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1 Centre suisse d’études sur le Québec et la francophonie www.unifr.ch/ceqf Les fictions de la Franco-Amérique : une autre américanité Jean Morency, Université de Moncton C’est un grand plaisir et un grand honneur pour moi de vous adresser aujourd’hui la parole à l’occasion de l’inauguration du Centre suisse d’études sur le Québec et la francophonie. Si j’ai répondu avec enthousiasme à l’aimable invitation du professeur Claude Hauser, c’est en bonne partie à cause de l’amitié qui me lie au professeur Yvan Lamonde, un des grands historiens du Québec actuel qui s’est impliqué dans la création de ce centre d’études qui, je n’en doute pas, est promis à un brillant avenir. Mais c’est aussi parce que la Suisse et le Jura en particulier ont joué un rôle certain dans le phénomène que je vais explorer dans les minutes qui suivent, celui de l’américanité de la culture et de la littérature québécoises. Il appartient en effet à Auguste Viatte d’avoir été un des pionniers de la saisie de ce phénomène, avec son texte intitulé « Réflexions sur le Canada français dans son cadre américain », publié en septembre 1939 dans la revue canadienne L’Action nationale. Auguste Viatte y affirme en effet que « parmi les composants de la civilisation américaine, la civilisation française a droit de cité, elle quatrième, au même titre que l’anglaise, l’espagnole et la portugaise ». Ce plaidoyer en faveur de la reconnaissance d’une Amérique française préfigure mon propos sur les fictions de la Franco-Amérique. Or, il est intéressant de noter que parmi ces fictions, une des plus importantes à mon avis est un roman de Gabrielle Roy publié en 1961, La montagne secrète, qui met en scène un personnage inspiré par le peintre d’origine suisse René Richard, né lui aussi dans la région géographique du Jura, à la Chaux-de-Fonds pour être plus précis. J’espère que vous m’excuserez de faire référence à un homme originaire d’un canton voisin en ce jour d’inauguration officielle, mais les aventures de René Richard dans le grand nord canadien évoquent directement l’univers des coureurs des bois,

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Les fictions de la Franco-Amérique : une autre américanité

Jean Morency, Université de Moncton

C’est un grand plaisir et un grand honneur pour moi de vous adresser aujourd’hui la

parole à l’occasion de l’inauguration du Centre suisse d’études sur le Québec et la francophonie.

Si j’ai répondu avec enthousiasme à l’aimable invitation du professeur Claude Hauser, c’est en

bonne partie à cause de l’amitié qui me lie au professeur Yvan Lamonde, un des grands historiens

du Québec actuel qui s’est impliqué dans la création de ce centre d’études qui, je n’en doute pas,

est promis à un brillant avenir. Mais c’est aussi parce que la Suisse et le Jura en particulier ont

joué un rôle certain dans le phénomène que je vais explorer dans les minutes qui suivent, celui de

l’américanité de la culture et de la littérature québécoises. Il appartient en effet à Auguste Viatte

d’avoir été un des pionniers de la saisie de ce phénomène, avec son texte intitulé « Réflexions sur

le Canada français dans son cadre américain », publié en septembre 1939 dans la revue

canadienne L’Action nationale. Auguste Viatte y affirme en effet que « parmi les composants de

la civilisation américaine, la civilisation française a droit de cité, elle quatrième, au même titre

que l’anglaise, l’espagnole et la portugaise ». Ce plaidoyer en faveur de la reconnaissance d’une

Amérique française préfigure mon propos sur les fictions de la Franco-Amérique. Or, il est

intéressant de noter que parmi ces fictions, une des plus importantes à mon avis est un roman de

Gabrielle Roy publié en 1961, La montagne secrète, qui met en scène un personnage inspiré par

le peintre d’origine suisse René Richard, né lui aussi dans la région géographique du Jura, à la

Chaux-de-Fonds pour être plus précis. J’espère que vous m’excuserez de faire référence à un

homme originaire d’un canton voisin en ce jour d’inauguration officielle, mais les aventures de

René Richard dans le grand nord canadien évoquent directement l’univers des coureurs des bois,

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qui forme un fondement essentiel des fictions franco-américaines, entendues au sens large du

terme. J’aimerais donc vous entretenir aujourd’hui de ces fictions de la Franco-Amérique, en les

inscrivant dans un questionnement qui traverse toute l’histoire du Québec, celui de son

appartenance au continent américain. Pour y arriver, je compte procéder en trois temps. Je vais

d’abord esquisser les contours de la notion d’américanité, en évitant de trop vous bombarder de

considérations théoriques. Je vais ensuite présenter un survol des relations littéraires entre le

Québec et les États-Unis, des relations qui ont été plus fécondes qu’on ne le croit généralement.

Pour terminer, je vais vous présenter quelques-unes de mes hypothèses sur les fictions de la

Franco-Amérique proprement dites.

1. L’américanité : influences, confluences, interférences

Il est possible d’envisager la question de l’américanité de la littérature québécoise sous

plusieurs angles, que ce soit 1) sous l’angle des représentations qui sont proposées du continent

américain et des États-Unis, 2) sous l’angle des influences socioculturelles exercées par les États-

Unis sur le Québec et des transformations qu’elles y ont provoquées, 3) sous l’angle des

confluences de nature thématique, formelle ou même institutionnelle prenant place entre des

œuvres données, ou encore 4) sous l’angle des emprunts délibérés et des transferts culturels qui

ont été effectués par les auteurs québécois, pour ne mentionner que quelques-unes des approches

possibles.

Il est ainsi permis de considérer la littérature québécoise, sinon comme une variante de la

littérature états-unienne, du moins comme un mode d’expression du Nouveau Monde et de la

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réalité américaine au sens large. Sans être unique en son genre, ce mode d’expression particulier

est le résultat de la mise en place d’un ensemble de représentations et de formes littéraires

inédites, ainsi que des influences multiples exercées tant par des écrivains que par des artistes

pratiquant d’autres formes d’art : musique, peinture, cinéma, etc.

Certes, il est parfois difficile de distinguer ce qui distingue l’américanité de

l’américanisation. Tandis que la notion traditionnelle d’américanisation suggère un processus,

celle plus récente d’américanité repose sur l’idée d’un résultat. L’américanité serait en ce sens le

résultat d’un vaste processus d’américanisation qui s’est déroulé en deux grandes étapes, comme

l’a bien montré l’historien Yvan Lamonde : d’une part, l’adaptation au nouveau continent et,

d’autre part, l’influence exercée par les États-Unis sur les autres pays américains. C’est ce

processus en deux temps qui a contribué à la formation des collectivités américaines telles que

nous les connaissons aujourd’hui. Les écrivains francophones du Québec et du Canada ont donc

été amenés à expérimenter et explorer le territoire américain et surtout états-unien dans ses

multiples dimensions (non pas uniquement géographiques mais aussi sociales, intellectuelles,

culturelles et littéraires), non seulement parce que ce territoire s’est imposé avec force mais aussi

parce qu’il a été appréhendé sous l’angle de ses potentialités. En ce sens, si la société et le mode

de vie états-uniens ont souvent été considérés souvent comme une menace, un repoussoir ou un

épouvantail, la culture de ce pays n’en est pas moins arrivée à représenter un réservoir de

modernité, notamment littéraire, scientifique et artistique, et elle s’est imposée bientôt comme un

univers de référence à part entière, qui est venu se superposer progressivement à un autre univers

de référence, français celui-là.

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Une excellente définition de l’américanité nous a été proposée par Yannick Resch, qui

associe ce phénomène à « un certain nombre de valeurs que le peuple québécois a intériorisées en

fonction de son histoire, de son appartenance géographique, climatique, au continent américain »,

tout en précisant que ces valeurs positives « débordent largement l’« americain way of life »,

c’est-à-dire l’absorption passive d’une culture et d’un mode de vie étatsuniens ». Il serait possible

d’affiner encore une telle définition en la situant dans le contexte des transferts culturels, qui se

situent dans l’angle mort des études consacrées à l’américanité, ou qui en forment le point

aveugle. Au-delà des analogies entre les collectivités américaines, liées aux conditions

d’installation de ces collectivités dans le Nouveau Monde, le phénomène de l’américanité est en

effet lié à la question de la circulation continentale de certains modèles, qu’ils soient

économiques, scientifiques, sociaux et culturels, dont l’américanisation constitue l’exemple le

plus frappant, mais non pas le seul. En effet, il appert que cette américanisation n’est pas

seulement vécue sur un mode passif, mais aussi actif, en ceci qu’elle se fait par des emprunts

délibérés, notamment dans le domaine de la culture, et au sein de la culture lettrée en particulier.

La théorie des transferts culturels peut ainsi venir en aide à l’effort de conceptualisation de

phénomène de l’américanité, en resituant ce dernier dans le contexte des échanges concrets entre

des cultures données.

2. Petit survol des relations littéraires entre le Québec et les États-Unis

On sait que pendant le Régime français (1534-1763), les Canadiens ont pris leurs distances

à l’égard de la France et se sont construit une nouvelle identité influencée par les contacts avec

les autochtones, l’adaptation à un nouvel environnement géographique et l’exploration des grands

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espaces du continent, sans renier pour autant certains liens profonds les unissant à leur patrie

d’origine. Au lendemain de la Conquête britannique, cette culture caractérisée (en partie du

moins) par la mobilité géographique et la conscience d’habiter pleinement le continent américain,

n’a pas été réduite à néant, loin de là. C’est ce que constate, par exemple, Guildo Rousseau dans

son ouvrage intitulé L’image des États-Unis dans la littérature québécoise, quand il écrit que

« [d]e la Nouvelle-France à nos jours, le Québec a toujours eu une pensée américanisante : depuis

l’époque où l’intendant Talon rêvait de conquérir New York afin de mieux assurer

l’épanouissement du monde français en Amérique, il n’est guère de décennie où l’on ne retrouve

l’expression d’un courant d’idées politiques, sociales, économiques, religieuses ou simplement

littéraires, qui nous font assister à la quête nostalgique d’une « France américaine » héroïque,

glorieuse et édénique, vaincue par la fatalité de l’histoire, ou se dessinant dans la promesse non

moins mythique d’un continent doué d’une forme et d’un contenu français ». Cette pensée

américanisante s’est aussi manifestée sous des formes qui ne doivent rien à la nostalgie : pensons

à l’idéologie républicaine des Patriotes, à la tentation annexionniste chez certains intellectuels

libéraux du dix-neuvième siècle, à l’ampleur du mouvement d’exode vers la Nouvelle-Angleterre

et le Midwest américain, ainsi qu’à la fascination pour la culture de masse américaine depuis le

début du vingtième siècle.

Il convient aussi de mentionner que la littérature québécoise et la littérature américaine sont

apparues, grosso modo, à la même époque, dans un contexte d’affirmation nationale et

d’émancipation culturelle à l’égard de l’Europe. Les premiers écrivains québécois ont été ainsi

les contemporains des premiers écrivains américains, même s’ils n’ont pas acquis la même

renommée que ces derniers. L’immense popularité, à l’échelle internationale, des romans de

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James Fenimore Cooper puis des grands poèmes d’Henry Wadsworth Longfellow, popularité

fondée en bonne partie sur l’exploitation de l’exotisme du continent américain et de l’imagerie de

l’Indien, si elle contribue à faire ressortir la marginalité des écrivains canadiens-français du XIXe

siècle, ne doit pourtant pas nous faire oublier que ces derniers ont suivi un cheminement qui ne

va pas sans rappeler celui de leurs contemporains nés aux États-Unis.

Pour ces écrivains issus de « sociétés neuves », pour reprendre l’expression de l’historien

Gérard Bouchard, l’écriture de création et la traduction ont souvent été des pratiques connexes,

comme en témoigne de façon éloquente toute l’œuvre de Longfellow, qui doit énormément à la

traduction et à l’adaptation de modèles étrangers, mais aussi celle de son contemporain canadien

Joseph Lenoir, qui s’est livré à la même pratique, en traduisant des poèmes de Goethe, Heine,

Burns, Byron ou encore Longfellow. On peut aussi mentionner la volonté, maintes fois exprimée

par les écrivains des deux côtés de la frontière, de faire coller la spécificité de leur littérature

respective à l’expression de la réalité continentale nord-américaine, comme par exemple chez

Longfellow, qui se prenait à rêver d’une littérature nationale aux dimensions des grandes plaines

de l’Ouest ou des chutes du Niagara, ou encore chez l’abbé Henri-Raymond Casgrain, qui

appelait à une littérature « largement découpée, comme nos vastes fleuves, nos larges horizons,

notre grandiose nature ».

Les premières décennies du XXe siècle sont caractérisées pour leur part par des tentatives

de commenter, de traduire et de mieux faire connaître la littérature américaine au Canada

français. L’effort est d’autant plus louable que la culture américaine est alors associée à une

culture de masse jugée abrutissante et dangereuse pour le peuple, du moins aux yeux des élites

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religieuses et politiques, et ce en dépit de quelques tentatives qui ont été faites de jeter un

nouveau regard, libéré des préjugés, sur la culture américaine, notamment par l’entremise de

récits de voyage aux États-Unis. Dans « Six jours à Berkeley », par exemple, un texte publié en

1918, l’économiste Édouard Montpetit avait fait découvrir à ses lecteurs les richesses méconnues

de la tradition universitaire aux États-Unis. Dans les années 1920, deux prêtres ont proposé à leur

tour de captivants récits de voyage chez nos voisins du sud, « Une randonnée aux États-Unis »

(1923), de Joseph Raîche, et Horizons (1929), d’Henri d’Arles, qui montrent la réalité américaine

sous un autre jour que simplement idéologique.

Quelques écrivains de l’époque ont tenté de jeter une nouvelle lumière sur la littérature

américaine, qui était de plus en plus méconnue au Québec, suite au triomphe de l’idéologie

d’inspiration ultramontaine. C’est le cas notamment du poète Alfred DesRochers, originaire des

Cantons de l’Est, qui a été influencé de façon décisive par la poésie américaine (celle de Robert

Frost, notamment) et par une vision transcontinentale du territoire, présente dans son recueil À

l’ombre de l’Orford, paru en 1929. Ce recueil propose une synthèse extrêmement intéressante du

code littéraire parnasssien et des codes socioculturels canadiens-français de son temps, empreints

d’expressions populaires et même d’anglicismes. Il correspond à une nouvelle prise de

conscience de l’américanité de la culture québécoise et à une volonté d’inscrire son œuvre dans le

continent américain, ce qui va amener par ailleurs DesRochers à s’intéresser de plus en plus, dans

les années 1930, aux poètes américains de son époque. Dans son recueil d’interviews littéraires

intitulé Paragraphes, il écrit ainsi ces lignes révélatrices : «Nous n’obtiendrons jamais en France

que des succès de charité. Nous recevrons de la pitié, de la sympathie, mais de l’honnête

attention, jamais. Nous sommes et resterons des colons jusqu’ad vitam aeternam. Ne vaut-il pas

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mieux alors agir comme nos aïeux, décider une fois pour toutes de vivre en terre d’Amérique et

ne chercher de salut qu’en nous-mêmes ?».

C’est aussi le cas du poète Robert Choquette, né à Manchester, au New Hampshire, qui

publie en 1931 son grand poème Metropolitan Museum qui traduit un renouvellement et un

élargissement, à l’échelle du continent nord-américain, des sources d’inspiration de la poésie

québécoise. Choquette nous fournit d’ailleurs un des rares exemples d’un écrivain canadien-

français ou franco-américain dont la formation littéraire et académique s’éloigne de la norme et

du modèle français (il a d’ailleurs fait ses études en anglais au collège Loyola de Montréal entre

1921 et 1926). Dans sa correspondance, il prend acte qu’il « faut rejeter l’espoir de faire de la

galette avec des livres français en Amérique », avouant que c’est ce qui le « pousse à écrire des

short stories pour les magazines américains » (Lettre de Robert Choquette à Alice Lemieux, 10

avril 1928).

Il faut enfin souligner le travail de Louis Dantin qui fait paraître en 1928 et 1934 son étude

consacrée aux Poètes de l’Amérique française, dont le titre marque en lui-même un élargissement

continental de la conscience identitaire des Canadiens français. On pourrait encore mentionner les

noms de Paul Morin, Harry Bernard et Hermas Bastien, qui ont soutenu tous les trois des thèses

de doctorat sur la littérature américaine.

Une autre figure importante de ce mouvement est celle de Jean-Charles Harvey qui fonde

en 1937 Le Jour, un quotidien qui deviendra bientôt un vecteur important des transferts culturels

entre les États-Unis et le Canada français. Harvey a signé lui-même dans ce journal de nombreux

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articles consacrés à la société et à la culture américaines, dans l’intention de redorer l’image de la

pensée, de la littérature et de l’art américains. À partir de 1938, Harvey a d’ailleurs confié à Louis

Dantin le soin d’une chronique sur le livre américain. Jusqu’en février 1942, ce dernier signera

près de 160 articles consacrés à des auteurs qui ne sont pas nécessairement connus à l’époque, du

moins du public canadien-français, comme Margaret Mitchell ou John Steinbeck.

C’est dans ce contexte qu’en 1932, Rosaire Dion-Lévesque, un poète franco-américain du

New Hampshire, commence à traduire en français les poésies de Walt Whitman, grâce à l’aide de

Dantin, qui révise minutieusement chacun des textes traduits par son protégé.

On le voit, tous les écrivains mentionnés ont contribué à mieux faire connaître la littérature

américaine au Québec, donc à favoriser les transferts culturels entre les États-Unis et le Québec,

et du même coup insuffler un air neuf à la sensibilité littéraire canadienne-française. Comme

l’écrit Guildo Rousseau, « les années qui précèdent la deuxième Grande Guerre marquent ainsi un

approfondissement de l’intérêt que l’homme de lettres canadien-français portait

traditionnellement aux États-Unis » (Rousseau : 17). Elles représentent aussi un tournant

important dans l’évolution de l’imaginaire littéraire du Québec, qui s’ouvre de plus en plus au

continent américain et à ses diverses manifestations, non plus seulement géographiques,

linguistiques, politiques et sociales, mais aussi culturelles et littéraires.

Dans cette perspective, le chemin est déjà tracé pour des romanciers de la ville comme

Roger Lemelin et Gabrielle Roy, qui vont bouleverser encore davantage l’horizon d’attente d’un

lectorat de plus en plus conscient de son appartenance nord-américaine. Les propos émis en 1947

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par l’écrivain Robert Charbonneau dans la polémique qui l’oppose, au lendemain de la deuxième

guerre mondiale, à des écrivains aussi renommés que Louis Aragon, Georges Duhamel ou

François Mauriac, en font foi : « Nous ne sommes pas des Français, écrit Charbonneau ; notre vie

en Amérique, nos relations cordiales avec nos compatriotes de langue anglaise et les Américains,

notre indépendance politique, nous ont fait différents. Nous sommes fiers d’être canadiens ». Ces

propos trouvent d’ailleurs des échos dans toute une série d’essais de l’époque, particulièrement

dans Un monde était leur empire, de Ringuet, Visages du monde d’Alain Grandbois et

Convergences, de Jean Lemoyne. Pour ne citer qu’un exemple, Ringuet se propose de raconter

l’histoire du continent américain du point de vue de ses premiers habitants et non plus du point de

vue européen. Il écrit à ce sujet que « le premier regard que jette l’étudiant américain – canadien

ou autre – sur cette terre sienne dont on lui montre une seule partie de la légende et de l’histoire,

est un regard non pas américain mais européen. On le fait en quelque sorte arriver en cette terre

de l’extérieur, comme un étranger. Or, nous ne sommes pas étrangers, nous sommes pas

européens. Que nous descendions de Français, d’Anglais, d’Espagnols, de Portugais, de

Hollandais, ou, plus récemment, d’Allemands, d’Italiens ou d’Ukrainiens, nous sommes et nous

devons tâcher d’être américains, au sens large du mot, bien entendu ».

Le cheminement que je viens d’esquisser montre bien que la question de l’américanité se

pose depuis longtemps au Québec. Cette question s’inscrit en fait dans un long questionnement

identitaire, même si elle s’est exprimée avec une acuité particulière à partir des années 1960, dans

le sillage de la Révolution tranquille, et surtout dans le courant des années 1970 et 1980. Les

années 1980 et 1990 en particulier ressemblent à un vaste chantier dans lequel les romanciers

québécois ont jeté des ponts avec l’univers du roman américain et états-unien en particulier,

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Jacques Poulin s’inspirant de Hemingway, Chandler, Richard Ford, John Irving, Monique LaRue

de Dashiell Hammet, Dany Laferrière de James Baldwin, Lise Tremblay de Jim Harrison, etc.

Cette présence de l’intertexte américain illustre bien le fait que le roman québécois contemporain

tend à s’éloigner de plus en plus du roman français.

On sait que pendant les années 1960 et 1970, le projet de l’indépendance du Québec a été

comme porté à bouts de bras par de nombreux écrivains et artistes du Québec. On a pu observer

un premier désengagement de ceux-ci suite à l’élection du Parti Québécois en 1976, comme si le

projet souverainiste, désormais confié aux politiciens, se trouvait désormais entre bonnes mains.

Ce désengagement des artistes et des écrivains est devenu encore plus manifeste au

lendemain de la défaite du Oui au référendum de 1980. De nombreux créateurs, notamment des

romanciers et des dramaturges, ont semblé alors tourner le dos à la question identitaire pour se

préoccuper de thématiques qui ont été qualifiées, un peu à la légère, de plus universelles, comme

si la question des identités collectives ne l’était pas.

C’est en effet à cette époque qu’on assiste à une certaine déterritorialisation du roman

québécois et que la revendication de l’américanité se fait plus insistante. Les romanciers

québécois des années 1980 ont ainsi élaboré un ensemble de stratégies visant à mieux inscrire la

réalité nord-américaine dans leurs romans. Ces stratégies dissimulent d’ailleurs des enjeux à la

fois idéologiques et littéraires, relatifs au rapport souvent difficile entretenu avec la culture

française ainsi qu’à la recherche, non moins problématique, de nouvelles cultures de référence.

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La première de ces stratégies, sans doute la plus courante, consiste tout simplement à

montrer les signes de la présence américaine dans le tissu socioculturel québécois sous la forme

de codes sociaux ou de modes de vie associés au continent nord-américain ; cette stratégie

s’avère notamment présente dans le roman urbain. La deuxième stratégie vise à opérer un

déplacement de l’espace romanesque traditionnel dans l’espace géographique nord-américain ; le

romancier choisit alors de faire voyager ses personnages au delà des frontières familières du

Québec. La troisième stratégie consiste pour sa part à inscrire le texte québécois dans l’univers

littéraire des États-Unis, notamment par le recours à l’intertextualité et par la mise en scène de

certaines figures d’écrivains, comme celles d’Ernest Hemingway, d’Herman Melville ou de

Charles Baldwin. Quant à la quatrième stratégie, elle vise à définir et à utiliser des formes

littéraires (la langue, les genres, les procédés d’écriture) jugées plus aptes que les formes

traditionnelles à exprimer en français la réalité nord-américaine. C’est cette stratégie qui a poussé

certains écrivains à recourir à l’hétérolinguisme dans leurs romans et qui fait dire à Lise Gauvin

et Jean Jonassaint que « [p]our écrire ou décrire son Amérique, le romancier, qu’il soit de langue

anglaise, française, espagnole ou portugaise, doit inventer sa propre langue dans le continuum

linguistique de son espace national: la forger à partir de la diversité des langues qui traverse sa

société. »

Une excellente illustration du phénomène de l’américanité/américanisation du roman

québécois nous est proposée par la publication simultanée, en 1978, de deux romans importants

qui s’appuient sur des intertextes américains. Il s’agit de Monsieur Melville, de Victor-Lévy

Beaulieu, une biographie imaginaire consacrée au grand écrivain américain, et du roman Les

grandes marées, de Jacques Poulin, qui met en scène un traducteur de bandes dessinées

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s’ingéniant à transposer le plus fidèlement possible les comics américains. Il existe de

nombreuses analogies qui rapprochent les deux romans, comme la question centrale de la

traduction de l’anglais vers le français, de même que des différences marquées, dont la plus

importante est justement le rapport à la culture d’emprunt, savante chez Beaulieu, populaire chez

Poulin. Si Beaulieu s’approprie un auteur classique de la littérature américaine, Poulin navigue

quant à lui dans les productions culturelles de masse, comme les bandes dessinées ou encore les

marques de commerce, qui émaillent tout le roman et d’ailleurs toute son œuvre littéraire.

L’entreprise qui anime Beaulieu dans la rédaction de Monsieur Melville s’apparente pour

sa part au programme de dévoration culturelle et d’anthropophagie littéraire mis de l’avant par le

modernisme brésilien, notamment Oswald de Andrade. Beaulieu actualise cette stratégie

d’affirmation culturelle et littéraire dans le but de favoriser la naissance des lettres québécoises.

Dans un texte datant de 1976, il avançait ainsi l’idée « qu’écrire n’est rien de moins que du

pillage et qu’il est important de prendre à l’autre son butin, ne serait-ce que pour se revêtir de ses

mots et pour s’armer de leur puissance ». Beaulieu tente donc de s’approprier l’œuvre littéraire

de Melville pour la faire sienne. Dans Les grandes marées, l’ambition de Poulin peut sembler

plus modeste (traduire des bandes dessinées), mais quand on y regarde bien, elle s’avère tout

aussi démesurée que celle de Beaulieu. Malgré sa douceur et sa passivité, Teddy Bear, le

protagoniste du roman, poursuit en effet un objectif aussi ambitieux que celui du capitaine Ahab,

soit de traduire sans trahir, d’exprimer en français, aussi fidèlement que possible, la réalité

américaine. Le roman de Poulin renferme ainsi de nombreuses réflexions sur la difficulté de

l’acte de traduction. Cette ambition secrète trouve aussi des échos dans le rêve qui anime un des

personnages du roman, nommé l’Auteur – personnage qui aimerait écrire le grand roman de

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l’Amérique, c’est-à-dire un roman qui serait le produit de deux tendances : la tendance française,

d’une part, qui « s’intéresse plutôt aux idées » (Poulin 1990, 176) et la tendance américaine,

d’autre part, qui « s’intéresse davantage à l’action » (Poulin 1990, 176). Il est d’ailleurs

intéressant de noter que ce personnage de l’Auteur ressemble à une caricature de l’écrivain

québécois des années 1970, avec son visage barbu et renfrogné, sa chemise à carreaux et ses

bottes d’ouvrier. En fait, quand on y regarde bien, ce personnage de l’Auteur ressemble à Victor-

Lévy Beaulieu lui-même, du moins au VLB des années 1970, avec ses airs de matamore et son

côté provocateur. Une telle coïncidence (celle de retrouver, dans un roman de Poulin, une

caricature de VLB et de son rêve américain) peut sembler étonnante au premier abord, mais elle

ne l’est qu’en partie, puisqu’on assiste justement, dans le climat intellectuel de 1978, à une

redéfinition des rapports problématiques entretenus jusqu’alors avec la France et les États-Unis.

La popularité grandissante du roman de la route au Québec à partir des années 1980 nous

fournit une autre illustration éloquente du phénomène de l’américanité. Dans le sillage des

romans du Franco-Américain Jack Kerouac, ce sous-genre occupe une place de premier plan dans

la production romanesque au Québec. Cette tendance a été initiée par Claude Jasmin au début des

années 1960, avec ses romans Éthel et le terroriste et Pleure pas, Germaine, et dans une certaine

mesure par Gabrielle Roy, avec La route d’Altamont. Mais elle s’est affirmée avec force à partir

des années 1980, avec des romans comme Le voyageur distrait de Gilles Archambault, Les faux

fuyants de Monique LaRue, et Volkswagen Blues de Jacques Poulin.

Cette vogue s’est amplifiée au cours des années 1900 et 2000. Je mentionne au hasard

quelques titres qui témoignent de cet engouement. Les plus accrocheurs sont sans doute ceux de

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la trilogie écrite par François Barcelo au début des années 1990, trilogie qui regroupe Nulle part

au Texas (1989), Ailleurs en Arizona (1991) et Quelque part en Californie (1992), qui semblent

emblématiques de la vacuité et de l’indifférenciation des grands espaces américains. Il convient

aussi de mentionner La tournée d’automne (1993), de Jacques Poulin, dont l’action se déroule sur

la Côte-Nord du Saint-Laurent, ainsi que Petit homme Tornade (1996), de Roch Carrier, Là-bas,

tout près (1997), de Rober Racine, Carnets de naufrage (2000) et Chercher le vent (2001), de

Guillaume Vigneault, Le joueur de flûte (2001), de Louis Hamelin, Table rase (2004), de Louis

Lefebvre, Nikolski (2005), de Nicolas Dickner, ou encore La traversée du continent, de Michel

Tremblay.

Notons que plusieurs romanciers acadiens, franco-ontariens, franco-manitobains et

franco-albertains se sont également aventurés à commettre des road books, qu’il s’agisse

d’Antonine Maillet, avec Pélagie-la-Charrette (1979), de Maurice Henrie, avec Une ville

lointaine (2001) ou encore de J.R. Léveillé, avec Le soleil du lac qui se couche (2001).

Mentionnons pour finir que parallèlement à ce mouvement, plusieurs cinéastes québécois ont

proposé des road movies en adaptant ce genre filmique au contexte socioculturel québécois.

Nous pouvons trouver un autre exemple d’américanité/américanisation du roman

québécois des années 1980 chez la romancière Anne Hébert. Il semble que la critique ne se soit

pas assez attardée sur les ressemblances troublantes entre l’imaginaire d’Anne Hébert et celui des

romanciers américains, et particulièrement avec celui de Nathaniel Hawthorne. Ces

ressemblances s’expliquent sans doute par l’importance, chez les deux auteurs, de la culture

religieuse, qui rejaillit dans leur sollicitation du texte biblique, mais aussi par l’attention qu’ils

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manifestent tous les deux envers la singularité de l’expérience nord-américaine. Déjà, en 1960,

dans son recueil Poèmes, Anne Hébert écrivait ces lignes révélatrices : « [n]otre pays est à l’âge

des premiers jours du monde. La vie ici est à découvrir et à nommer : ce visage obscur que nous

avons, ce cœur silencieux qui est le nôtre, tous ces paysages d’avant l’homme, qui attendent

d’être habités et possédés par nous, et cette parole confuse qui s’ébauche dans la nuit, tout cela

appelle le jour et la lumière. » Déjà, ces quelques lignes exprimaient bien comment l’œuvre

d’Anne Hébert touche de près l’imaginaire littéraire américain, et particulièrement avec le grand

mythe de la Frontière.

D’autres exemples de l’américanité/américanisation pourraient nous être fournis par

l’examen de l’évolution des pratiques littéraires à partir du début des années 1980. C’est à cette

époque en effet qu’on voit paraître les premiers best-sellers québécois, des romans délibérément

construits sur le modèle des best-sellers américains, modèle néanmoins adapté à la sensibilité du

lectorat québécois. En 1978, Michel Tremblay commence à prendre ses distances avec l’écriture

dramatique en publiant le premier volet de ses Chroniques du Plateau Mont-Royal, intitulé La

grosse femme d’à côté est enceinte. En 1981, c’est la publication du Matou (Beauchemin 1981)

d’Yves Beauchemin, qui devient rapidement un formidable succès de librairie, préfigurant le type

d’accueil qui sera réservé aux Filles de Caleb (1985/1986) d’Arlette Cousture, et plus tard aux

romans de Francine Ouellette et de Marie Laberge. Il en va un peu de même pour le phénomène

de l’instauration de nouveaux liens entre le roman et les médias, comme l’illustre le succès

extraordinaire des séries télévisées Race de Monde (1978-1981) et L’héritage (1987-1989) de

Victor-Lévy Beaulieu.

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Le théâtre québécois du début des années 1980 n’échappe pas à cette tendance. Une

nouvelle génération de dramaturges, Normand Chaurette et René-Daniel Dubois en tête, vont

déterritorialiser à leur tour le texte québécois, avec des pièces comme Provincetown Payhouse,

juillet 1919, j’avais 19 ans (Chaurette 1981), dont l’action prend place aux États-Unis, à l’époque

de la naissance du théâtre moderne américain, avec en filigrane la figure tutélaire d’Eugene

O’Neill. Il faut reconnaître ici que le théâtre québécois s’est inspiré énormément du théâtre

américain, qu’il s’agisse du Living Theatre ou de l’œuvre de certains grands dramaturges, comme

O’Neill ou encore Tennessee Williams. Dans cette perspective, il est intéressant de noter que

plusieurs dramaturges québécois des années 1970 et 1980 se sont inspirés de certaines grandes

figures de la littérature américaine, qu’il s’agisse de Zelda et F. Scott Fitzgerald dans Zelda. Un

casse-tête des années folles de Johanne Beaudry (1984); Emily Dickinson dans Émilie ne sera

plus jamais cueillie par l’anémone de Michel Garneau (1981), ou encore Anaïs Nin dans Anaïs,

dans la queue de la comète de Jovette Marchessault (1985). Mentionnons pour finir que les

années 1980 marquent aussi le début du théâtre de Robert Lepage, avec la fondation du Théâtre

Repère en 1980 et la création du spectacle Vinci en 1985/1986. La critique n’a d’ailleurs pas

manqué de souligner l’américanité du théâtre de Lepage, inspiré par le Living Theatre et nourri

par le cinéma ainsi par l’immense potentiel de l’image visuelle.

3. Les fictions de la Franco-Amérique

C’est dans ce contexte d’ensemble que s’inscrivent ce que j’appelle, dans le sillage des

travaux menés par les géographes Jean Morisset, Dean Louder et Yvan Waddel, les fictions de la

Franco-Amérique, qui m’apparaissent comme la face cachée du Canada français, celle du

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mouvement dans l’espace et de la découverte de nouveaux horizons, pour ne pas dire du

nomadisme et du métissage culturel, qui a caractérisé cette expérience historique. Il me semble en

effet que la vision que nous avons actuellement de la francophonie canadienne et nord-américaine

est trop souvent tributaire d’une logique de la minorisation qui, pour réelle qu’elle soit, ne suffit

pas à expliquer la situation des collectivités francophones éparpillées sur le continent et à saisir

toutes leurs dimensions culturelles. Cette vision me semble aussi liée à une certaine conception

du passé canadien-français qui déforme le regard que nous portons sur ces collectivités,

notamment en ce qui concerne leur culture et leur imaginaire. On sait que depuis les années 1960,

tout un pan du Québec moderne s’est construit contre une certaine idée du Canada français, ce

dernier étant associé à un passé révolu et jugé totalement rétrograde et réfractaire au changement.

Les régions francophones situées hors Québec ont tout particulièrement été associées à cette idée

voulant que le Canada français, du fait même de son attachement supposément indéfectible à la

tradition, était destiné à une mort lente et inéluctable. Pourtant, en marge de cette idée du Canada

français traditionnel, qui a été en partie construite et instrumentalisée par les penseurs de la

Révolution tranquille, se profile une tout autre réalité, marquée celle-là par le métissage et la

mobilité, et dont témoignent les œuvres littéraires écrites par de nombreux écrivains justement

issus de ce Canada français traditionnel. Je pense ici à des auteurs comme Germaine Guèvremont

(1893-1967), Léo-Paul Desrosiers (1896-1967) et Alain Grandbois (1900-1975), qui

appartiennent à la même génération, ou encore à Gabrielle Roy (1909-1983) et Yves Thériault

(1915-1983), voire à Jack Kerouac (1922-1969), ce dernier étant issu, on l’oublie trop souvent,

d’une famille canadienne-française installée au Massachusetts. Dans cette dernière partie de ma

conférence, j’aimerais donc montrer comment ces écrivains, et tout particulièrement Gabrielle

Roy, Yves Thériault et Jack Kerouac, proposent dans leurs écrits une vision du continent qui,

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sans manquer d’être originale et personnelle, est tributaire de l’histoire du Canada français, dont

ils ont admirablement mis en lumière la nature profondément métisse et nomade.

Considérons par exemple Germaine Guèvremont, l’auteure du Survenant, un roman

publié en 1945 qu’on présente souvent comme un cas de figure de l’apogée déclin du roman de la

terre au Québec. Pourtant, Germaine Guèvremont a été l’une des plus américaines, voire des plus

modernes, des romancières de son temps. La genèse du Survenant nous montre par exemple que

elle s’est inspirée des thèmes et des techniques romanesques de certaines écrivaines américaines

de son époque, comme Marjorie Kinnan Rawlings et Mary Roberts Rinehart, de même que des

films du cinéaste King Vidor. Guèvremont exploite ainsi certains thèmes et motifs qui sont

caractéristiques de la littérature américaine de son temps, comme l’image du vagabond, la figure

de l’Indien ou le motif de la route ; elle fait aussi usage de certains procédés d’écriture alors en

vogue chez nos voisins du sud, comme l’insistance sur la focalisation externe et le refus de

l’introspection de type psychologique. Grande lectrice d’Henry James, Margaret Mitchell,

William Faulkner, Ernest Hemingway et John Dos Passos, l’auteure du Survenant n’est donc pas

à strictement parler une romancière du terroir, du moins comme on l’entend généralement ; en

fait, elle se situe plus proche du régionalisme américain, un courant littéraire bien étudié par

Harry Bernard dans les mêmes années, que du roman de la terre. Plus tard, elle admettra même en

entrevue que son célèbre personnage, qui confine à l’archétype, « aurait pu être un Beatnik, lui

aussi », tant il incarnait avant la lettre l’esprit des romans de Jack Kerouac : la fièvre des départs,

le mouvement dans l’espace, le nomadisme, l’anticonformisme, l’indianité, les paradis artificiels,

etc.

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Sans aller aussi loin et sans dénaturer la portée de leur œuvre respective, on peut aussi

relier les écrivains Léo-Paul Desrosiers et Alain Grandbois à l’expression de ce nomadisme

canadien-français. Profondément influencé par le nationalisme de Lionel Groulx et d’Henri

Bourassa, Léo-Paul Desrosiers s’en distancie pourtant dans ses meilleurs romans historiques,

comme par exemple dans Nord-Sud, publié en 1931, qui expose avec beaucoup de finesse le

dilemme d’un jeune paysan canadien tenté par la ruée vers l’or de la Californie et par les grands

espace américains mais pourtant réticent à quitter son pays et sa bien-aimée. Le roman suivant de

Desrosiers, Les engagés du Grand Portage, publié pour sa part en 1938, dont l’action gravite

autour de la traite des fourrures dans le nord-ouest du Canada, malmène le mythe du terroir

laurentien en montrant deux voyageurs perdus dans les grands espaces, loin de leurs repères

traditionnels, dans un univers plus proche des romans de Joseph Conrad ou de Norman Mailer

que de ceux de Damase Potvin. Pour ce qui est d’Alain Grandbois, grand voyageur devant

l’éternel, son récit historique consacré à Louis Jolliet et intitulé Né à Québec, récit publié en

1933, contribue à élargir les horizons laurentiens dans deux directions : vers le Sud, avec

l’exploration du Mississipi, et vers le Nord, avec le récit des voyages de Louis Jolliet à la Baie

James et au Labrador. Alain Grandbois aura aussi contribué à agrandir l’espace mental de ses

contemporains, notamment avec Visages du Monde, une série de textes radiophoniques diffusés

au départ par Radio-Canada entre 1950 et 1952. Il n’y avait pourtant rien de désincarné dans le

cosmopolitisme de Grandbois, qui ne reniait en rien ses racines, comme il l’a montré, par

exemple, dans « Visites du Jour de l’An », un texte radiophonique diffusé en décembre 1956 qui

exprime bien l’attrait ressenti par le poète pour les grands espaces nordiques.

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Chacun à sa manière, Germaine Guèvremont, Léo-Paul Desrosiers et Alain Grandbois

nous offrent donc un autre visage du Canada français, qui tranche radicalement avec l’idée

convenue qu’on s’en fait trop souvent. Il en va de même pour Gabrielle Roy et Yves Thériault,

qui ont été, dans les années 1950, les deux meilleurs romanciers canadiens de langue française.

Tous deux issus de la marge et non pas du sérail montréalais, familiers avec les auteurs de langue

anglaise, marqués par l’expérience du continent, Gabrielle Roy et Yves Thériault constituent des

maillons essentiels de tout le processus d’expression de la culture canadienne-française dans ses

rapports au continent américain. Je n’ai pas le temps d’insister ici sur l’apport décisif de Gabrielle

Roy en ce sens ; mais il suffit de mentionner des œuvres comme La petite poule d’eau, Rue

Deschambault, La montagne secrète, La route d’Altamont, Un jardin au bout du monde, De quoi

t’ennuies-tu Eveline ? ou encore La détresse et l’enchantement pour voir se profiler toute une

galerie de paysages et de personnages ayant contribué à fixer dans les esprits un autre visage du

Canada français.

Pour sa part, Yves Thériault évoque directement la figure de l’écrivain américain,

autodidacte, baroudeur, solitaire. Dans Un loup nommé Yves Thériault, Victor-Lévy Beaulieu

rapporte ainsi ces mots prononcés par l’écrivain à l’occasion d’une conférence donnée en 1962, à

l’auditorium de l’école Pie-IX, à Montréal : « Il a fallu que je fasse moi-même mon chemin parce

que je n’avais pas ce bagage que possédaient les autres écrivains qui ont eu la chance de faire des

études plus poussées. Au fond, je me suis fait tout seul comme la plupart des écrivains nord-

américains qui, de Mark Twain à Jack London, de Herman Melville à John Steinbeck, sont venus

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à l’écriture après avoir tâté de cinquante-six métiers en sillonnant tout le continent 1». Il n’est

donc pas étonnant de constater que ce self-made man de l’écriture a brassé à sa façon les grands

thèmes du roman américain, qu’il s’agisse de la nature sauvage, de la solitude et de l’errance dans

les espaces infinis du continent, ou encore de la condition immigrante et autochtone. Dans cette

perspective, Thériault ressemble à un rejeton de la génération perdue, qui se serait égaré non pas

à Paris, mais plutôt dans la vallée du Saint-Laurent. Il se situe en effet dans la lignée de ses

devanciers immédiats, les Francis Scott Fitzgerald (1896-1940), Ernest Hemingway (1899-1961),

John Dos Passos (1896-1970) et Thomas Wolfe (1900-1938). Tout comme eux, Thériault n’aura

eu de cesse de questionner une Amérique incarnant à la fois l’espoir et l’échec, la joie et la

douleur, la force et le néant. D’où l’espèce de violence qui sourd de son écriture, et surtout cette

idée que chaque existence, aussi riche de promesses soit-elle, est profondément marquée par le

déchirement, la blessure et la mort. Thériault semble avoir été influencé tout particulièrement par

les romans d’Hemingway, notamment Le soleil se lève aussi, L’adieu aux armes et Le vieil

homme et la mer, dont l’action gravite autour de cette présence obsédante de la mutilation,

symptomatique de l’échec qui guette toute vie. À l’image des grands romans américains, les

romans de Thériault se fondent ainsi sur la confrontation entre l’individu et son environnement,

qu’il soit physique ou humain. Dans cette optique, le regard que l’écrivain porte sur les

autochtones et les immigrants met bien en lumière le rapport viscéral que ces deux groupes

entretiennent avec leur continent. Dans les romans amérindiens ou esquimaux, que ce soit dans

Agaguk (1958) Ashini (1960) ou Mahigan (1968), l’être humain se trouve confronté à une nature

à la fois somptueuse et sauvage, à laquelle il s’identifie, tout en prenant conscience de son altérité

irréductible. L’image du loup blanc, ou encore celle de l’ours, qui évoque la fascination exercée,

1 Victor-Lévy Beaulieu, Un loup nommé Yves Thériault. Essai, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 1999, p. 69-70.

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dans Moby Dick, par la baleine blanche sur le capitaine Achab, exprime bien ce rapport singulier

entre l’homme et son continent, un rapport où s’entremêlent conscience de l’identité et sensation

d’étrangeté. Pour les personnages d’immigrants, comme dans Aaron (1954) et Amour au goût de

mer (1961), le continent neuf se pose comme un formidable obstacle que l’individu doit vaincre,

ou faire sien, s’il veut s’accomplir pleinement. De l’expression des premières nations jusqu’à

celle des nouveaux arrivants, les romans de Thériault parviennent ainsi à saisir la quintessence de

l’expérience du continent américain, une expérience qui se vit beaucoup moins dans la jubilation

que dans la souffrance, la douleur et la mort.

Certes, à l’instar des écrivains de la génération perdue, Thériault n’hésite pas, dans ses

textes, à faire des détours par l’Europe, comme dans La fille laide (1950), dont le décor évoque

celui des romans de Giono, ou dans Les commettants de Caridad (1961), qui ne va pas sans

rappeler l’Espagne d’Hemingway. Mais l’américanité n’en reste pas moins un des fondements

essentiels de son œuvre. Cette américanité prend d’ailleurs des formes multiples, que l’on voit

surtout illustrées dans la manière même de Thériault, dans cette attention extrême qu’il porte à la

vie physique, pulsionnelle, de ses personnages, un peu à la manière de John Steinbeck quand il

décrit le tourment de Lenny dans Des souris et des hommes. Ce behaviorisme des romans de

Thériault contribue également à inscrire ces derniers dans la lignée du roman américain,

préfigurant du même coup une des tendances caractérisant la production romanesque du Québec

d’aujourd’hui.

Outre Gabrielle Roy et Yves Thériault, un autre écrivain de la marge est Jack Kerouac,

qui est leur cadet de quelques années. Même si les romans respectifs des trois écrivains diffèrent

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beaucoup, ils n’en réactivent pas moins la mythologie continentale qui est inhérente à la culture

du Canada français. Si les lectures qui ont été proposées des romans de Jack Kerouac, que ce soit

par Victor-Lévy Beaulieu ou par Gilles Archambault, ont surtout mis l’accent sur leurs liens avec

le Canada français catholique, il est néanmoins permis de supposer que Kerouac s’est quand

même appuyé, à l’exemple de Gabrielle Roy et Yves Thériault, sur la tradition de mobilité qui est

constitutive du rapport entretenu par le Canada français avec le continent américain. Dans cette

optique, Kerouac ne se trouverait pas partagé entre un pôle beat et un pôle canadien-français,

comme Beaulieu le soutient, mais entre une tendance nomade et une tendance sédentaire, une

opposition qu’on rencontre partout dans l’histoire de la culture et de la littérature canadienne-

française, et que l’œuvre de Gabrielle Roy, en particulier, illustre de façon remarquable. Il est

d’ailleurs intéressant de noter que la traversée du continent, autant chez Gabrielle Roy que chez

Kerouac, passe par un endroit nommé Ely, sorte de point névralgique de l’espace nord-américain

et de figuration métaphorique de la sacralisation du continent par les écrivains issus de la

francophonie. En effet, dans On the Road, le protagoniste choisit d’emprunter une route

mythique, la route 6, pour se rendre dans l’Ouest. Or, cette route mène tout droit de Cape Cod

jusqu’à Ely, dans le Nevada, avant de plonger sur Los Angeles. En ce qui concerne Gabrielle

Roy, il convient de mentionner que l’action d’un de ses derniers textes, « Ely ! Ely ! Ely ! », une

nouvelle publiée dans la revue Liberté en 1979, se déroule dans les grandes plaines (dans les

grandes plaintes) de l’Ouest canadien. Cet aspect sacral, prophétique, est d’ailleurs également

présent dans les romans d’Yves Thériault, comme dans Aaron, Agaguk et Ashini.

Chose certaine, tous ces auteurs ont été des relais importants dans le processus de

transmission d’une certaine mémoire nord-américaine auprès de plusieurs romanciers

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contemporains du Québec et du Canada, qu’il s’agisse de Jacques Poulin, Roch Carrier ou Michel

Tremblay, ou encore de Guillaume Vigneault et de Nicolas Dickner. Tout se passe comme si

l’identité canadienne-française, profondément refoulée depuis la Révolution tranquille, était

revenue hanter la conscience québécoise en entrant par la porte d’en arrière. Ce retour du refoulé

canadien-français nous permet à tout le moins de saisir une dimension essentielle du Québec

contemporain et de (re)situer son américanité dans un continuum historique qui remonte aux

premiers jours de la colonie.

***

Le défi actuel, pour ce Québec américain, consiste pourtant à ne pas perdre de vue la

référence culturelle française et plus largement francophone. Je constate trop souvent, chez mes

étudiantes et mes étudiants, qui évoluent dans un milieu où le français est minoritaire, un clivage

presque complet entre la langue d’usage et les pratiques culturelles, essentiellement anglo-

américaines. Comment remédier à une telle situation ? Comment trouver un équilibre entre nos

appartenances américaines et européennes dans le contexte actuel, voici des questions urgentes

auxquelles il nous appartient désormais de répondre.

Je vous remercie de votre attention.