12
L’ouvrage d’Olivier Wieviorka sur le débarquement en Normandie est analysé par Robert O. Paxton. Et aussi le livre de Nicolas Le Roux sur l’assassinat d’Henri III. Page 9. François Sureau, Maryline Desbiolles, Marie Cosnay, Christine Montalbetti, Gwenaëlle Aubry, Céline Minard, Alexis Salatko, Virginie Ollagnier, Audrey Diwan... Pages 5 à 7. Une biographie érudite d’Abraham par Raphaël Draï ; dialogues autour de saint Augustin et Jacques Derrida ; l’abbé de Rancé ; et une étude savante sur les anges. Page 10. Avec « Chien jaune », cet écrivain anglais de 57 ans dynamite la société du spectacle et joue en virtuose de la littérature comme instrument de critique sociale. Page 3. John Updike Peu de temps après la publication de « Terrorist » aux Etats-Unis, le prolifique écrivain américain se confie au « Monde des livres ». Rencontre. Page 12. Histoire MARTIN AMIS DANS LE CAUCHEMAR DU MONDE Arnaud Cathrine Rencontre avec l’auteur de « La Disparition de Richard Taylor », roman original qui entremêle les voix de plusieurs femmes. Littératures. Page 5. Littérature française Religions 0123 Des Livres Vendredi 5 janvier 2007 CAHIER DU « MONDE » DATÉ VENDREDI 5 JANVIER 2007, N O 19268. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT

Terrorist - Le Monde.fr - Actualités et Infos en France ...medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20070104/851929_sup_livres_0701… · ... sa fuite du Sou-dan,samarche dans ledésert,sadécou-

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Terrorist - Le Monde.fr - Actualités et Infos en France ...medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20070104/851929_sup_livres_0701… · ... sa fuite du Sou-dan,samarche dans ledésert,sadécou-

L’ouvrage d’Olivier Wieviorkasur le débarquement en Normandieest analysé par Robert O. Paxton.Et aussi le livre de Nicolas Le Rouxsur l’assassinat d’Henri III. Page 9.

François Sureau, Maryline Desbiolles,Marie Cosnay, Christine Montalbetti,Gwenaëlle Aubry, Céline Minard,Alexis Salatko, Virginie Ollagnier,Audrey Diwan... Pages 5 à 7.

Une biographie érudite d’Abrahampar Raphaël Draï ; dialogues autourde saint Augustin et Jacques Derrida ;l’abbé de Rancé ; et une étudesavante sur les anges. Page 10.

Avec « Chien jaune »,cet écrivain anglais de 57 ansdynamite la société duspectacle et joue en virtuosede la littérature commeinstrument de critique sociale.Page 3.

John UpdikePeu de temps après la publicationde « Terrorist » aux Etats-Unis,le prolifique écrivain américain se confieau « Monde des livres ». Rencontre. Page 12.

Histoire

MARTIN AMISDANS LECAUCHEMAR

DU MONDE

Arnaud CathrineRencontre avec l’auteurde « La Disparition de Richard Taylor »,roman original qui entremêle les voixde plusieurs femmes. Littératures. Page 5.

Littérature française Religions

0123

DesLivresVendredi 5 janvier 2007

CAHIER DU « MONDE » DATÉ VENDREDI 5 JANVIER 2007, NO 19268. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT

Page 2: Terrorist - Le Monde.fr - Actualités et Infos en France ...medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20070104/851929_sup_livres_0701… · ... sa fuite du Sou-dan,samarche dans ledésert,sadécou-

2 0123Vendredi 5 janvier 2007

LETTRE DE NEW YORK

Dave Eggers prête sa voix à un réfugié soudanaisWHAT Is the What, de Dave Eggers,est l’un des rares grands livres de cetautomne américain. Il ne s’agit pour-tant ni d’une fantaisie postmoderne, nid’une interrogation facétieuse sur l’airdu temps, ni même d’un énième Attra-pe-cœur dans les turbulences del’après-11-Septembre. What Is theWhat, sous-titré L’Autobiographie deValentino Achak Deng, est un romansur les « lost boys » du Soudan, aboutis-sement de centaines d’heures d’entre-tiens entre Dave Eggers et un jeuneréfugié africain.

Dave Eggers est le célèbre fondateurde McSweeney’s, revue qui lança, en1998, la jeune génération d’écrivainsaméricains ne se reconnaissant plusdans l’establishment. Le succès de larevue est si phénoménal qu’Eggerscrée dans son sillage une collection de

livres, un mensuel, The Believer, et unmagazine en DVD. Soucieux d’exercersur la culture un impact politique,Eggers fonde alors plusieurs centres detutorat en écriture, en faveur notam-ment des réfugiés politiques.

C’est de l’un de ces centres qu’Eg-gers reçoit un jour une lettre d’un réfu-gié soudanais, à la recherche d’un Amé-ricain qui puisse l’aider à fixer l’histoi-re de sa vie. Intrigué, Eggers répond etse déplace de San Francisco à Atlantapour rencontrer Valentino. En quel-ques heures, les deux hommes sympa-thisent et décident de travailler deconcert sur un livre dont ils ne connais-sent pas encore la nature. Reportage,Mémoires, roman ? Eggers propose àValentino de s’entretenir avec lui surune durée de plusieurs années, afin del’aider à rédiger son propre livre. Mais

le temps passe, et Valentino ne se sentpas prêt ; les deux hommes décidentqu’Eggers seul se chargera d’écrire lelivre, mais à la première personne, àtravers le regard, à la fois réel et forcé-ment fictif, du jeune réfugié.

Ton limpide et caustiqueWhat Is the What, publié par

McSweeney’s, raconte ainsi l’enfancemutilée de Valentino, sa fuite du Sou-dan, sa marche dans le désert, sa décou-verte des miliciens janjawids, desmines antipersonnel, des vautours ; savie dans les camps de l’Ethiopie et duKenya, cette femme soldat qu’il a vueassassiner un enfant ; puis son arrivéeen Amérique, et la désillusion radicaleface au Nouveau Continent…

Le jeu semblait risqué : comment,au cœur du roman, retrouver la voix

de ce jeune Africain, ses inflexions, sesincertitudes, sans tomber dans la cari-cature ? Eggers relève le pari, toutd’abord en favorisant un ton limpideet caustique, une voix dense et habi-tée, puis en se pliant à des stratégiesnarratives extrêmement habiles : lerécit comme mise en abyme à partird’une première scène de violence dansun appartement d’Atlanta.

Sur la dernière page du livre, cetteinscription : « Les fonds collectés parles ventes serviront au développement dusud Soudan, à l’aide humanitaire auDarfour, et à l’éducation universitairede Valentino Achak Deng ». Nouvelleforme de l’engagement littéraire,conception extraordinairement littéra-le, et américaine, de l’utilité deslivres. a

L. A. Z.

Pour l’avenir de la librairie

Robert O. Paxtonest historien,professeur émérite àl'université Columbia(Etats-Unis). Il estnotamment l'auteur deLa France de Vichy.1940-1944 (Seuil,1973). Il a récemmentpublié 6 juin 1944,en collaboration avecJean-Pierre Azémaet Philippe Burrin(Perrin/Mémorialde Caen, 2004).

Le texte de trois libraires indépendants paru dans « Le Monde » du 15 décembre 2006 a suscité diverses réactions.« Le Monde des livres » publie deux textes en réponse à leurs inquiétudes

Nos livres continueront d’exister

Claude Tarrène

S’il est vrai que les sites enligne sont devenus lesmeilleurs vendeurs des livresde fonds de tous les grandséditeurs et bénéficient en

effet de remises commerciales égales àcelles des meilleures librairies, disonsautour de 40 %, pour le reste tous lesautres arguments avancés sontspécieux et captieux.

Le Dilettante se diffuse lui-mêmedepuis ses débuts en 1985, c’est-à-direque nous visitons les libraires pourprendre leurs commandes et leurécrivons ou leur téléphonons pournoter des quantités supérieures à leuroffice d’information, le plus souventunitaire. Le Dilettante ne représenteque lui-même et décide librement desconditions commerciales de chacun deses clients : librairies, enseignes ouchaînes. Depuis 1998 nous dépendonsdes services logistiques de l’un descinq grands distributeurs, UnionDistribution/Flammarion RCS, maisnous n’appartenons à aucun syndicat,notre politique commerciale n’estdictée par personne et nous négocionsen direct avec plus de 2 500 clients,alors que la plupart des maisonsd’édition françaises ont préféré confierleur diffusion à leur distributeur.

La pratique présumée coupableselon MM. Thorel, Sevestre et deMontchalin, du Syndicat de la librairiefrançaise, existe de longue date àl’étranger sur les sites marchandscomme sur certains moteurs derecherche et s’appellent justement :« search inside the book ». Il s’agit de« rechercher au cœur du livre » tel outel passage ou thématique à travers unnombre de pages limitées. Cettebibliothèque virtuelle et demainuniverselle vient pallier le fait que leslibrairies ne sont pas des tours deBabel et ne disposent pas de laplupart des ouvrages de fonds, et celadepuis des années, en dehors deséditions en format de poche, qui defait ne représentent qu’une partie desfonds éditoriaux quand la Toilepermettrait l’accès et la survie de tousces livres qui végètent dans lesentrepôts des distributeurs au lieud’être sur les rayonnages deslibrairies.

Nos grands libraires françaisveulent-ils bloquer les échanges enligne, les contrôler, les confiner ou les

interdire ? Veulent-ils dresser uneligne Maginot francophone ? N’ont-ilspas conscience que l’on a changéd’époque ? Pourquoi les grandessurfaces, pour qui le livre n’est qu’unproduit d’appel et qui emploient unpersonnel réduit et sous-qualifié,bénéficient-elles d’aussi bonnesremises commerciales de la part desgrands distributeurs concentrés surleurs meilleures ventes ? Ont-ilsjamais lancé le débat pour lessolutions à l’œuvre à l’étranger ?

A la lecture des 50 meilleures venteslittéraires dans les 55 librairiesindépendantes de Datalivres,identiques pour les 30 premières àcelles de tous les autres points devente concurrents, la défaite de ceslibrairies n’est-elle pas consommée ?Plutôt que de se livrer à une fausseopposition dépassée, chers confrères,confortez votre capacité d’accueil et deconseil dans ces lieux de vie uniqueset charnels que sont les librairies faceaux points de vente virtuels. Plutôtque d’empêcher les gens de lire enligne, les libraires dignes de ce nomferaient bien de mutualiser leursintérêts et de s’associer dans lacréation d’un site indépendant, à lamanière du groupement américainconstitué par BookSense.com, qui

mettrait au point la vente finale à lalibrairie adhérente la plus proche del’internaute demandeur. Et cela sansdénigrer les présentations de livres enligne, qui reprennent en gros cellesdes éditeurs, mais plutôt en inventantune nouvelle critique qui tiendrait à lafois du coup de cœur et du coup degriffe. Vaste programme. Mais sachezque les éditeurs responsables sontprêts à financer la base de donnéesBook Data afin de la rendre gratuite.Il faudrait surtout discuter dessolutions trouvées à l’étranger. Il enva ainsi de la politique régionale desbaux culturels mise en place enAllemagne, qui permet de maintenirau centre des villes les lieux voués aucommerce de l’esprit et de lessoutenir. Il nous faudrait envisagerdes remises qualitatives combinées etsupérieures, de l’ordre de 50 %, pourles ouvrages de fonds vendus en fermeafin que le libraire retrouve saresponsabilité dans le choix de sonassortiment. On pourrait aussiimaginer un système qui permettraitde solder les livres une fois ou deuxfois l’an, une sorte de quinzaine dufonds, qui valoriserait le stockdisponible à la vente plutôt que defaire des retours massifs destinés aupilon, véritable destruction de valeurs

que s’interdisent précisément les sitesen ligne par le recyclage des livres ditsd’occasion, générant toujours plus devaleur d’échanges. Ce commerce noussemblerait assez équitable. Il nousfaudrait donc échapper à l’incuriesyndicale en responsabilisant plutôtchaque groupe de la chaîne du livre.Le livre mérite mieux que des combatsd’arrière-garde. Il nous faudraitfluidifier nos échanges en affichantsur le Net des liens pertinents et nonpas stigmatiser les internautes commedes esclaves quand l’écran n’est qu’unhommage à l’écrit. La Toile,Messieurs, est le plus grand agent dediffusion sur Terre ; le Net diffuse ladiversité et sauvegarde la pluralité.Internet n’est pas un agent deconcentration, mais bien plutôt legarant de toutes les initiativespossibles.

Certains grands libraires yréussissent. Ainsi le président du trèssélect et informé Cercle de la librairie,Denis Mollat, employeur de57 libraires pour 155 000 ouvragesréférencés à Bordeaux, sur 2 600 m2,a-t-il permis sur son site Mollat.comun dialogue entre ses libraires,véritables lecteurs aptes au conseil, etses clients internautes. Mais les petitslibraires ont-ils encore les moyens, le

temps et la volonté d’offrir ou de lireassez de livres pour pouvoir lesconseiller dans un réel dialogue avecleurs clients ?

Dans les pays anglo-saxons ounordiques, qui lisent 2 à 3 fois plusque nous, le commerce du livre enligne dépasse les 10 % quand il enconstitue ici 5 %. Chercher en ligne,feuilleter ainsi un livre qu’on netrouve plus que rarement en librairien’est pas la rupture annoncée, c’estrésister à la dictature des nouveautésqui a transformé le livre en un produitjetable et retournable dans le mois,exposant ainsi le libraire à n’êtrequ’un dépositaire du livre. L’un desfuturs challenges sera de s’engager àfournir au client tout livre commandédans un délai très court.

Rêvons d’un monde où lesclassiques contemporains seraientencore en rayon et pas seulement enligne ou au moins mis en avant sur lessites de librairies indépendantesfédérées et affiliées, véritables portailsde la mémoire des œuvres.

Il n’y a pas de livres sans lecteurs.Et il n’y aura pas de lecteurs sanslivres accessibles. a

Claude Tarrène est directeurcommercial des éditions Le Dilettante.

Arnaud Nourry

C’est bien connu, « grand »rime avec « méchant »comme « petit » avec« gentil »… Voilà qui a lemérite d’être simple et,

surtout, d’obéir à la vocation premièredes stéréotypes : dispenser de touteréflexion. On ne s’attendait pas à voirtrois libraires – au demeurantprofessionnels de qualité – tomber dansle mélange d’approximations, voire decontre-vérités et, pour tout dire, de« langue de bois », dont témoigne unerécente tribune publiée dans cescolonnes (Le Monde du 15 décembre2006). On y lit que « les éditeursfrançais » seraient grandementresponsables des difficultés de la librairieindépendante, soumise à la spéculationimmobilière en centre-ville, auxproblèmes salariaux – et surtout à lanouvelle concurrence des librairiesvirtuelles, que lesdits éditeursprivilégieraient outrageusement en« finançant en totalité [leur] politiquecommerciale », (« remise de 5 % pourtous » et « frais de port gratuits »).Mauvais coups auxquels s’est récemmentajoutée la mise à disposition, pour cesmêmes librairies virtuelles – dontAmazon est l’archétype – d’une partie deleurs publications afin que, numérisées,elles puissent être « feuilletées » par leurslecteurs potentiels.

« Les éditeurs français » ? Entendre,évidemment, les « cinq acteursprincipaux, dont les deux premiers sontdans la presse, l’aéronautique etl’armement, ou dans la finance : Hachetteet Editis ». On s’y attendait, amalgamehâtif compris, mâtiné de la bonne vieillethéorie du bouc émissaire… Car en quoiHachette aurait une quelconqueresponsabilité dans le poids des loyers,charges ou taxes ? Est-ce à Hachette quel’on doit les révolutions technologiquesliées au numérique ? Ou la création deslibrairies virtuelles ?… Et non, Hachetten’est pas signataire de l’accordautorisant la mise en ligne par Amazond’une numérisation de ses livres… Peuimporte : certains l’ont fait aujourd’hui,« et demain les autres », affirmentpéremptoirement les auteurs.

Quoi qu’Hachette fasse ou se refuse àfaire – comme déposer des livres dansles bureaux de poste, précisément pourne pas gêner les libraires –, laprésomption de culpabilité et les procèsd’intention sont à son égard de mise. Auprix de sérieuses distorsions de laréalité. La remise de 5 % ? Mais elle acours pour toutes les librairies. Les fraisde port gratuits ? Ils sont l’initiative dequelques-unes des librairies virtuelles,auxquelles Hachette ne fait aucunefaveur en la matière. Ni dans aucuneautre d’ailleurs – à la différence, parexemple, de l’éditeur d’Harry Potter(Gallimard), pourtant une fois de plusabsous, ici, des méfaits qui nous sontimputés… Quant à l’évocation

simplificatrice et dérisoire d’une« rencontre professionnelle » – à laquellenul n’était d’ailleurs tenu d’assister –elle ne serait qu’injuste et déplaisante sielle n’était symptomatique d’uneattitude qu’on se refuse à croirepartagée par la majorité des libraires.Ne jamais regarder « ailleurs », ne rienentendre qui dérange : on pouvait,comme nous, trouver excessif lepessimisme de Jacques Attali surl’avenir du « livre papier » et pourtantentendre qu’il y a là matière àvigilance… A terme, l’enfermementconduit à l’immobilisme.

Car, au-delà de l’agacement quesuscitent amalgames et contre-vérités, làest bien l’essentiel. Pour les libraires, secomporter en assiégés et faire deséditeurs les seuls responsables deslignes de défense de leur professionprocède à la fois de la myopie et d’uneforme d’autodéfiance. Myopie face à desbouleversements qui se manifestent àl’échelle planétaire : au regard des défisque représentent la mondialisation,l’extension de la numérisation ou, dansle domaine des loisirs, celle des consolesde jeux, est-il opportun de ne penserqu’en termes de face-à-face, pour ne pasdire d’affrontement, entre éditeurs etlibraires ? Mais ces attitudes semblentégalement trahir une autodéfiance quiméconnaît les atouts, actuels etpotentiels, de la librairie française.Atouts pourtant nombreux, comme entémoigne sa remarquable vitalité auregard des nouvelles concurrences.

Encore faut-il, pour que cette vitalitédemeure, que chacun s’en veuille acteur,dans un monde dont aucune incantationn’empêchera les métamorphoses.

« Nous parions que les doigts del’homme de demain continueront àtourner les pages de nos livres », écriventles signataires de l’article. Nous faisonsle même pari : « nos livres » existent, etcontinueront d’exister, pour autant quenous saurons – tous – veiller à ce queperdure cette chaîne qui relie auteurs,éditeurs, libraires et lecteurs. Mais sasolidité comme sa nécessaire solidaritéexigent la prise en compte des actuellesmutations. Jérôme Lindon proclamait àjuste titre qu’il n’y a pas de livres sanslibraires. Certes, ceux d’hier – et ceuxd’aujourd’hui. Car le contexte de lalibrairie n’est pas immuable et c’est laprotéger « au présent » que d’enprendre la mesure.

« Nous n’avons pas peur, nous sommesen colère », a-t-on lu. Soit, mais encorefaut-il ne pas se tromper d’objet oud’enjeu. Et nous non plus, éditeurs,n’avons pas peur. Mais, s’il est questionde courage, c’est ailleurs que dans desdiatribes ressassées qu’il faut l’investir.Dans la curiosité, l’inventivité,l’intelligence des changements, et de lamanière d’y répondre. Par la réflexion, ledialogue et l’action. Attitude plusexigeante que la seule récrimination.Mais sans aucun doute plus fructueusepour notre avenir commun. a

Arnaud Nourry est PDG d’Hachette Livre.

Contribution

Proposer un textepour la page « forum »par courriel :[email protected] la poste :Le Monde des livres,80, boulevardAuguste-Blanqui,75707 Paris Cedex 13

FORUM

Page 3: Terrorist - Le Monde.fr - Actualités et Infos en France ...medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20070104/851929_sup_livres_0701… · ... sa fuite du Sou-dan,samarche dans ledésert,sadécou-

0123 3Vendredi 5 janvier 2007 3

CHIEN JAUNE (Yellow Dog)de Martin Amis.

Traduit de l’anglais par BernardHoepffner, avec la collaboration deCatherine Goffaux, Gallimard« Du monde entier », 498 p., 22,50 ¤.

Une bonne dose d’audace– peut-être même de latémérité – voilà ce qu’ilfallait à l’Anglais MartinAmis pour aller aussiloin qu’il l’a fait dans son

dernier livre. Cela, plus pas mal d’hu-mour, de l’ironie, du désespoir et undégoût massif pour ses contemporains– le tout charpenté par un prodigieuxtalent d’écrivain. Car Chien jaune (tra-duction littérale d’une expression quisignifie « sale type ») va loin, très loindans la critique sociale et dans la hainede ce bas monde (au moins dans sa ver-sion XXIe siècle commençant) : un cau-chemar mou et visqueux dont n’impor-te qui voudrait s’éveiller, pour peu qu’ilsoit doté de deux sous de raison.

Dans une langue déroutante et splen-dide, traversée d’éclairs de génie etd’obscurités irréductibles, cet écrivainde 57 ans s’affirme, une fois de plus,comme l’un des plus passionnants de sagénération. L’un de ceux qui, décrivantdes individus isolés, dans un pays don-né, parle en fait de l’humanité, de sesdérives (les sociétés corrompues qu’elles’acharne à bâtir), de ses faiblesses et dece terrible chagrin qui la ronge.

Le chagrin. Celui qu’engendrent lafrustration, la peur, l’ennui, le sentimentd’abandon : voilà ce que ressentent lestrois personnages principaux de ceroman surprenant. L’immense détresseoriginelle, doublée du désastre de lamodernité. Une catastrophe dont l’An-gleterre, pays de l’auteur et de ses per-sonnages, est peut-être la plus parfaitemétaphore, derrière les barreaux illusoi-res de son légendaire self-control.

Car c’est là, dans cette île où l’idée dedignité servait autrefois de tuteur auxindividus, que la société du spectaclesemble avoir le plus sûrement pris raci-ne. Et c’est autour de ce monde où l’onpréfère l’image à la chose, selon l’expres-sion de Feuerbach, que tourne le romande Martin Amis. D’une manière oud’une autre, les trois hommes sontenchaînés à cet univers de l’image : XanMeo, l’acteur reconverti dans l’écriture ;Clint Smoker, le journaliste de la pressetabloïde londonienne, et Henry IX, roid’opérette au pays où la monarchie sertau peuple, jour après jour, un roman-photo grandeur nature (et hors de prix).

Dérèglements du sexeTous les ingrédients (infantilisation,

perte de substance, lâcheté) sont de lapartie dans ce drame de la virilité mal-heureuse, dominé par le sexe et la vio-lence. Victime d’un traumatisme crâ-nien après avoir été attaqué dans larue, Xan Meo se transforme en unesorte d’être primitif, scatologique etincorrect, non seulement en matière

politique (« Le Pakistan, c’est de lamerde »), mais dans le domaine sexuel(il est atteint d’un appétit frénétique :« satyriasis post-traumatique », expli-quent les médecins). Clint Smokercache, lui, sous des airs hâbleurs, uneparticularité anatomique fâcheuse(sexe trop court, presque invisible), tan-dis qu’Henry IX souffre d’une apathiesexuelle et sentimentale qui inquièteses concitoyens. A partir de ces person-nages et des liens souterrains qui sesont noués entre eux, Martin Amis meten place une peinture proprement apo-calyptique de la modernité.

Les dérèglements du sexe (inceste,pornographie, etc.) ne sont que l’undes symptômes de la désagrégationgénérale, dans un monde où la repré-sentation, sous toutes ses formes, adamé le pion à la réalité depuis bellelurette. Où les individus, métamorpho-sés en voyeurs, finissent par vivre pres-que entièrement par procuration. Oùles codes anciens (fierté, sens de l’hon-neur, respect) sont de vieilles lunesvidées de leur substance. Où la célébri-té est un dû. Où chacun taille sa propreniche dans la portion d’univers à por-tée de sa main, sachant que les options

de configuration sont finalement stan-dardisées. Le langage lui-même estfrappé de déliquescence – c’est mêmela première victime. Celle, en tout cas,que Martin Amis identifie à la perfec-tion, jouant avec une virtuosité stupé-fiante de cette matière dont il fait unevéritable bombe.

Tous les styles cohabitent dans ce tex-te effervescent, placé sous le patronageamusé de quelques grands aînés telsque Borges, Fielding ou Swift. Depuis lelangage littéraire jusqu’à l’argot le plusvulgaire, depuis le style SMS jusqu’àceux de la presse people ou des confé-rences universitaires. Tout est brasséavec délectation, comme si le texte attra-pait goulûment des petits morceaux dupatrimoine anglais : refrains de compti-nes, charabia des journaux à scandale,discours royaux… Et tout cohabite àmerveille, de façon souvent hilarante,même si la mixture engendre parfoisdes difficultés de lecture (surtout audébut), des opacités qu’il faut accepterd’enjamber (d’autant que la plupartfinissent par trouver leur explicationplus loin, comme si le texte avançait enpartie par énigmes).

Tel qu’il finit par se dessiner sousles yeux du lecteur, le roman produitune impression curieuse, où se mêlentl’angoisse et l’excitation. Car le mondeévoqué par Chien jaune n’est pas descience-fiction, même s’il baigne dansune atmosphère surnaturelle. Cettesociété, où les journaux à scandalen’hésitent pas à créer des faits-diverspour satisfaire leurs lecteurs, est-elle silointaine ? Pourtant, il y a la littérature– celle dont Martin Amis donne unéchantillon magnifique. Le pouvoir dela pensée, de l’humour, de la luciditépar les mots qui, ce n’est pas rien, ren-dent libre. Envers et contre tout. a

Raphaëlle Rérolle

L’apocalypse de la modernité

Louise Erdrich et la mémoire de l’Amérique indienne

GUERRE AU CLICHÉEssais et critiques : 1971-2000(The War against Cliché)de Martin Amis.

Traduit de l’anglais par Frédéric Maurin,Gallimard, « Du monde entier »,512 p., 27,50 ¤.

Au début des années 1970, MartinAmis avait une vingtaine d’annéeset la férocité, parfois absurde, de

sa jeunesse d’amoureux de la littérature,fils d’écrivain et pas encore écrivain lui-même. Il publiait des critiques dans desjournaux britanniques. « Le goût desinsultes est une corruption juvénile du pou-voir » dit-il aujourd’hui dans l’avant-pro-pos de son recueil d’essais, Guerre au cli-ché. « Certains, il est vrai, apprécient decontinuer à étriller les écrivains même à unâge assez avancé, ajoute-t-il, et je me suissouvent demandé pourquoi ce spectaclemanquait à ce point de dignité. »

Si l’on partage l’affirmation d’Amis àpropos de la correspondance de Nabo-kov, « nous entretenons tous, j’imagine,des fantasmes plus ou moins honteux surnos écrivains préférés », on lira avec pas-sion ce gros livre, qui en dit aussi longsur Amis, ses colères et ses engouementslittéraires – ou, au sens le plus large, poli-tiques – que sur les livres dont il parle. Ilne dédaigne pas les biographies d’hom-mes et de femmes politiques, il s’inté-resse aux livres sur les échecs et le foot-ball. Mais son engagement est du côtéde la littérature et c’est là qu’on l’approu-ve, qu’on l’admire, ou qu’on a envie de lecontester.

« Cinq grands livres »S’il fait un sort particulier, en guise de

conclusion, à « cinq grands livres » –Don Quichotte, de Cervantès, Orgueil etpréjugés, de Jane Austen, Ulysse, de Joy-ce, Les Aventures d’Augie March, de SaulBellow, Lolita, de Nabokov –, ses deux

écrivains de prédilection sont certaine-ment Bellow et Nabokov. Envers eux, ilest constamment admiratif. Dans lesquelque trente pages consacrées à Nabo-kov dans Guerre au cliché, il cite, bien enévidence, un propos – de Nabokov surFlaubert – qui résonne comme une pro-fession de foi : « Le sujet peut être gros-sier et peu alléchant ; son expression estmodulée et équilibrée sur le plan artisti-que. C’est ce qu’on appelle le style. C’est cequ’on appelle l’art. C’est la seule chose quicompte réellement dans un livre. »

Le jeune Amis a en revanche la denttrès dure avec Norman Mailer et PhilipRoth « dont j’avais le tort de penser qu’ilsessayaient de m’influencer », écrit-il, tou-jours dans son avant-propos. En 1982, ilestime que The Essential Mailer « portetous les signes (tous les filigranes, tous lesblasons) d’un écrivain condamné à verserune pension alimentaire de 500 000 dol-lars par an » – ce qui n’est pas totale-ment dépourvu de pertinence. En 1995,

Oswald : un mystère américain, lui per-mettra d’apporter quelques nuances.

Sur Roth, voici son avis de 1974, surMa vie d’homme : « Malgré la bêtise crois-sante des romans de Philip Roth depuisPortnoy et son complexe (1969), la quali-té de son écriture n’a cessé de s’améliorer. »Un peu de miel pour beaucoup de vinai-gre. Toutefois, Amis rend les armes en1987, avec La Contrevie, « une merveillesi redoutable, une surprise si perversequ’une question surgit aussitôt : commentl’auteur en est-il arrivé là ? ».

Enfin, en dépit de quelques piques –jalousie ? elle serait compréhensible –,Martin Amis s’incline devant James Joy-ce, dans l’article qui, précisément, portele titre « Guerre au cliché » : « Maisquel génie ! On peut l’affirmer sans risqued’erreur : à côté de lui Beckett a l’air pro-saïque, Lawrence laconique, Nabokov ingé-nu. (…) Le génie par excellence se doublede l’écrivain moderne par excellence. » a

Jo. S.

Philip Roth, qui a l’admirationassez parcimonieuse, placeLouise Erdrich parmi les plus

importants des écrivains américainsd’aujourd’hui. Pourtant, cette femmede 52 ans, en une quinzaine de livresdepuis vingt-cinq ans (romans,poèmes, nouvelles, essais), n’a pasatteint la renommée de certains de sescontemporains. Est-ce parce qu’elleest à demi indienne – une mèreOjibwe et un père d’origineallemande – et, inlassablement, faitrevivre la mémoire et les secrets desIndiens, mettant l’Amérique du Nordface à ce qu’elle a voulu le plusprofondément refouler, oublier ?

Elle est née à Little Falls, dans leMinnesota, mais a passé son enfancedans une réserve du Dakota du Nord,où ses parents travaillaient au Bureaudes affaires indiennes. Cette aînée desept enfants a toujours aimé raconter etécrire des histoires. Son père avait prisl’habitude de la payer, à chaque fois,d’une pièce de cinq cents – rétributionassez modeste, même dans les années

1960. Devenue romancière, elle a donnéà ses récits une ampleur et un mystèresinguliers, jouant magnifiquement avecle réel et l’imaginaire, la science et lamagie, les religions et les superstitions,« sans jamais dévoiler aucun savoirsacré », précise-t-elle.

L’héroïne de Ce qui a dévoré noscœurs, Faye Travers, vit dans le NewHampshire avec sa mère, IndienneOjibwe. Toutes deux sont spécialiséesdans l’estimation et la vente d’objetsanciens. Faye est une femme énergique,indépendante, refusant que son amant– un sculpteur au succès incertain –prenne trop de place dans sonexistence. Elle semble tout contrôler et,pourtant, elle est hantée par de lourdssecrets de famille, qui serontsubtilement mis au jour, détail aprèsdétail, au cours du roman.

« Je ne suis pas une sentimentale et jene crois pas que les vieux objets recèlent lavie des gens, affirme Faye. Comment lepourrais-je ? Je vois les objets les plusintimes passer dans d’autres mains (…).Certains pensent que les objets absorbent

une part de l’essence de leur propriétaire.Je ne me mêle pas de ça. » Toutefois, enfaisant l’inventaire de la maison de lafamille Tatro, dans le New Hampshire,Faye est troublée comme jamais. Ellen’a pas été étonnée de trouver là uneimposante collection d’objets et devêtements indiens du XIXe siècle, l’undes ancêtres Tatro ayant travaillé auBureau des affaires indiennes du

Dakota du Nord. Elle vendra tout, auprofit de l’héritière Tatro, à un muséede Cincinnati, Ohio. Tout, sauf untambour rituel curieusement peint,décoré de symboles qu’elle ne reconnaîtpas. Elle le rapporte chez elle sans enparler à personne, elle qui n’a rien voléni détourné depuis qu’elle fait ce métier.

Comment une femme rationnelle,non sentimentale, peut-elle éprouver

une émotion aussi intense devant cetambour ? Au point de le cacher, derefuser de le rendre ou de l’acheter,comme le lui suggère sa mère ? C’estprobablement pour le découvrir queFaye décide de rechercher les originesdu tambour. Il faut alors, avec elle,remonter le temps, accepter d’entrerdans un univers de passion et de folie,de destruction et de survie. Le guidesera Bernard Shaawano, petit-fils del’homme qui a fabriqué le tambour.

La vie est rude, comme le climat,dans le Dakota du Nord, en cesannées du XIXe siècle finissant. Onboit beaucoup, moins pour résister aufroid que pour survivre à la violence,éternelle, des passions humaines.Amours, infidélités, trahisons,jalousies, désespoirs. Louise Erdrich,qui n’est pas, elle non plus,sentimentale, mais sait décrire au plusjuste cette confusion des sentiments,fait revivre, avec le tambour pour fild’Ariane, les drames de la familleShaawono. Les loups ont-il vraimentdévoré la petite fille que sa mère

emmenait avec elle, quittant son maripour rejoindre son amant ? On n’aretrouvé que son châle. Et quelquesos, qui ne sont pas sans rapport avecle tambour. Passant de main en main,celui-ci a toujours, bizarrement,accompagné des sentiments excessifs.Les aurait-il suscités ? Ce qui a dévorénos cœurs pose toutes ces questions.Et apporte, avec étrangeté et poésie,quelques réponses. a

CE QUI A DÉVORÉ NOS CŒURS(The Painted Drum)de Louise Erdrich.Traduit de l’anglais (Etats-Unis) parIsabelle Reinharez, Albin Michel,« Terres d’Amérique », 310 p., 20 ¤.

Albin Michel réédite l’un des précédentsromans de Louise Erdrich, Dernierrapport sur les miracles à Little NoHorse, l’étonnante histoire d’une femmedevenue prêtre, sous le nom de PèreDamien, chez les Indiens du Dakota duNord (traduit par Isabelle Reinharez,540 p., 23 ¤).

HEDI SLIMANE/ COURTESY GALERIE ALMINE RECH, PARIS

Martin Amis exerce dans « Chien jaune »,son dernier roman, une ironie amère et désespéréecontre un monde contemporain dominépar le culte de l’image et de la représentation

PARTI PRIS JOSYANE SAVIGNEAU

Martin Amis, guerrier de la lecture

LITTÉRATURES

Page 4: Terrorist - Le Monde.fr - Actualités et Infos en France ...medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20070104/851929_sup_livres_0701… · ... sa fuite du Sou-dan,samarche dans ledésert,sadécou-

4 0123Vendredi 5 janvier 2007

LES MILLE ET UNE NUITS, tomes II et IIICes deux volumes achèvent l’édition menée par AndréMiquel et Jamel Eddine Bencheikh (décédé enaoût 2006), de ce monument de la littérature universelle.La diversité des registres – du conte populaire et de latradition orale à une inspiration plus haute et élaborée –est mise en valeur par cette nouvelle traduction, plusrigoureuse que celles, historiques et marquées parl’orientalisme, de Galland au début du XVIIIe siècle, puisde Mardrus à la fin du XIXe (« Le Monde des livres »

du 15 juillet 2005). P. K.Gallimard, « Pléiade », 1 100 p. et 52 ¤ chaque volume jusqu’au 31 janvier,60 ¤ ensuite ; 104 ¤ le coffret des trois volumes, puis 120 ¤.

PÉTROLE, de Pier Paolo PasoliniC’est un chantier plus qu’une œuvre posthume qui avait été publié en 1992.L’ambition de Pasolini, mort en 1975, était celle de refonder la réalité et de« construire une forme ». Traduit en 1995, ce roman inachevé bénéficieaujourd’hui d’une réédition augmentée de notes importantes qui permettrontaux lecteurs de circuler avec plus d’aisance dans ce livre touffu. P. K.Gallimard, « Du monde entier », texte établi par Aurelio Roncaglia, traduit del’italien par René de Ceccatty, 652 p., 30 ¤.

Le rire malicieux et le génie poétique de Ramón Gómez de la Serna

L’allégresse au crépusculeLe tableau d’une jeunesse étouffée par le franquisme

Une Espagne à la dériveLES EAUX DU JARAMA(El Jamara)de Rafael Sanchez Ferlosio

Traduit de l’espagnol par J. Francis Reille,éd. Bartillat, 496 p., 22 ¤.

I nterpellé par son secrétaire pendantqu’il danse, un juge quitte le café deMauricio sur ces paroles d’un de ses

amis : « Je trouve ça de très mauvaisgoût, se noyer à une heure pareille et deplus un dimanche. » La victime, LucitaCarrido, 21 ans, est de ces jeunes gens etjeunes filles du monde ouvrier qui, ledimanche, quittent Madrid et se retrou-vent sur les bords du Jarama, rivièresituée à seize kilomètres de la capitale.Après s’être délestés de leurs affaireschez Mauricio, ils bavardent, boivent,flirtent, regardent couler le Jarama com-me ils laissent couler leurs jours, au fildes banalités du quotidien, dans unelénifiante atmosphère de vide.

Nous sommes dans les années 1950et, malgré jeux et amourettes, nous lessentons affligés d’être figés dans letemps et l’espace. Pour ces jeunes gens,cette réunion dominicale est une façond’échapper un instant à la monotonie dela vie, bien que les heures passées surles rives du cours d’eau soient elles aussimonotones, comme il en est pour leshabitués de chez Mauricio, la noyade deLucita apportant seule un élément quifait cette journée différente des autres.

Dans ces existences, il ne se passerien, et il faut plus de quatre cents pagesà l’auteur pour exprimer cette vacuitéqu’il évoque dans un roman bâti en une

succession de dialogues qui semblentrivaliser de banalités, de trivialités, desurenchères de sujets rebattus. Il y a làde quoi rendre lassante une lecture que,paradoxalement, ces échanges fontentraînante. Le fort talent de Ferlosioest dans cette performance d’écrivain.Dans une unité de lieu et de temps –tout se déroule en moins de douze heu-res –, et sans plus user de la narrationque du mode descriptif qui ne paraîtqu’à la manière des didascalies d’uneœuvre dramatique, il traduit l’état delatence qui plombe une Espagne appli-quée non sans peine à oublier la guerrecivile.

La lourdeur des joursA la fois réaliste par la lourdeur des

jours et symbolique par l’importance duJarama – ses eaux, lieu de bonheur fur-tif devenant maléfiques à la disparitionde Lucita – le roman rebondit de conver-sations en conversations qui résonnentet raisonnent comme d’une multiplica-tion de Vladimir, d’Estragon, de Pozzoet de Lucky en attente d’un Godot qui,ici, serait la simple faculté de vivre sansêtre étouffé par une idéologie, sescontraintes et ses absurdités.

Comme dans Beckett avec sa route decampagne et son arbre, sur les rives duJarama, le temps s’est arrêté à l’instar dela vie de Lucita engloutie dans des eauxboueuses. De cet arrêt, de cette attente,Ferlosio a fait une des œuvres importan-tes de la littérature hispanique, quidépasse, et de beaucoup, cette référencegéographique. a

Pierre-Robert Leclercq

Extrait

Un nouveau roman de l’auteur de « Kafka sur le rivage »

Haruki Murakami,façon Godard

ZOOM

Gauss, Humboldt, l’histoire d’une rencontre

Un va-et-vient de génies

LETTRES AUX HIRONDELLESET À MOI-MÊMEde Ramón Gómez de la Serna

Traduit de l’espagnol par Jacques Ancet,éd. André Dimanche, 192 p., 19 ¤.

LE TORERO CARACHOde Ramón Gómez de la Serna

Traduit de l’espagnol par François-MichelDurazzo et Marie-Pia Gil,éd. André Dimanche, 230 p., 22 ¤.

D e quoi est faite la littérature ? Dematière grise ? De substantifi-que moelle ? Mais non, plutôt de

ce merveilleux « moelleux de la pen-sée » d’où l’écrivain espagnol RamónGómez de la Serna a tiré ses propresimages du monde, sensuelles, intuiti-ves et insolentes : « Moi je suis le rêveursempiternel et l’anti-fou qui pour celacomprend les fous. » Ses aphorismesacrobatiques, ses « greguerías » commeil les nommait, l’ont rendu célèbre bienavant sa mort, en 1963, à Buenos Aires,où il avait fui la guerre civile espagnoleen 1936. Comme les surréalistes dont ilanticipe les visions insolites dans lesannées 1910, Gómez de la Serna cultivel’invraisemblable et l’inattendu. Mais,comme les grands écrivains baroquesespagnols Baltasar Gracián et Fran-cisco Quevedo, il doit ses traits d’espritdésinvoltes à la combinaison virtuosedes mots et des concepts, en pleineconscience, parfois, de leur vacuité.Entre les deux, l’humour fait le lien. Ilfaut exciter les « globules jaunes, humo-

ristiques » du sang humain ! Et que cesoit par un rire malicieux, extravagant,marqué par le non-sens ou l’humournoir, comme dans ces lettres autobio-graphiques que Gomez de la Sernas’adresse à lui-même : « Cher petitRamón, (…) ni toi ni moi ne pourronsnous présenter nos condoléances le jourde notre mort et ce vide impossible à rem-plir donne une certaine mélancolie ànotre correspondance. »

L’inquiétude d’un poèteLe ton est donné de ces crépusculai-

res Lettres à moi-même, écritesentre 1950 et 1956, et qui composent ladeuxième partie d’un recueil dont lapremière, Lettres aux hirondelles, est unmoment de magie pour le lecteur. Pen-dant douze ans, de 1936 à 1948,Gómez de la Serna a écrit une lettreaffectueuse aux hirondelles pour saluerle printemps nouveau : « D’où m’estvenue cette idée ? Je l’ignore ; mais, àfouiller dans mon subconscient, je croisme souvenir qu’enfant les lettres auxgrandes bordures noires me semblaientêtre des lettres aux hirondelles, une évapo-ration de la noire douleur vers les hiron-delles. » « Ecrites avec la spontanéité decelui qui aime », ces douze lettres fami-lières, délirantes, effrontées, gratuite-ment adressées aux délicates « philoso-phes hirondelesques » qui griffonnentau ciel d’enfantins caractères, sont legage d’amitié d’un homme rivalisantavec elles de virtuosité : « Parfois vousêtes si élégantes que vous ressemblez àdes cravates volantes de smoking etd’autres fois à des cyclistes qui roulent,

dressés en l’air sur le pédalier de leursbicyclettes, en chassant la libellule com-me si vous passiez une bague en un rapi-de prodige. » Aussi vitalistes que spiri-tuelles, elles portent l’inquiétude d’unpoète scrutant le ciel et son cœur, ydécouvrant des auspices indéchiffra-bles sur la guerre (« puisque à Hiroshi-ma il n’est pas resté une seule hirondel-le ») et le temps, qui l’éloigne de l’im-mortalité. Ces pensées vibratiles, nour-ries par l’allégresse, l’espoir et le doutese lisent sans lassitude dans la limpidetraduction du poète Jacques Ancet, carle suspense épistolaire fonctionne réel-lement d’une lettre à l’autre, aussiétrange que cela puisse paraître au vudes destinataires…

Et pour prouver que Gómez de laSerna a de multiples ressources dansson œuvre abondante d’essayiste,romancier et dramaturge, Le ToreroCaracho vient aussi à point, publiéchez le même éditeur, André Diman-che. Ce roman taurin, qui prend poursujet la carrière d’un grand matadormadrilène, a paru en 1926, quandl’auteur vivait encore en Espagne.

C’est une véritable curiosité tragiqueet comique, empreinte du rejet duroman psychologique et néanmoins« peinture d’âmes vivantes ». Les poin-tes, les mots-valises, les constantesmétaphores taurines de la vie transfor-ment ce destin individuel en une vastetauromachie à laquelle concourt lepublic, « bête féroce » lâchée dans unefête qui célèbre, elle aussi, le naïf désird’immortalité. a

Fabienne Dumontet

LE PASSAGE DE LA NUIT(After Dark)de Haruki Murakami.

Traduit du japonais par Hélène Morita,Belfond, 240 p., 19,50 ¤.

Le Passage de la nuit, le dernierroman de Haruki Murakami, ades manières de cinéma. La villeest étendue à nos pieds, comme

si nous étions un oiseau de nuit. Lacaméra descend entre les lumières, frôleles tables dans les bars, glisse le long descomptoirs des petits hôtels où des cou-ples de circonstance se retrouvent. Deuxsœurs. La plus jeune, Mari, fume cigaret-te sur cigarette en lisant un livre dans unrestaurant ouvert toute la nuit. L’aînée,Eri, est plongée dans un étrange som-meil cataleptique depuis plusieurs semai-nes. Elle erre aux marges du rêve et del’oubli – sous le seul regard d’une télévi-sion qui s’allume et qui s’éteint, touteseule. Il est presque minuit. Sur un ryth-me ralenti, la ville continue ses murmu-res. Soudain, la caméra s’arrête surMari : « Aucune raison spéciale à cela,mais cette fille attire notre regard. »

Les chapitres s’égrainent au fil desminutes. Le temps s’arrête et reprend.On ne sait plus très bien s’il est continuou fragmenté. Quelques instants d’unevie, d’une autre, s’empilent, s’accolent etse rencontrent. Mari est dérangée danssa lecture par Takahashi, un jeune hom-me qu’elle a croisé il y a plusieursannées. Depuis qu’il a entendu FiveSpots After Dark, il a décidé d’apprendrele trombone. Mais jusqu’à cette nuit, seu-lement. Parce que cette nuit, il joueraune dernière fois avant de se consacrer àses études de droit. Mari discute avec luiun moment avant qu’il ne s’en aille pourune ultime répétition. Dans un hôtel voi-sin heureusement appelé Alphaville(« Un vieux film français des années 60[…]. Une ville quelque part dans notregalaxie »), une prostituée chinoise estrouée de coups par un informaticiensans illusions qui part sans payer. Marisert d’interprète. Au rythme lent de lanuit, la mafia se lance à la poursuite del’indélicat col blanc. Pendant ce temps,Eri se lève et se recouche. Dans le poste

de télévision, un homme vêtu d’un costu-me marron la regarde. Il n’a pas de visa-ge, il ne dit rien. Eri est « comme unbateau déserté que bercent les doucesvagues de l’aube ». Rien ne bouge, ni lajeune fille ni l’homme qui la regarde.

Haruki Murakami, né en 1949, auteurjaponais à succès de Kafka sur le rivage(Belfond, 2006), construit Le Passage dela nuit dans les marges de ses précé-dents romans, comme malgré eux. Uncoup d’œil à La Ballade de l’impossible,dont les éditions Belfond publient unenouvelle édition (1), le démontre à coupsûr. Une série de détails, une partie dedécor, quelques moments volés, devien-nent le centre de ce nouveau roman,mais un centre absent, comme un corpscreux ou un cœur au ralenti.

Après le Truffaut de Kafka sur le riva-ge, c’est un Godard. A l’image de la camé-ra de surveillance qui surprend Shira-kawa, l’informaticien de nuit amateurde prostituées, la narration est sanspudeur – mais non sans raffinement.L’image est grasse. Le fil des discussionsest brisé par les parasites. Pourtant,dans cette image mal mise au point, il ya d’étranges beautés marginales qui

n’ont pas de prix. Elles disent tout, bienqu’on ne sache pas très bien quoi. La vio-lence et le sexe, au centre de précédentsromans de Murakami, sont ici des élé-ments périphériques du récit. La caméraest dans un angle. Elle capture tous ceuxqui entrent ou qui sortent, indistincte-ment. Elle ne capture que leur passage.A certaines conversations, dans lesrumeurs de certaines pensées, on com-prend les desseins et les peines des per-sonnages – mais d’une façon lacunairequi est aussi d’une très belle subtilitéromanesque.

De la tendresse et des larmesComme toujours chez Murakami, il y

a des chats et de la musique pop. Et des(souvent jeunes) Japonais indécis.Autant dire que ses personnages sontcomme tout le monde. Dans ce romanencore plus que dans les précédents. Ilssont comme ils apparaissent à la surfacebombée de la lentille de la caméra du« love-hotel » : sans qualités particuliè-res. Ni spécialement intelligents, nibeaux, ni particulièrement importantsaux yeux de personne. Le ton de la narra-tion est à l’avenant, détaché. Comme sirien de tout cela ne valait vraiment la pei-ne qu’on le raconte.

Les mouvements du regard sont plusintéressants. Le Passage de la nuit est unbeau roman sur le regard en biais, sur lecoup d’œil, sur les yeux qui s’attardent.Puis les personnages finissent par s’arrê-ter et se reconnaître. Parfois, ils se tou-chent. Mais ici, pas de douleur qui fasci-ne et de plaisir qui tue : seulement de latendresse et des larmes. Et seules comp-tent les minutes qui passent. Commedans certains films, elles organisent vrai-ment le cours du récit sans trop se sou-cier des péripéties de l’intrigue.

Le Passage de la nuit nous dit queTokyo n’est pas à traduire. Comme tou-tes les villes, elle est perdue dans unenuit sans importance. Et Murakami saitcomment rendre la nuit : avec la justessedes profondeurs égarées à la surface deschoses. a

Nils C. Ahl

(1) Traduit du japonais par Rose-MarieMakino-Fayolle, éd. Belfond, 396 p., 20,50 ¤

LES ARPENTEURS DU MONDE(Die Vermessung der Welt)de Daniel Kehlmann.

Traduit de l’allemand par JulietteAubert, Actes Sud, 304 p. 21 ¤.

C ’est une idée superbe qu’a euece jeune écrivain déjà très appré-cié : imaginer, au cœur du

XIXe siècle, une rencontre entre deuxscientifiques allemands de hautevolée. L’aîné est Alexandre von Hum-boldt, un aristocrate prussien, l’autreKarl Friedrich Gauss, fils de petitesgens, qui vient du Hanovre. Hum-boldt est surtout connu pour ses voya-ges, notamment dans l’Amériquealors espagnole, en compagnie dubotaniste français Bonpland. Quant àGauss, l’homme de la fameuse courbe,un mathématicien éblouissant, il futaussi le premier à mettre en doutel’universalité de la géométrie eucli-dienne.

Pour présenter ses personnages etmontrer comment presque tout lesopposait – hormis le goût de l’exactitu-de –, l’auteur a choisi de narrer leursvies en chapitres alternés, jusqu’à leurrencontre, placée délibérément tarddans leur vie, à un moment où l’un etl’autre sentent s’émousser l’acuité deleur esprit et commencent à s’interro-ger sur l’utilité réelle de leurs travaux.

Ce va-et-vient d’un génie à l’autrealourdit un peu la première moitié du

livre, d’autant plus que le récit duvoyage d’Humboldt, parfaitementdocumenté et fidèlement relaté, pour-ra paraître un peu didactique en dépitdes touches gaies et des incursionssépulcrales dans le surnaturel. La viecasanière de Gauss, curieusement,intéresse davantage, comme sil’auteur se sentait plus à l’aise dans lesdéboires familiaux, les altercationsconjugales et les jalousies d’universi-taires. C’est que l’humour est lemoteur de ce livre, un humour à l’an-glaise, laconique, efficace, jamais gra-tuit et qui parvient souvent à surpren-dre le lecteur en éclairant d’un seulmot, en fin de dialogue, la vraie rela-tion entre deux personnages.

Humboldt, dont le frère est ministreà Berlin, veut y emmener Gauss, car laPrusse cherche déjà à fédérer lessavants avant de fédérer les Etats. Lesdeux hommes auront pendant le voya-ge tout le loisir de comparer leursidées sur la science dans des dialoguesque l’auteur a su saupoudrer d’ironie.La qualité de ces échanges estd’ailleurs égayée par un tableau trèsréjouissant de l’Allemagne au tempsde Frédéric-Guillaume. Quant à la lon-gue traversée de la Russie, à laquelleGauss ne participe que dans la penséed’Humboldt, c’est un commentaire sar-castique sur la déchéance des vieuxsavants, un point final aigre-douxpour ce roman érudit et souriant. a

Jean Soublin

« La chambre n’a pas de fenêtre,ce qui la rend oppressante. Le litet la télé sont démesurés parrapport aux dimensions de lapièce. Au fond, dans un coin, unefille est assise par terre, nue,recroquevillée sur elle-même.Enveloppée dans une serviette,elle se cache le visage dans lesmains et pleure sans bruit. Ausol, une autre serviette, pleine desang. Sur les draps, des taches desang aussi. Une lampe estrenversée. Une bouteille de bièreà moitié pleine sur la table, et unverre. La télé est allumée, uneémission comique. Rires dupublic. Kaoru prend latélécommande et éteint.“Je crois qu’elle s’est faitsalement tabasser”, dit Kaoru. »(p. 43)

LITTÉRATURES

Page 5: Terrorist - Le Monde.fr - Actualités et Infos en France ...medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20070104/851929_sup_livres_0701… · ... sa fuite du Sou-dan,samarche dans ledésert,sadécou-

0123 5Vendredi 5 janvier 2007 5

En cette rentrée, difficile d’échapper àArnaud Cathrine, tant ce garçon auxallures d’éternel adolescent (il vientde fêter ses 33 ans), chaleureux etpudique, est présent sur de multiplesfronts. Celui du cinéma d’abord, avec

La Faute à Fidel, de Julie Gavras, dont il a coécritle scénario ; celui de la musique, avec le deuxièmealbum de Florent Marchet pour lequel il a compo-sé quatre chansons et conçu le spectacle de satournée ; la littérature enfin, avec La Disparitionde Richard Taylor, son sixième roman, dans lequelil dépeint à travers dix voix de femmes, la dérived’un homme devenu « étranger à sa vie ».

A lire ce beau roman choral, sombre, cruel,pathétique, traversé d’un humour grinçant, com-me à écouter Arnaud Cathrine parler de sontravail d’écrivain – qu’il compare à celui de comé-dien –, on se dit qu’il ne manque plus à ce jeunehomme avide d’expériences que celle du théâtre.« Ça me démange en effet, concède-t-il. Cela tientau travail des voix qui m’obsède. Si je ne me l’autori-se pas encore, c’est sans doute que je n’ai plus l’in-conscience de mes débuts. Et puis, la découverte duthéâtre que j’aime, celui de Sarah Kane ou d’Ed-ward Bond, est assez récente. Pour l’heure, cette for-me m’impressionne encore, mais je pressens ce quej’ai à y faire. Reste le désir… » Et sur cette bouli-mie ? « C’est ma manière de lutter contre l’ennui. »

L’ennui, une obsession et un moteur qui vien-nent d’une enfance, heureuse mais morne àCosne-sur-Loire (Nièvre). « J’étais comme beau-coup d’adolescents, impatient de vivre quelque chosede plus intense. La musique, la lecture et l’écritureont été comme autant de vies supplémentaires que je

m’inventais pour patienter. » Grâce à son grand-père, facteur d’orgues et organiste, Arnaud Cathri-ne se met au piano et s’essaie à la composition,sans succès. Il sera plus heureux en écriture. Trèstôt, il découvre, entre autres, Annie Saumont,Milan Kundera, Edgar Allan Poe, Virginia Woolf,à partir desquels l’étudiant en lettres et en anglaisfait ses gammes. Jusqu’au jour où un cauchemarle sort de ses « exercices mimétiques » et lui faitécrire, en peu de temps, Les Yeux secs, son premierroman. Il y met en scène – et en voix – deux ado-lescents pris dans les rets tragiques d’une guerrecivile.

Alors que le manuscrit dort chez quelques édi-teurs, le patron de Verticales, Bernard Wallet, s’enempare et le publie en 1998. « Ce fut une rencontred’évidence car je ne savais pas alors que Bernardavait été marqué par la guerre au Liban et que dansson livre, Paysage avec palmiers, il y avait l’expres-sion “les yeux secs” », poursuit Arnaud Cathrine,qui ne cache pas son admiration pour l’éditeur.

« La quête d’une réinvention de soi »Deux ans plus tard, une autre rencontre impor-

tante a lieu avec Geneviève Brisac, qui l’incite àécrire pour la jeunesse. « Ce fut un coup de piedsalutaire, dit-il avec enthousiasme. Cela a permisde faire sauter quelques verrous et de m’amener unpeu plus au cœur de moi-même. Et puis, quel belenjeu d’offrir de la littérature aux adolescents, si pos-sible sur des sujets qui fâchent ! » Dès lors, à partirde Mon démon s’appelle Martin (2000), ArnaudCathrine ne va plus cesser d’écrire pour ces deuxpublics. Arpentant sans cesse le territoire de l’en-fance et de l’adolescence, il évoque à mots tenus

et délicats, les blessures familiales (l’abandon, laperte, le deuil, la solitude…) de jeunes héros ani-més par l’impatience de vivre et d’aimer.

Des adolescents qui, cette fois, ont dû céderleur place à des trentenaires. « Après avoir explorécet univers, j’ai senti la nécessité de me coller à un

autre état de fragilité propre à l’âge adulte et à laquête perpétuelle d’une réinvention de soi. »

« L’infortune de Susan Taylor », une nouvelleen forme de variation sur le roman d’A.L. Ken-nedy, Le Contentement de Jennifer Wilson, com-mandée pour la revue Remix, va être le point dedépart de La Disparition de Richard Taylor. « Cer-tains de mes amis ont découvert une veine burlesquedans ce texte et m’ont encouragé à poursuivre. J’aipensé alors à un recueil de nouvelles puis est venuecette construction polyphonique autour de cet hom-me. » Pour celui-ci, une sorte de fantôme, iln’éprouve guère de sympathie, à l’inverse des per-sonnages féminins, résolument du « côté de lavie ». « J’avais besoin de ce regard féminin, carc’est souvent que, dans mon existence, il m’a faitavancer et sauvé. Et puis c’est très ludique de jouerdu travestissement, de se glisser dans la voix et lecorps d’une femme, de se retrouver dans ce qui estautre, de l’approcher pour mieux l’appréhender et lecomprendre. »

Oubliées donc les cours de récréation où sonnom suscitait la moquerie. Aujourd’hui, en élargis-sant son répertoire, en s’autorisant la farce, l’hu-mour grinçant, c’est bien un nouvel Arnaud Cath-rine qui se révèle. Derrière les masques de la fic-tion, de la chanson ou du cinéma, il fait entendreune voix plus dense, plus ample, plus apaisé. Enun mot, celle d’une belle maturité. a

Christine Rousseau

(1) Verticales, comme tous ses cinq autres romans. Al’Ecole des Loisirs sont publiés tous ses livres jeunesse.

Arnaud Cathrine

Viesmultiples

LA DISPARITIONDE RICHARD TAYLORd’Arnaud Cathrine.

Verticales/Phase 2, 208 p., 17,50 ¤.

Par souci sans doute de ne pas« désarmer sa pudeur », maisaussi en raison de ce goût venu

de l’enfance de monter des décors decarton-pâte, Arnaud Cathrine a sou-vent aimé décrire des pays imaginai-res ou étrangers. Après le désert texande La Route de Midland, le Liverpooldes Vies de Luka, le Berlin d’Exercicesde deuil, c’est en Angleterre qu’il nousemmène dans ce très beau romanpolyphonique. Et plus exactement– au moins au premier acte de cettetragédie qui se déroule de 1998 à

2006 – dans un quartier résidentielde Londres où réside Richard Taylor.En apparence, tout semble réussir àcet homme marié, employé à la BBCet père d’une petite fille. En apparen-ce seulement, car sur la façade decette vie « modèle », policée et bour-geoise, une brèche s’est ouverte. Et, le16 mai 1998, l’homme s’y est glissé.Sans préavis. Hormis une lettre rageu-sement cynique adressée à sa mère.« Hier, j’ai croisé mon reflet dans laglace, j’ai réalisé que j’avais 30 ans, unevie affective désolante, inféodé que jesuis à tes griffes et à celles de Susan, etc’est tombé comme évidence, que dis-je,un couperet. »

Qui est ce Richard Taylor, marifuyant, fils « rentré » et ingrat, frère« modèle » par faiblesse et paresse,

amant défait, qui subit plus qu’il nevit son existence ? A quand véritable-ment remonte sa disparition ? Cettefuite spectrale ? Où va le mener cetteerrance au bord de la déraison ?

Alors que les questions se bouscu-lent, les femmes qui l’ont aimé, pas-sionnément, en pleine lumière ousecrètement, qui l’ont recueilli, héber-gé ou simplement croisé, vont, une àune, prendre la parole. Parmi elles, ily a Susan, l’épouse égarée et meur-trie ; Jean, la mère, sorte de tyrandomestique, étouffante d’amour ;Rebecca Swift, la collègue de bureau,aussi pathétique que drôle dans sesdémêlés sentimentaux ; Vanessa,transsexuelle, patronne du « Mada-me JoJo’s », un bar interlope où seretrouvent ses « enfants » ; Lydia,

amante assumant sa défaite – l’unedes voix les plus émouvantes ; ouencore la mystérieuse voisine, Jenni-fer Wilson, aux émois aussi bruyantsque troublants… Parmi ces voix, il y aaussi celle, bouleversante, de la drama-turge anglaise Sarah Kane, l’un desauteurs phares d’Arnaud Cathrine.

Tour à tour drôles, pathétiques,hagardes ou tendrement compréhen-sives, ces voix disent les blessures, lesdeuils, le désamour, la rage de vivre etd’aimer. A travers ce montage parfai-tement maîtrisé des voix et des des-tins, Arnaud Cathrine dessine avecfinesse le portait d’une déroute mascu-line. Il livre aussi son roman le plusambitieux, où se manifestent le plaisirdu jeu et une liberté de ton inédite. a

Ch. R.

Arnaud Cathrine. SAMUEL KIRSZENBAUM POUR « LE MONDE »

L’OBÉISSANCEde François Sureau.

Gallimard, 156 p., 11,90 ¤.

Les épisodes cachés, les circons-tances millimétriques en disentparfois plus sur les grandes com-

motions de l’histoire que les actionspleines d’éclat des guerriers et desdiplomates. Le sachant ou le pressen-tant, François Sureau s’est emparéd’un épisode réel, pittoresque et par-faitement marginal de la GrandeGuerre. Ainsi, de ce petit observatoi-re, il offre sur celle-ci un point de vueoriginal.

Mais c’est moins la grande histoirequi l’intéresse que les comportementset la psychologie des hommes confron-tés à la logique raidie des institutionset à une raison d’Etat qui semble avoirperdu le sens commun. C’est là que le

romancier intervient, invente, imagineet met son art à l’épreuve.

Mars 1918. Alors que l’Allemagnesemble en situation de gagner laguerre, le gouvernement belge deman-de à Paris une aide inattendue : le prêtdu bourreau Anatole Deibler et de saguillotine pour procéder à l’exécutiond’un individu, Emile Préfaille, condam-né à mort par le tribunal de Furnespour l’assassinat de deux femmes.Depuis plus de cinquante ans en effet,la peine de mort n’est pas appliquéedans le pays et le métier d’exécuteur nenourrit plus personne.

Or la Belgique est occupée par l’ar-mée allemande. Ce transfert de justice,à travers les lignes ennemies, risquedonc d’être des plus périlleux ; il néces-site une escorte aguerrie et de multi-ples autorisations administratives.Pour ne rien dire du bon vouloir et del’humeur, forcément sombre, sévère et

inquiète, de Deibler. Heureusement,Rosalie, son épouse, veille sur lui dansle coquet pavillon d’Auteuil qu’ils habi-tent, assure l’intendance, gère les inté-rêts, entretient l’esprit de famille. C’estune forte femme qui a, elle, la tête surles épaules… même si elle montre par-fois quelques sensuelles faiblesses : lemaréchal des logis Faucon, membre del’escorte, est bien placé pour le savoir.

Tels des fantômesFaucon décrit ainsi Deibler : « C’est

un monsieur comme il faut, poli et timi-de. Il a pourtant un regard que je n’aimepas, un regard hésitant et biaiseux. »Fonctionnaire impeccable, le bourreaunote scrupuleusement, dans un carnetde travail, le détail des exécutions.

La petite troupe se met donc en routepour Furnes. Outre Deibler, il y a sesdeux aides et quelques militaires for-mant escorte, dont le lieutenant Verbrug-

ge, le capitaine Loth et le capitaine Bou-chardon, responsable de la mission. Laguerre est là. Partout des hommes meu-rent. Ce n’est pas seulement la tête quel’on découpe, les corps entiers sont encharpie. Bouchardon : « Ça s’est ouvertici, entre Roye et Montdidier. Desbataillons qui ont survécu au pilonnementou au gaz disparaissent jusqu’au dernierhomme. C’est une marée… » Tels des fan-tômes, le bourreau et son convoi avan-cent au milieu du feu. Un militaire :« Deux cent mille Anglais poussés auxreins par les Boches, les nôtres qui mon-tent. Et nous, moins qu’une escouade à tra-vers ce bordel, avec des civils encore ! Pourun seul branque ! Sait-on ce qu’il a fait ? »

Collective comme une tempête, ouindividuelle et concertée, est-ce de lamême mort qu’il s’agit ? Verbrugge :« Le sol monte vers les cadavres, les enve-loppe, les pétrit, respire. Il faut avoir vul’aspect mouvant, bleuté, d’un ravin de

cadavres. Deibler allait découvrir unmonde fait de morts. »

Le roman de François Sureau estconstruit sur l’alternance des voix (etdes écrits) des différents protagonistes.Tous regardent vers un même point, àpartir de cet impératif qui les dirige :l’obéissance. Avec subtilité, sans lour-deur démonstrative, l’auteur pose laquestion vertigineuse et passablementsaugrenue que ce mot, en telle circons-tance, soulève. On ne peut l’affronteravec les armes de la raison. Et Sureauexcelle justement à montrer, selon dif-férentes lumières, cette déraison.

« Le bourreau au milieu d’un champde bataille… » La rencontre est incon-grue, privée de logique. Tandis quel’exécuteur « est l’homme d’un instant »,le temps de la guerre, lui, est « élasti-que », « n’a plus de sens », « n’est plusqu’une matière, à cause des morts ». a

Patrick Kéchichian

RENCONTRE L’auteur de « La Disparition de Richard Taylor » meten scène la dérive d’un homme à travers dix voix de femmes

Les limites et les vertiges du devoir

Richard Taylor au féminin pluriel

LITTÉRATURES

Page 6: Terrorist - Le Monde.fr - Actualités et Infos en France ...medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20070104/851929_sup_livres_0701… · ... sa fuite du Sou-dan,samarche dans ledésert,sadécou-

6 0123Vendredi 5 janvier 2007

Maryline Desbiolles a recueilli les paroles d’habitants d’une « île », l’Ariane, en périphérie de Nice

Un quartier sensible

Christine Montalbetti et les aléas du sentiment amoureux

Rhétorique de la tendresseGwenaëlle Aubry fait le procès de la tyrannie de la beauté

La vérité par la laideur

DÉPLACEMENTSde Marie Cosnay.

Ed. Laurence Teper 104 p., 11,50 ¤.

D iscrètement, en trois petitslivres, Marie Cosnay (qui vit ettravaille au Pays basque, où elle

est née en 1965), a imposé son écritu-re, singulière et prenante. Venue de lapoésie (elle a publié dans les revuesPetite ou La Polygraphe), cette jeuneromancière est également traductricede textes antiques. Le titre de son pre-mier livre, Que s’est-il passé ? (Cheyne,2003), donne le ton de ses récits den-ses et énigmatiques, où il est questiond’amour, de disparition et d’effroi. Onretrouve, dans Adèle, la scène perdue(Cheyne, 2005), à travers des éclats demémoire, ce mélange de limpidité etde mystère.

Dans l’émouvant Villa Chagrin (Ver-dier 2006), le récitatif personnel s’entre-mêle douloureusement à l’histoire deBram Van Velde et de sa compagne Mar-the, lors de l’emprisonnement de l’artis-te, près de l’Adour. Cela s’est passé en1938, non loin du lieu où habite la narra-trice, tandis que l’homme aimé est loin,hors de vue, en Bulgarie, à Tokyo.

C’est aussi à partir de l’Adour queson nouveau roman, Déplacements, sedéploie, toujours de façon elliptique,dans l’espace – Angkor – et le temps –celui des tragédies grecques. Déplace-ments : cela pourrait encore suggérerla superposition d’images de rêves, debribes de souvenirs, de fragmentsmythologiques. La narratrice revientdans un jardin où, six ans plus tôt, seserait déroulée une scène impensable,« hors de raison » : comment interpré-ter la vision d’un enfant nu, d’un marisoudainement menaçant, avant de s’en-fuir, et, plus tard, de mourir noyé ?« Maintenant quelque chose s’est accom-pli qui a à voir avec du crime. »

Le sens de ce rébus indéchiffrableest peut-être à chercher dans les lacu-nes de la légende familiale – un grand-père parti jadis en Ethiopie –, ou dansles vers fragmentaires d’Euripide rela-tant la mort de Phaéton, « faux fils duroi mortel d’Ethiopie », foudroyé pouravoir conduit le char de son vrai père,le Soleil, Hélios. Marie Cosnay excelle,dans sa prose subtile et sensible, à direl’émotion amoureuse et la fragilité del’instant – l’aube où surgit un che-vreuil –, qu’elle oppose à la violence del’Histoire et à la cruauté des mythes. a

M. Pn.

Où est le Minotaure ? Et d’abord,existe-t-il ? Y aurait-il un mons-tre, tapi par là, au cœur del’Ariane, un quartier de la péri-

phérie de Nice ? Non, ce n’est pas unroman, juste un « recueil », c’est écritsur la couverture, un livre porte-voix quiest aussi un formidable morceau de litté-rature. D’ailleurs, il n’est question icique de littérature.

A quoi cela sert-il d’écrire ? Des mots,leurs mots, consignés dans un gros car-net noir fermé avec un élastique égale-ment noir, mais pour en faire quoi ? Aquoi bon les avoir fait parler ces habi-tants de l’Ariane, ces dix voix plus une, àquoi bon puisque tout le monde s’enfout ? C’est là qu’intervient la littératu-re ; pas le reportage, non, la littérature.Mais au fond, est-ce bien si différent ?Souvenir de Camus, de son voyage enKabylie en juin 1939 publié dans Algerrépublicain sous le titre La Grèce enhaillons. Le sous-titre était « Vivementla guerre, on nous donnera de quoi man-ger ». Coïncidence, Maryline Desbiollesa appelé son recueil C’est pourtant pas laguerre, à cause d’Andrée qui prononçaitcette phrase quand elle entendait cla-quer des pétards ou brailler un peu fort.

Tout part donc de ce carnet noir. Cecarnet, écrit Maryline Desbiolles, c’est« un immeuble, toutes les paroles sontempilées, des appartements de paroles lesuns sur les autres ». Le carnet noir est« un immeuble mal insonorisé, les parolesse chevauchent, se contaminent, se recou-vrent ». Il était une fois en France, dansun quartier « difficile », à quelques kilo-mètres de Nice. « L’Ariane est une île,

écrit Maryline Des-biolles. Isolé, seul, cesmots reviennent sou-vent dans la bouchede ceux qui me par-lent afin que leurparole devienne unlivre. On se sent isoléà l’Ariane mais on nepeut plus en partir.Le quartier est pre-nant. Et le quartier

ne désigne pas ici une division, une partie,une portion, pas le morceau d’un tout, pasle morceau de pomme ou de lune, maisl’excès, le reste, le surplus, banlieue, péri-phérie, zone sensible, quartier au plurielcomme lorsqu’il désigne le campement dela troupe, kartiers. »

Jahida, qui est née en France et dontla famille est originaire de Tunisie, lereconnaît : on est isolé à l’Ariane, maiselle n’a pas pu vivre en ville avec sonmari. Elle a essayé il y a un an, elle était« seule au monde ». « A tout prendre, dit-elle, on préfère être seul dans l’île circonscri-

te à sa misère que dans le vaste monde. »Chacune des voix raconte son histoire, savie. Au début Maryline Desbioles avaitd’abord pensé à décrire très précisémentchacun des visages, mais, très vite, elle ya renoncé, préférant « recueillir, pas décri-re, pas épingler ». Recueillir des voix com-me on recueille quelqu’un dans le besoinà qui l’on offre un refuge. La littératurecomme un refuge, on s’approche de cequ’a voulu faire Maryline Desbiolles.

« Le groupe fait loi »Et c’est alors qu’elle rencontre Mon-

sieur M’Boup. Il est né à Mabo, un grosbourg du Sénégal. En France depuis1976, il est marié, il a sept enfants, maissa famille est restée à Mabo où il retour-ne chaque année. Il dit que l’Ariane luirappelle l’Afrique et qu’il n’y a jamais eude problème, alors qu’à Nice on ne sup-porte pas le bruit et la fête. En France, ilrespecte les traditions et les lois. A l’aéro-port, lorsqu’il part au Sénégal, il se chan-ge, si bien qu’en arrivant on pourraitpenser qu’il n’a jamais été en France.Mais vous devez bien emporter de cettevie-là en Afrique, lui dit Maryline Des-biolles. Il répond : « Un morceau de bois

peut bien rester longtemps dans la rivière,il ne deviendra jamais caïman. »

Puis ce sera A., la septième voix, unbeau Somalien de Mogadiscio qui tra-vaille à Emmaüs et veut s’engager dansla Légion. « Peut-on jamais dire : ma viecommence, sans avouer qu’elle est déjàfinie ? » Le temps de quelques pagesextraordinaires, Maryline Desbiolles,qui vit depuis toujours dans l’arrière-pays niçois – mais sans y être née –, rap-pelle quel grand écrivain elle est ; on sesouvient en particulier d’Anchise et duGoinfre (Seuil, « Fiction & Cie », 1999 et2004). « Les immeubles qu’on va détruiresont au cœur du livre. Et le cœur m’appa-raît comme les immeubles s’écroulent, souf-flés, dans la page. Délogés, relogés, éva-cués, expulsés, arrêté d’expulsion quiannonce l’explosion, les deux mots se che-vauchent à une lettre près. »

C’est pourtant pas la guerre, tout demême ? « Pas la guerre, pas du tout laguerre, pas la guerre le moins du monde,la poussière nous pique les yeux et la gor-ge, même notre langue est poussiéreuse. »

La langue, les mots. C’est presque finimaintenant. Arrive la dixième voix. « Ilaura sans doute fallu les neuf autres voix

pour que j’arrive à entendre celle-ci, nonpas comme moi-même, non pas commema sœur, mais comme mon exacte contem-poraine (…) Nous sommes dans le mêmetemps. » La voix d’une jeune femme, écri-vain public dans une association, qui ditqu’à l’Ariane elle n’arrive pas à trouversa place. « Je ne suis pas arabe, je ne suispas française, je suis en dehors. » Elle estinquiète de ce qui se passe dans le quar-tier. « Je ne veux pas que mes filles restentlà. Il y a des gens formidables, c’est vrai,pas très nombreux. Personne ici ne pensepar lui-même. Le groupe fait loi. Ce qu’ilsdisent ne vient pas d’eux. Je suis musulma-ne, pas pratiquante. J’essaie de ne pas fai-re faire de mal. »

« J’étais perdue », avoue Maryline Des-biolles à qui l’on ne dira jamais assezmerci pour ce « recueil ». a

Franck Nouchi

Maryline Desbiolles publie également,toujours au Seuil dans la collection« Fiction & Cie », Les Corbeaux, unepièce radiophonique commandée parFrance Culture et qui fut créée le 20 juin2006 au Studio 106 de la Maison deRadio France (Seuil, 48 p., 9 ¤).

Le quartier de l’Ariane à Nice, en 2003. OLIVIER MONGES

NOUVELLES SUR LESENTIMENT AMOUREUXde Christine Montalbetti.

POL, 160 p., 14,90 ¤.

U ne histoire d’amour n’apas lieu. On ne sait pasbien pourquoi. Le je-ne-

sais-quoi et le presque-rien. Ducôté des symptômes : l’inconfortd’une première conversation surchaises de jardin, la teinte fram-boise qui colore le visage, lesmains dans les poches et les yeuxqui ne font plus le point transfor-ment bientôt l’amoureux en« pauvre chose sans répondant ».

Quant à l’analyse qui succède àl’émotion, elle bute sur la fascina-tion propre au sentiment amou-reux – attirance et répulsion :d’où vient cette distraction irré-sistible, cette paresse affectivequi leste dans leur élan les « can-didats tourtereaux » ?

Les Nouvelles sur le sentimentamoureux composent avec l’apo-rie, comme des variations sur lesmicro-accidents de la rencontreou le contrechamp du coup defoudre. Comment, par exemple,une phrase malhabile prononcéedans l’ascenseur ruine d’un couptous les espoirs d’une soirée…

Mais la déception amoureusen’est pas pour autant le ressortde la fiction de Christine Montal-betti. C’est tout le contraire. Unejeune femme s’interroge – la nar-ratrice – par le truchement com-plice de héros masculins qui par-tagent avec elle une tendance àla rêverie et un goût des fables.Elle développe une phrase lon-gue, enveloppante, une douceurnarrative sans cesse adressée aulecteur. On dirait une rhétoriquede la tendresse qui décompose àvoix intérieure les arrière-plansde la toile amoureuse. Comme sila conscience revenait sur sespas, profitant du luxe qu’est le

temps de l’écriture, pour s’attar-der sur un détail, interpréter unsigne, caresser un horizon.

Un jeune homme « invente dessuites utopiques à sa promenade,tressant le petit roman sentimentalpar où [une] femme surgirait aucoin de la rue suivante ». Lacontemplation des marsupiauxdu jardin zoologique dérive versl’origine fabuleuse du kangou-rou : « Car regardez ce corpsincompatible dont la nature les adotés. Ne sont-ce pas là deux moi-tiés hétérogènes et qui n’avaientrien à faire ensemble ? (…) Et vousvous mettez à vous imaginer qu’ilsont sans doute été assemblés dis-traitement un matin par DameNature, les yeux encore mi-clos etprocédant pour ainsi dire à l’aveu-glette. »

Cette « machine à songes »pourrait être une métaphore dulivre. N’est-ce pas précisément cequi arrive aux protagonistes desnouvelles ? Le sentiment amou-reux ne prend pas, mais quelquechose résiste qui donne matière àhistoires. a

Aurélie Djian

L’Origine de l’homme, paru en2002 chez POL, est repris enpoche, en « Folio ».

NOTRE VIE S’USEEN TRANSFIGURATIONSde Gwenaëlle Aubry.

Actes Sud, « Un endroitoù aller », 182 p., 19 ¤.

L e titre est emprunté à Ril-ke (« Septième élégie deDuino »). Il ne s’agit ni

d’un essai ni d’un roman, maisd’une série de variations, trèsjoliment écrites, sur la tyranniede la beauté, l’apprentissage dela laideur, une tentative de seregarder autrement que selonles « canons » de l’esthétique,selon les reflets des miroirs,selon les critères sociaux. Sanscomplaisance, Gwenaëlle Aubryse glisse sous la peau d’une dis-graciée, se fait vieillir, s’offre desrides et un masque dénué decharme qui lui permet de s’éclip-ser, ou plutôt de scinder l’âmedes apparences, d’en finir avecl’illusion des visages qui préten-dent dire la vérité.

Jadis, tel Chéri Bibi ou quel-que hors-la-loi soucieux d’échap-per aux polices, un Américain àpeau blanche se fit crêper lescheveux et teinter l’épidermeafin de témoigner du calvairequotidien vécu par les Noirs.

Gwenaëlle Aubry, elle, n’est nien cavale ni en reportage, maisen immersion dans un imaginai-re codifié. Elle intègre le « désirsecret de métamorphose » suscitépar la littérature, qu’il s’agissed’une identification aux mons-tres sublimes et aux bouffons dif-formes nommés Caliban ou Qua-simodo, de l’empreinte invisiblelaissée par les gueules casséesdes contes pour enfants, vilainspetits canards, peaux d’âne oupersonnages aux traits ingratsmaquillés par des sorciersenchanteurs.

« Au bout du bistouri »Les vrais sorciers sont les

écrivains, même si les chirur-giens esthétiques prétendentaujourd’hui à ce statut,accueillant dans leur cabinetmême ceux et celles qui étaientnés du bon côté du monde, ceséducteur rongé par sa calvitieou cette femme qui posait enpremière page des magazineset qui ne se reconnaît plus dansson visage flétri. D’un chapitreà l’autre, Gwenaëlle Aubry segreffe sur un conte, une chan-son, la légende de la Belle et laBête, une exposition (Bellmer,Dubuffet, Bacon), d’hypothéti-

ques souvenirs, un défilé demode, des articles de magazi-nes (« le bonheur est au bout dubistouri »), une époque où l’onse faisait photographier parHarcourt afin de se faire estom-per le visage « de plus en pluslointain, de plus en plus blanc,de plus en plus flou ».

Ces exercices de style sur levertige des transfigurations pas-sent par le regard des mères,des copines, des garçons, maisaussi par des situations (la pisci-ne, la cabine d’essayage de vête-ments, la photo de classe, la sur-boum), le monologue d’un tha-natopracteur. Les plus bellespages du livre sont celles où,experte en citations et collagesdont elle cite les sources en find’ouvrage, l’auteur s’amuse àrécrire Aragon (« La premièrefois que j’ai vu Aurélien, je l’aitrouvé insolemment beau »), ima-gine devant Dorian Gray, Sartreet Cyrano un défilé des laidesoù apparaissent Jane Eyre, lacousine Bette, Lamiel, Bérénice,la Merteuil… Epoustouflante estaussi la nuit d’amour où, paupiè-res closes, ne surnage qu’uncorps léger « comme l’écumedont il est né ». a

Jean-Luc Douin

Marie Cosnayet l’art de l’ellipse

L’énigme del’enfant nu

lesEditionsBénévent

ECRIVAINS

publientde nouveaux auteurs

Service ML - 1 rue de Stockholm75008 Paris - Tél : 01 44 70 19 21

www.editions-benevent.com

Pour vos envois de manuscrits:

C’ESTPOURTANTPASLA GUERREde MarylineDesbiolles,

Seuil,« Fiction & Cie »,128 p., 13 ¤.

LITTÉRATURES

Page 7: Terrorist - Le Monde.fr - Actualités et Infos en France ...medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20070104/851929_sup_livres_0701… · ... sa fuite du Sou-dan,samarche dans ledésert,sadécou-

0123 7Vendredi 5 janvier 2007 7

RACAILLE, de Karim SarroubR, comme Racaille : le mot est sur toutes les bouchesdans cette France que Mohamed, 16 ans, rejoindra,fuyant une Algérie au bord de l’asphyxie, où salucidité passe pour folie au point de lui valoir desséjours en asile psychiatrique. Il faut dire que songrand projet consiste à rapatrier harkis, juifs et « bonspieds-noirs » au pays où, constate le narrateur,« comme il n’y a plus d’étrangers à mépriser, (…) on afini par se haïr et s’entre-tuer entre nous ». Dans unstyle vif, Karim Sarroub, Français d’origine algérienne(auteur d’A l’ombre de soi, 1998), n’évite aucune véritébonne à dire et montre, par la quête forcenée de son

héros, qu’à ne jamais pouvoir se faire entendre, on devient véritablementfou. V. M. L. M.Mercure de France, 156 p., 14 ¤.

ON N’EMPÊCHE PAS UN PETIT CŒUR D’AIMER, de Claire CastillonTitre caustique pour vingt-trois nouvelles, inventaire de gifles etd’indifférences. Hommes et femmes s’aimant à contretemps, s’étant aiméshier, se déchirant aujourd’hui, à petit feu, petites rancunes. Cœurs saignantsou cœurs secs, égoïstes et jalouses, indifférents et radins. Celle qui attend untype qui n’a pas le temps sur un quai de gare, celui qui pratique le ni vu niconnu sur liste rouge, ou dénigre sa moitié devant les invités… ClaireCastillon est experte en contes cruels, portraits de partenaires infects,déclinaison de mesquineries envenimées. J.-L. D.Fayard, 158 p., 14 ¤.

CONTAMINATION, de Sarah VajdaEn écrivant : « Je lègue ma montre au conducteur du train qui m’écrasera »,Sylvie annonce son suicide. Elle eut pour amant un de ses élèves, Diego,16 ans. De là, enquête, et des personnages comme Journot, le cheminot« assassin », Louis, le père de Sylvie, Salan, le commissaire attentif auxangoisses d’autrui, tout un univers où paraissent subitement, mais jamaisgratuitement, un attentat de résistant en 1942, ou l’évocation d’Ian Curtis, lechanteur qui s’est pendu à 24 ans. Par la virtuosité de son écriture, Vajdamaîtrise un imbroglio qui, loin de dérouter, attache et séduit. P.-R. L.Le Rocher, 142 p., 15 ¤.

ARS GRAMMATICA, de David BessisCertes, il y a des romans auxquels on doit reprocher leur trop grandschématisme… Paradoxalement, ce n’est pas le cas de cet Ars grammatica –pourtant uniquement constitué de mots en bulle reliés entre eux par desflèches. Avec beaucoup d’à propos, avec aussi quelques bonnes référenceslivresques, David Bessis démontre que des mots isolés suffisent parfois àmettre en branle l’imagination. Il montre aussi l’inavouable objet du désir deslecteurs qui se disent pressés par le temps, considérant que le leur est tropprécieux pour le perdre dans la lecture d’un « vrai » livre. P. K.Allia, 78 p., 6,10 ¤.

LES CHRONIQUES D’OLIVER ALBAN, de Floch et RivièreCe livre élégant et drôle a été un peu étouffé sous les pavés de l’automnelittéraire. Mais un peu de subtilité pour commencer 2007 ne saurait nuire.Les amateurs du duo de BD Olivia Sturgess et Francis Albany n’auront pasde mal à identifier Oliver Alban. Mais même les ignorants de cet étrangecouple aimeront la quarantaine de portraits caustiques proposés ici, deSomerset Maugham à Marguerite Yourcenar et Patricia Highsmith, de JohnGielgud à Angela Lansbury… Jo. S.Ed. Robert Laffont, 210 p., 19..

L’ENFANT ET LE SOLDAT, de Marie EtienneLaos, Cambodge, Vietnam, c’est l’Indochine. Nous en découvrons des aspectsinattendus en suivant, de 1939 à 1945, l’officier Orso et sa famille,personnages d’une saga remarquable par la façon dont l’histoire et lequotidien de la vie ne font qu’un. Ainsi des rapports avec les occupantsjaponais d’abord « plutôt aimables et beaux » et devenant si inquiétantsqu’Orso n’échappe aux massacres que protégé par un bonze qui le cache dansun coin de brousse. Le récit est fait par une des enfants, la mère, le journalque tient Orso et des lettres de kamikazes. Ces différentes voix pourraientn’être qu’un procédé, elles sont d’une virtuosité narrative qui n’enlève rien àla limpidité du récit en lui donnant différentes couleurs. P.-R. L.La Table ronde, 270 p., 18 ¤. Marie Etienne a également publié récemment unrecueil de poèmes, Dormans (Flammarion, 214 p., 17 ¤).

ZOOM

Il n’y a pas de futur. Plus de futur.Pour autant qu’il nous concerne.Quelque chose a brisé la course despetits chronomètres froids. Les cris-

taux liquides des appareillages dutemps ont répandu au sol leur fluores-cence. Flaques lucioles figées dans lapénombre. Ce qui peut continuer est àimaginer.

« drait ». L’histoire nous arrive enplein milieu d’une phrase, à la coupure

d’un mot, d’un verbeconjugué. Les cinqdernières lettresd’un conditionnel àla troisième person-ne du singulier. Justeentrée en matière.Car le conditionnelet le singulier se bras-

sent en permanence dans ce livre éton-nant, déroutant, incroyablement envahis-sant. Le Dernier Monde de Céline Minardse prend en marche comme un manègeforain qui se vrille en toupie dans l’avan-cée des pages. La narration, l’intrigue,les rythmes et les langues : tout s’enche-vêtre, se mêle, forme une pâte souple,filée et chaude qui nous arrête, nousenferme et nous noie dans le texte. Enlecture absolue, sans jamais de répit.

La rotation débute au-dessus de la ter-re à 25 000 km/h dans la station orbita-le Funsky où travaillent une équipe dechercheurs. Le quotidien confiné et stu-dieux se boucle en expériences pointuesde nanotechnologie, en tournages declips de propagande et en bricolages spa-tiaux. La discipline à bord se veut stric-te. On obéit aux ordres venus du solsans trop se poser de questions.

Là-haut, les dérives sont intérieures, pasde place ou si peu à l’imagination.

Sauf peut-être pour Jaume Roiq Ste-vens, narrateur de ce qui va devenir viteune aventure folle. Stevens est différent.Mal formaté, rebelle à la hiérarchie, nar-quois et irritable. Il a gardé un penchantpour les alcools forts et protège jalouse-ment ses fantasmes. Il est intact, aufond, humain tout simplement. Est-cela série d’incidents techniques dont ilest à l’origine et qui révèlent la vétustédu module qui amène le sol à ordonnerl’évacuation de Funsky ? S’agit-il d’uneautre raison plus trouble, plus menaçan-te ? Toujours est-il que les cosmonautesdoivent impérativement abandonner lastation. Stevens s’y refuse. Il se met horsla loi. Les autres rentrent à la base, il res-tera piqué au milieu des étoiles. Mutinde l’espace, il peut tenir longtemps.Mais sa solitude perchée va devenirinquiétante. Sur terre, les catastrophess’enchaînent. Depuis les hublots de soncargo stellaire, il est témoin de phéno-mènes étranges à la surface du globe.Silence radio total. Il décide de retrou-ver ses semblables. Enfin, s’il y arrive…

Une polyphonie bruissanteEt voilà que ce qui commençait com-

me une énigmatique odyssée se trans-forme rapidement en hallucinant cau-chemar et en fable cosmologique. Onlâche les manettes, on fiche en l’air lesrepères tangibles et, en apnée forcée,on se perd dans une prose en paliers,dense, profonde et déconcertante. Ceque retrouve Stevens, c’est une planètevidée de toute présence humaine.Corps volatilisés. Seuls restent les vête-

ments qui font du sol des villes unegigantesque friperie.

Vous vous croyez partis dans une vas-te fresque d’anticipation angoissante ?Céline Minard va tout faire déborder.Pour ce troisième livre, suivant une logi-que de trame essentielle, elle embarqueson héros dans un transworld movie fra-cassant. « Je suis en train de faire face, jele sens, raconte-t-il, à une situation excep-tionnelle. J’ai été entraîné à m’adapter(…) mais je me souviens aussi qu’il fautparfois inventer des solutions. Mettre enplace des mesures d’urgence, parer au pluspressé. Le journal de bord de Jaume RoiqStevens, que j’écris moi-même, JaumeRoiq Stevens, est une de ces mesures d’ur-gence. Je dois me doubler. S’il faut me tri-pler, je me triplerai. Nécessairement, il vafalloir en inventer d’autres. »

Schizophrénie hachée, habitée d’unepolyphonie bruissante. Dans un universdéfait et abandonné, où seuls les ani-maux ont subsisté et s’organisent en hor-des, en bandes rivales, en espèces concur-rentes et hiérarchisées, Stevens, fracasséd’éclats, fait d’épiques traversées d’uncontinent à l’autre, empruntant auhasard les voitures, les trains, les flot-tilles intactes des machines aériennes.

Qu’est-ce donc qui reste vrai dans cet-te interminable traversée des miroirs ?La violence, la peur, la mémoire du désir,l’enfance retrouvée ? Du cœur des terri-toires gronde une histoire ancienne quiraconte en bourrasques les civilisationsdétruites, les mythes oubliés. L’essencede la vie même et ses fins prévisibles. Il ya chez Céline Minard une force et unlyrisme qui savent tout emporter. a

Xavier Houssin

Un premier roman faussement désuet de Virginie Ollagnier

Soigner pour renaîtreUne suite à « Horowitz et mon père », d’Alexis Salatko

Un « Marlowe du Cotentin »

Céline Minard livre une fable envahissante, débordante de force lyrique

Vide, mode d’emploi

LA FABRICATIOND’UN MENSONGEd’Audrey Diwan.

Flammarion, 208 p., 15 ¤.

C’est l’histoire d’une jeune fillevaguement anorexique et fichtre-ment solitaire. C’est l’histoire

d’une jeune fille désœuvrée à la recher-che d’un travail pour l’été. Et dont lavie est sur le point de basculer.

Un jour, sur le boulevard Magenta,Raphaëlle, 25 ans, un papa ingénieur etune mère au foyer, voit une petiteannonce : un magasin de robes demariée cherche une vendeuse. La jeunefille en fleur se présente. Est audition-

née par Lola, arnaqueuse professionnel-le, qui lui fait un cours magistral : « Tudois penser bénéfice avant tout. Pas de sen-timents ici. Imagine-toi que tu vends desmachines à laver. » De fait, Raphaëlledécouvre les coulisses du rêve : « L’en-droit où ne vont jamais les filles. L’endroitoù chaque robe de mariée a un prix, uneprovenance, un numéro de référence, uneorigine contrôlée. »

Raphaëlle partage bientôt la concep-tion du mariage revue et corrigée parcette fatale Lola : « Le mariage est unealliance technique entre deux parties auxcompétences complémentaires. » QuandLola lui propose de faire partie de sonassociation qui vise à dissuader lesjolies filles de franchir le pas fatidique,

la jeune bourgeoise en mal d’aventuresse sent pousser des ailes. Se voit entreren résistance. Pense révolution. Aban-donne ses études, alors même que sesparents rêvent pour elle de CDI dans uncabinet de notaires. Subjuguée par larage de sa Lola – dont elle devient plusque l’amie, la plus fervente admiratri-ce –, Raphaëlle en oublie que cette der-nière a le mensonge chevillé au corps etqu’elle « collectionne les galères commed’autres les timbres-poste ».

La Fabrication d’un mensonge est unpremier roman aussi drôle que désabu-sé, et Audrey Diwan fait preuve d’unvéritable sens du rythme et de la formu-le (extra)lucide ! a

Emilie Grangeray

Les déboires d’une jeune fille désœuvrée

TOUTES CES VIESQU’ON ABANDONNEde Virginie Ollagnier.

Ed. Liana Lévi, 282 p., 18 ¤

Q uand s’ouvre ce roman,le 4 décembre 1918, lagrande guerre est finie.Le retour à la vie de sol-

dats traumatisés rythme le quo-tidien de Claire, novice et infir-mière à l’asile psychiatriqued’Annecy. C’est la présence jouraprès jour de cette jeune fille de18 ans qui anime ce livre.

Le premier roman de Virgi-nie Ollagnier relate le parcoursde Claire, bouleversée par une« rencontre » avec un soldatprostré, muet, énigmatique.Peu remarquable au départ,l’écriture, classique, gagne peuà peu en efficacité. Commequoi le roman mimétique, pourreprendre la formule d’HenriGodard, n’a pas fini de séduire.

La mise en place des person-nages et de l’histoire, progressi-ve et maîtrisée, suit les mouve-ments de la curiosité : Clairetravaille avec le professeurTournier, psychiatre ouvert à lapsychanalyse. Depuis quatreans, il accueille à Saint-Joseph

les « mentaux », grands trau-matisés de guerre. Lui-mêmen’a pas été épargné : sa filles’est suicidée en apprenant queson fiancé ne reviendrait pasdu front. Le médecin la voitrevivre un peu en Claire. Tousdeux le savent. Le couple formépar l’infirmière et son« patron » s’impose d’embléeet l’on savoure chaque fois saréapparition.

Qui est donc ce soldat incon-nu débarqué le 4 décembre, neportant sur lui qu’une envelop-pe vide ? L’enquête s’enclenchemais avance surtout au cours del’examen clinique quotidien.Remarquables sont toutes cesscènes de médecine où le langa-ge du corps est en jeu. A cethomme entre deux mondesqu’elle soigne, Claire parle com-me s’il pouvait l’entendre. Sonregard, sensuel, souligne la déli-catesse de ses traits. Un fil setend, toujours prêt à rompre.

Vivants dialoguesTout en finesse, le roman

joue sur les ambiances, se focali-sant sur des personnages secon-daires pour retourner à sonmotif principal. Au risque, par-fois, du procédé, le texte alterne

la narration avec ses vivants dia-logues et des passages en itali-que. Ces lignes, perturbantesd’abord, suivent les mouve-ments de la vie intérieure dusoldat, au rythme de ses émo-tions et sensations. Rêves, cau-chemars, souvenirs etréflexions, délivrés par bribesde phrases, s’ajoutent jusqu’àrecomposer peu à peu la biogra-phie de cet homme jeune brisépar la souffrance.

Claire s’attache à celui quiaura bientôt un prénom. Trop,au goût des sœurs du couventde la Visitation. Sous le regardpaternel et discret de Tournier,qui aimerait tant voir cette infir-mière si douée quitter le voilepour embrasser la carrièremédicale, Claire tente de fairerevenir « son » soldat à la viequ’elle-même refuse tout en l’es-pérant.

Toutes ces vies… Les grandsdébats d’une époque (nourris,précise l’auteur, de lectures dePierre Janet et Paul Voivenel),de la psychanalyse au statut dela femme, donnent à ce premierroman plein de vie, au charmetrompeusement désuet, uneréelle densité. a

Valérie Marin La Meslée

UN FAUTEUILAU BORD DU VIDEd’Alexis Salatko.

Fayard, 208 p., 15 ¤.

J ’aimais moi aussi me retran-cher dans la pénombre, com-me mon père, comme Ambroi-se et comme ce grand-oncle vir-

tuose qui jouait dans le noir lesmorceaux les plus casse-gueule deRachmaninov » : les lecteursd’Horowitz et mon père, précé-dent roman d’Alexis Salatko(Fayard, prix Jean-Freustié2006) n’auront pas oublié Dimi-tri Radzanov, talentueux pianistequi fuit la révolution bolcheviqueet devient chimiste, en banlieueparisienne, dans les usines PathéMarconi. Ils se souviennent enco-re d’Ambroise, fils de Dimitri,qui décide d’emmener son père àNew York pour qu’il assiste aujubilé de son ancien condiscipleet rival du conservatoire de Kiev,Vladimir Horowitz.

Dans Un fauteuil au bord duvide, on retrouve Ambroise,médecin à Chatou : il est le cou-sin du narrateur dont le père,Igor Radzanov, vient de tomberde la dernière grue du port deCherbourg. Simple accident ou

suicide ? Pour comprendre lesraisons du drame, le fils d’Igoret de Flora se transforme en unesorte de « Marlowe du Coten-tin ». C’est un enfant adopté,acheté à la frontière de la Sibé-rie et de la Mandchourie carIgor avait vu les photos deRobert Capa, témoin des massa-cres perpétrés sur les rives dufleuve Amour : « Ne jamaisoublier que ma présence sur cebout de terre était le fruit d’unetransaction. J’étais sorti non de lacuisse de Jupiter, mais du ché-quier d’un Européen moyen detype slave. »

Personnages fiévreuxLe jeune Russe blanc n’a

qu’une seule piste pour percerles circonstances de la mort dece père qui, souvent, « brillaitpar son absence » : fouiller sonpassé, c’est-à-dire son enfancepuis son adolescence au seind’une famille composée, com-me toujours chez Salatko, depersonnages fiévreux aux senti-ments extrêmes. Il doit jouer lesdétectives à travers ses souve-nirs, mais le temps est « unsculpteur atteint de déprime quis’acharne à démolir son œuvre àmesure qu’il l’élabore ».

Cherbourg, dans les années1970, « brille de mille hublotstransatlantiques ». Igor est unjeune ingénieur aux chantiersnavals. C’est un homme secret,capable dans le même instant dereplis, de joie et d’accès de mélan-colie. Sa femme Flora « promène,en Jaguar, sa beauté fragile deRusse en exil ». Ils mènent grandtrain, vont aux régates du YachtClub, aux dîners du Rotary, àceux du golf et de la jeune cham-bre économique. Les Radzanovdonnent chaque année une gran-de fête russe : Flora porte unejupe à volants et une toque derenard blanc quand Igor est gri-mé en dernier des Romanovpour entonner, enflammé par lavodka, des cantilènes slaves. Cepersonnage nabokovien, grandlecteur de Tolstoï, très en faveurdans la bonne société cherbour-geoise, envisage même de fairede la politique. Mais le bonheurest un fauteuil au bord du vide,et qui bascule.

Alexis Salatko a l’art de nousattacher à des caractères qui souf-frent « d’écarts d’amplitude ». Cen’est pas sa moindre vertu. Ilnous donne un roman contrasté,extravagant et profond. a

V. R.

LE DERNIERMONDEde CélineMinard.

Denoël, 514 p.,25 ¤.

LITTÉRATURES

Page 8: Terrorist - Le Monde.fr - Actualités et Infos en France ...medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20070104/851929_sup_livres_0701… · ... sa fuite du Sou-dan,samarche dans ledésert,sadécou-

8 0123Vendredi 5 janvier 2007

LE DIVÂNde Hâfez de Chiraz.

Introduction, traduction du persanet commentaires par Charles-Henri deFouchécour, Verdier poche, 1278 p., 25 ¤

Au XIVe siècle, alors que Dantevenait de terminer sa DivineComédie et que Pétrarque étaitplongé dans son Canzoniere, la

poésie persane battait son plein. Legrand poète du moment s’appelaitHâfez et il écrivait des ghazals, commeson prédécesseur Rûmi. Sans doutemoins mystique, moins exalté que lemaître soufi, Hâfez (né vers 1315 etmort vers 1390) est l’auteur de poèmesplus ambigus.

Même si son nouveau traducteur,Charles-Henri de Fouchécour, dansson admirable édition, dit que ce quiest écrit par Christian Jambet de Rûmi(dans sa présentation critique du Soleildu réel, à l’Imprimerie nationale) peutl’être de Hâfez, on a, avec ce dernier,affaire à un univers poétique plushumain, plus charnel, plus ambigu aus-si, où l’ivresse, l’amour physique, lesobservations de la vie quotidienne nesont pas contradictoires avec l’élan spi-rituel. On mesure l’influence que Hâfezexercera, à travers les siècles, sur despoètes sensuels comme l’AlexandrinConstantin Cavafy, pour lequel aussi lataverne est un théâtre d’apprentissageplus profond et plus riche que la médi-tation solitaire, la lecture des livressacrés ou le respect des dogmes.

En dépit de la complexité des codespoétiques, qui réclament des éclaircis-

sements et des com-mentaires, fournispar le traducteur, onpeut aborder le Divânde Hâfez avec unerelative naïveté.

D’autres tentativesde transposition ontété faites par le passé,notamment par Vin-cent-Mansour Mon-teil et Akbar Tadjivi(L’amour, l’amant,l’aimé, Sindbad-Unesco-Actes Sud,1989 et 1998). Maison est, dans cette nou-velle traduction, aucœur de la pensée dupoète, comme dé-pouillée de sa ganguerhétorique. Et l’aspectparfois prosaïque decette langue nous larend paradoxalementplus proche, dans lessubtilités de ses rai-sonnements, sinueux dès qu’il est ques-tion de rites, de conduites conformesou rebelles à l’ordre social et religieux,de choix individuels.

C’est probablement aussi ce qui don-ne à la voix de Hâfez une présence aus-si moderne, dans cette version en toutcas. « Les gens de raison sont le pointcentral de l’existence, mais/l’amour saitque dans ce cercle ils tournent. » Ouencore : « Ne baise que les lèvres del’Aimé et de la Coupe de vin ;/baiser lesmains des vendeurs d’ascèse est unefaute ! »

Le secret est au fondement de l’artpoétique, des dialogues amoureux etdes visions mystiques de Hâfez, nousdit son traducteur. « Hâfez était habitépar un secret resté secret à lui-même.L’un des aspects de ce secret fut le com-portement de l’être aimé de lui. Cet êtrene lui en a rien révélé et l’a beaucoupdéconcerté. Le poète nous a quittés avecson secret il y a six siècles. » L’un descaractères de ce secret est le sexe del’objet d’amour. Comme dans les son-nets de Michel-Ange et de Shakespeareplus tard, le destinataire peut être alter-nativement homme ou femme. « Yâr,l’être qui accompagne et aide le poète,intime socius et bien-aimé, n’a aucunsigne qui le distingue comme étant unefemme. » Est-ce que cette indifférencia-tion incite à une lecture mystique despoèmes et à une identification del’Aimé à une figure divine, à la manièredont on lit Thérèse d’Avila ou Ines dela Cruz ? Non, répond Hâfez lui-même,qui dialogue autrement quand est évo-quée la divinité. Mais d’innombrablesdistiques pourraient, assurément, êtreisolés et constituer des prières envia-bles. « Par mon corps je ne puis attein-dre la fortune de m’attacher à Toi./ Maisle meilleur de mon âme est poussière auSeuil de Ta porte. »

L’ivresse, de même, loin de s’opposerà la maîtrise intérieure qui pourrait être

propice à une réflexion contrôlée et àl’accès aux véritables valeurs spirituel-les, est une porte de la sagesse, parcequ’elle délivre de l’étroitesse du « moi ».C’est un des paradoxes fondamentauxde cette poésie. L’ascète a moins desagesse que l’homme ivre. L’hommechaste et contrit moins de grandeur quele libertin. « Demande aux libertins ivresle secret intérieur au voile/car le soufi dehaut rang n’accède pas à cet état ! » Bienentendu, l’Aimé est paré de qualitésabsolues qui l’apparentent à un dieu, sibien qu’il ne s’agit jamais de beautécontingente, individuelle, éphémère.Mais les histoires d’amour qui lient lepoète à son amant non sexué suivent lemême cours que toutes les aventureshumaines. Jalousie, possessivité, trahi-son, séparation, réconciliations, dis-tance, absence, blessures et baumes.

On est loin de la souffrance de Pétrar-que, ne cessant de traquer dans l’amourla fragilité de l’illusion, la menace de latromperie, le caractère temporel d’unebeauté fugace. Et il est certain que cespoèmes doivent leur gloire et leur dura-ble postérité à leur sensualité et à leurrichesse métaphorique : « Puisse monâme être immolée à Ta Bouche, car aujardin du regard,/le Jardinier du monden’a rien noué de plus beau que Ce Boutonde rose. » a

René de Ceccatty

Un grand classique de la poésie persane, restitué par Charles-Henri de Fouchécour

Hâfez, jardinier de l’amourLE PREMIERAMOUR,de SantiagoH. AmigorenaParis, lycéeFénelon, classede terminale,années1980-1981…Seul garçonparmi unetrentaine de

filles, l’auteur-narrateur fait sapremière expérience de l’amour avecPhilippine. Inscrit dans un vasteprojet autobiographique (tous lesvolumes chez POL), ce surprenantrécit démontre que, si on l’envisaged’un certain point de vue, l’exercicenarcissique ne contredit pasforcément une certaine et ironiquecritique de soi… P. K.Gallimard, « Folio », 410 p., 7,20 ¤.

MÉMOIRES DE FANNY HILL,FEMME DE PLAISIR,de John ClelandClassique anglais de la littératurelibertine, publié en 1747, lesMémoires de Fanny Hill avaient étéloués par Apollinaire qui les avaitlus dans la traduction donnée parIsidore Liseux en 1887. C’est celle-cique préface ici Michel Bulteau. P. K.La Différence, « Minos », 320 p., 9 ¤.

LA PESTE ÉCARLATEet autres nouvellesde Jack LondonC’est un Jack London méconnu,précurseur de la science-fiction quenous fait découvrir ce recueil detextes parus entre 1893 et 1918.Parmi les thèmes qu’il explore : lafin du monde ou du moins de lacatastrophe épidémique qui nelaisse subsister qu’une poignée desurvivants, l’artefact extraterrestre,le savant expérimentant aux limiteséthiques… Ajoutons à cela unevariation humoristique sur l’élixirde jouvence et une remarquablehistoire de fantôme, pour fairebonne mesure. J. Ba.Phébus, collection « Libretto »,154 p., 6,90 ¤.

CENDRILLON,de Robert WalserPour les amateurs, forcémentinconditionnels, de l’écrivainsuisse-allemand, ce « dramolet »,brève œuvre de jeunesse, met enscène une Cendrillon trèspersonnelle, dialecticienneraffinée, princesse heureusementambiguë. P. K.Zoé, « Mini », 60 p., 3,50 ¤.

ZOOM

Sur la tombe du poète Hafez, à Chiraz. ULLA KIMMING/LAIF-REA

Deux magnifiques recueils d’un poète rigoureux et insaisissable

Ludovic Janvier, marcheur obstinéUne biographie de Jean-Baptiste Baronian

Un Baudelaire contestableBAUDELAIREde Jean-Baptiste Baronian.

Gallimard, « Folio-Biographie »,260 p., 6,40 ¤.

L ’époque est ivre d’ignorance et dematière. (…) le Beau, en France,n’est facilement digestible que rele-

vé par le condiment politique. » Baude-laire a 38 ans, en 1859, lorsqu’il écritces lignes à la fin d’une étude sur Théo-phile Gautier, le dédicataire des Fleursdu mal, qui paraissent le 25 juin 1857avec le procès que l’on sait. Le poèteest criblé de dettes, il doit trouver refu-ge chez sa mère, à Honfleur. Sa maîtres-se, centrale, Jeanne Duval, se trouvedans un état physique déplorable, ellesera bientôt frappée de paralysie. Onnotera au passage qu’il n’existe aucuneétude sérieuse sur cet amour constantde l’un de nos plus grands poètes. Mys-tère. Cette affaire est évacuée.

Dans sa biographie de Baudelaire,Jean-Baptiste Baronian nous renseignesur l’« inhibition sexuelle » du poètedevant sa « bizarre déité », dont le por-trait froid est celui d’une catin « soumi-se jusqu’au silence » qui « feint de parta-ger avec Charles des appétits érotiques etdes “ignominies” ». Cette vicieuse idioten’aurait qu’un but : se faire entretenir.On ne s’attarde pas sur le fait que Jean-ne soit une mulâtresse « incontesta-ble » (dixit Nadar), peinte par Manet.Son cas est réglé ; comme c’est commo-de ! La messe est dite. Ce qu’il fautpointer là, c’est l’horreur que peut ins-pirer la liberté d’une femme. Quoi qu’il

en soit, et sur le cas Duval on enapprend davantage en lisant « La belleDorothée » des Petits poèmes en proseque la biographie de Baronian : « Leplaisir d’être admirée l’emporte chez ellesur l’orgueil de l’affranchie, et, bien qu’el-le soit libre, elle marche sans souliers. »L’essentiel est dans l’écriture.

Retour sur l’enfance de Baudelaire.Quand il naît, en 1821, son père, Jose-ph-François, a 62 ans. C’est un hom-me de l’Ancien Régime (et pas seule-ment), qui, nous dit toujours Baro-nian, est « attiré par les habitudes lan-guides du XVIIIe siècle ». Ce que nenous dit pas Baronian ou qu’il attribueà un délire de Charles (ce garçon sedroguait), c’est que Joseph-Françoisest un prêtre catholique défroqué quifut proche de Condorcet. Mais toutcela ne doit avoir aucune importance.Quant à Caroline, la mère du futur poè-te, elle n’a que 26 ans et aucune expé-rience, notamment sur le terrain del’amour charnel. On y revient. Evidem-ment, elle doit subir les caprices deson vieux « barbon » de mari. Charlesest donc élevé non seulement « dansun monde qui est vieux mais qui, enoutre, répand des odeurs de vieux ». Sil’on en croit Baronian, ces « miasmesmorbides » seront enregistrés par lepoète. Allons donc.

Enfin, quand Baronian nous annon-ce que Charles « méprise le peuple »(rien n’est moins simple), on se prendà douter. A-t-il relevé, dans l’œuvre, laréférence à Proudhon et la « mystiquefraternitaire » ? Il ne semble pas. a

Vincent Roy

UNE POIGNÉE DE MONDEde Ludovic Janvier.

Gallimard, 152 p., 14,50 ¤.

D ’abord la voix. Le souffle. La respi-ration du marcheur. S’il a écritune vingtaine de livres, parmi les-

quels quatre recueils de poèmes, Ludo-vic Janvier ne se laisse enfermer dansaucune catégorie. Son œuvre polyphoni-que, plurielle, contient du récit, du poè-me, du théâtre – notamment dans lesnouvelles percutantes rassemblées entrois volumes de « Brèves d’amour »,dont le dernier, Encore un coup au cœur,a paru en 2002 (Gallimard), ainsi queTue-le ! (sous-titré « voix »). Ironie, lar-mes, sarcasme, compassion : tous lestons sont permis pour ces singuliersparleurs, divers par leur âge et leurcondition, dont chacun est pris dansson soliloque.

Le retour au poème, avec un quatriè-me recueil, Une poignée de monde, estd’autant plus remarquable qu’il accom-pagne l’entrée de Ludovic Janvier dansla collection « Poésie/Gallimard » –avec la réédition de son premier recueil,La Mer à boire, publié d’abord en 1987.Jusque-là, Janvier (né en 1934) s’étaitfait connaître par ses travaux critiques,notamment un essai consacré au nou-veau roman, Une parole exigeante (éd. deMinuit, 1964). Et deux ouvrages remar-quables consacrés à Beckett, dont il a étéle commentateur – parmi les premiersen France – puis l’ami, et qu’il évoquedans le poème « Avec Sam ». Mais aussiplusieurs romans, notamment Naissance

(1984), où se déployait, avec uneampleur magnifique, une voix féminine.

La Mer à boire révèle une poésie vigou-reuse, fortement rythmée, que confirme-ront Entre jour et sommeil (Seghers1992) et Doucement avec l’ange (Galli-mard 2001). Le poème liminaire, « Dansrespirer », rappelle la violence de la nais-sance (« un ventre vous crache à l’air libreon vous gifle/cri oblige ») etl’apaisement né de la mar-che : « Je suis né poumoncomme tout le monde/lagrâce attendue tardait àvenir/jusqu’au jour où pourmieux m’entendre/j’ai mar-ché mot à mot sur des pagesau hasard/voilà que d’unseul coup ça respiraittranquille/j’avais trouvé jecontinue j’inspire/j’expirecalmement sous le vent desparoles. »

C’est une poésie quitient au corps, dans cettemarche à travers les villes– Paris, Amsterdam, NewYork – mais aussi lesbords de mer. « Laisserentrer le monde ou bien entrer en lui, écritChantal Thomas dans sa belle préface.Non seulement le marcheur ne rapporterien de tangible de ses expéditions, maisd’une promenade à l’autre, il n’y a pasaccumulation. Je dirais même qu’il n’ap-prend rien. Sortir dans l’air vif, s’offrir auvent est toujours pour la première fois. » Ily a là aussi un voyage à reculons, où l’onretrouve l’enfant « jamais content », larage contre « l’insupportable mère », et

le sarrau sentant la serge et la craie.Une poignée de monde – titre prove-

nant d’une phrase de Kafka citée enexergue – insiste sur la relation avec ledehors. Des poèmes sans titre, maisdont les incipit, regroupés dans la tabledes matières, semblent recomposer,pour chaque section, un poème dense etcohérent : les paysages (« Une poignée

de monde », « La terrequi lentement », « Le cielen marche ») ; les amours(« Ce goût de sueur et desel »), la mort et l’adieu àces « salauds » d’amis dis-parus (« On ne reviendrapas »), enfin le retour sursoi (« Sur quel moi dan-ser »). Une poésie où semêlent la grimace et lesanglot, le chagrin et l’es-pérance.

« Je m’acharne à croireaux mots, dit un écrivaindans une nouvelle de Tue-le !, seulement voilà : on lescroit faits pour désigner leschoses, or ils désignent lemanque d’elles. Leur loin-

tain, si vous préférez. Et c’est ce lointainqui nous écarte de nous. » Pour faire com-prendre cet interminable combat de l’ar-tiste pour être soi, « pied à pied, mot àmot, pas à pas », il mentionne les auto-portraits douloureux du peintre Bon-nard. Bonnard que Janvier évoquait,dans un de ses plus beaux livres, Bientôtle soleil (Flohic 1998) : « Toi, cet écorché,dernier obstacle à sa propre lumière. » a

Monique Petillon

LA MER À BOIREde Ludovic Janvier.

« Poésie/Gallimard »,120 p., 4,10 ¤.

Poètes et mystiquesAutour de la poésiepersane, deux autrespublications doiventêtre signalées : uneincarnation imaginairedu monde du poètesoufi Rûmi, Sur les pasde Rûmi, par NahalTajadod (illustré par lepeintre Fédérica Mattaet préfacé parJean-Claude Carrière,Albin Michel, 386 p.,25 ¤). De nombreuxtextes, extraits duMasnavi de Rûmi sont

traduits et illustréspar les auteurs, à lafois dans une languelimpide et au moyend’images simples,élégantes et fortes.L’univers du poèteest évoqué, d’unefaçon très originale,par un relieurvagabond quireconstituel’atmosphère duXIIIe siècle iranien.Par ailleurs, unenouvelle traduction

des Poèmes mystiques deHussein MansourAl-Hallâj, poète martyrdu Xe siècle, qui futcrucifié, décapité etbrûlé. « Tuez-moi mesautorités car ma vie estd’être tué/Et ma mort estdans ma vie et ma vie estdans ma mort/L’effacement du moi estpour moi un don des plusnobles. » (Traduit del’arabe par Sami-Ali,Sindbad-Actes Sud,96 p., 9,60 ¤).

LIVRES DE POCHE

Page 9: Terrorist - Le Monde.fr - Actualités et Infos en France ...medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20070104/851929_sup_livres_0701… · ... sa fuite du Sou-dan,samarche dans ledésert,sadécou-

0123 9Vendredi 5 janvier 2007 9

Depuis une dizaine d’années, certainsauteurs britanniques et américainsont entrepris de présenter la campa-gne de Normandie d’une façonmoins triomphaliste et héroïque quejusqu’alors. J. Robert Lilly a révélé

les crimes commis par les troupes américaines enNormandie, et Alice Kaplan a montré que les sol-dats noirs étaient exécutés plus fréquemment queles blancs pour le viol de femmes françaises ; PaulFussell a décrit les souffrances, les doutes et lemalaise du fantassin américain ; enfin JohnCharmley a, avec d’autres, accusé WinstonChurchill d’avoir perdu sa guerre sur le long termeparce qu’il avait épuisé l’Angleterre et subordonnéson pays aux Américains.

L’impressionnant travail d’Olivier Wieviorkarenforce cette nouvelle approche. Se fondant surles ouvrages publiés mais aussi sur des recherchesminutieuses dans les archives américaines et bri-

tanniques, il jette un « regard froid » sur la campa-gne de Normandie, décrite comme « un événementessentiellement humain, dans sa grandeur commedans ses faiblesses ».

Parmi les nombreuses faiblesses qu’il relèvechez les Alliés, la plus frappante est sans doute lefaible moral des troupes. Les phénomènes de com-motion ou de stress du combat n’étaient pas nou-veaux – au cours de la première guerre mondiale,le haut commandement avait fini par comprendreque la détresse émotionnelle qui affectait certainssoldats sur le champ de bataille n’était pas unsigne de couardise mais révélait de véritables trau-matismes psychiques.

En Normandie, le moral s’effondra en juilletlorsque Britanniques et Canadiens furent bloquésdevant Caen, tandis que les Américains piétinaientdans le bocage du Cotentin. Un des facteurs queWieviorka ne mentionne pas était l’habitude améri-caine de remplacer les pertes en intégrant des sol-

dats non aguerris dans des unités où ils se sen-taient isolés et vulnérables.

Le moral des troupes américaines s’amélioraaprès le 25 juillet, date de la percée d’Avranches,qui ouvrit la route de Paris. Confronté au mêmegenre de problème, le commandement allemandfit exécuter 15 000 soldats et en fit emprisonner420 000. Les Soviétiques appliquèrent les mêmesméthodes répressives. L’armée britannique, elle,n’exécuta que quarante de ses soldats.

Quant à la 2e division blindée française, elleéchappa à cette baisse de moral, phénomène queWieviorka explique à la fois par son arrivée sur pla-ce après l’immobilisation forcée de juillet, et par lefait qu’elle était uniquement composée de volontai-res aguerris. Il aurait pu ajouter que ces hommesse battaient pour la libération de leur pays… On

peut également se deman-der si la 2e DB disposaitelle aussi du personnelpsychiatrique qui a établiles surprenantes statisti-ques citées par Wieviorkaà propos des armées bri-tannique, canadienne etaméricaine.

Il est toujours hasar-deux de former des juge-

ments sur les différents caractères nationaux en sefondant sur les performances au combat, lesquel-les varient en fonction de l’expérience, de l’entraî-nement, du commandement et du ravitaillement.Du reste, les troupes alliées améliorèrent leurscapacités au fur et à mesure des combats. Mais ildemeure que, de l’avis général, les soldats alle-mands s’avérèrent dans cette campagne les plusrésilients et les plus entreprenants, les plus tena-ces et les plus spartiates.

Si cet ouvrage est remarquablement bien docu-menté, certaines de ses conclusions paraissentcependant inutilement négatives. On peut difficile-ment affirmer par exemple que l’impréparation

américaine de 1940 était due à la « sourde oreille »que le président Roosevelt aurait opposée à ceuxqui le pressaient de réarmer. Le plus souvent, on aau contraire accusé Roosevelt d’avoir abusé de sespouvoirs présidentiels, face à la puissante opposi-tion des républicains, en aidant les Britanniquespar des mesures qui confinaient à la déclaration deguerre, comme la loi prêt-bail (Lend-Lease Act) demai 1941. Il fallut attendre l’attaque japonaise surPearl Harbor, le 7 décembre 1941, pour que l’opi-nion publique américaine, jusqu’alors massive-ment isolationniste, bascule en faveur de l’inter-vention.

De même, s’il est exact que les Etats-Unis sontparvenus à maintenir un meilleur niveau de vie àleurs citoyens que n’importe quel autre belligé-rant, et qu’ils n’ont pas appelé leur main-d’œuvreindustrielle sous les drapeaux, Wieviorka sous-esti-me l’intensité de la mobilisation de guerre en Amé-rique. Loin de recourir exclusivement à des « mesu-res libérales », le gouvernement américain procédaà l’arrêt total de la production de certains secteurscomme l’automobile, imposa contrôle des prix etrationnement et institua un impôt de 94 % sur lesplus hauts revenus. Enfin, c’est le conflit avec leJapon, absorbant 35 % de l’effort de guerre améri-cain, qui fut à l’origine de la pénurie de barges dedébarquement, et non pas, comme il est suggéré,le refus américain de se plier aux impératifs destemps de guerre.

Opération de désinformationA l’énumération de tout ce qui n’a pas marché

de leur côté, le lecteur peut légitimement se poserla question : comment les Alliés ont-ils pu l’empor-ter ? Un des facteurs-clés de la victoire fut l’élé-ment de surprise. Une vaste campagne de désinfor-mation, complétée par le stationnement d’une faus-se armée dans le sud-est de l’Angleterre, avec charsen bois et échanges radio bidons, convainquit lesAllemands de maintenir jusqu’à fin juillet des for-ces nombreuses dans le Pas-de-Calais, en attentedu « vrai débarquement ». Un autre facteur fut leravitaillement. Même si les Alliés ne surmontèrentjamais complètement leurs problèmes en ce domai-ne, les pénuries dont pâtirent les Allemands furentaggravées du fait que les attaques aériennes empê-chaient tout transport durant la journée.

D’autres éléments qui expliquent la victoire desAlliés ne sont pas mentionnés dans ce livre, lequelse concentre d’abord sur le front normand. L’unede ces conditions, décisive, fut le front russe, quimobilisa la plus grande partie des forces hitlérien-nes. Une autre fut la campagne de bombardementssur l’Allemagne. Si ces pilonnages échouèrent à fai-re baisser la productivité allemande, ils obligèrentHitler à maintenir 70 % de son aviation en Allema-gne, laissant ainsi aux Alliés une supériorité aérien-ne cruciale en Normandie. Le troisième élémentfut, après mai 1943, la solution du problème dessous-marins nazis dans l’Atlantique nord, qui per-mit d’acheminer plus d’un million d’hommes etleur matériel en Angleterre.

Wieviorka étudie d’un regard moins « froid »la contribution française à la libération de la Nor-mandie. Une grosse surprise émerge au fil de sonanalyse, extrêmement critique, des réticencesalliées à l’égard de la Résistance et des forces dela France libre. L’auteur conclut que, contraire-ment à « une légende tenace », les Alliés n’avaientaucune intention d’imposer un gouvernementmilitaire en France.

Malgré quelques passages inutilement sévères,le travail d’Olivier Wieviorka constitue, parmi lesouvrages de langue française, la synthèse la mieuxinformée sur la campagne de Normandie. Il mériteà ce titre de figurer aux côtés du livre remarquableque François Bédarida consacra naguère au Débar-quement (Normandie 44, Albin Michel, 1987). a

Robert O. Paxton

(Traduit de l’anglais par Gilles Berton.)

Un regard froid sur le jour

le plus long

1er AOÛT 1589.L’ASSASSINAT D’HENRI IIIde Nicolas Le Roux.

Gallimard, « Les Journées qui ont fait laFrance », 464 p., 24 ¤.

L’image peut tuer. Par anticipation.Par procuration. Meurtre virtuelqui légitime par avance le passage

à l’acte. On sait la campagne médiati-que qui ruina la réputation de Marie-Antoinette aux dernières heures de lamonarchie.

Or deux siècles tout juste avant 1789,pamphlets et brochures, caricatures etcharges satiriques avaient déjà fait unevictime royale. En assassinant Hen-ri III, à Saint-Cloud, le 1er août 1589, lemoine jacobin Jacques Clément ouvrel’ultime phase de ces guerres de reli-gion qui déchirent le royaume de Fran-ce depuis 1559 ; il précipite la crisedynastique annoncée par la mort du frè-re du roi, qui fit d’Henri de Navarre,

prince gagné à l’hérésie, l’héritier duroi Très Chrétien (1584) ; il fait surtoutdu régicide la sanction d’une figuremonarchique dépouillée de l’aura sur-naturelle que confèrent conjointementla dévolution du trône, sans élection ninégociation, et l’onction du sacre.

Encombré par une vision romanes-que tendancieuse de ces temps trou-blés, le règne du dernier Valois méritela minutieuse relecture qu’en proposeNicolas Le Roux. Le travail du jeunehistorien sur les « mignons et courtisansau temps des derniers Valois » (LaFaveur du roi, Champ Vallon, 2001)disait la qualité de son expertise. Avecl’étude de cette « journée », Le Roux vaplus loin : il scrute ce moment périlleuxoù se refonde l’idéologie monarchique,entre une exigence de réformationmorale et une nécessaire reprise enmain de l’autorité de commandementqu’on simplifie en « absolutisme ».Mais la mythologie des Bourbons, néede la ruine des Valois, pouvait-elle ren-

dre grâce à ce roi-christ qui vit sonrègne comme un calvaire nécessaire,dont il parcourt les étapes en rédemp-teur méconnu, sauveur raillé, brocardé,finalement honni et voué à la mort, dèslors que la nécessaire élimination deses ennemis métamorphose le princeen « tyran », le lieutenant de Dieu surterre en adorateur de Satan ?

Extrémistes catholiquesFrère de Charles IX, Henri d’Anjou,

impliqué dans le massacre de la Saint-Barthélemy (1572), est entravé dansson exercice royal, dès son accessionau trône au printemps 1574. Il subit lasurenchère d’extrémistes catholiques,qui élisent pour champion la famillelorraine des Guise, la pression des« politiques », qui inspirent la reine-mère, Catherine de Médicis, et la turbu-lence de « ceux de la religion », puisqueHenri III répugne à parler de « hugue-nots », considérant ses sujets commeune seule communauté dont il se veut

le père. Peine perdue : sans héritier, lerôle sent la fausse monnaie. Et l’excep-tionnelle finesse du souverain, dont laprudence passe pour de la faiblesse,comme son intelligence tactique pourde la dissimulation, ne porte que peude fruits immédiats. Mais le temps luirendra raison de son discernement :l’édit de tolérance, donné à Poitiers en1577, anticipe celui qu’Henri IV signe àNantes en 1598, la réorganisation duconseil royal annonce clairement l’om-nipotence assumée du monarque abso-lu, et le rituel de cour qu’Henri III ins-taure, refondant la religion royale, faitle faste versaillais de ses successeurs.

Mais, par- delà la relecture de ce lenttravail de patience, de pacification sanscesse remis en chantier, c’est la méta-morphose de la sacralité du prince quiest au cœur de l’étude. Dépouillé deson vêtement traditionnel, le roi sem-ble devenu, le temps de sortir de sachrysalide, un humain ordinaire. Pire :un dieu déchu. D’où la tentation du

régicide, inédite. A l’heure où Eliza-beth fait exécuter Marie Stuart, oùGuillaume d’Orange tombe sous la bal-le d’un fanatique, les figures d’Hérode,roi cruel, et de Judith, vierge capabled’abattre le terrible Holopherne, obsè-dent : il suffit de juger le prince indi-gne pour se soustraire au devoird’obéissance. Mieux : d’envisager, ber-cé par les imprécations de théologienshargneux, de faire de chacun un justi-cier et de tout roi un gibier. Bientôt,sur le champ de décombres, Henri IVsaura rafler la mise, campant le hérosprovidentiel, capable, par l’électiondivine, de restaurer la concorde. Cham-pion d’une harmonie universelle dontil se sait comptable au regard de Dieu,Henri III n’en aura pas pour autantgagné la palme du martyre.

Nicolas Le Roux a le mérite de faireentendre un dessein politique dans lefracas des haines ligueuses. Un tour deforce d’historien et une leçon civique. a

Philippe-Jean Catinchi

Poste de commandementaméricain près de la pointedu Hoc, quelques jours aprèsle Débarquement.US NATIONAL ARCHIVES

L’assassinat d’Henri III : un régicide au nom de Dieu

Robert O. Paxton analyse l’ouvraged’Olivier Wieviorka sur la campagne de Normandie HISTOIRE DU

DÉBARQUEMENTEN NORMANDIE.Des originesà la libération deParis (1941-1944)d’Olivier Wieviorka.

Seuil, 448 p.,24 ¤.

HISTOIRE

Page 10: Terrorist - Le Monde.fr - Actualités et Infos en France ...medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20070104/851929_sup_livres_0701… · ... sa fuite du Sou-dan,samarche dans ledésert,sadécou-

10 0123Vendredi 5 janvier 2007

Raphaël Draï dresse un portrait érudit du « Père des croyants »

Abraham, notre contemporainRANCÉ. LE SOLEIL NOIRde Jean-Maurice de Montremy.

Perrin, 402 p., 22 ¤.

A utant qu’elle est contenue dansson époque, la vie d’Armand JeanLe Bouthillier de Rancé

(1626-1700) rassemble les traits les plussaillants du Grand Siècle, celui qu’onnomma le « siècle des saints ». Il estpar excellence une figure de la spirituali-té baroque, née de la Contre-Réforme,en même temps que l’un des acteurspolitiques et religieux de son temps,avant et après le début du règne deLouis XIV. Chateaubriand, dans sa subli-me Vie de Rancé (1844), s’était appro-prié la biographie du réformateur de laTrappe, l’avait pliée à son style admira-ble, à son humeur noire, conformant leportrait à ses propres vues romantiques.Henri Bremond, l’historien du senti-ment religieux au XVIIe siècle, écrivit luiaussi, en 1929, une vie très critique decelui qu’il nommait « l’abbé Tempête »et n’aimait que modérément.

Jean-Maurice de Montremy s’estemparé à son tour de ce sujet et de toutce qui l’entoure. Il faut dire que la gale-rie est digne de Saint-Simon et que lahaute solitude de l’abbé de la Trappeétait très peuplée ! Le rôle éminent qu’iljoua dans les grandes querelles politico-religieuses (jansénisme, quiétisme…) ledémontre.

Sans adhérer à Rancé mais avec uneréelle sympathie, le biographe retraceson itinéraire avec un grand art du récit.Il suit ce héros de l’ascétisme français,de la vie mondaine et publique à la Trap-pe, branche la plus austère de l’ordre cis-tercien. Après la mort de la duchesse deMontbazon, à laquelle le liaient, dit-on,de tendres liens, Armand Jean liquidases biens et se retira progressivementdu monde. En 1662, il engagea uneréforme radicale des trappistes, dans lesens de la plus stricte observance : si-lence, isolement, abstinence, mortifica-tions, travail manuel… On peut s’ef-frayer de cette rigueur et de ce zèle, maisil est tout de même plus intéressant d’encomprendre les motifs et la raison.

Montremy met bien en lumière l’ef-fervescence de ces années et en désigneles nombreux acteurs, certains célè-bres : Molière, Pascal, Mabillon, Bos-suet surtout, dont l’auteur raconte lesvisites dans le Perche (où s’était installéle monastère). Il traite comme il se doitles légendes – notamment celle ducrâne de Mme de Montbazon, qui auraitaccompagné le religieux au désert.Même Chateaubriand avait dénoncé lafausseté de l’anecdote, écrivant simple-ment à propos des « secrets d’amour »de Rancé : « Le cœur se brise à la sépara-tion des songes, tant il y a peu de réalitédans l’homme. » a

P. K.

Les anges ne sont plus ce qu’ilsétaient. On les craignaitautrefois, les sachant terribles

autant que secourables. Liésdirectement à la puissance divine,apparaissant pour avertir ou pourchâtier, ils suscitaient l’effroi plusencore que l’extase. C’était aux tempsanciens, quand on lisait la Bible etqu’il n’y avait pas d’électronique. Aprésent, on trouve des anges au rayonvie pratique, entre cuisine et bricolage.Sucrés, mièvres, rosâtres, chargés de laprotection des petits secrets, côtéalcôve, horoscope et journaux intimes,ils font pitié plutôt que peur. Lalangue elle-même signe cettedéchéance : « être un ange », c’estdescendre la poubelle, laver le chienou la voiture. Ce n’est plus vraimentêtre un émissaire de l’Eternel.

Pour avoir idée de leur lustreancien, le livre de Catherine Chalierest fort utile. Philosophe, hébraïsante,auteur d’une œuvre abondante, cettedisciple de Levinas rassemble, en effet,dans la Bible, le Talmud et lescommentaires rabbiniques l’essentieldes questions que pose la coexistencesupposée des anges et des hommes.

Tout tourne évidemment autour duthème du monde intermédiaire – entrevisible et invisible, humain et divin,fini et infini. Et ce ne sont pas lesperplexités qui manquent. L’ange(malakh, en hébreu, « le messager »)est-il simplement un esprit créé,instrument de Dieu ? Ou bien doit-onle considérer comme une fugitive etunique apparition de Dieu lui-même,une théophanie ?

Et quand furent créés les anges ?La Genèse ne les mentionne pas. Ilsapparaissent tout à coup, sous uneforme paisible, presque bonhomme,auprès d’Abraham pour lui annoncerque Sarah, malgré son grand âge, vaenfanter. Quand Jacob lutte toute unenuit contre une force immense,infatigable, qui s’éclipse finalement enlui luxant la hanche, la puissanceténébreuse de l’ange commence às’entrevoir.

Et quelle est l’espérance de vie d’unange ? Les doctes hésitent. Les unspenchent pour des anges instantanés,à l’existence éphémère, strictementlimitée à une mission précise. D’autresaccordent à certains anges une formede pérennité, sans pouvoir assurer

qu’ils soient éternels. Sont-ils tousbénéfiques ? La réponse est clairementnon. Il en est de redoutables : ange dela mort, anges exterminateur oudestructeur – à éviter, si possible àneutraliser. Certains sont réputésdangereux pour le Créateur lui-même.Ainsi le Satan est-il particulièrementpernicieux, cherchant obstinément àtroubler Dieu en le persuadant que

l’humanité est intégralement mauvaiseet à jamais irrécupérable.

D’ailleurs, les relations des anges àDieu sont à elles seules un sujet sansfin : ils tentent de le conseiller,d’infléchir ses décisions, de ledissuader par exemple de créerl’homme. Entre nous et eux, du coup,quelques contentieux subsistent.Convaincues de leurs prérogatives,conscientes de leur supérioritéspirituelle, les pures intelligencesangéliques sont incontestablement

plus rapides et efficaces que les nôtres.Elles n’en sont pas moins déconcertéespar certaines de nos capacités. Et, pourtout dire, la partie que joue l’Eternelavec l’humanité leur échappe un peu.Il arrive même aux anges, semble-t-il,d’être un tantinet jaloux. Sans oublierque la sexualité humaine, qui leur est àpremière vue incompréhensible, n’estpas sans les faire parfois rêver.

Faut-il seulement sourire ? Dans unmonde tout à fait désenchanté, lesanges sont destinés à n’être qu’objetde dérision, ou d’histoire érudite, oude rêverie. On doit malgré tout sedemander s’ils n’ont pas encore uneplace dans l’espace psychique, un rôleà jouer dans l’imaginaire du rapport àsoi le plus intime. L’électronique a prisdepuis longtemps le relais de leursfonctions anciennes : transmissionsspatiales immédiates, ubiquitéinstantanée, musiques assourdissantes.Il y a belle lurette que, de ce côté, lechômage technique a frappé leslégions célestes.

Il leur reste sans doute pour tâchediscrète d’être les gardiens silencieuxde l’estime de soi de chacun. Vu souscet angle, l’ange actuel sera peu enclin

à l’esbroufe, volontiers disposé àlaisser son attirail mythologique auvestiaire. Son rôle consiste sommetoute à rappeler chacun à sa dignitépremière, à porter au jour cetteidentité que nous croyons connaître etque nous méconnaissons le plussouvent avec une généreuseobstination. Ce qui reste aux anges,c’est de piloter dans les tempêtes sousnos crânes.

Pour leur laisser cette chance, mieuxvaut ne pas les exposer de manièretrop explicite. L’ange aujourd’hui abesoin d’ombre. Il ne survit qu’àdemi-mot. Lui mettre les points sur lesailes, c’est le condamner. Ceux quisubsistent peut-être – nul ne sait – sefaufilent à l’abri d’une allusion,planqués dans une parenthèse, calésdans une ellipse, protégés par despoints de suspension. Ils logent dansles syncopes, transitent dans les jeuxde mots. Ce sont des clandestins de lalangue. Pure hypothèse. a

DES ANGES ET DES HOMMESde Catherine Chalier.

Albin Michel, 284 p., 19 ¤

La biographie est un art périlleux.Il faut disposer de solides sour-ces historiques pour rendrecompte d’une existence, en bali-

ser les étapes, retracer une généalogie,décrire un héritage. Peut-on faire unebiographie d’Abraham, s’agissant d’unefigure de la plus haute Antiquité dontnul ne sait si elle a existé ailleurs quedans le récit biblique, dont toutes lesautres sources sont fragiles et disper-sées, obscurcies par le poids des légen-des, des récits apocryphes, des tradi-tions, des interprétations ?

Devant le portrait du « Père descroyants » que propose Raphaël Draï –qui n’est ni un historien ni un exégète –,certains crieront à l’imposture. MaisDraï est un homme de foi et de sciencepour qui le scepticisme relève au mieuxici d’un mauvais « cartésianisme ». Etson mérite est de faire revivre Abrahamcomme s’il était encore l’un des nôtres,le fait naître et mourir « rassasié dejours », mais aussi converser avec Dieu,marcher, penser, travailler, aimer, dou-ter.

On sait que le récit d’Abraham netient que dans quelques chapitres dulivre de la Genèse. Avec les commentai-res du Midrach, de la littérature kabbali-que et de toute la tradition rabbinique,de Rachi à Yechayahou Leibovitz, Draïréussit une synthèse puissante, érudite,aride, souvent hermétique. Synthèserenouvelée par les ressources des scien-ces, la psychanalyse, la linguistique, l’ar-chéologie, jusqu’à la numérologie et l’as-trologie…

Et c’est miracle que d’avoir rendu vieà ce mythe, d’avoir fait d’Abraham nonpas un demi-dieu, mais un homme dansle monde des hommes, circonscrit par sarelation avec une femme (Saraï), une ser-vante (Hagar), un neveu (Loth), un prê-tre (Melchisédech), des enfants (Ismaël,Isaac), des despotes et des rois, des puis-sants et des miséreux. Unhomme affronté aux défisd’une vie d’homme, lafamine, la traîtrise, lajalousie, la guerre, lescatastrophes. Avec lui,une épopée se met en pla-ce, un livre d’images s’ani-me qui est l’histoire desprémices de notre com-mune humanité.

D’Abraham, on saitqu’il a rétabli l’« Allian-ce », dont la circoncisionest le signe, entre Dieu etles hommes, rompue aujardin d’Eden, par le nau-frage diluvien (le « délu-ge ») et le « tohu-bohu »de Babel. La force du livrede Draï est de faire enten-dre l’incessant murmureentre Dieu et son servi-teur. « Abraham », dit le Seigneur. « Mevoici »… Dieu qui se révèle et devientparole. Parole qui, depuis Our Casdim(Ur en Chaldée), résonne comme uneinjonction : « Abraham, quitte ton pays,ta parenté et la maison de ton père pour lepays que je t’indiquerai. Je ferai de toi ungrand peuple. Je te bénirai. »

L’histoire d’Abraham est celle d’unabandon qui n’est pas soumission, maisconfiance en Dieu. Avec sa famille et sestroupeaux, ce chef de clan quitte son vil-lage, se rend d’Harran en Mésopotamiejusqu’aux abords de Sodome et dans laterre promise de Canaan. Route physi-que, doublée d’une voie (ou voix) inté-

rieure conforme à l’autreappel divin « LekhLekha » (« Va vers toi »),qui signifie que la foi esttoujours chemin deconversion, va-et-viententre un « infini céleste »et un « infini intérieur »,un « saut dans l’incon-nu », pour reprendreKierkegaard que RaphaëlDraï cite avec bonheur.

Le livre est bâti autourdes « dix épreuves » queDieu aurait fait subir àAbraham, dont les plusconnues sont la sortie deson pays, la descente enEgypte et le rapt de Saraï(qu’il fait passer pour sasœur) par Pharaon, la sté-rilité de Saraï âgée deprès de cent ans, à qui

Dieu promet pourtant une postérité« aussi nombreuse que les étoiles », l’infi-délité de Loth qui le quitte et choisit sapropre route, la tentation de marchan-der avec Dieu au moment de la destruc-tion de Sodome, enfin le sacrifice deson fils Isaac (un bélier lui est substi-tué), l’épreuve la plus révoltante à

laquelle Abraham est prêt à consentirpar obéissance à Dieu, qui signe en faitl’interdit divin de tout infanticide.

Abraham surmonte chacune de cesépreuves, non pas comme Hercule avecses douze travaux pour démontrer saforce surhumaine. Il éprouve au contrai-re l’angoisse, la pitié, l’ambition, la riva-lité, soit toute la palette des sentimentshumains. Alors, Abraham devient lesujet de sa propre histoire, ou plutôt« Dieu ré-institue l’humanité au sujet dela sienne. » « Abram » devient « Abra-ham », « Saraï » devient « Sarah ».Par l’adjonction de la lettre hei – trans-littération qui est fécondation –, Abra-ham est rendu à l’humain (haadam).Plus exactement, écrit Draï, à « la capa-cité de dépassement dévolue à l’hu-main », dès lors que l’humain met saconfiance en Dieu.

Abraham symbolise la généalogiecommune aux trois monothéismes, lejudaïsme, le christianisme et l’islam, queson nom a longtemps divisés. Pour lesjuifs, il est le père aîné du bien-nommépeuple de l’Alliance. Pour les chrétiens,la figure de Jésus se substitue à la sienne(« Avant qu’Abraham fût, Je suis », ditl’Evangile). Pour les fidèles de l’islam, ilest le « premier des musulmans », pèred’Ismaël, fils aîné qu’Abraham a eud’Hagar, la servante égyptienne. Le para-doxe aujourd’hui est qu’Abraham,monument d’humanité, est devenu unesorte de pont entre les générations et lesreligions, qu’il convient de méditer àl’heure de tous les intégrismes. a

Henri Tincq

Les actes du dernier colloque auquel prit part Jacques Derrida, en 2001, aux Etats-Unis

Saint Augustin et la postmodernité

Du mode d’existence des anges : passé, présent

La nouvelle viede l’abbé de Rancé

Du mondeau désert

DES CONFESSIONSJacques Derrida - Saint Augustinessais réunis par John Caputoet Michael Scanlon.

Traduit de l’anglais par Pierre-EmmanuelDauzat, Stock, 498 p., 35 ¤.

L ’un des moindres paradoxes de lapensée contemporaine n’est assu-rément pas l’usage qu’elle conti-

nue à faire de la théologie tout en res-tant à distance de la foi. Ce recueil enporte un nouveau témoignage. Il rassem-ble en effet les actes d’un colloque, le der-nier auquel Jacques Derrida a pris partaux Etats-Unis, en 2001, tout entierconsacré à une confrontation entre leplus prolifique des Pères de l’Eglise et lephilosophe français qui incarne parexcellence, outre-Atlantique, le courantdit « postmoderne ».

L’occasion en était une réflexion surun volume à deux voix paru au Seuil en1991, sous le titre Jacques Derrida. Il

s’agissait de deux essais : l’un, « Derrida-base », dû à Geoffrey Bennington, uni-versitaire britannique aujourd’hui pro-fesseur à Emory (Etats-Unis), auquelrépondait l’autre, « Circonfession », unelibre réflexion de Derrida sur sa jeu-nesse juive dans l’Algérie française, etsur la mort de sa mère, Georgette Derri-da, devenue amnésique. C’est cette cir-constance qui a conduit Derrida à rap-procher ce moment du célèbre passagedes Confessions, dans lequel Augustinrapporte l’agonie de Monique, sa pieusemère, à l’époque de son baptême.

Mais l’analogie s’arrête là. Pour Derri-da, il n’est pas question de retour, enco-re moins de conversion, mais plutôt decaractériser, dix ans après et en présen-ce de certains des plus grands spécialis-tes du corpus augustinien, l’importanceque revêtent pour lui « la prière et les lar-mes » ; d’évoquer, aussi, son habituded’embrasser ou de toucher son châle deprière (tallith), tout en marquant l’écartd’un contemporain que « l’on prend à

juste titre pour un athée » vis-à-vis deDieu. Quite à assumer toutes les contra-dictions – parfois vertigineuses – d’unetelle position…

Théologie négative« Je suis aussi non-juif que possible, aus-

si athée que possible », « confesse » ainsiDerrida à ses hôtes américains. Quant àce que signifie pour lui la notion de« Dieu », il affirme plus loin que « pourmoi-même si je dis que Dieu n’existe pas,je dirais immédiatement le contraire. Dieuexiste dans la mesure où des gens croienten Dieu. (…) Pour moi les religions sont lapreuve que Dieu existe même si Dieu n’exis-te pas ». Cette existence, dira-t-il encore,est attestée par la prière qu’on Lui adres-se. Ou par les textes qui parlent de Lui.

Doit-on constater du coup un retour àla « théologie négative », souvent impu-tée à Augustin, celle qui dit que l’on nepeut rien connaître de Dieu si ce n’estreconnaître qu’Il existe ? Ce serait allervite en besogne. Comme le fait remar-

quer John Caputo, titulaire de la chaire« Thomas » à l’université de Syracuse(Etats-Unis), le « Dieu inconnu » de lathéologie négative demeure aux yeux ducroyant celui d’Abraham, d’Isaac et deJacob, et non celui de la nuit absolue del’indéterminé dans laquelle le plongeDerrida.

Dès lors, qu’est-ce qui pousse lesmodernes et les penseurs dits de « lamort du sujet » à faire ainsi usage del’évêque d’Hippone, au risque debrouiller un peu plus les us et les certitu-des de la « postmodernité » et la com-préhension de l’œuvre ? Augustin, enrencontrant Dieu dans le moi, a su détrô-ner par anticipation le sujet modernesûr de lui et maître de la nature, avanceElizabeth Clark, de l’université de Duke.Mais à l’ère du soupçon, suggère l’undes biographes d’Augustin, JamesO’Donnell, mieux vaut se garder de croi-re en l’exactitude de confessions. Cellesd’hier comme celles d’aujourd’hui. a

Nicolas Weill

CHRONIQUE ROGER-POL DROIT

ABRAHAM, ou larecréation du mondede Raphaël Draï.

Fayard, 592 p., 26 ¤.

ESSAIS

Page 11: Terrorist - Le Monde.fr - Actualités et Infos en France ...medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20070104/851929_sup_livres_0701… · ... sa fuite du Sou-dan,samarche dans ledésert,sadécou-

0123 11Vendredi 5 janvier 2007 11

LA CHAIRET L’OMBRE,de RobertHoldstockAprès La Forêtdes Mythagos,RobertHoldstock atrouvé un autrebiais, déroutant,pour explorer le

passé mythique de l’humanité : ilassocie les résultats de fouillesarchéologiques à des plongéesexpérimentales dans lepréconscient. Son héros, JackChatwin, vit à cheval sur plusieursmondes : depuis son enfance, il estsujet à des sortes d’intrusions dansun monde parallèle où un couplepréhistorique est traqué. Devenuadulte, il se verra contraint sous lamenace de partir en expéditiondans cette curieuse contréeparallèle soumise à un dieutaureau. Ajoutez à cela une citéantique qui surgit d’un mondedans l’autre et un archéologueaussi hanté qu’Achab et vous aurezune petite idée de la richesse de ceroman. J. Ba.Traduit de l’anglais par FlorenceDolisi, Denoël « Lunes d’encre »,478 p., 25 ¤.

BLOODSILVER,de Wayne BarrowSous ce pseudonyme anglo-saxon sedissimulent deux brillants auteursfrançais qui ont composé là unsidérant western uchronique, uneréécriture jubilatoire de l’histoiredes Etats-Unis contaminée parl’irruption dans le Nouveau Mondeen 1691 d’une communauté debroucolaques. Dans cette épopéevampirique qui court jusqu’en 1917défilent quelques-unes des grandesfigures de l’Ouest américain : MarkTwain, Doc Holliday, Billy the Kid…Un tour de force. J. Ba.Mnémos « Icares », 360 p., 20 ¤.

LES ANGES ÉLECTRIQUES,anthologie d’André-FrançoisRuaudCette anthologie à propos des anges– « l’un des mythes les mieux à mêmed’être réinventés par les littératures del’imaginaire » – réunit des auteursde différentes nationalités dans unsommaire prestigieux où sedistinguent les textes de Kelly Link,Richard Kearns et Johan Heliot. Onprendra soin d’accompagner cettelecture de la consultation du belalbum Anges et fées (Le Pré auxclercs, 15,90 ¤). J. Ba.Les Moutons électriques 366 p., 28 ¤.

LITTÉRATURESAFRIQUE, de Karen Blixen (Gallimard).ALLEMAGNE, UN VOYAGE, de Wolfgang Büscher(L’Esprit des péninsules).LE RIRE DE SWANN, d’André Hodeir(Rouge profond).THÉÂTRE, d’Henrik Ibsen (Gallimard, « Pléiade »).LE PAYS DES TÉNÈBRES,de Stewart O’Nan (L’Olivier).J’ENTENDS DES VOIX, de Frédéric Pajak(Gallimard).CHAOS, de Franck Venaille (Mercure de France).

ESSAISDICTIONNAIRE DE GAULLE (Robert Laffont, « Bouquins »)NOUS ÉTIONS SI HEUREUX…, d’André Boniface(La Table ronde).JEFF WALL, de Jean-François Chevrier (Hazan).LA SOUPE DE KAFKA, de Mark Crick (Flammarion).UNE MARCHE EN LIBERTÉ, de Jean-Paul Dzokou-Newo(Maisonneuve et Larose).LA CHAMBRE NOIRE DE FRANCIS BACON,de Martin Harrison (Actes Sud).NAPOLÉON ET WATERLOO, de Jean-Marc Largeaud(La Boutique de l’histoire).

Juan Miguel Aguilera, entre histoire et science-fiction

La vérité des prodigesDeux guides de voyages pour amateurs de merveilleux

Cartographies fantastiques

RENCONTRE L’impulsion utopique de Kim Stanley Robinson

Quand la SF sonne l’alarmeLES QUARANTE SIGNESDE LA PLUIEde Kim Stanley Robinson.

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) parDominique HaasPresses de la Cité 398 p., 21,50 ¤.

CHRONIQUESDES ANNÉES NOIRESde Kim Stanley Robinson.

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) parDavid Camus et Dominique HaasPocket science-fiction 1 014 p., 12,30 ¤.

Kim Stanley Robinson est incon-testablement, depuis la paru-tion de sa trilogie martienne,l’une des voix les plus importan-

tes de l’actuelle science-fiction américai-ne. On connaissait son intérêt pour l’éco-logie, clairement affiché dans S.O.S.Antarctica. Il se manifeste à nouveaudans Les Quarante Signes de la pluie, pre-mier volume d’une trilogie poursuivieavec Fifty Degrees Below (2005) et quidevrait s’achever en 2007 avec la publi-cation de Sixty Days and Counting.

Le problème du réchauffement clima-tique et de ses conséquences est le thè-me central de l’intrigue. L’un des prota-gonistes principaux du roman, CharlieQuibbler, est un spécialiste du climatdans l’équipe d’un sénateur influent,Phil Chase. Il travaille sur des textes delois qui permettraient sa prise en comp-te par un président réticent. Deux despéripéties les plus notables de ce pre-mier tome sont des conséquences de ceréchauffement et affectent aussi bien lacôte californienne que la capitale fédéra-le, victime de graves inondations.

Ce qui est particulièrement fascinantdans ces Quarante Signes de la pluie,c’est la façon dont Kim Stanley Robin-son s’empare de ce thème et l’incorporeà une trame romanesque plus vaste,sans aucunement le diluer. Il y a là uneremarquable démonstration de ce qu’estle travail d’un romancier.

Les deux autres personnages princi-paux appartiennent à la National Scien-ce Foundation (NSF), chargée de distri-buer des subventions. L’un, Frank Van-derwal, est la clé qui permet à une intri-gue secondaire de se développer du côtéde laboratoires de biotechnologies.L’autre, Anna Quibbler, introduit, dès lepremier chapitre, une composante insoli-te : un groupe de moines tibétains repré-sentant le Khembalung – une île du gol-

fe du Bengale menacée d’engloutisse-ment –, envers lesquels elle manifesteune curiosité de bon aloi.

« La climatologie est centrale, affirmeKim Stanley Robinson. Mais j’ai voulumontrer que la société continue à se déve-lopper, que les biotechnologies qui jouentun rôle considérable dans la diminution dela souffrance humaine, pourraient être par-tie prenante dans la lutte contre le réchauf-fement global – par la création d’une bac-térie capable d’absorber le CO2 par exem-ple. J’ai fait une combinatoire de tout cela,avec en creux, le rôle des OGN. J’ai vouluaussi que les personnages les plus ration-nels que sont les chercheurs de la NSF serendent compte qu’il faut que la scienceconstitue dans leur travail une sorte d’éthi-que assez similaire à ce qu’on rencontredans le bouddhisme. »

Le pouvoir et la scienceDerrière ce thème climatologique,

c’est en fait le rapport du pouvoir politi-que à la science et aux scientifiquesqu’aborde Kim Stanley Robinson. Ilconstate d’ailleurs que, depuis la paru-tion de son roman, en 2004, la commu-

nauté scientifique américaine s’exprimed’une voix plus forte sur ce sujet.L’auteur a conçu sa trilogie comme uneexhortation à une action collective face àune situation qui s’aggrave chaque jourdavantage, avec des conséquences rava-geuses.

C’est ainsi qu’il conçoit le rôle de lascience-fiction : « La SF est une facettede la pensée humaine qui décrit différenteshypothèses, différents scénarios, en nousmontrant de préférence des voies plus opti-mistes que pessimistes et en donnant unesorte d’impulsion utopique. »

Pocket a réédité fort opportunémentune autre œuvre majeure de Kim Stan-ley Robinson : Chroniques des années noi-res. Il s’agit d’une uchronie dans laquel-le l’auteur a imaginé que l’épidémie depeste noire qui a ravagé l’Europe auXIVe siècle a fait beaucoup plus de victi-mes qu’en réalité : 99 % de la popula-tion. Le cours de l’histoire s’en trouvedonc radicalement changé. Ce sont lespopulations étrangères, venues des paysmusulmans, qui vont venir repeuplerl’Europe, l’islam et la Chine devenantalors les grandes civilisations.

« Sans les Européens, les autres civilisa-tions vont elles aussi essayer de rendre lavie plus facile, de construire de meilleuresmachines, d’élaborer des armes plus effica-ces, imagine l’écrivain. Elles vont s’atta-cher au progrès. On obtient alors un mon-de similaire au nôtre, à une différenceprès : il n’est pas inévitable qu’une civilisa-tion domine ses voisines ; il peut y avoirplusieurs forces à l’œuvre sans que l’unel’emporte sur les autres. L’uchronie est unbon moyen de repenser notre présent. Leschoses ne sont pas inévitables. »

Comment devient-on auteur de scien-ce-fiction ? Kim Stanley Robinson a pas-sé son enfance en Californie dans lecomté d’Orange. C’était un endroit où ily avait des vergers d’agrumes. « Tousces arbres ont été abattus pour être rempla-cés par des autoroutes. Cela a constituépour moi une sorte de traumatisme.Quand j’ai commencé en fac à lire de lascience-fiction, je me suis rendu compteque cela reflétait bien le choc que j’avaisreçu, que c’était le genre littéraire quidevait être le mien. » L’avenir lui a don-né raison. a

Jacques Baudou

ZOOM

LES CHOIX DU « MONDE DES LIVRES »

Nouvelle Orléans (Louisiane) décembre 2005. PAOLO PELLEGRIN/MAGNUM PHOTOS

LE SOMMEIL DE LA RAISONde Juan Miguel Aguilera.

Traduit de l’espagnol par Antoine Martin.Ed. Au Diable Vauvert 522 p., 24 ¤.

C omme ses deux précédentsromans parus chez le même édi-teur, Le Sommeil de la raison est

le récit d’un voyage. La Folie deDieu racontait un voyage vers l’Orient,Rihla vers les Amériques. « Dans l’unet l’autre, les voyageurs européensétaient confrontés à une autre façon depenser, à une culture différente. Le Som-meil de la raison est un voyage interneà l’Europe et il décrit un affrontemententre la raison, la logique et la penséemagique », déclare l’auteur qui a utilisécomme axe de son roman le voyage his-torique du futur Charles Quint des Flan-dres jusqu’à l’Espagne, par mer, en1516. Le roman se situe donc à laRenaissance, époque dont Aguilera sou-ligne le caractère paradoxal : en mêmetemps que les idées connaissent uneévolution extraordinaire, se multiplientles bûchers de l’Inquisition.

Magie et sorcellerieMais Le Sommeil de la raison n’est

pas seulement un roman historique,c’est aussi un roman fantastique pre-nant assise sur la magie et la sorcelle-rie, croyances bien ancrées du temps. Iln’est pas seulement le récit d’un voya-ge vers l’Espagne réelle, il relate égale-ment une rencontre entre deux êtresque tout sépare : Luis Vives, l’huma-

niste élève d’Erasme, et Céleste, la sor-cière chargée d’une dangereuse mis-sion et poursuivie par des ennemisimpitoyables. Cette rencontre va lesconduire au paroxysme de l’intrigue,« dans des régions si lointaines qu’elles setrouvent au-delà de ce que l’esprithumain peut imaginer ».

Si Céleste est un personnage de purefiction, elle croise, au fil de sa route, defascinants personnages historiques :Hyeronimus Bosch, d’abord, à qui leHabsbourg Philippe le Beau com-mande un Jugement dernier aux som-bres propriétés magiques ; Luis Vives,ensuite, auteur d’un Traité de l’âme,pour qui le voyage en Espagne est l’oc-casion de se remémorer des souvenirsdouloureux ; Ignace de Loyola, enfin,gentilhomme soldat épris des romansde chevalerie, croisé ici avant la révéla-tion mystique qui lui fera créer la Com-pagnie de Jésus. Le miracle, qui fait dece roman une réussite éclatante, tienten ce que l’auteur a su entremêler fic-tion et histoire de façon si virtuosequ’on finit presque par croire en la véri-té des prodiges contés… a

Jacques Baudou

La science-fiction espagnole est le territoireexploré dans l’anthologie conçue par latraductrice Sylvie Miller, DimensionEspagne (éd. Rivière blanche 316 p.,20 ¤). L’ouvrage réunit les principauxauteurs ibériques (à l’exception de JavierNegrete) : Aguilera bien sûr, RafaelMarin, Elia Barcelo, Victor Conde, DanielMares, Rodolfo Martinez…

L’ENCYCLOPÉDIEDE LA FANTASYde Judy Allen.

Traduit de l’anglais par Nelly Zeitlinet Florence Bas,éd. Rouge et Or, 144 p., 16,50 ¤.

ARTHUR SPIDERWICK :Grand guide du mondemerveilleux qui vous entourede Tony DiTerlizzi et Holly Black.

Traduit de l’anglais par BertrandFerrier, Pocket Jeunesse 122 p., 21 ¤.

A rpenter les territoires de l’imagi-naire nécessite des outils deconnaissance. Jonathan Stroud,

le préfacier de l’encyclopédie, a raison :chacun de ces livres est une clé pourdécouvrir ces mondes nés de l’imagina-

tion des hommes. Et l’auteur de la trilo-gie de Bartiméus est bien placé pourexpliquer que les créatures qui le peu-plent « survivent depuis des milliers d’an-nées, passant d’une personne à l’autre, évo-luant et se transformant sans cesse ».

Bêtes fabuleusesLe Grand guide se présente sous la

forme d’un fac-similé du manuscrit écritil y a plus d’un siècle par un patientexplorateur : Arthur Spiderwick, et tou-tes les illustrations sont l’œuvre dumême artiste, Tony DiTerlizzi, qui a« restauré » le manuscrit original. Il s’yrévèle tout à fait digne de figurer auPanthéon des illustrateurs féeriques.

L’encyclopédie de Judy Allen couvrela totalité du champ avec des chapitresconsacrés au petit peuple, aux esprits etgénies de la nature, aux bêtes fabuleu-ses, aux créatures mythologiques, à la

magie et aux sortilèges. Elle s’aventuremême du côté du fantastique avec lesloups-garous, les vampires, les zombies,les fantômes et les apparitions. Le Grandguide se concentre surtout sur les créatu-res du folklore merveilleux, des farfadetsaux kelpes en passant par les licornes,les sirènes et les trolls. Mais il fait quel-ques détours dans la zoologie fantasti-que, avec notamment un article sur lesserpents de mer illustré d’une planche àdéplier tout à fait fascinante de préci-sion. L’ouvrage a d’ailleurs l’allure d’uncahier dans lequel un naturaliste auraitnoté, par le texte et le dessin, le résultatde ses observations. Avec de-ci de-là destouches d’humour ou d’érudition.

Des créatures ainsi recensées, Jona-than Stroud dit que « certaines doiventêtre apprivoisées, alors que d’autres sontdécidément indomptables ». a

Jacques Baudou

SCIENCE-FICTION

Page 12: Terrorist - Le Monde.fr - Actualités et Infos en France ...medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20070104/851929_sup_livres_0701… · ... sa fuite du Sou-dan,samarche dans ledésert,sadécou-

12 0123Vendredi 5 janvier 2007

John Updike en 1997. MICHAEL O’NEILL/CORBIS OUTLINE

John Updike

« L’Amérique,commeun cloaque »

Repères

M E R C V R E D E F R A N C E

Une photo, c’est un moment pris sur le vif,mais c’est aussi l’histoire d’un jour. Ce jour-là :un autoportrait à la manière d’un Je me souviens.

WILLY RONIS

Pla

ceV

endô

me,

1947

©W

illy

Ron

is-

Rap

ho

Ce jour-là

« J’ai toujoursconsidéréle travaild’écriturecomme uneprofession.Je suis écrivaincommed’autres sontdentistesou courtiersen Bourse »

18 mars 1932 : naissanceà Reading, en Pennsylvanie.1954-1955 : part en Angleterreafin d’étudier à la Ruskin Schoolof Drawing and Fine Arts à Oxford.1955 : premier recueil de poésie.1955 : entre au New Yorker.1957 : se retire, en compagnie desa première femme, à Ipswich, dansle Massachusetts, tout en continuantd’écrire pour le New Yorker.1959 : premier roman,The Poorhouse Fair.1960 : Rabbit, Run.1963 : The Centaur.1971 : Rabbit Redux.1977 : second mariage.1981 : Rabbit is Rich, prix Pulitzer.1984 : Les Sorcières d’Eastwick.1990 : Rabbit at Rest,deuxième Pulitzer.2002 : Seek My Face.2006 : Terrorist.

Le timbre doux et rugueux, ilconserve du bégaiement de sonenfance quelque chose de fragileet d’effacé. Romancier, nouvellis-te, poète et « critic at large » auNew Yorker, John Updike est pour-

tant, à 74 ans, le plus prolifique des grandsécrivains américains, éminent chroniqueurde cette Amérique blanche des classes moyen-nes qui, de la « Bible Belt » aux franges duNew Jersey, n’en finit pas de souffrir sa lenteasphyxie spirituelle. Que faire lorsque Dieus’est tu ? Comment survivre à l’ennui danscette petite banlieue qui, par son infinie dis-persion, constitue aujourd’hui le noyau durde l’empire américain ? Auteur de la saga his-torico-érotique des Rabbit – Rabbit, Run,Rabbit Redux, Rabbit is Rich, Rabbit atRest –, Updike a désormais conquis sa placedans le canon nord-américain. Observateurdes plus menus détails d’un tissu urbain endécrépitude, écrivain du sexe féminin, maisaussi des monts de lumière qui, soudain, per-cent à jour le quotidien le plus morose, Updi-ke n’en finit pas de contempler une Améri-que prostrée, mais bel et bien vivante.

Vous êtes depuis près d’un demi-sièclel’un des observateurs les plus minutieuxde la vie contemporaine outre-Atlantique.L’élection récente des démocrates auCongrès représente-t-elle un tournantdécisif pour la politique américaine ?

Pour la politique américaine, Dieu seul lesait, mais moi, en tout cas, je suis franche-ment plus gai, même si je dois dire que jen’ai pas été un grand détracteur de Bush. Jele trouve plutôt… persuasif.Persuasif ?

Disons que je serais heureux, comme je l’aiété toute ma vie, de voir un démocrate à laMaison Blanche en 2008. Et puis les pro-grammes économiques de Bush me sem-blent absurdes, et je déteste l’idée que laCour suprême, noyautée aujourd’hui par lesrépublicains, puisse un jour abolir le droit àl’avortement. Mais pour l’Irak, je ne sais pas,ce serait tellement mieux, évidemment, si ceteffroyable bain de sang n’avait pas eu lieu. Jepense néanmoins que l’invasion était uneidée potentiellement brillante qui – du pointde vue stratégique et militaire – a été tragi-quement bâclée.Pensez-vous que l’Amérique aitbeaucoup changé au cours de ladernière décennie ?

Oui, en profondeur. Tout d’abord, l’expé-rience de ce que j’appellerais le « républica-nisme révolutionnaire ». Cette notion selonlaquelle tout ce qu’il fallait aux républicainsc’était une petite croisade pour alléger lesmécanismes fiscaux et politiques d’un « biggovernment » qui, depuis la fondation desEtats-Unis, inquiète tant mes compatriotes.Tout cela, aujourd’hui, a sombré dans ladésillusion. Et les électeurs se tournent ànouveau vers les candidats d’une « gau-che » qui survit au prix de mille compromis.Quant à la texture générale de la vie améri-caine, cela ne fait aucun doute : nous avonsperdu cette formidable exaltation, ce senti-ment d’être au bord d’un « Brave NewWorld » toujours en devenir. Et notre jeu-nesse a l’air grise et triste : elle se préoccupetrop de sa progéniture, et pas assez d’unequelconque pensée radicale. Bref, notre pro-pre déhiscence morale combinée à la mon-tée en puissance de la Chine et de l’Inde ferade nous l’Angleterre de demain.Vous venez de publier Terrorist, unroman visiblement inspiré par le11-Septembre, et dont l’antihéros estun jeune Arabe-Américain.Sommes-nous à l’âge du romanpolitique ?

J’espère bien que non ! Les romans cen-trés sur la grande obsession d’une époquedeviennent obsolètes la saison suivante. Unromancier doit, selon moi, s’intéresser avanttout au petit monde qui fourmille sous lacité, au monde des microcrises existentielles,plutôt qu’à celui des grandes crises politi-ques. Mes livres parlent de vies privées, etmon style représente, je crois, une tentativepour rendre à la vie ordinaire ses couleurs etses particularismes, voire ses résonancespolitiques, au sens étymologique.Pourquoi alors avez-vous succombé audésir de vous mettre dans la peau d’un« terroriste », obsession de notreépoque s’il en est ?

Je pensais que j’étais en mesure de com-prendre, ou au moins d’imaginer, « l’autrecôté ». Je souhaitais voir à travers les yeuxd’un jeune musulman dévot et naïf. Je sou-haitais – ne serait-ce qu’une fois dans ma viede romancier – observer l’Amérique, noncomme une alma mater, mais comme uncloaque obscène, gorgé de pourritures et defrasques sexuelles.Epouser, contrairement à presque tousles romanciers de l’après 11-Septembre,le point de vue du terroriste ?

Oui. Ecrire un roman du côté de l’empa-thie, si je puis dire. Un terroriste, séduit, aufil d’une implacable logique, par l’idée dumeurtre de masse. Pas un monstre, et pasun imbécile non plus. Je n’écris pas contrele terrorisme. Ni d’ailleurs sur le terrorisme.J’écris, en effet, du point de vue d’un seulterroriste qui est peut-être même, je l’ad-mets, un cas absolument unique en songenre.Votre dernier roman paru en France,Seek My Face, raconte l’entretien d’unejeune journaliste avec une vieillefemme peintre américaine. Etiez-vouslà dans une tonalité plus profondément« updikienne » ?

Oui, je crois. La couleur, sans doute. Maisle défi, ici, était de se mettre dans la peaud’une femme de 58 ans. Et, en tant queromancier, on se demande toujours : qu’est-ce que je sais que je n’ai pas déjà dit, plusd’une fois ? Or dans ce livre je voulais mon-trer, par le truchement de cette femme pein-tre, le moment de l’ascendance américainedans les arts visuels, les années 1950, simachos, chaotiques, exubérantes. Ce quim’intéresse aussi, c’est que la vocation artisti-que a remplacé dans ces années-là la voca-tion religieuse. De la lumière intérieure auxtrouées de lumière.

Vous avez publié vingt-deux livres, vousêtes critique au New Yorker. Commentécrit-on autant ?

En ne faisant presque rien d’autre. Jen’ai jamais souhaité enseigner, refaire lavie de mon père. Je préférais être mauvaisécrivain que pas écrivain du tout. Et j’ai tou-jours considéré le travail d’écriture commeune profession. Je suis écrivain commed’autres sont dentistes ou courtiers enBourse. J’ai mes horaires, comme tout lemonde : de 9 heures du matin à 13 h 30.Ainsi, même si on est plutôt lent, on finitpar accumuler beaucoup de pages !Comment est-ce que essai et fictioncoexistent dans votre esprit ?

Le critique n’est pas omniscient ; il sait uncertain nombre de choses et profère des opi-nions. Alors que, dans la fiction, vous sculp-tez un monde qui se tient debout et qui devraêtre perçu au travers de multiples trous deserrure. Ces boîtes à outils coexistent séparé-ment dans mon esprit.Qu’est-ce que vous aimez dans votre« métier » d’écrivain ?

Chaque bonne page de roman a quelquechose de la qualité d’un poème. Cela doit êtreintéressant en soi, mû par une dynamiqueinterne, même si l’on ne connaît pas l’histoi-re. Mais il s’agit aussi de construire des ima-ges extrêmement précises et, bien sûr, unehistoire formidable. J’aime fabriquer cesmondes emboîtés.On dit que vous adorez Salinger, qui apourtant un style si différent duvôtre…

Oui ! Ce que j’adore chez Salinger, c’estson côté religieux, cette recherche secrète despiritualité, en plein XXe siècle. Le côté trèsdésaxé de sa narration. C’est l’un des grandsinnovateurs de la prose américaine moderne,surtout dans ses nouvelles.Vous avez dit, une fois : « Je lis afin devoler », ce qui rappelle la phrase deT.S. Eliot : « Les bons poètes volent. »Vous arrive-t-il, en ces temps sipuritains, si obsédés par le plagiat, devoler – et chez qui ?

Mais oui, très souvent ! « Les mauvais poè-tes imitent », disait aussi Eliot. Moi, Dieu soitloué, j’ai volé des images quand je pensaisque personne ne s’en rendrait compte ! Audébut, je crois que l’on cherche un modèle –dans mon cas, Proust, Nabokov, Salinger –,mais une fois que l’on est formé, on cherchequelque chose de si admirable qu’on auraitaimé l’avoir trouvé soi-même, et là, c’est trèstentant et fort possible de… enfin, si tant estque l’on puisse trouver un bon endroit où lecacher.Le processus artistique par excellence :copier un original pour le glisser dansune fente nouvelle, de nouveauxvoisinages ?

L’art est une activité introspective où l’onsait ce qui s’est fait, et ce qui se fait. Il fautexpérimenter l’écriture pour écrire soi-même. Lire assez pour souhaiter « en être »,comme disait Proust. Et, à ce niveau-là, noussommes tous des voleurs.

Votre prose a une texture extrêmementsingulière dans le paysage contemporainaméricain. Votre acuité sensorielle, maisaussi un certain humanisme et un élanlyrique aujourd’hui assez rares.Seriez-vous devenu vous-même un« personnage » isolé sur les territoiresde la fiction américaine ?

Je pense que dans les années 1960 ou 1970il régnait dans la fiction américaine une sorted’humour noir, une ombre réflexive, quebien des écrivains ont cultivée avec brio.Alors que mon écriture est, à mon sens,débordante d’expressions de joie et de grati-tude à l’idée même d’être conscient, y com-pris dans les passages les plus austères et lesplus sombres. Voilà le cœur de ce qui se jouedans mes livres et fait peut-être de moi, eneffet, un écrivain anachronique en Amérique.Peut-être à l’époquepost-expérimentale le bonheur d’écrirefera-t-il un retour en force…

Ah ! Je trépigne d’impatience… a

propos recueillis par Lila Azam Zanganeh

RENCONTRE

L’auteur de la série des Rabbit change de registre avecson nouveau roman, dans lequel il observe son paysà travers les yeux d’un terroriste