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Bernadette Bensaude Vincent Professeur d’histoire et de philosophie des sciences Université Paris Ouest Serres, historien des sciences À paraître dans Cahier de l’Herne : Michel SERRES Ne pas copier ne pas citer sans permission SVP Résumé : Parmi tous les titres que l’on prête à Michel Serres – philosophe, écrivain, académicien, …- rarement vient celui d’historien. C’est pourtant celui qui lui convient par profession, depuis que le département d’histoire de l’Université Paris I, lui confia en 1970 une chaire d’histoire des sciences. Cet aspect de sa carrière est invariablement occulté bien qu’il n’ait rien d’épisodique, puisque Serres enseigna l’histoire des sciences pendant près de trente ans. Mais comment situer Serres dans cette discipline ? Cet article présente Serres comme l’héritier d’une tradition française. L’intention n’est pas de rendre à César ce qui est à César, encore moins de débusquer des filiations ou influences. Il s’agit plutôt de montrer en quoi cette œuvre qui se veut « détachée » mobilise néanmoins une longue tradition d’histoire philosophique des sciences que Serres a transmise à ses étudiants et lecteurs en l’infléchissant au fil des cours et des livres, vers une anthropologie des sciences. Abstract : Among the various titles bestowed on Michel Serres - philosopher, writer, academician - seldom comes the phrase historian of science. It was however his profession, since the History Department of the University Paris I appointed him at a chair of history of science in 1970. This face of his career has been generally overshadowed although it is all but a temprary activity since Serres has been teaching the history of science for thirty years. How are we to characterize his contribution to this discipline? This paper depicts Serres as the heir of the French tradition of philosophy of science. It does not mean to track filiations or influences. Rather the purpose is to show how Serres mobilized a long tradition that he transmitted to his students and readers, while moving in the course of his lectures and writings toward an anthropology of science. Mots-clés : épistémologie, histoire des sciences, philosophie des sciences, anthropologie des sciences Parmi tous les titres qu’on prête à Michel Serres – philosophe, écrivain, académicien, …- rarement vient celui d’historien. C’est pourtant celui qui lui convient par profession, depuis que le département d’histoire de 1

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Notes Serres

Bernadette Bensaude Vincent

Professeur dhistoire et de philosophie des sciences

Universit Paris Ouest

Serres, historien des sciences

paratre dans Cahier de lHerne: Michel SERRES

Ne pas copier ne pas citer sans permission SVP

Rsum: Parmi tous les titres que lon prte Michel Serres philosophe, crivain, acadmicien, - rarement vient celui dhistorien. Cest pourtant celui qui lui convient par profession, depuis que le dpartement dhistoire de lUniversit Paris I, lui confia en 1970 une chaire dhistoire des sciences. Cet aspect de sa carrire est invariablement occult bien quil nait rien dpisodique, puisque Serres enseigna lhistoire des sciences pendant prs de trente ans.Mais comment situer Serres dans cette discipline? Cet article prsente Serres comme lhritier dune tradition franaise. Lintention nest pas de rendre Csar ce qui est Csar, encore moins de dbusquer des filiations ou influences. Il sagit plutt de montrer en quoi cette uvre qui se veut dtache mobilise nanmoins une longue tradition dhistoire philosophique des sciences que Serres a transmise ses tudiants et lecteurs en linflchissant au fil des cours et des livres, vers une anthropologie des sciences.

Abstract: Among the various titles bestowed on Michel Serres - philosopher, writer, academician - seldom comes the phrase historian of science. It was however his profession, since the History Department of the University Paris I appointed him at a chair of history of science in 1970. This face of his career has been generally overshadowed although it is all but a temprary activity since Serres has been teaching the history of science for thirty years.

How are we to characterize his contribution to this discipline? This paper depicts Serres as the heir of the French tradition of philosophy of science. It does not mean to track filiations or influences. Rather the purpose is to show how Serres mobilized a long tradition that he transmitted to his students and readers, while moving in the course of his lectures and writings toward an anthropology of science.

Mots-cls: pistmologie, histoire des sciences, philosophie des sciences, anthropologie des sciences

Parmi tous les titres quon prte Michel Serres philosophe, crivain, acadmicien, - rarement vient celui dhistorien. Cest pourtant celui qui lui convient par profession, depuis que le dpartement dhistoire de lUniversit Paris I, lui confia en 1970 une chaire dhistoire des sciences. Cet aspect de sa carrire est invariablement occult bien quil nait rien dpisodique, puisque Serres enseigna lhistoire des sciences pendant prs de trente ans. Il a donc form une gnration entire dtudiants la Sorbonne, et dirig un ouvrage collectif; lments dhistoire des sciences, qui servit de manuel bien des tudiants durant une bonne dizaine dannes. Quand on connat le prestige de la Sorbonne et la renomme de lcole franaise dhistoire, on peut bien penser quen accueillant Serres les historiens reconnaissaient en lui un des leurs. Ce sentiment dappartenance, Serres semble ne lavoir gure prouv. La seule identit quil revendique vraiment est celle de philosophe de langue franaise mme sil se pare de titres multiples comme mathmaticien, fils de paysan, ou ex-marin. Les notices biographiques, miroirs de cet autoportrait, reproduisent lenvi ces formules clichs sans faire mention dune quelconque activit dhistorien.

Serres naime pas quon le situe dans un courant, un ge, une tradition, Il nest llve de personne. Il na jamais prtendu fonder un mouvement, ni une cole, ne sest jamais rang dans un camp contre un autre. Serres abhorre la dimension agonistique de la vie intellectuelle universitaire et dploie sa pense dans un monde o il ny a pas vraiment dadversaires, mais pas non plus dallis. En cultivant un style trs personnel, il a soigneusement repouss toute tiquette. Et pourtant je revendique pour lui sans doute malgr lui - le titre dhistorien des sciences de langue franaise. Je tenterai ici de prsenter Serres dans le contexte de cette discipline en France, comme lhritier dune tradition. Lintention nest pas de rendre Csar ce qui est Csar, encore moins de dbusquer des filiations ou influences. Il sagit plutt de montrer en quoi cette uvre qui se veut dtache mobilise nanmoins une longue tradition dhistoire philosophique des sciences que Serres a transmise ses tudiants et lecteurs en linflchissant au fil des cours et des livres, vers une anthropologie des sciences.

La tradition franaise

Commenons par un bref rappel sur ce que lon peut dsigner comme une tradition franaise de philosophie des sciences. Elle se signale, en premier lieu, par son importance. La communaut philosophique franaise est lcoute des sciences. Au dbut du XXe sicle, cest le trait dominant que retiennent ceux qui ont dress un tableaude la philosophie franaise: mile Boutroux au Quatrime Congrs international de philosophie Bologne en 1911, ou Bergson dans son rapport sur ltat de la philosophie franaise en 1915.

La tradition franaise se distingue, en second lieu, de la philosophie analytique qui se dveloppe dans les annes trente dabord Vienne puis en Angleterre et aux tats-Unis, par un lien troit avec lhistoire des sciences. La rflexion sur les sciences sancre dans ltude du pass, en particulier dans les mathmatiques et la physique antiques, dans le mcanisme de lge classique et la thermodynamique. Certains, comme mile Meyerson, dclarent se livrer une analyse a posteriori des produits de la pense; dautres, comme Lon Brunschvicg, prsentent lhistoire comme le laboratoire de la philosophie. Le passage par lhistoire est intimement associ la notion franaise dpistmologie, terme qui commence tre utilis par divers auteurs vers 1900.

De plus, cette tradition pistmologique qui tudie lintellect humain travers lhistoire des sciences sest dveloppe en parallle avec ltude des structures mentales, promue par Lucien Lvy-Bruhl dans les annes 1930. Avec les dbats sur les mentalits, ou sur lunit ou la pluralit de la raison humaine, elle a pris un tour plutt culturel, lors mme que le Cercle de Vienne prenait un tour linguistique et logique et se fixait comme programme lunit des sciences. La double liaison entre histoire et philosophie des sciences dune part, et science et civilisation, dautre part, prennent source dans loeuvre dAuguste Comte, que Michel Serres a longuement mdite et commente quand il participa la rdition du Cours de philosophie positive. Cest pour un disciple de Comte que fut cre, en 1892, la premire chaire dhistoire des sciences au Collge de France. Et au dbut du XXe sicle, les philosophes des mathmatiques comme Edouard Le Roy ou Abel Rey se rangent volontiers sous la bannire nouveau positivisme. Si le positivisme fut moteur de la recherche franaise en histoire des sciences, cela tient sans doute lopinion de son fondateur Auguste Comte, lequel estimait quon ne peut connatre une science qu travers son histoire. Mais cest aussi plus durablement parce que le positivisme fonctionne comme une rfrence constante, soit comme un modle dpasser, soit plus souvent comme la cible dimpitoyables critiques.

Lhritage positiviste est revendiqu par Georges Canguilhem loccasion du centenaire de la mort dAuguste Comte, en 1958, pour caractriser un style franais dhistoire des sciences. Ce style national contraste avec lhistoire rudite o la recollection du pass est une fin en soi. Llan positiviste imprime une orientation trs philosophique, fort loigne de lhistoire professionnelle qui se dveloppe vers la fin du XIXe sicle. Comte ne se livre jamais des enqutes fouilles sur le pass des sciences que le Cours passe en revue. Il pratique plutt le coup dil et dgage, grands traits, les poques conformment sa loi des trois tats. Tandis que les successeurs de Comte dtenteurs de la premire chaire dhistoire des sciences - Charles Laffitte puis Grgoire Wyrouboff virent au positivisme religieux, et font du catchisme plus que de lhistoire des sciences, dautres savants philosophes historiens comme Paul Tannery, Henri Poincar, Pierre Duhem, Gaston Milhaud, douard Le Roy, mile Meyerson prennent leur distance. Ils pratiquent une histoire intellectuelle, attentive lvolution des ides, des concepts et thories, indiffrente au milieu social et politique o naissent ces ides. Elle est au service dune thorie de la connaissance.

Daprs Georges Canguilhem, Comte aurait inaugur une histoire critique, cest--dire non seulement ordonne vers le prsent mais juge par lui. Pourtant, si la liaison forte entre la philosophie et lhistoire des sciences caractrise indniablement la tradition franaise, la sanction du prsent nest pas toujours de rigueur. Elle est mme svrement juge par un philosophe historien comme mile Meyerson et ses disciples, Hlne Metzger et Alexandre Koyr. Le rle de sanction accord au prsent de la science instaure, en fait, une sorte de bifurcation dans la tradition franaiseentre deux colesrivales.

Dans les annes soixante, quand dbute la carrire de Serres, le clivage se manifeste dans lespace parisien. Dun ct, lhtel de Nevers o est installe une antenne de lcole des hautes tudes en sciences sociales, baptise centre Alexandre Koyr, un groupe pratique lhistoire rudite des sciences du pass, travers les textes originaux; de lautre, rue du four, sous la houlette de Gaston Bachelard, puis de Georges Canguilhem lInstitut dhistoire des sciences et des techniques, intgr la Sorbonne, on prfre lhistoire pistmologique, une histoire juge, sanctionne, qui mprise lhistoire rudite juge purement descriptive.

Malgr des tensions sourdes entre les deux coles, toutes deux dveloppent une approche intellectuelle privilgiant concepts et thories. Lhistoire des sciences la franaise a essentiellement contribu nourrir une philosophie du concept. Dans un hommage rendu Canguilhem en 1985, Michel Foucault voque un clivage au sein de la philosophie franaise entre la philosophie du sujet, dont il trace la ligne de Maine de Biran la phnomnologie et la philosophie du savoir, de la rationalit et du concept, qui procde de Comte, et se poursuit avec Poincar, Couturat, Cavaills, etc. Foucault se rattache explicitement cette tradition de philosophie du concept. Mais quen est-il de Serres? .

Doutes sur lpistmologie

Bien quil dispose dune chaire en histoire, Serres nentre pas vraiment dans la communaut des historiens. Il exprime certes sa gratitude en commenant Rome, mais il se peroit comme un exil, rfugi politique dans cette communaut: Par le livre prsent, et, si la vie ne mest pas trop dure, par quelques autres qui suivront, jadresse mon remerciement la communaut des historiens qui maccueillit, voici treize ans, quand le groupe de pression alors au pouvoir mexpulsa de mon vieux paradis: la philosophie. Ce qui me fit la vie dure. Ses cours dhistoire des sciences la Sorbonne attiraient une foule immense quil fallut accommoder dans un amphithtre. Mais parmi les auditeurs qui emplissaient lamphi aux vaches le samedi matin, les tudiants dhistoire se comptaient sur les doigts de la main. Pas plus quil na cherch se rapprocher de ses collgues historiens la Sorbonne, Serres na prt attention aux dbats et travaux qui se menaient dans les dpartements dhistoire des sciences, trs professionnaliss, des universits amricaines o il fit pourtant de multiples sjours.

Pourquoi le dialogue ne sest-il jamais tabliavec les historiens? Lhistoire des sciences attirait certes trs peu dhistoriens, mais surtout Serres avait dj choisi sa voie. Il sest engag rsolument au dbut de sa carrire dans cette tradition de philosophie du savoir, de la rationalit et du concept quvoque Foucault. Il choisit le concept plutt que le sujet, le systme de Leibniz plutt que le sujet cartsien et se moque volontiers des phnomnologues. En naviguant dans Leibniz, il sentrane une philosophie de la relation et dlaisse celles qui pensent ltre.

Dans le premier Herms. De la communication, Serres cherche sinscrire dans une ligne post-bachelardienne. Il prsente Bachelard comme le dernier des symbolistes, qui a clos une poque en saturant lespace de symboles, au carrefour entre science et culture. Au symbolisme succde lge du formalisme auquel Michel Serres dclare son appartenance. Tout en sefforant dpurer la notion de structure charge de scories par la vogue structuraliste en la rapatriant dans son terreau mathmatique dorigine, Serres nonce son programme: mettre en vidence la rigueur structurale de lamoncellement culturel. En 1968, la gnration structuraliste na pas encore rompu les liens avec la prcdente: en choisissant lhistoire et la philosophie de la mdecine, Foucault embote les pas de Canguilhem tandis que Serres avance sur les traces de Bachelard, en cultivant lpistmologie des mathmatiques et de la physique.

Ds Herms I, Serres lve un doute sur la tradition pistmologique qui la nourri en dialoguant avec luvre dun philosophe des mathmatiques, Le Roy. Quelle est la fonction de lpistmologue? Quelle est la lgitimit de ce regard extrieur? Lanalyse rflexive dun tat de crise dans une mtalangue philosophique sera prochainement intriorise et retraduite en langue scientifique. Alors quoi bon lpistmologie? Les commentaires parasitent la science. Le doute de Serres procde de deux convictions: la rsolution dune crise en mathmatiques passe ncessairement par lanalyse rflexive; la science est un processus auto-norm, auto-rgul.

Une histoire impossible

Aprs avoir dout de lpistmologie, Serres se prend douter de lhistoire des sciences. Cest dans sa propre pratique de lhistoire des sciences - et non pas du haut de quelque site philosophique, en surplomb - que surgit le doute. En 1977, Serres publie deux tudes dhistoire des sciences, en forme de provocations branlant des vidences fondamentales.

La naissance de la physique dans le texte de Lucrce. Fleuves et turbulences, ce titre manifeste une intention polmique. Il subvertit le schma positiviste classique qui renvoie les textes de lAntiquit dans la catgorie mtaphysique ou prscientifique, en proclamant quil sagit dun texte fondateur de la physique. Dans cet ouvrage lun des rares qui soit crit en style argumentatif - Serres se livre une analyse fine du De rerum natura de Lucrce. Ce pome habituellement lu comme un grand texte potique littraire et philosophique est ici considr comme un trait scientifique. Serres conteste donc toute dmarcation entre les genres science, mtaphysique, littrature. Par del la critique de la loi des trois tats, cest le culte des rvolutions scientifiques, et de la coupure pistmologique qui est directement vis travers cette lecture de Lucrce. Serres concentre largument sur le livre II, sur le clinamen traditionnellement prsent comme une absurdit physique. La dmonstration vise tablir la cohrence et la rigueur de la physique expose dans ce pome, lever le discrdit que le clinamen a jet sur latomisme antique. Il sappuie sur un modle formel- celui de la mcanique des fluides dgag partir des mtaphores favorites de Lucrce. Ce modle Serres lemprunte de toute vidence la physique de son poque: ltude des coulements dans les milieux fluides que dveloppent Etienne Guyon et Pierre-Gilles de Gennes lcole de physique et de chimie industrielle, deux pas de la Sorbonne, o il enseigne. Mais Serres ne veut pas sanctionner lhistoire du pass laide du prsent, comme les bachelardiens. La pluie des atomes voque les turbulences des coulements de tas de sable mais aussi lArnaire dArchimde. En appliquant finement Epicure sur Archimde, Serres ne suggre pas une influence, ni mme une vritable connexion historique. Il entend simplement prouver la plausibilit de son interprtation, plutt qutablir la vrit sur ce texte, vrit qui demeure de toute faon inaccessible au lecteur moderne. Sa pratique dhistorien, alors voisine dune hermneutique, manifeste une premire exigence- donner sens un texte du pass. Et sa mise en uvre sur le texte de Lucrce transmet une leon: mfiez vous des rvolutions qui font croire le pass dpass. Sil jette un doute sur les coupures historiques, Serres nentre pas pour autant dans le dbat dcole opposant le continuisme au discontinuisme. Il choisit une autre voie, en suivant les mtaphores. Comte a pens lhistoire des sciences en termes dtats, de statique: la succession des trois tats thologique, mtaphysique et positif mime celle des trois tats de la matire, gazeux, liquide et solide. Serres, lui; prfre la mtaphore dynamique de la coule du savoir, long fleuve qui serpente et parfois bifurque au gr des accidents de parcours, un flux lent et visqueux qui parfois produit des cassures.

Pour sortir du schma positiviste o lhistoire des sciences sest forme et dveloppe, il fallait branler lvidence du deuxime pilier de luvre de Comte, la classification des sciences. Tout le monde parle dhistoire des sciences. Comme si elle existait. Or je nen connais pas. Je connais des monographies ou des associations de monographies intersection vide, crit Serres au dbut de Point, plan (rseau, nuage. Cette formule provocante souhait interpelle une communaut dhistoriens des sciences en voie de professionnalisation, en train dacqurir une certaine autonomie dans les universits franaises. Historiens des mathmatiques, de lastronomie, de la physique, de loptique, de ceci et de cela que faites-vous donc? Ne vous laissez pas prendre au pige du dcoupage disciplinaire. Ne prenez pas pour acquis ce qui est en question. Au lieu de vous couler dans le moule des disciplines acadmiques, demandez vous plutt comment il advint, comment le savoir sest ainsi distribu, partag en lots, sectoriss.

Serres nest certes pas le premier sen prendre aux cloisons tanches imposes par la classification positiviste. Nombre de philosophes des sciences sen rient en rappelant que les avances scientifiques ont djou tous les interdits comtiens. Facile! Mais entreprendre une histoire critique de la classification des sciences, tait un programme plus ambitieux. Serres laborde en recherchant la structure formelle qui organise le savoir dune poque: le point fixe au XVIIe sicle, le plan ou rseau au XVIIIe et enfin le nuage avec la thermodynamique et la mcanique statistique la fin du XIXe sicle. Dcrire la moraine frontale qui distribue le savoir une poque doit tre lobjet mme de lhistoire des sciences. Lanalogie avec lpistm de Foucault est assez frappante mais aux mtaphores archologiques de socle, couches et traces, Serres prfre les mtaphores gologiques: moraines de glaciers, plaques continentales. La coule du savoir prsente des masses en mouvement lent que lon peroit figes, immobilises. Chez Serres, le structuralisme fut une invite dpasser lpistmologie rgionale et lhistoire compartimente, et le vhicule dune deuxime exigence : sortir du local pour embrasser le global, esquisser un paysage encyclopdique.

Est-ce cause de son ton provocateur que ce texte de Serres sur la ncessit dune tude critique des classifications a suscit lire de Canguilhem? Toujours est-il quau lieu dessayer de rpondre ce dfi - comme il avait tent en 1966 de rpondre au dfi lanc par Foucault dans une postface au Normal et au pathologique - en 1977, Canguilhem traite les propos de Serres avec condescendance. Danslintroduction Idologie et rationalit, il prsente Serres comme un jeune arrogant, sans doute imbu de marxisme, qui ferait bien de lire Le rationalisme appliqu de Bachelard avant de disserter sur la question. En renvoyant Serres au rationalisme intgrant de Bachelard, Canguilhem na pas voulu voir que le passage du local au global exig par Serres dpasse les limites de la cit des sciences. Il traduit en fait un doute plus fondamental sur la possibilit de tracer une ligne de dmarcation entre ce le domaine de la science et celui de la non-science ou de la pseudo-science. La culture est un espace de libre circulation sans frontire o Serres voyage et se promne en dniant les frontires.

Les mathmatiques pour terrain

Dans les annes 1970, Serres suit de prs la science en train de se faire. lcoute de Jacques Monod, de Franois Jacob et dIlya Prigogine, il enrichit et inflchit sa rflexion vers la thermodynamique et les sciences du vivant. Les multiples voyages de Serres dans les savoirs ont fini par faire oublier que les mathmatiques furent le terrain o il sentrana lexercice philosophique et laiguillon qui la pouss toujours plus avant.

Au fil des annes, les mathmatiques restent son point fixe, plutt un point dinterrogation, un sujet de perplexit toujours renouvel. Serres y revient en 1992. Aprs avoir inspir les premiers doutes sur la pertinence et la lgitimit de lpistmologie dans les annes soixante, voil que les mathmatiques fournissent loccasion dune analyse critique de lhistoire des sciences. Les origines de la gomtrie, ouvrage mdit pendant plus de trente ans, est en ralit un questionnement sur les conditions de possibilit de lhistoire des sciences. On stonne peu quil ait dplu aux historiens des mathmatiques, car il sape les fondations de leur maison. La singularit des mathmatiques, aux yeux de Serres, rside dans leur caractre anhistorique. Plus exactement, les mathmatiques sont en perptuel mouvement, mais font retour sur leurs origines en cherchant purer ou stabiliser leurs fondements. Chaque invention reconstruit, rcrit lhistoire, prcipite dans loubli une partie du pass pour en ractiver une autre, pose comme origine. Linvention fait lhistoire: quimportent mes anctres, ils descendront de moi!. Matre de lhistoire comme de la science, linventeur refait la science en mme temps quil fabrique un pass, et dtermine lavenir.

Ce travail permanent de restructuration globale, de reprise en charge de la totalit rejoue certes lidentit des mathmatiques, mais jette le philosophe historien dans le plus grand embarras. Que choisir comme origine, par o commencer? Les origines de la gomtrie sont multiples, et toujours revisites, ou prcipites dans loubli. Bien nafs les philosophes qui croient possible dassigner un sens lhistoire. Il faut tre aveugle aux multiples sens possibles, au chaos dhistoires, pour parvenir singulariser un processus que lon naturalise en le posant comme ncessaire.

Rsumons: Serres a fait une critique serre de la tradition de philosophie des sciences dont il a hrit. En creusant les mmes terrains mathmatiques et physiques que ses illustres devanciers, il a dnonc de manire souvent polmique quelques piges tendus par la tradition issue du positivisme: la classification des sciences, la flche du progrs et la dmarcation entre la science et le reste. Ce faisant, Serres poursuit nanmoins cette tradition qui nen finit pas de dnoncer le positivisme de la gnration prcdente, en ractivant parfois des ides plus anciennes. La critique mene par Serres est imprgne dune ide bien ancre dans cette tradition pistmologique, que la science est autonome, auto-fonde et, de plus, autorgule. Cest pourquoi Serres a pu emprunter aux sciences des ressources conceptuelles pour rompre avec cette tradition et pour laborer son propre concept de temporalit. Les mathmatiques fournissent des outils pour substituer lespace vectoriel de la flche du temps un espace topologique avec des varits de temps fibr, feuillet etc, et la physique des mouvements lents de percolation produisant des effets de seuil.

Lhistoire comme rcit

Le retour sur Les origines de la gomtrie a ouvert un point dinterrogation en amont de lhistoire des sciences, sur la temporalit des savoirs. Il est clair quon ne peut plus pratiquer lhistoire des sciences comme au temps de Comte ou de Bachelard quand on a fait voler en clats lide de progrs. Serres a trouv des outils conceptuels pour penser le temps dans les mathmatiques et la physique, mais dans les mythes et rcits, il trouve des ressources bien plus riches. Il abandonne alors les ambitions formalistes pour devenir conteur.

Avec un art consomm, Serres raconte une histoire chaque cours: Thals au pied des pyramides, la vestale enfouie, le dcollage de Challenger, Baal. Son rpertoire, inpuisable, rvle lampleur de sa culture dautant que Serres raconte plusieurs voix. Chaque rcit prte multiples entres, ce qui permet chaque auditeur dentendre des sens diffrents, de construire sa propre vision, en fonction de sa culture, de ses projets. Chaque histoire est dite puis redite ensuite dune autre manire pour dgager dautres facettes, dautres couches de significations. Serres nutilise pas le rcit pour faire un point, comme on dit par anglicisme, mais en peintre pointilliste, par petites touches, par vignettes, sans cesse retravailles, il fait voir tout ce quimplique la connaissance. En renonant au style argumentatif pour la narration, Serres rcite lhistoire des sciences, il fabule, au sens strict, met la philosophie des sciences en fables. Car, mes yeux, Serres na jamais cess de graviter autour des sciences, en dpit de la varit des paysages quil visite de sa plume. Tout en restant dans la tradition dhistoire conceptuelle, tout en continuant pratiquer le coup dil historique, Serres se libre des contraintes de la critique des prdcesseurs grce au pouvoir de la narration. Le rcit met en relief la part de mythe qui habite lidal scientifique de purification, de dcontamination, de coupure pistmologique.

Par la force du rcit et des mythes, Serres est parvenu faire voluer lpistmologie vers une anthropologie des sciences. Dans Les origines de la gomtrie il noue ensemble les origines de la raison (logos ou proportion) avec la justice sociale, distributive. Quant la liaison entre la raison savante et la mort que Serres prsentait comme unfait historique dans La thanatocratie, elle devient dans Rome et Statues un grand mythe au sens dun rcit porteur dun sens pour lhomme. La science est un systme deux foyers: la raison, source de lumire, seule aperue par la majorit des philosophes, et la mort, foyer obscur, source toujours cache, enfouie. Ainsi sbauche, travers mythes et rcits, une nouvelle thorie de la connaissance. Toute lumire de connaissance se paye au prix dun enfouissement, le geste dexplication se double dune implication. La connaissance rationnelle a un prix que lpistmologie ne connat pas et que seule une anthropologie peut rvler. Lhistoire est ici utilise comme instrument pour dstabiliser en lhistoricisant le couple nature/culture.

Anthropologie des sciences, ce terme introduit dans Statues, se justifie de plusieurs manires. Dabord la connaissance scientifique dessine un rapport de lhomme au monde: elle prsuppose un dcoupage entre sujet et objet. La science moderne a rduit les choses ou causes en objets gisant sous le regard des savants et rendus disponibles pour exercer la volont de puissance ou de possession des collectifs humains. Ce partage est redoubl, quasi naturalis, par le partage entre sciences de la nature (qui parlent du monde en vitant lhomme) et des sciences humaines (qui parlent de lhomme en faisant abstraction du monde). Enfin, la science elle-mme devient un objet dtude anthropologique dans la mesure o elle nourrit le mythe dune science pure de tout mythe.

Hritages

Le virage de lpistmologie vers lanthropologie tmoigne dune influence, dailleurs avoue, de Georges Dumzil et Ren Girard. Jusque dans sa rvolte contre la tradition qui la nourrie, Serres se nourrit dune autre tradition. Il est doublement hritier des penseurs franais. Hritier ne signifie pas quil a recueilli un patrimoine pour le conserver en ltat ou en jouir mais au contraire pour en tirer bnfice et lui imprimer sa marque personnelle.

Ceux et celles qui ont eu la chance de suivre ses cours sont leur tour des hritiers. Comme la soulign Isabelle Stengers, hriter cre des obligations au double sens du terme: lhritier se trouve en position de dbiteur et en mme temps engag faire quelque chose du bien reu en hritage. Lhritage impose un devoir daller de lavant.

En guise de tmoignage, je dirai que Serres fut celui qui nous a librs du carcan de la vulgate bachelardienne. En un temps o les cours dhistoire et de philosophie des sciences rcitaient lpistmologie de la rupture et o les seuls dbats se jouaient entre les partisans du continuisme et ceux du discontinuisme, les cours de Serres ouvraient un espace de libert. Ses critiques lgard des gardiens du temple qui sacralisent la science en lisolant du continent auquel elle tient attache, autorisaient un autre regard sur la rationalit des sciences. En particulier, le savoureux rapprochement des obstacles pistmologiques que Bachelard numre dans La formation de lesprit scientifique avec des pchs capitaux montrait la dimension morale et religieuse des impratifs de puret du discours scientifique. Le ton polmique de Bachelard et lampleur mme de son travail de disqualification des savoirs autres que scientifiques (que Serres rapproche de la colre, le pch capital intgr lesprit scientifique) rvlait tout la fois la violence inhrente la philosophie du non et la puissance de ces savoirs autres, quil fallait radiquer tout prix. Lpistmologie de la rupture a russi lexploit de dpouiller lopinion, lantique doxa, laquelle Socrate et Aristote reconnaissaient une valeur politique, de tous ses caractres positifs, pour lassimiler une ignorance qui signore elle-mme. Si lopinion pense mal, [si] elle ne pense pas, la majorit dentre nous seraient-ils privs de pense? Serres a soulev une question qui oblige ne plus sparer les questions pistmologiques des questions politiques. quoi rime une pistmologie qui disqualifie toute forme de pense, ds lors quelle ne relve pas des canons de la science pure? Est-elle autre chose quune entreprise visant rduire au silence toute contestation des experts ou technocrates qui utilisent la science comme une forme dautorit sociale. Dans une priode o la conduite des experts dans les affaires du sang contamin et des accidents comme Tchernobyl commenait donner du poids aux timides contestations du nuclaire, le questionnement de Serres sur lautorit de la science ouvrait une voie de recherche et daction. Pour chapper au pige des controverses entre des mouvements antiscience ou technophobes et des scientifiques sur la dfensive, aveugls par le souci de ne pas nuire la science, il fallait conjuguer les ressources de lhistoire et de la philosophie. Voir comment o et en quelles circonstances cette figure de la science comme autorit fut labore, diffuse, accepte. Cest afin de voir comment lesprit scientifique, unique objet dattention des pistmologues, prsupposait une figure de lopinion que jai entrepris de creuser les rapports historiques entre la science et lopinion.. La reprsentation que les communauts scientifiques se font de lailleurs de la science dtermine la manire dont elles construisent les sciences. Ltude historique des sciences doit donc tre complte par une histoire des savoirs rejets. Les exclus - les charlatans, amateurs, pseudo-savants, vulgarisateurs, rveurs, visionnaires- nous en apprennent autant que les savants sur la construction des noncs scientifiques. Mais si lpistmologie appelle une doxologie, si la science a besoin de cet ailleurs pour se fonder, alors on ne peut plus dire quelle est autofonde, autorgule. Son autonomie apparat comme un mythe.

dire vrai, dans les annes 1980, les vues de Serres devenaient dautant plus plausibles et pertinentes quelles entraient en rsonance avec ce qui se faisait ailleurs qu la Sorbonne. Lhistoire culturelle des sciences et les tudes sur la science qui avaient conquis lAngleterre et lAmrique commenaient supplanter en France la vieille histoire des concepts et doctrines. force dtudes de cas, danalyses locales et minutieuses, elles dmontraient que les activits scientifiques sont de part en part sociales et ancres dans une culture. Mais arracher la science lisolement o lavait confine lpistmologie du XXe sicle, cela demande plus que lhistoire sociale et culturelle des sciences. Lhritage de Serres oblige ne pas se contenter de dire que les sciences sont des constructions sociales. Il conduit questionner symtriquement la construction scientifique des socits contemporaines, le rle prt la science dans ladministration, la gestion des populations et des migrations, dans la vie politique.

Mais face la tentation toujours sduisante de ranimer les vieux mythes de la science pure ou de la science neutre, ni bonne ni mauvaise, peut-on se contenter de rcits? Serres a pris ses distances par rapport lpistmologie quand il a peru quelle tait un peu vaine car elle constituait une rflexion en miroir, trs vite intriorise par les scientifiques eux-mmes dans leur effort pour rsoudre leurs crises. Or les scientifiques daujourdhui ont aussi intrioris les rcits. Il est loin le temps o le positivisme imposait des vux de chastet et de puret, obligeant les langues scientifiques sabstenir dimages, de visions et de spculations. Les grands rcits sur lorigine de lunivers, de la vie, lvolution de lhumanit autrefois rservs aux crivains de science populaire, aux Figuier, Flammarion, Rostand etHubert Reeves, sont aujourdhui largement exploits par des chercheurs. Marcher sur la lune, pntrer le secret de la vie, faonner le monde atome par atome, les objectifs proclams des grands programmes scientifiques montrent combien la science a besoin de grands rcits et de la puissance des mythes pour mobiliser les ressources - humaines et financires - ncessaires lavance toujours ardue des connaissances.

Quel est alors le rle des philosophes des sciences? On leur demande aujourdhui de faire de lthique. Face lampleur des changements occasionns dans notre vie quotidienne par les avances des biotechnologies et des technologies de linformation, philosophes et historiens sont convoqus pour participer linstauration de normes et de rglementations pour limiter les dgts. Fables et rcits peuvent certes aider rpondre cette demande dans la mesure o ils ont pour vocation de mettre en scne un problme moral et parfois dindiquer une ligne de conduite.

Si lon estime toutefois quon na moins prcher la morale, qu lucider les valeurs et les implications caches dans la science, on peut difficilement se dispenser danalyses rudites et patientes des circonstances et contingences historiques qui accompagnent la mise en place des impratifs et valeurs ports par les sciences. On a plus que jamais besoin dtudes approfondies de terrain, visant dgager les postulats mtaphysiques qui sous-tendent les activits de recherche, les rapports homme-nature comme les visions de la nature et de la socit. On ne peut pas, par exemple, faire confiance au simple coup dil qui lisse lhistoire en oubliant tous les dtails circonstanciels pour dbouter le mythe de linventeur solitaire et gnial. On a plus que jamais besoin dtudes de cas sur la fabrique des hrosde la science: comment Galile, Pasteur, Faraday, Darwin, Einstein, sont-ils devenus des symboles porteurs dune vision de la science et de lhumanit? Quest-ce que ce culte des hros dissimule ou cherche faire oublier? Entendons bien. Il nest pas question pour les philosophes et historiens de se placer au-dessus de la science, encore moins dans le dos des scientifiques pour les pier ou les souponner. Lanalyse fine des rcits et mythes des acteurs de la recherche montre une extrme diversit dans la manire dont ils se reprsentent leur sujet de recherche, leur propre activit, son sens et ses finalits. Cest donc en travaillant de concert avec les acteurs de la recherche, en les sensibilisant aux implications des rcits quils ou elles forgent quon peut esprer rguler le cours des sciences et des techniques.

Enfin, depuis deux dcennies, lanthropologie des sciences sest considrablement dveloppe au point que les vues avant-gardistes de Serres sont devenues presque banales. Bruno Latour, en bon hritier, a tir parti dans Politiques de la nature, des livres o Serres dstabilisait en lhistoricisant le couple nature/culture. Toutefois Serres et Latour fondent le procs de lide moderne de nature sur quelques vignettes historiques (Galile devant lInquisition, ou laffrontement entre Callicls et Socrate dans le Gorgias) qui fonctionnent comme archtypes ou modles. Or ce traitement de lhistoire, qui na rien dhistorien, simplifie la question. La dichotomie entre nature et culture, que les anthropologues ont justement historicise et relativise, nest quune face du problme. Car cette ide de nature objective soumise au regard dominateur ou possessif des humains ne procde pas dune seule dichotomie. Elle met en jeu un troisime terme, que nous ont livr les Anciens Grecs. Si les controverses avec les Sophistes ont mis en avant le partage entre phusis, la nature, et nomos, la convention, domaine du politique, les controverses sur le statut des artisans et la lgitimit de lart mdical ont mis en opposition la phusis et les technai, les produits de lart humain. Or la dichotomie entre nature et artifice - aujourdhui constamment mobilise dans les dbats thiques sur les nouvelles technologies - nest pas superposable la dichotomie nature et culture. Dans lhistoire de la science occidentale, la seconde a fonctionn tout lenvers de la premire. La distinction nature/socit met lhomme au centre et la nature la priphrie, comme Serres le souligne dans Le Contrat naturel. linverse, la distinction aristotlicienne entre nature et artifice a t brandie par les scolastiques pour limiter les droits et privilges humains (lart, imitation de la nature nest quune contrefaon) et remettre lhomme sa place dans la cration. Le partage nature/socit soppose une pense magique ou religieuse en dlimitant un espace soumis aux lois et un espace relevant de larbitraire humain. linverse, la distinction nature/artifice fut historiquement le rempart dune pense religieuse qui condamnait la technique comme tentative pour sgaler Dieu, et rivaliser avec le Crateur. Bref, si la distinction nature/socit conditionne la modernit, la distinction nature/technique est gnralement reconnue comme un obstacle la modernit. Il faut prcisment bafouer cette distinction pour considrer lhomme comme matre et possesseur de la nature. Descartes efface la distinction entre le naturel et lartificiel, mais creuse la diffrence entre le sujet et lobjet, transformant la nature en objet disposition du sujet qui nen fait pas partie.

Il me semble donc quune analyse historique et critique du concept de nature qui prenne ensemble les deux dichotomies nature/socit et nature/artifice simpose en complment de lapproche anthropologique. cet gard lthique est indissociable de lpistmologie historique car la nature joue un rle dinstance suprme et transcendante, dans la science comme dans la morale, Lhritage de Serres oblige un traitement moins dsinvolte de lhistoire, ne plus la voir comme un patrimoine culturel dans lequel on peut librement puiser des ressources pour les mettre disposition, mais plutt comme une contrainte qui nous oblige reformuler sans cesse les problmes.

Lillustre sa rsistance aux tentatives de positionnement de Bruno Latour dans claircissements, Paris, Franois Bourin, 1992;

Emile Boutroux Du rapport de la philosophie aux sciences, Scientia, 9, N18, 2 avril 1911

Henri Bergson, (1915) La philosophie in La science franaise lexposition de San Francisco, vol.1, Paris: Ministre de linstruction publique, p. 31.

Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 2 volumes, Paris, Hermann, 1975,

Anastasios Brenner, Les origines franaises de la philosophie des sciences, Paris, PUF, 2003.

Georges Canguilhem La philosophie biologique dA. Comte et son influence en France au XIXe sicle, in Etudes dhistoire et de philosophie des sciences, (Paris: Vrin, ed 1979).

Ibid. p. 63.

Voir Georges Canguilhem, Lobjet de lhistoire des sciences, Etudes dhistoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1979, pp. 9-23.

M. Foucault La vie: lexprience et la science, Revue de mtaphysique et de morale, 90, 1 (1985) p.4. La bifurcation saccuse en 1929 au moment o Husserl fait ses confrences sur les Mditations cartsiennes dans la double rception de la phnomnologie en France.

Quelles quaient pu tre par la suite les ramifications, les interfrences, les rapprochements mmes ces deux formes de pense ont constitu en France deux trames qui sont demeures pendant un certain temps au moins htrognes (p. 4).

Lvidence de cette bifurcation est reprise par E. Roudinesco qui signale deux courants dans lhritage de Husserl : dune ct Sartre et Merleau Ponty de lautre Koyr et Canguilhem.

La critique des rvolutions est explicite dans claircissements, op. cit., pp. 200-203.

Modle explicit dans claircissements, op. cit. p. 202-203.

Point plan, (rseau, nuage), Herms IV La distribution, 1977, Paris, ditions de minuit, 1977, p. 18-19.

Voir par exemple claircissements, op. cit., p. 203.

Cette mme exigence sexprimera dans Le contrat naturel: le droit qui rgit des lopins de terre doit porter sur la terre globale en son ensemble.

Georges Canguilhem Le rle de lpistmologie dans lhistoriographie scientifique contemporaine, Idologie et rationalit, Paris, Vrin, p. 11-29, citation de Serres p. 28-29.

Les origines de la gomtrie, Paris, Flammarion, 1992, p. 22.

Par exemple quand Serres sen prend au scientisme inhrent lpistmologie et laccuse dtre la vitrine publicitaire de la science, il est injuste envers certains des plus illustres reprsentants de cette tradition pistmologique. Meyerson par exemple fut lun des premiers soutenir, bien avant Serres, que vous trouverez de la raison, et de la bonne, dans beaucoup dautres domaines que la science canonique (claircissements, p. 188).

Trahison.: la thanatocratie, Herms III. La traduction, Paris, ditions de minuit, 1974, pp. 73-104.

claircissements, op. cit. p. 214-215..

Girard est remerci, juste aprs la communaut des historiens, au dbut de Rome.

Voir par exemple la position dhritier de Marx dans Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste, Paris, La dcouverte, 2005, pp. 22-23 ou p. 136 sur lhritage des mutuelles.

Cet autre regard il a fallu ltayer par la lecture dautres philosophes des sciences que la mode bachelardienne alors dominante avait occults et jets dans loubli: Pierre Duhem, mile Meyerson, deux cibles favorites des critiques de Bachelard, taient indispensables pour vraiment entendre ce que signifie lide entrevue dans les cours de Serres du prix de la rationalit.

Dontologie: la Rforme et les sept pchs, Herms II, Linterfrence, Paris, ditions de minuit, 1972, pp. 201-222.

B. Bensaude-Vincent, Lopinion publique et la science. A chacun son ignorance. Paris, Synthlabo, 2000. 2e dition La science contre lopinion. Histoire dun divorce, Paris Seuil, 2003

Bruno Latour, Politiques de la nature, Paris, ditions de la dcouverte, 2003.

Voir notamment Philippe Descola, Par del nature et culture, Paris, NRF Gallimard, 2005. Tous les peuples nont pas jug ncessaire de naturaliser le monde (p. 57)

B. Bensaude-Vincent, William R. Newmann eds, The Artificial and the Natural. An Evolving Polarity, Cambridge, MIT Press, 2007.

Descartes, Les Principes de la philosophie, IVe partie, 203: je ne reconnais aucune diffrence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose

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