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Centre suisse d’études sur le Québec et la francophonie www.unifr.ch/ceqf
Les fictions de la Franco-Amérique : une autre américanité
Jean Morency, Université de Moncton
C’est un grand plaisir et un grand honneur pour moi de vous adresser aujourd’hui la
parole à l’occasion de l’inauguration du Centre suisse d’études sur le Québec et la francophonie.
Si j’ai répondu avec enthousiasme à l’aimable invitation du professeur Claude Hauser, c’est en
bonne partie à cause de l’amitié qui me lie au professeur Yvan Lamonde, un des grands historiens
du Québec actuel qui s’est impliqué dans la création de ce centre d’études qui, je n’en doute pas,
est promis à un brillant avenir. Mais c’est aussi parce que la Suisse et le Jura en particulier ont
joué un rôle certain dans le phénomène que je vais explorer dans les minutes qui suivent, celui de
l’américanité de la culture et de la littérature québécoises. Il appartient en effet à Auguste Viatte
d’avoir été un des pionniers de la saisie de ce phénomène, avec son texte intitulé « Réflexions sur
le Canada français dans son cadre américain », publié en septembre 1939 dans la revue
canadienne L’Action nationale. Auguste Viatte y affirme en effet que « parmi les composants de
la civilisation américaine, la civilisation française a droit de cité, elle quatrième, au même titre
que l’anglaise, l’espagnole et la portugaise ». Ce plaidoyer en faveur de la reconnaissance d’une
Amérique française préfigure mon propos sur les fictions de la Franco-Amérique. Or, il est
intéressant de noter que parmi ces fictions, une des plus importantes à mon avis est un roman de
Gabrielle Roy publié en 1961, La montagne secrète, qui met en scène un personnage inspiré par
le peintre d’origine suisse René Richard, né lui aussi dans la région géographique du Jura, à la
Chaux-de-Fonds pour être plus précis. J’espère que vous m’excuserez de faire référence à un
homme originaire d’un canton voisin en ce jour d’inauguration officielle, mais les aventures de
René Richard dans le grand nord canadien évoquent directement l’univers des coureurs des bois,
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qui forme un fondement essentiel des fictions franco-américaines, entendues au sens large du
terme. J’aimerais donc vous entretenir aujourd’hui de ces fictions de la Franco-Amérique, en les
inscrivant dans un questionnement qui traverse toute l’histoire du Québec, celui de son
appartenance au continent américain. Pour y arriver, je compte procéder en trois temps. Je vais
d’abord esquisser les contours de la notion d’américanité, en évitant de trop vous bombarder de
considérations théoriques. Je vais ensuite présenter un survol des relations littéraires entre le
Québec et les États-Unis, des relations qui ont été plus fécondes qu’on ne le croit généralement.
Pour terminer, je vais vous présenter quelques-unes de mes hypothèses sur les fictions de la
Franco-Amérique proprement dites.
1. L’américanité : influences, confluences, interférences
Il est possible d’envisager la question de l’américanité de la littérature québécoise sous
plusieurs angles, que ce soit 1) sous l’angle des représentations qui sont proposées du continent
américain et des États-Unis, 2) sous l’angle des influences socioculturelles exercées par les États-
Unis sur le Québec et des transformations qu’elles y ont provoquées, 3) sous l’angle des
confluences de nature thématique, formelle ou même institutionnelle prenant place entre des
œuvres données, ou encore 4) sous l’angle des emprunts délibérés et des transferts culturels qui
ont été effectués par les auteurs québécois, pour ne mentionner que quelques-unes des approches
possibles.
Il est ainsi permis de considérer la littérature québécoise, sinon comme une variante de la
littérature états-unienne, du moins comme un mode d’expression du Nouveau Monde et de la
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réalité américaine au sens large. Sans être unique en son genre, ce mode d’expression particulier
est le résultat de la mise en place d’un ensemble de représentations et de formes littéraires
inédites, ainsi que des influences multiples exercées tant par des écrivains que par des artistes
pratiquant d’autres formes d’art : musique, peinture, cinéma, etc.
Certes, il est parfois difficile de distinguer ce qui distingue l’américanité de
l’américanisation. Tandis que la notion traditionnelle d’américanisation suggère un processus,
celle plus récente d’américanité repose sur l’idée d’un résultat. L’américanité serait en ce sens le
résultat d’un vaste processus d’américanisation qui s’est déroulé en deux grandes étapes, comme
l’a bien montré l’historien Yvan Lamonde : d’une part, l’adaptation au nouveau continent et,
d’autre part, l’influence exercée par les États-Unis sur les autres pays américains. C’est ce
processus en deux temps qui a contribué à la formation des collectivités américaines telles que
nous les connaissons aujourd’hui. Les écrivains francophones du Québec et du Canada ont donc
été amenés à expérimenter et explorer le territoire américain et surtout états-unien dans ses
multiples dimensions (non pas uniquement géographiques mais aussi sociales, intellectuelles,
culturelles et littéraires), non seulement parce que ce territoire s’est imposé avec force mais aussi
parce qu’il a été appréhendé sous l’angle de ses potentialités. En ce sens, si la société et le mode
de vie états-uniens ont souvent été considérés souvent comme une menace, un repoussoir ou un
épouvantail, la culture de ce pays n’en est pas moins arrivée à représenter un réservoir de
modernité, notamment littéraire, scientifique et artistique, et elle s’est imposée bientôt comme un
univers de référence à part entière, qui est venu se superposer progressivement à un autre univers
de référence, français celui-là.
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Une excellente définition de l’américanité nous a été proposée par Yannick Resch, qui
associe ce phénomène à « un certain nombre de valeurs que le peuple québécois a intériorisées en
fonction de son histoire, de son appartenance géographique, climatique, au continent américain »,
tout en précisant que ces valeurs positives « débordent largement l’« americain way of life »,
c’est-à-dire l’absorption passive d’une culture et d’un mode de vie étatsuniens ». Il serait possible
d’affiner encore une telle définition en la situant dans le contexte des transferts culturels, qui se
situent dans l’angle mort des études consacrées à l’américanité, ou qui en forment le point
aveugle. Au-delà des analogies entre les collectivités américaines, liées aux conditions
d’installation de ces collectivités dans le Nouveau Monde, le phénomène de l’américanité est en
effet lié à la question de la circulation continentale de certains modèles, qu’ils soient
économiques, scientifiques, sociaux et culturels, dont l’américanisation constitue l’exemple le
plus frappant, mais non pas le seul. En effet, il appert que cette américanisation n’est pas
seulement vécue sur un mode passif, mais aussi actif, en ceci qu’elle se fait par des emprunts
délibérés, notamment dans le domaine de la culture, et au sein de la culture lettrée en particulier.
La théorie des transferts culturels peut ainsi venir en aide à l’effort de conceptualisation de
phénomène de l’américanité, en resituant ce dernier dans le contexte des échanges concrets entre
des cultures données.
2. Petit survol des relations littéraires entre le Québec et les États-Unis
On sait que pendant le Régime français (1534-1763), les Canadiens ont pris leurs distances
à l’égard de la France et se sont construit une nouvelle identité influencée par les contacts avec
les autochtones, l’adaptation à un nouvel environnement géographique et l’exploration des grands
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espaces du continent, sans renier pour autant certains liens profonds les unissant à leur patrie
d’origine. Au lendemain de la Conquête britannique, cette culture caractérisée (en partie du
moins) par la mobilité géographique et la conscience d’habiter pleinement le continent américain,
n’a pas été réduite à néant, loin de là. C’est ce que constate, par exemple, Guildo Rousseau dans
son ouvrage intitulé L’image des États-Unis dans la littérature québécoise, quand il écrit que
« [d]e la Nouvelle-France à nos jours, le Québec a toujours eu une pensée américanisante : depuis
l’époque où l’intendant Talon rêvait de conquérir New York afin de mieux assurer
l’épanouissement du monde français en Amérique, il n’est guère de décennie où l’on ne retrouve
l’expression d’un courant d’idées politiques, sociales, économiques, religieuses ou simplement
littéraires, qui nous font assister à la quête nostalgique d’une « France américaine » héroïque,
glorieuse et édénique, vaincue par la fatalité de l’histoire, ou se dessinant dans la promesse non
moins mythique d’un continent doué d’une forme et d’un contenu français ». Cette pensée
américanisante s’est aussi manifestée sous des formes qui ne doivent rien à la nostalgie : pensons
à l’idéologie républicaine des Patriotes, à la tentation annexionniste chez certains intellectuels
libéraux du dix-neuvième siècle, à l’ampleur du mouvement d’exode vers la Nouvelle-Angleterre
et le Midwest américain, ainsi qu’à la fascination pour la culture de masse américaine depuis le
début du vingtième siècle.
Il convient aussi de mentionner que la littérature québécoise et la littérature américaine sont
apparues, grosso modo, à la même époque, dans un contexte d’affirmation nationale et
d’émancipation culturelle à l’égard de l’Europe. Les premiers écrivains québécois ont été ainsi
les contemporains des premiers écrivains américains, même s’ils n’ont pas acquis la même
renommée que ces derniers. L’immense popularité, à l’échelle internationale, des romans de
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James Fenimore Cooper puis des grands poèmes d’Henry Wadsworth Longfellow, popularité
fondée en bonne partie sur l’exploitation de l’exotisme du continent américain et de l’imagerie de
l’Indien, si elle contribue à faire ressortir la marginalité des écrivains canadiens-français du XIXe
siècle, ne doit pourtant pas nous faire oublier que ces derniers ont suivi un cheminement qui ne
va pas sans rappeler celui de leurs contemporains nés aux États-Unis.
Pour ces écrivains issus de « sociétés neuves », pour reprendre l’expression de l’historien
Gérard Bouchard, l’écriture de création et la traduction ont souvent été des pratiques connexes,
comme en témoigne de façon éloquente toute l’œuvre de Longfellow, qui doit énormément à la
traduction et à l’adaptation de modèles étrangers, mais aussi celle de son contemporain canadien
Joseph Lenoir, qui s’est livré à la même pratique, en traduisant des poèmes de Goethe, Heine,
Burns, Byron ou encore Longfellow. On peut aussi mentionner la volonté, maintes fois exprimée
par les écrivains des deux côtés de la frontière, de faire coller la spécificité de leur littérature
respective à l’expression de la réalité continentale nord-américaine, comme par exemple chez
Longfellow, qui se prenait à rêver d’une littérature nationale aux dimensions des grandes plaines
de l’Ouest ou des chutes du Niagara, ou encore chez l’abbé Henri-Raymond Casgrain, qui
appelait à une littérature « largement découpée, comme nos vastes fleuves, nos larges horizons,
notre grandiose nature ».
Les premières décennies du XXe siècle sont caractérisées pour leur part par des tentatives
de commenter, de traduire et de mieux faire connaître la littérature américaine au Canada
français. L’effort est d’autant plus louable que la culture américaine est alors associée à une
culture de masse jugée abrutissante et dangereuse pour le peuple, du moins aux yeux des élites
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religieuses et politiques, et ce en dépit de quelques tentatives qui ont été faites de jeter un
nouveau regard, libéré des préjugés, sur la culture américaine, notamment par l’entremise de
récits de voyage aux États-Unis. Dans « Six jours à Berkeley », par exemple, un texte publié en
1918, l’économiste Édouard Montpetit avait fait découvrir à ses lecteurs les richesses méconnues
de la tradition universitaire aux États-Unis. Dans les années 1920, deux prêtres ont proposé à leur
tour de captivants récits de voyage chez nos voisins du sud, « Une randonnée aux États-Unis »
(1923), de Joseph Raîche, et Horizons (1929), d’Henri d’Arles, qui montrent la réalité américaine
sous un autre jour que simplement idéologique.
Quelques écrivains de l’époque ont tenté de jeter une nouvelle lumière sur la littérature
américaine, qui était de plus en plus méconnue au Québec, suite au triomphe de l’idéologie
d’inspiration ultramontaine. C’est le cas notamment du poète Alfred DesRochers, originaire des
Cantons de l’Est, qui a été influencé de façon décisive par la poésie américaine (celle de Robert
Frost, notamment) et par une vision transcontinentale du territoire, présente dans son recueil À
l’ombre de l’Orford, paru en 1929. Ce recueil propose une synthèse extrêmement intéressante du
code littéraire parnasssien et des codes socioculturels canadiens-français de son temps, empreints
d’expressions populaires et même d’anglicismes. Il correspond à une nouvelle prise de
conscience de l’américanité de la culture québécoise et à une volonté d’inscrire son œuvre dans le
continent américain, ce qui va amener par ailleurs DesRochers à s’intéresser de plus en plus, dans
les années 1930, aux poètes américains de son époque. Dans son recueil d’interviews littéraires
intitulé Paragraphes, il écrit ainsi ces lignes révélatrices : «Nous n’obtiendrons jamais en France
que des succès de charité. Nous recevrons de la pitié, de la sympathie, mais de l’honnête
attention, jamais. Nous sommes et resterons des colons jusqu’ad vitam aeternam. Ne vaut-il pas
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mieux alors agir comme nos aïeux, décider une fois pour toutes de vivre en terre d’Amérique et
ne chercher de salut qu’en nous-mêmes ?».
C’est aussi le cas du poète Robert Choquette, né à Manchester, au New Hampshire, qui
publie en 1931 son grand poème Metropolitan Museum qui traduit un renouvellement et un
élargissement, à l’échelle du continent nord-américain, des sources d’inspiration de la poésie
québécoise. Choquette nous fournit d’ailleurs un des rares exemples d’un écrivain canadien-
français ou franco-américain dont la formation littéraire et académique s’éloigne de la norme et
du modèle français (il a d’ailleurs fait ses études en anglais au collège Loyola de Montréal entre
1921 et 1926). Dans sa correspondance, il prend acte qu’il « faut rejeter l’espoir de faire de la
galette avec des livres français en Amérique », avouant que c’est ce qui le « pousse à écrire des
short stories pour les magazines américains » (Lettre de Robert Choquette à Alice Lemieux, 10
avril 1928).
Il faut enfin souligner le travail de Louis Dantin qui fait paraître en 1928 et 1934 son étude
consacrée aux Poètes de l’Amérique française, dont le titre marque en lui-même un élargissement
continental de la conscience identitaire des Canadiens français. On pourrait encore mentionner les
noms de Paul Morin, Harry Bernard et Hermas Bastien, qui ont soutenu tous les trois des thèses
de doctorat sur la littérature américaine.
Une autre figure importante de ce mouvement est celle de Jean-Charles Harvey qui fonde
en 1937 Le Jour, un quotidien qui deviendra bientôt un vecteur important des transferts culturels
entre les États-Unis et le Canada français. Harvey a signé lui-même dans ce journal de nombreux
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articles consacrés à la société et à la culture américaines, dans l’intention de redorer l’image de la
pensée, de la littérature et de l’art américains. À partir de 1938, Harvey a d’ailleurs confié à Louis
Dantin le soin d’une chronique sur le livre américain. Jusqu’en février 1942, ce dernier signera
près de 160 articles consacrés à des auteurs qui ne sont pas nécessairement connus à l’époque, du
moins du public canadien-français, comme Margaret Mitchell ou John Steinbeck.
C’est dans ce contexte qu’en 1932, Rosaire Dion-Lévesque, un poète franco-américain du
New Hampshire, commence à traduire en français les poésies de Walt Whitman, grâce à l’aide de
Dantin, qui révise minutieusement chacun des textes traduits par son protégé.
On le voit, tous les écrivains mentionnés ont contribué à mieux faire connaître la littérature
américaine au Québec, donc à favoriser les transferts culturels entre les États-Unis et le Québec,
et du même coup insuffler un air neuf à la sensibilité littéraire canadienne-française. Comme
l’écrit Guildo Rousseau, « les années qui précèdent la deuxième Grande Guerre marquent ainsi un
approfondissement de l’intérêt que l’homme de lettres canadien-français portait
traditionnellement aux États-Unis » (Rousseau : 17). Elles représentent aussi un tournant
important dans l’évolution de l’imaginaire littéraire du Québec, qui s’ouvre de plus en plus au
continent américain et à ses diverses manifestations, non plus seulement géographiques,
linguistiques, politiques et sociales, mais aussi culturelles et littéraires.
Dans cette perspective, le chemin est déjà tracé pour des romanciers de la ville comme
Roger Lemelin et Gabrielle Roy, qui vont bouleverser encore davantage l’horizon d’attente d’un
lectorat de plus en plus conscient de son appartenance nord-américaine. Les propos émis en 1947
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par l’écrivain Robert Charbonneau dans la polémique qui l’oppose, au lendemain de la deuxième
guerre mondiale, à des écrivains aussi renommés que Louis Aragon, Georges Duhamel ou
François Mauriac, en font foi : « Nous ne sommes pas des Français, écrit Charbonneau ; notre vie
en Amérique, nos relations cordiales avec nos compatriotes de langue anglaise et les Américains,
notre indépendance politique, nous ont fait différents. Nous sommes fiers d’être canadiens ». Ces
propos trouvent d’ailleurs des échos dans toute une série d’essais de l’époque, particulièrement
dans Un monde était leur empire, de Ringuet, Visages du monde d’Alain Grandbois et
Convergences, de Jean Lemoyne. Pour ne citer qu’un exemple, Ringuet se propose de raconter
l’histoire du continent américain du point de vue de ses premiers habitants et non plus du point de
vue européen. Il écrit à ce sujet que « le premier regard que jette l’étudiant américain – canadien
ou autre – sur cette terre sienne dont on lui montre une seule partie de la légende et de l’histoire,
est un regard non pas américain mais européen. On le fait en quelque sorte arriver en cette terre
de l’extérieur, comme un étranger. Or, nous ne sommes pas étrangers, nous sommes pas
européens. Que nous descendions de Français, d’Anglais, d’Espagnols, de Portugais, de
Hollandais, ou, plus récemment, d’Allemands, d’Italiens ou d’Ukrainiens, nous sommes et nous
devons tâcher d’être américains, au sens large du mot, bien entendu ».
Le cheminement que je viens d’esquisser montre bien que la question de l’américanité se
pose depuis longtemps au Québec. Cette question s’inscrit en fait dans un long questionnement
identitaire, même si elle s’est exprimée avec une acuité particulière à partir des années 1960, dans
le sillage de la Révolution tranquille, et surtout dans le courant des années 1970 et 1980. Les
années 1980 et 1990 en particulier ressemblent à un vaste chantier dans lequel les romanciers
québécois ont jeté des ponts avec l’univers du roman américain et états-unien en particulier,
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Jacques Poulin s’inspirant de Hemingway, Chandler, Richard Ford, John Irving, Monique LaRue
de Dashiell Hammet, Dany Laferrière de James Baldwin, Lise Tremblay de Jim Harrison, etc.
Cette présence de l’intertexte américain illustre bien le fait que le roman québécois contemporain
tend à s’éloigner de plus en plus du roman français.
On sait que pendant les années 1960 et 1970, le projet de l’indépendance du Québec a été
comme porté à bouts de bras par de nombreux écrivains et artistes du Québec. On a pu observer
un premier désengagement de ceux-ci suite à l’élection du Parti Québécois en 1976, comme si le
projet souverainiste, désormais confié aux politiciens, se trouvait désormais entre bonnes mains.
Ce désengagement des artistes et des écrivains est devenu encore plus manifeste au
lendemain de la défaite du Oui au référendum de 1980. De nombreux créateurs, notamment des
romanciers et des dramaturges, ont semblé alors tourner le dos à la question identitaire pour se
préoccuper de thématiques qui ont été qualifiées, un peu à la légère, de plus universelles, comme
si la question des identités collectives ne l’était pas.
C’est en effet à cette époque qu’on assiste à une certaine déterritorialisation du roman
québécois et que la revendication de l’américanité se fait plus insistante. Les romanciers
québécois des années 1980 ont ainsi élaboré un ensemble de stratégies visant à mieux inscrire la
réalité nord-américaine dans leurs romans. Ces stratégies dissimulent d’ailleurs des enjeux à la
fois idéologiques et littéraires, relatifs au rapport souvent difficile entretenu avec la culture
française ainsi qu’à la recherche, non moins problématique, de nouvelles cultures de référence.
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La première de ces stratégies, sans doute la plus courante, consiste tout simplement à
montrer les signes de la présence américaine dans le tissu socioculturel québécois sous la forme
de codes sociaux ou de modes de vie associés au continent nord-américain ; cette stratégie
s’avère notamment présente dans le roman urbain. La deuxième stratégie vise à opérer un
déplacement de l’espace romanesque traditionnel dans l’espace géographique nord-américain ; le
romancier choisit alors de faire voyager ses personnages au delà des frontières familières du
Québec. La troisième stratégie consiste pour sa part à inscrire le texte québécois dans l’univers
littéraire des États-Unis, notamment par le recours à l’intertextualité et par la mise en scène de
certaines figures d’écrivains, comme celles d’Ernest Hemingway, d’Herman Melville ou de
Charles Baldwin. Quant à la quatrième stratégie, elle vise à définir et à utiliser des formes
littéraires (la langue, les genres, les procédés d’écriture) jugées plus aptes que les formes
traditionnelles à exprimer en français la réalité nord-américaine. C’est cette stratégie qui a poussé
certains écrivains à recourir à l’hétérolinguisme dans leurs romans et qui fait dire à Lise Gauvin
et Jean Jonassaint que « [p]our écrire ou décrire son Amérique, le romancier, qu’il soit de langue
anglaise, française, espagnole ou portugaise, doit inventer sa propre langue dans le continuum
linguistique de son espace national: la forger à partir de la diversité des langues qui traverse sa
société. »
Une excellente illustration du phénomène de l’américanité/américanisation du roman
québécois nous est proposée par la publication simultanée, en 1978, de deux romans importants
qui s’appuient sur des intertextes américains. Il s’agit de Monsieur Melville, de Victor-Lévy
Beaulieu, une biographie imaginaire consacrée au grand écrivain américain, et du roman Les
grandes marées, de Jacques Poulin, qui met en scène un traducteur de bandes dessinées
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s’ingéniant à transposer le plus fidèlement possible les comics américains. Il existe de
nombreuses analogies qui rapprochent les deux romans, comme la question centrale de la
traduction de l’anglais vers le français, de même que des différences marquées, dont la plus
importante est justement le rapport à la culture d’emprunt, savante chez Beaulieu, populaire chez
Poulin. Si Beaulieu s’approprie un auteur classique de la littérature américaine, Poulin navigue
quant à lui dans les productions culturelles de masse, comme les bandes dessinées ou encore les
marques de commerce, qui émaillent tout le roman et d’ailleurs toute son œuvre littéraire.
L’entreprise qui anime Beaulieu dans la rédaction de Monsieur Melville s’apparente pour
sa part au programme de dévoration culturelle et d’anthropophagie littéraire mis de l’avant par le
modernisme brésilien, notamment Oswald de Andrade. Beaulieu actualise cette stratégie
d’affirmation culturelle et littéraire dans le but de favoriser la naissance des lettres québécoises.
Dans un texte datant de 1976, il avançait ainsi l’idée « qu’écrire n’est rien de moins que du
pillage et qu’il est important de prendre à l’autre son butin, ne serait-ce que pour se revêtir de ses
mots et pour s’armer de leur puissance ». Beaulieu tente donc de s’approprier l’œuvre littéraire
de Melville pour la faire sienne. Dans Les grandes marées, l’ambition de Poulin peut sembler
plus modeste (traduire des bandes dessinées), mais quand on y regarde bien, elle s’avère tout
aussi démesurée que celle de Beaulieu. Malgré sa douceur et sa passivité, Teddy Bear, le
protagoniste du roman, poursuit en effet un objectif aussi ambitieux que celui du capitaine Ahab,
soit de traduire sans trahir, d’exprimer en français, aussi fidèlement que possible, la réalité
américaine. Le roman de Poulin renferme ainsi de nombreuses réflexions sur la difficulté de
l’acte de traduction. Cette ambition secrète trouve aussi des échos dans le rêve qui anime un des
personnages du roman, nommé l’Auteur – personnage qui aimerait écrire le grand roman de
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l’Amérique, c’est-à-dire un roman qui serait le produit de deux tendances : la tendance française,
d’une part, qui « s’intéresse plutôt aux idées » (Poulin 1990, 176) et la tendance américaine,
d’autre part, qui « s’intéresse davantage à l’action » (Poulin 1990, 176). Il est d’ailleurs
intéressant de noter que ce personnage de l’Auteur ressemble à une caricature de l’écrivain
québécois des années 1970, avec son visage barbu et renfrogné, sa chemise à carreaux et ses
bottes d’ouvrier. En fait, quand on y regarde bien, ce personnage de l’Auteur ressemble à Victor-
Lévy Beaulieu lui-même, du moins au VLB des années 1970, avec ses airs de matamore et son
côté provocateur. Une telle coïncidence (celle de retrouver, dans un roman de Poulin, une
caricature de VLB et de son rêve américain) peut sembler étonnante au premier abord, mais elle
ne l’est qu’en partie, puisqu’on assiste justement, dans le climat intellectuel de 1978, à une
redéfinition des rapports problématiques entretenus jusqu’alors avec la France et les États-Unis.
La popularité grandissante du roman de la route au Québec à partir des années 1980 nous
fournit une autre illustration éloquente du phénomène de l’américanité. Dans le sillage des
romans du Franco-Américain Jack Kerouac, ce sous-genre occupe une place de premier plan dans
la production romanesque au Québec. Cette tendance a été initiée par Claude Jasmin au début des
années 1960, avec ses romans Éthel et le terroriste et Pleure pas, Germaine, et dans une certaine
mesure par Gabrielle Roy, avec La route d’Altamont. Mais elle s’est affirmée avec force à partir
des années 1980, avec des romans comme Le voyageur distrait de Gilles Archambault, Les faux
fuyants de Monique LaRue, et Volkswagen Blues de Jacques Poulin.
Cette vogue s’est amplifiée au cours des années 1900 et 2000. Je mentionne au hasard
quelques titres qui témoignent de cet engouement. Les plus accrocheurs sont sans doute ceux de
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la trilogie écrite par François Barcelo au début des années 1990, trilogie qui regroupe Nulle part
au Texas (1989), Ailleurs en Arizona (1991) et Quelque part en Californie (1992), qui semblent
emblématiques de la vacuité et de l’indifférenciation des grands espaces américains. Il convient
aussi de mentionner La tournée d’automne (1993), de Jacques Poulin, dont l’action se déroule sur
la Côte-Nord du Saint-Laurent, ainsi que Petit homme Tornade (1996), de Roch Carrier, Là-bas,
tout près (1997), de Rober Racine, Carnets de naufrage (2000) et Chercher le vent (2001), de
Guillaume Vigneault, Le joueur de flûte (2001), de Louis Hamelin, Table rase (2004), de Louis
Lefebvre, Nikolski (2005), de Nicolas Dickner, ou encore La traversée du continent, de Michel
Tremblay.
Notons que plusieurs romanciers acadiens, franco-ontariens, franco-manitobains et
franco-albertains se sont également aventurés à commettre des road books, qu’il s’agisse
d’Antonine Maillet, avec Pélagie-la-Charrette (1979), de Maurice Henrie, avec Une ville
lointaine (2001) ou encore de J.R. Léveillé, avec Le soleil du lac qui se couche (2001).
Mentionnons pour finir que parallèlement à ce mouvement, plusieurs cinéastes québécois ont
proposé des road movies en adaptant ce genre filmique au contexte socioculturel québécois.
Nous pouvons trouver un autre exemple d’américanité/américanisation du roman
québécois des années 1980 chez la romancière Anne Hébert. Il semble que la critique ne se soit
pas assez attardée sur les ressemblances troublantes entre l’imaginaire d’Anne Hébert et celui des
romanciers américains, et particulièrement avec celui de Nathaniel Hawthorne. Ces
ressemblances s’expliquent sans doute par l’importance, chez les deux auteurs, de la culture
religieuse, qui rejaillit dans leur sollicitation du texte biblique, mais aussi par l’attention qu’ils
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manifestent tous les deux envers la singularité de l’expérience nord-américaine. Déjà, en 1960,
dans son recueil Poèmes, Anne Hébert écrivait ces lignes révélatrices : « [n]otre pays est à l’âge
des premiers jours du monde. La vie ici est à découvrir et à nommer : ce visage obscur que nous
avons, ce cœur silencieux qui est le nôtre, tous ces paysages d’avant l’homme, qui attendent
d’être habités et possédés par nous, et cette parole confuse qui s’ébauche dans la nuit, tout cela
appelle le jour et la lumière. » Déjà, ces quelques lignes exprimaient bien comment l’œuvre
d’Anne Hébert touche de près l’imaginaire littéraire américain, et particulièrement avec le grand
mythe de la Frontière.
D’autres exemples de l’américanité/américanisation pourraient nous être fournis par
l’examen de l’évolution des pratiques littéraires à partir du début des années 1980. C’est à cette
époque en effet qu’on voit paraître les premiers best-sellers québécois, des romans délibérément
construits sur le modèle des best-sellers américains, modèle néanmoins adapté à la sensibilité du
lectorat québécois. En 1978, Michel Tremblay commence à prendre ses distances avec l’écriture
dramatique en publiant le premier volet de ses Chroniques du Plateau Mont-Royal, intitulé La
grosse femme d’à côté est enceinte. En 1981, c’est la publication du Matou (Beauchemin 1981)
d’Yves Beauchemin, qui devient rapidement un formidable succès de librairie, préfigurant le type
d’accueil qui sera réservé aux Filles de Caleb (1985/1986) d’Arlette Cousture, et plus tard aux
romans de Francine Ouellette et de Marie Laberge. Il en va un peu de même pour le phénomène
de l’instauration de nouveaux liens entre le roman et les médias, comme l’illustre le succès
extraordinaire des séries télévisées Race de Monde (1978-1981) et L’héritage (1987-1989) de
Victor-Lévy Beaulieu.
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Le théâtre québécois du début des années 1980 n’échappe pas à cette tendance. Une
nouvelle génération de dramaturges, Normand Chaurette et René-Daniel Dubois en tête, vont
déterritorialiser à leur tour le texte québécois, avec des pièces comme Provincetown Payhouse,
juillet 1919, j’avais 19 ans (Chaurette 1981), dont l’action prend place aux États-Unis, à l’époque
de la naissance du théâtre moderne américain, avec en filigrane la figure tutélaire d’Eugene
O’Neill. Il faut reconnaître ici que le théâtre québécois s’est inspiré énormément du théâtre
américain, qu’il s’agisse du Living Theatre ou de l’œuvre de certains grands dramaturges, comme
O’Neill ou encore Tennessee Williams. Dans cette perspective, il est intéressant de noter que
plusieurs dramaturges québécois des années 1970 et 1980 se sont inspirés de certaines grandes
figures de la littérature américaine, qu’il s’agisse de Zelda et F. Scott Fitzgerald dans Zelda. Un
casse-tête des années folles de Johanne Beaudry (1984); Emily Dickinson dans Émilie ne sera
plus jamais cueillie par l’anémone de Michel Garneau (1981), ou encore Anaïs Nin dans Anaïs,
dans la queue de la comète de Jovette Marchessault (1985). Mentionnons pour finir que les
années 1980 marquent aussi le début du théâtre de Robert Lepage, avec la fondation du Théâtre
Repère en 1980 et la création du spectacle Vinci en 1985/1986. La critique n’a d’ailleurs pas
manqué de souligner l’américanité du théâtre de Lepage, inspiré par le Living Theatre et nourri
par le cinéma ainsi par l’immense potentiel de l’image visuelle.
3. Les fictions de la Franco-Amérique
C’est dans ce contexte d’ensemble que s’inscrivent ce que j’appelle, dans le sillage des
travaux menés par les géographes Jean Morisset, Dean Louder et Yvan Waddel, les fictions de la
Franco-Amérique, qui m’apparaissent comme la face cachée du Canada français, celle du
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mouvement dans l’espace et de la découverte de nouveaux horizons, pour ne pas dire du
nomadisme et du métissage culturel, qui a caractérisé cette expérience historique. Il me semble en
effet que la vision que nous avons actuellement de la francophonie canadienne et nord-américaine
est trop souvent tributaire d’une logique de la minorisation qui, pour réelle qu’elle soit, ne suffit
pas à expliquer la situation des collectivités francophones éparpillées sur le continent et à saisir
toutes leurs dimensions culturelles. Cette vision me semble aussi liée à une certaine conception
du passé canadien-français qui déforme le regard que nous portons sur ces collectivités,
notamment en ce qui concerne leur culture et leur imaginaire. On sait que depuis les années 1960,
tout un pan du Québec moderne s’est construit contre une certaine idée du Canada français, ce
dernier étant associé à un passé révolu et jugé totalement rétrograde et réfractaire au changement.
Les régions francophones situées hors Québec ont tout particulièrement été associées à cette idée
voulant que le Canada français, du fait même de son attachement supposément indéfectible à la
tradition, était destiné à une mort lente et inéluctable. Pourtant, en marge de cette idée du Canada
français traditionnel, qui a été en partie construite et instrumentalisée par les penseurs de la
Révolution tranquille, se profile une tout autre réalité, marquée celle-là par le métissage et la
mobilité, et dont témoignent les œuvres littéraires écrites par de nombreux écrivains justement
issus de ce Canada français traditionnel. Je pense ici à des auteurs comme Germaine Guèvremont
(1893-1967), Léo-Paul Desrosiers (1896-1967) et Alain Grandbois (1900-1975), qui
appartiennent à la même génération, ou encore à Gabrielle Roy (1909-1983) et Yves Thériault
(1915-1983), voire à Jack Kerouac (1922-1969), ce dernier étant issu, on l’oublie trop souvent,
d’une famille canadienne-française installée au Massachusetts. Dans cette dernière partie de ma
conférence, j’aimerais donc montrer comment ces écrivains, et tout particulièrement Gabrielle
Roy, Yves Thériault et Jack Kerouac, proposent dans leurs écrits une vision du continent qui,
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sans manquer d’être originale et personnelle, est tributaire de l’histoire du Canada français, dont
ils ont admirablement mis en lumière la nature profondément métisse et nomade.
Considérons par exemple Germaine Guèvremont, l’auteure du Survenant, un roman
publié en 1945 qu’on présente souvent comme un cas de figure de l’apogée déclin du roman de la
terre au Québec. Pourtant, Germaine Guèvremont a été l’une des plus américaines, voire des plus
modernes, des romancières de son temps. La genèse du Survenant nous montre par exemple que
elle s’est inspirée des thèmes et des techniques romanesques de certaines écrivaines américaines
de son époque, comme Marjorie Kinnan Rawlings et Mary Roberts Rinehart, de même que des
films du cinéaste King Vidor. Guèvremont exploite ainsi certains thèmes et motifs qui sont
caractéristiques de la littérature américaine de son temps, comme l’image du vagabond, la figure
de l’Indien ou le motif de la route ; elle fait aussi usage de certains procédés d’écriture alors en
vogue chez nos voisins du sud, comme l’insistance sur la focalisation externe et le refus de
l’introspection de type psychologique. Grande lectrice d’Henry James, Margaret Mitchell,
William Faulkner, Ernest Hemingway et John Dos Passos, l’auteure du Survenant n’est donc pas
à strictement parler une romancière du terroir, du moins comme on l’entend généralement ; en
fait, elle se situe plus proche du régionalisme américain, un courant littéraire bien étudié par
Harry Bernard dans les mêmes années, que du roman de la terre. Plus tard, elle admettra même en
entrevue que son célèbre personnage, qui confine à l’archétype, « aurait pu être un Beatnik, lui
aussi », tant il incarnait avant la lettre l’esprit des romans de Jack Kerouac : la fièvre des départs,
le mouvement dans l’espace, le nomadisme, l’anticonformisme, l’indianité, les paradis artificiels,
etc.
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Sans aller aussi loin et sans dénaturer la portée de leur œuvre respective, on peut aussi
relier les écrivains Léo-Paul Desrosiers et Alain Grandbois à l’expression de ce nomadisme
canadien-français. Profondément influencé par le nationalisme de Lionel Groulx et d’Henri
Bourassa, Léo-Paul Desrosiers s’en distancie pourtant dans ses meilleurs romans historiques,
comme par exemple dans Nord-Sud, publié en 1931, qui expose avec beaucoup de finesse le
dilemme d’un jeune paysan canadien tenté par la ruée vers l’or de la Californie et par les grands
espace américains mais pourtant réticent à quitter son pays et sa bien-aimée. Le roman suivant de
Desrosiers, Les engagés du Grand Portage, publié pour sa part en 1938, dont l’action gravite
autour de la traite des fourrures dans le nord-ouest du Canada, malmène le mythe du terroir
laurentien en montrant deux voyageurs perdus dans les grands espaces, loin de leurs repères
traditionnels, dans un univers plus proche des romans de Joseph Conrad ou de Norman Mailer
que de ceux de Damase Potvin. Pour ce qui est d’Alain Grandbois, grand voyageur devant
l’éternel, son récit historique consacré à Louis Jolliet et intitulé Né à Québec, récit publié en
1933, contribue à élargir les horizons laurentiens dans deux directions : vers le Sud, avec
l’exploration du Mississipi, et vers le Nord, avec le récit des voyages de Louis Jolliet à la Baie
James et au Labrador. Alain Grandbois aura aussi contribué à agrandir l’espace mental de ses
contemporains, notamment avec Visages du Monde, une série de textes radiophoniques diffusés
au départ par Radio-Canada entre 1950 et 1952. Il n’y avait pourtant rien de désincarné dans le
cosmopolitisme de Grandbois, qui ne reniait en rien ses racines, comme il l’a montré, par
exemple, dans « Visites du Jour de l’An », un texte radiophonique diffusé en décembre 1956 qui
exprime bien l’attrait ressenti par le poète pour les grands espaces nordiques.
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Chacun à sa manière, Germaine Guèvremont, Léo-Paul Desrosiers et Alain Grandbois
nous offrent donc un autre visage du Canada français, qui tranche radicalement avec l’idée
convenue qu’on s’en fait trop souvent. Il en va de même pour Gabrielle Roy et Yves Thériault,
qui ont été, dans les années 1950, les deux meilleurs romanciers canadiens de langue française.
Tous deux issus de la marge et non pas du sérail montréalais, familiers avec les auteurs de langue
anglaise, marqués par l’expérience du continent, Gabrielle Roy et Yves Thériault constituent des
maillons essentiels de tout le processus d’expression de la culture canadienne-française dans ses
rapports au continent américain. Je n’ai pas le temps d’insister ici sur l’apport décisif de Gabrielle
Roy en ce sens ; mais il suffit de mentionner des œuvres comme La petite poule d’eau, Rue
Deschambault, La montagne secrète, La route d’Altamont, Un jardin au bout du monde, De quoi
t’ennuies-tu Eveline ? ou encore La détresse et l’enchantement pour voir se profiler toute une
galerie de paysages et de personnages ayant contribué à fixer dans les esprits un autre visage du
Canada français.
Pour sa part, Yves Thériault évoque directement la figure de l’écrivain américain,
autodidacte, baroudeur, solitaire. Dans Un loup nommé Yves Thériault, Victor-Lévy Beaulieu
rapporte ainsi ces mots prononcés par l’écrivain à l’occasion d’une conférence donnée en 1962, à
l’auditorium de l’école Pie-IX, à Montréal : « Il a fallu que je fasse moi-même mon chemin parce
que je n’avais pas ce bagage que possédaient les autres écrivains qui ont eu la chance de faire des
études plus poussées. Au fond, je me suis fait tout seul comme la plupart des écrivains nord-
américains qui, de Mark Twain à Jack London, de Herman Melville à John Steinbeck, sont venus
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à l’écriture après avoir tâté de cinquante-six métiers en sillonnant tout le continent 1». Il n’est
donc pas étonnant de constater que ce self-made man de l’écriture a brassé à sa façon les grands
thèmes du roman américain, qu’il s’agisse de la nature sauvage, de la solitude et de l’errance dans
les espaces infinis du continent, ou encore de la condition immigrante et autochtone. Dans cette
perspective, Thériault ressemble à un rejeton de la génération perdue, qui se serait égaré non pas
à Paris, mais plutôt dans la vallée du Saint-Laurent. Il se situe en effet dans la lignée de ses
devanciers immédiats, les Francis Scott Fitzgerald (1896-1940), Ernest Hemingway (1899-1961),
John Dos Passos (1896-1970) et Thomas Wolfe (1900-1938). Tout comme eux, Thériault n’aura
eu de cesse de questionner une Amérique incarnant à la fois l’espoir et l’échec, la joie et la
douleur, la force et le néant. D’où l’espèce de violence qui sourd de son écriture, et surtout cette
idée que chaque existence, aussi riche de promesses soit-elle, est profondément marquée par le
déchirement, la blessure et la mort. Thériault semble avoir été influencé tout particulièrement par
les romans d’Hemingway, notamment Le soleil se lève aussi, L’adieu aux armes et Le vieil
homme et la mer, dont l’action gravite autour de cette présence obsédante de la mutilation,
symptomatique de l’échec qui guette toute vie. À l’image des grands romans américains, les
romans de Thériault se fondent ainsi sur la confrontation entre l’individu et son environnement,
qu’il soit physique ou humain. Dans cette optique, le regard que l’écrivain porte sur les
autochtones et les immigrants met bien en lumière le rapport viscéral que ces deux groupes
entretiennent avec leur continent. Dans les romans amérindiens ou esquimaux, que ce soit dans
Agaguk (1958) Ashini (1960) ou Mahigan (1968), l’être humain se trouve confronté à une nature
à la fois somptueuse et sauvage, à laquelle il s’identifie, tout en prenant conscience de son altérité
irréductible. L’image du loup blanc, ou encore celle de l’ours, qui évoque la fascination exercée,
1 Victor-Lévy Beaulieu, Un loup nommé Yves Thériault. Essai, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 1999, p. 69-70.
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dans Moby Dick, par la baleine blanche sur le capitaine Achab, exprime bien ce rapport singulier
entre l’homme et son continent, un rapport où s’entremêlent conscience de l’identité et sensation
d’étrangeté. Pour les personnages d’immigrants, comme dans Aaron (1954) et Amour au goût de
mer (1961), le continent neuf se pose comme un formidable obstacle que l’individu doit vaincre,
ou faire sien, s’il veut s’accomplir pleinement. De l’expression des premières nations jusqu’à
celle des nouveaux arrivants, les romans de Thériault parviennent ainsi à saisir la quintessence de
l’expérience du continent américain, une expérience qui se vit beaucoup moins dans la jubilation
que dans la souffrance, la douleur et la mort.
Certes, à l’instar des écrivains de la génération perdue, Thériault n’hésite pas, dans ses
textes, à faire des détours par l’Europe, comme dans La fille laide (1950), dont le décor évoque
celui des romans de Giono, ou dans Les commettants de Caridad (1961), qui ne va pas sans
rappeler l’Espagne d’Hemingway. Mais l’américanité n’en reste pas moins un des fondements
essentiels de son œuvre. Cette américanité prend d’ailleurs des formes multiples, que l’on voit
surtout illustrées dans la manière même de Thériault, dans cette attention extrême qu’il porte à la
vie physique, pulsionnelle, de ses personnages, un peu à la manière de John Steinbeck quand il
décrit le tourment de Lenny dans Des souris et des hommes. Ce behaviorisme des romans de
Thériault contribue également à inscrire ces derniers dans la lignée du roman américain,
préfigurant du même coup une des tendances caractérisant la production romanesque du Québec
d’aujourd’hui.
Outre Gabrielle Roy et Yves Thériault, un autre écrivain de la marge est Jack Kerouac,
qui est leur cadet de quelques années. Même si les romans respectifs des trois écrivains diffèrent
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beaucoup, ils n’en réactivent pas moins la mythologie continentale qui est inhérente à la culture
du Canada français. Si les lectures qui ont été proposées des romans de Jack Kerouac, que ce soit
par Victor-Lévy Beaulieu ou par Gilles Archambault, ont surtout mis l’accent sur leurs liens avec
le Canada français catholique, il est néanmoins permis de supposer que Kerouac s’est quand
même appuyé, à l’exemple de Gabrielle Roy et Yves Thériault, sur la tradition de mobilité qui est
constitutive du rapport entretenu par le Canada français avec le continent américain. Dans cette
optique, Kerouac ne se trouverait pas partagé entre un pôle beat et un pôle canadien-français,
comme Beaulieu le soutient, mais entre une tendance nomade et une tendance sédentaire, une
opposition qu’on rencontre partout dans l’histoire de la culture et de la littérature canadienne-
française, et que l’œuvre de Gabrielle Roy, en particulier, illustre de façon remarquable. Il est
d’ailleurs intéressant de noter que la traversée du continent, autant chez Gabrielle Roy que chez
Kerouac, passe par un endroit nommé Ely, sorte de point névralgique de l’espace nord-américain
et de figuration métaphorique de la sacralisation du continent par les écrivains issus de la
francophonie. En effet, dans On the Road, le protagoniste choisit d’emprunter une route
mythique, la route 6, pour se rendre dans l’Ouest. Or, cette route mène tout droit de Cape Cod
jusqu’à Ely, dans le Nevada, avant de plonger sur Los Angeles. En ce qui concerne Gabrielle
Roy, il convient de mentionner que l’action d’un de ses derniers textes, « Ely ! Ely ! Ely ! », une
nouvelle publiée dans la revue Liberté en 1979, se déroule dans les grandes plaines (dans les
grandes plaintes) de l’Ouest canadien. Cet aspect sacral, prophétique, est d’ailleurs également
présent dans les romans d’Yves Thériault, comme dans Aaron, Agaguk et Ashini.
Chose certaine, tous ces auteurs ont été des relais importants dans le processus de
transmission d’une certaine mémoire nord-américaine auprès de plusieurs romanciers
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contemporains du Québec et du Canada, qu’il s’agisse de Jacques Poulin, Roch Carrier ou Michel
Tremblay, ou encore de Guillaume Vigneault et de Nicolas Dickner. Tout se passe comme si
l’identité canadienne-française, profondément refoulée depuis la Révolution tranquille, était
revenue hanter la conscience québécoise en entrant par la porte d’en arrière. Ce retour du refoulé
canadien-français nous permet à tout le moins de saisir une dimension essentielle du Québec
contemporain et de (re)situer son américanité dans un continuum historique qui remonte aux
premiers jours de la colonie.
***
Le défi actuel, pour ce Québec américain, consiste pourtant à ne pas perdre de vue la
référence culturelle française et plus largement francophone. Je constate trop souvent, chez mes
étudiantes et mes étudiants, qui évoluent dans un milieu où le français est minoritaire, un clivage
presque complet entre la langue d’usage et les pratiques culturelles, essentiellement anglo-
américaines. Comment remédier à une telle situation ? Comment trouver un équilibre entre nos
appartenances américaines et européennes dans le contexte actuel, voici des questions urgentes
auxquelles il nous appartient désormais de répondre.
Je vous remercie de votre attention.