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Jasper Fforde le drolatique Après avoir résolu « l’affaire Jane Eyre », le détective Thursday Next est confronté dans « Délivrez-moi ! » à la réapparition de « Cardenio », une pièce de Shakespeare. Un chef-d’œuvre d’humour et de loufoquerie. LITTÉRATURES POÉSIE APARTÉ Voltairien PIETRO CITATI est un conteur. Qu’il évoque la, ou plutôt les genèses du monde, la mort de Simone Weil en Angleterre ou celle de Joseph Roth à l’hôpital Necker, les voyages de Husayn Ibn Mansur ou la passion de Han- nah Arendt pour Heidegger, la destruction du Temple de Jérusa- lem ou le règne d’Akbar, on est dans le récit avec ce que cela comporte d’enchantement, de rebondissements, de fascination et de tragédie poétique. Nous le savions déjà : ses por- traits de Katherine Mansfield, de Kafka, de Proust, de Tolstoï, de Goethe sont de véritables résur- rections par la littérature. Dans le recueil d’essais qui paraît sous le titre Israël et l’Islam, les Etincel- les de Dieu (1), Citati entreprend de confronter les monothéis- mes, en comparant non seule- ment les histoires des religions reconstruites par elles-mêmes, mais aussi les œuvres qui en ont été influencées ou les ont colpor- tées, falsifiées, ennoblies, mythi- fiées, selon les cas. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un ouvrage polé- mique, Citati n’hésite pas à pren- dre parti. Mais ses phrases assas- sines, qui révèlent plus l’acuité d’une culture qu’un tempéra- ment pamphlétaire, apparais- sent soudain dans une sorte de fable, car c’est avant tout l’art de mettre en scène qui lui importe. René de Ceccatty Lire la suite page X (1) Traduit par Brigitte Pérol et Tristan Macé, éd. de Fallois, 300 p. 24 ¤. Arno Schmidt ; Alberto Manguel ; Hélène Lenoir ; Lucien d’Azay ; Natacha Michel pages III et IV Dominique Fourcade ; Stéphane Bouquet ; Paul de Roux ; Gilles Ortlieb ; André Velter page V DELIVREZ-MOI ! (Lost In A Good Book) de Jasper Fforde. Traduit de l’anglais par Roxane Azimi, « Fleuve Noir », 412 p., 18,50 ¤. L’AFFAIRE JANE EYRE (The Eyre Affair) de Jasper Fforde. Traduit de l’anglais par Roxane Azimi, 10/18, « Domaine étranger », 410 p., 9, 30 ¤. ESSAIS a Jacques Baudou Q uelques chanceux se souviennent sans dou- te avoir fait connais- sance de l’agent du service des opéra- tions spéciales Thurs- day Next dans L’Affaire Jane Eyre (aujourd’hui réédité en poche). Son auteur, Jasper Fforde, dont c’était le premier roman, avait créé avec elle un nouveau type très par- ticulier de détective, justement récompensé en Grande-Bretagne d’un Sherlock Award : un Littéra- Tec, un détective – ou plutôt un policier – littéraire. Son rôle : tra- quer les plagiats et les faux, démas- quer les faussaires, mettre à l’amen- de les comédiens prenant trop de libertés avec Shakespeare (en mon- tant, par exemple, La Nuit des rois en one-man show). Un métier d’autant plus difficile que la socié- té britannique, en proie à de pro- fondes divisions au sujet de l’identi- té réelle de celui qui a écrit les pièces signées Shakespeare, a vu apparaître en son sein de vérita- bles sectes – les baconiens, les mar- lowiens… – qui défendent leur thè- se avec prosélytisme et ardeur. « Le chiffre d’affaires et les sommes d’argent liquide que brassait la dis- tribution d’œuvres littéraires avaient éveillé l’intérêt du grand banditis- me », prévient Fforde. Dans L’Affaire Jane Eyre, Thurs- day Next est confrontée à un génie du crime du nom d’Acheron Hadès. Ce dernier n’hésite pas à fai- re assassiner – après l’avoir trans- planté de la fiction dans le monde réel, grâce à une machine, le « Por- tail de la prose », inventée par l’on- cle de Thursday, Mycroft –, un per- sonnage secondaire du Martin Chuzzlewitt de Dickens, pour exer- cer sur le gouvernement un juteux chantage. Mais, quand il s’en prend au manuscrit de Jane Eyre, ouvrage romanesque avec qui elle entretient une relation très particu- lière, Thursday Next en fait une affaire personnelle. Et leur affron- tement à l’intérieur même de la fic- tion élaborée par Charlotte Brontë ne sera pas sans conséquences sur cette dernière… Jasper Fforde, qui vit aujourd’hui au Pays de Galles après avoir passé vingt ans dans l’industrie cinémato- graphique, explique que l’idée de jouer avec les œuvres littéraires classiques lui est venue lors de la rédaction d’un roman racontant la « vraie » histoire de Boucle d’Or et les trois ours. « Dans cette histoire, dit-il, Papa Ours et Maman Ours font lit à part. Cela intrigue, questionne. Il y a mésentente conjugale dans la famille Ours. Pourquoi dorment-ils dans des lits séparés ? Tout simple- ment parce qu’il y a un “quatrième ours” ; c’est d’ailleurs le titre de mon roman qui n’a pas été publié. Dans ce livre, j’avais introduit Dorian Gray dont j’avais fait un vendeur de voitures d’occasion. Si vous lui ache- tiez une auto, elle avait l’air en par- fait état, comme neuve. Mais à l’inté- rieur, il y avait l’image d’une voiture rouillée. Si vous abîmiez la voiture, elle se réparait instantanément et les dommages subis apparaissaient sur l’image intérieure. J’ai eu ensuite l’idée de jouer avec les classiques comme j’avais joué avec un conte tra- ditionnel et Dorian Gray. J’avais découvert les classiques à l’orée de ma trentième année, sans professeur pour me guider, sans préjugés en les abordant, avec un autre regard que celui qu’on porte habituellement sur eux. J’ai voulu montrer qu’ils étaient amusants, qu’ils avaient des imper- fections avec lesquelles on pouvait jouer. C’est le principe de la série des Thursday Next. » Pour enrober l’intrigue littéraro- policière, Jasper Fforde a imaginé un Royaume-Uni uchronique qui, en 1985, mène toujours contre la Russie la guerre de Crimée (dont Thursday est d’ailleurs un vétéran), où le secret du voyage dans le temps a été percé (le père de Thurs- day est un ancien de la Chronogar- de en rébellion, pourchassé par ses anciens compagnons d’armes) et où les manipulations génétiques sont monnaie courante (Thursday est la maîtresse d’un dodo régéné- ré répondant à l’heureux nom de Pickwick). « Je n’ai pas appris à écri- re, à composer un roman, explique Fforde. Comme j’aime bien toutes sortes d’histoires, j’ai réuni dans mon roman tous les types d’histoires qui m’intéressaient. » Cela donne un singulier hybride : un polar déjanté, truffé de références cultu- relles, aussi bien littéraires que ciné- matographiques ou télévisuelles – Jasper Fforde est par exemple un fan des Monty Pythons… Une lectu- re jubilatoire qui a recours à toutes les recettes de l’humour, y compris les plus débridées… Le contexte de Délivrez-moi ! – il était difficile de trouver un équiva- lent pertinent au titre anglais Lost In A Good Book, littéralement Perdu dans un bon livre – est le même que celui de L’Affaire Jane Eyre. Mais si l’on y retrouve certaines scènes hilarantes, comme par exemple l’inénarrable migration des mam- mouths, Jasper Fforde a eu la gran- de habileté de ne pas reconduire la formule du premier roman appli- qué à un autre classique littéraire. Après un rappel de l’intrigue pré- cédente qui prend la forme d’une satire d’un talk show télévisé sou- mis à toutes les censures, la secon- de affaire de Thursday Next com- mence par la réapparition du texte d’une pièce de Shakespeare, Carde- nio, inspirée du Quichotte, dont l’existence est prouvée, mais dont le manuscrit a disparu, aléa du quo- tidien, pour avoir servi à allumer un feu… Mais il ne s’agit là que du signe annonciateur d’une aventure plus délirante encore, plus mouvemen- tée que celle du premier opus. Jas- per Fforde s’y libère de la tyrannie des machines. Plus besoin du « Por- tail de la prose » pour s’introduire dans la fiction. D’ailleurs son inven- teur, Mycroft, prend ici la poudre d’escampette et se réfugie à l’épo- que victorienne : Jasper Fforde ne cache pas sa réapparition dans les œuvres d’un certain Arthur Conan Doyle… Thursday apprendra à s’y introduire toute seule, après un apprentissage auprès de la Mrs Havisham des Grandes Espérances, dans le cadre singulier de la Jurific- tion, une sorte de police des livres opérant à partir d’une gigantesque bibliothèque qui contient non seu- lement tous les livres écrits, mais aussi ceux en gestation et ceux qui n’ont pas été terminés. Et dont le bibliothécaire n’est autre que le chat du Cheshire… Jasper Fforde enchaîne les mor- ceaux de bravoure sur un rythme échevelé, troussant les intrigues secondaires avec délectation, entraînant le lecteur d’une chasse à l’Etre Suprême Maléfique à une tentative heureusement enrayée de fin du monde, sans laisser une seconde de répit à nos zygomati- ques. C’est peu dire que l’on s’amuse à suivre Thursday dans ses démêlés avec la firme Goliath, la Chronogarde, sa hié- rarchie ou son propriétaire : Déli- vrez-moi ! est un chef-d’œuvre malicieux d’humour et de loufo- querie. Le troisième roman de la série – The Well of Lost Plots, littérale- ment Le Puits des intrigues per- dues – comporte un gag récurrent à propos d’un membre de la juri- fiction nommé Godot. On attend sa traduction avec stoïcisme. patrick imbert SÉLECTIONS Le XX e siècle de Maxime Rodinson ; Bernard Lewis ; entretien avec Jocelyne Dakhlia pages VII et X Grasset LECTURES D’ÉTÉ Un large choix de romans, d’essais et d’ouvrages pour la jeunesse, proposé par l’équipe du « Monde des livres » pages VIII et IX Jasper Fforde « Je n’ai pas appris à écrire, à composer un roman. Comme j’aime bien toutes sortes d’histoires, j’ai réuni tous les types d’histoires qui m’intéressaient. » DES LIVRES VENDREDI 24 JUIN 2005

1] LE MONDE LIVRES/PAGES 24/06/05 - Le …medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20050623/665323_sup_livres_0506… · c’était le premier roman, ... Ours et Maman Ours font

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Jasper Fforde le drolatiqueAprès avoir résolu « l’affaire Jane Eyre », le détective Thursday Next est confronté dans « Délivrez-moi ! » à la réapparition

de « Cardenio », une pièce de Shakespeare. Un chef-d’œuvre d’humour et de loufoquerie.

LITTÉRATURES POÉSIE

APARTÉ

VoltairienPIETRO CITATI est un conteur.

Qu’il évoque la, ou plutôt lesgenèses du monde, la mort deSimone Weil en Angleterre oucelle de Joseph Roth à l’hôpitalNecker, les voyages de HusaynIbn Mansur ou la passion de Han-nah Arendt pour Heidegger, ladestruction du Temple de Jérusa-lem ou le règne d’Akbar, on estdans le récit avec ce que celacomporte d’enchantement, derebondissements, de fascinationet de tragédie poétique.

Nous le savions déjà : ses por-traits de Katherine Mansfield, deKafka, de Proust, de Tolstoï, deGoethe sont de véritables résur-rections par la littérature. Dansle recueil d’essais qui paraît sousle titre Israël et l’Islam, les Etincel-les de Dieu (1), Citati entreprendde confronter les monothéis-mes, en comparant non seule-ment les histoires des religionsreconstruites par elles-mêmes,mais aussi les œuvres qui en ontété influencées ou les ont colpor-tées, falsifiées, ennoblies, mythi-fiées, selon les cas. Bien qu’il nes’agisse pas d’un ouvrage polé-mique, Citati n’hésite pas à pren-dre parti. Mais ses phrases assas-sines, qui révèlent plus l’acuitéd’une culture qu’un tempéra-ment pamphlétaire, apparais-sent soudain dans une sorte defable, car c’est avant tout l’art demettre en scène qui lui importe.

René de CeccattyLire la suite page X

(1) Traduit par Brigitte Pérol etTristan Macé, éd. de Fallois,300 p. 24 ¤.

Arno Schmidt ;Alberto Manguel ;Hélène Lenoir ;Lucien d’Azay ;Natacha Michelpages III et IV

Dominique Fourcade ;Stéphane Bouquet ;Paul de Roux ;Gilles Ortlieb ;André Velterpage V

DELIVREZ-MOI !

(Lost In A Good Book)de Jasper Fforde.Traduit de l’anglaispar Roxane Azimi,« Fleuve Noir », 412 p., 18,50 ¤.

L’AFFAIRE JANE EYRE

(The Eyre Affair)de Jasper Fforde.Traduit de l’anglaispar Roxane Azimi,10/18, « Domaine étranger »,410 p., 9, 30 ¤.

ESSAIS

a Jacques Baudou

Quelques chanceux sesouviennent sans dou-te avoir fait connais-sance de l’agent duservice des opéra-tions spéciales Thurs-

day Next dans L’Affaire Jane Eyre(aujourd’hui réédité en poche).Son auteur, Jasper Fforde, dontc’était le premier roman, avait crééavec elle un nouveau type très par-ticulier de détective, justementrécompensé en Grande-Bretagned’un Sherlock Award : un Littéra-Tec, un détective – ou plutôt unpolicier – littéraire. Son rôle : tra-quer les plagiats et les faux, démas-quer les faussaires, mettre à l’amen-de les comédiens prenant trop delibertés avec Shakespeare (en mon-tant, par exemple, La Nuit des roisen one-man show). Un métierd’autant plus difficile que la socié-té britannique, en proie à de pro-fondes divisions au sujet de l’identi-té réelle de celui qui a écrit lespièces signées Shakespeare, a vuapparaître en son sein de vérita-bles sectes – les baconiens, les mar-lowiens… – qui défendent leur thè-se avec prosélytisme et ardeur.« Le chiffre d’affaires et les sommesd’argent liquide que brassait la dis-tribution d’œuvres littéraires avaientéveillé l’intérêt du grand banditis-me », prévient Fforde.

Dans L’Affaire Jane Eyre, Thurs-day Next est confrontée à un génie

du crime du nom d’AcheronHadès. Ce dernier n’hésite pas à fai-re assassiner – après l’avoir trans-planté de la fiction dans le monderéel, grâce à une machine, le « Por-tail de la prose », inventée par l’on-cle de Thursday, Mycroft –, un per-sonnage secondaire du MartinChuzzlewitt de Dickens, pour exer-

cer sur le gouvernement un juteuxchantage. Mais, quand il s’enprend au manuscrit de Jane Eyre,ouvrage romanesque avec qui elleentretient une relation très particu-lière, Thursday Next en fait uneaffaire personnelle. Et leur affron-tement à l’intérieur même de la fic-tion élaborée par Charlotte Brontëne sera pas sans conséquences surcette dernière…

Jasper Fforde, qui vit aujourd’huiau Pays de Galles après avoir passévingt ans dans l’industrie cinémato-graphique, explique que l’idée dejouer avec les œuvres littérairesclassiques lui est venue lors de larédaction d’un roman racontant la« vraie » histoire de Boucle d’Or etles trois ours.

« Dans cette histoire, dit-il, PapaOurs et Maman Ours font lit à part.Cela intrigue, questionne. Il y amésentente conjugale dans lafamille Ours. Pourquoi dorment-ilsdans des lits séparés ? Tout simple-ment parce qu’il y a un “quatrièmeours” ; c’est d’ailleurs le titre de monroman qui n’a pas été publié. Dansce livre, j’avais introduit DorianGray dont j’avais fait un vendeur devoitures d’occasion. Si vous lui ache-tiez une auto, elle avait l’air en par-fait état, comme neuve. Mais à l’inté-rieur, il y avait l’image d’une voiturerouillée. Si vous abîmiez la voiture,elle se réparait instantanément et lesdommages subis apparaissaient surl’image intérieure. J’ai eu ensuitel’idée de jouer avec les classiquescomme j’avais joué avec un conte tra-ditionnel et Dorian Gray. J’avaisdécouvert les classiques à l’orée dema trentième année, sans professeurpour me guider, sans préjugés en lesabordant, avec un autre regard quecelui qu’on porte habituellement sureux. J’ai voulu montrer qu’ils étaientamusants, qu’ils avaient des imper-

fections avec lesquelles on pouvaitjouer. C’est le principe de la série desThursday Next. »

Pour enrober l’intrigue littéraro-policière, Jasper Fforde a imaginéun Royaume-Uni uchronique qui,en 1985, mène toujours contre laRussie la guerre de Crimée (dontThursday est d’ailleurs un vétéran),où le secret du voyage dans letemps a été percé (le père de Thurs-day est un ancien de la Chronogar-de en rébellion, pourchassé par sesanciens compagnons d’armes) etoù les manipulations génétiquessont monnaie courante (Thursdayest la maîtresse d’un dodo régéné-ré répondant à l’heureux nom dePickwick). « Je n’ai pas appris à écri-re, à composer un roman, expliqueFforde. Comme j’aime bien toutessortes d’histoires, j’ai réuni dansmon roman tous les types d’histoiresqui m’intéressaient. » Cela donneun singulier hybride : un polardéjanté, truffé de références cultu-relles, aussi bien littéraires que ciné-matographiques ou télévisuelles –Jasper Fforde est par exemple unfan des Monty Pythons… Une lectu-re jubilatoire qui a recours à toutesles recettes de l’humour, y comprisles plus débridées…

Le contexte de Délivrez-moi ! – ilétait difficile de trouver un équiva-lent pertinent au titre anglais LostIn A Good Book, littéralement Perdudans un bon livre – est le même quecelui de L’Affaire Jane Eyre. Mais sil’on y retrouve certaines scèneshilarantes, comme par exemplel’inénarrable migration des mam-mouths, Jasper Fforde a eu la gran-de habileté de ne pas reconduire laformule du premier roman appli-qué à un autre classique littéraire.

Après un rappel de l’intrigue pré-cédente qui prend la forme d’unesatire d’un talk show télévisé sou-mis à toutes les censures, la secon-de affaire de Thursday Next com-mence par la réapparition du texted’une pièce de Shakespeare, Carde-nio, inspirée du Quichotte, dontl’existence est prouvée, mais dontle manuscrit a disparu, aléa du quo-tidien, pour avoir servi à allumerun feu…

Mais il ne s’agit là que du signeannonciateur d’une aventure plusdélirante encore, plus mouvemen-tée que celle du premier opus. Jas-per Fforde s’y libère de la tyranniedes machines. Plus besoin du « Por-tail de la prose » pour s’introduiredans la fiction. D’ailleurs son inven-teur, Mycroft, prend ici la poudred’escampette et se réfugie à l’épo-que victorienne : Jasper Fforde necache pas sa réapparition dans lesœuvres d’un certain Arthur ConanDoyle… Thursday apprendra à s’yintroduire toute seule, après unapprentissage auprès de la MrsHavisham des Grandes Espérances,dans le cadre singulier de la Jurific-tion, une sorte de police des livresopérant à partir d’une gigantesquebibliothèque qui contient non seu-lement tous les livres écrits, maisaussi ceux en gestation et ceux quin’ont pas été terminés. Et dont lebibliothécaire n’est autre que lechat du Cheshire…

Jasper Fforde enchaîne les mor-ceaux de bravoure sur un rythmeéchevelé, troussant les intriguessecondaires avec délectation,entraînant le lecteur d’une chasseà l’Etre Suprême Maléfique à unetentative heureusement enrayéede fin du monde, sans laisser uneseconde de répit à nos zygomati-ques. C’est peu dire que l’ons’amuse à suivre Thursday dansses démêlés avec la firmeGoliath, la Chronogarde, sa hié-rarchie ou son propriétaire : Déli-vrez-moi ! est un chef-d’œuvremalicieux d’humour et de loufo-querie.

Le troisième roman de la série –The Well of Lost Plots, littérale-ment Le Puits des intrigues per-dues – comporte un gag récurrentà propos d’un membre de la juri-fiction nommé Godot. On attendsa traduction avec stoïcisme.

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SÉLECTIONS

Le XXe siècle deMaxime Rodinson ;Bernard Lewis ;entretien avecJocelyne Dakhliapages VII et X

Grasset

LECTURES D’ÉTÉUn large choix de romans,d’essais et d’ouvrages pour la jeunesse,proposé par l’équipedu « Monde des livres »pages VIII et IX

Jasper Fforde

« Je n’ai pas apprisà écrire, à composerun roman. Commej’aime bien toutessortes d’histoires,j’ai réuni tous lestypes d’histoires

qui m’intéressaient. »

DES LIVRESVENDREDI 24 JUIN 2005

a LE 24 JUIN. BERSANI/ÉRIBON. A

Paris, la Galerie Léo Scheerorganise un débat autour desthèmes : « Peut-on réconcilier lathéorie critique et la psycha-nalyse ? », « L’héritage intellec-tuel et politique des années1970 » et « La situation actuelledu mouvement gay et lesbien »,entre Leo Bersani et Didier Eri-bon, animé par Laure Murat (à18 heures, 14/16, rue de Verneuil,7e, rens. : 01-44-55-01-93).

a LES 24 ET 25 JUIN. CLUNY. A Paris,colloque sur l’œuvre de ClaudeMichel Cluny organisé par PierreBrunel, Jean-Yves Masson et le Cen-tre de recherche en littérature com-parée (à 14 h 30 le 24 et 9 heures le25 ; Paris-IV-Sorbonne, 1, rue Vic-tor-Cousin, 5e, salle des Actes ;rens. : www.ladifference.fr).

a DU 24 AU 30 JUIN. EURO-ARABE. A

Paris, la 8e édition du Salon euro-arabe du livre, avec la Palestine eninvitée d’honneur, recevra, entreautres, Nicolas Akle, As’ad As’ad,Samih Al Qassim (de 10 heures à18 heures, à l’IMA, 1, rue desFossés-Saint-Bernard, 5e ; rens. :01-40-51-38-38).

a LE 25 JUIN. FLAUBERT. A Saint-Ger-

main-la-Blanche-Herbe (14), LesRevues parlées du Centre Pompi-dou et l’IMEC proposent une lectu-re de la Correspondance deFlaubert, sur une scénographied’Alain Brugnago et Didier Sté-phant, avec notamment, LaureAdler, Noëlle Châtelet, AnnieErnaux et Colette Fellous (de12 heures à minuit, à l’abbaye d’Ar-denne ; rens. : 02-31-29-37-37 ouwww.Imec-archives.com).

a LE 25 JUIN. CONGRÈS. A Paris,pour la célébration du 70e anniver-saire du Congrès du 25 juin 1935,la Maison des écrivains organiseune journée-débat où sera présen-té l’ouvrage réunissant les textesde ce congrès : Pour la défense dela culture. Les textes du Congrèsinternational des écrivains, deSandra Teroni et Wolfgang Klein(Editions universitaires de Dijon),(à 15 heures, 60, rue de l’Univer-sité, 7e ; rens. : 01-49-54-68-87 ouwww.maison-des-ecrivains.asso.fr).

a LES 25 ET 26 JUIN. MUSIQUES. À

Deauville (14), le 2e Salon livres etmusiques abordera les thèmes« Larmes et nostalgie en musiqueet littérature », « Opéra etlittérature », « Musiques etchansons, instruments de reven-dication politique » (rens. :02-31-14-02-14).

a LES 25 ET 26 JUIN. PROUST. A

Cabourg et Trouville (14), àl’initiative de l’AssociationTrouville-Culture et du Cerclelittéraire proustien de Cabourg-Balbec, journées autour del’œuvre de Proust « Le Balbecnormand de Marcel Proust »(rens. : 02-31-28-88-65/14-41-69).

a LES 25 ET 26 JUIN. CLAUDEL. A

Brangues (38), l’Association pourun centre culturel de rencontre àBrangues (ACCRB) marque le50e anniversaire de la mort de PaulClaudel avec deux journées-ren-contres « Pour un théâtre poéti-que » (rens. : 04-78-30-37-73 ouwww.paul-claudel.net).

a LE 26 JUIN. LIVRE. À Roubaix (59),la 5e édition de la fête du livre et dela lecture « Livre comme l’air »accueillera Beatrice Alemagna,Régis Lejonc et le conteur PierreDeschamps (au square Catteau ;rens. : 03-20-66-45-00).

COLLOQUE-HOMMAGE À JEAN-PAUL SARTRELes 29, 30 juin et 1er juillet, à Salies-de-Béarn (64), un hommage serarendu à Jean-Paul Sartre, avec la tenue d’un colloque organisé parKarin Müller, Elke Jeanrond-Premauer et Michel Rybalka. Y serontprésentés une exposition de photos d’Antanas Sutkus « Sartre etBeauvoir en Lituanie », un documentaire de Patrick Cazals, « LesTribulations de M. Sartre et de Mme de Beauvoir vers le Caucase »,une lecture-spectacle de L’Enfance d’un chef par DominiqueSarrazin. Interviendront, à la table ronde : Gisèle Halimi, OlivierTodd, Francis Jenson et Anne Mathieu (rens. : 05-59-65-02-34).

L’ÉDITION FRANÇAISEa CRÉATION DE PHASE DEUX. Les éditions Gallimard ont annoncé, mer-credi 22 juin, que l’équipe éditoriale de Verticales - Bernard Wallet,Jeanne Guyon, Yves Pagès - qui les avait rejoint en avril, a créé, en leursein, les éditions Phase Deux. En septembre, cette maison proposerale premier roman de Camille de Toledo, L’Inversion de HieronymusBosch et le cinquième roman d’Arnaud Cathrine Sweet home.

a ENCYCLOPÆDIA UNIVERSALIS. Les deux actionnaires d’EncyclopædiaUniversalis, le Club français du livre (CFL) et Encyclopædia Britanni-ca, qui détiennent chacun 50 % du capital, ont décidé de mettre fin àleur conflit (« Le Monde des livres » du 12 mars 2004). Selon nos infor-mations et celles de Livres hebdo du 17 juin, une vente aux enchèresprivée s’est ouverte entre eux, et chaque actionnaire enchérit pourracheter les parts de l’autre. Dans quelques semaines, la maison auraainsi un actionnaire unique disposant de la totalité du capital. Enjuin 2004, les divergences de vues des deux actionnaires sur la straté-gie de la maison avaient conduit à la non-reconduction du conseild’administration et à la nomination d’un administrateur provisoirepar le tribunal de commerce de Paris. Par ailleurs, un projet de plansocial serait en cours dans cette maison, qui compte 50 salariés. Pourla rentrée, Encyclopædia Universalis publiera la version 11 duCD-ROM. Fin octobre, la maison proposera le deuxième volume de lacollection « Notionnaire », Doctrine et discipline.

a LE MARCHÉ DE LA POÉSIE. Le 23e Marché de la poésie peut ouvrir aupublic place Saint-Sulpice, à Paris, du 23 au 26 juin. Le déficit enregis-tré fin 2004 (30 000 euros pour un budget de 212 000 euros) avait faillientraîner sa disparition, indiquent les organisateurs. Il a pu être résor-bé grâce à l’intervention du Conseil régional d’Ile-de-France, qui aattribué une subvention pour soutenir la manifestation. Autour des500 éditeurs français et étrangers s’ajoute, cette année, la « périphériedu Marché ». Une dizaine de rendez-vous autour de la poésie enten-due au sens le plus large du terme. www.marchedelapoesie.com

a UNE NOUVELLE COLLECTION CHEZ CALMANN-LÉVY. Renouant avec leslittératures de l’imaginaire, les éditions Calmann-Lévy annoncent pourseptembre une nouvelle collection de fantasy sous la direction de Sébas-tien Guillot, ancien directeur de Folio SF. Les trois premiers titres sontsignés par un vétéran réputé, Gene Wolfe (Le Chevalier), un jeune auteurremarqué pour ses romans de science-fiction, John C. Wright (Le DernierGardien des rêves) et une « nouvelle », J. V. Jones (L’Enfant de la prophé-tie). Les trois romans relèvent de la fantasy épique, mais avec des appro-ches différentes, et appartiennent à des cycles que l’éditeur s’engage àpublier sur un rythme soutenu. Sébastien Guillot n’entend pas se limiterà ce genre : la collection proposera aussi des romans de fantasy histori-que. Il ne souhaite pas non plus se cantoner au domaine anglo-saxon oufrançais et espère bien ouvrir cette collection « haut de gamme » à desmythologies venant d’ailleurs, d’Asie notamment.

a NAISSANCE DES PETITS MATINS. La maison d’édition Les PetitsMatins décline depuis mars quatre collections : des nouvelles, desessais, de la poésie et des livres en images. « Notre ligne directrice, c’estla société contemporaine, explique Marie-Edith Alouf, cofondatrice dela maison. Nous regardons comment elle évolue ou se transforme. »Dans sa collection essais, Les Petits Matins propose notamment desouvrages coédités avec Arte Editions. Ceux-ci sont publiés avec un CDaudio comportant des reportages de la radio d’Arte sur Internet (arte-radio.com). Les Petis Matins sont distribués par Les Belles Lettres([email protected]).

a LE DILETTANTE DÉMÉNAGE. A l’automne, l’éditeur et libraire Le Dilet-tante quittera la rue du Champ-de-l’Alouette, à Paris, pour la rue Raci-ne (6e arrondissement) dans une ancienne annexe de Flammarion. Aulieu des 200 mètres carrés de la librairie du 13e arrondissement, LeDilettante disposera de 100 mètres carrés sur deux étages. Au rez-de-chaussée, la libraire proposera des livres rares et d’occasion. Lesbureaux de la maison d’édition se trouveront à l’étage.

a SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES. Alain Absire a été reconduit présidentde la Société des gens de lettres (SGDL) pour la quatrième année, à l’una-nimité des 24 membres du comité, vendredi 10 juin, lors du comité derentrée de la SGDL qui a suivi l’assemblée générale de la veille. Selon lesstatuts de la société, un président peut mener quatre mandats d’un an.

a PRIX. La bourse Goncourt de la biographie a été attribuée à Thi-bault d’Anthonay pour Jean Lorrain (Fayard). Nélida Piñon est lauréa-te du Prix des Asturies de littérature, tandis que les Instituts cultu-rels européens : la Società Dante Alighieri (Italie), le British Council(Royaume Uni), le Goethe Institut (Allemagne), l’Instituto Cervantes(Espagne), l’Instituto Camoes (Portugal) et l’Alliance française rece-vaient le Prix des Asturies de la communication et des humanités.

ON PÉNÈTRE sur ce siteempreint d’une légère inquiétude,les sourcils froncés et la souristremblotante. Après la premièrepercée, un son de vinyle légère-ment rayé s’élève et s’installe, lan-cinant. L’ambiance est froide, élec-trisante ; le site parle de Tokyo.Bientôt un texte défile, qui expli-que sans pour autant rassurer.

L’auteur, il s’agit bien ici d’unauteur, y dévoile son projet.Dans un courriel qu’il nous aadressé, il l’avait décrit ainsi : « Ils’agit d’explorer dans quelle mesu-re une même base (un texte“poétique”) peut s’étendre et semodifier selon les cadres à l’inté-rieur desquels il s’inscrit et explo-rer les spécificités du livre autantque d’autres modalités selon unprincipe d’“expansion” quirépond à une pluralité informa-tionnelle contemporaine. »

Evidemment, c’était intriguant.Eric Sadin est l’auteur-créateur duprojet Tokyo Reengineering, exten-sion multimédia d’un livre, Tokyo, àparaître aux éditions P.O.L. à la ren-trée 2005. Le site constitue ainsi uneappropriation volontaire de l’uni-vers multimédia par un auteur.Comme il l’écrit, Internet ne se subs-titue pas à l’imprimé mais contri-bue à sa prolifération. Proliférationdes signes, des images, des sons surInternet. On passe alors sur un planqui n’en est pas un tant il se refuse àla moindre approche. Dès que lasouris approche, le mot se dérobe,vous nargue en dansant. Il fautalors le pêcher, après avoir choisientre i-mode, patchinko, enseigneet bien d’autres encore. De notrecôté, nous sommes entrés par le ter-me « enseigne ». Et nous nous som-mes perdus avec délectation danscet autre Tokyo, comme notreangoisse première nous le laissaitcraindre…

Boris Razonlemonde.fr

http://www.aftertokyo.org/

http://www.remue.net/cont/sad

in.html

I l aura fallu vingt-cinq ans auxromanciers italiens avant detrouver le courage d’affronter

les années de plomb qu’a connuesl’Italie pendant les années 1970. Siles écrivains américains ont presqueimmédiatement intégré la catastro-phe du 11-Septembre dans desrécits de fiction, les années du terro-risme étaient restées un sujet taboupour la littérature italienne. A quel-ques rarissimes exceptions près, lesauteurs de la Péninsule n’ont jamaisosé les aborder, comme si la matiè-re était encore trop brûlante pourêtre traitée avec les instruments dela littérature. De plus, les thémati-ques politiques ont toujours eu peude place dans le roman italien. Denombreux critiques ont ainsi sou-vent dénoncé l’incapacité des écri-vains à raconter la réalité contempo-raine du pays.

Toutefois, comme c’est souventle cas, les sujets trop longtempsrefoulés finissent tôt ou tard parresurgir bruyamment, comme si,vingt-cinq ans plus tard, une barriè-re – psychologique ? idéologique ?– venait de tomber, permettant à lalittérature d’évoquer sous différentsangles cette page dramatique del’histoire italienne. Plusieursromans récents, accueillis avec beau-coup d’intérêt par la critique com-me par le public – surtout les plusjeunes, qui n’ont pas vécu ces événe-ments – en témoignent. « Je voulaisproposer une sorte d’anthropologie,en m’intéressant à l’attitude culturel-le de ces gens qui se sont opposés à lasociété de façon extrémiste », a décla-ré Rocco Carbone, dont le dernierroman, Libera i miei nemici (Monda-

dori), propose la rencontre en pri-son entre un éducateur et uneancienne terroriste de gauche entrain de purger sa peine. Leur rela-tion ne pourra pas se libérer desombres du passé, ainsi que de leursdifférents rôles dans des événe-ments qui ont changé leurs vies àjamais.

Les fantasmes des années deplomb sont également au centre deTuo figlio (Mondadori), de GianMario Villalta, et Tornavamo dalmare (Garzanti), de Luca Doninelli,deux romans où des jeunes gensd’aujourd’hui s’interrogent sur lesresponsabilités de leurs parents ter-roristes, pour essayer de s’expli-quer leur choix, mais aussi pourleur reprocher de les avoir aban-donnés au nom de la lutte clandes-

tine. Dans les deux cas, le lecteurest confronté à des secrets defamille qui plongent leurs racinesdans la dérive violente des années1970. Une dérive racontée par Giu-seppe Culicchia dans Il paese dellemeraviglie (Garzanti), mais aussipar Giampaolo Spinato dans Amicie nemici (Fazi), où il propose une

version très personnelle de l’assas-sinat d’Aldo Moro.

Avec La quattordicesima commen-sale (Il Maestrale), Gianni Marilottiretrace le parcours d’une terroristequi décide d’abandonner la luttearmée, pour tenter de refaire sa vieà l’étranger. Sauf qu’il n’est jamaisfacile d’échapper à son propre pas-sé, comme le montre égalementVita segreta del signore delle macchi-ne (Mondadori), le roman de Marco

Tullio Giordana (le réalisateur deNos meilleures années) où le terroris-me est un passé qui revient briser lavie du protagoniste. Il ne faut pasoublier, enfin, Avene selvatiche (Mar-silio), d’Alessandro Preiser, et Io nonscordo (Fazi), de Gabriele Marconi,qui reconstituent sous forme roma-nesque les illusions et les violencesde l’extrémisme de droite.

Tous ces romans montrent à quelpoint les années de plomb n’en finis-sent pas de hanter l’Italie et ses écri-vains, surtout ceux qui ont vécu leclimat violent de cette époque qu’ilspeuvent désormais regarder avecune certaine distance.

La perspective historique qui per-met un regard moins passionnéexpliquerait, au moins en partie, cet-te vague de publications. C’est laconviction de Bruno Arpaia,l’auteur de Dernière frontière – réédi-té en poche chez Liana Levi –, quitermine un nouveau roman évo-quant les années de plomb dansune banlieue de Naples, entre terro-risme et Mafia : « Aujourd’hui ceuxqui avaient 20 ans à l’époque du ter-rorisme peuvent se poser les bonnesquestions sans avoir peur de regar-der en face une réalité qui les a beau-coup marqués, explique-t-il. Nousdevons nous confronter sans réticen-ce à la complexité des années 1970,qui évidemment ne se résument pasau seul terrorisme. En croisantconnaissance et passion, la littératu-re nous permet de nous aventurer surles traces de la mémoire sans nousperdre dans ses labyrinthes. L’écritu-re nous aide à ne pas rester prison-nier de cette histoire. »

Fabio Gambaro

Chaque semaine, « lemonde. fr » propose aux lecteurs du « Monde des

livres », la visite d’un site Internet consacré à la littérature.

Retours sur les années de plombDe nombreux écrivains italiens revisitent cette période, et rencontrent un nombreux public.

Un phénomène qui montre que cette époque n’en finit pas de hanter le pays

LE NET LITTÉRAIRE AVEC

ALDO MORO, LETTRES DE CAPTIVITÉ

Signes électriques

ACTUALITÉS

GRENOBLEde notre envoyée spéciale

La bibliothèque est devenue hybride. Il y avaitles livres, les revues, les disques sur des rayonna-ges, il y a aujourd’hui des ordinateurs et, aveceux, des bases de données, des banques deconsultation. Le monde de la lecture publiqueest à une époque charnière de son histoire : cel-le qui voit la technologie numérique s’immiscerdans le papier, transformer le métier et les habi-tudes des usagers. Les bibliothèques ne prêtentplus seulement des livres, elles proposent ducontenu numérique : « Cette révolution ne vapas tuer le livre mais révolutionner l’accès à l’in-formation », indique Gilles Eboli, président del’Association des bibliothécaires français (ABF).

Dans ce contexte de chamboulements, lecongrès annuel de l’ABF, qui s’est tenu à Greno-ble du 17 au 20 juin, s’est penché sur les droitsqui entourent les bibliothèques : ceux de l’usa-ger, de l’auteur, du bibliothécaire ou celui de larémunératrion du droit de prêt. Car, notam-ment avec l’arrivée du numérique, le monde desbibliothèques s’est lui aussi « judiciarisé ».

« Nous sommes dans une situation de dématé-rialisation lente mais certaine de nos ressources,

explique Alain Caraco, vice-président de l’Asso-ciation des directeurs des bibliothèques munici-pales et intercommunales des grandes villes deFrance. Avant, on achetait des livres. Une fois quenous avions notre livre, nous le prêtions pour laconsultation. Désormais, une part de notre fonds,en particulier la documentation, ne vient plus dulivre. Aujourd’hui, nous louons du droit. Noussommes partis pour payer des droits pour tout. »Les règlements se font le plus souvent au caspar cas. L’ABF espère une remise à plat de tousces droits. Un dossier a trouvé sa solution : larémunération du droit de prêt, financée notam-ment par l’Etat et reversée aux auteurs et auxéditeurs est sur les rails depuis le mois de mars(« Le Monde des livres » du 29 avril).

Un autre chantier a notamment été au centredes discussions à Grenoble : le projet de loi rela-tif aux droits d’auteur et aux droits voisins dansla société d’information (transposition de ladirective européenne du 22 mars 2001 dans ledroit français) qui doit être présenté à l’Assem-blée nationale en juillet ou en septembre. Selonl’ABF, la lutte contre le piratage, qui est l’un desthèmes majeurs du projet, pourrait entraver l’ac-cès à l’information. Il y a donc, selon l’ABF, un ris-

que que les bibliothèques ne soient plus un lieud’accès aux contenus. Un risque que DominiqueLahary, coordinateur de l’interassociation archi-ves-bibliothèques-documentation qui s’est ras-semblée à l’occasion des débats sur ce projet deloi, résume ainsi : « Dans les bibliothèques, nousne sommes pas dans la copie privée. Nous som-mes des intermédiaires. Or, ce projet de loi ignoreles intermédiaires. » Gilles Eboli précise : « Ledroit d’auteur ne nous pose pas de problèmes. Cequi nous préoccupe, c’est le contenu de ce projetde loi. Selon nous, l’obsession du piratage conduità faire pencher la balance du côté des produc-teurs et des auteurs, au détriment de l’usager. »

L’ABF, qui fêtera son centième anniversaire en2006 lors de son congrès à Paris, planche égale-ment sur l’amélioration des équipements desbibliothèques – sur les 3 000 biliothèques muni-cipales en France, 1 500 sont connectées à Inter-net – et sur l’élargissement des publics – 18 %des Français sont inscrits en bibliothèque. Ellesouhaite enfin affirmer le rôle de la bibliothè-que comme forum d’échanges et de débats. Ain-si que le résume Gilles Eboli : « Nous pouvonsavoir l’ambition d’aller plus loin. »

Bénédicte Mathieu

AGENDA

Cinquante-cinq jours de captivité avant l’exécution. C’est le tragique

destin d’Aldo Moro, le président de la Démocratie chrétienne assassiné

en 1978 par les Brigades rouges. Mon sang retombera sur vous réunit les

quatre-vingt-quinze lettres que l’otage a écrites depuis la « prison dupeuple » à sa famille, à ses amis, à ses camarades. A la fois lucides et

désespérées, rhétoriques et parfois ironiques, ces écrits permettent de

suivre, dans un crescendo dramatique, le supplice de l’homme politi-

que, sa lutte impossible avec les geôliers, mais aussi avec la raison

d’Etat qui refusait toutes tractations avec les terroristes. Dans les let-

tres d’Aldo Moro, dont l’interprétation a suscité de nombreuses interro-

gations en Italie, on découvre le désespoir d’un homme qui, jour après

jour, voit se refermer le piège autour de lui.

e Aldo Moro, Mon sang retombera sur vous. Lettres retrouvées d’unotage sacrifié. Mars-mai 1978. Traduit de l’italien par Elisabeth Faure,

éd. Tallandier, 226 p., 23 ¤.

Les bibliothécaires se penchent sur leurs droits

II/LE MONDE/VENDREDI 24 JUIN 2005

Trois regards aigus sur les aléas de l’existenceP A R T I P R I S

Alberto Manguel et l’objet d’amourQuand la quête d’une « figure » est le prétexte d’une réjouissante dissertation sur l’image

C h’comprends pas : elle sedéroule où, la scène ? » – Onne saurait trop remercier

Hertha de son empressement àprendre ainsi les devants et deposer, dès les premières pages duroman, la question qui turlupinecelui qui a eu l’audace d’ouvrir celivre. Certes, on veut bien suivre à lalettre l’adresse de l’auteur au lec-teur : « Quiconque fouinera en quêted’une “action” ou d’un “sens plusprofond”, ou pire encore chercheraità voir [dans ce livre] une “œuvred’art”, sera fusillé », mais la pre-mière réaction est quand même :Oksépaclair ! On est où ? Sur la Ter-re ? Sur la Lune ? Et il se passequoi ? On est à la fois sur la Terre etsur la Lune et il ne se passe rien.

Le narrateur, Karl Richter, se pro-mène quelque part dans la lande dunord de l’Allemagne avec son amieHertha Theunert (celle qui a eu labonne idée de poser la question). Ily a plus palpitant qu’une prome-nade en rase campagne, surtoutquand le temps brouillardeux jetteun voile de désolation sur ce pay-sage quasi lunaire. Et c’est parceque Hertha, toujours elle, lance audétour d’une absence de chemin un

brutal « Skonsen = nuit » que Karlinvente, pour la distraire, une his-toire se passant sur la Lune.

La concomitance des deux récitsexplique le décalage en deuxcolonnes dans la composition despages. Texte aligné à gauche : noussommes sur la Terre. Texte aligné àdroite : nous sommes sur la Lune,dans les années 1980. Une guerreatomique, qui a détruit la planète, aempêché les membres d’unemission américaine de revenir surla Terre maintenant ratatinée. Maisils ne sont pas pour autant les maî-tres de ce satellite. Les Russes ontaussi une base là-haut et sont dansla même incapacité à revenir. Laguerre froide, après avoir dégénéréen apocalypse, refroidit sous unepâleur spectrale et se poursuit avecdes armes inattendues : cellesd’une joute littéraire qui a sonreflet ici-bas.

jeu de correspondancesUne fois les codes acceptés (ils

sont multiples mais logiques ;Schmidt était un mathématicienhors pair), une fois l’espace mis enplace, tout devient d’une clarté sidé-rale. Un jeu de correspondancess’établit entre l’aventure spatiale etla promenade à la campagne, Karls’amusant à transposer son histoireavec Hertha dans un immense cratè-re lunaire, la Mare Crisium (la merdes Crises). Car la relation entre Karlet la rousse Hertha est tendue, non

seulement parce que cette dernièren’est pas emballée à l’idée de passerle restant de ses jours chez la tantede Karl, la vieille Heete, aussi insup-portable que généreuse, mais parceque les incessantes tentatives d’ap-proche de Karl la glacent. Sa peurdu sexe, aussi vive que l’obsessionde Karl pour la « chauze », est le res-sort du récit.

On a marché sur la lande est letroisième roman utopique (politi-que) d’Arno Schmidt (1914-1979) etle premier à utiliser cette disposi-tion en colonnes. Publié en 1960(un an après Le Tambour de GünterGrass, qui est alors l’un des rares àdéfendre Schmidt en butte à desattaques sordides), c’est son pre-mier grand roman écrit dans sa mai-son de la lande de Lunebourg, où ila enfin trouvé une forme de tran-quillité après des années d’erranceet de privations.

Arno Schmidt n’est pas un auteurcommode, ni pour ses lecteurs nipour ses proches. « Ce n’est pas pré-cisément le genre d’homme avec quion aurait envie de partir en vacan-ces », dit de lui Jan Philipp Reemts-ma, qui a fait sa connaissance en1977, deux ans avant sa mort. Richehéritier d’une grande famille d’in-dustriels, Reemtsma a mis une par-tie de sa fortune à la disposition deSchmidt (il lui a donné la sommeéquivalente à la dotation du prixNobel lorsque celui-ci ne l’a pas eu)et à la diffusion de ses œuvres. Il

vient d’enregistrer ce livre (760minutes en 10 CD), lui donnant ain-si une stature privilégiée dans l’œu-vre de Schmidt. Reemtsma fait tou-tes les voix, débusque tous les stra-tes du récit, joue tous les registres.

Cela ressemble aux performancesde Karl Kraus lisant seul les piècesde Shakespeare ou les livrets d’Of-fenbach qu’il avait préalablementtraduits lui-même. Oui : la traduc-tion ! Le texte que nous lisons n’est

pas celui d’Arno Schmidt mais bienl’œuvre de Claude Riehl, génial pas-seur de cet auteur. Lui seul semblecapable, depuis des années, de ren-dre cette prose hirsute, bondissante,swinguante, truculente, fracturée,burlesque, grossière, érudite, jouissi-ve. Dans une interview publiée dansla revue La Main de singe (no 3 –2005), à la question de savoir com-ment il se sent au sortir d’une telleaventure, il répond : « Laminé, esso-ré, estropié, accablé après deux ansde travail acharné pendant lesquels ilvous est quasiment impossible de pen-ser à autre chose. Comme après uninterminable match de boxe (…). Lalangue d’Arno Schmidt est littérale-ment frappante. » L’œuvre de Sch-midt vaut celle de Joyce pour soninventivité et pourtant jamais il n’ajoui de la reconnaissance dont béné-ficie l’auteur irlandais. Inutile de lesmettre en concurrence. Une choseest sûre : Schmidt a écrit ici sonOdyssée.

Pierre Deshusses

e Signalons également Roses & Poi-reau (éd. Maurice Nadeau, 208 p.,

24,39 ¤) qui vient d’être réédité et où

Schmidt, outre deux fictions, donne

des exemples de sa façon de traiter

la langue et le récit.

Passions fascinéesBiographie imaginaire d’un séduisant mystificateur

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Arno Schmidt en 1935

I maginons que Don Juan soitlaid. Il en serait d’autant plusséduisant, répondrait Connie

Palmer. L’écrivain néerlandaisadopte ce principe dans Tout àvous, son deuxième roman traduiten France, pour écrire la passionsous un angle singulier. Dans lesillage du journaliste SalomonSchwartz, séducteur névrosé et boi-teux écumant l’Amsterdam desannées 1980 et 1990, ne tombentpas seulement les cinq femmes quidressent son portrait post mortemau fil des chapitres, mais aussi tou-te la génération de l’après-guerre.Le génie de cet homme ? Un sensaigu et sincère de la provocation.

Chroniqueur célèbre pour les let-tres ouvertes qu’il adresse à sescontemporains et ses proches dans

la presse, Mon Schwartz prendainsi un malin plaisir à porter savie intime sur la scène publiquepour mettre brutalement les illu-sions à nu, les siennes commecelles de son époque. Biographieimaginaire d’un cabotin démystifi-cateur, Tout à vous est un romanqui plaide pour l’infini pouvoir duréel, en le sachant insaisissable.

A partir d’une fascination éroti-que et intellectuelle, ConniePalmen ne recrée pas seulementl’atmosphère irrationnelle de lapassion, elle la sonde aussi, reliantcette emprise aux errements de lagénération à laquelle, née en 1955,elle appartient. Les voix de ses cinqhéroïnes, une psychanalyste, unereligieuse, une prostituée, un écri-vain et une actrice, exhibent ainsiles fictions individuelles ou collec-tives bâties sur le sexe, l’argent, lafiliation et la foi, en réaction à laréalité inacceptable que suscitentla déportation, la guerre ou lesimple anonymat.

Fabienne Dumontet

CORINNE ROCHE a déjà montré, enparticulier dans Une petite fête sur la pla-nète (Denoël, 2003), son talent pour obser-ver et décrire les microsociétés, lescommunautés, avec leurs jalousies, leursmesquineries, leurs générosités aussi,leurs amours miraculeuses ou contrariées.

Avec ce quatrième roman, Fred etMathilde, elle entraîne ses lecteurs aucœur d’un village, Malesaygues, que l’onvante pour sa « qualité de vie, au soleil ».Mais le bleu du ciel n’atténue pas la cruau-té des sentiments. Corinne Roche a uneécriture précise, fluide et l’on ne lâche pascette histoire, ce condensé des désastresdu quotidien d’une petite ville où l’on pro-clame : « La vie privée, ici, ça n’existepas ! » Surtout, l’amour non réglementépar la société – l’amour, donc – doit êtredétruit de toute urgence.

Mathilde a fui Paris, le bruit, la pollu-tion, avec son fils, Julien, croyant trouverune existence apaisée. A Malesaygues, onn’est plus anonyme, mais cela a un prix.Entre proximité et promiscuité, la fron-tière est étroite. Ce serait angoissant sielle n’avait rencontré Fred, si certainsvoisins n’étaient pas des alliés.

Mais « ce qu’on voit de l’extérieur »,« cadre, trente-cinq ans, divorcée, unenfant (…) forniquant avec un homme deménage illettré, vingt-huit ans » est inac-ceptable. De même que le milieu universi-taire, dans La Tache, de Philip Roth, nepouvait tolérer qu’un professeur prennedu plaisir avec une femme ne sachant paslire, les mauvaises langues de Male-saygues détestent l’idée que Fred (quiapprend enfin à lire) et Mathildesoient heureux ensemble. CorinneRoche montre parfaitement com-ment le filet se tisse et se refermesur eux, dans cet univers étriqué.Difficile de s’échapper – Freds’y perdra – sauf à avoir com-pris que l’amour est radicale-ment antisocial.

Gabrielle Ciam, elle, onle sait depuis son premieret bref texte, Le Train de5 H 50 (Arléa, 2004),explore les entre-deux, le mystère derencontres improba-bles, les relationsqui tournent

court, les passions et les déchirements.Dans ce deuxième récit, Je t’aime beau-coup, une femme croise, par hasard, àParis, celui qu’elle a aimé vingt-cinq ansplus tôt. Elle avait 16 ans. Il était déjà « unhomme mûr ». Elle a 40 ans. Il est un vieuxmonsieur. Que reste-t-il de cet amour ?« Le revoir après tant d’années la trouble

un peu. Pas de nostalgie, non, mais plu-tôt un sentiment étrange de dédouble-ment (…). C’est elle, c’est lui, mais c’est

si loin. » Un genre de retrouvailles àfuir absolument. Sauf si l’on estcapable de l’écrire, de réinventer,en mots, toute l’aventure : l’ob-session, la rupture, la chute, uncertain oubli. Et un presque

étranger que l’on retrouve.Grâce à Gabrielle Ciam, ildevient possible de refaire,sans déplaisir, ce chemin.

Quant à Danièle Saint-Bois, les lecteurs de sessix précédents

romans seront certai-nement étonnés dece court texte,Dies Irae, écrit

dans une sorte d’urgence. Avec vigueur.Comme « un jour de colère », qu’elle por-tait en elle depuis des années, expli-que-t-elle dans un rapide avant-propos.« Dies Irae est une œuvre imaginaire, Ali-cia un personnage de roman, et cependantAlicia est bien réelle. Elle est ces femmes etces hommes partis discrètement et de leurplein gré dans le silence. »

Que se passe-t-il quand, en phase termi-nale d’une maladie, on veut « devancerl’appel », abréger ses souffrances, physi-ques et morales ? Alicia D. a demandéqu’on l’aide. Certes, elle se sent délivrée,souhaite aux autres « bon courage pour lasuite des réjouissances de ce vingt et uniè-me siècle merdique ». Pourtant elle oscilleentre soulagement et révolte : « Je pleurede fatigue, de refus, de désespoir, c’est uncauchemar, je pleure de quitter ce mondeoù l’ignoble gagne du terrain chaque jour,je pleure de me quitter, mais déjà depuis silongtemps je me suis quittée. »

Les personnages de Corinne Roche,ceux de Gabrielle Ciam et cette Alicia D.,de Danièle Saint-Bois, sont un concentréde ce que chacun peut avoir à affronterau cours de son existence. La rumeur, la

calomnie qui tue, la nostalgie inavouéed’une ancienne passion, le désamour. Et,enfin, ce choix ultime : décider de samort.

Il est devenu tristement à la mode deparler d’euthanasie avec un ton de racola-ge, un désir de prosélytisme. Comme sic’était très simple : on va mourir ; on neveut plus souffrir ; on se fait piquer. Riende tout cela dans Dies Irae. Aucun voyeu-risme. Aucune propagande pour ce geste,qui demeure un pacte intime avec un« passeur ». Au contraire, une volonté demontrer le tragique, la contradiction. Lamort désirée, et en même temps « ladouleur de quitter cette vie infecte etsublime ».

Josyane Savigneau

FRED ET MATHILDE, de Corinne Roche.Ed. Héloïse d’Ormesson, 230 p., 19 ¤.

JE T’AIME BEAUCOUP, de Gabrielle Ciam.Arléa, 96 p., 13 ¤.

DIES IRAE, de Danièle Saint-Bois.Julliard, 96 p., 16 ¤.

D ans ses essais et ses évoca-tions biographiques, AlbertoManguel a toujours pris soin

de définir les conditions de la fic-tion. Comment un artiste, dans untableau ou un roman, rend-il crédi-ble son fantasme ? Les bizarreriespicturales (dans Le Livre d’images)ou les fantaisies topographiques(dans le Dictionnaire des lieux imagi-naires) constituaient un catalogueintérieur, un miroir imaginaire. Ste-venson, Kipling, Borges, étaient lescompagnons de Manguel dans cettequête encyclopédique des emblè-mes de l’imaginaire. On ne s’étonne-ra pas que, s’aventurant dans l’écri-ture romanesque, l’essayiste fasseconverger deux passions, la photo-graphie et le voyeurisme, dans un

personnage d’emblée présenté com-me un faux.

L’écrivain, qui vit près de Poitiers,situe dans cette ville la vie imaginai-re d’Anatole Vasanpeine, employédes bains-douches, ayant prolongédes tendances voyeuristes par ladécouverte de la photographie. Lerécit se présente comme une enquê-te sérieuse, avec notes et référencesfarfelues, dans la plus pure traditionborgésienne. Différents chercheursde fantaisie corroborent les hypo-thèses du romancier sur le « casVasanpeine ». De quoi s’agit-il, pourcet homme frustré et peu gâté par lanature ? De donner une forme deréalité à l’« objet de son amour ». Ilva s’éprendre d’une « figure », dontle lecteur ne saura ni l’âge ni le sexe,et que Vasanpeine n’aperçoit quepar son reflet déformé, avant de lapoursuivre avec son appareil photo-graphique, et de tenter de la fixersur une pellicule. Il y échoue et s’im-mole par le feu.

A partir de ce schéma, Manguels’amuse à disserter sur l’image, ce

qui n’étonnera pas ses lecteurs habi-tuels, sur le réalisme et sur la consti-tution de l’objet d’amour, le toutsur un ton subtilement ironique etfaussement savant. D’une certainemanière, il fait dans une fiction lecontraire de ce qu’il fait dans sesessais où, avec le plus grand sérieux,il s’attache à comprendre lesœuvres les plus farfelues de l’histoi-re de l’art et de la littérature. Mais ils’agit toujours d’analyser le proces-sus de l’élaboration imaginaire.

réflexion sur le réalismeDe prétendues archives et études

scientifiques servent de documents.Un photographe japonais, réfugié àPoitiers, où il aurait possédé uneboutique de livres anciens avant lapremière guerre mondiale, est lementor d’Anatole. L’apparition dela photographie, comme on le sait,entraîna immédiatement uneréflexion sur le réalisme en peintureet en littérature. Maupassant puisProust s’inquiétèrent vite de cettenouvelle façon de figer le monde

extérieur : garant du réalisme ouobstacle au réalisme ? L’art devait-ils’y référer ou s’en dissocier ?

Lorsque Vasanpeine s’éprend decette « figure » incertaine, il est prêtà l’amour. Une enquête accompa-gne ce phénomène inédit : d’ordinai-re, nous dit Manguel (en s’appuyantsur un informateur) – et surtoutdans le Poitou-Charentes… –, « cesont les événements qui déterminentune certaine pulsion artistique, unecertaine mode, un certain style de vie,une certaine philosophie (…). Mais legoût et l’imagination ont précédé l’ac-complissement suprême, quoiquenon abouti… » Préparé par sa pas-sion de photographe-voyeur-féti-chiste, notre héros va pouvoir vivreson amour pour un être parfait parsa forme sphérique. Ce Humpty-Dumpty devient l’objet idéal del’amour, au même titre que le desti-nataire des sonnets de Shakespeareou que la Laure de Pétrarque. C’estla réalisation même de l’idéal, quivalait bien un sacrifice par le feu.

René de Ceccatty

De la lande à la LuneL’odyssée sauvage, burlesque et jouissive d’Arno Schmidt.

Immense. Et formidablement traduit

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LITTÉRATURES

TOUT À VOUS

(Geheel de uwe)de Connie PalmenTraduit du néerlandaispar David GoldbergActes Sud, 382 p., 23 ¤.

UN AMANT TRÈS VÉTILLEUX

(The Overdiscriminating Lover)d’Alberto Manguel.Traduit de l’anglaispar Christine Le Bœuf,Actes Sud/Léméac,« Un endroit où aller », 96 p., 12 ¤.

ON A MARCHÉ SUR LA LANDE(Kaff auch Mare Crisium)

d’Arno Schmidt.Traduit de l’allemandpar Claude Riehl,éd. Tristram, 370 p., 25 ¤.

LE MONDE/VENDREDI 24 JUIN 2005/III

Fatal colloqueL’évocation impitoyable des reniements de révolutionnaires d’autrefois

L e 28 septembre 1962, à minuitmoins le quart, sur l’autorou-te de l’Ouest en direction de

Paris, à 6 kilomètres du tunnel deSaint-Cloud, une Aston-Martin DB4 GT couleur bronze lancée à plusde 150 km/h s’écrase contre la piled’un pont. Les deux passagers meu-rent vite, sans reprendre connais-sance. L’homme se nomme RogerNimier. De l’auteur du HussardBleu, on a tout dit. De la jeune fem-me de 27 ans qui l’accompagnait,on ne savait presque rien avantl’ouvrage de Lucien d’Azay.

Sunsiaré de Larcône. Le nom faitrêver, surtout s’il sort des lèvres deJulien Gracq dans sa salle de séjourface à la Loire, devant un verre demuscadet. Pour d’Azay, c’est là quel’affaire commence, en 1991. Aprèsl’avoir un peu affranchi sur cetteravissante blonde cendrée, ancienmannequin et auteur d’un roman,La Messagère, paru chez Gallimardquelques jours avant l’accident, l’in-dicateur Gracq l’oriente versd’autres témoins écrivains, GuyDupré et Jean-Claude Brisville (quine répondra pas). Envoûté par lamorte, d’Azay raconte son enquêteà la première personne du singu-lier. Famille, amis, relations, docu-ments administratifs ou privés, ilfouille toutes les poches du passé.Qui était Sunsiaré de Larcône, néeSuzy Durupt ?

lettres phosphorescentesElevée dans les Vosges, elle fit un

détour par Oran avant d’arriver àParis, où elle ne doutait pas d’undestin extraordinaire. Cousette,elle devint modèle pour Boussac etBalenciaga. Elle aimantait les hom-mes, elle traquait, dit d’Azay, leurs« qualités olympiennes », l’intelli-gence et le prestige. Le plus sou-

vent, elle ne faisait qu’un commer-ce intellectuel de sa beauté. A jetsde lettres phosphorescentes, elleattirait les écrivains comme despapillons de nuit : Gracq, Dupré,Raymond Abellio (l’occultisme lapassionnait), ou encore AndréPieyre de Mandiargues, qui regret-ta toujours de ne pas l’avoir rencon-

trée. Exaltée et mystique, Sunsiaréétait morale comme la poésie dontelle semblait l’incarnation. « Entout et toujours, se souvient Dupré,je l’ai vue donner la préférence à l’es-sentiel, négliger ce qui pouvait l’alté-rer ou la retarder pour céder à l’élanqui la laisserait intacte. De ses décep-tions elle tirait un ivoire. » D’autres

la voyaient comme un « ange flam-boyant » mais « vampirique », unefille « magnétique » ou « glaciale »,tour à tour « emmerdeuse » etd’une « grande bonté ». Toutn’était donc pas si clair chez ladame en cardigan et zibeline. Lecinéaste Jean-Paul Rappeneau luitrouvait « quelque chose de bru-meux, de surjoué ». Ses missiveslumineuses et inquiètes en disentplus sur elle que son uniqueroman, fervent mais confus.Nimier, ébloui, alors qu’il en avaitvu d’autres, l’avait prise sous sonaile chez Gallimard. Ils ne sevoyaient que depuis trois semainesquand ils se sont tués. Avaient-ilscouché ensemble ? Conduisait-ellele bolide le soir de l’accident, ellequi freinait pied nu ?

Fasciné par sa créature, d’Azaycite Gérard de Nerval, ce frère defolie : « D’ailleurs, elle m’apparte-nait bien plus dans sa mort que danssa vie… » Il croit la voir partout surdes publicités d’époque, assiège lesarchives des couturiers, chercheson parfum (Fracas, de RobertPiguet) ou un enregistrement de savoix. Il la verra bouger, l’entendradire quelques mots dans deux filmsoubliés. Maniaque au point de dis-cuter la taille de son héroïne au cen-timètre près, l’auteur prend parfoisdes airs de Philip Marlowe, le privéde Raymond Chandler : « Le Floreétait bondé et mon écharpe était rou-ge. » Sa quête contamine et déchif-fre sa propre histoire, opaque etfuyante, avec une certaine Esther.L’ouvrage, qui livre de belles théo-ries sur l’amour, joue habilementde cette réfraction, mais elle n’étaitpas nécessaire. La morte l’emportesur la vivante. Les mortes ne remet-tent rien au lendemain, les mortesne partent pas. Sunsiaré incinérée,il manquait un tombeau à ce cœuréperdu. Lucien d’Azay lui en offreun à sa démesure, clouté de motshantés.

Jean-Marc Parisis

S i l’on pouvait fixer ou stabili-ser l’image du désir, bien desécrivains, romanciers en tête,

perdraient leur raison d’être. Defait, on n’en aura jamais fini decomptabiliser et d’analyser les hési-tations, retards, précipitations etautres fluctuations de ce mouve-ment de l’âme et du corps qui pous-se une personne à la rencontred’une autre. Mouvement affecté,comme on le sait, d’un fort quo-tient multiplicateur. Et chaque fois,c’est une découverte. Comme s’ilfallait inventer ce que tout le mon-de sait déjà depuis la nuit destemps. L’institution du mariage, oula réalité de la simple vie de couple,aurait pu diminuer ces oscilla-tions… Il n’en est rien.

Hélène Lenoir avait habitué seslecteurs à regarder avec méfianceles familles et les complots qui setrament derrière les plus quiètesapparences (1). Mais justement, ledésir est toujours là, charnel oudévié par les appâts du gain, pourbriser la paix des ménages, dénon-cer cette « image figée dont la légen-de serait L’amour ». Dans les cinqnouvelles qui composent L’Entracte(c’est aussi le titre de la première),l’écrivain se concentre sur le princi-pal, l’universel facteur du trouble :le sexe. Ici, ce sont généralementles femmes qui révèlent la crise, enla découvrant elles-mêmes ou en laprovoquant. Ainsi de cette épouse,que la tentation adultère dessille etqui est traversée par une intuitiondestructrice : «… comme si le réveilde ses sens la forçait à voir et à nom-mer cette indignité, ce jeu sordideque Louis partageait, entretenait,supportait au nom d’elle ne savaitquoi et qu’il appelait l’amour, cettechose collante, lourde, étouffante…combien de mois, combien d’annéesencore, chacun enfermé dans cette

double peau d’enfant coupable et demère, de père tour à tour sévère etattendri, sans que jamais l’homme,la femme… dressés face à face etcriant, affûtant les couteaux… »

terrible malentendu« Au nom d’elle ne savait quoi et

qu’il appelait l’amour… » Terriblemalentendu, avec les mots commecomplices ! Mais Hélène Lenoir n’apas le projet de montrer les épou-ses et les amantes comme de sim-ples victimes du mâle tout-puis-sant. D’ailleurs, rien de moins puis-sant, ici, que les hommes. La loi dudésir n’est écrite nulle part et parpersonne. Et ni les hommes ni lesfemmes ne sauraient la lire. Il y ades pages pénétrantes – mais c’est,mêlé à celui du désir érotique, lethème même du livre – sur l’inquié-tude amoureuse. Et sur ce plan, onn’apprend jamais rien, semble direHélène Lenoir. Douze ou trente-cinq années de vie commune nediminuent pas l’ignorance – aumieux, elles l’anesthésient. D’où laviolence du « désordre destruc-teur », lorsqu’il surgit pour bouscu-ler la somnolence. L’apparition dela crise est fortuite, mais le poisonrongeait depuis longtemps.

Le montage narratif et la rapideprogression des nouvelles d’Hélè-ne Lenoir sont plus savants qu’iln’y paraît au premier regard. Lecentre de gravité s’y déplace ettremble. L’auteur parvenant à tra-duire la brutale incertitude des sen-timents dans l’écriture elle-même– ainsi, lorsqu’elle passe avec auda-ce de la troisième à la premièrepersonne dans une même phrase.

P. K.

(1) Citons notamment, parmi les sixlivres (cinq romans et un recueil denouvelles) publiés chez Minuit parHélène Lenoir, Son nom d’avant(1998), Le Magot de Momm (2001) etLe Répit (2003). Le premier repris dansla collection de poche « Double ».

La hussarde bleueUne fascinante enquête sur les traces de Sunsiaré de Larcône, qui mourut à 27 ans

dans l’accident de voiture qui coûta la vie à Roger Nimier

Jean Soublin, journal de bord

ZOOMa MES CATINS, de Pierre-Robert Leclercq

Guetté par l’autosuffisance ou la banalité, l’aphoris-me est un genre périlleux et rédhibitoire. Ecrivain,collaborateur du « Monde des livres », Pierre-RobertLeclercq passe l’épreuve avec bonheur en s’appuyantsur trois formes d’élégance – celles du style, de laculture et de l’humour. Conjuguées, elles donnent àces « catins » (c’est ainsi que Diderot désignait sespensées) un air avenant qui incite à leur fréquenta-tion. Parfois, un souvenir littéraire surgit… Ainsi desmystérieux non-rapports entre Charles Péguy et

Léon Bloy, qui vécurent successivement dans la même maison de Bourg-la-Reine. Ou un récit s’élabore… Ainsi l’hilarante séance de dédicace d’unécrivain au Salon du livre. P. K.Les Belles Lettres, 152 p., 13 ¤.

a PETITE PUNAISE BLANCHE, de Chantal Portillo

Son nom ne vous dira sans doute rien. Elle a pourtant publié plusieurslivres chez de petits éditeurs. Dès les premières pages de ce récit d’enfan-ce où une petite fille apprend la vie auprès de son père, on distingue laclaire voix et la vive sensibilité blessée de Chantal Portillo. Il est de bonton, en littérature, de moquer les sentiments trop positifs, de générosité,d’abnégation, d’humanité… Affirmons au contraire, avec tranquillité,combien il est réconfortant de savoir que de tels livres existent. P. K.Ed. Héloïse d’Ormesson, 182 p., 17 ¤.

D ans un beau roman, Le Jouroù le temps a attendu sonheure (Seuil, 1990), Natacha

Michel mettait en relation le tempsd’une journée radieuse dejuillet 1986 et le déroulement del’Histoire. Tel un tableau de Bon-nard, le cadre évoquait la plénitu-de : une terrasse à Sanary, un chat,Odile, « si forte en bonheur », l’hom-me aimé. Et, invités, les amis, mili-tants d’autrefois – « Mai 68 ou plu-tôt ses suites, qui n’était pas une révo-lution mais un événement sans His-toire, le premier peut-être qui le fut ».Pouvait-on tenter de les confronter

au vieux révolutionnaire Varlam,l’homme de la guerre d’Espagne, dela Résistance, des camps russes ?

Nulle trace de cette harmoniedans Circulaire à toute ma vie humai-ne, où un fatal colloque, au prieuréde Puyvineux, en août 2002, est pré-texte à revenir sur cette période qui« s’est glissée dans l’Histoire sans enfaire partie ». Que sont devenus lesrévolutionnaires d’autrefois, convo-qués pour participer à la mise aupoint de l’autobiographie de l’und’entre eux ? La didascalie initialeinvite à lire le roman comme unecomédie burlesque.

Le diplomate Sébastien Lecheva-lier, relevant d’un double pontage,comme frappé par le syndrome deKorsakov, montre des signes « d’am-nésie antérograde » : il ne reconnaît

aucun de ses anciens amis. Nimême la narratrice (qui pourtantrévélera plus tard qu’elle est sa pre-mière femme, Bella). C’est à elle quel’on doit les portraits féroces desparticipants au colloque. Tous ont« maudit ce qu’ils avaient adoré »,Féroé, inventeur d’une nouvelle spi-ritualité, l’écrivain Braille, auteur de« l’admirable Je, moi », sans comp-ter une actrice célèbre. Sébastienl’amnésique joue le rôle du fou, révé-lateur de tous les reniements.

Survient, inopinément, une« jeune fille merveilleuse », pauvre etautodidacte, Nour, qui a découvertdans une cave des brochures et destracts, datant de 1966 à 1972. « Lavie n’avait pas toujours été cellequ’elle connaissait (les textesemployaient énormément le mot

“vie”), on avait pensé la changer, desêtres humains y avaient, semblait-il,consacré leur existence. Où étaient-ils ? Qu’étaient-ils devenus ? »

Nour, poursuivie par le biologisteDémond, « vieillard alerte, salace etfou d’amour », arrive en plein collo-que, lors de l’esclandre suscité parSébastien, en qui elle pense recon-naître celui qu’elle recherche. C’estelle qui, recueillant le récit testamen-taire de ce dernier, sera, sans lescomprendre exactement, la déposi-taire des rêves d’autrefois. « Jeunefille » ? Pour Natacha Michel, lectri-ce de Giraudoux, c’est, plutôt qu’unâge, un « état » : qui comporte un« amour tenace mais pas rapace dela vie » et un « inusable goût des com-mencements ».

M. Pn.

Sunsiare de Larcône en 1958, au Palais-Royal

La légende du désirHélène Lenoir met en scène des hommes et

des femmes en proie à l’inquiétude amoureuse

d.r.

J ean Soublin est-il un « historienmondain » ? Cette impertinentequestion, il se la pose lui-mêmedans le très singulier travail sur

sa méthode d’écriture qu’il livresous le titre de Napoléon, l’Amazo-nie et moi. Serait-il de ce type de« fouineur et rêveur à la fois, précisun moment, fantasque plus tard, unpeu fourmi, un peu cigale » ? Sansdoute, tant il insiste, autant que sursa rigueur (« je la crois dans ma natu-re, mais je pense qu’il faut se méfierd’elle »), sur les limites de sa métho-de de chercheur, compilant fiévreu-sement tout, sans sélection stricte,cédant aussi devant la « loi des ren-dements décroissants »… Mais qu’onne s’y fie pas !

Amateur enflammé des aventu-res au panache aussi superbe qu’inu-tile, le romancier a récemment exhu-mé la geste bien oubliée de la prisede la capitale guyanaise par les Por-tugais du Brésil soucieux de fixerleurs frontières avec leurs voisinsfrançais en plein blocus continental(Cayenne 1809, éd. Karthala, 2003).De son propre aveu, l’épisode est« insignifiant sur le plan militaire » etsans « aucune conséquence diploma-tique », mais il savait en faire unrécit débordant de vie sans jamaissacrifier au strict respect del’archive. Un petit exploit au moinsaussi remarquable que celui de cesAmazoniens venus à bout de Fran-çais plus aguerris mais trahis par uncommandement désastreux.

Comment Jean Soublin s’y est-ilpris ? C’est ce qu’il raconte, avecune distance ironique, une luciditédont il exagère à tout moment leverdict, toujours dépréciatif (consul-

tant en bibliothèque ? « il faut êtresympathique, et je ne le suis guère, dis-cret, je le suis presque trop, opportu-niste : là je me sens assez doué »), caril a l’élégance d’épingler plus volon-tiers ses défauts, marottes ou pares-ses que ses qualités, pourtant évi-dentes d’opiniâtreté intuitive et desagacité holmésienne.

Fourmillant d’anecdotes, incon-grues et épatantes – ces archivestraitées contre les champignons,devenues cancérigènes et interditesdésormais ! –, le portrait de Soublinen historien amateur est une vraieréussite. Il révèle un homme sour-cilleux, exact et jamais avare deraillerie sur lui-même. Avec une dis-tinction, une habileté et une vraiedélicatesse qui sont aussi les quali-tés de sa plume.

Ph.-J. C.

e Jean Soublin collabore au « Monde

des livres ».

V I E N T D E P A R A I T R E

DISTRIBUTION LITTERAL - ZI du Bois Imbert 85280 LA FERRIÈRE - Tél. : 02 51 98 33 34Fax : 02 51 98 42 11 - [email protected] - www.litteral-diffusion.com

L’ENTRACTEd’Hélène Lenoir.Ed. de Minuit, 126 p., 12 ¤.

CIRCULAIRE À TOUTE MA VIEHUMAINE

de Natacha Michel.Seuil, 274 p., 20 ¤.

LITTÉRATURES

À LA RECHERCHE DE SUNSIARÉ.

Une viede Lucien d’Azay.Gallimard, 392 p., 22,50 ¤.

NAPOLÉON,L’AMAZONIE ET MOI

de Jean Soublin.Phébus, « D’aujourd’hui »,176 p., 14,50 ¤.

IV/LE MONDE/VENDREDI 24 JUIN 2005

Les mots et la danseStéphane Bouquet mêle érudition et rêverie

D ominique Fourcade est lepremier à poser la question :« Pourquoi trois livres en

même temps ? » Il y répond avecune parfaite clarté dans le prièred’insérer commun aux troisouvrages : « Parce qu’ils ont étéécrits simultanément, mais selon dessources d’inspiration, des tonalités etdes chemins d’écriture demeurésdistincts… » Après la distinction,l’unité : « …les trois livres ouvrent surle même espace-temps, ils sont dévo-rés d’une même époque, et leurstrames sont étroitement mêlées ».

Cette « époque » est explicite-ment la nôtre : le XXIe siècle inauguréun certain 11 septembre. C’est pour-quoi l’œuvre de Fourcade est moder-ne. Non pas à l’avant-garde dutemps – il n’anticipe pas, ne fait pasde poésie-fiction –, mais dans le

temps mouvant de l’actuel. A la diffé-rence des autres genres littéraires, lapoésie n’a pas obligation de reconsti-tuer ce qu’elle nomme. Elle peut secontenter de le donner à voir et àentendre. Et si ce qui la sollicite estun désordre, un chaos, ce désordre etce chaos devront être audibles et visi-bles dans le poème. En même tempsse pose évidemment la question de lasubjectivité du poète. De sa person-ne, de sa voix, de son corps. Fourca-de cite Heidegger, qui a le mieuxinterrogé, quoi qu’on dise, ce qu’il enest de cette présence et du « che-min » qui y conduit. « Jamais ce che-min n’a été su d’avance : au contraireil est resté vacillant et encombré deretours brutaux en arrière et d’erran-ces. » Ce non-su, cette ignorance, lepoète nous demande d’en partagerle risque. Et aussi l’exaltation.

métamorphose poétiquePour mesurer ce risque et cette

ignorance, il suffit de se retourner surl’itinéraire de Dominique Fourcade.Né en 1938 à Paris, il publia son pre-mier livre – Epreuves du pouvoir (éd.José Corti, 1961) – dans la mouvanceet sous l’influence de René Char.Trois autres recueils suivirent, jus-qu’en 1970. Puis ce furent treizeannées de silence au terme desquel-

les il manifesta une sorte de méta-morphose poétique, une « crise », ausens mallarméen du terme. Depuistoujours, « la poésie est en moi, sousla forme de son principe même », écrit-il aujourd’hui. Le Ciel pas d’angle en1983, puis Rose-Déclic un an plus tardet Son blanc du un (1986), tous chezPOL, qui sera désormais son éditeur(avec Michel Chandeigne), en furentles premières étapes. Cette mutationn’avait pas la facilité pour principalevertu. Mais en saluant Xbo en 1989(dans Libération), Jacques Roubaudn’écrivait-il pas : « L’énigme de la poé-sie aujourd’hui n’est pas qu’elle est diffi-cile, elle ne l’est jamais, pour peu qu’onprenne la peine de la lire, l’énigmeinsupportable de la poésie est qu’ellerefuse de disparaître. »

Comme l’expliquera Fourcade– qui n’a pas l’habitude de fournir,avec sa poésie, son mode d’emploi –,il s’est agi, à partir des années 1980,d’entrer dans « l’inconnu », de per-dre ses « bases », d’avancer dans le« vide ». Et surtout de faire « quelquechose que je ne sais pas faire ». « Monmétier n’est pas à moi », écrit-ilaujourd’hui. Les peintres – Cézanne,Matisse et Pollock en tête – l’aide-ront à sortir de ce qu’il nomme le« monde chrétien », c’est-à-dire decette idée de centralité, « avec un

Christ trônant, un empereur, un chef,ou un président placé au-dessus de sessujets… ». Toute la vision poétique,toute « l’écriture dérivante » de Domi-nique Fourcade en découle. C’est aus-si une vision de l’époque : « La surfa-ce est le grand thème de notre époque/Et le tunnel sa grande réalité », écri-vait-il dans Xbo.

« Mais le présent comment le vit-onet qu’est-ce que c’est ? » Trois livressont là pour tenter de répondre à cesdeux questions, ou plus exactement

pour étendre infiniment leur champ,leurs potentialités. Dans En laisse, ils’agit de s’interroger sur « l’écriturecomme vulnérabilité », à partir de laphotographie de la soldate américai-ne tenant un prisonnier irakien enlaisse dans la prison d’Abou Ghraib.C’est un tableau de Simon Hantaï,Ecriture rose, datant de 1958-1959,qui, dans Sans lasso et sans flash, est lemotif d’une réflexion sur l’« infimecruciale petite zone non prévenue » àpartir de laquelle l’auteur tente de

trouver son « chemin », ou plutôtson « carrefour obscur ». Epongesmodèles 2003, enfin, est la tentative,en vers et comme en souvenir deFrancis Ponge, pour penser la disso-ciation entre les mots et les choses,au profit de la sonorité et du souffle –tout en cherchant à « faire un poèmequi aille à la réalité comme un gant ».Ce pourrait d’ailleurs être la défini-tion même du beau et impossibleprojet de Dominique Fourcade.

Patrick Kéchichian

R arement absente des poè-mes de Stéphane Bouquet,la matière autobiographi-

que y affleure de façon indirecte.Son premier recueil, Dans l’annéede cet âge (108 poèmes pour & lesproses afférentes), paru en 2001, seprolongeait par des commentaires,explicitant des circonstances, desréférences, notamment un « hom-mage continué et invisible » à Tsve-taeva. Dans le deuxième, Un mon-de existe (2002), sous le signe deWilliam Carlos Williams, on retrou-vait, avec les « narrations américai-nes », les paysages de l’émouvanteTraversée, le film de SébastienLifshitz où Stéphane Bouquet, co-scénariste, interprétait son proprerôle : un jeune homme à la recher-che de son père inconnu.

mouvement des corpsC’est à la Villa Médicis qu’il a ter-

miné son troisième livre, Le Motfrère : un beau recueil, marqué parl’influence des poètes latins, dontla fluidité mélancolique se nourritd’une réflexion profonde sur le lan-gage. Six séquences, pour la plu-part constituées par l’addition defragments numérotés. Esquissesde narrations, paysages parcourus,silhouettes aperçues, qui seraientvenues simplement poser leurs« traces et/ devenir la douceur rui-née d’un poème ».

L’évocation du mot « frère »,dans diverses langues, mène àl’analyse de l’expression « fratergermanus », que les Latins « inven-tèrent (…) pour distinguer lafraternité sociale, institutionnelle,du frère réel, sexuel, germain – dufrère de même enfance et de nuitspartagées ».

Mêlant érudition philologiqueet rêverie amoureuse, le recueils’ouvre sur le « dictionnaire de cethomme » : treize mots (dont« fleuve », « foule », « prénom »,« temps ») auxquels se lie son ima-ginaire et dont il explore les réso-nances heureuses. « Il existe aumoins un dictionnaire de chaquelangue, même le tchouktche donttous les locuteurs vont mourir ; maisce n’est pas assez (il y pense) ; il fau-drait un dictionnaire de chaquehomme, car aucun mot n’est lemême d’une bouche à l’autre. »

Une autre section, « Nous mar-chons », évoque une expérienceheureuse : la participation à unechorégraphie de Mathilde Mon-nier. Dans le studio de répétitions,l’énergie qui circule, le mouve-ment des corps dans l’espace(dont la typographie retrace la dis-position), offrent au poète, parmiles danseurs, la « joie de désolitu-de ». Le langage poétique s’accor-de alors aux « modalités précises »de la danse : par son rythme, faitde cassures et d’accélérations, ilfigure cet élan, cette fragile et brè-ve plénitude.

M. Pn.

Etude de

Simon Hantaï

(1969)

Lumière noireLes variations limpides de Paul de Roux et l’eau-forte de Gilles Ortlieb

Dévoré par son époqueDominique Fourcade tente de trouver un chemin dans le présent,

en quête du poème « qui aille à la réalité comme un gant »

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A u jour le jour : le titre desCarnets de Paul de Roux,dont paraît le quatrième

volume (1989-2000) (1), définitassez bien une manière de fixer,avec justesse et sans emphase, cequi se propose au regard. De retenirl’impalpable, l’éphémère, aussi biendans son nouveau recueil de poè-mes, A la dérobée (2), que dans lesnotes en prose des Carnets. « L’artcomme invitation à l’attention ».

Limpide, discrète, la poésie dePaul de Roux, né en 1937, est ryth-mée par les saisons, le frémisse-ment du vent, les subtiles varia-tions de la lumière, même dansune cour d’immeuble parisien :« Tout est à voir. » Dans les Car-nets, autant de précision visuellepour observer le feuillage d’unmicocoulier ou une église vénitien-ne que pour contempler untableau de Poussin ou de SimonVouet.

La rêverie naît aussi de la lec-ture, notamment d’Arland ou deJaccottet. Fondateur (en 1969) dela revue La Traverse, avec GeorgesPerros, Bernard Noël et Henri Tho-mas, Paul de Roux évoque avecémotion, dans les Carnets de 1991,le séjour de ce dernier à l’hôpitalde Vannes puis dans une maisonde retraite parisienne.

Traducteur de Séferis et deWedekind, Gilles Ortlieb, né en1953, exprime lui aussi une « dettede reconnaissance » à Henri Tho-mas, qu’il évoquait et citait dansSept petites études : « Le sentiment

d’exister se résout en attention à toutce qui est. » Les poèmes d’Ortlieb,Meuse métal, etc. (3) comme lesCarnets de ronde, parus en 2004,(Le Temps qu’il fait), évoquent despérégrinations souvent ferroviai-res : on pense à Réda, à Goffette,on trouverait aussi en germe, chezCharles Cros, toute « une poésiedéambulante des faubourgs et desbanlieues qu’on ne savait pas d’ex-traction si lointaine ».

« inventer ses lecteurs »Paysages de l’ancien bassin

minier, voisins de compartimentapparaissent dans des « vignet-tes » : « Ne les aurai-je pas assezvus et observés, / ces wagons àl’abandon, aux vitres crevés, avecentassement / d’essieux et de tire-fond rouillés, et ces barques à deminoyées / sur un étang de pêcheur (…)Spectacle su pour ainsi dire parcœur / que viennent parfois distraired’infimes distorsions optiques / dansle coin d’une fenêtre… »

Ortlieb est attiré par les écrivainscomme Bove, Guérin et Calet, quine se réclament d’aucune école etaffirment, comme Forton : « Mieuxvaut inventer ses lecteurs. »

Et, lorsqu’il évoque Baudelairedans la belle collection « L’un etl’autre » (4), c’est pour s’attacheraux deux années où, par inertie etprocrastination, « Charles du Mal »(ainsi désigné dans Le Figaro parHippolyte Babou) prolonge unséjour délétère à l’hôtel Au GrandMiroir à Bruxelles, de 1864 à 1866.

Retournant sur les lieux, s’ap-puyant sur les témoignages –« tâche malcommode, prête à ver-ser à tout instant dans l’enjolive-ment, la fiction » –, Ortlieb évoquel’insuccès des conférences, lesproblèmes d’argent, l’amitié avecFélicien Rops qui gravera le fron-tispice des Epaves, la chute àl’église Saint-Loup à Namur quiannonce l’ictus hémiplégique.

Et l’insatisfaction de soi deve-nue exaspération, les sarcasmesdéversés sur des feuilles non clas-sées, les premières impressions« criardes et hallucinées, effaran-tes », le livre sur la Belgique restéen projet – ce « capharnaüm denotes » dont parle l’éditeur Poulet-Malassis ? « Vouloir écrire un livre

sur le livre qu’il a voulu écrire oul’embryon de livre qu’il a laissé,c’était aller à la rencontre desmêmes difficultés, ou au-devant dela même impossibilité. »

Au-delà d’un inévitable « mou-vement de recul », Gilles Ortlieb,dans ce fervent récit à l’encrenoire, cette eau-forte admirable etsinistre, impose cette taraudantequestion : « Est-il possible de direl’ennui et le rien ? »

Monique Petillon

(1) Ed. Le Temps qu’il fait, 216 p., 19 ¤.(2) Gallimard, 110 p., 13,90 ¤.(3) Ed. Le Temps qu’il fait, 88 p., 13 ¤.(4) Au grand miroir, Gallimard, « L’unet l’autre », 144 p., 17,50 ¤.

LE MOT FRÈREde Stéphane BouquetChamp Vallon, 112 p., 12 ¤.

ZOOMa AU CABARET

DE

L’EPHÉMÈRE,d’André Velter

« Dieux de tousles pays /Oubliez-nous. »André Velter,dont leslecteurs du« Monde des

livres » connaissent la signature etles auditeurs de France-Culture lavoix, ne cherche pas sa consola-tion loin des choses d’ici-bas. Etmême s’il fréquente assidûmentles hauts sommets réels de la pla-nète et les lieux saints de l’Orientproche ou lointain, sa spiritualitén’est pas de révérence. Il auratoujours répugnance à se mettre àgenoux. C’est plutôt du côté desivresses sacrées – ici en hommageà Omar Khayyam, « compagnonfidèle » – et des pouvoirs humains,ou en quelques mauvais lieux, tel

ce Cabaret de l’éphémère, qu’ilfaut le chercher. Là où sa poésie,douée d’une grande vélocité,caracole. P. K.Gallimard, 190 p., 13,50 ¤.

Chez le même éditeur,

réédition augmentée de Zingaro,suite équestre (242 p., 20 ¤).

a TREMBLER COMME LE SOUFFLE

TREMBLE, de Bernard Vargaftig

Il y a quelque chose de serein etpourtant de brisé dans la voix deBernard Vargaftig. Sa poésie a tou-tes les inflexions de la simplicité, etelle est pourtant savante dans sesrythmes, sa syntaxe, la richesse deses détails. Elle semble classique,et elle est foncière moderne,concrète et pourtant chargée d’in-quiétude et de questions face àl’invisible. Dans la régularité de saprosodie, elle reste ce « tremble-ment devenu clarté ». P. K.Ed. Obsidiane, « Les solitudes »,

70 p., 13 ¤.

a ENVIRONS DU BOUC,

de Sophie Loizeau

Avant de lire ce remarquable recueilde Sophie Loizeau, on ne savait pasque la poésie paysanne, avec tousles animaux de la ferme rassemblés,pouvait avoir de si lestes accents.Mais attention, rien d’égrillard ici,l’accent est grave, sombre, commel’animalité que nous frôlons sanscesse, comme cette « frénésie enpleine nature ce bas plissement paral-lèle au pli de l’aine faille aînée quisève d’être vue ». P. K.Ed. Comp’act (distribution

La Féfération), 130 p., 17 ¤.

a SAIT-ON JAMAIS. Poèmes

1995-2004, de Casimir Prat

Comme le rappelle Guy Goffettedans sa préface, Francis Ponge saluaen 1982 la « sensibilité extrême », la« justesse et retenue de l’expression »et la « simplicité de la langue » deCasimir Prat. Un tel salut vaut réfé-rence. Mais, à lire le mince recueil

des poèmes de cette dernière décen-nie, on témoignera que Ponge nes’était pas trompé. Certes, on pour-ra juger cette poésie élégiaque etprosaïque, intimiste et souple (pourciter à nouveau le préfacier), àcontre-courant d’une réflexion plusactuelle et risquée sur la langue poé-tique… Il sera difficile de nier le plai-sir immédiat qu’elle procure. P. K.Gallimard/L’Arpenteur,

86 p., 10,90 ¤.

e Signalons deux essais importants,

chez José Corti : Paysage et poésie, duromantisme à nos jours, de Michel

Collot (444 p., 25 ¤), et Adieux au poè-me, de Jean-Michel Maulpoix (334 p.,

20 ¤) ; et De la poésie, entretien de

Philippe Jaccottet avec Reynald André

Chalard, d’abord publié dans la revue

Le Nouveau Recueil (Arléa, 64 p., 11 ¤) ;

enfin, l’anthologie sur La Poésie suisseromande, présentée par Marion Graf

et José-Flore Tapy (Seghers, 310 p.,

20 ¤).

POÉSIE

ÉPONGE MODÈLE 2003de Dominique Fourcade.POL, 96 p., 15 ¤.

SANS LASSO ET SANS FLASHde Dominique Fourcade.POL, 78 p., 13,50 ¤.

EN LAISSEde Dominique Fourcade.64 p., 10 ¤.

LE MONDE/VENDREDI 24 JUIN 2005/V

La pensée sauvage de Peter BrookUn décryptage du travail du metteur en scène britannique

Le mystère RavelUn portrait par touches impressionnistes dans la collection « Classica »

D eux petits livres sontpubliés à l’occasion de l’ex-position « Matisse-Derain,

Collioure 1905 » qui se tient auMusée de Céret jusqu’au 2 octo-bre, avant de déménager (du22 octobre au 8 janvier 2006) auMusée Matisse du Cateau-Cambré-sis. L’un est dû aux conservatricesdesdites institutions, JoséphineMatamoros et Dominique Szymu-siak (Gallimard, également éditeurdu catalogue scientifique de l’expo-sition). Un joli livre d’images de lacollection « Découvertes », avecdes commentaires courts, que lechoix par les éditeurs de concevoirl’ouvrage comme un jeu de pliagecomplexe, mais ludique, rend diffi-cile à lire d’une traite.

L’autre est la réédition d’un textepublié en 1997 par Jean-PierreBarou, un des fondateurs du quoti-dien Libération, qui se passionnedepuis pour les sociétés non occi-dentales. Pas d’illustrations, maisun texte dense. Le ton en est libre,

mais le sérieux du travail de recher-che est indubitable. Cela vautmieux, car il présente une thèse ori-ginale, défendue naguère dans uneexposition montrée à Perpignan(Le Monde du 20 juillet 1998), àlaquelle Jean-Pierre Barou colla-borait : autant que la violentelumière locale, les « indigènes » deCollioure ont eu une influencedéterminante sur la naissance dufauvisme.

Parmi ces « sauvages » autochto-nes, un viticulteur nommé GustaveFayet, qui, de 1900 à 1910, achetatrente tableaux et bois sculptés, cin-quante-six gravures et douze céra-miques de Gauguin. C’était alors laplus importante collection du mon-de : elle formait la base de l’hom-mage que le Salon d’automnerendit à Gauguin en 1905. Matisseles avait vus avant tout le monde.Avant Picasso, qui ne les découvritqu’à l’ouverture du Salon, en octo-bre. Dès son retour de Collioure enseptembre 1905, Matisse s’était eneffet précipité rue de Bellechasse,où le richissime marchand de vinpossédait un hôtel particulier quiabritait sa collection.

Il semble qu’il en ait déjà eu unaperçu quelques mois plus tôt, enfévrier 1905. En mai, il délaisseSaint-Tropez où il s’essayait au divi-sionnisme dans l’atelier de Signacpour aller à Collioure, premier dequatre séjours qui, cumulés, dure-ront un an et demi. En octo-bre 1905, le scandale de la peinture

fauve éclate au Salon d’Automne.Signac le ressent comme une trahi-son. Le reste du monde, commeune gifle : 1905 devient une date-clé de l’histoire de l’art, celle rete-nue par le Centre Pompidou pourle début de ses collections.

bastion de l’art moderneUne autre gloire locale, Maurice

Fabre, également viticulteur, collec-tionnait les mêmes artistes queFayet : au début du siècle, l’artmoderne avait donc son bastion,érigé grâce aux pochetrons duRoussillon. Vivait aussi, non loin delà, au domaine de Saint-Clément,Georges-Daniel de Monfreid,peintre amateur, ami et exécuteurtestamentaire de Gauguin, qui luiexpédia de ses îles, en mars 1901,des caisses contenant l’ensemble deses sculptures.

Si la lumière du Sud fut doncpour beaucoup dans la course versla libération de la couleur à laquellese livrèrent Matisse et Deraindurant leur séjour de l’été 1905, elleserait ainsi magnifiée par un éclatvenu de beaucoup plus loin, du cieldes îles Marquises. Sur place,d’autres peintres virent ces ensem-bles exceptionnels, et s’en nourri-rent avant Matisse et Derain.Emerge ainsi la figure oubliéed’Etienne Terrus (1857-1922), Fauveavant l’heure, selon Jean-PierreBarou.

Maillol disait de lui : « Toutes lestouches de Terrus sont vivantes com-

me les notes de Mozart. » Pas moins.Absent de la plupart des dictionnai-res, un musée lui est pourtant consa-cré dans la petite ville d’Elne (Pyré-nées-Orientales). « Un surdoué »,écrit Jean-Pierre Barou. La critiquelocale lui reproche une « fougueoutrancière ». Le commentaire deDerain, dans une lettre à Vlaminck,

est encore plus explicite : « J’aiencore trouvé un anarchiste, écrit-ilpour lui relater sa rencontre avecTerrus. Partout où je vais, je me flan-que dans des anarchistes qui détrui-sent le monde tous les soirs et lereconstruisent tous les matins. »

De là à imaginer que le fauvismeest né d’une « cordée » Terrus,

Derain, Matisse, placée sous les aus-pices du défunt Gauguin, comme lefait Jean-Pierre Barou, il y a un pas,que tous les historiens d’art paten-tés n’ont pas franchi. Mais son récitdu « miracle de Collioure » donneune petite histoire bien plus rafraî-chissante que la grande.

Harry Bellet

U niversitaire spécialiste dethéâtre, Roumain installéen France, Georges Banu a

écrit plusieurs livres sur la scèneou sur la peinture. Ses ouvragessensibles et précis témoignentd’un long accompagnement deshommes et des femmes de théâtre.Depuis trente ans, il suit les créa-tions de Peter Brook, il observe lemetteur en scène britannique ins-tallé à Paris, il dialogue avec lui.Cette écoute est à l’origine de PeterBrook, vers un théâtre premier, livred’expérience et de questionne-ment plutôt que leçon assénée duhaut d’une chaire.

En 1970, Peter Brook quitte laRoyal Shakespeare Company ets’installe peu après à Paris, où ilfonde son Centre international derecherches théâtrales (CIRT). Ilaménage le théâtre alors abandon-né des Bouffes du Nord. Depuis, iln’a cessé de créer des pièces quirencontrent l’adhésion du publicet l’admiration de la critique :Timon d’Athènes, La Conférence des

oiseaux, La Tragédie de Carmen, LaCerisaie, Le Mahabharata, La Tem-pête, Hamlet, etc.

Georges Banu égrène, en unesérie de chapitres courts, les notesde la gamme « brookienne », lessignes de son esthétique, les princi-pes de son travail. Le titre du livrefait référence aux arts premiers,pour signifier la recherche des sour-ces de l’art dramatique propre àPeter Brook. Ce dernier a beau-coup voyagé, en Orient, chez lesIndiens des Etats-Unis et en Afri-que, où il retourne souvent. Il cher-che « l’homme premier », figured’« une identité réfractaire au polis-sage », selon Georges Banu. Pourle retrouver, il s’appuie sur « l’ac-teur africain, l’acteur indissolubledans le modèle européen, l’acteurpremier », estimant que « c’est cecorps-là qui lui permettra de tou-cher au centre oublié de l’être ».

faire surgir l’imprévuLe travail avec une équipe plu-

riethnique est une constante. Nonseulement Peter Brook forme desensembles internationaux pour cha-cune de ses créations, mais encoreles rôles sont attribués sans lienavec les origines. Un personnage deShakespeare peut être joué par un

Blanc, un Noir ou un Asiatique. Cequi compte, c’est l’« illumination »de la présence du comédien sur scè-ne. Plusieurs chapitres du livre s’at-tardent sur les acteurs piliers duCIRT et décrivent le mode de prépa-ration des spectacles : Brook privilé-gie l’improvisation plutôt que larépétition classique, cherchant à fai-re surgir l’imprévu, la créativité dugroupe. « L’acquis et l’instinct, larègle et la liberté : c’est leur coexis-tence qui l’intéresse. » Comme l’inté-resse le double « foyer » de sa créa-tion, le modèle shakespearien et leterritoire africain.

Pour exprimer la « penséesauvage » de l’artiste, selonl’expression qu’il emprunte àClaude Lévi-Strauss, GeorgesBanu décrit ses codes, depuis letapis – tapis du conteur, tapis quiconcentre l’énergie des acteurs etl’attention des spectateurs – jus-qu’à la musique, intégrée surscène, partenaire des œuvres.

« Le théâtre n’est que le mondeconcentré », aime à dire PeterBrook. Au terme du livre, la person-nalité de l’homme de théâtre resteparfaitement mystérieuse, puisqueseule compte la « joie » de l’actecréatif.

Catherine Bédarida

« Barques à Collioure » de Henri Matisse (1905)

I naugurée il y a moins d’un an etdemi par le Chopin d’AlainDuault et le John Adams de

Renaud Machart, la collection« Classica » s’est très vite créé unevisibilité dans un secteur pourtantmal servi par la critique. Actes Sudn’a cependant pas attendu 2004pour s’impliquer fortement sur lechamp musicologique, de la logiquedes séries – « Musiques du mon-de », pour l’heure en sommeil – àl’édition de monographies – repa-raissent, réunis, deux essais de Jac-ques Drillon, publiés à dix ans de dis-tance, Liszt transcripteur (1986) etSchubert et l’infini (1996) dans la« Série musique » (208 p., 20 ¤).

Mais l’association avec la revueClassica-Répertoire a changé la don-ne. Sans reprendre le cahier descharges de l’« historique » collec-tion « Solfèges » du Seuil, « Clas-sica » en vise le public : le lecteuramateur de musique soucieux d’en-trer plus avant dans un univers sin-gulier puisqu’il s’agit pareillementde monographies consacrées à descompositeurs. Mais là où « Solfè-

ges » jouait de l’approche biographi-que et de l’iconographie raisonnée,« Classica » laisse le champ ouvert.Le Gustav Mahler de StéphaneFriédérich comme le Donizetti dePhilippe Thanh avouaient un décou-page strictement chronologique,quand Rinaldo Alessandrini traitait,avec la science et la flamme qu’onconnaît à l’interprète, d’unMonteverdi plus intime, au cœur dela réflexion du musicien.

« super-excentrique »Après Leos Janacek, de Jérémie

Rousseau, et Sibelius, de Jean-LucCaron, voici que les deux dernièresparutions donnent une autre tonali-té à la collection. Le Maurice Ravelde David Sanson tourne résolu-ment le dos à l’approche biographi-que pour ne s’attacher qu’à décryp-ter, sans réel espoir de le dissipervraiment, le « mystère » du compo-siteur – que Marcel Marnat, dontl’étude, chez Fayard, fait autoritédepuis près de vingt ans, voit com-me « le dernier personnage proustienqui ait su ne pas devenir anachro-nique ». « Super-excentrique déca-dent » au dire de Ricardo Vines – ilest vrai que Ravel fit siennes lesthéories esthétiques de Poe, Baude-laire… –, « géomètre du mystère »

selon Roland-Manuel, autre de sesproches, Ravel est ici présenté partouches impressionnistes. Ce quirend justice à sa singularité – il futreconnu en marge des distinctionshonorifiques et des consécrationsofficielles –, à ses engagements, del’affaire Dreyfus à la Grande Guerrequ’il tient à faire malgré sa faibleconstitution, à sa clairvoyance aussi– il stigmatise le repli xénophobe deceux qui veulent dès 1914 bannirdes programmes de concerts Bach,Mozart, Schumann ou Wagner(« notre art musical ne tarderait pasà dégénérer, à s’enfermer dans desformules poncives »). L’homme quitente, avec ses Histoires naturelles,de tordre le cou à l’éloquence,avant, avec Chansons madécasses,de contester l’esprit du colonialis-me, a une approche synesthésiquequi en fait un artiste à part.

Comme Romain Rolland qui, écri-vain et historien de l’art, fait un che-min inverse en investissant la musi-que avec la même grâce évidente.Seule réédition à ce jour, son étudesur Haendel entre ainsi dans la col-lection d’Actes Sud (256 p., 16 ¤). Letexte a près d’un siècle (1910) maisson propos, très audacieux en sontemps, n’a pas perdu de sa force.

Ph.-J. C.

ZOOMa LA TOUR

VAGABONDE,de Serge Prokofiev

Il a fallu attendrecinquante ansaprès la mort ducompositeur pourque paraissent àMoscou la petitedouzaine de récitsque Prokofiev

composa entre 1918 et 1921, au filde ses errances, du Transsibérienaux Etats-Unis, avant qu’il nerevienne en Russie et ne close cettebrève parenthèse. Trois des onzetextes publiés en 2003 nous par-viennent aujourd’hui, illustrés parle calligraphe David Lozach. On yretrouve l’inspiration grinçante etcaustique des maîtres russes duXIXe siècle, un goût propre de lafacétie, de l’ironie plus ou moinssouriante, qui font autant penseraux folles complaintes de Trenet,avec la fugue de la Tour Eiffel enquête de l’antique Babel, qu’à

l’écho satanique de Boulgakov. Unavant-goût qui appelle l’intégraledu cycle. Ph.-J. C.Traduit du russe par Gérard

Abensour, éd. Alternatives,

« Pollen », 80 p., 10 ¤.

a LES JOYEUSES COMMÈRES

DE WINDSOR,de William Shakespeare

C’est à la demande d’Elisabeth Ire

elle-même, charmée par « l’admira-ble caractère » de Falstaff, héros dudrame historique Henri IV (1598)que la tradition attribue l’écriturede cette comédie enlevée où levieux chevalier, finalement biennaïf, campe un amoureux grotes-que. Dans l’introduction que signele traducteur Félix Sauvage, cha-cun révisera les hypothèses d’iden-tification des protagonistes de lapièce, publiée peu avant la mort dela reine (1602). C’est là le quatriè-me volet anglais des « Classiquesen poche », moins exclusivementvoués au latin et au grec qu’on ne

le croit. A compléter avecRichard II mais aussi Volpone ou leRenard de Ben Jonson et La Tragi-que Histoire du Docteur Faust, deChristopher Marlowe. Ph.-J. C.Les Belles Lettres, « Classiques

en poche », 256 p., 7 ¤.

a L’ART DU CHEF D’ORCHESTRE,de Georges Liébert

A l’heure où disparaît avec CarloMaria Giulini la dernière légendedu XXe siècle, la reprise en pochede la copieuse anthologie queGeorges Liébert consacra en 1988aux textes que ses confrères,anciens et modernes, consacrèrentà la direction d’orchestre, est desmieux venues. Berlioz et Wagnerbien sûr, mais aussi Felix Wein-gartner, Bruno Walter et CharlesMunch, dont les témoignages sontprésentés et judicieusementcommentés, livrent ainsi l’imagearchétypale d’un artiste singulier,aujourd’hui indispensable mais quis’imposait à peine il y a cent ans

quand Sarasate raillait la promo-tion de ce soliste (« Supposez qu’iln’y ait pas d’orchestre, et qu’ils setiennent là tout seuls. Est-ce qu’onles paierait quand même – eux etleurs petits bâtons ? »). Le Kreislerinquiétant et démoniaque inventépar Hoffmann s’incarna dèsBülow, plus encore avec Mahler.Un retour captivant sur un sei-gneur dont le règne récent a révolu-tionné la vie musicale. Ph.-J. C.Hachette, « Pluriel », 896 p., 14 ¤.

a DERNIERE LETTRE A THEO,de Metin Arditi

Il en va des coups de pinceau deVan Gogh comme des mots dansune lettre : ils viennent et s’enchaî-nent sous la puissance de l’émo-tion. Des lettres, Vincent en aéchangé avec son frère Théo, dansla même fièvre avec laquelle il pei-gnait ses tableaux. L’essayiste etécrivain turc Metin Arditi, émigré àGenève, imagine ici un derniermessage à Théo, écrit le

27 juillet 1890. Le jour du suicidedans le champ de blé d’Auvers-sur-Oise. Une lettre si peu fictive, toutaussi bouleversante que la corres-pondance réelle des deux frères…Vincent témoigne, une dernièrefois, qu’il n’a que la force de la cou-leur pour justifier son existence.Lui qui vécut pour son art, fauted’en vivre, avale ses couleurs pourincarner la peinture et se rendrevisible. Car « le regard qui vous évi-te vous transperce encore plus queles autres ». Surtout quand cet œilglissant est celui du père, Theodo-rus Van Gogh, qui ne reconnaîtpas l’existence de son fils, né lejour anniversaire de la mort préma-turée d’un premier Vincent. MetinArditi nous livre ainsi une magnifi-que peinture, dans les couleurs deVan Gogh, de l’anéantissementphysique et psychique d’un génienon avenu aux yeux de son père. St. LActes Sud, « Un endroit où aller »,

42 p., 8,50 ¤.

Il était une fois à CollioureUne révolution artistique eut lieu durant l’été 1905,

dans cette petite commune où séjourna Matisse : la naissance du fauvisme

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PETER BROOK

Vers un théâtre premierde Georges Banu.Seuil, « Points Essais »,362 p., 9 ¤.

LIVRES DE POCHE ARTS

MAURICE RAVELde David Sanson.Actes Sud, « Classica »,160 p., 15 ¤.

MATISSE-DERAIN

1905, un été à Colliourede Joséphine Matamoroset Dominique Szymusiak.Gallimard, « Découvertes »,48 p., 7,5 ¤.

MATISSE, OU LE MIRACLE

DE COLLIOUREde Jean-Pierre Barou.Payot, « Petite biblothèque »,160 p., 7,5 ¤.

VI/LE MONDE/VENDREDI 24 JUIN 2005

B ernard Lewis est né en 1916et a commencé à publier vers1937. Il n’a jamais cessé

depuis. C’est dire que son abondan-te production s’étire sur près desoixante-dix ans (la revue ForeignAffairs de mai-juin 2005 vient depublier un article sur liberté et jus-tice dans le Moyen-Orient moder-ne). Maxime Rodinson, son contem-porain, disait de lui que la force deson travail réside d’abord dans sonaisance à circuler dans les textes ara-bes, persans et turcs ainsi que danssa connaissance des principales lan-gues européennes. Les éditions Gal-limard ont eu l’excellente initiative

de republier dans un format com-mode plusieurs de ses principauxlivres traduits en français. Ils sont lefruit de dossiers ouverts il y a plu-sieurs décennies et régulièrementmis à jour. Il en a été de même pourles publications à l’occasion des réé-ditions et des traductions.

Contrairement à la très grandemajorité des membres de la corpo-ration des orientalistes, BernardLewis s’est peu consacré à de savan-tes monographies érudites et spécia-lisées. Son domaine de prédilectionporte plutôt sur de vastes synthèsesenjambant les siècles, dans une pers-pective comparative par rapport àl’histoire européenne et occiden-tale. Il est un peu l’analogue d’unRenan qui, au XIXe siècle, faisaitl’histoire des langues et des peuplessémitiques en comparaison aveccelle des Indo-Européens.

Les recueils présentés ici portentsur comment l’Islam a découvertl’Europe, les Arabes dans l’histoire,race et esclavage au Proche-Orient,juifs en terre d’Islam. Il s’agit d’unparcours au galop du VIIe au

XVIIIe siècle. La volonté de « démy-thologiser » une légende dorée dela civilisation islamique qui, dansces domaines, aurait été morale-ment supérieure à la civilisationeuropéenne l’occupe. On peut large-ment conclure avec lui qu’il existeaussi bien des zones sombres dansl’histoire de l’islam mais qu’en com-parant les deux civilisations dansleur phase dite « prémoderne » lasituation des minorités raciales etreligieuses dans l’islam a été engénéral plus acceptable qu’en Euro-pe dans les mêmes périodes.

Plus gênante est la méthodologiesuivie. Les références utilisées sontpurement textuelles, renvoyant àdes chroniques, des voyages, desécrits philosophiques et juridiques :on passe très rapidement d’unepage à l’autre à des siècles de distan-ce, sans vraiment que les contexteséconomiques et sociaux soientaffirmés, donnant ainsi une forteimpression de fixisme dansl’histoire de l’islam. C’est comme sil’histoire européenne était écrite en

mettant sur le même planl’Empire de Charlemagne, laFrance de Philippe le Bel,

l’Espagne de Philippe II oul’Autriche de Joseph II.

En revanche, on doit se féliciterde la mise en avant des textes del’époque ottomane, largementdédaignés par les auteurs qui l’ontprécédé. La richesse de l’informa-tion est impressionnante et biendes aperçus sont passionnants. Cesouvrages ont été novateurs dansleur temps et comme il se doit,depuis leur rédaction, de nouvellesmonographies sur les sources utili-sées ont permis de préciser, voire,dans certains cas, de modifier lesperspectives tracées par BernardLewis. Mais c’est lui qui a défini lesproblématiques qui ont permis laréalisation de ces travaux ; de cefait, son apport a été capital.

Comme il le rappelle lui-même,toute histoire est histoire contempo-raine car impliquée dans les débatsde son temps d’écriture. En ce quiconcerne les deux derniers siècles,son apport a été nettement plus dis-cutable, en raison des engagementspolitiques qu’il contient. Face à undiscours victimaire sur les méfaits

de l’expansion et de la colonisationeuropéenne, il a repris le vieux dis-cours datant de la fin du XIXe sièclesur le « choc des civilisations ». Cer-tes pour lui les civilisations occiden-tales et islamiques sont des varian-tes de la même civilisation fondéesur l’héritage juif et hellénistique,mais c’est la même guerre commen-cée au VIIe siècle qui se continueaujourd’hui. La même thèse estavancée par les islamistes.

Dès lors, s’il fait de l’affronte-ment avec la domination occiden-tale le grand thème des XIXe etXXe siècles, ce qui est l’évidencemême, il le cadre dans une compa-raison constante et dévalorisanteavec le modèle libéral occidental,vue dans la perspective mythologi-que anglo-saxonne faisant naître lelibéralisme de la féodalité européen-ne et de la tradition judéo-chrétien-ne, et non dans l’expression des rap-ports de domination.

polémiste redoutableL’impression qui se dégage de la

lecture de cette partie est que lesmusulmans ont eu tort de choisirl’indépendance sous de mauvaismaîtres plutôt que de rester sousl’autorité des bons dirigeants colo-niaux européens. Il l’atténue parson penchant pour l’Empire otto-man et la Turquie moderne. Il passepratiquement sous silence l’âge libé-ral cher à Albert Hourani dont lenom ne semble pas mentionnédans les références commed’ailleurs l’essentiel des auteurs quiont traité de ces périodes, sauf dansle domaine des études turques que

visiblement il connaît mieux que lesétudes arabes. On peut craindreque ces auteurs soient assimilés à« ces vils gribouilleurs qui, depuisquelque temps, déshonorent notreprofession ». L’économique et lesocial sont pratiquement absentsde son interprétation et, à le croire,le nationalisme arabe a pour sourceprincipale d’inspiration le fascismeet le nazisme puis le communismesoviétique.

Polémiste redoutable, BernardLewis s’en prend aux universitaires« sympathisants » de leur objetd’études dont il laisse entendrequ’ils le sont pour des raisons basse-ment matérielles. S’il a le droit de serevendiquer de l’esprit critique, ilmanque de générosité pour les peu-ples qu’il étudie. Une autre visionde l’islam dans son histoire compa-rée avec l’Europe est possible. Soncontemporain, trop tôt disparu,Marshall G. S. Hodgson, l’a démon-tré magistralement avec une hau-teur de vue et une intelligence dessituations qu’on aimerait trouverchez Bernard Lewis. Son Venture ofIslam n’a toujours pas été traduit enfrançais.

Proche des néoconservateurs etdes milieux américains pro-israé-liens (la revue Commentary en parti-culier), Bernard Lewis a servi d’auto-rité de référence à ces mouvements.En 1991, il a théorisé une « liberté »laissée aux Etats musulmans àcondition qu’ils respectent l’ouver-ture de leur marchés aux produitsdu monde industriel et qu’ils expor-tent leurs matières premières, enparticulier dans le domaine del’énergie, d’où la nécessité d’un gen-darme extérieur. En 2005, il saluedans les élections irakiennes un évé-nement de l’ampleur de l’arrivée dugénéral Bonaparte et de la Révolu-tion française en Egypte il y a unpeu plus de deux siècles. Il y voit ledébut de la fin des souffrances despeuples du Moyen-Orient…

Pourtant, si on a été le lecteurattentif de son œuvre imposante,qui mérite qu’on le soit, cette com-paraison est particulièrementinquiétante…

e Henry Laurens est professeur au

Collège de France.

E tait-ce un homme d’un autretemps, celui dont Pierre Vidal-Naquet écrit dans sa préface

qu’il était le plus grand érudit qu’ilait jamais rencontré ? Oui, si l’onconsidère l’ampleur du champ deses connaissances, tardif maisauthentique héritier des Encyclopé-distes. Non, si l’on prend en compteson souci de s’insérer constammentdans son siècle, d’intervenir dans lesdébats les plus brûlants à la lumièrede son savoir. De ce savant, philolo-gue, historien, sociologue et j’en

passe, spécialiste du Moyen-Orient(mais pas seulement), qui a tenu lachaire d’« éthiopien et sudarabi-que » à l’Ecole pratique des hautesétudes, un de ses maîtres avait ditque, « s’il existait une langue sémiti-que sur la Lune, il ferait le cheminnécessaire pour l’apprendre ». Maisalors pourquoi, lui qui a fini sa viecouvert de décorations et membred’un nombre impressionnant desociétés et de commissions scientifi-ques, s’être qualifié de « margi-nal » ?

On trouvera bien entendu laréponse dans le livre. Dès la pre-mière page, il annonce la couleur,citant en allemand Rainer MariaRilke : « J’aime ma vie en cerclesconcentriques / s’élargissant au-des-sus des choses… » Ce sont les multi-ples aspects de ces « cercles concen-triques » qu’il avait commencé à évo-quer dans ces pages dont la rédac-tion a été interrompue par la mort,

le 23 mai 2004 à Marseille. On auradonc peu d’aperçus sur la carrièreuniversitaire, les multiples champsde recherche toujours « s’élargis-sant », l’élaboration de ses livres, duMahomet qui l’a fait connaître en1961 à De Pythagore à Lénine, publiéen 1993, en passant par Peuple juifou problème juif ? (1981). Sansoublier un livre jubilatoire sur la cui-sine arabe médiévale. Mais on lira lerécit vivant, où temps et péripétiesse nouent et se dénouent un peu àla manière d’un conte oriental,d’années de formation hors ducommun.

Maxime Rodinson est né en 1915à Paris dans une famille juive émi-grée de Russie. Son prénom est un

hommage à Maxime Gorki.Le père possède un atelierde fabrication d’imperméa-

bles. Anarchiste, il pense que lemonde deviendra meilleur grâce àl’éducation du peuple. Moïse Rodin-son diffuse L’Ami des ouvriers ets’emploie à la création de bibliothè-ques populaires. Une éducation laï-que, donc, qui fera s’élever MaximeRodinson à la fin de sa vie contre« la peste communautaire » : « Desdizaines de milliers de juifs françaisne le sont que par descendance. Ilsn’appartiennent pas à une commu-nauté religieuse juive. (…) Ils n’ontaucune trace de culture juive ou bienpeuvent s’y intéresser quelque peucomme d’autres (ou eux-mêmes) s’in-téressent à la culture chinoise. »Dans un article de 1989, évoquant« les maladies mortelles » du commu-nautarisme et prenant l’exemple duLiban, il écrivait : « Un GeorgesMarchais serait catalogué commecatholique. »

A l’instar du grand anarchisterusse (et prince) Kropotkine, la révo-

lution d’Octobre semble réaliser lesespoirs du père, lui qui avait jouéaux échecs avec Trotski. Le jeuneMaxime adhérera au communisme,non comme une croyance, mais par-ce qu’il voit dans cette « grandelueur à l’Est » un pas décisif de la Rai-son. Un pas qui sera long : même s’ilcultive à titre personnel un « scepti-cisme » qui relève d’une « volontéprofonde de se garder un domaineréservé », il n’est exclu du Parti com-muniste qu’en 1958… Entre-temps,il aura appris l’espéranto, symbole

d’union universelle, et le russe pourcorrespondre avec des membres desa famille demeurés à Vitebsk.

« saute-ruisseau »Son cursus scolaire s’arrête à

l’âge de 14 ans, avec le certificatd’études complémentaire. Il est gar-çon de courses, « saute-ruisseau »aimait-il à dire. Il poursuit ses étu-des seul, passe son bac à 18 ans. Illit énormément, suit des cours dusoir, est auditeur libre à l’Ecole deslangues orientales (où il obtient des

diplômes de turc, d’amharique etd’arabe), fréquente l’Ecole du Lou-vre (les cours de René Dussaud surl’archéologie orientale), passe unelicence… L’énumération serait troplongue, comme celle de ses maî-tres, dont la liste va de Régis Blachè-re à Paul Rivet en passant par Mar-cel Mauss et Louis Massignon.Mobilisé en 1939, il est expédié auLiban, où, travaillant pour les For-ces françaises libres, il approfonditsur le vif sa connaissance duMoyen-Orient. Ses parents, restés

à Paris, finiront dans l’abattoird’Auschwitz. En apprenant la nou-velle, il avoue avoir pensé unmoment « prendre le train pour Jéru-salem ».

Les pages où il rend compte deses lectures d’apprentissage nesont pas les moins passionnantes.Sacrifiant tout à l’acquisition deslivres, Il était de ces bibliophilestrop rares pour qui leur valeur tientavant tout à leur contenu. Il fré-quente la bibliothèque des Amis del’instruction, dès 14 ans lit Helvé-tius, Voltaire et Rousseau, est fasci-né par Schliemann, puis s’orientevers des lectures formatrices tellesque celle d’Ernest Renan : il estémerveillé par « la découverte desméthodes de la discussion érudite etde son esprit méticuleux, acharné etméfiant à l’égard de toutes les sour-ces d’erreurs que multiplie à plaisirle fonctionnement de l’esprit humainen général, en tous temps et en touslieux ». Toute sa carrière scientifi-que se déroulera sous le signe decette « discussion érudite », souscelui aussi des Lumières et de la Rai-son : il fut un proche de l’Unionrationaliste.

Cela n’est qu’un bref aperçu d’undes cercles concentriques de sa vie.Le lecteur en trouvera d’autres, etl’humour, accompagné d’ironie luci-de, n’était pas le moindre. Ceux quil’ont connu savent qu’il possédaitun extraordinaire vaste répertoired’airs d’opérettes et de chansonspopulaires. Telle cette chanson de1924, sur Poincaré, qu’il cite : « Onen f’ra du saucisson, tontaine / Tousles flics i-s’en boufferont, tontaine /Espérons qu’i-s’en crèveront, ton-ton… » Une manière de revendi-quer encore sa « marginalité » aucœur de sa carrière scientifique.

L’islam face au choc des civilisationsLes principaux ouvrages de Bernard Lewis sont réédités dans la collection « Quarto »

Maxime Rodinson, 1994

Maxime Rodinson, l’érudit du XXe siècleSavant, philologue, historien, sociologue, grand spécialiste du Moyen-Orient, il aimait sa vie « en cercles concentriques ».

Revendiquant sa « marginalité », il accomplit toute sa carrière scientifique sous le signe des Lumières et de la Raison

fou

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ESSAIS

a François Maspero

a Henry Laurens

COMMENT L’ISLAM ADÉCOUVERT L’EUROPE

de Bernard LewisGallimard, « Tel », 2005,344 p. 8,50 ¤.

ISLAMde Bernard LewisGallimard, « Quarto »,1 344 p., 25 ¤.

SOUVENIRS D’UN MARGINALde Maxime Rodinson.Préface de Pierre Vidal-Naquet.Fayard, 434 p., 22 ¤

LE MONDE/VENDREDI 24 JUIN 2005/VII

ZOOMa SUR

LE DOS

D’UNE

SOURIS,de Cécile

Bergame,

Thimo-

thée Jolly

et Cécile

Hudrisier

Une nouvelle collection qui propo-se de jouer en racontant à moinsque ce ne soit l’inverse. Gestuellesdes comptines et jeux de doigts don-nent à ces épisodes dont Petit Ourset la Petite Souris partagent lavedette, un charme que chaqueécoute offre de renouveler. Récit,musique et illustrations sont en har-monie. Du travail de chambriste !Ed. Didier,« Polichinelle »,

40 p. + CD, 17,50 ¤. Dès 18 mois

a MANDARINE CHERCHE SON PAPA,de Noëlle et David A. Carter

Connaissez-vous Mandarine ? Cet-te souris a déjà connu trois aventu-res avant celle qui la lance à larecherche de son père. Au fil despages, elle croise une coccinelle, uncaniche, un léopard… qu’au simpletoucher elle ne peut pas confondreavec le pelage de son papa. Carc’est bien d’initiation au toucherqu’il est question dans ce « livrecaresse » tout tendre.Albin Michel, 11,50 ¤. Dès 18 mois

a SOLEIL DE JOUR, LUNE DE NUIT,

de Elzbieta

Quand le Soleil a rendez-vous avecla Lune, ou une jolie variation surles moments de la journée. De cet-te grande dame de l’album, leRouergue réédite le magnifiqueessai sur la création et l’enfance,L’Enfance de l’art (254 p., 25¤).Ed. du Rouergue, 26 p., 13 ¤.

Dès 2 ans.

a ON EST LES CHAMPIONS !

de Bernard Ciccolini

Peut-on résister à la force brutale ?Défié par la bande de Gros Jean, quiconvoite son nouveau ballon, Ficel-le doit relever le défi avec ses amis,mais les aptitudes de chacun deman-dent une vraie rigueur stratégique.Remporter le match de foot est à ceprix. Hymne à l’astuce et à l’amitié,ce récit a une fraîcheur et une sobreéconomie qui tranchent sur nom-bre d’albums jeunesse.L’Ecole des loisirs, 32 p., 12 ¤. Dès 3 ans.

a PHOTO, LES CONTRAIRES,de Noël Bourcier

L’imagier de Noël Bourcier estexceptionnel. Moins par son castingde rêve (Lartigue, Kertész, Man Ray,autant de jalons pour aborder lescourants de la photo au XXe siècle…)que par l’effet de surprise, le sens duclin d’œil et la magie poétique deses associations. Libre ou prison-nier, crapaud ou prince, sur le ven-tre ou sur le dos, les sens contrairessont ici pareillement obligatoires.Seuil, 96 p., 16 ¤. Dès 3 ans.

a L’OISEAU QUI NE SAVAIT PAS

CHANTER, de Satoshi Kitamura

Adorer la musique et chanter faux,c’est le malheur de l’oiseau Igor.Rien n’y fait, même les cours. Un deses congénères lui fait prendreconscience qu’il suffit de chanterlibrement et sincèrement pour yarriver… Qui n’a jamais été désespé-ré par son manque de justessevocale ? Fin et touchant, cet albumau thème universel réconcilie éter-nels fredonneurs et oreilles sensi-bles. Avec brio.Gallimard, 36 p., 12,50 ¤. Dès 4 ans.

a 999 têtards,

de Ken Kimura

Comment une famille qui vient des'élargir trouve une nouvelle mai-son par les soins involontairesd'un serpent et d'un aigle. La soli-darité familiale toute en poésie.Illustrations de Yasunari Marakami,

Autrement, 48 p., 12,20 ¤. Dès 4 ans.

a LA

COMPLAINTE

DE

MANDRIN,

d’Olivier

Balez

Les chan-sons tradi-tionnelles

ont droit à une nouvelle jeunesse !Après le très beau travail de Char-lotte Mollet illustrant Aux marchesdu palais (Didier, « Pirouette »,20 p., 10,50 ¤), c’est au tour de lalégende de Mandrin d’être revisi-tée par Olivier Balez dont la patteévoque l’art de l’affiche. Contre-bandier notoire, le bandit fut rouévif à Valence – et non condamné àla potence à Grenoble, comme ledit la chanson – en mai 1755. Anni-versaire d’un événement pas sisombre puisqu’il lui garantit tou-jours l’immortalité !Rue du Monde, 36 p., 16 ¤. Dès 5 ans.

a DEPUIS CE JOUR…, de Colette

Nys-Masure et Estelle Meens

Poète, Colette Nys-Masure abordeavec une grande sensibilité la ques-tion du deuil des parents. Sa petitenarratrice passe d’une famille d’ac-cueil à une autre, mais, bizarrement,son livre n’est jamais triste. C’est làsa force et son (grand) talent.Ed. Labor, 30 p., 12 ¤. Dès 6 ans.

a LE SONGE DE CONSTANTIN,de Jo Hoestlandt et Nathalie Novi

D’une escale à Arezzo, NathalieNovi a conservé l’éblouissementque lui a procuré une fresque dePiero della Francesca. Elle ademandé à Jo Hoestlandt de luioffrir un conte susceptible de diresa passion pour le maître, en inven-tant le songe d’un page éveillé auchevet d’un empereur au sommeilpeuplé de fureur et de conquête.Le résultat est un enchantementtant la fable est gracieuse etlégère.Syros, 36 p., 16 ¤. Dès 6 ans.

a RODRIGUE PORKÉPIC

et RODRIGUE PORKÉPIC SE MARIE,de Fanny Joly et Rémi Saillard

A cause de ses piques, Rodrigue leporc-épic fait peur. Tout le mondele croit piquant, donc le fuit. Alorsque sous ses piques, Rodrigue sesent « plus doux qu’un roudou-dou ». L’auteur profite de son porc-épic pour entraîner les enfants à ladécouverte d’une multitude demots en « ic » ou en « ique ».Pocket, 32 p., 4,40 ¤. Dès 7 ans.

a TOUR DU MONDE DES CONTES

SUR LES AILES D’UN OISEAU,de Catherine Gendrin

et Laurent Corvaisier

A glisser dans la valise de vosenfants, ou à offrir à ceux qui n’ontpas la chance de partir. Grâce à cerecueil réunissant une vingtaine decontes des quatre coins du monde,on voyage de Madagascar à l’Afri-que australe en passant par leKazakhstan et la Sibérie. La comé-dienne Catherine Gendrin a choisices contes pour leur portée univer-selle et les a adaptés. Illustré parLaurent Corvaisier, l’album accom-pagne « L’été des bouquins solidai-res », qui à l’initiative du Secourspopulaire, contribue à offrir unlivre aux oubliés des vacances.Rue du Monde, 144 p., 18,50 ¤. Dès

8 ans.

a LE CONTE DU PRINCE EN DEUX ou

l’histoire d’une mémorable fessée,d’Olivier Douzou

et Frédérique Bertrand

Les châtiments corporels : gravequestion que les auteurs abordentici frontalement. Plaçant au centrede l’enquête une fable curieuse – unprince coupé en deux, tel un héroscalvinien, par une fessée trop radica-le –, dont la morale, à main levée,crée plus d’effroi qu’elle ne règle leproblème, l’auteur semble laisser ledébat en suspens. Sans se priver del’impact qu’une telle ouverture nepeut que provoquer.Seuil, 64 p., 15 ¤. Dès 8 ans.

a LE LIVRE

DES DROITS

DE L’HOMME,

préface

de Robert

Badinter,

images

de Jacqueline

Duhême

Robert Badin-ter se désolait : comment ensei-gner de façon enthousiasmante lesdroits de l’homme aux enfants ?Jacqueline Duhême, la célèbre ima-gière de Prévert et Eluard, apporteici la réponse. Sous ses pinceaux,les mots se chargent de vie, de cou-leurs. Superbe.Gallimard, 36 p., 12,50 ¤. Dès 8 ans.

a LES SIRÈNES DE BELPÊCHAO,de Magali Le Huche

Un petit port du Sud, plein d’om-bre salvatrice et de ruelles étroites.

D’amour aussi puisque Carmina,Ida et Dolorès vendent le poissonque leurs amoureux pêchent enmer. Jusqu’au jour où, lassées derester à quai, elles s’aventurent àleur rencontre sur l’océan. Sil’aventure tourne mal, la légendeen a fait un hymne de tango cha-loupé. Premier travail d’une illus-tratrice plus que prometteuse.Ed. Didier, 44 p., 11,90 ¤. Dès 8 ans.

a OURSIN

DES ÉTOILES,

LE ROYAUME

D’OUTREBRUME

tome 1,de M. I. McAllister

Cette jolie fanta-sy animalière apour décor uneîle peuplée de lou-

tres, de taupes, de hérissons etd’écureuils. Oursin, un jeune orphe-lin, est choisi pour devenir le pagede Crispin, l’un des capitaines de lafamille régnante. Las, ce mêmejour, l’héritier, le jeune prince Culbu-te, est assassiné. Crispin, désignécomme son meurtrier, est exilé…Gallimard, 318 p., 12,50 ¤. Dès 9 ans.

a LE SECRET D’ISIS,de Claudine Roland

Etre fille d’archéologue permetd’assister aux fouilles les plus pas-sionnantes comme l’exploration dutombeau d’Isis à Saqqara. Mais cequi intéresse surtout Olivia, c’estson implication personnelle dans laculture égyptienne : sa naissanceen Egypte qu’on lui a toujourscachée et les circonstances de lamort de sa mère sur un autre chan-tier. Aux limites du fantastique, l’en-quête évolue entre l’intrigue policiè-re et la malédiction des pharaons.Milan, 140 p., 4,50 ¤. Dès 9 ans.

a SANDWICH ET COMPAGNIE,

de Lionel Koechlin

et Sylvie Le Menestrel

La guillotine, le macadam, la prali-ne… tirent leur nom de personna-ges réels. Mais sait-on que c’est l’as-tuce du Français Gaget qui fit legadget moderne ? Utile même àceux qui veulent savoir les pré-noms des sœurs Tatin (pas si tartes,du reste), ce stimulant « lexiqueillustré des noms propres devenuscommuns » bénéficie en prime desjeux ludiques de Lionel Koechlin.Gallimard, « Giboulées », 80 p., 13 ¤.

Dès 10 ans

a LA FILLE AU PINCEAU D’OR,de Marie Bertherat

Madrid, XVIIe siècle. L’héroïne deMarie Bertherat, Maria Brugada, estune Cosette ibérique au serviced’une ignoble femme. Bientôt, elledécouvre qu’elle veut devenir pein-tre et supplie le maître don JoséPacheco de la prendre dans son ate-lier madrilène. Mais, à l’époque,aucune fille d’Espagne ne peut accé-der à ce métier d’homme…Bayard, 230 p., 10,90 ¤. Dès 10 ans.

a MYTHOLOGIE DOGON,de Claude Helft

Dans la collection « Les Naissan-ces du monde » qui invite à« découvrir les mythes fondateursdes grandes civilisations », ce titreconsacré aux Dogons, peupled’Afrique noire habitant dans uneboucle du fleuve Niger, est capti-vant. L’auteur analyse leur concep-tion de la vie et de la mort, expli-que le sens de leurs rituels, et réus-sit à brosser le tableau d’un peuplequi vit en parfaite harmonie avecson environnement. La visée péda-gogique est servie par un exposéen écho subtil à l’univers descontes africains.Illustré par Frédéric Rébéna, Actes

Sud, 90 p., 11 ¤. Dès 11 ans.

a IL Y A QUELQU’UN

DANS LA MAISON,

de Serge Quadruppani

Une grande demeure pleine derecoins où trois enfants attendentle retour de leur mère, médecin degarde ; un étranger qui s’introduitdans la maison et dont on sedemande si c’est un cambrioleur,un prisonnier évadé ou un dange-reux psychopathe : voici un vraithriller adapté aux jeunes lecteurs,avec une chute surprenante quidonne à rêver.Syros, 122 p., 5,90 ¤. Dès 11 ans.

a LE VOYAGE DE PHIL,de Patrick Pécherot

L’auteur a manifestement étémarqué par ses lectures d’enfance,Mac Orlan, Carco, MauriceLeblanc… Son héros, Phil, a lu etrelu les aventures d’Arsène Lupinqui l’aident à oublier le cancercontre lequel il lutte. Un jour,Anselme, le vieux bouquiniste, luipropose une vraie chasse au tré-sor, la quête du magot de MariusJacob, authentique bandit augrand cœur qui inspira à Leblanc lepersonnage du gentleman cambrio-leur. Une once de nostalgie, unvrai fond de culture populaire etbeaucoup de générosité…Ed. Syros, 160 p., 5,90 ¤. Dès 12 ans.

a LE SINGE DE BUFFON,de Laure Bazire et Flore Talamon

On a volé le singe de Buffon, enfinle squelette du chimpanzé grâceauquel le savant comptait exposerses théories devant la marquise dePompadour. Il n’en faudrait pasmoins pour faire taire le parti desdévots, qui combat les idées dusavant comme celles des Encyclopé-distes. Pierre, jeune paysan qui viten Bourgogne sur les terres de Buf-fon, était chargé de surveiller le pré-cieux squelette : à lui de le retrou-ver. Un excellente introduction ausiècle des Lumières.

Nathan, 192 p., 4,95 ¤. Dès 12 ans.

a ANDREAS, LE RETOUR,de Christian Lehmann

On n’espérait pas de suite au formi-dable No pasaran, le jeu. Lehmann

s’y est pourtant résolu, rattrapéautant par ses personnages que parle troublant rapport entre réel et vir-tuel dont le jeu vidéo n’est qu’unedes expressions. Avec maestria,l’auteur lance Eric et Thierry à lapoursuite de leur ancien camaradeAndreas, éliminé au terme de l’ulti-me épreuve du jeu et disparudepuis. Un vertige qui trouve sondénouement un jour de juillet 1942dans le Vel’d’Hiv' transformé encamp de rétention. Magistral.L’Ecole des loisirs, « Médium »,

224 p., 9 ¤. Dès 12 ans.

a FRÈRE DE LOUP, Chroniques des

temps obscurs 1, de Michelle Paver

Cette fantasy préhistorique sedéroule 6 000 ans avant notre épo-que. Dans ce monde primitif etrude, la magie est à l’œuvre. Unours devenu fou sous l’emprise del’esprit du mal, dévaste la contréeavant de tuer le père de Torak, lais-sant ce dernier orphelin. Avant demourir, cependant, son père lui aconfié qu’il était « Celui-qui-écou-te », le seul capable de mettre finaux ravages de l’ours tueur.

Hachette, 372 p., 14 ¤. Dès 12 ans.

a MORT

BLANCHE,de Caroline

Terrée

Une opérationde secours enhaute monta-gne tourne audrame. L’unedes secouristesest grièvement

blessée lors de l’intervention. Enmenant l’enquête, Kate Kovacs etson équipe trouvent une piste quilaisse peser de lourds soupçons surle groupe des trois jeunes skieurspris dans l’avalanche. Mort blancheest le quatrième volume d’unesérie de 12. Les enquêtes du CSU(crime support union), unité depolice basée à Vancouver, consti-tuent leur trame commune, mêmesi chaque récit est indépendant.Milan, 216 p., 8,50 ¤. Dès 13 ans.

a UNE HEURE, UNE VIE,de Jeanne Benameur

Ses parents se séparent. Sans crisni drame. Pour Aurélie, c’est unséisme dont elle se sent la seulevictime. Alors, dans le train qui cha-que semaine la conduit chez sonpère, elle s’invente, des histoirescapables d’incarner son chagrin.La démission, l’engourdissement,le réveil passeront pareillementpar les mots. Un texte sobre et fortcomme sait les offrir JeanneBenameur.Ed. Thierry Magnier, 96 p., 7 ¤.

Dès 13 ans.

Sélection réalisée parJacques Baudou, Philippe-Jean

Catinchi, Catarina Mercuri,Gérard Meudal, Florence

Noiville, Fatema-ZahraTaznout et Manon Worms.

O n entend déjà les orthodo-xes de la littérature de jeu-nesse – ceux qui aiment ran-

ger, classifier, cataloguer. Onentend déjà leur question : « Est-cevraiment pour les enfants ? » Laréponse est non, évidemment. Pasplus pour les enfants que pour lesautres – mais pas moins non plus…

Inclassables – comme le sont enFrance la plupart des livres illustrésqui vont un peu plus loin que lesalbums classiques pour la jeu-nesse –, les ouvrages de GéraldineKosiak en désarçonneront plusd’un. Mais comme ils allient uneindéniable sensibilité littéraire à untrès sûr coup de crayon, et qu’ilsmélangent allégrement le sérieux etla cocasserie, ils parleront à tous leslecteurs curieux et non convention-nels, quel que soit leur âge…

L’idéal serait même de les feuille-ter – on serait tenté de dire de lespicorer – ensemble, adultes etenfants réunis. Car ces livres n’ontni début, ni centre, ni fin. Ils sont

faits pour être grappillés ici et là.Géraldine Kosiak affirme d’ailleursvouloir « faire des livres comme onfait une proposition ». Ce qu’ellenous offre : une succession demoments, d’objets, d’émotions, desouvenirs, d’ambiances. Des des-sins qui « apprennent à voir ». Etl’ambition d’inventer « un genre quin’existe pas ».

hantises, paniques et phobiesTout a commencé il y a dix ans,

avec le magnifique J’ai peur (Seuil,1995). L’auteur égrainait cette phra-se comme Perec, naguère, son « Jeme souviens ». De l’effroi minusculeà l’angoisse métaphysique, 88 plan-ches (une phrase/un dessin) explo-raient les facettes d’un sentimentqui, lui non plus, n’a pas d’âge.Exemples nº1 : « J’ai peur de toutesces filles dans les magazines » ;nº22 : « J’ai peur des fourmis rou-ges » ; nº29 « J’ai peur du succès »et son corollaire inévitable, nº30,« J’ai peur de l’échec » ; nº 36 : « J’aipeur des gens qui ne me regardentpas quand ils me parlent » ; nº38 :« J’ai peur du titre de ce roman :« Faut-il tuer les petits garçons quiont les mains sur les hanches ? » ;

nº75 : « J’ai peur de pourrir sous laterre et de puer » ; nº88 : « J’ai peurque l’on m’oublie ». On laissera aulecteur le soin de s’imaginer les illus-trations, toutes plus inattendues oudécalées les une que les autres.

Après cet inventaire universel denos tracs, stress, hantises, paniqueset phobies, Géraldine Kosiak avaitsigné deux autres livres tout aussipersonnels, Mon grand-père (Seuil,1998) et Jour de pêche (Seuil, 2002).Elle nous donne aujourd’hui unnouveau catalogue, non pas théma-tique celui-ci, mais délibérémenthétéroclite. Une sorte d’énorme car-net de croquis rassemblant des cen-taines de dessins, précis, étranges :un portrait des Beatles ou deBukowski, une page de nœuds, uneplanche de grenouilles, une autred’aspirateurs, des têtes de cerf, unecollection de gramophones, d’armu-res, d’ours en peluche, de lustres,de coléoptères, d’ampoules électri-ques, d’hameçons…

Quelque chose qui évoque à lafois le catalogue de Manufrance, larevue Maison rustique desannées 1950, l’Encyclopédie deDiderot et d’Alembert ou, tout sim-plement, un immense bric-à-brac

où l’œil se perdrait avec délice.Pour les dessins, on songe parfoisà Pierre Le Tan. Pour le texte, onn’a que l’embarras du choix : iciune parole de Georges Perros, unclin d’œil à Picsou, un souvenird’enfance, la mort du grand-père,un extrait de journal…

Pourquoi ce titre ? Pourquoi0,25 ? En hommage aux nombreuxRotring, ces stylos à pointe tubulai-re de diamètre 0,25 que GéraldineKosiak a épuisés l’un après l’autrepour inventer ce catalogue raison-né, mais non raisonnable, de l’ima-ginaire et du quotidien.

En dernière page du livre, Géral-dine Kosiak cite Italo Calvino etses Leçons américaines : « Qui som-mes-nous, qu’est chacun de noussinon une combinaison d’expérien-ces, d’informations, de lectures, derêveries ? Chaque vie est une ency-clopédie, une bibliothèque, un inven-taire d’objets, un échantillonnagede styles, où tout peut se mêler et seréorganiser de toutes les manièrespossibles. »

Le Catalogue 0,25 est, en ce sens,un magnifique outil pour inventersa propre combinatoire.

Florence Noiville« The Rolling Stones »

Le catalogue hétéroclite de Géraldine KosiakDans un inventaire aussi espiègle qu’imaginatif, cette jeune artiste rassemble pêle-mêle portraits, croquis, bribes de journal ou citations.

Un talentueux bric-à-brac où l’œil se perd avec délice

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JEUNESSE

CATALOGUE 0,25de Géraldine Kosiak.Seuil, 240 p., 25 ¤.De 9 à 99 ans

VIII/LE MONDE/VENDREDI 24 JUIN 2005

Jacques Baudoua LA HORDE DU CONTREVENT,d’Alain Damasio

Sur une planète soumise à des ventscontinuels, une expédition part enexploration avec l’ambition d’allerplus loin encore que les hordes ducontrevent qui l’ont précédée. Leroman est le récit de ce périple. A ladescription d’un monde profondé-ment original, l’auteur adjoint unremarquable travail sur la forme, lalangue et le souffle.Ed. la Volte, 524 p., 18 ¤.

Catherine Bédaridaa MATINS DE COUVRE-FEU,de Tanella Boni

Professeur de philosophie en Côted’Ivoire, Tanella Boni écrit une sati-re pour dire l’état dans lequel sonpays a sombré. Sa narratrice est unepatronne de restaurant, assignée àrésidence pour une période de neufmois. Pendant cette « grossesse [de]l’âme », elle remonte le chemin desa mémoire. Un roman dont l’hu-mour ressemble à un faible crid’espoir.Le Serpent à plumes, 338 p., 19,90 ¤.

René de Ceccattya NUAGES FLOTTANTS,de Fumiko Hayashi

En 1951 mourait, à 48 ans, uneromancière aventureuse dont leslivres rappellent par leur désenchan-tement et leur lyrisme ceux de l’An-glaise Jean Rhys. Avec Nuages flot-tants, qui raconte une double posses-sion sentimentale et sexuelle enIndochine et dans le Japon d’après-guerre, elle signait, un an avant samort, son chef-d’œuvre. L’occasiontardive de découvrir un auteur pas-sionné et libre.Traduit du japonais par Corinne Atlan,

éd. du Rocher, 420 p., 19,90 ¤.

Pierre Deshussesa LA CACHE DU MINOTAURE,d’Undine Gruenter

Un immeuble des années 1950 com-me un labyrinthe, au pied de Mont-martre, soudain mis en effervescen-ce par des messages fantastiquesaccrochés près de la loge de laconcierge. L’enquête commence. Laparanoïa guette. Ce thriller espièglecroise les images de la mythologieavec les évocations surréalistes etles cadavres exquis, comme pournous égarer encore. Et si le coupableétait là, depuis le début, masqué parson omniprésence ?Traduit de l’allemand par M. Roffi,

Quidam Editeur, 188 p., 18,50 ¤.

Fabienne Dumonteta ANGLETERRE, UNE FABLE,de Leopoldo Brizuela

Premier roman traduit en françaisd’un jeune écrivain argentin, Angle-terre, une fable décrit l’odysséed’une troupe de théâtre débraillée,fuyant l’Angleterre de la révolu-tion industrielle dans un rafiotcentenaire pour rallier la Patago-nie et y ressourcer l’œuvre deShakespeare.Traduit de l’espagnol (Argentine)

par Bernard Tissier, éd. José Corti,

362 p., 21 ¤.

Anne-Marie Garata FAUNE, de Gaëlle Obiégly

Ce n’est ni nouvelle ni roman, et si,quand même, un genre impur etrêveur : l’abécédaire animaliercomme inventaire des figures inti-mes, le livre très précieux, funam-bule et ravissant de Gaëlle Obié-gly, une voix singulière, exacte etciselée dans la brièveté du frag-ment à la pointe fine du graveur,qui raconte, sujet à haut risque, lanaissance à soi, cette chose opa-que, affolante et fascinante : la plé-nitude, l’inachèvement de l’enfan-ce, de l’adolescence, où s’apprivoi-sent le sexe, le genre, le bien ou lemal, la langue et l’imaginaire desréalités.L’Arpenteur/Gallimard 160 p., 10,50 ¤.

Emilie Grangeraya LE DÉCODEUR, de Guy Tournaye

C’est l’un des livres les plusétonnants de ces dernières années.Un livre inépuisable et vertigineux,qui peut se lire soit comme unpolar cybernétique, soit comme levoyage en forme de rêverie d’unJean-Jacques Rousseau qui auraitlu Télex no 1 de Jean-JacquesSchuhl. Le Décodeur plaira à tousceux qui aiment être dérangés.Comme à tous ceux qui croientencore en la puissance réelle desrêves.

Gallimard, « L’Infini », 130 p., 11,90 ¤.Xavier Houssina SIROP DE LIÈGE,de Jean-Bernard Pouy

Les boulets sauce lapin et puis lesirop de Liège. Salé-sucré. On selèche les doigts. Roman noir ?Roman gris… La couleur de la Meu-se. Là-bas dans la banlieue, sur ladérivation, un pont. Au pied despiles, un silure fouille la vase. GrosFreddy on l’appelle, énorme pois-son-chat. Jean-Bernard Pouy nousenroule une histoire belge commeon les aime. Il n’est pas tant de livresdont on sort content.Dessins de Joe G. Pinelli,

éd. Estuaire, 118 p., 14 ¤.

Christine Jordisa ŒUVRES COMPLÈTES,de Bruce Chatwin

Cinq récits en un seul livre : le rêveet le dépaysement garantis. L’auteurétait, de son vivant, entré dans lalégende. Beau, charmeur, très doué,il avait quitté une profession stable,qui avait trait à l’art, pour courir lemonde et écrire. Dans la traditionanglaise du récit de voyage, il fit sen-sation. En Patagonie, son premierouvrage, réinventait le genre : ilnous communique le goût de la sur-prise et de l’excentricité, l’horreurde l’ennui.Préface de Jean-François Fogel,

Grasset, 1 528 p., 29 ¤.

Patrick Kéchichiana LA THÉORIE DES NUAGES,de Stéphane Audeguy

Il y a bien sûr des maîtres livres,comme K. de Roberto Calasso,essai sur Kafka (Gallimard), dont lalecture pourrait enrichir plusieursétés de suite. Mais, parmi lesromans, arrêtons-nous sur le pre-mier de Stéphane Audeguy. Ils’agit d’une généalogie commen-tée et rêvée des amateurs de nua-ges, du XVIIIe siècle à nos jours.Tout cela pensé, agencé et écritavec un art et une sensibilité quis’épousent rarement avec une telleintensité.Gallimard, 292 p., 19,90 ¤.

Yves-Maris Labéa OLIVIA STURGESS (1914-2004)

de Jean-Claude Floc’h

et François Rivière

Voici le récit de la vie d’Olivia Stur-gess, telle que Floc’h et Rivièrel’ont rêvée. Au fil de ses romans etde ses rencontres, Olivia MaryAlexia Sturgess, romancière trèsprisée et « mistress of mystery »,flanquée de son double insépara-ble, Francis Albany, est à Londres,à New York, à Rome, en Proven-ce… Le duo croise Somerset Mau-gham, Harold Pinter ou Cecil Bea-ton. Une BD au ton très british, ser-vie par un graphisme impeccableet des couleurs époustouflantes.Dargaud, 68 p., 15 ¤.

Pierre-Robert Leclercqa CONCLAVE, de Roberto Pazzi

La mort d’un pape, la réunion descardinaux, l’avenir de l’Eglise…Sujets bien délicats. Surtout quandSatan mène le bal en envoyant ratset scorpions dans la Sixtine et queDieu reste muet. Sans manichéis-me, avec un humour qui fait légèrel’érudition, Roberto Pazzi traite cet-te histoire qui évoque aussi le rôlede l’Eglise quand le Ciel prend tantde place sur la terre.Traduit de l’italien par Catherine

Pierre Bon, éd. Anne Carrière,

374 p., 20 ¤.

Gérard Meudala LE TOUR DE LA BOUÉE,d’Andrea Camilleri

On dirait qu’il bonifie avec le temps.D’abord parce que Camilleri selâche, s’en donne à cœur joie. Etpuis le commissaire Montalbano, deplus en plus désabusé, se laisse allerà commettre des erreurs qui le ren-dent encore plus attachant. Cettefois, il se fourre dans une situationcarrément ridicule en apparaissantentièrement nu aux actualités télévi-sées, mais surtout il livre un enfantà un réseau de trafiquants encroyant le rendre à sa mère.Traduit de l’italien par Serge

Quadruppani, Fleuve noir, 236 p.,

18,50 ¤.

Florence Noivillea LE RIDEAU, essai en sept parties,de Milan Kundera

Dans le sillage de L’Art du roman etdes Testaments trahis, Milan Kunde-ra nous offre un nouveau voyagedans l’histoire des formes romanes-ques. De Sterne à Musil, de Cervan-tès à Kafka, il nous entraîne à tra-vers les époques et les continents,non pas en exégète ou en théori-cien, mais avec l’élégance stimulan-te d’un grand lettré, cherchant dansle roman les secrets de l’humain.C’est un bonheur rare que de pou-voir méditer en si bonne compagniesur l’art et sur la vie.Gallimard, 208 p., 16,90 ¤.

Monique Petillona OREILLE ROUGE, d’Eric Chevillard

Comment un écrivain plutôt casa-nier, en résidence d’écriture auMali, guette l’hypothétique hippo-potame. Après le récit d’aventuresdans Les Absences du capitaineCook et le conte dans Le VaillantPetit Tailleur, Eric Chevillard sub-vertit dans Oreille rouge « l’inévita-ble récit de voyage ». Un vrai bon-heur de lecture.Minuit, 160 p., 14 ¤.

Raphaelle Rérollea À LA RECHERCHE DU VOILE NOIR,de Rick Moody

Ecrivain magnifique, l’AméricainRick Moody a bâti un texte autobio-graphique autour d’une nouvelle deNathaniel Hawthorne – la descrip-tion d’un clergyman puritain qui semasque le visage pour se punir d’onne sait quelle faute. Un livre hanté,comme l’est l’auteur par son histoi-re familiale et sa trajectoire person-nelle, mais aussi par le passé de sonpays, son sens du péché, son hypo-crisie, sa peur.Ed. de l’Olivier, 412 p., 23 ¤.

Christine Rousseaua DICTIONNAIRE AMOUREUX

DE VENISE, de Philippe Sollers

C’est en 1963 que Philippe Sollersdécouvre Venise. Depuis lors, sapassion pour la cité des Doges nes’est jamais démentie, comme leprouve ce Dictionnaire amoureux.Bâti tel un pont musical entre sonœuvre romanesque et celle d’es-sayiste, ce magnifique opéra véni-tien entremêle expérience intime,notations, visions et sensations,pour célébrer les splendeurs secrè-tes de la Sérénissime.Plon, 482 p., 22 ¤.

Josyane Savigneaua LA HACHE ET LE VIOLON,d’Alain Fleischer

C’est l’un des romans les plus impres-sionnants de l’année, ce dix-septiè-me livre d’un écrivain trop méconnu.

Un récit à la fois historique, humoris-tique, fantastique – dans la ligne deKafka, mais choisissant, à partir dumême sentiment de chaos, de substi-tuer le rire au désespoir. L’un desgrands textes littéraires écrits, en fran-çais, sur la folie du XXe siècle. D’uneliberté et d’une intelligence rares.Une fable que l’on lit et relit avec bon-heur, sans en épuiser le sens.Seuil, « Fiction & Cie », 432 p., 22 ¤.

Jean Soublina LES INDIENS DU BRÉSIL,de Jean-Baptiste Debret

Le premier tome du Voyage pittores-que au Brésil (1834) n’avait jamaisété réédité : une cinquantaine de gra-vures sur les Indiens. L’artiste dessi-ne ceux qu’il peut rencontrer, ainsique des armes, des outils et des orne-ments. Pour le reste, il laisse allerune imagination romantique et sacri-fie parfois le réalisme à la majestédes scènes et des paysages.Introduction de Jean-Paul Duviols,

Chandeigne, 152 p., 35 ¤.

Jean Birnbauma ÉTRANGERS A LA CARTE.

L’administration de l’immigration

en France (1945-1975),

d’Alexis Spire

A la charnière de l’investigationsociologique et de l’écriture histo-rienne, cette plongée dans les prati-ques quotidiennes des agents depréfecture dévoile les ressortscachés d’une « magistrature bureau-cratique » et révèle son emprise surles destinées immigrées.Grasset, 414 p., 21,90 ¤.

Philippe-Jean Catinchia LA TRAVERSÉE DES FRONTIÈRES,de Jean-Pierre Vernant

Il est des vies qui se pensent plusqu’elles ne se racontent. Poursuivant,après Entre mythe et politique (1996),la lecture d’un itinéraire d’intellectuelengagé dans son siècle, Jean-PierreVernant s’essaie à une confidencemoins rare, libérée par le souci deréflexion partagée autour du néces-saire aller-retour de l’historien entrele présent qu’il vit et le passé qu’il étu-die, pour les rendre, « l’un par l’autre,dans leurs contrastes et leurs similitu-des, plus intelligibles ». Une leçon devie autant que de méthode.Seuil, « La Librairie du XXIe siècle »,

208 p., 18 ¤.

Roger Chartiera DON QUICHOTTE DU LIVRE AU

MYTHE. Quatre siècles d’errance,de Jean Canavaggio

Parue à Madrid au commencementde 1605, l’histoire du chevalier à latriste figure connut une fortune pos-thume exceptionnelle. Canavaggio,biographe et traducteur de Cervan-tès, explore quatre siècles de lectu-re de ce chef-d’œuvre atypique.« Inclassable », « hors normes », irré-ductible aux genres reconnus, DonQuichotte, au terme de l’inventaireérudit et raisonné de ses réemplois,apparaît plus singulier encore : éter-nellement contemporain.Fayard, 346 p., 20 ¤.

Olivier Christina LE CRIME D’ONAN. Le discours

catholique sur la limitation

des naissances (1816-1930),de Claude Langlois

En prenant pour point de départ laréflexion radicale de Mgr Bouvier,évêque du Mans (1833-1854), qui

publia plusieurs textes cherchant àconserver dans la foi les coupleschrétiens qui pratiquaient le contrô-le des naissances, cet ouvrage renou-velle l’histoire de la présence de lasexualité dans le discours de l’Eglisedepuis deux siècles. A compléterpar la lecture du Sexe en solitaire deThomas Laqueur (Gallimard).Les Belles Lettres, « Histoire »,

502 p., 35 ¤.

Laurent Douzoua LE VERFÜGBAR AUX ENFERS.

Une opérette à Ravensbrück, de

Germaine Tillion et des codétenues

du camp de Ravensbrück

A Ravensbrück, Germaine Tillionécrivit une opérette traitant ducamp sur un mode à la fois corrosifet distancié. Un fac-similé de cetextraordinaire livret est glissé dansune pochette à l’intérieur del’ouvrage. Un petit trésor d’humani-té conçu au fin fond de l’inhumani-té qui brosse une saisissante peintu-re de la société concentrationnaire.Ed. de La Martinière, 224 p., 30 ¤.

Roger-Pol Droita HEIDEGGER, L’INTRODUCTION DU

NAZISME DANS LA PHILOSOPHIE

Autour des séminaires inédits

de 1933-1935, d’Emmanuel Faye

On savait depuis longtemps queMartin Heidegger avait été nazi.Mais on dissociait son engagementidéologique et sa pensée. Le travaild’Emmanuel Faye vient mettre encause cette séparation. Le cher-cheur montre en détail comment,dans les séminaires des années1933-1935, Heidegger mobilise sonenseignement pour faire triompher« les possibilités fondamentales de larace originellement germanique ».Cette enquête a rencontré unimportant écho, tout en déclen-chant la colère de quelques heideg-gériens.Albin Michel, « Bibliothèque Albin

Michel Idées », 570 p., 29 ¤.

Vincent Guiguenoa MESURER LE MONDE. L’incroyable

histoire de l’invention du mètre,de Ken Alder

C’est la passionnante histoire de l’in-vention du système métrique que sepropose de conter ici l’historienaméricain Ken Alder. Cap donc sur1792 et l’expédition de Delambre etMéchain. Un récit qui met la biogra-phie de personnages romanesquesau service d’une histoire des scien-ces rigoureuse.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)

par Martine Devillers-Argouarc’h,

Flammarion, 470 p., 26 ¤.

Alexandra Laignel-Lavastinea MÉMOIRES DE HONGRIE,de Sandor Marai

Les Mémoires du grand écrivainhongrois Sandor Marai (1900-1989),sont une méditation aussi profondeque lucide sur l’Europe. « Nous som-mes tous des criminels », estimaitdéjà Marai dans les années1944-1948, « responsables de la dis-parition, dans la conscience euro-péenne, de l’humanisme ».Traduit du hongrois par Georges

Kassai et Zéno Bianu, Albin Michel,

424 p., 22 ¤.

Nicole Lapierrea MÉTAMORPHOSES DE

LA PARENTÉ, de Maurice Godelier

Maurice Godelier nous emmènedans un immense voyage à traversles contrées, les époques et les socié-tés, afin de comparer les formes d’al-liances et d’unions, les modes d’or-ganisation de la descendance et dela filiation, les façons de penser cequ’est un enfant et les manièresd’envisager la sexualité. Cette som-me magistrale renouvelle laréflexion sur les bouleversementsde la famille et de la filiation dansnotre modernité.Fayard, 680 p., 30 ¤.

Franck Nouchia CHRONIQUES, Volume I,de Bob Dylan

Qu’on se le dise, l’un des plusgrands artistes du XXe siècle est aus-si un écrivain. Quoi de plus logiqued’ailleurs si l’on songe aux qualitéslittéraires de chansons telles que IWant You ou Just Like a Woman.« Un monde étrange s’ouvrait devantmoi, monde d’orage dans une boulede foudre », écrit Bob Dylan dans lepremier volume de ses chroniques.Du Village de 1961 à Woodstock,l’extraordinaire itinéraire d’unenfant de l’Amérique pétri deculture.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)

par Jean-Luc Piningre, Fayard,

318 p., 20 ¤.

Nicolas Offenstadta CARNETS D’ALGÉRIE,d’Antoine Prost

Antoine Prost, historien desanciens combattants de 14-18, a lui-même servi en Algérie commejeune officier pendant la guerre, en1960. Ses carnets d’époque racon-tent, tout en sobriété mais nonsans réflexivité, les opérations et lamorne vie de garnison, évoquant lerapport à la mort ou les discussionssur la torture.Tallandier, 208 p., 21 ¤.

Elisabeth Roudinescoa LA SANTÉ TOTALITAIRE. Essai sur

la médicalisation de l’existence, de

Roland Gori et Marie-José del Volgo

Les auteurs abordent la questionde la souffrance des patientsconfrontés à la précision des tech-niques et à l’efficacité des traite-ments lourds : chirurgie, radiothé-rapie, chimiothérapie. Ils mon-trent comment la psychanalyseparvient à restaurer l’identité dusujet face à une science contraintede fragmenter les corps pour vain-cre la maladie, au risque de produi-re une médicalisation de l’existen-ce humaine.Denoël, « Espace analytique »,

270 p., 22 ¤.

Maurice Sartrea L’ATLANTIDE. Petite histoire d’un

mythe platonicien,de Pierre Vidal-Naquet

Du Timée et du Critias de Platonest née la fable d’une île-conti-nent, engloutie lors d’un cataclys-me légendaire. Avec une rigueurimpeccable, Pierre Vidal-Naquetdissèque les aléas du mythe, otagedes délires idéologiques commedes rêves de poètes. Un parcoursqui emprunte des chemins capti-vants puisqu’ils disent l’irration-nel de l’esprit humain face à lapuissance évocatrice de l’inven-tion platonicienne.Les Belles Lettres, « Histoire »,

216 p., 18 ¤.

Jean-Paul Thomasa AUX ORIGINES DE LA PENSÉE

POLITIQUE AMÉRICAINE

de Dick Howard

Les Etats-Unis sont nés lorsque lescolons se sont affranchis de latutelle anglaise. La pensée politi-que américaine se nourrit de leurhistoire. Dick Howard met en évi-dence l’originalité d’un corps dedoctrine issu du débat sur la ratifi-cation de la Constitution de 1787,qui crée une nation à partir destreize entités politiques indépen-dantes depuis 1776.Buchet Chastel, 412 p., 22 ¤.

Emmanuel de Waresquiela NAPOLÉON, de Steven Englund

Cet excellent Napoléon renouvelleprofondément celui de Jean Tulard(Fayard, 1977) sans pour autant ledéclasser. Il est moins question icidu sauveur et de son mythe que dumagicien des mots et de la posture.A lire, absolument, en parallèleavec les premiers tomes de la Cor-respondance générale que proposeFayard.Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par

Pierre Arnaud et Jean Bourdier, éd.

de Fallois, 640 p., 26 ¤.

Nicolas Weilla LÉVIATHAN, de Thomas Hobbes

La traduction en français de laversion latine de 1668 d’un desclassiques de la philosophie don-ne l’occasion de redécouvrir untexte fondateur de la politiquemoderne. Certes, pour Hobbes,traumatisé par les désordres dela guerre civile d’Angleterre, laconception scientifique de la poli-tique conduit à préférer lamonarchie à la démocratie. Maiselle l’amène à élaborer une théo-rie de la liberté de conscience etde l’espace privé.Traduit de l’anglais par François

Tricaud et Martine Pécharman,

Vrin/Dalloz, 540 p., 40 ¤.

Thomas Wiedera AUSCHWITZ, 60 ANS APRÈS,d’Annette Wieviorka

Parmi les nombreux ouvragespubliés à l’occasion du 60e anniver-saire de la libération des campsnazis, voici un livre de référence,première synthèse en français surce symbole du mal absolu que futAuschwitz-Birkenau. Avec rigueuret clarté, Annette Wieviorka racon-te l’histoire du camp et du lieu demémoire qu’il est devenu, tout enproposant une réflexion sur l’ensei-gnement de la Shoah.Ed. Robert Laffont, 306 p., 20 ¤.

Sélection Un large choix de romans français et étrangers et d’essais proposé par l’équipe du « Monde des livres »

ESSAIS

DES LIVRES POUR L’ÉTÉ

LITTÉRATURES

LE MONDE/VENDREDI 24 JUIN 2005/IX

A quelques miles de Dorches-ter, où vécut Thomas Har-dy, tout près de Maiden

Castle, ce camp retranché vieux dedeux mille ans qui inspira à JohnCowper Powys un de ses plusbeaux romans, se dresse Whitcom-be Manor, superbe demeure tapiedans un vallon verdoyant du Dor-set, une sorte de cliché de l’imageidéale que l’on peut se faire de lacampagne anglaise.

La maîtresse de maison, MinetteWalters, auteur d’une douzaine delivres, est la révélation du romanpolicier britannique des années1990. La plupart de ses intrigues ontpour cadre le Dorset mais n’offrentpas pour autant une image idylliquede la société anglaise. Pas de théempoisonné ni de meurtre dans unmanoir anglais. Plutôt les citésouvrières de Bournemouth et ledésespoir de générations de chô-meurs.

Il faut se méfier des apparences.C’est ici, dans ce recoin paisible duDorset, que des paysans fondèrentle premier syndicat britannique. Ilsfurent jugés à Dorchester, condam-nés puis expédiés au fort de Wey-mouth tout proche, par où transi-taient les bagnards, et de là dépor-tés en Australie, à Bottany Bay. Sises romans sont tellementempreints de préoccupations socia-

les, Minette Walters l’attribue avechumour à une tradition familiale.« Mon arrière-arrière-grand-oncleJoshua Jebb était inspecteur généraldes prisons au début du XIXe siècle,et il s’est largement inspiré des idéesd’Elisabeth Fry [1780-1845], la gran-de réformatrice du système péniten-tiaire britannique. »

Minette Walters elle-même a étépendant une douzaine d’annéesvisiteuse de prison. « J’étais trèspopulaire parce que ces prisonniersne recevaient aucune autre visitemais surtout parce que je ne venaispas essayer de leur prêcher la bonneparole, je suis moi-même athée, jene cherchais pas à les convertirmais seulement à bavarder aveceux. Ils n’en revenaient pas de ren-contrer une femme qui gagne (bien)sa vie par son travail. »

Si elle n’a pas spécialement puisédans cette expérience la matière deses intrigues policières, elle en auraretiré un constat alarmant : près de70 % de la population carcérale estconstitués d’illettrés. Ce qui ne veutpas dire que le crime fleurit particu-lièrement dans les classes défavori-sées, mais que tout le monde n’estpas égal devant la justice. La Dispa-rue de Colliton Park (1) met en scè-ne le curieux tandem formé parJonathan Hughes, anthropologuespécialisé dans les erreurs judiciai-

res, et une bonne femme mal fago-tée, Georgina Gardener, conseillè-re municipale de Bournemouth.Pour des raisons différentes, ils veu-lent l’un et l’autre réhabiliter lamémoire de Howard Stamp, unjeune homme débile qui fut trenteans plus tôt accusé d’avoir sauvage-ment assassiné sa grand-mère,condamné à l’issue d’un procèsbâclé, et qui se pendit dans sa cellu-le. Leur entreprise va évidemmentéveiller de vieilles rancœurs, surfond de précarité et de misèremorale et sexuelle. Le résultatserait terrifiant et totalement dépri-mant sans l’humour de l’auteur, etsa capacité à tenir constamment lelecteur en haleine.

« penser librement »Minette Walters ne semble utili-

ser le genre policier que pour mieuxen subvertir les codes. « La fictiondoit primer mais je ne cesse de m’in-terroger de manière plutôt provocatri-ce. Je veux penser librement. On atrop tendance à déléguer sa confian-ce à la classe politique et on ne se per-met plus de la remettre en cause. Ona laissé le monopole de la critiquesociale aux journalistes. » MinetteWalters écrivain engagé ? L’imagepeut prêter à sourire mais elle n’estpas fausse. En tous les cas, c’est unebattante toujours sur la brèche,

entre les soins de son élevage depoules de race, dont les œufs à cou-ver envahissent son bureau (lessacs de grains posés à même le soldéparent un peu dans ce décordigne de la revue de décoration laplus huppée), l’écriture d’une nou-velle en mots de deux syllabes maxi-mum dans le cadre d’une campa-gne contre l’illettrisme, un voyageau Sierra Leone à l’initiative deMédecins sans frontières, la répon-se à l’abondant courrier de son fan-club, qu’elle reçoit par l’inter-

médiaire de son site Internet remar-quablement géré par Alec, sonmari (2), et une tournée de promo-tion en Allemagne. Minette Waltersvient de rendre à son éditeur lemanuscrit de son prochain livre,The Devil’s Feather, à paraître àl’automne.

En raccompagnant son visiteursur le seuil du manoir, escortée desdeux golden retrievers que cettefumeuse impénitente, en ce tempsoù la croisade antitabac fait fureuren Grande-Bretagne, a baptisés

Benson et Hedges, Minette Waltersa l’air d’une incarnation parfaite dela gentry britannique plus qued’une militante de l’éducation popu-laire. Comme quoi, et c’est l’idéeque martèle chacun de ses romans,il faut se méfier des apparences.

Gérard Meudal

(1) La Disparue de Colliton Park (Disor-dered Minds). Traduit de l’anglais parOdile Demange. Robert Laffont,« Best-sellers ». 440 p., 22 ¤.(2) minettewalters.co.uk

R etracer les origines de l’idéede « despotisme oriental »,par laquelle les Lumières

caractérisèrent l’exercice du pou-voir en terre musulmane, pourmieux en mesurer les inexactitudeset surtout s’en libérer dans l’analysede l’islam d’aujourd’hui : telle estl’ambition du livre dense et subtilde Jocelyne Dakhlia L’Empire despassions. L’arbitraire politique enIslam (Aubier, 304 p., 25 ¤).

Comme nombre de crises dansl’histoire des Etats musulmans senouèrent autour du couple que for-ment le souverain et son plus pro-che conseiller, l’historienne prendpour point de départ Bagdad etl’amitié célèbre entre le calife abbas-side Hârûn al Rashîd et son vizirJa’far. La destitution et l’exécutionde celui-ci, en 803, portent en effetau jour des enjeux essentiels desEtats islamiques : la présenceauprès du souverain de favoris non

musulmans ou convertis de fraîchedate ; la contradiction entre cespromotions méritocratiques et leprincipe lignager ; le rôle à la foisimportant et refoulé du harem… Lacrise politique s’exprime ainsi dansle vocabulaire de la passion, de lafidélité personnelle et de l’infidélitéamoureuse. Au XVIIIe siècle, ce quin’est que langage de crise devient,sous la plume des Européens, untrait de structure de l’islam, incapa-ble d’asseoir un pouvoir stable : le« despotisme oriental » est né.

Livre d’anthropologie histori-que, L’Empire des passions obéitaussi à des préoccupationscontemporaines, que vous explici-tez dans Islamicités (PUF), quiparaît dans une collection desociologie.

En effet : il est impossible d’igno-rer que travailler sur l’histoire,notamment politique, de l’islam,c’est travailler sous la pression du

présent et des multiples injonctionsqui s’y expriment. Il ne s’agit pas dese lancer dans une forme naïve de« réhabilitation », mais de s’interro-ger sur les ruses de l’histoire qui ontfini par conduire à une récusationgénérale de l’islam politique, identi-fié à une répétition sans fin de la vio-lence, de l’autoritarisme arbitraire,de l’instabilité, et, paradoxalement,à une intériorisation dans le mondemusulman lui-même de ce rejet oude ce dénigrement.

Pour cela, il est nécessaire de selibérer d’une approche trop cultura-liste, qui prend les lieux communsde la littérature politique pour lapolitique elle-même, et de faireconnaître par un travail sur les tex-tes la complexité de l’héritage politi-que du monde musulman.

Par exemple autour de la figuredu favori comme autour de laplace des non-musulmans, desmamelouks ou des renégats ?

Ces favoris allogènes, qui « redou-blent le bras » du souverain, jouentun rôle décisif en incarnant une for-me d’équilibre du pouvoir ou denégociation et en régulant l’accèsau souverain lui-même. Ils doiventtempérer les passions du prince,l’aider à gouverner en sachantd’abord se gouverner et endiguerainsi l’arbitraire. Ils opèrent ce qu’ilfaut bien appeler une « rationalisa-tion de l’arbitraire ». La promotionde ces « hommes de fortune », quidoivent leur ascension à leurs quali-tés personnelles, instille donc dansl’exercice du pouvoir une logiqueméritocratique. Toutefois, le favorine doit pas faire tomber le souve-rain sous son emprise, dans une rela-tion trop passionnelle que dénoncela littérature politique, ni tenter,comme Ja’far peut-être, de dévelop-per sa propre stratégie dynastique.

C’est donc à tort que les obser-vateurs occidentaux prennent ces

affaires comme modèles du « des-potisme oriental » ?

Totalement. Progressivement, àpartir du XVIIIe siècle, s’instaure unvéritable « partage des regards »entre la littérature islamique sur lepouvoir et la littérature occidentale.Quand la première accorde demoins en moins de place aux affai-res privées et querelles de harem, laseconde privilégie désormais la« petite histoire », les intrigues depalais et les passions, décrivant l’uni-vers politique de ces royaumes com-me des théâtres à huis clos dont lepeuple est totalement absent. Et ceà rebours de la littérature politiquedu monde musulman, de plus enplus réticente à évoquer le privécomme la passion amoureuse.

Dans cette invention du « despo-tisme oriental », avec eunuques etharems, n'y a-t-il que supputa-tions exotiques et développe-ments imaginaires ?

Non, et c’est là qu’il faut rappelerl’intensité des échanges entre l’Eu-rope et l’islam bien avant l’époquedes Lumières et en dépit même desaffrontements qui scandent leMoyen Age et l’époque moderne.Des centaines de milliers de chré-tiens et de musulmans passent,volontairement (marchands, ambas-sadeurs, voyageurs) ou non (escla-ves, renégats, enfants enlevés), d’unmonde à l’autre. On est donc bienloin d’une ignorance mutuelle, maisau contraire dans un flux intensed’informations, d’échanges, de bras-sages. Historiens, chroniqueurs,polygraphes européens disposentd’une information indigène qu’ilsvont peu à peu déformer ou dénatu-rer, jusqu’à inventer des person-nages improbables, comme cetteZaphyra dont Barberousse seraittombé éperdument amoureux.

Propos recueillis parOlivier Christin

Certes, le recueil se clôt sur une

brève étude des origines de l’antisé-mitisme en Occident (où sont rapi-

dement recensés les antécédentsde persécution des Juifs au cours

du deuxième millénaire). Et l’atten-

tat du 11 septembre est mis en rela-tion avec la constitution du pouvoir

des wahhabites. Le monde moder-

ne est incompréhensible sans laconnaissance du fin réseau des

cultures antagonistes et de la déna-

turation de certains projets théolo-giques, culturels, institutionnels.

Avant tout lecteur érudit et admira-tif, Citati entre dans les systèmes

narratifs des grandes œuvres fon-

datrices et suit les destins de quel-ques héros de l’Islam et du judaïs-

me, pour comprendre les constan-tes crispations de l’Occident face à

des pensées qui lui ont pourtant

permis de se construire. Et c’estmoins l’hostilité réciproque d’Is-

maël et d’Isaac qu’il analyse que larichesse des trois cultures qui sesont réclamées de trois créateurs –Allah, Yahvé ou Dieu –, chacun uni-que. Comment trois monothéismes

pourraient-ils cohabiter ?

Du conteur, Citati a le lyrisme(quand il raconte la passion de Han-

nah Arendt pour « le dieu que repré-sentait la tragédie grecque, l’hommedont rêvait la poésie romantiqueallemande » ou encore la trahison

du dernier messie, Sabbatai Zevi, auXVIIe siècle) et l’ironie (la mise à platde toutes les créations du monde,

avec leurs incohérences et leurs

doubles langages). Il y a chez cegrand esprit éclairé des traces de

voltairisme, dans sa façon de ren-voyer dos à dos des visions théologi-

ques qui, à vouloir trop illuminer les

hommes, les aveuglent. Les phrasesqu’il consacre à l’oiseau Simurgh

sont probablement les plus fidèles

à son univers personnel. Les hom-mes sont, dit-il, « une plume tom-bée de sa queue chatoyante etl’ombre qui la contraste ».

René de Ceccatty

Entretien avec l’historienne Jocelyne Dakhlia, directeur d’études à l’EHESS et auteur de « L’Empire des passions. L’arbitraire politique en Islam »

« Il est nécessaire de se libérer d’une approche trop culturaliste de l’islam »

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VoltairienSuite de la première page

Révélation du roman policier britannique des années 1990, l’auteurde « La Disparue de Colliton Park » privilégie la critique sociale

Minette Walters,l’apparence subvertie

RENCONTRESX/LE MONDE/VENDREDI 24 JUIN 2005