de souverainet . Voir KRANZ (J), Notion de souverainet et le droit international , op. cit., p. 440. 76 Pour une rflexion sur ce lien intime entre ltat et la souverainet, voir lanalyse de R. Carr de Malberg du point de vue dautres groupements tatiques comme la fdration et la confdration (p. 88 et s.) et sur la souverainet en tant que critre distinctif de ltat (p. 147 et s.). CARR de MALBERG (R.), Contribution la thorie gnrale de ltat, t. 1, op. cit. 77 Voir DUPUY (R.-J.), La communaut internationale entre le mythe et lhistoire, Economica, 1986, p. 62. Pour souligner la ncessit dune dissociation entre la notion de souverainet et lexercice des comptences, dautres hypothses, encore plus extrmes quun simple transfert volontaire de comptences de la part des tats,

  • 28

    Il est vrai quune matrialisation de la notion de souverainet partir des comptences

    tatiques nest pas concevable du point de vue du droit international. Chaque fois quon

    assiste un recul dans les comptences de ltat, on essaye en vain dy adapter la notion de

    souverainet. La seule solution pour sortir de limpasse polmique sur la notion de

    souverainet et sa limitation est de mettre cette notion sa place et de rompre son lien avec la

    notion de comptence78. Une telle approche nous permettra galement dcarter le dbat

    inutile sur la divisibilit ou la transfrabilit de la souverainet. Du point de vue du droit

    international, le principe de la souverainet et les pouvoirs tatiques sont deux questions,

    certes lies, mais non identiques.

    En effet, la souverainet ne dsigne pas une somme de pouvoirs que ltat dtient dune

    manire lgale sur le plan international79. Selon Hinsley la souverainet nest pas un fait, mais

    correspond une fiction philosophique , un mythe , qui nexiste que sur le plan

    idel80. C. Chaumont crit que la seule manire par laquelle on peut concilier le concept de la

    souverainet avec les ralits, est den privilgier un concept abstrait et de faire une

    distinction constante entre la possession des comptences et lexercice de celles-ci 81.

    Jellinek constate justement que [t]outes les tentatives faites pour dterminer le sens prcis

    de la notion de souverainet reposent sur la confusion de la puissance tatique avec la

    peut tre illustratives. Dans cette perspective, on peut voquer notamment les traits de protectorat entre tats qui apportent tous dimportantes restrictions lexercice de certaines comptences des tats mais qui nont eu aucun effet sur le statut souverain de ces tats du point de vue du droit international. Sur ce sujet, voir par exemple la jurisprudence de la CIJ dans laffaire relative aux droits des ressortissants des tats-Unis dAmrique au Maroc. Dans son arrt du 27 aot 1952, la Cour a constat que, quoiquen vertu du trait de protectorat de Fez, conclu en 1912 entre la France et le Maroc, la France stait engage exercer certains pouvoirs souverains au nom et pour le compte du Maroc, et se charger, en principe, de toutes les relations internationales du Maroc , ce dernier demeurait un tat souverain . CIJ Rec., 1952, p. 188. Les traits imposs aux tats vaincus aprs deux guerres mondiales constituent un autre exemple. Dans son opinion individuelle, jointe lavis consultatif du 5 septembre 1931 de la CPJI, relatif au Rgime douanier entre lAllemagne et lAutriche, le Juge Anzilotti a affirm que le trait de paix conclut en 1919 Saint-Germain avec lAutriche, qui contenait linterdiction de lunification, ne portait pas atteinte la souverainet de lAutriche. Publications de la CPJI, srie AB, 1931 p. 58. Enfin, une dernire hypothse est loccupation dun tat par un autre, qui ne conduit pas automatiquement la perte de la souverainet de ltat occup. En ce sens, voir KRANZ (J.), Notion de souverainet et le droit international , op. cit., p. 419. 78 J. Kranz crit effectivement que la souverainet nquivaut pas un catalogue de comptences. La souverainet en droit international signifie que la comptence de ltat est exclusive, pleine et autonome . Voir KRANZ (J.), Rflexions sur la souverainet , op. cit., p. 186. Dans le mme, sens Ch. Rousseau affirme que la notion de souverainet ne dtermine pas ltendue de comptences exclusives de ltat mais leur mode dexercice. Selon lui, il y a quatre principes directeurs qui dtermine le mode dexercice des comptences tatiques : le principe dindpendance, le principe dexclusivit, le principe dgalit et le principe dabstention. Voir ROUSSEAU (Ch.), Lamnagement des comptences en droit international , RGDIP, 1930, p. 423 et 439. Voir galement CAHIN (G.), Rapport , op. cit., p. 37 79 Voir CARR de MALBERG (R.), Contribution la thorie gnrale de ltat, op. cit., p. 81. 80 HINSLEY (F. H.), Sovereignty, op. cit., p. 1 et s. 81 Voir CHAUMONT (C.), Recherches du contenu irrductible , op. cit., p. 131

  • 29

    souverainet . Selon lui, la puissance tatique, signifiant la comptence de ltat, a un

    contenu volutif, variable. Mais la souverainet est une notion de nature purement

    formelle , qui exprime la ngation de toute subordination de ltat lgard dun autre

    pouvoir, la ngation de toute limitation de ltat par un autre pouvoir 82. En dautres termes,

    la souverainet est la qualit de la puissance et non pas la puissance elle-mme83. La notion de

    souverainet caractrise donc le Pouvoir tatique et, comme G. Burdeau le constate trs

    juste titre, le Pouvoir change de forme, non de rle 84. Il convient maintenant danalyser ce

    rle du pouvoir tatique et la contribution de la notion de souverainet.

    II. La souverainet explique la configuration tat-centrique de lordre juridique

    international

    La comprhension de la souverainet est donc troitement lie la construction de ltat

    moderne85. La notion de souverainet nest pas un lment sine quo non et pour lexistence de

    ltat et pour lexistence du droit des gens86. Dans son sens actuel, elle est une invention du

    temps moderne, lie directement lapparition de ltat moderne87.

    82 JELLINEK (G.), Ltat moderne et son droit. Deuxime partie : Thorie juridique de ltat, d. Panthon Assas, 2005, rimpression de ld. de 1913, p. 126 et p. 140-141. J.-D. Mouton attire galement lattention sur cette double signification de la notion de souverainet. Dans son aspect matriel, elle dsigne le caractre de ltat et elle est lie dans son contenu lvolution de lordre juridique international . Tandis que, comme notion abstraite, elle correspond la qualit propre un tat et devient de ce point de vue un invariant . Voir MOUTON (J.-D.), La notion dtat et le droit international public , Droits, 1992, p. 57. Dautres auteurs soulignent galement lexistence de deux diffrentes acceptations de la notion de souverainet en droit international. Voir par exemple KRANZ (J), Notion de souverainet et le droit international , op. cit., p. 413. 83 CARR de MALBERG (R.), Contribution la thorie gnrale de ltat, op. cit., p. 70. 84 Lauteur ajoute : lorigine de ltat il y a une cause, une ide ne du gnie de lhomme, et cest par elle seule que ltat peut tre expliqu. Certes, la structure de ltat se transforme pour sadapter aux conditions sociales, mais sa raison dtre et, par consquent, son essence profonde, ne sont pas affectes par ces transformations. Telles quelles sont apparues au moment de la gense de linstitution tatique, telles on peut les reconnatre travers la forme moderne de ltat . Voir BURDEAU (G.), Trait de science politique, t. 2, ltat, 1980, 3e d., p. 223 et 225. 85 RIGAUDIERE (A.), Linvention de la souverainet , op. cit., p. 5. 86 Il est vrai que pour la plupart des civilisations anciennes, la souverainet, dans le sens que lon utilise encore aujourdhui, ne constituait pas une caractristique du pouvoir politique. Cette notion est apparue au cours des XVe et XVIe sicles en Europe et sa conceptualisation a continu jusquau dbut du XXe sicle. Voir LAGHMANI (S.), Histoire du droit des gens, du jus gentium imprial au jus publicum europaeum, Pedone, 2003, p. 82 et s. 87 F. Fardella affirme effectivement que le concept de souverainet est un concept moderne, tout fait tranger la pense politique et juridique ancienne. Il est apparu lpoque mdivale, avec la revendication de la plenitudo potestatis par les rpubliques citadines ; puis il sest affirm avec les constructions thoriques labores loccasion du problme de lindpendance du Royaume de France, face lEmpire, lglise, aux pouvoirs fodaux . Voir FARDELLA (F.), Le dogme de la souverainet de ltat. Un bilan , in Le priv et le public, APD, t. 41, 1997, p. 116. Sur ce point, voir galement HINSLEY (F. H.), Sovereignty, op. cit., pp. 27 et s. ; RIGAUDIERE (A.), Linvention de la souverainet , Pouvoirs, n67, 1993, pp. 5-20 ;

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    Considre comme une notion la fois fondatrice, cratrice et justificatrice du pouvoir 88,

    la notion de souverainet a permis ltat de conceptualiser son pouvoir politique dans ses

    nouvelles dimensions89. Ltat moderne se diffrencie dautres modles dorganisation

    politique qua connus lhistoire de la science politique par son unit politique daction et de

    dcision90, qui lui permet dassurer la matrise totale de lespace national. Dans ce processus

    daffirmation de ltat comme seul matre et reprsentant de lespace politico-juridique

    national, trois tapes peuvent tre distingues : centralisation du pouvoir politique (A) ;

    consolidation du pouvoir tatique (B) ; et, enfin, matrise de lespace juridique (C).

    A. La centralisation du pouvoir politique dans ltat

    Dans la doctrine internationale, on a gnralement tendance considrer les traits de

    Westphalie91 comme le point de dpart de lmergence du systme international dans sa

    configuration actuelle92. En effet, considre comme la premire grande Charte europenne,

    voire mondiale93, la Paix de Westphalie constitue un premier pas vers la cristallisation 94 et

    la concrtisation 95 dune nouvelle situation mergeante96. Constituant un moment de

    HAGGENMACHER (P.), Ltat souverain comme sujet du droit international, de Vitoria Vattel , Droits, 1992, n16, pp. 11-20 ; GAUDEMET (J.), Dominium Imperium. Les deux pouvoirs dans la Rome ancienne , Droits, 1995, n22, pp. 3-17. 88 RIGAUDIERE (A.), Linvention de la souverainet , op. cit., p. 5. 89 FRANCA-FILHO (M.-T.), Westphalia: a Paradigm? A Dialogue Between Law, Art, and Philosophy of Science , The German Law Journal, 2007, p. 967. 90 Voir HAGGENMACHER (P.), Ltat souverain comme sujet du droit international , op. cit., p. 11. 91 Il sagit de deux traits le trait de Mnster et celui de Osnabrck qui ont conclu la guerre de Trente Ans le 24 Octobre 1648. 92 Voir CASSESE (A.), International law, op. cit., p. 22 ; ANZILOTTI (D.), Cours de droit international, LGDJ, 1999 (rimpression de ld. de 1929), p. 5 ; CARREAU (D.), Droit international, Pedone, 10e d., 2010, p. 36. Certes, le contexte de la Paix de Westphalie na rien voir avec celui de lordre international contemporain (ARNAUD (A.-J.), Entre modernit et mondialisation : leons dhistoire de la philosophie du droit et de ltat, LGDJ, 2e d., 2004, p. 220). Mais les principes tablis lpoque, sur lesquels sest construit le droit international contemporain, persistent encore. Ces principes ont videmment chang daspect, mais leur nature fondamentale et leur noyau dur rsistent encore92. En ce sens, voir Restatement of the Law, The Foreign Relations Law of the United States, American Institute, Saint Paul, 1987, vol. I : Modern international law is commonly dated from the Peace of Westphalia There have been major changes in that law, but its basic concept and general outlines have remained essentially intact (p. 19). 93 Voir GROSS (L.), The Peace of Westphalia, 1648-1948 , AJIL, Vol. 42, 1948, p. 20. 94 CASSESE (A.), Droit international dans un monde divis, Berger-Levrault, 1986, p. 36. 95 OST (F.), KERCHOVE (van de) (M.), De la pyramide au rseau ?..., op. cit., p. 162. 96 Avant lapparition de lordre westphalien, il existait videmment un ensemble normatif qui grait les relations entre les individus et des entits de nature diffrente au niveau mondial. Mais, dans le sens moderne du terme, la naissance dun droit international qui rgit les relations entre les tats gaux et souverains concide logiquement avec lapparition de ltat moderne. Voir CASSESE (A.), Droit international dans un monde divis, op. cit., p. 38). En effet, si la souverainet de ltat signifie quau-dessus de ltat il ny a aucune autorit humaine tablie , on ne peut vritablement parler de la souverainet pour les tats dans leurs relations qu partir des Traits de

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    rupture avec le pass97, ces traits rompent lquilibre politique qui existait auparavant entre

    entits et autorits de nature diffrente, pour en trouver un autre entre tats souverains98 qui

    saffirment dsormais comme unique titulaire du pouvoir politique dans lespace national. La

    Paix de Westphalie constitue donc la lgalisation formelle de la naissance de ltat

    moderne99.

    Conceptualise concomitamment lmergence de ltat moderne, la thorie de la

    souverainet implique lide dune concentration du pouvoir au sein dune mme

    autorit 100. Cette centralisation du pouvoir politique en sein de ltat sest effectue sur

    deux fronts. Ltat a dabord consolid son pouvoir lintrieur de ses frontires, face aux

    seigneurs fodaux, fermant ainsi la priode mdivale, tablie sur un systme politique et

    juridique fragmentaire101. Il sest ensuite affirm comme lunique titulaire du pouvoir

    politique sur le plan extrieur, en sopposant aux prtentions universalistes de la Papaut et

    de lEmpire 102. Ces deux aspects du processus de la centralisation du pouvoir politique dans

    Westphalie qui ont affirm lindpendance de ltat face lautorit de lEmpereur, mme, certains gards, [ celle] du Pape . Voir BASDEVANT (J.), Rgles gnrales du droit de la paix , op. cit., p. 578 et 579. 97 En ralit, la Paix de Westphalie ne constitue par elle-mme ni une date bouleversante de lhistoire ni une rupture brutale avec le pass. Comme M.-T. Franca Filho lcrit, [t]he Westphalia Peace Treaties did not constitute an obvious, radical, or instant revolution in the juridical-political model of State similar to the great modern political revolutions. It was not a political big bang. [] In fact, those pacts of 1648 dramatically changed the way of seeing and understanding the State . Voir FRANCA-FILHO (M.-T.), Westphalia: a Paradigm?... , op. cit., p. 970. Dans le mme sens, voir galement ABI-SAAB (G.), Cours gnral de droit international public , RCADI, vol. 207, 1987, p. 60 et s. En effet, les Traits de Westphalie ne constituent quune tape importante dun long processus principalement socio-conomique, qui va engendrer un nouveau systme politique. Mais les mots et les expressions ont parfois une existence, dans la conscience humaine, bien diffrente que leurs significations dorigine. Surtout dans la science humaine, les mots ne correspondent pas toujours une ralit concrte, mais ils expriment souvent des concepts ou des mythes qui nexistent que dans la conscience des gens. Ils ont une puissance considrable en raison de leur signification communment partage. Ainsi, il faut considrer le terme Westphalie parmi ces mots puissants et comme un paradigme influent pour les sciences sociales. Voir BEAULAC (S.), The Westphalian Model in Defining International Law : Challenging the Myth , AJLH, 2004, p. 181 et s. 98 Voir FRANCA-FILHO (M.-T.), Westphalia: a Paradigm?... , op. cit., p. 968; BURDEAU (G.), Trait de science politique, t. 2, ltat, op. cit., p. 217. 99 Cependant, il convient de prciser que ce changement ne se fait pas du jour au lendemain. Comme P. Haggenmacher lcrit, le statut de ltat en tant que sujet spcifique de cet ordre [droit public] de normes suprieures ne saffirme quavec hsitation ; sa personnalit international, traduite par le triple ide dindpendance (ou de souverainet extrieure), dgalit souveraine (corollaire de la souverainet intrieure) et soumission immdiate au droit international, ne se cristallise que tardivement, pour ntre pleinement consacre quau XVIIIe sicle, prcisment par Wolff et Vattel . Voir HAGGENMACHER (P.), Ltat souverain comme sujet du droit international , op. cit., p. 13. 100 CHALTIEL (F.), La souverainet de ltat et lUnion Europenne, op. cit. p. 8. 101 Voir BERLIA (G.), Remarques sur la paix de Westphalie , in Hommage dune gnration de juristes au Prsident Basdevant, Pedone, 1960, pp. 35-42. 102 TRUYOL y SERRA (A.), Souverainet , in Vocabulaire juridique fondamental du droit, APD, t. 35, 1990, p. 316-317. Il est vrai que le concept de ltat moderne a merg en Europe comme une raction contre les revendications de lhgmonie impriale (voir HINSLEY (F. H.), Sovereignty, op. cit., p. 69 et s.). Bien quils puissent tre qualifis comme libres , les tats europens de lpoque ne se trouvaient pas sur un pied dgalit avec lEmpire, considr comme leur protecteur. Ce protectorat concernait uniquement les tats soumis

  • 32

    ltat sont des phnomnes la fois distincts et concomitants dans la mesure o tous les deux

    ont contribu lmergence de ltat sur le plan international comme le seul matre et

    lunique reprsentant de lespace national103.

    B. La consolidation du pouvoir tatique

    Le processus de centralisation du pouvoir politique en sein de ltat tait un long processus

    dabord politique mais aussi socio-conomique et juridique. Ltat moderne ne constitue pas

    une rupture absolue dans lhistoire de lvolution du pouvoir politique. Il fait partie de cette

    volution continue104. La conceptualisation de la notion de souverainet montre parfaitement

    cette continuit dans lvolution du pouvoir politique. Pour affirmer sa matrise dans le

    domaine qui lui est rserv, ltat, dsormais unique titulaire du pouvoir politique, na pas

    hsit se servir de certains concepts de lgitimation105. Il sagit notamment des concepts

    thologiques qui ont, en quelque sorte, divinis ltat (1) et des concepts totalisants comme la

    volont gnrale (2).

    1. La divinisation de ltat

    Selon la clbre phrase de C. Schmitt tous les concepts prgnants de la thorie moderne de

    ltat sont des concepts thologiques sculariss 106 . Parmi ces concepts, se trouve

    lglise. Donc, la soumission des tats europens tait prsente de deux cts et la rvolte contre lun constituait galement une rvolte contre lautre. 103 F. Ost, M. van de Kerchove affirment effectivement que [l]e dveloppement de ltat dans lordre interne, sur les ruines du rgime fodal, et son affirmation sur ce qui deviendrait la scne internationale sont deux phnomnes concomitants et interdpendants. Cest dire que le dogme de la souverainet territoriale, le monopole de la puissance dans les limites de frontires fixes, qui avait assur la suprmatie interne de ltat, constituerait galement la pierre dangle de lordre juridique international en formation, partir de XVe sicle, sous la forme cette fois dune gale autorit dentits ne se reconnaissant dautres matres que deux-mmes . Voir OST (F.), KERCHOVE (van de) (M.), De la pyramide au rseau ?..., op. cit., p. 162. 104 Dailleurs, comme S. Laghmani lcrit, les grandes ruptures historiques sont toujours, en mme temps, le lieu de continuits . Voir LAGHMANI (S.), Histoire du droit des gens, op. cit., p. 61. 105 Pour O. Beaud, la souverainet elle-mme est un concept de lgitimit. Lincorporation de lide de souverainet ltat transforme le pouvoir politique en un pouvoir lgitime. Voir BEAUD (O.), La puissance de ltat, PUF, 1994, p. 20. 106 Lauteur ajoute que cest vrai non seulement de leur dveloppement historique, parce quils ont t transfrs de la thologie la thorie de ltat du fait, par exemple, que le Dieu tout-puissant est devenu le lgislateur omnipotent , mais aussi de leur structure systmatique . Voir SCHMITT (C.), Thologie politique, 1984 (rdition et 1988 pour la traduction franaise), Gallimard, p. 46. Voir galement FRANCA-FILHO (M.-T.), Westphalia: a Paradigm?... , op. cit., p. 968.

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    certainement la souverainet qui est, telle quelle est conceptualise chez les dfenseurs du

    pouvoir absolu de ltat, issue dune lacisation du pouvoir divin 107.

    Par cette conception de la souverainet, une analogie est tablie entre Dieu et ltat108 en vue

    de renforcer ce dernier non seulement dans le domaine matriel par son organisation politique

    omniprsente, mais en mme temps dans le domaine spirituel par sa forte prsence dans la

    conscience de ses citoyens. Ainsi, si le concept de souverainet a permis une scularisation du

    pouvoir politique reprsent dsormais en la personne dtat, il a contribu en mme temps

    la divinisation de ce dernier. Ltat na pas tu Dieu. Au contraire, il la fait descendre sur

    terre pour bnficier de sa force spirituelle.

    C. Schmitt reproche cet gard J.-J. Rousseau davoir appliqu[] au souverain lide que les

    philosophes se font de Dieu : il peut tout ce quil veut ; mais il ne peut vouloir le mal 109.

    Dans la mme perspective, Duguit crit que la plupart des thoriciens, sous le couvert de

    thories juridiques , nont fait que l apologie de la force et de labsolutisme tatique.

    Dans son article intitul Jean-Jacques Rousseau, Kant et Hegel , il dmontre en effet le

    point commun entre ces trois thoriciens, qui consiste diviniser ltat et son pouvoir absolu

    et contribuer lmergence dune socit et dune pense juridique centres sur ltat110.

    Selon Duguit, tout comme Rousseau, Kant est aussi responsable de la naissance du monstre

    107 BEAUD (O.), Souverainet , op. cit., p. 627. 108 Voir SCHMITT (C.), Thologie politique, op. cit., p. 46. C. Galli explique cette analogie de la manire suivant : Ltat nest pas le produit dune raison humaine qui coupe les ponts avec le pass et la tradition ; il est la transposition politique de lide traditionnelle de Dieu comme fondement de lordre. Donc, il y a une analogie entre tradition et modernit parce quil y a une permanence de lessor ordonnateur, qui est une constante de la civilisation occidentale et dont ltat est linterprte politique moderne. Mais il y a aussi une csure brutale entre modernit (tat) et tradition (auctoritas), parce que, si la tradition prsente Dieu comme substance et fondement de la politique, la modernit nest capable de penser la politique ni comme substance, ni comme fondement (si ce nest seulement en des formes individualistes voues lchec). Ltat est analogue Dieu, mais seulement du point de vue formel, cest--dire du point de vue o il faut quil y ait de lordre, quil y ait contrainte . Voir GALLI (C.), Carl Schmitt et ltat , in Ltat au XXe sicle : regards sur la pense juridique et politique du monde occidental, tudes runies par S. Goyard-Fabre, J. Vrin, 2004, p. 39. 109 Lauteur se rfre Boutmy. Voir SCHMITT (C.), Thologie politique, op. cit., p. 56. Dans le mme sens H. Krabbe crit que Rousseau ne veut pas faire des recherches historiques sur les origines de ltat ; pour lui, la seule chose importante est dindiquer la lgitimit du pouvoir . KRABBE (H.), Lide moderne dtat , op. cit., p. 560. 110 DUGUIT (L.), Jean-Jacques Rousseau, Kant et Hegel , RDP, 1918, t. 35, pp. 173-211 et pp. 325-377 (publi en deux parties). Voir galement TRAVERS (E.), Volont et puissance tatiques : Duguit critique de Rousseau, Kant et Hegel , RRJ, 2004, p. 1714 et s. Dans le mme sens, A. Truyol y Serra se rfre Antonio de Luna qui voit dans la philosophie hglienne du droit international une lgitimation du droit du plus fort, recouverte dune feuille de vigne de construction scientifique Voir TRUYOL y SERRA (A.), Doctrines sur le fondement du droit des gens, dition revue, augmente et mise jour pas R. Kolb, 2007, Pedone, p. 61.

  • 34

    tatique. En supposant que ltat a, comme Dieu, des droits sans devoirs correspondants,

    Kant a divinis ltat dune manire analogue Dieu111.

    Mais le sommet de la divinisation de ltat aurait t atteint par Hegel112. En effet, dans la

    philosophie hglienne, lide de Dieu est maintenue en vue de lincarner dans ltat113 et,

    ainsi, dattribuer celui-ci une lgitimit divine aux yeux de ses sujets114. Ce prolongement

    de la thologie dans la modernit de Hegel115 donne ltat un fondement divin. Selon Hegel,

    cette divinit appartient tout tat. On peut trouver un tat bon ou mauvais, mal organis

    ou bien organis ; peu importe ; sil y a un tat, il y a toujours du divin en lui 116. On voit

    trs clairement chez Hegel lalignement entre la volont divine et la volont tatique117, qui se

    manifestent toutes les deux dans la volont universelle dont ltat nest que le reflet dans sa

    forme politique118.

    Vu sous cet angle, le rle de lide de Dieu dans la lgitimation de laction tatique est

    indniable. Mais pourquoi cette divinisation de ltat est-elle importante dans la philosophie

    hglienne ? Il sagit tout simplement dune volont de mystification de ltat et de son

    pouvoir, car logiquement lobissance serait indiscutable et mieux assure un souverain

    111 Selon Kant, explique Duguit, la puissance de ltat est divine en son essence et cette puissance tablie a son origine un fait de violence, la force qui fonde le droit public.[] Ce nest pas parce que le pouvoir est lgitime quobissance lui est due ; on doit lui obir parce quil ralise une ide sainte et divine . Voir DUGUIT (L.), Jean-Jacques Rousseau, Kant et Hegel , op. cit., p. 202 et s. et p. 211. 112 SPERDUTI (G.), Le principe de souverainet et le problme des rapports , op. cit., p. 333. 113 Selon C. Schmitt, Hegel inclut Dieu dans le monde et fait surgir le droit et ltat de limmanence de lobjectivit . Voir SCHMITT (C.), Thologie politique, op. cit., p. 59. En effet, Hegel crit que ltat est la marche de Dieu dans le monde , il est Dieu rel . Voir HEGEL (G. W. F.), Principes de la philosophie du droit, Flammarion, 1999, p. 320. 114 Selon C. Schmitt, Hegel thorise en effet un nouveau concept de lgitimit . Voir SCHMITT (C.), Thologie politique, op. cit., p. 60. Dans le mme sens, voir galement DUGUIT (L.), Jean-Jacques Rousseau, Kant et Hegel , op. cit., p. 354. 115 GALLI (C.), Carl Schmitt et ltat , op. cit., p. 51 ; DUBOUCHET (P.), Pour une smiotique du droit international, op. cit., p. 71 et s. 116 HEGEL (G. W. F.), Principes de la philosophie du droit, op. cit., p. 320. Pour Hegel, ltat est la ralit de lide thique, lesprit thique en tant que volont manifeste, vidente elle-mme , substantielle, qui pense et sait, et qui accomplit ce quelle sait parce quelle le sait . Idem., p. 195. Cette manire de voir ltat concide avec le regard classique du droit international sur le lien entre ltat et la souverainet : sil y a ltat, il est souverain par nature et sil est souverain, il ne peut avoir tort. On est exactement au cur de la philosophie de The king can not do wrong , applique ltat personnifi. 117 J. Lbre crit que Hegel fait de la volont souveraine une substance qui apparat dans la nature, mais ne se manifeste comme sujet que dans ltat : la souverainet retrouve sa vielle route thologique. Dieu est lacte de manifester, dit Hegel ; dans la religion rvle, cest lesprit absolu qui se manifeste ; par suite, la substantialit de la vie thique elle-mme et de ltat est la religion . Voir LBRE (J.), Prsence de lEtat ou prsence du peuple ? Volont et thorie de la souverainet dans les Principes de la philosophie du droit , in Hegel penseur du droit, J. F. Kervgan et G. Marmasse (sous dir.), CNRS, 2004, p. 235. 118 Cette position de Hegel, qui soppose au jusnaturalisme de son poque cartant le droit divin, constitue un quasi-retour en arrire pour assurer le passage entre ltat thocratique et ltat moderne.

  • 35

    mystrieux qui nous dpasse et auquel on prte donc tous les pouvoirs 119. Cest en ce sens

    que la conception hglienne de ltat a t considre comme faisant l apologie de ltat

    divin tout-puissant 120.

    Linfluence de la conception hglienne de ltat et de sa souverainet a t considrable dans

    la doctrine et la politique internationales, notamment partir de la deuxime moiti du XIXe

    sicle. Marque par ce passage de Dieu tout-puissant l tat tout-puissant 121, une

    thorie politique et juridique de ltat absolu a t dveloppe surtout par lcole

    allemande122. Considrant le droit positif comme le seul droit applicable et ltat comme

    lunique source de ce droit, les disciples de la thorie hglienne ont plac ltat au-dessus du

    droit, au-dessus de tout123.

    2. Laffermissement du pouvoir tatique par la thorie de la volont gnrale

    Selon F. Demichel, la notion de souverainet est une notion abstraite et idaliste, fonde sur

    lidentification mythique de ltat et de la nation 124. Si la recherche du fondement de la

    souverainet de ltat dans la nation est quelque chose de discutable125, lapport de lide de

    l tat-nation la lgitimation du pouvoir tatique et son interprtation excessive est une

    119 CUBERTAFOND (B.), Souverainet en crise ? , RDP, 1989, p. 1282. 120 DUBOUCHET (P.), Pour une smiotique du droit international, op. cit., p. 89. 121 SCHMITT (C.), Thologie politique, op. cit. 122 propos de linfluence de Hegel, F. H. Hinsley crit en effet que his conception of state as the realization of the moral idea and as an absolute end; of his insistence that, since there is no other law for the state but the purpose of its own self, the relation between states must be a relation of independencies which may stipulate among themselves but which remain above all stipulations; of his thesis that, as sovereignty is the true essence of the state, it is especially in the right to make war that this sovereignty manifests itself had marked increased. Nor was it only in Germany, where they were propagate with especial ruthlessness by writers like Treitschke, Lasson, Kaufmann and Jellinek, that these ideas gained ground. Il all states it now became an established if not an unquestioned doctrine that, since moral relations presuppose an organized life and since such a life exists only under the state . Voir HINSLEY (F. H.), Sovereignty, op. cit., p. 208-209. Cette influence de la thorie hglienne est particulirement visible sur lcole allemande. Sur ce sujet, voir DUGUIT (L.) La doctrine allemande de lauto-limitation de ltat , RDP, 1919 pp. 161-190 ; DUBOUCHET (P.), Pour une smiotique du droit international, op. cit., p. 77 et s. 123 De leur point de vue, ltat ne peut pas violer le droit parce que justement cest lui-mme qui fait du droit. Voir HINSLEY (F. H.), Sovereignty, op. cit., p. 209. Pour certains, la philosophie hglienne du droit, qui est la vritable source de labsolutisme tatique, est le responsable des effets dsastreux du XXe sicle. On peut certes dfendre que les ides de Hegel sont peut-tre interprtes dune manire errone ou dforme pour les instrumentaliser des fins politiques et idologiques. Cependant, comme J.-L. Brierly lcrit trs justement, ce qui importe pour nous nest pas ce que voulait dire Hegel, mais ce quon a compris quil enseignait . Voir BRIERLY (J. L.), Le fondement du caractre obligatoire du droit international , RCADI, t. 25, 1928, p. 502. 124 DEMICHEL (F.), Le rle de la souverainet , op. cit., p. 1054. 125 Comme on la dj constat, le pouvoir politique existait toujours. Les titulaires de ce pouvoir essayaient simplement de le fonder sur un ensemble dides lgitimatrices de leurs autorits. Si ce fondement se trouvait avant dans lide de Dieu, la nation la juste remplace. Sans nier la force fondatrice des peuples, il faut savoir quune ide de souverainet de ltat existait bien avant linvention de la nation .

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    vrit indniable. Lide de ltat-nation, en tant qu expression dune volont de

    reprsentation totalisante et simplificatrice de la population devenue citoyenne 126, a t

    renforce par une thorie de ltat reprsentant de la volont gnrale.

    Parmi les thories qui visent expliquer lorigine de ltat et son lien avec le peuple, la

    thorie du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau a une place importante en raison de

    linfluence quelle a encore sur le concept du pouvoir politique127. Cette thorie essaie non

    seulement dexpliquer lorigine des socits humaines et le passage de ltat de nature

    lorganisation sociale, mais galement de fonder la souverainet de ltat sur la volont

    gnrale du peuple128.

    Cette thorie de la volont gnrale a t critique pour tre un outil servant la

    lgitimation de la souverainet absolue de ltat129. En effet, Duguit soutient que, cette thorie

    justifie la soumission des individus la volont de ltat, suppose tre la volont gnrale

    forme de leurs propres volonts 130. Lindividu doit obir la volont de ltat, car cest sa

    volont131. Si le respect de la volont de lindividu correspond sa libert, il ne sera vraiment

    libre dans cette conception que sil obit passivement ltat ; sil sy refuse, il refuse

    dtre libre 132.

    126 CRPEAU (F.), Mondialisation, pluralisme et souverainet ; lEtat dmocratique redploy ou lexigence de lgitimation de laction collective , in Le partenariat de lUnion Europenne avec les pays tiers, conflits et convergences, M.